Après-demain - Fondation Seligmann
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Après-demain - Fondation Seligmann
N° 37 (NF) • Janvier 2016 LE RENSEIGNEMENT Pierre JOXE UN PEUPLE INFORMÉ EN VAUT DEUX La série d’articles publiée ici par Après-demain sur « le renseignement » est due à plusieurs acteurs civils ou militaires et à des spécialistes français du renseignement. Parmi les auteurs, dont la plupart ont travaillé jadis avec moi, un seul sous pseudonyme. Un harmonieux assortiment de magistrats et de hauts fonctionnaires, d’universitaires et d’officiers. Parmi eux, un ami d’enfance, Philippe Rondot, dont le père – comme le mien – était déjà au service de la France, il y a un siècle, du temps de la Société des Nations. Quand nos jeunes officiers de renseignement, méharistes et arabisants, comme Pierre Rondot, glanaient des informations à Palmyre ou à Damas et tentaient de faire naître une Syrie démocratique sur les ruines de l’Empire ottoman. Quand nos jeunes diplomates, comme Louis Joxe, découvraient avec stupeur dans les palaces de Genève que la diplomatie du pétrole allait dominer le cynique partage de cet Orient si proche, ruiner les espoirs démocratiques de la grande « révolte arabe » et bâtir tous les fondements des crises actuelles. Toute réflexion contemporaine sur le « renseignement » est nécessairement éclairée par la réflexion historique, car les attaques majeures que la France subit aujourd’hui ont leur origine directe dans des politiques menées dans un passé plus ou moins lointain, dans ce « Proche-Orient » parsemé de villes saintes, mais entièrement dominé par la guerre. Comme l’écrit le Pr Henry Laurens dans son ouvrage majeur : « […] Périodiquement, le spectre d’un nouveau “Sykes-Picot” ou partage du Proche-Orient imposé de l’extérieur resurgit. La prétention occidentale d’une supériorité morale fondée sur l’application de la démocratie et du libéralisme apparaît alors comme une sinistre mystification. C’est peut-être la conséquence la plus néfaste des choix de la période 1916-1920, régulièrement renouvelés depuis. »1 Et en effet le renseignement n’est rien s’il ne s’inspire pas des enseignements du passé. Beaucoup de débats contemporains sur les moyens de la police, de la Justice ou des services spéciaux souffrent d’être alimentés par des émotions subites plus que par des réflexions prolongées. Pourtant la France, depuis l’affaire Dreyfus jusqu’aujourd’hui, en passant par plusieurs guerres mondiales ou coloniales, peut trouver dans sa propre histoire de quoi réfléchir utilement et agir froidement. Qu’il s’agisse de la guerre de Troie, de la guerre des Boers, de nos guerres mondiales ou de la Guerre froide, le renseignement a toujours eu un rôle majeur dans la préparation, la conduite et la résolution des conflits. Or le renseignement politique, économique ou militaire a toujours utilisé et développé tous les moyens – sans exception – pour recueillir, vérifier et combiner les informations utiles à l’action. INFORMER Je suis moi-même, dans l’Armée de l’Air, officier de renseignement : tardivement promu au grade de Commandant, à l’ancienneté – mais immédiatement versé dans la réserve. Comme ministre de la Défense, j’ai pu cependant approfondir les connaissances acquises auprès de mon père, résistant et gaulliste, ou durant mon service militaire, en France et en Algérie, ou encore comme ministre de l’Intérieur. J’ai pu ainsi approcher les trois aspects du renseignement : technique, juridique et éthique. Technique : Tous les moyens sont bons, car « … un homme informé en vaut deux ». Le chef informé, éclairé, épargne du temps, de l’argent et des vies humaines. Ces données simples expliquent l’utilisation maximale de tous les moyens utilisables : écouter aux portes ou par ondes 3 LE RENSEIGNEMENT courtes ; regarder par le trou de la serrure ou par satellite ; enregistrer, recouper, copier, archiver – ça peut servir un jour ; infiltrer l’ennemi ou le corrompre. Savoir, pour prévoir, afin d’agir. Se renseigner, c’est de bonne guerre. Toutes les techniques, et surtout les plus modernes, sont utilisées par tous, mais toutefois… en fonction de leurs moyens financiers ! L’argent régit aussi bien la mise en œuvre de matériels complexes que la formation de personnels qualifiés. Il s’agit de budgets importants, gigantesques chez les grandes puissances – et dont une partie est toujours clandestine, donc mal contrôlée, donc génératrice d’abus rarement sanctionnés. C’est vrai aux USA, en Russie et