créativité littéraire en tunisie
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créativité littéraire en tunisie
Sous la direction de Najib Redouane CRÉATIVITÉ LITTÉRAIRE EN TUNISIE AUTO UR D N BI É R GH A M ES T X E ES T S Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 CRÉATIVITÉ LITTÉRAIRE EN TUNISIE Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 COLLECTION « AUTOUR DES TEXTES MAGHRÉBINS » dirigée par : Najib REDOUANE CSU- Long Beach États-Unis Yvette BÉNAYOUN-SZMIDT Université York-Glendon Canada Ouvrages déjà publiés dans cette collection : .Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, Najib Redouane (s. la dir. de), Paris, Éditions L’Harmattan, 2008, 352 p. .Vitalité littéraire au Maroc, Najib Redouane (s. la dir. de), Paris, Éditions L’Harmattan, 2009, 371 p. .Voix et plumes du Maghreb, Lahsen Bougdal (s. la dir. de), Paris, Éditions L’Harmattan, 2010, 140 p. .Diversité littéraire en Algérie, Najib Redouane (s. la dir. de), Paris, Éditions L’Harmattan, 2010, 302 p. .Lecture(s) de l’œuvre de Rachid Mimouni, Najib Redouane, (s. la dir.de) Paris, Éditions L’Harmattan, 2012, 229 p. .Où en est la littérature « beur » ? Najib Redouane, (s. la dir.de) Paris, Éditions L’Harmattan, 2012, 369 p. .Qu’en est-il de la littérature « beur » au féminin ? Najib Redouane et Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de) Paris, Éditions L’Harmattan, 2012, 444 p. .Les écrivains maghrébins francophones et l’Islam : constance dans la diversité. Najib Redouane, (s. la dir. de), Paris, Éditions L’Harmattan, 2013, 460 p. .Femmes Arabes et Écritures Francophones : Machrek-Maghreb, Rabia Redouane, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, 304 p. .Les Franco-Maghrébines autres voix/écritures autres. Najib Redouane et Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de) Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, 465 p. Illustration de la couverture :. © Sylviane de Roquebrune © Éditions L’Harmattan, Paris, 2015 5-7 rue de l’École Polytechnique, 75005 Paris http:∕∕www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-07992-9 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Sous la direction de Najib REDOUANE CRÉATIVITÉ LITTÉRAIRE EN TUNISIE Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Autres ouvrages publiés par l’auteur de ce volume : Ouvrages de critique •Les Franco-maghrébines autres voix/Écritures autres. Najib Redouane et Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de) Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2014, 465 p. •Les écrivains maghrébins francophones et l’Islam : constance dans la diversité. Najib Redouane, (s. la dir. de) Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2013, 460 p. •Qu’en est-il de la littérature « beur » au féminin ? Najib Redouane et Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de) Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2012, 444 p. •Où en est la littérature « beur » ? Najib Redouane (s. la dir. de) Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2012, 369 p. •Lecture(s) de l’œuvre de Rachid Mimouni, Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, Harmattan, 2012. •L’œuvre romanesque de Gérard Étienne. É(cri)ts d’un révolutionnaire, N. Redouane et Y. BénayounSzmidt (s. la dir. de), Coll. Espaces Littéraires, Paris, L’Harmattan, 2011, 254 p. •AHMED BEROHO, Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de), Coll. Autour des écrivains maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2010, 298 p. •Diversité littéraire en Algérie, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2010, 302 p. •Vitalité littéraire au Maroc, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2009, 371 p. •Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2008, 352 p. •ASSIA DJEBAR, Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de), Coll. Autour des écrivains maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2008, 380 p. •Écriture féminine au Maroc : Évolution et continuité, Coll Critiques littéraires, Paris, Éds L’Harmattan, 2006, 306 p. MALIKA MOKEDDEM, Najib Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (s. la dir. de), Coll. Autour des écrivains maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2004, 352 p. •TAHAR BEKRI, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des écrivains maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2003, 278 p. •Rachid Mimouni : entre engagement et littérature, Coll Espaces littéraires, Paris, L’Harmattan. Paris, 2002, 268 p. •Algérie : Nouvelles Écritures, C. Bonn, N. Redouane et Y. Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de), Coll. Études Littéraires Maghrébines, No 15, Paris, L’Harmattan, 2001, 268 p. •RACHID MIMOUNI, Najib Redouane, (s. la dir. de) coll. Autour des écrivains maghrébins, Toronto, Éditions La Source, 2000, 423 p. •Parcours féminin dans la littérature marocaine d’expression française, Yvette Bénayoun-Szmidt et Najib Redouane, Toronto, Éditions La Source, 2000, 202 p. •1989 en Algérie. Rupture féconde ou Rupture tragique, N. Redouane et Y. Mokaddem (s. la dir. de), Toronto, Éditions La Source 1999, 261 p. •La Traversée du français dans les signes littéraires marocains, Y. Bénayoun-Szmidt, H. Bouraoui et N. Redouane (s. la dir. de), Toronto, Éditions La Source, 1996, 253 p Recueils de poésie • Regard à regard, Montréal, Éditions du Marais, 2014, 42 p. • Murs et murs, Montréal, Éditions du Marais, 2014, 108 p. • Peu importe, Montréal, Éditions du Marais, 2013,124 p. • Pensées nocturnes, Montréal, Éditions du Marais, 2013, 68 p. • Remparts fissurés, Montréal, Éditions du Marais, 2012, 98 p. • Le Murmure des vagues, Rome, Aracne editrice, 2011, 77 p. • Ombres confuses du temps, Montréal, Éditions du Marais, 2010, 71 p. • Ce soleil percera-t-il les nuages ? Montréal, Éditions du Marais, 2009, 70 p. • Lumière fraternelle, Montréal, Éditions du Marais, 2009, 66 p. • Le Blanc de la parole, Montréal, Éditions du Marais, 2008, 66 p. • Paroles éclatées, Montréal, Éditions du Marais, 2008, 66 p. • Songes brisés, Montréal, Éditions du Marais, 2008, 66 p. Romans •À l’ombre de l’eucalyptus, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, 170 p. •L’année de tous les apprentissages, Paris, Éditons L’Harmattan, 2015, 298 p. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 REMERCIEMENTS Après Vitalité littéraire au Maroc et Diversité littéraire en Algérie, voici Créativité littéraire en Tunisie. L’ensemble de l’ouvrage est d’abord une contribution collective d’une collaboration internationale. Il réunit des études inédites de chercheurs qui œuvrent en Algérie, au Canada, aux ÉtatsUnis, en France, en Israël, au Maroc, au Pays Bas, en Roumanie et en Tunisie. Nous tenons à remercier vivement et sincèrement pour leur collaboration, leur sérieux et leur soutien les personnes suivantes : Bouchra Benbella, Faouzia Bendjelid, Lamia Bereksi Maddahi, Sylvie Blum-Reid, Evelyne M. Bornier, Lahsen Bougdal, Wafa Bsaïs Ourari, Carla Carlagé, Yves Chemla, Murielle Lucie Clément, Robert Elbaz, Malika Hadj-Naceur, Leila Louise Hadouche Dris, Assia Kacedali, Sonia Lee, Issam Maachaoui, R. Matilde Mésavage, Yamina Mokaddem, Rim Mouloudj, Anda Rãdulescu, Bernadette Rey Mimoso-Ruiz, Alison Rice, Sabah Sellah, Judith SinangaOhlmann, Ana Soler et Lélia Young. Grâce à la générosité et l’aide de ces amis et collègues : Yves Chemla, Aïda Hamza, Ali Yédès, Wafa Bsaïs Ourari et Ridha Bourkhis, nous avons pu obtenir des œuvres publiées en Tunisie et qui étaient difficilement trouvables en France. Qu’ils trouvent ici l’expression de notre sincère reconnaissance pour la noblesse de leurs gestes. Notre profonde gratitude à tous les collègues et les critiques qui ont pris part à ce projet qui nous tenait à cœur depuis longtemps de présenter une trilogie portant sur la littérature maghrébine. Ce dernier volume portant sur la créativité littéraire en Tunisie est nécessaire pour présenter un corpus varié comportant vingt-cinq écrivain(e)s appartenant à la génération tunisienne contemporaine. Et à tous les lecteurs et lectrices nous souhaitons une bonne lecture espérant que cet ouvrage saura attirer l’attention sur cette mouvance littéraire en Tunisie par la diversité de ses écrits et l’apport de ses jeunes auteurs qui contribuent au renouvellement et à la continuité de la littérature tunisienne d’expression française. Nos remerciements vont également à Virginie Hureau et aux Éditions L’Harmattan pour leur soutien dans la publication de cet ouvrage. N. R. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 À la mémoire de Nohemi Gonzales, étudiante américaine de l’Université CSULB, partie à Paris par amour de la culture et de la langue française, qui a été assassinée le vendredi 13 novembre 2015 par le fanatisme et l’obscurantisme. À la mémoire de toutes les victimes des attentats de la barbarie qui a frappé la ville-lumière ce même vendredi noir pour déclarer la guerre à la civilisation et à la liberté. À la mémoire de toutes les victimes des attentats de la cruauté qui a porté la mort à Tunis, à Beyrouth, ou ailleurs, dans une violence aveugle pour répandre la terreur et le sang. