Perception paysanne de la gestion de la fertilité des sols chez les

Transcription

Perception paysanne de la gestion de la fertilité des sols chez les
Actes des JSIRAUF, Hanoi, 6-9 novembre 2007
Perception paysanne de la gestion de la fertilité des sols
chez les peuples Massa au Nord Cameroun
M. Natali KOSSOUMNA LIBA’A
Université Paul Valéry Montpellier III, Géographie, France.
Email : [email protected]
Abstract
Of this study on the perception of the fertility of grounds to Massa people, it emerges that the farmer
does not settle down on a ground at random. They choose their site with regard to the fertility of the
ground which is identified thanks to certain indications as the black color of the ground, the presence of
certain plants, certain earthworms... Also, the farmer begins to perceive the decline of the fertility of
grounds through the appearance of some weeds, the yellowing of the plants which grow and on the
decline of the production. The decline of the fertility for the farmer is associated with the
overexploitation of the ground without rest and without contribution, with the plowing in the plow, in
the culture of the cotton. To fertilize or to restore the fertility of a ground for him crosses by the organic
residues, the mineral manure, the fallow, the associations and\or the crop rotation system of cultures,
the new clearings. We shall also retain that the Massa farmers prefer the organic manure to the other
modes of fertilizations because the organic manure has long-term fertilizing virtues, but also and
especially because he pays out nothing to get it . As for the mineral manure, the Massa farmers evoke
the lack of liquidity and its fatal effects on the conservation of the fertility of grounds as reasons of their
limitation with regard to its large-scale use and for diverse cultures.
The Massa farmer recognizes the efficiency of the method of production and the fertilization
popularized by the zootechnicians of the DPGT. Some adopt this method but if a good part still delays
dashing into its production and its use, they evoke the problem of the labour surplus that its production
engenders, its fatal influence on the health of the beefs, the cost of its production and the problem of its
transport of the house up to fields taken away for those who do not possess means of transportation. For
these reasons, it is necessary to add the bad perception that they have actions of the project. The Massa
farmer acts only with regard to what he already knows and any innovation does not have to have a
monetary and temporal cost superior to those traditionally practiced it was effective. The Massa farmers
thus argue always with regard to models inherited from the ancestral knowledge which are rooted in its
civilization. It is not thus easy to change spontaneously their practices and their knowledge because
they are not ready to abandon quite their knowledge to embrace the others. For them, quite other
knowledge has to be transplanted in theirs, improve it in the course of time and not deny it in the point
to try to replace it. So, the perception which he has of the fertility recovers for him an extreme variety
of cultural, social, economic, temporal situations… which it is necessarily necessary to take into
account in any process of innovation.
Introduction
Plusieurs facteurs sont à l’origine de la baisse de la fertilité des sols au Nord Cameroun parmi
lesquels nous avons les facteurs naturels (climat, pluviométrie...), humains (explosion
démographique...), économiques (recherche de devise à travers la culture intensive du coton,
accroissement du cheptel bovin...), agronomiques (mauvaises pratiques culturales...). De nos
jours, cette baisse de la fertilité est un problème évoqué avec insistance par les agriculteurs.
Ainsi, le Projet de Développement Paysannal et de Gestion des Terroirs (DPGT), dans le cadre
des actions d’aménagement et de restauration des sols, s’est donné comme objectifs de fournir
aux paysans de la zone cotonnière du Nord-Cameroun d’accroître le potentiel de production.
Diverses opérations de vulgarisation, de formation et d’appui aux producteurs ont été engagées
dans ce sens par le Projet : aménagement des zones de culture dégradées et avant défrichement,
relance des actions de reboisement, plan d’aménagement à l’échelle de quelques terroirs
1
Actes des JSIRAUF, Hanoi, 6-9 novembre 2007
pilotes, production sous parc et utilisation de la fumure organique, culture de plante à vertu
fertilisante... Cependant, malgré des démonstrations probantes sur l’efficacité de ces
innovations par rapport à la fertilisation des sols, les paysans les adoptent très lentement. Ceci
a suscité un certain nombre de questions sur les rapports que les paysans entretiennent avec la
fertilité et pour lesquelles le DPGT a souhaité avoir des réponses. C’est ainsi qu’une étude de
la perception de la fertilité par les paysans massa a été demandée.
Dans le cadre de cette étude, le DPGT poursuivait plusieurs objectifs à savoir la
perception de la fertilité des sols par les paysans, la relation entre le paysan et la terre en tant
que terre nourricière, la perception de la dégradation et de la fatigue des sols par les paysans, le
pourquoi du peu d’utilisation de la fumure organique par ceux qui en produisent, le pourquoi
du peu d’utilisation de la fumure minérale et la réaction du paysan face aux propositions du
DPGT en matière de fertilité. Le but de ce travail était donc de restituer le discours des paysans
dans leurs pratiques.
