Cotton Club - Gaëlle Piton

Transcription

Cotton Club - Gaëlle Piton
Une danse dans l’histoire
Cotton
Club
ou l’âge d’or des claquettes américaines
Juste Debout ne pouvait faire escale à New York sans s’attarder au Cotton
Club, lieu mythique situé en plein cœur de Harlem. Rien qu’à l’évocation
de ce nom, notre imaginaire se met en marche. On entend la trompette
d’Amstrong au loin… la voix suave d’Ella Fitzgerald… le rythme frénétique
des taps d’un claquettiste noir. Raconter l’histoire de ce cabaret, c’est
aussi suivre l’évolution plus large du « tap dance ». En effet, des années
20 aux années 50, Harlem a offert aux danseurs noirs de nouvelles scènes
pour imposer leur talent et permettre le plein épanouissement de cet art.
TEXTE GAËLLE PITON / PHOTOS DR
exclusivement blanche, les artistes et employés du
Cotton Club sont noirs. Ici la politique de ségrégation est plus forte encore que dans d’autres clubs
des environs. Prohibition oblige, l’ambiance du
lieu est clandestine, exotique (la décoration intérieure représente la jungle africaine) et la clientèle
se plaît à venir s’y encanailler. Bientôt, le Cotton
Club devient le passage obligé des noctambules
new-yorkais et aussi le plus célèbre dancing de
Harlem. Il est le premier lieu à utiliser des décors
miniatures en vue de mettre en valeur les revues
proposées (et renouvelées deux fois par an). Une
troupe de danseuses/chanteuses afro-américaines,
mais à la peau claire, les girls du chorus line très
légèrement vêtues, exécute des danses lascives, érotiques et provocantes sur des airs de jazz endiablés.
Parmi elles, on compte Lena Horne.
UN DANCING AU CŒUR DE HARLEM
New-York. Quartier de Harlem. Au temps de la
Prohibition. Owney Madden, contrebandier et
gangster (il a passé neuf ans en prison à Sing Sing
pour le meurtre de Patsy Doyle) achète en 1923 le
“Club Deluxe“ du boxeur noir américain Jack
Johnson. Il aurait rebaptisé l’endroit “Cotton
Club“ en référence aux plantations de coton dans
lesquelles travaillaient les noirs au sud des EtatsUnis. Et pour cause, si la clientèle des lieux est
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LE BERCEAU DES CLAQUETTES
Il convient aussi de préciser que le quartier de
Harlem est lui-même en profonde mutation.
Ancien lieu de résidence blanc, il est peuplé peu à
peu par les travailleurs noirs du Sud. Il n’y a qu’un
pas à franchir pour que Harlem devienne le lieu de
nouvelles scènes pour les danseurs noirs. Un nouveau tap dance, tinté de jazz et de music-hall s’impose. Pas, figures, combinaisons et rythmes nouveaux apparaissent. Parmi les grands noms de
l’époque on peut tout d’abord citer Bill Robinson
(qu’on surnomme Bojangles),
célèbre inventeur de la « danse de
l’escalier » qui consiste à faire des
pas en montant et en descendant
des marches. Doté d’un sens particulier de l’équilibre, Bojangles va
même jusqu’à pratiquer les claquettes sur les pointes tout en
amusant le spectateur avec des anecdotes et
mimiques comiques. On peut également nommer les Nicholas Brothers qui mélangent claquettes et acrobaties (tours, flips, écarts), créant des
séquences chorégraphiques spectaculaires en dansant sur les murs par exemple… mais aussi Buck
and Bubbles qui ont les premiers utilisé la syncope,
“
Ici la politique
de ségrégation est plus
forte encore que
dans d’autres clubs
des environs.
„
proposant une danse à la fois décontractée et élaborée, extrêmement rapide. Le bruitage des taps
n’est plus continu mais varié, ponctué de silences
et on qualifie leur style plein de nonchalance de «
free and easy ». Bubbles est l’inventeur du style «
rythm and tap », ou encore « heel and toe ». Sans
oublier les Berry Brothers et leur « flash act »,
court numéro qui joue sur l’effet de surprise visuelle et sonore composé du « strut » (danse afro-américaine) et de la danse de la canne.