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib REDOUANE California State University, Long Beach États-Unis Effervescence littéraire en Tunisie « C’est une grande voix qui disparaît », a déclaré à l’antenne le directeur de France Culture, Olivier Poivre d’Arvor à l’annonce du décès de l’écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb. « Sa disparition est une très grande perte pour notre chaîne et nos auditeurs pour qui il était une voix essentielle », a poursuivi le directeur de la radio. Aucun mot ne peut traduire l’immensité de la perte de cet essayiste, romancier, poète, islamologue, traducteur et scénariste décédé dans la nuit du mercredi 5 au jeudi 6 novembre 2014, qui animait depuis dix-sept ans le magazine Cultures d’Islam sur France culture. « La double généalogie d’Abdelwahab Meddeb lui a permis, à travers des centaines d’émissions, de nous rappeler la profondeur du legs culturel de l’Islam dont il était le magnifique héritier et de rendre accessible aux lecteurs de Dante les textes d’Ibn Arabi, tout en faisant le lien entre tradition et modernité », a ajouté Poivre d’Arvor. De vifs hommages en France1 et ailleurs2 ont souligné l’apport de « ce poète qui faisait taire les fanatiques »3, « Tunisien des Lumières », selon 1 Hommage à Abdelwahab Meddeb- Musique, poésie et témoignages à L’Institut du Monde Arabe, le Mercerdi 26 novembre 2014 à 19h30 avec Najat Vallaud Belkacem, Ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Françoise Atlan, André Azoulay, Mohamed Bennis, Franck Berberich, Leïla Chahid, Michel Deguy, Christian Jambet, Kamel Jendoubi, Hassan Khiar, Jean-Hubert Martin, Ali Mezghani, Jean-Luc Nancy, Olivier Poivre d’Arvor, Natacha Polony, Hamadi Redissi, Alain Rey, Elias Sanbar, Judith Schneider, Vincent Simonet, Benjamin Stora, Salah Stétié, Hans Thill. Une journée d’hommage a été organisée à l’Université Paris Ouest Nanterre La défense, le jeudi 7 mai 2015. 2 Patrick Chamoiseau lui a rendu un hommage par ce poème : Pour Abdelwahab Meddeb : Ce que la poésie confie aux solitudes/en cheminements secrètement pratiqués/en distance qui assemble/amitié comme solaire hors-temps et sans espaces/en signes de connaissance et de reconnaissance/en belle présence aussi/A tout moment, vraiment : juste simple intense et renouvelée comme ça/ici dans l’à présent/se concentre et se chante/(tu avais su, Abdelwahab, lire la plage du Diamant,/ et découvert une improbable fraternité dans l’arganier désolé du Poète)La rougeur des sargasses s’écarte/Les rochers se souviennent sous une brume acide Dans le désemparé,/(et tous ces mondes qui s’entrecroisent)/la perte décompte les grains de sable et dispose des amers sur le sillage du cœur. 3 Dans son hommage, Natacha Polony soulignait ceci : « Il est des voix qui, lorsqu'elles s'éteignent, emportent bien plus que la chaleur d'un être, son histoire et ses liens innombrables. Il est des voix qui emportent avec elles la lumière qu'elles avaient fait naître, celle de l'espérance. Abdelwahab Meddeb n'est pas seulement la voix qui, sur les ondes de France Culture, dans son émission « Cultures d'Islam », faisait entendre depuis des années avec la méticulosité précieuse de l'érudit et la fougue émue du passionné la richesse de la Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Faouzia Zouari4, qui a œuvré à se faire un « transmetteur des merveilles de l’islam », comme il aimait se définir, ou encore un « passeur extraordinaire du savoir », qui se posait dans ses nombreux ouvrages, « en défenseur de la laïcité et du retour du dialogue entre l’Islam et l’Occident ». Parfaitement bilingue, cet écrivain et poète « errant » dont la quête, comme l’indique Giuliana Toso Rodis, « se caractérise par un désir inépuisé de parcourir le monde à la rencontre du différent, pour tenter une sorte d’identité à travers la découverte de l’autre »5, » était passionné de littérature française. Il demeure parmi les écrivains phares qui ont contribué à donner à la littérature tunisienne d’expression française ses lettres de noblesse. À vrai dire, la littérature tunisienne d’expression française qui, selon les propos d’Éliane Tabone, « ne s’est développée que modérément et tardivement si on la compare à la littérature algérienne »6, s’est imposée au sein de la littérature maghrébine en particulier, et, dans la littérature de la Francophonie du Sud, en général. La littérature tunisienne d’expression française est devenue un fait littéraire réel qui « n’est plus considérée comme une espèce d’accident de l’Histoire, une sorte “d’à côté” dont on se détournait dans les cercles très “sérieux” »7. Cet état de fait négateur et dévalorisant a sérieusement entravé et le développement et l’expansion de cette littérature qui est restée longtemps « mal connue au-delà de ses frontières »8. Dans son étude « problématique de la littérature tunisienne à l’étranger », Tahar Bekri souligne qu’il n’est pas rare d’entendre tel critique ou tel chercheur en France ou dans d’autres pays européens demander s’il existe une littérature tunisienne, tant sa présence fait défaut. Trois ou quatre noms sont cités par les spécialistes pour un pays qui en compte des dizaines. Or, cela est injuste, car il est facile de prouver la dynamique d’une littérature qui n’a rien à envier à celles de civilisation arabo-musulmane. Il était celui qui, à travers ses textes, ses tribunes, ses interventions, ébranlait inlassablement les certitudes de ceux qui veulent confondre, pour le revendiquer ou le dénoncer, l'islam et l'islamisme », Le Figaro. Fr, publié le 7/11/2014 à 19:35. 4 Faouzia Zouari. « Abdelwahab Medded, Tunisien des Lumières », Jeune Afrique, 13 novembre 2014. 5 Giuliana Toso Rodinis. « Avertissement », Giuliana Toso Rodinis (Études réunies par). Voix tunisiennes de l’errance, Stampota (Italie), Palumbo, 1995, p. 6. 6 Eliane Tabone. « Tunisie », Extrait de Littérature francophone. Tome I : Le Roman. Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier, Paris Haitier et AUPELF-UREF, 1997. 7 Samira M’rad Chaouachi. « Présence tunisienne », Dossier : Littérature tunisienne, C.I.C.L.I.M., Bulletin de liaison, No 18-19,1999, p. 6. 8 Myriam Louviot. « La littérature tunisienne francophone », Mondes en VF., Paris, Éditions Didier, 2013, p. 1. 8 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie nombreux pays arabes ou francophones. Mais cela veut dire également que sa visibilité reste difficile9. Continuant sur sa lancée, toujours animé par cette volonté intellectuelle de faire connaître aussi bien par l’écrit que par l’oral l’histoire littéraire de son pays en quête de renaissance, Bekri précise ce qui suit : Certes, ces dernières années, la littérature tunisienne est devenue plus présente à l’échelle internationale grâce à certaines voix qui prouvent leurs talents et ont droit à une reconnaissance par la critique, notamment universitaire. Mais cela reste tributaire d’une curiosité irrégulière, soumise à des hasards de la recherche qui ne donne pas une image juste de notre création. Certains chercheurs en France, en Europe ou ailleurs expliquent « la marginalisation » de la littérature tunisienne par le fait qu’elle est, essentiellement, œuvre de poètes et nous savons comment la poésie est laissée au second plan dans la recherche universitaire. Les littératures marocaine et algérienne, pour les comparer à la nôtre, prouvent leur présence avec une création romanesque plus importante 10. Il reste que même si la production littéraire tunisienne en français semble peu connue à l’étranger, il n’en demeure pas moins vrai qu’il existe de remarquables études sur cette mouvance littéraire autant dans des ouvrages individuels ou collectifs démontrant sa diversité et sa singularité, que des articles dans des volumes ou des revues évoquant écrivains ou poètes tunisiens. De même, sur le plan universitaire l’organisation de colloques et de manifestations intellectuelles aussi bien en Tunisie qu’ailleurs prouve sa vivacité. Certains critiques se sont également intéressés exclusivement à la poésie tunisienne ou encore à l’écriture féminine. Une exploration de quelques recherches sur cette littérature, aussi intéressantes et utiles soient-elles, confirme l’intérêt porté par la critique nationale ou internationale à ce fait littéraire qui ne cesse de se développer frayant sa propre voie qui lui assure sa continuité et la source de sa vitalité comme véhicule de la culture tunisienne. Il est très important de signaler en premier lieu, les contributions de Jean Fontaine qui demeurent un atout considérable dans la compréhension de l’évolution de l’histoire littéraire en Tunisie. Ayant travaillé sur la littérature tunisienne écrite arabe, cet éminent critique a varié ses recherches 9 Communication faite à la Rencontre Écrivains de Tunisie, Institut du Monde Arabe, Paris, le 5 novembre 1994, reprise dans son ouvrage. Tahar Bekri. De la littérature tunisienne et maghrébine et autres textes, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 62. 