Les vieilles dames sont fatiguées elles aussi

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Les vieilles dames sont fatiguées elles aussi
Julie-Anne Bégin
Les vieilles dames sont
fatiguées elles aussi
Publié sur Scribay le 24/11/2015
Les vieilles dames sont fatiguées elles aussi
À propos du texte
Un voyage parfois ne signifie pas grand-chose quand on n'en distingue pas la
destination.
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Les vieilles dames sont fatiguées elles aussi
Les vieilles dames sont fatiguées elles aussi
C’est un paysage étrange et flou. La vieille femme en découvre les sinuosités de la
même façon que l’on égrène un chapelet, c’est comme si, du bout des doigts, elle
palpait quelque chose de différent et pourtant d’identique à ce qu’elle connaissait.
D’abord, un édifice blanc et imposant, un hôpital. Les fenêtres luisent au soleil,
pareils à des vitraux, et pourtant à l’intérieur, l’atmosphère est froide, austère. Un
bébé hurle dans un incubateur. La vieille femme ignore qui est ce nourrisson et
pourquoi il pleure, ignore pourquoi elle se trouve ici. En est-elle rendue à ce point
dans la vie où l’on est si usé que l’on se déchire de l’intérieur, perdant des bouts de
sa propre existence ?
Elle est dans une voiture qui roule, roule et ronronne, dont elle ne quitte la
banquette qu’une heure plus tard, dans l’allée d’une maison de campagne. Une
fillette blonde, les nattes défaites, coure jusqu’à la balançoire de bois suspendue à la
plus grosse branche d’un arbre. La mère de la petite fille la regarde, attendrie,
tandis que son père songe, doux-amer, qu’un jour l’innocence ne sera qu’un souvenir
lointain.
La vieille dame suit une adolescente un peu tristounette dans les couloirs animés
d’une école. L’adolescente, blonde, plus jolie que belle, retient ses larmes. Ses yeux
lui brûlent, elle évite le regard d’un beau garçon qui passe à côté d’elle. La dame
sent en elle une rupture, de la compassion pour la jeune fille. Elle connait sa peine :
les peines d’amour sont les plus douloureuses.
La vieille femme est assise sur un banc d’église décoré de fleurs. Devant l’autel, une
jolie femme vêtue de blanc réprime ses larmes, cette fois-ci de joie. Devant elle, un
homme sourie à pleines dents. Un prêtre déclame des paroles solennelles que les
fiancés approuvent, à moitié absents, plongés l’un dans l’autre dans ce qui est leur
propre monde. Cette future mariée était l’adolescente rejetée, et avant cela, elle était
la petite fille aux nattes. C’est drôle que la vieille soit incapable de la ficher dans ses
connaissances. Une petite-fille, peut-être ? Leurs liens doivent être importants,
puisqu’ils les relient toutes les deux à des instants aussi majeurs.
La dame examine un décor démodé, une moquette verte, des électroménagers jaunis,
des carrelages cassés, un divan affaissé, un cendrier débordant de cendres et de
mégots. La jeune femme blonde est maintenant plus âgée, mais toujours sans rides,
avec sa longue chevelure brillante et son ventre rond. Les mains brisées par les
tâches ménagères, elle caresse son ventre comme une boule de cristal, tentant d’y
voir l’avenir, mais l’avenir demeure obscur et invisible. L’époux est là et fume, l’air
distrait et attendri. À cette époque, les dangers de la fumée secondaire n’étaient pas
connus.
Une pelouse boueuse, des arbres noueux, des pierres tombales alignées telles des
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pièces d’échec. Un trou rectangulaire est creusé dans le sol, et une petite boîte de
bois repose au fond. Une coffre de la mêle taille qu’une boîte pour poupée. La mariée
pleure silencieusement, l’époux lui encercle les épaules de son bras massif, mais il ne
pleure pas, son haleine pue l’alcool. La vieille femme a envie de pleurer elle aussi,
sans savoir pourquoi, car cette poupée dans la boîte lui est inconnue.