Pour répondre aux objectifs ci-dessus énoncés, nous avons procédé de deux façons.
Premièrement, nous avons utilisé la voie de l’observation qui s’intéresse surtout à la
manifestation des savoirs dans les actes. Cette approche nous a permis d’observer des gestes
techniques, de décrire leur enchaînement et leurs résultats. Ensuite, nous nous sommes
évertués par des entretiens semis-directifs à faire parler les paysans sur ce qu’ils savent, sur ce
qu’ils pensent, à enregistrer toutes les formes de paroles, spontanées ou organisées,
susceptibles de révéler une perception, un savoir, une opinion sur le problème de la fertilité des
sols.
Les enquêtes et entretiens ont été menés dans deux villages massa (Dana et Bangana) auprès de
71 paysans en fonction de leurs potentiels de protection et de gestion de la fertilité des sols à
savoir les propriétaires de bétail et participant action DPGT, les propriétaires de bétail mais
non participant action DPGT, les propriétaires petits ruminants et les paysans ne possédant
aucun animal. Nous avons également discuté avec les responsables techniques du projet DPGT
sur leurs méthodes de travail et les résultats obtenus depuis la mise en place de l’opération de
restauration et de protection des sols ainsi que les difficultés rencontrées.
Le « pays » massa
Le pays massa est concentré autour du fleuve Logone. Les massa occupent en effet une région
dépourvue de relief. Alors que le lit du Logone se trouve à une altitude de 315 mètres, le
« bourrelet » discontinu qui le borde atteint à peine 318 mètres (De Garine, I., 1964). Le
Logone et ses affluents (Mayo Guerléo et Mayo Danay) conditionnent le peuplement et la vie
du pays massa. Un relief de quelques mètres suffit à rendre possible l’installation des villages.
Le peuplement a été conditionné par la présence des terres exondées en période d’inondation,
davantage que la végétation ou la nature des sols. Les massa tentent de concilier leur
installation sur des « buttes » non inondables, avec la proximité de nappes d’eau permanentes
(Cabot J et Dizian R, 1955). Il est rare de trouver des villages à une distance des cours d’eau
telle qu’elle exclue toute activité de pêche et interdise de conserver le bétail à proximité des
cases en saison sèche. Le peuplement massa suit assez fidèlement le système hydrographique.
Ce peuple recherche des terres lourdes et compactes favorables à la culture du sorgho rouge, à
proximité des cours d’eau où ils peuvent pêcher et dans des pâturages où la surveillance des
troupeaux est facile.
Les concepts de la fertilité chez les massa
En pays massa donc, la notion de la fertilité est liée aux déchets des animaux, aux débris des
végétaux, au repos des sols. En ce sens, tous les paysans massa parlent de la fertilité en terme
2
Actes des JSIRAUF, Hanoi, 6-9 novembre 2007
d'utilisation de la poudrette des animaux domestiques, des ordures ménagères et de la cendre
des ménages, des débris des tiges et de la paille, du repos des champs.
Un champ fertile se traduit par li ma diwna : l'endroit, le champ qui est fertile, qui est bon ; lina
van diwi (mon champ est fertile, productif, bon). On dit aussi senen buya (le champ est pourri).
Fertiliser se dit bu lina ou bu senena : pourrir l'endroit ou le champ ;
- buda se rapporte à la pourriture, aux débris, aux déchets; en ce sens, tous ces termes font
allusion aux débris des tiges (zog gayna), à la poudrette des animaux domestiques (zidigga), à
la cendre du foyer (divirvira, budu ma kuna) ;
- Lina c'est l'endroit, la place et senena se rapporte au champ, au terrain.
Quand on fertilise un champ, le massa dit que le champ devient noir (sene ma buina mud
wura'a) : un champ qui est noir est synonyme de champ fertile. Pour le massa, un champ qui
est fréquemment fumé est en permanence fort (sene ma buina dono dog dog.: Le champ qui est
fertilisé est toujours fort), c'est pour cela que le champ à proximité des concessions ne perd
jamais de sa fertilité. C’est ainsi qu’il distingue nettement les terres « chaudes » qui sont
bonnes et les terres « froides » moins bonnes. De même, le paysan massa reconnaît que la terre
qui est sous le parc de Faidherbia albida (tchutna) est toujours fertile et produit beaucoup
quelle que soit la culture qui y est pratiquée.