10 Op.cit. 9 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie en englobant des études pertinentes sur la littérature tunisienne contemporaine en français11. En 1987, la revue Europe s’intéresse au phénomène littéraire en Tunisie en réalisant un numéro spécial12, qui vise à faire connaître la particularité et la richesse d’un champ littéraire qui vient de l’autre rive de la Méditerranée. On y trouve des textes de : Ali Douâji, Aboul Kacem Chabbi, Mahmoud Meesâdi, Bechir Khraïef, Ezzedine Madani, Nouveau théâtre de Tunis, Albert Memmi, Mustapha Tlili, Chems Nadir, Abdelwahab Meddeb, Tahar Bekri, Helé Béji. Considérant que la littérature de son pays demeure encore trop méconnue à l’étranger, malgré une présence et une dynamique réelles, Tahar Bekri réunit ses différentes études dans un essai suivi de réflexions et propos sur la poésie et la littérature qui va devenir rapidement une référence incontournable pour mieux saisir d’une part, l’évolution de la littérature tunisienne et, d’autre part, pour tenter de combler une lacune dans le concert des littératures du Maghreb. Poète et écrivain, Bekri est également « un chercheur scrupuleux et exigeant, passionné et méthodique, ouvert aux théories textuelles les plus récentes, mais rejetant l’hermétisme. Créateur comme critique, il bouleverse les données faciles, refuse l’identité figée, célèbre l’errance enracinée et appelle à une littérature tolérante, fraternelle et universelle. De Paris à Tunis, de Copenhague à Istanbul, d’Alger à Montréal, de Rabat à Padoue, de Dakar à Port-au-Prince, de Manchester à Munich, il est habité par la même passion : la poésie »13. L’auteur poursuit ici ses recherches et réalise un autre ouvrage sur la littérature tunisienne de langues française et arabe ainsi que sur la littérature maghrébine et arabe en général. « Son regard critique est celui du poète, de l’écrivain rompu aux problèmes de la langue : bilinguisme, diglossie, francophonie. Dans cet ensemble d’essais aussi brefs que pertinents, il interroge, compare, témoigne sur son propre parcours, apporte des réflexions originales et personnelles »14. 11 Citons à titre d’exemple quelques-uns de ses productions : Vingt ans de littérature tunisienne 1956-1975, Tunis, éd. Maison tunisienne de l'édition, 1977 ; Aspects de la littérature tunisienne 1976-1983, Tunis, éd. Rasm, 1985 ; Histoire de la littérature tunisienne par les textes, tome III : De l'indépendance à nos jours, Tunis, éd. Cérès, 1999 ; Études de la littérature tunisienne 1984-1987, Tunis, éd. Nawras, 1989 ; La littérature tunisienne contemporaine, Paris, éd. CNRS, 1990 ; La littérature tunisienne contemporaine, Paris, éd. CNRS, 1990 ; Regards sur la littérature tunisienne, Tunis, éd. Cérès Productions, 1991 ; Propos de littérature tunisienne 1881-1993, Tunis, éd. Sud, 1998 et Le roman tunisien de langue française, Tunis, éd. Sud Éditions, 2004. 12 « Littérature de Tunisie », Europe, Paris, oct. 1987, 65e année, N° 702, 218 p. 13 Quatrième de couverture de Tahar Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1994, 254 p. 14 Quatrième de couverture de Tahar Bekri. De la littérature tunisienne et maghrébine et autres textes, Paris, L’Harmattan, 1999, 134 p. 10 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie Dans la préface de leur ouvrage collectif intitulé : Regards sur la littérature tunisienne15, Majid El Houssi, Mansour M’Henni et Sergio Zoppi soulignent que : « [d]epuis que les Italiens s’intéressent au Maghreb, de nombreuses études sur des auteurs tunisiens ont été rédigées dans des ouvrages collectifs et dans des revues spécialisées. Et ce, pour réunir les différentes voix du Maghreb dans une publication d’ensemble : donner à voir une image complète que possible sur cette région de la Méditerranée ». Ils ajoutent que : « [l] ensemble de ces essais traduit vraiment la richesse d’une littérature de qualité, quelle que soit la langue utilisée : l’arabe ou le français. Disons que l’irruption de cette dernière sur la scène littéraire tunisienne témoigne depuis des décennies désormais de la densité imaginaire conférée par l’exploration d’autres civilisations. »16 Poursuivant son objectif d’être un Bulletin de liaison officiel de la Coordination internationale des chercheurs sur les littératures maghrébines (C.I.C.L.I.M), Études Littéraires Maghrébines consacre un dossier à la littérature tunisienne17, réalisé par l’Université Lyon 2 et la Faculté des Lettres de la Manouba (Université de Tunis I). Les études qui figurent dans ce dossier ainsi que l’indication des prix littéraires et des stratégies élaborées pour la promotion du Livre en Tunisie montrent un engouement dans ce pays pour sa littérature d’expression française qui se distingue par la diversité des styles et la vitalité des productions romanesques. L’originalité de la littérature tunisienne d’expression française réside dans le fait qu’elle se présente comme le creuset d’un tempérament méditerranéen riche de ses nombreuses interférences et filiations, qui se situe comme un espace de convergences aussi bien linguistiques que socioculturelles judéo-arabes. Dans son étude « La littérature judéotunisienne entre identité et mémoire », Hédi Khaddar montre que la littérature judéo-tunisienne fait partie intégrante de la mouvance littéraire dans ce pays18. Les écrivains juifs tunisiens, toute génération confondue, comme Albert Memmi, Claude Kayat, Georges Khaïat, Marco Koskas ou Colette Fellous, pour ne citer que ceux-là, demeurent imprégnés de la mémoire et de la culture de leur terre natale. Dans leurs écrits, la vitalité littéraire et culturelle qui les caractérise et les dote d’une personnalité particulière dans laquelle leurs coreligionnaires se reconnaissent aisément et qui permet la (ré) appropriation de la dimension juive comme composante de l’identité nationale tunisienne. 15 Majid El Houssi, Mansour M’Henni et Sergio Zoppi (dir.). Regards sur la littérature tunisienne, Roma, Bulzoni editore, 1999, 239 p. 16 ___________. « Préface », pp. 13-14. 17 Études Littéraires Maghrébines. Dossier : Littérature tunisienne, C.I.C.L.I.M., Bulletin de liaison, No 18-19,1999, 99 p. 18 Hédia Khaddar. « La littérature judéo-tunisienne entre identité et mémoire », in Actes du colloque d’Identité : choix ou combat, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis et Duke University, « Medistudies », Vol. XV, Tunis 2002. 11 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Docteur en littératures d’expression française et agrégé d’arabe, Najeh Jegham a réalisé un essai Lectures tunisiennes19 qui comporte des études intéressantes sur différents écrivains et poètes, entre autres, Abdelwahab Meddeb, Majid El Houssi, Mustapha Tlili, Hélé Béji, Chams Nadir et Amina Saïd. De son côté, Majid El Houssi propose une étude très judicieuse qui indique clairement que la littérature tunisienne de langue française20 est vivante et riche d’une production diversifiée qui souligne la présence d’une imagination créatrice féconde régie par cette cohabitation des langues et par cette dialectique enracinement-ouverture qui donne à voir un phénomène littéraire en pleine effervescence. Ayant participé à plusieurs colloques en Tunisie et ailleurs, se concentrant essentiellement sur l’évolution de la littérature tunisienne et en réalisant différentes études, Alia Baccar-Bournaz réunit toutes ses contributions dans un ouvrage Essais sur la littérature tunisienne d’expression française21. Son but est de faire mieux connaître les écrits tunisiens contemporains : bien que jeunes, ils n’en témoignent pas moins de leur bonne santé. Elle espère aussi qu’il sera utile aux chercheurs et à toute personne manifestant un tant soit peu de curiosité intellectuelle parce que d’après elle, La littérature tunisienne d’expression française offre une palette qui répond aux aspirations kaléidoscopiques, de chaque Tunisien. C’est une production qui a les yeux fixés sur son patrimoine qu’elle détient au plus profond d’elle-même. Elle exprime le moi et ses diverses identifications à cet arc-en-ciel de cultures et de traditions. Les données géographiques, politiques, sociales, culturelles, ou religieuses se recoupent, s’enchevêtrent et donnent naissance à une identité plurielle qui fait la spécificité du Tunisien22. Baccar-Bournaz insiste également sur le fait que la littérature tunisienne revêt un caractère spécial qui va au-delà des frontières traditionnellement délimitées par les textes révélant un enjeu plus vaste englobant différents espaces géographiques et d’autres discours critiques. Pour elle, cette mouvance littéraire est 19 Najeh Jegham. Lectures tunisiennes : De la littérature de langue française, Tunis, L’Or du temps, 2003, 142 p. 20 Majid El Houssi. « Les murmures montant, descendant par un passage de forme : à propos de l’écriture tunisienne de langue française », in Actes du colloque Interférences culturelles et écriture littéraire, Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts, Beït al-Hikma, Carthage, 2003, pp. 39-44. 21 Alia Baccar-Bournaz. Essais sur la littérature tunisienne d’expression française, LouvainLa-Neuve, Bruylant-Académia, 2005, 174 p. 22 Ibid., p. 23. 