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Sacré Wagner ! A l'ombre de Wagner, Strauss et Hindemith ont incarné les deux grandes voies de prospection musicale du xxe siècle. Sous l'aura titanesque du premier, adulé, détesté, ridiculisé. Incontournable, en somme. RICHARD WAGNER, effarante part[ur]ition, a engendré, pour une bonne part, la musique du xxe siècle. Prenons-en pour indicateurs Parsifal (1882), La Femme sans ombre (1919) de Richard Strauss, et Cardillac (1926) de Paul Hindemith. Les trois compositeurs ne manquent pas de points communs: Allemands, nés au XIXe siècle, nourris de la même tradition philosophique et littéraire. Mais le dénominateur commun à Wagner, Strauss et Hindemith le plus évident, cela reste ... Wagner lui-même. Car Strauss et Hindemith n'ont pu éviter de s'inscrire pour ou contre la gigantesque machinerie wagnérienne. Si l'on veut chercher un équivalent dans un autre domaine artistique, on peut relire Le Temps retrouvé de Proust (grand wagnérien s'il en fut), ce livre comportant, comme chez Wagner inventeur d'un art affublé de son mode d'emploi, jusqu'aux recettes de sa poétique: la boucle est bouclée. Ainsi, de même qu'après Proust, il est impossible de faire un roman qui ne soit proustien (et Julien Gracq de nous parler ici de «terminus»), sauf à renverser les bases mêmes du roman balzacien que Proust développe à l'extrême (de là le recours à des formules radicalement autres, chez un Céline ou un Joyce); de même, au xxe siècle, nul n'échappe, qu'on s'y cache ou qu'on le dénonce, au modèle wagnérien. Debussy s'y essaiera avec un succès qui peut être objet de débat mais aussi le Stravinsky de The Rake's Progress. Mais Strauss et Hindemith, qu'une génération sépare (ils sont nés respectivement en 1864 et 1895), ne se situent pas au même point de la vaste ombre portée du wagnérisme. Strauss en a senti la fraîcheur pour ainsi dire au berceau: fascination dès les années 1870, puis formation assurée par Hans von Bülow (celui-là même qui céda sa dévotion et sa femme, Cosima, au Maître), enfin, forte influence du violoniste Alexander Ritter, un autre disciple par obédience et même, par alliance (il avait épousé une nièce de Wagner). Aussi Strauss, qui ira jusqu'à tenir la baguette à Bayreuth, a-t-il été d'abord comme submergé par cette influence avant de s'en libérer par moments, son dernier opéra Copria:io (1942) étant à cet égard l'expression d'une forme de synthèse germano-italienne bien à lui. Pour sa part, Hindemith est né après la mort du Maitre: en son temps, l'ombre est plus épaisse, mais aussi, plus brève. Développant ses multiples activités (interprète, enseignant, théoricien ...) dans les années 1920, il est assez représentatif des Années Folles. Or, avant que de devenir instrument de propagande avec la montée du nazisme (le renouveau ne venant qu'après la Seconde Guerre mondiale, grâce au «Nouveau Bayreuth» magnifiquement réinventé par Wieland Wagner), il y eut un moment où «l'Art total» et «la Musique de l'avenir» ne faisaient plus recette. En 1929, à Nuremberg (à Nuremberg!) il ne se trouva que trente-cinq spectateurs pour Siegfried ... D'où le choix, d'abord, de l'ironie. En 1920, Hindemith compose Nusch-Nuschi, parodie de Tristan et Isolde pour «marionnettes birmanes», qu'on conseille de faire danser par «deux eunuques monstrueusement bedonnants». Et vers 1925, ici le titre suffira, il donne une Ouverture du Vaisseau fantôme, «déchiffrée à sept heures du matin par un mauvais orchestre de cure thermale». Le cas Hindemith Mais cette ironie ne doit pas dissimuler la complexité du cas d'Hindemith. Fort lié à l'avant-garde (disons la Seconde école de Vienne pour faire court: Schoenberg, Webern, Berg) qu'il a étudiée, promue, et interprétée lui-même - et qui doit ses intuitions premières au fameux accord indéfini de Tristan et Isolde - Hindemith se réclame néanmoins des formes musicales anciennes, en particulier l'art du contrepoint à la Jean-Sébastien Bach. De plus, il s'intéresse à la musique populaire, écrit des pièces «utilitaires» (il fut un temps lié à Brecht et Kurt Weill), pratique des expérimentations qui préfigurent la «musique concrète» ... Au demeurant, certaine manière de professionnalisme encyclopédique, aux antipodes de la sacralisation de l'art, lui vaut, trop ornemaniste au goût de certains, de ne guère être pris au sérieux. Certes, la sobriété de Cordillac tranche résolument avec les créations contemporaines que sont Le