Les terres incultes se traduisent par le lakka c'est-à-dire ce qui est nu, sans végétation,
qui ne peut retenir de l'eau. On dit alors que lina dinrigi : l'endroit est surélevé ; nagata filiya :
la terre est grosse, bombée ; nagata chegey haya'a : la terre est bourrée d'elle-même. Lorsqu'un
sol perd sa fertilité, le paysan massa emploie une des phrases suivantes pour le caractériser : nagata mitiya : la terre est morte ; - nagata magaya : la terre est fatiguée ; - senen padaya : le
champ est castré, partie, enlevé ; - sene ma bay diwna : le champ qui est stérile, qui n'est pas
fertile ; - senen may dono lodi : le champ n'a plus la force ; - nagad may wul lodi : la terre ne
grandit plus ; - nagad hledeya : la terre s'est refroidie. Les paysans massa pensent que la baisse
de la fertilité est causée par l'exploitation sans repos ni fertilisation de la terre, mais aussi par le
labour successif à la charrue, l'utilisation sur un même champ sur plusieurs années de l'engrais
chimique et par ricochet la culture du coton. La terre étant la source principale de survie du
paysan massa, quelle relation entretient-il avec elle ?
Relation du paysan massa avec la terre
Le paysan massa ne s’installe que là où il estime que la terre est bonne pour l’agriculture. C’est
pour cela que le paysan massa identifie dans son univers plusieurs types de sol :
- sene ma daramna : terres noires argilo-limoneuses et non inondable où on peut cultiver le
sorgho pluvial, du coton, de l'arachide ; cette terre d'après lui est fertile mais nécessite de temps
en temps de la fumure ou du repos ;
- sene ma lakna qui se divise en deux : d’abord, le china dina qui est une terre argileuse
inondable, où peut se pratiquer le sorgho repiqué et le sorgho pluvial ; pour le paysan massa ce
type de sol ne perd jamais sa fertilité. Il lui suffit d'avoir chaque année une dose maximale
d'eau de pluie. Ensuite, il identifie le lakna proprement dit qui est une terre nue et ingrate qui
ne fait pousser aucune herbe ni plante ;
- sene ma masna : terre légère argilo-sableuse favorable à la culture du mil pénicilliaire, de
l'arachide et même du sorgho pluvial s'il est fumé ;
- sene ma bedna : c’est un champ de bas-fond qui subit fortement l’influence des pluies. S’il y
a abondance de pluie, les terres sont inondées et nous assistons à une mauvaise récolte, par
contre s’il y en a peu, mais assez de pluie nous avons une bonne récolte.
3
Actes des JSIRAUF, Hanoi, 6-9 novembre 2007
Par ailleurs, le paysan massa reconnaît par certains indices la terre qui est fertile. Pour
s'installer, il cherche donc là où il y a beaucoup d'herbes, là où il ressent une bouffée de chaleur
en passant, là où c'est touffu car d'après lui, les herbes poussent toujours beaucoup là où c'est
fertile. Le paysan massa perçoit aussi la fertilité du sol à travers des indices comme la présence
de certaines plantes comme le cyperus (bithla), le comelina (jera) et la présence massive des
vers de terre (jordona)...
De même, la dégradation et la fatigue du sol sont clairement perçues par le paysan massa.
Perception de la dégradation et la fatigue des sols
Les paysans massa commencent à percevoir la baisse de la fertilité à partir de certains indices :
- la terre devient jaune ou rouge. Ils disent alors que nagad choroya ou nagad mudi hlawi : La
terre est devenue rouge ou elle a rougi. Pour le Massa, une terre qui est rouge ou jaune n'est pas
fertile, il faut donc la noircir, ce qui veut dire la rendre fertile ;
- Le jaunissement des plantes cultivées au cours de leur croissance est la conséquence de la
baisse de la production. Pour les paysans massa, lorsqu'un champ qui produisait quatre à cinq
charrettes se réduit à deux ou trois, il est évident qu'il commence à se fatiguer et qu'il faut le
laisser se reposer ou le fumer ;
- l'apparition de certaines mauvaises herbes dans le champ à l'instar du Striga hermontica
(himrina) traduit aussi la fatigue de la terre.
Les pratiques paysannes en matière de gestion de la fertilité des terres
Les paysans massa utilisent plusieurs techniques pour restaurer la fertilité des sols :
- l’épandage du fumier de ferme, les cendres et les ordures ménagères dans les champs autour
des cases et dans les jardins ;
- le parcage fixe dans la concession ;
- les parcages nocturnes rotatifs des animaux dans les parcelles au retour des pâturages ;
- l'utilisation des résidus de culture : des tiges et de la paille ;
- les associations des cultures ;
- les systèmes de rotation – assolement ;
- la jachère ;
- les pâturages dans les champs ;
- l'utilisation de la matière minérale ;
- les nouveaux défrichements sélectifs.