12 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie […] refus de renier une appartenance et de se réduire à un groupe unique ; elle dévoile clairement la volonté d’appartenir à la fois au Maghreb, à l’Afrique, au monde arabe, au monde musulman, mais aussi et surtout à la Méditerranée qui constitue l’un des supports de la création littéraire tunisienne23. L’histoire particulière de la Tunisie qui l’identifie comme une terre de brassage de cultures et de civilisations a enrichi son identité qui apparaît plurielle, multiculturelle, mais aussi multiconfessionnelle. Cet état de fait est explicite et facilement identifiable à travers les pratiques textuelles. À cet égard, Baccar-Bournaz précise que L’étude de la littérature tunisienne d’expression française révèle que l’identité tunisienne est une réalité où les civilisations se brassent et se recomposent en une unité originale ; en somme, elle est conforme à l’harmonie des mosaïques inaltérables que des aïeux venus des rivages lointains lui ont léguées24. C’est à ce « [p]ays de civilisation millénaire, carrefour de peuples et d’influences fort diverses », à cette Tunisie plurielle, « terre d’ouverture et de douceur de vivre », que Guy Dugas présente dans Tunisie - rêve de partages, qui regroupe romans et récits sur les différentes communautés qui la composèrent25. Le domaine de la littérature tunisienne suscite de plus en plus d’intérêt faisant l’objet de nombreux travaux. Pour les critiques qui s’y intéressent, il ne semble pas toutefois inutile de mener de nouvelles recherches sur cette question, dont les enjeux restent extrêmement importants. C’est dans cette perspective que l’essayiste et écrivain francophone Ali Bassi propose dans LittératureS tunisienneS. Vers le renouvellement26, une analyse judicieuse des volets essentiels de cette littérature des cinquante dernières années ; son renouveau indéniable et sa réception auprès des différents publics. L’étude s’attache à présenter la littérature tunisienne, dans ses deux versants de langue arabe et de langue française, recourant à une variété d’auteurs et de tous les genres, allant des précurseurs à ceux appartenant à différentes périodes qui caractérisent l’évolution du champ littéraire tunisien. À ce sujet, l’auteur indique que « la période essentielle de cette littérature en langue 23 Ibid., pp. 23-24. Ibid., p. 24. 25 Guy Dugas (Textes choisis et présentés par). Tunisie - Rêve de partages, Paris, Omnibus, 2005, 1065 p. 26 Ali Abassi. LittératureS TunisienneS. Vers le renouvellement, Paris, L’Harmattan, 2006, 220 p. 24 13 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie française, celle de son premier renouveau [va] de l’indépendance à 1987 »27. Et dans le corpus choisi, il a retenu […] de ces années-là seulement quelques noms à l’instar d’Albert Memmi, Mustapha Tlili, Hédi Bouraoui, Faouzi Mellah, Abdelwahab Meddeb… et un peu moins des écrivains qui font déjà parler d’eux, mais seront mieux connus dans la période suivante : Majid El-Houssi, Moncef Gachem, Tahar Bekri, Hélé Béji… D’ailleurs, mis à part les trois précurseurs, cités en premier, tous les autres écrivains de la période en question commencent à publier vers les années 1975 et ne seront vraiment connus qu’après 1987 ; ils appartiennent donc moins à la période qui nous intéresse ici qu’à la suivante, qui verra se joindre à eux ceux de la « troisième génération28 » (A. Bécheur, S. Marzouki, A. Bel Haj Yahia, H. Jilani, A. Abassi, etc.) On trouve également dans cet ouvrage d’autres noms d’écrivains célèbres ou moins connus qui ont contribué à l’enrichissement de la littérature tunisienne comme : Abdelkassem Chebbi, Mahmoud El- Messâdi, Mahmoud Tarchouna, Slaheddine Boujah, Jalloul Azzouna, Fredj Lahouar, M.S. Ouled Ahmed, Youssef Rzouga, Chams Nadir, Amel Moktar, Souad Guellouz, Anouar Attia, pour ne citer que ceux-là. Force est de préciser que l’auteur met au centre de sa réflexion littéraire la problématique identitaire chez les écrivains francophones tunisiens qui s’inscrit immanquablement au cœur du débat autour du fait d’écrire dans la langue de l’ancien colonisateur tout en gardant ses racines arabophones ou encore berbérophones, sans pour autant s’aliéner à une culture dominante au risque de renier ses origines et son patrimoine séculaire aussi bien humain que socioculturel. Dans son dernier ouvrage Espaces francophones tunisiens ou Main de Fatma, il se demande justement Comment faire, surtout, pour être et demeurer, aujourd’hui, un francophone tunisien sans complexe, et sans fatalement renoncer a sa culture arabophone, ni en subir quelques oukases, si l’on appartient aux espaces de la francophonie par l’écriture, la recherche, l’enseignement ou la simple empathie culturelle ?29. 27 Ibid., p. 18. Dans la note de page 11 de son ouvrage, l’auteur précise ceci : «-Une périodisation par génération, plutôt que par étapes historiques, est tout à fait possible et plus pratique à certains égards, à condition de donner à ce mot les sens de sensibilité différente, souffle nouveau…» et de ne pas le limiter à la notion d’âge, puisque Memmi ou Bouraoui, (génération 1) toujours productifs et lus, ne sont point remplacés par Mellah ou Bekri… (génération 2) ou par Bécheur et Belhaj-Yahia (génération 3)…, Ibid., p. 19. 29 Ali Abassi. Espaces francophones tunisiens ou Main de Fatma, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 8. 28 14 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie il ajoute aussi : C’est même là toute la question ! De quel code et de quel décodage s’agira-t-il dans l’analyse de la problématique proposée ? Comment et pourquoi, au sein d’une littérature et d’une culture fondamentalement arabes, une littérature de langue française et une culture francophone, issues du fait colonial, sontelles souvent, de part et d’autre, c’est-à-dire à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, l’alibi de certains malentendus involontaires, sinon voulus et entretenus exactement comme l’est la petite amulette dans les usages symboliques qu’on en fait pour la commodité d’une signalétique lisse et consumériste ?30. Il convient de souligner que ni les multiples incompréhensions ni les farouches résistances de la part de ceux qui ont toujours dénigré l’existence de la littérature tunisienne de langue française ne l’ont pas empêchée de se développer et d’acquérir sa juste place au sein du champ littéraire maghrébin et francophone. En fait, il existe de remarquables études sur l’évolution du roman tunisien31 qui embrasse plusieurs genres confirmant la productivité de cette littérature, tout au moins sur le plan quantitatif, qui ne cesse de développer depuis l’indépendance du pays. Aussi, des colloques nationaux ou internationaux ont-ils été organisés qui ont inspiré la publication de volumes contribuant à faire connaître ce phénomène littéraire qui suscite à chacune de ces occasions un grand intérêt. À titre d’exemple, signalons l’ouvrage de Afifa Chaouachi-Marzouki La littérature tunisienne de langue française : voix anciennes et nouvelles voies32, qui réunit une quinzaine d’études universitaires présentées lors d’un colloque consacré à la littérature tunisienne francophone, en novembre 200933. Il est certain que la littérature tunisienne en français n’est plus méconnue à l’étranger. Elle fait partie de la littérature maghrébine et de 30 Ibid., p. 8. Voir à ce titre Mansour M’Henni. « Quel Roman aujourd'hui pour la littérature tunisienne de langue française », Salha, Habib (Dir). Le Roman maghrébin de langue française aujourd'hui Rupture et continuïté, Tunis, Publications de la Faculté des lettres de La Manouba, View Design International, 2008, pp. 209-221. 32 Afifa Chaouachi-Marzouki (Textes réunis et présentés). La littérature tunisienne de langue française : voix anciennes et nouvelles voies, Tunis, Sud Éditions, 2010, 199 p. 33 Actes du colloque international organisé en novembre 2009 par la Faculté des lettres, des arts et des humanités, Université de la Manouba, avec le concours de l’Institut français de coopération. Cet ouvrage regroupe treize communications, présentées en majorité par des universitaires tunisiens. Ces études portent sur plusieurs recueils de la poésie tunisienne moderne, comme le Mirliton du ciel d’Albert Memmi, Je ne suis pas mort de Samir Marzouki, et bien d’autres dont celui de Kamel Gaha. Des récits y sont également commentés notamment L’œil du jour de Hélé Béji et Les belles de Tunis de Nine Moati. L’intérêt de cet ouvrage réside dans le regroupement d’études portant sur des auteurs consacrés et d’autres qui traitent des « voix nouvelles » comme celle de A. Belkhodja. 