Château de Barbe-Bleue de Bartôk (1918), Wozzeck de Berg (1925) ou L’Affaire Makropoulos (1926) deJanacek; c'est un peu comme comparer aux compositions suprématistes de Malévitch les tableaux réalistes peints par Picasso au début des années 1920. Hindemith, en architecte, ménage de subtiles symétries entre les scènes, et s'ingénie à réutiliser des formes musicales prédéfinies, telles que la passacaille ou le fugato, tout en insérant çà et là un peu de musique légère en situation, voire un saxophone ja:a.y. Mais contrairement à un Berg, dont les jeux formels ont une visée métaphysique, Il s'agit ici de plaquage, de marqueterie, refus revendiqué de la profondeur. Mais ne nous y laissons pas prendre. De quoi nous parle ce Cardillac, le joaillier qui ne parvient pas à se défaire de sa production et, tueur en série avant la lettre, extermine ses clients? De fétichisme et de fausse monnaie. L'artiste, prisonnier de son œuvre, lâche la proie pour l'ombre, et en supprimant sa clientèle, frelate son génie. Remplaçons le mot clientèle par le mot public, et l'on sentira que les aplats de Hindemith valent, subtilement, parabole de la modernité. Pourtant, pareil brio ne rencontre-t-il pas l'aporie de sa propre virtuosité? En s'efforçant d'enjamber un siècle de romantisme, en convoquant Bach tout en ayant Schoenberg à l'esprit, Hindemith ne retrouve-t-il pas certains questionnements à peu près dans l'état où Wagner les avait laissés: la musique sert-elle le drame ou le drame la musique? Et, plus largement, quelle est l'utilité de l'opéra dans notre civilisation? Le cas Strauss La méthode de Strauss est à peu près inverse, qui consiste à surcharger le sens jusqu'au vertige. Pour ce faire, il poursuit la collaboration étroite qu'il a établie avec l'un des plus grands poètes de langue allemande de son temps, Hugo von Hofmannsthal. D'autre part, Strauss, qui avec Le Chevalier à la rose (1910) avait rendu hommage au genre bouffe à la façon des .Noces de Figaro, voulait d'un pendant comparable à La Flûte enchantée. Il y a là simultanément contournement du wagnérisme, et fidélité envers Wagner (celui-ci admirait profondément les pages de Sarastro dans «La Flûte»), mais aussi une passion partagée avec Hindemith, lequel ne se lassait point de diriger Mozart. En tout cas, voilà comment nous aboutissons à cette histoire d'impératrice fille des fées, dépossédée de son ombre et s'apprêtant à la voler à une simple mortelle avant de renoncer, chacun retournant à son domaine, les êtres divins chez eux et les hommes les pieds bien sur terre. La partition est une orgie de leitmotive (une grosse trentaine) parfois fort abstraits la Fertilité, l'Infertilité, la Fécondité ...) mais aboutissant, tour de force, à rendre les personnages proches de nous, sans que jamais ils perdent ce lustre de merveilleux qui les rend inépuisables. La Femme sans ombre peut aussi bien faire l'objet de savantes exégèses (psychanalyse, sociologie ...), que s'apparenter à ces fables délicieuses qui délimitent le domaine de l'enfance. Mais sans gratuité: la renonciation au vol de l'ombre, c'est l'inverse du Crépuscule des dieux de Wagner - même si l'on n'en finirait pas d'énumérer ce que Strauss moissonne dans La Tétralogie - parce que tout rentre dans l'ordre. Il se peut qu'ici Strauss et Hindemith (celui-ci vite dénoncé par Brecht comme un affreux réactionnaire petit-bourgeois) se rejoignent dans leur esthétique refermée sur elle-même. Car l'Eternel retour de la fable (n'oublions pas que Strauss a composé Ainsi parlait Zarathustra, 1896) ressemble à ces romans policiers où l'on sait dès le début qui est le tueur, ce qui compte étant moins que la société ait raison contre lui (un joaillier déviant par exemple), que l'énoncé des motifs (au sens ornemental et logique du terme) de sa monomanie. Tant pis pour Hegel: dans La Femme sans ombre et dans Cardillac, l'histoire c'est qu'il n'y a presque pas d'Histoire. Dans cette mesure, Strauss comme Hindemith démentent, quoique par des moyens différents, certains prolongements de l'esthétique wagnérienne. Car Parsifal, que l'on peut alternativement décrire comme une sublimation de l'art devenu religion ou comme la preuve tardive, mais irréfutable, d'une gigantesque mascarade idéologique et esthétique, révèle l'ambiguïté conclusive d'une démarche. Ici, que l'on souscrive ou non aux thèses défendues, sur le mode du portraitcharge, dans Le cas Wagner (1888), l'analyse de Nietzsche est éclairante, qui