Le dernier habitant de la Maison du berger, Justin Escallier, parlait

Transcription

Le dernier habitant de la Maison du berger, Justin Escallier, parlait
Martin, berger. Des Alpes en Amérique
Guillaume Lebaudy
Texte éditorial tiré du catalogue de l'exposition Martin, berger. Des Alpes en
Amérique,dir. Ch. Galleron et G. Lebaudy, ed. Maison du berger, 2013.
Le dernier habitant de la Maison du berger, Justin Escallier, parlait souvent de son père,
berger, parti durant quelques années tenter sa chance « en Amérique ». Il conservait
précieusement une carte envoyée de New-York que sa sœur Raymonde possède toujours.
Trente-six ans après la parution du premier volume du Western Champsaurin, la volumineuse
recherche de Florence et Maurice Barèsi, vingt-six ans après le « pèlerinage » des cousins
d’Amérique en Champsaur (Rediscover your roots)ii, la Maison du berger rend hommage aux
bergers Hauts Alpins du Champsaur et du Valgaudemar partis en si grand nombre pendant un
siècle (1850-1950) travailler auprès des grands troupeaux des immenses plaines de l’Ouest, en
Californie, au Nevada.
Amerikanuak, les Américains
L’exposition Martin, berger. Des Alpes en Amérique a une histoire. En 2009, je me suis rendu
dans le nord de l’Italie pour rencontrer la famille Giordano. Gloria Giordano est la présidente
de l’association des éleveurs de sa vallée. Nous nous sommes croisés bien des fois lors des
foires ovines de la Toussaint en Valle Stura di Demonte où je suis souvent venu pour mon
travail d’ethnologue sur l’émigration des bergers piémontais vers les plaines de Provence.
Cette fois-ci, il s’agissait d’autre chose ; Gloria voulait me parler de son arrière-grand-père
qui, au début du XXème siècle fut berger transhumant en Californie. Quelques photos sépia,
une belle veste noire en velours épais, une ceinture, un portefeuille, un revolver, voilà tout ce
qu’il restait de cet ancêtre, berger émigrant. Et un petit carnet où il avait consigné au crayon à
papier ses impressions tout au long du voyage qui le ramena au pays natal en 1909. J’ai tenté
de reconstituer la trajectoire de cet homme, courageux et rusé, dans un article publié dans la
revue L’ALPE et dans une exposition pour l’écomusée du pastoralisme de Pontebernardo.
En écrivant, j’ai découvert Amerikanuak (Basques in the new world), le beau travail de
William Douglas et Jon Bilbao paru aux Presses de l’Université du Nevada en 2005. Dans le
flot d’émigrants basques, on croise beaucoup de bergers venus des Pyrénées travailler dans les
grandes plaines de la Californie. On y croise aussi de nombreux pastres alpins aux noms bien
Champsaurins : Escallier, Espittalier, Faure… Je m’étais dit qu’il faudrait un jour parler de
ces hommes que l’on appelait avec admiration « les Américains » lorsqu’ils rentraient chez
eux.
Sur les traces de Jules et Martin, bergers du Champsaur
Lorsqu’en 2011, Christophe Galleron est venu me rencontrer à Champoléon pour me parler de
son film L’engrain et de la vie de Jules et Martin, deux frères de son arrière-grand-père, natifs
du Champsaur, il me semblait que je l’avais déjà croisé. Son histoire m’était familière. Lue
chez l’écrivain Mary Austin, cette femme qui accompagnait les bergers dans leurs
transhumances et qui s’était prise d’amitié avec Pierre « Little Pete » Giraud, berger originaire
d’Arles. Lue chez William Storrs Lee dans son livre sur la Sierra, celle de ces « petits
hommes bruns silencieux qui se fichaient pas mal des droits de pâturage et des lois
américaines en matière de terres et qui faisaient manger tout ce qu’ils pouvaient, gagnaient
rapidement de l’argent et rentraient en France pour le dépenser » (1962).
Pourtant c’était une toute autre histoire que venait me raconter Christophe Galleron, celle de
son voyage dans l’Ouest américain sur les traces de ses grands-oncles qui ne sont jamais
rentrés chez eux. Son voyage-enquête reposait là-dessus ; ces oncles qui ne revinrent jamais,
dont on ignorait les circonstances de la mort et qui occupaient une place à part dans son
histoire familiale. De quoi alimenter un travail artistique : des images, un film, un disque, une
exposition.
Les meilleurs bergers du monde
Dans le Champsaur et le Valgaudemar, nombreux sont celles et ceux qui ont un père, un