31 15 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie l’espace francophone comportant une dimension esthétique plus spécifique et regroupant tous les types d’écrit, poème, roman, théâtre, etc. Elle apparaît en quelque sorte, comme la principale source d’information et de découverte de la richesse du patrimoine culturel tunisien. En plus des études sur le roman tunisien, il y a lieu de signaler la présence de plusieurs études sur la création poétique tunisienne en français qui traitent soit des poètes majeurs comme T. Bekri, A. Meddeb, C. Nadir, M. Gachem ou encore A. Saïd ou abordent l’originalité de cette aventure littéraire en présentant la particularité et la force de son univers imaginaire, les formes de son style d’écriture, le système de ses sensations favorites et de ses thématiques récurrentes34 qui articulent un espace neuf, riche et enrichissant de mots et de sensations. L’ouvrage de Jean Fontaine intitulé Écrivains de Tunisie35, recense les écrits de femmes tunisiens en arabe et en français de l’Indépendance jusqu’à la fin de 1993 situant, comme l’indique Aïcha Ghedira, la naissance de « la littérature féminine d’expression française […] dans les années 70, plus précisément avec un recueil de poésie Graines d’espérance de Malika Golcem Ben Rejeb, suivi de près en 1979 par un recueil de Sophie El Golli, Signes »36. De son côté, Jean Déjeux, indique que les écrits en français réalisés par les femmes tunisiennes sont moins importants qualitativement que ceux de langue arabe. Il rapporte que Les romans écrits en français par des Tunisiennes commencent avec l’année de la femme en 1975. Trois Tunisiennes se font connaître : Souad Guellouz avec La Vie simple racontant le passage de la vie traditionnelle tranquille à la trépidation de la vie moderne urbaine. L’auteur y soulève les problèmes d’adaptation à la vie nouvelle ; l’écriture est simple. Aïcha Chaïbi avec Rachel montre un ambitieux arriviste, qui, parti de sa campagne, parvient à la ville, se marie avec une étrangère, revient chez lui, mais fait 34 Voir à titre d’exemple La nouvelle poésie tunisienne de langue française, Actes du Congrès Mondial des Littératures de langue française, Padoue, 1983, pp. 427-432 ; Jean Déjeux (s. la dir. de). Poètes tunisiens de langue française, N° spécial de Poésie 1, Paris, N° 115, janv.fév. 1984, 128 p. ; Hédia Khadhar. Anthologie de la poésie tunisienne de langue française, Paris, L’Harmattan, 1985, 157 p. ; Majid El-Houssi. Poésie tunisienne de langue française, in Poésie méditerranéenne d’expression française 1945-1990, Bari, Schena-Nizet, 1991, pp. 292-366 ; Giuliana Toso Rodinis (Études réunies par). Voix tunisiennes de l’errance, Stampota (Italie), Palumbo, 1995, 158 p. ; Samir Marzouki. « La poésie tunisienne de langue française », dans La littérature maghrébine d’expression française, Charles Bonn, Naget Khadda, Abdallah Mdarhri-Alaloui (sdd), Paris, EDICEF-AUPELF, 1996, pp. 243-250 ; Abderrazak Bannour. « Poètes francophones de Tunisie (ou de treize points relatifs à la poésie francophone en Tunisie) », dans Letterature di frontiera, Vol. III, éd. Univ. di Trieste, Année III, 2 juil.-déc. 2003, pp. 217-270 et Claude Raynaud. « Panorama de la poésie maghrébine de langue française. Poésie tunisienne », Bulletin du Centre Culturel Arabe, Bruxelles, janv.- mars 2004. 35 Jean Fontaine. Écrivaines tunisiennes, Tunis, Gai Savoir, 1990, 100 p. 36 Aïcha Ghedira. « Le roman féminin tunisien d’expression française », dans Letterature di frontiera, Vol. III, éd. Univ. di Trieste, Année III, 2 juil.-déc. 2003, p. 187. [pp. 187-204]. 16 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie le malheur de tout le monde. Ce roman n’est pas trop moralisateur ; quant à l’écriture, elle est, elle aussi, on ne peut plus simple. Enfin, Jalila Hafsia écrit Centre à l’aube qui se présente comme un retour sur soi et sur sa propre mémoire, sur un univers de femmes et sur l’opinion aussi, prête à rapporter tous les ragots37. Khéfija Lasram Kamoun, pour sa part, a effectué un relevé systématique des écrits féminins rédigés en arabe, français et anglais, tant en Tunisie qu’à l’étranger, de 1956 à 199938. Enfin, le Centre de Recherches, d’Études, de Documentations et d’Information sur la Femme (CREDIF) publie chaque année, depuis 1994, un fascicule où sont mentionnés Les Écrits de femmes tunisiennes en langue arabe et étrangère, classés en différentes rubriques : Études et Actes de colloques, Littérature féminine (roman, poésie, nouvelles), littérature enfantine. Cependant, c’est dans « Femme et roman en Tunisie à l’époque contemporaine » que Baccar-Bournaz recense 95 auteurs qu’elle présente par ordre alphabétique pour offrir un aperçu sur la création narrative féminine en Tunisie à l’époque contemporaine39. Elle soutient que : L’arrivée des romans tunisiens de langue française écrits par des femmes sur la scène littéraire est toute récente, mais ils sont fort utiles, car ils fixent notre mémoire, nous familiarisent avec nos racines, brossent un aspect de notre environnement actuel et contribuent à l’essor scientifique de la Tunisie puisque des colloques leur sont consacrés tant à l’étranger qu’en Tunisie ; des travaux de recherche y puisent des renseignements fort utiles et nous invitent à réfléchir sur la condition qui est accordée aux femmes et leurs écrits40. Indiquant clairement que « la production féminine romanesque tunisienne en langue française n’est pas aussi importante qu’on le souhaiterait », Baccar-Bournaz manifeste des regrets « à propos de certaines femmes qui se taisent, souvent découragées par un manque d’assurance et d’encouragement éditorial »41. En fait, certaines femmes écrivaines sont plus prolifiques et régulières que d’autres, mais il reste que le pouvoir d’écriture féminin s’est frayé une grande place dans la littérature nationale tunisienne parce que 37 Jean Déjeux. La littérature féminine de langue française au Maghreb, Paris, Karthala, 1994, pp. 51-52. [256 p]. 38 Khédija Lasram Kamoun (préparé par). Création littéraire des femmes en Tunisie, Bibliographie 1956-1999, CREDIF, Tunis, 2000. 39 Baccar-Bournaz. Essais sur la littérature tunisienne d’expression française, pp. 55-65. 40 Ibid., p. 64. 41 Ibid., p. 64. 17 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie […] la littérature féminine d’expression française offre une palette répondant à tous les goûts, à toutes les aspirations. Elle reflète les différentes facettes de l’identité tunisienne. On y trouve des références aux différentes civilisations qui ont marqué la Tunisie : punique, romaine, vandale, juive, arabe, andalouse, ottomane et occidentale (espagnole, française, italienne) 42. La prolifération et la diversité de l’écriture féminine tunisienne n’a pas connu la même attention que celle accordée par la critique à la littérature masculine de ce pays43. Cette carence peut s’expliquer par la méconnaissance, la négligence ou encore la mauvaise diffusion des écrits féminins. Toutefois, ce fait littéraire mérite donc plus d’attention, du fait comme le souligne Baccar-Bournaz que […] cette production littéraire inscrit le terroir tunisien au centre de sa structure romanesque, linguistique, et historique. La femme offre ainsi une image mitigée : ou bien elle est rehaussée comme cette inaccessible étoile que chante le poète, ou au contraire elle est écrasée, humiliée, anéantie dans l’indifférence la plus totale. Quoi qu’il en soit, par sa présence même, elle participe aux différents courants de l’écriture et de ce fait à l’émancipation des femmes elles-mêmes44. Les critiques qui s’intéressent à la littérature tunisienne s’accordent à dire que les figures littéraires arabophones qui remontent à la période lointaine de la présence des Arabes dans la région sont les plus dominantes que celles représentant l’autre versant de cette littérature écrite en langue française. Celle-ci demeure jeune puisqu’elle est née au lendemain du Protectorat. Ses débuts sont liés au grand apport d’Albert Memmi qui demeure un écrivain majeur de la génération des années cinquante. Au lendemain de l’indépendance du pays, pendant la décennie de 1960 à 1970, la poésie connaît un essor important et des poètes publient leurs premières œuvres. C’est à cette époque que la revue Alif a été fondée pour contribuer à l’épanouissement d’une littérature qui cherche sa voix et sa voie45. De 1975 à 1990, la littérature tunisienne francophone prend un réel élan grâce à la 42 Ibid., p. 63. Voir à ce sujet Raja BelHaj Ali. « Littérature féminine en Tunisie. L’éternel romantisme », Dialogue, No 265, Tunis 1979, Lucette Heller-Goldenberg. « Littérature judéo-tunisienne de femmes », Cahiers d'Etudes maghrébines. 3, Cologne, 1991. pp. 111-116 et Azza Filali. « La femme tunisienne et l’écriture », Réalités, No 271, Tunis, 2 novembre 1990. 44 Baccar-Bournaz. Essais sur la littérature tunisienne d’expression française, p. 65. 45 Selon Louviot, « la revue Alif est fondée en 1970 par Lorand Gaspar et Salah Garmadi. C’est une revue bilingue qui se propose de présenter des auteurs français contemporains aux Tunisiens ou de faire la promotion des littératures maghrébines, rassemblant auteurs francophones et arabophones », « La littérature tunisienne francophone », p. 3. (La revue bilingue Alif a cessé d’exister en 1982). 