dans bien d’autres lieux. Juridique : Tous les moyens sont bons, mais tous les coups ne sont pas permis. Permis à qui ? À quels acteurs ? À quels services ? Permis par qui ? Par quelle loi – nationale ou internationale – appliquée par quel juge ? À certaines époques, mais aujourd’hui encore, dans certains pays que nous connaissons bien, la torture a été pratiquée à grande échelle, légitimée par le pouvoir et même légalisée sous couvert de « patriotisme ». Ailleurs, ou plus tard, elle a été interdite, ou seulement limitée, ou encore pratiquée sous contrôle médical, codifiée par une Cour suprême que j’ai visitée un jour en voyage officiel, au Proche-Orient justement… Mais avant la torture, beaucoup de traitements inhumains ou dégradants, beaucoup de procédés intrusifs ou simplement contraignants peuvent porter atteinte à l’intimité, à la liberté, ou même à l’identité de l’individu. Les États démocratiques sont ceux qui s’ingénient à contenir dans un cadre acceptable des pratiques restrictives paraissant un mal nécessaire ; plus ou moins mal ; plus ou moins nécessaire ; c’est selon. Interpellation, perquisition, fouille, garde à vue, interrogatoire, durées plus ou moins longues pour les restrictions de liberté, délais plus ou moins brefs pour l’arrivée d’un avocat ou un médecin et surtout l’intervention d’un magistrat indépendant : c’est le plus ou moins du droit des libertés. N° 37 (NF) • Janvier 2016 L’éthique de responsabilité réplique : Oui. Le Mal doit être combattu ; vaincu sans doute à tout prix ; face à l’Empire du Mal, pourquoi pas ? Il faut ce qu’il faut. L’angélisme a les mains propres ? Il n’a pas de mains, seulement des ailes… Celui qui est confronté à ce choix n’est jamais content de son choix et plus rarement encore fier d’avoir dû choisir. L’un des paradoxes du renseignement, des trois points de vue – technique, juridique, éthique – c’est que les normes sont toujours dépassées. Sans exception. Les bornes sont toujours franchies. Plus ou moins. Tôt ou tard. Les matériels et procédés techniques sont toujours améliorés, donc enfin périmés et la course se poursuit en débordant légèrement les règles juridiques. Je le sais : je l’ai fait, comme souslieutenant-censeur et aussi comme ministre. Et quand on en est là, quand le mur de l’éthique se dresse, s’il y a péril en la demeure, question de vie ou de mort, alors le principe kantien du devoir, comme l’observe Max Weber2 se heurte violemment à l’éthique de responsabilité. Il y a deux éthiques, car il peut y avoir deux devoirs : Celui de l’individu. Celui de la fonction. Mais l’analyse pénétrante de Max Weber ne s’applique pas seulement à « l’homme politique ». Elle s’applique à tout homme, à tout être humain, à tout 3 citoyen, , animal politique – surtout quand il légifère « au nom du peuple français ». LEGIFÉRER Or une fois encore aujourd’hui, la France est confrontée aux multiples choix politiques ouverts au législateur au sujet des services de renseignement. Quels objectifs et quels moyens, quelles limites, techniques, juridiques et éthiques ? Le présent numéro d’Après-demain n’épuise pas le sujet du « renseignement ». On pourrait même dire qu’il l’effleure à peine. Ethique : Car au bout du compte, on est confronté à l’éthique. À deux éthiques peut-être. Car l’article magistral de l’ancien Président de la Ligue des droits de l’homme – le Pr Jean-Pierre Dubois – n’est qu’une tentative de dévoilement d’un sujet presque inconnu du public et impénétrable pour quiconque ne possède pas une culture scientifique minimum dans deux domaines : l’informatique et le calcul des probabilités. L’éthique de conviction, nous dit : Non. Le bien ne sort pas du Mal. Les aveux des suppliciés n’ont jamais conduit à la vérité ni à la Paix. Les politiques cyniques ne gagnent jamais à long terme. La revue La Recherche4 vient de publier deux séries d’articles ouvrant au public scientifique éclairé les perspectives impressionnantes des énormes capacités de collecte et de traitement des données 4 N° 37 (NF) • Janvier 2016 LE RENSEIGNEMENT personnelles, pour « profiler » tout un chacun à travers le monde. Mieux – ou pire –, pour prédire, pour hasarder une prédiction rationnelle, mesurer un risque raisonnable de voir tel individu adopter telle attitude ou tenter telle action : acheter, par exemple, ou bien tuer. Ce que le renseignement humain permettait d’observer tant bien que mal, pour « anticiper » si possible comme les « renseignements généraux » à la Papa de naguère, ce