Leur point commun à tous ? Avoir dansé sur la
scène du Cotton Club. Assurément, il reste le lieu
de prédilection pour ces artistes où les claquettes
connaîtront leur apogée. Sans compter que, dès
1927, le pianiste et compositeur Duke Ellington
devient le chef d’orchestre attitré du lieu, et ses
concerts sont diffusés sur la radio-jazz WHN, ce
qui permet d’accroître encore plus la notoriété du
lieu… et donc de ses danseurs. Les liens entre le
grand Duke et la danse sont forts car ses concerts
sont toujours accompagnés de revues dansées.
L’INTELLECTUALISATION DU JAZZ
En 1936, après les émeutes qui touchèrent
Harlem, le Cotton Club est fermé temporairement
et rouvre plus tard dans l’année après avoir déménagé et s’être installé à Broadway, un lieu moins
exposé. La clientèle devient alors plus respectable
et plus huppée aussi. La danse suit cette même
évolution. Ainsi, dans les années 40, le duo Coles
et Atkins marquera une autre étape dans l’histoire
des claquettes. Tous deux se rencontrent au
Cotton Club au sein du Cab Calloway’s
Orchestra et créent ensemble leurs « class acts »,
mélange d’élégance et de subtilité. Vêtus de costumes élégants, ils privilégient la précision rythmique et le charme. Le point culminant est un soft
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Une danse dans l’histoire
shoe, succession de pas glissés, dont le son est parfois amplifié avec du sable déposé sur le sol. La
même évolution se remarque en musique avec
l’apparition du swing qui introduit une façon nouvelle d’interpréter le jazz…
Malheureusement, le 10 juin 1940, le Cotton Club
sera contraint de fermer ses portes, notamment en
raison de la hausse des loyers causée par la Grande
Dépression et la menace d’une fraude fiscale qui
pèse sur les dirigeants. Sans compter les changements d’influences avec l’apparition du bebop, et
une certaine intellectualisation du jazz qui n’est
pas toujours perçue de manière favorable par le
public. Les claquettes commencent aussi à lasser et
les revues perdent de leurs attraits. C’est un haut
lieu du jazz et de la danse qui disparaît et la nostalgie gagne encore aujourd’hui les amateurs de
swing face à un telle richesse, une telle profusion
de propositions artistiques. Nombreux sont encore
aujourd’hui les cabarets qui portent son nom et les
spectacles musicaux qui rendent hommage à cet
âge d’or du jazz.
HOLLYWOOD,
LE BASTION BLANC DES CLAQUETTES
Au lendemain de la crise, l’âge d’or des claquettes
touche à sa fin. La plupart des théâtres de
Broadway ferment leurs portes. Certains artistes se
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ruent vers l’industrie cinématographique
d’Hollywood et ses comédies musicales pour sauver leur carrière. Néanmoins, les claquettistes,
noirs de surcroît, ne sont pas intégrés à l’action et
plutôt cantonnés aux rôles de simples amuseurs.
De plus la comédie musicale utilise plutôt les claquettes comme un ornement, un élément de transition… Seuls quelques claquettistes de renom se
produisent sur les scènes américaines. Ce n’est que
beaucoup plus tard (à la fin des années 70) que les
claquettes, comme art à part entière, connaîtront
un regain d’intérêt avec l’arrivée d’une génération
de claquettistes plus blanche et plus féminine.
EN SAVOIR +
A voir : Cotton club, film
musical américain
sorti en 1984, réalisé
par Francis Ford Coppola.
Avec Richard Gere, Gregory
Hines et Diane Lane.
Inspiré du livre de Jim
Haskins. Au Cotton Club,
chacun goûte aux plaisirs
défendus.
La rencontre entre un danseur noir (Grégory
Hines alias Sandman Williams) et un trompettiste
blanc (Richard Gere alias Dixie) pris dans
la tourmente et les règlements de compte
en pleine Prohibition, sur fond de claquettes
et d’airs jazzy.

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