grand-père, un oncle, une sœur qui, à un moment de leur vie, ont franchi le « grand tomple » –
huit longs jours de paquebot transatlantique– pour aller vivre un temps, quelques années ou
une vie, aux Etats-Unis d’Amérique. L’émigration Champsaurine est moins connue que celles
des Barcelonnettes au Mexique, pourtant elle fut massive. En 25 ans (1885-1909), 20% (470
personnes) de la population du canton d’Orcières a émigré en Amérique. Dans la même
période, 180 Gaudemarous du canton de Saint-Firmin en Valgaudemar et 1500 personnes
habitant le canton de Saint-Bonnet ont franchi l’Atlantique. Paysans, fils de paysans,
beaucoup trouvaient du travail en tant que berger. Les Français avaient bonne réputation, ils
étaient –disait-on à l’époque– « les meilleurs bergers du monde ».
L’élevage du mouton est alors une activité très rentable qui connaît son âge d’or. Grâce à la
valeur de sa laine et à sa grande résistance aux périodes de sécheresse, le mouton a
rapidement supplanté la vache. Afin d’améliorer la qualité des laines californiennes, les gros
propriétaires de troupeaux importent des moutons de race mérinos « Rambouillet » qui
produisent une des plus fines laines au monde. Les robustes béliers, aux belles cornes en
spirale, ont d’abondantes toisons qui traînent presque par terre. Le commerce de la laine est
florissant, il y a beaucoup d’argent à gagner. La population de la Californie a
spectaculairement augmenté à la suite de la ruée vers l’or ; les besoins en viande et en drap de
laine sont énormes. Le nombre des moutons augmente donc rapidement et, très vite, on
manque de bergers. La no-fence law, une loi qui en 1873 a rendu obligatoire le gardiennage
des troupeaux pour les empêcher de dévaster les plantations des agriculteurs, aggrave encore
le problème.
Le café des Américains à Saint-Bonnet en Champsaur
Tout est fait pour encourager les Champsaurins et Gaudemarous à partir. A Saint-Bonnet en
Champsaur, on organise des cours pour celles et ceux qui veulent apprendre l’anglais avant
leur départ. La Compagnie Transatlantique y a ouvert une agence. Les jours de marché, on se
rencontre au café des Américains et au café de Californie. A Los Angelès, Aliso street 228,
des émigrants Hauts Alpins ont ouvert un Hôtel de Gap. Ceux qui sont installés en Californie
font venir des membres de la famille, des voisins… Le voyage leur est parfois payé. Dans
tous les cas, les émigrants savent où ils vont ; le travail leur est assuré. Très rares sont ceux
qui partent à l’aventure. On échappe ainsi à la conscription et à une vie toute tracée, sans
véritable espoir de réussite en raison du morcellement des propriétés. L’Amérique, c’est
l’espoir de s’enrichir plus vite, le salaire d’un berger y est au moins quatre fois plus élevé
qu’en France. Les voilà donc ces jeunes alpins –sur les photos conservées dans les archives
des familles– petits, râblés, le teint recuit par le soleil, le chapeau, la moustache, parfois la
pipe, souvent à cheval, devant un énorme troupeau de Mérinos Rambouillet. Au dos, parfois
quelques mots, un nom de ville dans le Comté d’Inyo ou de Kern. Dans les lettres conservées
dans les papiers de famille, on lit que la vie n’est pas facile, mais qu’il y a de l’argent à
gagner. Ceux qui rentrent au pays, quelques fois pour y trouver une femme à marier,
marquent leur réussite en se présentant « en dimanche », beau costume et montre à gousset.
Axée sur un seul objet, le film L’engrain, l’exposition présente essentiellement les films et les
dessins issus du travail graphique de Christophe Galleron au cours de son voyage américains
à la recherche de ses grands oncles bergers. Au fil des mois, elle s’augmentera des
reproductions d’archives familiales que les Champsaurins et Gaudemarous voudront bien
nous apporter au fil de leurs visites. Pour témoigner, pour dire « nous aussi, dans notre
famille, nous avons des ancêtres qui sont partis en Amérique ».
Guillaume Lebaudy
Ethnologue, directeur de la Maison du berger
i
1
Florence et Maurice Barès, Le western champsaurin, 8 vol., Ophrys, 1976-1986.
A l’occasion duquel avait été publié L’émigration des Champsaurins en Amérique 1850-1914 de JeanPierre Eyraud et Marie Hugues (ed. Connaissance du Champsaur).
ii

Documents pareils