Réaction des paysans massa face à l'utilisation de la fumure organique par ceux
qui en produisent
Les paysans massa utilisent peu la fumure organique pour plusieurs raisons :
- La première contrainte se situe au niveau de la possession des bœufs ;
- Pour ceux qui ont des bœufs, la contrainte se situe au niveau du transport de leurs déchets
jusqu'au champ ;
- La fumure organique est produite dans la concession alors que tous les paysans ne parquent
pas leurs bœufs à la maison que ce soit pendant la saison sèche ou la saison des pluies ;
- Certains paysans nouvellement installés sont locataires des parcelles éloignées de leurs
concessions et préfèrent fertiliser celles qui sont autour de leurs cases .
Réaction des paysans massa face à l'utilisation de la fumure minérale
La raison principale qui explique le peu d'utilisation de l'engrais minérale est le manque de
liquidités financières, du coût élevé des intrants et du durcissement des conditions
d’acquisition de ces derniers.
4
Actes des JSIRAUF, Hanoi, 6-9 novembre 2007
Réaction du paysan massa face aux propositions du DPGT
Les techniques de fertilisation modernes vulgarisées par le DPGT n'ont pas donné des résultats
parfaits en pays massa pour plusieurs raisons :
- le surplus d'investissement en travail ;
- les coûts en main d'œuvre pour la production et l'utilisation de la fumure organique ;
- certains paysans pensent que la production de cette dernière empêche les bœufs de se
multiplier ;
- les difficultés d’approvisionnement de la litière en paille et le stockage des résidus de
récolte ;
- la mauvaise appréhension des objectifs recherchés par les projets de développement .
Conclusion
Le paysan reconnaît l'efficacité de la méthode de production et de fertilisation vulgarisée par
les zootechniciens du DPGT. Certains paysans adoptent cette méthode mais si une bonne partie
des paysans tardent encore à se lancer dans sa production et son utilisation, ils évoquent le
problème du surplus de travail que sa production engendre, son influence néfaste sur la santé
des bœufs, le coût de sa production et le problème de son transport de la maison jusqu'aux
champs éloignés pour ceux qui ne possèdent pas de moyens de transport. A ces raisons, il faut
ajouter la mauvaise perception qu'ils ont des actions du projet.
Pour le paysan massa, la bonne terre est celle qui leur coûte le moins cher possible en
terme de fertilisation. Il n’agit que par rapport à ce qu’il connaît déjà et toute innovation ne
doit pas avoir un coût monétaire et temporel supérieur à ceux traditionnellement pratiqués futelle efficace. En effet, chaque peuple est installé sur des sites qui possèdent ses propres
caractéristiques naturelles et socio-économiques qu’il faut prendre en compte lors des
propositions apportées aux paysans à propos de la fertilité.
Le paysan massa comme tous les autres, raisonne donc toujours par rapport à des
modèles. Ces modèles hérités des savoirs ancestraux sont enracinés dans sa civilisation. Il n’est
donc pas facile de changer spontanément les pratiques et les savoirs paysans. Le paysan n’est
pas prêt à abandonner tout son savoir pour embrasser un autre. Tout autre savoir doit se greffer
au sien, l’améliorer au fil du temps et non le renier au point de chercher à le remplacer.
Par ailleurs, le monde paysan n’est pas immobile et replié sur lui-même et se reproduisant à
l’identique. Il n’est pas non plus homogène c’est-à-dire qu’il ne se conforme pas à une norme
unique. L’adoption, bien que lente, de nouvelles méthodes de fertilisation illustre bien cette
hétérogénéité. On le voit bien, les sociétés paysannes changent, se transforment, innovent.
Elles empruntent à leurs voisins, à leurs encadreurs des techniques mais aussi des rituels. Mais
tout changement doit donc passer par l’éducation progressive des enfants, l’alphabétisation
savante des adultes, mais aussi la prise en compte des mesures d’accompagnement car
l’introduction d’autres méthodes impose d’autres matériaux forcément nouveaux et
inaccessibles à tous les paysans.
Bibliographie
De Garine I., 1964. Les Massa du Cameroun, vie économique et sociale, PUF, Paris.
Kossoumna Liba’a N., 2001. « Etude sociologique sur la perception de la fertilité chez les paysans Massa,
Guiziga et Foulbé de l’extrême-nord Cameroun ».Rapport d’étude, IRAD/DPGT, Garoua. 39 p.
Roose E., Boutrais J., Boli Z., 1998. Rapport d’évaluation du volet conservation de la fertilité des sols du projet
DPGT du Nord Cameroun. Rapport ORSTOM-IRAD, 46 p.
Seignobos C, 1993, « Harde et Karal du Nord-Cameroun: leur perception par les populations agropastorales du
Diamaré », in « Les terres harde, caractéristiques et réhabilitation dans le bassin du lac Tchad, »
IRAD/ORSTOM/CIRAD-Forêt.
5