Elle se retrouve dans cette même maison à la moquette verte et aux électroménagers
jaunis, mais le papier peint est davantage taché que la dernière fois, les meubles
bancals, comme fatigués. La télévision est plus récente, des détails ont changé. Les
cendres ont débordé du cendrier et, sous le divan, une bouteille vide luit sombrement
en diffusant une odeur de scotch. La vieille femme ne voit la jolie blonde nulle part,
mais elle entend des sanglots derrière une porte dans laquelle des poings semblent
avoir creusé un trou. Elle n’a pas le temps d’investiguer davantage qu’aussitôt elle
est projetée en un autre endroit, en un autre moment.
Encore un cimetière, encore les mêmes arbres gigantesques, leurs branches pareilles
à des faux. La blonde est là, les yeux ridés, les pommettes affaissées, elle ne pleure
pas tandis qu’elle fixe le cercueil lentement recouvert de terre. La vieille femme voit,
à côté de la blonde, la silhouette de son mari, mais elle ne comprend pas pourquoi, la
silhouette lui parait sombre, absente, comme si l’homme ne voulait pas être là et
s’effaçait en lui-même Un soulagement incongru enfle dans sa poitrine. Et un vide,
aussi.
La dame visite d’autres lieux, tous des endroits ternes qui ne lui inspirent aucun
sentiment positif. À la réception d’une clinique, le bureau trop bien organisé d’une
secrétaire, derrière lequel la blonde pianote sur un clavier, le visage grisâtre. Plus
tard, des soirées dans lesquelles elle se sent étrangère, des restaurants parfois
luxueux, parfois miteux, où la femme blonde dîne tantôt devant un homme en
complet, tantôt devant un camionneur, à un autre moment devant un comptable
marié dont l’alliance git dans une poche.
Des paysages extérieurs, aussi. La blonde les sillonne, seule, son mari sans doute
quelque part à boire comme un trou et à fumer comme une cheminée. C’est sans
doute pour cela qu’elle fréquente tant d’hommes, s’abaissant à leurrer même ceux
qui sont mariés. Des parcs verdoyants, des arbres en fleurs, des ciels bleus et purs,
aussi cristallins qu’un regard d’enfant. Des musées, aussi, et des avenues
bourdonnantes d’activité, parcourues sans arrêt de taxis jaunes, illuminées de néons
et d’écrans géants. Les buildings transpercent le ciel, la vieille dame est triste en
voyant cela, car le ciel, n’est-ce pas, est comme un regard d’enfant que l’on vient de
crever avec une aiguille.
Parfois, la blonde se retrouve au cimetière, où elle erre, de plus en plus vieille, de
plus en plus voûtée. Et seule, surtout, seule avec cette vieille femme qui la suit
partout où elle va. La blonde lui est familière, la dame l’aime et la méprise en même
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temps car, dans un tiroir d’elle-même qu’elle ne s’explique pas, elle connait tous ses
secrets, heureux comme malheureux.
Le cimetière change peu, hormis les arbres qui penchent, vieux eux aussi, et les
tombes qui s’effritent et les fleurs qui flétrissent sous la pluie. L’eau sinue le long des
stèles, on dirait que la pierre pleure, on entend presque les sanglots des morts qui
dorment au-dessous.
Enfin, la blonde n’est plus blonde mais grise, striée de blanc. Son dos est un tronc
courbé par le vent et son visage, une flaque froide qui reflète le ciel au-dessus. Le
ciel est noir, alourdi de nuages, mais il ne pleut pas. Pas encore.
La vieille femme reconnait la grise striée de blanc. Son visage est une flaque froide
dans lequel se reflète ses propres traits, elle réalise qu’elle aussi, elle a les cheveux
gris striés de blanc, le dos voûté, les yeux vides.
Tout ce voyage a épuisé la vielle dame. Elle trouve un lit sur son chemin, un lit blanc
encadré d’un beau bois verni. Un parfum terreux et humide l’accompagne tandis
qu’elle s’étend, fatiguée, sur le matelas étroit. Au-dessus d’elle, les feuillages des
arbres font des constellations dans le ciel, les étoiles brillent, les nuages s’écartent
pour former un passage. Un brise lui caresse le visage et fait voleter devant ses yeux
une mèche de cheveux blonds.
Elle s’endort.
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