consiste à définir Wagner d'abord (allusion méchante à ses origines familiales) comme un comédien, et non comme un musicien. En somme, il y aurait dans Parsifal une vaste prestidigitation où la musique se complairait dans un langage symbolique nébuleux pour laisser accroire à l'invention d'un culte nouveau révélant en réalité - continue Nietzsche -le vieux fond de mauvaise conscience chrétienne jamais abdiqué par Wagner. Le musicologue Marcel Beaufils, qui écrit son Wagner et le wagnérisme pendant la Seconde Guerre mondiale, ira plus loin dans la critique de l'idéologie de Parsifal: le sang du calice dont la lumière irradie l'opéra serait aussi celui de la pureté de la race que Wagner admirait dans les écrits de Gobineau, si bien que l'appropriation de cette hiérophanie par les nazis n'aurait rien que d'assez logique. En tout état de cause, le Wagner de la dernière manière, c'est - et l'on peut soutenir qu'il diffère en cela de celui de «Tristan» - celui où l'Histoire advient. Il n'y a plus même d'opéra ou de drame à l'antique, il y a une transsubstantiation du sens, un Bühnenweihfestpiel une «célébration scénique sacrée». Pour le plus grand bonheur de ceux qui reconnaissent les Filles du Rhin sous le masque des Filles fleurs, et la rédemption de Tannhäuser dans l'Enchantement du Vendredi Saint, bien sûr. Mais en cela, Strauss et Hindemith ont tous deux lucidement révisé l'ambition wagnérienne. Car en incarnant, différemment, les recherches de la musique du xxe siècle, ils ne connaissent ni la résignation de Wotan, ni l'espoir de Parsifal: si l'impératrice amputée de son ombre, si le joaillier assassin, renoncent à leurs rêves, c'est aussi parce que la gigantesque boucherie de la guerre de 1914-1918 a tué l'Histoire. Du genre féminin Reste une troublante, une triple analogie. Ici, le point de départ, c'est la féminité. Car le héros de Parsifal n'est point le personnage éponyme, mais bien cette Kundry, maudite à peu près pour les mêmes raisons que le Hollandais du Vaisseau fantôme et comme lui damnée, et réunissant, de surprenante façon, les archétypes de la femme perdue et de la sainte. Chez Strauss, de même (où la figure la plus riche est la Nourrice et non la Femme sans ombre), la situation théâtrale perdrait beaucoup de son intérêt si l'ablation de l'ombre ne touchait un personnage féminin, puisque l'ombre symbolise notamment la capacité à enfanter. Cardillac, quant à lui, nous avons vu, est un fétichiste au sens freudien du terme, l'objet se substituant à la femme (le meurtre de l'amant d'une femme portant la ceinture qu'il a fabriquée est à cet égard exemplaire) et il serait inconcevable d'affubler ce joaillier, qui préfère ses colifichets à sa propre fille, d'une compagne. On peut évidemment se souvenir ici de quelques traits biographiques des trois compositeurs, Wagner façonné par ses égéries (Minna Planer, Mathilde Wesendonck, Cosima), Strauss porté sa vie durant par une soprano (Pauline de Alma) qui ne cessa de l'inspirer, et Hindemith, un peu rond-de-cuir en cela, s'annexant son épouse comme secrétaire. Mais cela va plus loin, parce que les femmes dont il s'agit, Kundry, l'Impératrice, et les victimes de Cardillac, partagent le même cauchemar pourpre et poisseux. Le sang, c'est la mort, l'ombre et le joyau de la femme, et la condition de sa renaissance. Wagner, diront ses adversaires, avec sa cohorte de blessures (Amfortas dont la plaie ne cautérise pas, Klingsor qui s'est émasculé, le cygne qu'abat Parsifal ... ) résolues dans le culte du Saint Graal, trafique le sang sacré, c'est simonie. Chez Strauss, l'ombre est menstruation, Hofmannsthal nous le dit maintes fois, en particulier au final du deuxième acte quand l'Impératrice s'exclame qu'elle refuse cette ombre sanglante et que le teinturier Barak s'apprête à égorger son épouse. Quant à Cardillac, il paye la fausse monnaie de son art égoïste avec le sang de ses client(e)s, et il a «glacé le sang» (acte III) de l'Officier converti à sa cause. Les femmes de Barbe Bleue nous avaient déjà suggéré, note à note, goutte à goutte, ici moirée des ombres d'un héritage lourd à porter, cette inquiétante couleur de la musique. JÉROME FRONTY Essayiste et romancier, Jérôme Fronty a récemment publié Un poisson dons le plafond (Serpenoise, 2007), essai sur un « bestiaire» du XIII° siècle et les encyclopédies médiévales, qui vient de recevoir la Bourse lorraine du Prix Erckmann-Chatrian, In « Ligne 8 »: le Journal de l’Opéra de Paris N° 18