que les « espions » de jadis ou encore les Mata Hari de rêve pouvaient récolter comme informations capitales dans un bar ou dans un lit, toute cette confrontation d’yeux, d’oreilles et de cerveaux agiles est aujourd’hui assistée, mais aussi surpassée, par les technologies du Big Data. Qui ose encore parler de vie personnelle quand on est suivi en permanence dans ces « nuages », où s’inscrivent automatiquement tous les appels téléphoniques, tous les paiements par carte, tous les déplacements en train, en avion, en voiture, à pied même – puisque le téléphone est mobile ? Mais au fond, si l’on n’a rien à cacher, pourquoi s’en soucier ? Les honnêtes gens n’ont rien à craindre des lois qui visent les criminels… ÉCLAIRER L’usage des lois d’exception après demain? Leur application, leur extension plus tard ? Au moment où de vastes réformes législatives et constitutionnelles sont annoncées, on observe qu’elles ne portent nullement sur les sujets abordés lors des dernières campagnes électorales pour la présidence de la République ou pour l’Assemblée nationale. Ni sur les grandes réformes annoncées et promises concernant la démocratie sociale, ni sur le Conseil supérieur de la magistrature ou le Conseil constitutionnel. Des projets de loi sont déposés depuis des années, d’autres sont dans les limbes, mais on légifère ailleurs, dans l’urgence. Des interrogations apparaissent sur le renseignement intérieur, comme sur le renseignement extérieur et sur leur articulation. En outre, comme l’évoquent plusieurs des articles qui suivent, des évolutions sont en cours, à la DGSI6 et à la DGPN7, comme à la DGSE8. Des réformes sont envisagées. Elles concernent un aspect majeur de la politique de sécurité. Elles n’intéressent pas que les spécialistes, mais tous les citoyens. Au brutal proverbe cité plus haut, « un homme informé en vaut deux », répond l’élégante maxime de Montesquieu « Il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé. » Pierre Joxe Faisons un bond en arrière. Si la France est la « patrie des droits de l’homme » c’est pour les avoir proclamés, mais non pour les avoir toujours respectés. La gauche ne peut pas « mourir » comme le proclament certains responsables de son anémie actuelle, mais la République peut faillir, être trahie, périr même… La Ire République, la République terroriste, a péri en Thermidor, peu après avoir proclamé la Terreur, la loi dite « des suspects » – en vérité le décret du 22 Prairial An II5. La IIe république a péri un 2 décembre, après avoir conduit à l’Élysée Napoléon le petit, comme l’appelait Victor Hugo. La IIIe République, née à Versailles dans le sang des communards, a péri en juin 1940 votant les pleins pouvoirs à Pétain. La IVe République a péri en mai 1958 après avoir longuement assumé les crimes de ses guerres coloniales en Asie et en Afrique. Qui peut prédire l’avenir de la Ve république aujourd’hui ? Les forces au pouvoir en France demain ? 1. Henry LAURENS, Professeur au Collège de France, La Question de Palestine, Tome 5, Fayard, 2015. Les accords « Sykes-Picot » ont préparé le partage impérialiste de l’Empire ottoman. Une première approche peut être lue sur Wikipedia sous ce titre, avec renvoi à un article fondamental du Pr H. Laurens, et d’utiles cartes : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/LAURENS/10102#nh6/www.monde-diplomatique.fr 2. Max Weber, La vocation du politique, 1919 3. [zoon politikon] 4. Daniel Le Métayer, « Les failles de la loi sur le renseignement », La Recherche, n°505, novembre 2015, page 61 ; « Le Big Data Pierre Delort », La Recherche, n°501, juillet 2015, page 125 ; Hervé Cabibbo, « Anonymisation en mal d’anonymat », La Recherche, n°501, juillet 2015, page 113. 5. Art. 1er : Immédiatement après la publication du présent décret, tous les gens suspects qui se trouvent dans le territoire de la République, et qui sont encore en liberté, seront mis en état d’arrestation. Art. 2 : Sont réputés gens suspects : 1° ceux qui, soit par leur conduite, soit par leur relations, soit par leur propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme, et ennemis de la liberté ; 2° ceux qui ne pourront pas justifier, de la manière prescrite par le décret du 21 mars dernier, de leurs moyens d’exister et de l’acquit de leurs devoirs civiques ; 3° ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme [...] 6. Direction générale de la sécurité intérieure 7. Direction générale de la police nationale 8.Direction générale de la sécurité extérieure 5