43 18 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie publication de plusieurs romans par des écrivains tunisiens installés à l’étranger tels qu’A. Meddeb, M. Tlili et F. Mellah. Dans le domaine de la poésie, à des poètes connus comme M. Gachem et S. Garmadi, s’ajoutent T. Bekri, S. El Goulli et A. Saïd qui vont apporter un véritable dynamisme à la création poétique en Tunisie. Depuis les années quatre-vingt-dix, une nouvelle génération d’écrivains apparaît qui assure la relève littéraire malgré des difficultés politiques et éditoriales insurmontables. À cet effet, Myriam Louviot rapporte ce qui suit : En 1987, Ben Ali, alors Premier ministre, prend le pouvoir prétextant que le président Habib Bourguiba n’est plus en mesure de l’exercer pour raisons de santé. L’espoir d’un relâchement de la censure grandit alors dans la population, mais il est rapidement déçu. À la censure d’État s’ajoute même dans une certaine mesure une autocensure, tant que le climat est pesant. La littérature tunisienne, toujours sous pression, a donc bien du mal à se développer46. Responsable des « Jeudis de l’IMA », Maati Kabbal réunit le 23 novembre 2006 cinq écrivains tunisiens, un poète, Tahar Bekri, quatre romanciers, dont une romancière, également réalisatrice, Aroussia Nalouti, deux francophones, Ali Bécheur et Rafik Darragi, un arabisant, Habib Selmi. Le but de cette rencontre est d’établir une sorte de bilan, tout à fait provisoire, et à compléter, de(s) littérature(s) tunisienne(s) contemporaine(s), à partir du témoignage des écrivains eux-mêmes, et de poser, à cette occasion, quelques questions sur le rapport qu’entretient cette écriture avec la langue arabe littérale/littéraire, avec les autres pays du Maghreb, avec ceux du Machrek, avec la littérature mondiale47. Cette initiative fut un moment de reconnaissance tant attendu qui permet aux deux acteurs de cette littérature au sens large du terme, de se rencontrer et de dialoguer pour résoudre un de ses problèmes cruciaux à savoir un rejet systématique et une méconnaissance réciproque. Bekri ne cache pas son amertume en avançant que : [l]a pauvreté du paysage littéraire local : aucune revue littéraire en français, la censure de l’autocensure pendant des décennies, la 46 Ibid., p. 5. Littératures de Tunisie : Le jeudi 23 novembre 2006 – 18h30 – Auditorium (niveau -2) : « Inscrite pleinement dans la modernité par ses deux langues, la singularité de ses styles et de ses thématiques, la littérature tunisienne a du mal cependant à se forger une visibilité à la mesure de sa créativité. Ceci ne l’empêche pas d’être au diapason de ce qui agite la création et les créateurs de par le monde. Que veut dire écrire aujourd’hui en Tunisie ? Quels sont les sujets abordés par les écrivains tunisiens ? Quels rapports entretiennent-ils avec les écrivains du Maghreb et du Machrek ? Cette rencontre est l’occasion d’aborder ces questions et ce, à la lumière de la production récente de chacun d’entre eux ». 47 19 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie coupure entre les auteurs arabophones (plus nombreux et plus présents dans la vie littéraire) et francophones qui s’ignorent, la marginalisation de cette littérature dans l’enceinte universitaire, en dépit de la conviction de certains48. Désireux de combler le vide autour de la présence de revues spécialisées destinées à faire connaître la variété et la richesse de la littérature tunisienne, en collaboration de Kamel Gaha, Bekri crée en 1997 Ifriquiya : une revue annuelle de critique et de création49. Pour des raisons qu’il serait vain d’exposer, la création littéraire en Tunisie demeure marginale, et parfois tout simplement méconnue, dans le corpus de la recherche sur les Littératures du Maghreb, à quelques exceptions près. Ces raisons s’ajoutent aux autres défis évoqués pour mieux indiquer l’urgence d’une résistance à l’oubli et au silence qui guettent50. Force est de préciser qu’il existe peu de revues qui ont consacré un de leurs numéros à la littérature tunisienne. La revue londonienne BANIPAL (magazine of modern arab literature) a consacré son numéro 39 à la littérature tunisienne contemporaine, en collaboration avec le Centre national de traduction51. De son côté, conçu et dirigé par Ridha Bourhis, Missives 48 Propos cités dans « L’histoire d’une enfant malaimée en quête de reconnaissance », Le Blog de Khalil Khalsi, samedi 21 janvier 2012. 49 Éditée chez l'Harmattan, cette revue s’est arrêtée après le numéro 1 qui comportait des contributions de Giuliana Toso-Rodinis, Majid El-Houssi, Denise Brahimi, Hédi Abdel Jaouad, Slaheddine Bougeh, Hédi Khellil, Il y a aussi une rubrique consacree a la creation avec des textes de Daniel Leuwers, Moncef Ghachem, Fadhila Laouani, Houda Ben Ghacham, Habib Selmi, Majid El-Houssi et Kamel Gaha. 50 Tahar Bekri/Kamel Gaha. « Introduction », Ifriquiya, No 1, 1997, pp. 1-2. 51 En effet, le numéro 39 de cette revue (automne-hiver 2010) a rendu hommage à 24 hommes et femmes parmi les écrivains tunisiens, avec des portraits, des textes choisis et des poèmes. Ces écrivains sont notamment Habib Selmi, Amel Moussa, Rachida el Charni, Moncef Ouhaibi, Walid sliman, Mansour Mhenni, Hassouna Mosbahi, Amina Said, Mohamed Ghozzi, Faouzia Aloui, Saleh eddames, Tahar Bekri, Noureddine Bettaieb, Fayza Miled, Adam Fethi, Kamel Riahi, Brahim Darghouthi, Mohamed Ali Yousfi, Hassan Ben Othman, Sghaier ouled Ahmed et Faouzia Zouari. La revue évoque aussi les parcours de Abou El Kacem Chebbi, Samir Ayadi et Ezzedine Madani. Le groupe littéraire ''Taht Essour'' qui a marqué la scène culturelle tunisienne dans les années 30 et 40 est également mis en relief. Le romancier et journaliste Hassouna Mosbahi a présenté dans cette revue des personnalités qui ont marqué la culture tunisienne dont Kheireddine Bacha, fondateur du collège Sadiki, Ali Bach Hamba, Ali Douagi, Mohmoud Messaâdi, etc.. La réalisation de ce numéro a permis de souligner l'importance de traduire vers d'autres langues que le français les œuvres tunisiennes afin de mieux faire connaître la littérature tunisienne. M. Mohamed Mahjoub, directeur général du Centre national de traduction, a insisté sur la nécessité de cette parution dans la mesure où elle constitue une vitrine pour la littérature tunisienne moderne dans les pays anglophones, recommandant la publication d'un autre numéro impliquant d'autres écrivains tunisiens. 20 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie réserve son numéro 264 aux Écritures de Tunisie52. Dans son avant-propos, Bourhis évoque l’importance de l’acte d’écrire pour les écrivains et les poètes qui composent le corpus choisi : Souvent Tunisiens ou, pour quelques-uns, Franco-Tunisiens, vivant en Tunisie ou en France, écrivant seulement en français ou en français et en arabe à la fois, connus ou moins connus, les auteurs de ce numéro ont au moins quelque chose en partage : la quête de la beauté et de l’amour à travers cette originale et belle rencontre littéraire de leur être, de leurs désirs et phantasmes, de leurs douleurs et espérances, de leur imaginaire et « profondeurs mythiques » avec les syllabes enchanteresses de la langue française qu’ils savant fertiliser, qu’ils savant faire chanter, rire et pleurer53. Voici l’explication qu’il donne sur le choix de cette thématique bien spécifique : Nous avons placé cette édition sous le titre « Écritures tunisiennes ». Car, pour ces poètes, nouvellistes et romanciers, il s’agit bien d’écriture, c’est-à-dire de création littéraire supposant une authentique forme verbale, un style singulier et un patient et passionnant travail sur le langage. Et comme ils sont tout aussi nombreux que différents à la produire, cette écriture ne peut se placer que sous le signe du pluriel. Plurielle, elle dit aussi, en plus de l’univers psychomental de ces sédentaires nomades, enracinés voyageurs, une Tunisie aux voix et aux visages multiples et où les rêves, pour grandir, s’en vont courir au-delà de la mer qui les inspire et dont ils épousent l’étendue, ondoyante et bleue54. Coordonné par Mansour M’henni, le numéro 21 de la revue semestrielle sur les cultures et littératures nationales d’expression française interculturelle Francophonies55 est consacré à Littérature tunisienne de langue française : une autre voix(e) de la tunisianité. Dans sa présentation, M’henni souligne que : La littérature tunisienne de langue française a démenti toutes les prophéties qui la donnaient comme contre-productive et condamnée à disparaître. En effet, parallèlement aux écrits de 52 Ridha Bourkhis (dossier conçu et dirigé par). Écritures de Tunisie, Missives, No 264, mars 2012, 155 p. 53 Ridha Bourkhis. « Avant-propos », Ibid., p. 7. 54 Ibid., p. 8. 55 Publiée à Lecce (Italie) et dirigée par Andrea Calì (Università del Salento, Lecce), Interculturel Francophonies a réservé son numéro 21, juin-juillet 2012 à la littérature tunisienne de langue française: une autre voix(e) de la tunisianité, 250 p. 21 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Tunisiens résidant à l’étranger, la production locale connaît un épanouissement accru et une dynamique soulignée, après l’initiation d’un prix littéraire du roman tunisien (Le Comar d’Or), par une compagnie d’assurances du même nom. Ce n’est pourtant pas le roman seulement qui se développe et prospère. Peut-être bien avec moins de lectorat, mais avec autant d’engagement, les autres genres, l’essai surtout, la poésie et la nouvelle aussi enrichissent continuellement une littérature qui est de plus en plus perçue comme un patrimoine national méritant l’intérêt qu’on lui doit et l’attention qu’elle mérite. Abordant ce numéro spécial, Yves Chemla conclut son étude en précisant que : Cet ensemble d’articles est complété d’entretiens et d’une rapide anthologie, qui donne visibilité à la nouvelle génération des écrivains, comme Aymen Hacen, dont le talent certain tarde encore à être reconnu. Mais l’essentiel est là : cette livraison de la revue Interculturel Francophonie montre combien les lettres tunisiennes d’expression française constituent un ensemble de voix importantes et diverses dans les littératures d’expression française. Elle témoigne à qui l’ignore encore, de la vitalité de la recherche dans l’université tunisienne. Elle nous rappelle enfin combien Interculturel Francophonies mène depuis des années, contre vents et marées, un travail essentiel de collecte et d’invention de ce qu’il faut bien appeler les Nouvelles Humanités. Chaque numéro de la revue, née en 2001, est une référence. On ne le souligne pas assez, et pourtant cette charge, en ces temps de restrictions de toutes natures, n’est pas banale. Il faut en remercier Andrea Cali, son directeur, pour sa ténacité et sa grande rigueur intellectuelle et morale56. Il est important de souligner que la littérature tunisienne a beaucoup souffert du phénomène de la censure qui, pendant des années de dictature, a étouffé les libertés individuelles et a sérieusement perturbé le processus de créativité littéraire en Tunisie. La chaîne de censure a touché plusieurs écrivains tunisiens dont les livres sont restés « bloqués chez les imprimeurs sur ordre du pouvoir »57 et se sont trouvés, par conséquent, privés de participer à des foires du livre qui se déroulaient au pays. Cette dure réalité visant à interdire la circulation des livres et à sanctionner sévèrement aussi bien les écrivains que les éditeurs qui osaient défier le régime et ses instances de répression, accorde à l’acte d’écrire et de publier une force 56 Yves Chemla. « Sorties de la nuit et du silence : les lettres tunisiennes », Site d'Yves Chemla : littératures du Sud et critiques. 57 Voir Fethi Djebali. « Tunisie : les livres sous la coupe de la censure », Syfia Tunisie, www. Syfia.info, le 28 avril 2008. 22 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie d’engagement pour une cause. Celle-ci n’a pas cessé de manifester ouvertement en faveur du droit à la liberté de circulation pour tous les livres interdits en Tunisie et à l’aspiration des écrivains de laisser couler leur imaginaire créatif sans nulle crainte ou contrainte. Louviot indique qu’écrire sous la censure a sérieusement affecté le paysage littéraire en Tunisie : Depuis son indépendance, la Tunisie a connu deux régimes dictatoriaux sous lesquels l’expression d’une pensée dissidente pouvait être durement réprimée. C’était déjà le cas sous Bourguiba (président de 1957 à 1987), cela le fut encore davantage sous Ben Ali. Ces longues années pendant lesquelles toute œuvre publiée devait d’abord recevoir le visa du bureau de la censure ont poussé les auteurs à pratiquer eux-mêmes une forme d’autocensure ou à s’exiler. Certains comme le romancier militant Jalloul Azzouna (1944-) ont fini par imprimer et distribuer gratuitement leurs œuvres, d’autres comme le poète et romancier Taoufik Ben Brik (1960-) se sont tournés vers des éditeurs étrangers58. En dépit de l’immensité et de la rigueur de la censure et de l’autocensure qui ont freiné le développement de la littérature francophone en Tunisie, on assiste, à partir des années quatre-vingt-dix, à l’apparition d’une nouvelle génération d’écrivains qui témoigne de la vitalité littéraire dans ce pays. En effet, la production littéraire s’est intensifiée et plusieurs éditeurs59 ont produit une multitude de livres qui abordent une diversité thématique contribuant à l’enrichissement et à la prospérité de la littérature tunisienne de langue française. Mais il reste que l’impact de ce dynamisme éditorial demeure très limité du fait que la publication d’ouvrages ne dépasse guère les frontières, destinée exclusivement au marché national. Cet état de fait n’apporte pas la visibilité, indispensable, voire nécessaire à la littérature tunisienne d’expression française, qui continue à être, selon Yves Chemla, « méconnue, comme est tout aussi méconnue la Tunisie elle-même, réduite le plus souvent à un certain nombre de clichés qui neutralisent sa situation réelle »60. Cependant, il convient de préciser que quelques écrivains appartenant à cette relève littéraire ont inspiré des études publiées dans des volumes réservés à la littérature tunisienne. Mais nombreux sont ceux participant au renouvellement et à la continuité au fait littéraire tunisien qui n’ont pas encore bénéficié d’un intérêt considérable de la part de la critique. Ceci dit, il ne semble pas inutile de mener des recherches adéquates et judicieuses sur ces nouvelles voix dont la liste de publications est phénoménale. Dans cette 58 Louviot. « La littérature tunisienne francophone », p. 6. On cite à titre d’exemple Éditions Elyzad, Cérès éditions, Sud Éditions, Demeter, Alif - les éditions de la Méditerranée, éditions carthaginoises, Med Ali Éditions. 60 Chemla. « Sorties de la nuit et du silence : les lettres tunisiennes », Site d'Yves Chemla : littératures du Sud et critiques 59 23 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie perspective, cet ouvrage collectif traite de la créativité littéraire en Tunisie et, s’intéresse plus particulièrement à l’émergence de la littérature tunisienne de langue française des années 2000 à nos jours61. À vrai dire, cet ouvrage ne peut être exhaustif, ni même capable de cerner tous les aspects de cette mouvance littéraire tunisienne contemporaine. Nous sommes conscients des limites de ces contributions. Peut-on prétendre à une saisie de cette relève littéraire à partir de ces réflexions critiques sur les œuvres de quelques écrivains tunisiens ? Toutefois, la présentation de quelques-unes de ces voix qui abordent des thèmes variés et fait ressortir les éléments caractéristiques de ce renouveau littéraire en Tunisie entend attirer l’attention que chacune, à sa manière, participe au développement et à l’épanouissement de la littérature tunisienne d’expression française en tant que telle et d’un espace dynamique dans son incessante élaboration, prenant part activement à des pratiques d’écriture et à la création d’univers bien spécifiques. Cet ouvrage s’ouvre par la contribution de Yamina Mokaddem intitulée « D’un exil à l’autre : traces et mémoires dans Vie lointaine de Farès Khafallah ». Il s’agit du premier roman de cet écrivain qui replace le lecteur, dans la problématique de l’exil, de la recherche de la trace identitaire, à travers le récit du narrateur, métis placé en quelque sorte, de par son ascendance parentale, entre la rive nord et sud de la Méditerranée, et de ce fait, dans un entre-deux culturel et identitaire qui le désoriente et qu’il ne parvient pas à assumer. Ainsi, à l’inverse des autres textes liés à l’exil, aux racines et à l’identité, il ne s’agit pas uniquement, pour le narrateur, fils de couple mixte (mère française et père tunisien) né en France et donc déclaré « Français », de rechercher la trace de son origine, mais plutôt les traces et les mémoires inhérentes à cette double appartenance qui l’envahit, pour essayer de comprendre et d’apprivoiser le mal-être et les contradictions qu’il ressent notamment à la mort du père . Cette étape inéluctable, considérée par la psychanalyse comme nécessaire à l’épanouissement de tout homme et, en même temps, comme le meurtre inacceptable du personnage dominant de l’enfance, suscite chez le fils des sentiments contradictoires où se mêlent amour, haine, culpabilité, pardon qui le mèneront à rechercher dans le labyrinthe de son histoire personnelle le fil d’Ariane pour trouver son issue, sans pour autant en ressortir indemne. Mokaddem soutient que tout le texte de Farès Khalfallah, à travers la parole émanant du « je » du narrateur qui regarde constamment le monde de deux lieux différents, la France et la Tunisie, plus précisément Paris et Tunis, place celui-ci devant un dilemme : celui de ne pas pouvoir choisir parce que 61 C’est à partir des années 1990-2000 que le champ littéraire tunisien va commencer à se normaliser. Le prix Comar (prix littéraire le plus important de Tunisie et parfois comparé au Goncourt) est crée (il a notamment récompensé le roman de Yamen Manai, La marche de l’incertitude en 2009). Des romans de qualité vont voir le jour grâce au courage de certains éditeurs malgré la force de la répression et de la censure. 24 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie n’appartenant pas entièrement ni à l’un ni à l’autre. Dès lors, le titre du roman Vie lointaine trouve ici tout son sens à travers le désenchantement du narrateur et le questionnement sur l’appartenance à un pays qu’il induit. C’est ce que la critique a proposé d’analyser en montrant, d’une part, comment s’élabore la mise en discours de l’imaginaire du narrateur à partir des deux lieux différents de son dire ; d’autre part, en quoi l’invention d’un tiers-espace au sein duquel vivre en apprenant à négocier entre différentes cultures s’avère ici chimérique. Consacrée au roman de Moktar Sahnoun, l’étude que propose Murielle Lucie Clément est très judicieuse, voire pertinente dans laquelle elle avance que Tsunami est une quête de soi, introspective et prospective, mémoire individuelle et collective simultanément, tout en montrant un clivage où contrastent ces visions : l’espace, un substantif reprit une trentaine de fois au cours de la diégèse. Selon Clément les espaces juxtaposés s’entremêlent. Lointains et proches, les différents espaces sont côte à côte et cependant, très dispersés. Sahnoun a réalisé le tour de force en plaçant son narrateur dans l’espace restreint d’une chambre de le faire voyager « à la Proust », dans l’espace infini des souvenirs et de la mémoire. Un espace géographique étriqué ne freine nullement l’imaginaire de sillonner les espaces infinitésimaux entre les champs mémoriels. Clément affirme qu’en créant un espace ekphrastique au centre de l’espace narratoire, Sahnoun laisse son héros vagabonder dans les espaces cinématographiques, livresques et picturaux incrustés dans l’espace diégétique. Ainsi, le lecteur peut-il, au fil de la narration, traverser à son tour les différents espaces qui peuplent l’imaginaire du narrateur. Rim Mouloudj, dans « L’immeuble de la rue du Caire » de Noura Bensaad. Apports et limites de l’approche fragmentaire », analyse le premier roman de cette jeune plume féminine tunisienne. Ainsi, elle présente dans un premier temps l’auteure et son parcours pour ensuite s’intéresser aux particularités scripturaires qui caractérisent cet écrit publié en 2002. Mouloudj aborde notamment l’aspect fragmentaire du récit pour ensuite souligner les apports, mais aussi les limites potentielles de cette technique d’écriture. L’étude de Lamia Bereski Maddahi est consacrée au roman de Chedly El Okby, Le Bâtonnier. Pour la critique, de la quête d’une liberté perdue à l’enquête menée par Ched Ok, le bâtonnier est confronté à des situations abracadabrantes. Dépourvu de son bien et ne comprenant pas ce qui lui arrive, il confie son dossier au détective Ched Ok. Ce dernier qui a tout perdu et sujet aux pressions de l’huissier se retrouve dans une vie temporairement confortable. Bereski Maddahi souligne qu’il mène l’enquête et découvre que tout le complot qu’a subi le bâtonnier n’a de source que le trésor qu’il possède, dont lui-même, ignorait l’existence et qui a suscité toutes les convoitises possibles et imaginaires. 25 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Anda Rãdulescu, dans « Imaginaire et créativité dans le Fou du Roi de Jamel Ghanouchi », affirme que les douze nouvelles de ce recueil ont couronné, dès 1998, l’activité d’écrivain, mathématicien de formation, et ont apporté sa consécration dans le domaine littéraire. Encouragé par son succès immédiat, il a réussi en peu de temps à réaliser une œuvre inédite, inspirée par sa passion pour les échecs, les jeux de réflexion et les énigmes. Selon Rãdulescu, l’intrigue policière se mêle à merveille avec le petit fait quotidien, la rivalité et les ambitions des joueurs d’échecs, un monde formé par des surdoués qui se disputent la suprématie dans ce jeu d’intelligence et de stratégie. Situées dans des lieux ainsi qu’à des époques différentes, les nouvelles ont comme personnage central Ben Aziz, le narrateur, un alter ego de l’auteur, qui révèle non seulement ses expériences personnelles comme challenger du titre mondial, mais aussi comme chasseur de jeunes talents et comme entraîneur de l’équipe nationale de la Tunisie et de la Russie. L’atmosphère créée autour du narrateur est étrange, énigmatique, les personnages et les intrigues sont presque tous décalés, mais en fait ils ne sont que des prétextes au jeu. Sabah Sellah précise dans son étude intitulée : « Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées de Sidi Mohamed Djerbi » que c’est à une véritable odyssée que nous convie l’auteur dans son premier roman qui parvient à décrire, avec réalisme, l’humble situation de ces hommes qui ont choisi de s’exiler dans ces contrées lointaines et difficiles afin de subvenir aux besoins de leurs familles. Travailler dans ces compagnies pétrolières, loin de tout, n’est aisé pour quiconque. Ces ouvriers de l’ombre en ont fait l’amère expérience. De plus, l’auteur met l’accent sur les rapports sociaux qui tendent au délitement dans un univers où les valeurs matérielles supplantent les valeurs émotionnelles. Enfin, selon Sellah, il nous invite à nous interroger sur le rôle du profit dans nos sociétés. Vers quelle finalité nous conduit-il, à l’heure où le monde traverse une crise structurelle sans précédent ? De son côté, dans « Création littéraire et esthétique de la forme dans The plagieur de Taoufik Ben Brik », Faouzia Bendjelid indique que le lecteur se trouve confronté à une écriture hybride, discontinue qui privilégie le fait romanesque au fait fictionnel. Il se trouve ainsi décontenancé par une écriture qui conteste le sens. Dans son étude, Bendjelid a tenté de démontrer que ce roman est construit dans l’écart, car les procédés et mécanismes formels mobilisés brouillent la lisibilité et transgressent les catégories de vraisemblance, de linéarité et de transparence du roman réaliste. Il devient une entreprise d’écriture ludique. L’étude d’Alison Rice « Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar » s’avère nécessaire pour mieux saisir le recueil de nouvelles de cet écrivain, ancien élève de l’École normale supérieure de Tunis et enseignant à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse. Pour Rice, Le Tyrannosaure amoureux, porte un titre qui suscite de 26 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie la réflexion. La voix narrative se penche dans chacune des nouvelles sur des questions d’originalité et de spécificité géographique et temporelle, comme il est indiqué dans la citation suivante : « Nous devons vivre notre époque ! S’adapter ou mourir, nous n’avons pas d’autre alternative ! ». Rice indique qu’étant donné la prévalence des monstres tels les vampires dans des ouvrages de fiction depuis des siècles, il serait possible de voir ce genre d’entreprise littéraire comme appartenant à un universalisme hors du temps. Mais le texte insiste sur autre chose en s’adressant au travail d’un écrivain tunisien contemporain : « Son ambition consistait dans la nécessité de contourner tous les sentiers battus de la terreur, un peu trop marqués, à son goût, par le cachet de la civilisation judéo-chrétienne. Il lui faudrait trouver une voie qui soit suffisamment familière à son public ». Influencé par la tradition judéo-chrétienne, l’homme qui écrit cherche néanmoins à sortir de cet héritage pour trouver quelque chose qui corresponde à son lieu et à son temps. Ce recueil drôle et imprévisible n’est pas sans rapport avec la pensée d’Abdelkébir Khatibi qui parle dans Maghreb pluriel de la nécessité d’« une double critique » chez tous ceux qui font face et à la métaphysique occidentale et à l’héritage de « notre patrimoine, si théologique, si charismatique, si patriarcal ». Rice ajoute que Le Tyrannosaure amoureux répond, de manière à la fois ludique et profonde, à la nécessité identifiée chez Khatibi d’une nouvelle conception du Maghreb. Le résultat est un livre qui nous fait rire, tout en attirant notre attention sur une critique astucieuse de la politique, de la société, et de la langue. Pour Robert Elbaz, Waltenberg de Hédi Kaddour est, certes, un roman d’espionnage, mais par delà cette forme d’expression qui n’est que la coquille du roman, il s’y développe une structure générique des plus complexes, car quasiment tous les sous-genres s’y évanouissent, pour tenter de manifester tous les événements historiques importants qui parsèment le Vingtième Siècle européen. Mais l’événement en lui-même est protéiforme chez Kaddour, puisque chaque conscience qui l’intériorise lui donne un nouvel éclairage et, de ce fait, l’événement prend une dimension sérielle. Il n’est donc jamais épuisé et le texte ou le roman peut ainsi le reprendre indéfiniment par le biais de la fiction qui demeure un procès de production indéterminé. Elbaz affirme que par ailleurs, ce roman qui est donné à la finitude comme tout autre texte, malgré ses sept cents pages, si denses qu’elles puissent être, implique une dimension interstitielle qui n’a pas de limites, c’est pourquoi c’est un roman qui vise la totalité : de mondes parallèles qui sont suggérés dans des micro-récits périphériques accompagnant la trame narrative centrale du roman d’espionnage du début jusqu’à la fin du texte. Dans « Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe dans Le Sablier de Sofia Guellaty », Matilde Mésavage se demande comment traverser le passage périlleux entre l’enfance et la vie adulte lorsqu’on est seul en pays étranger ? Pour Mésavage, telle est la question 27 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie existentielle que pose Sofia Guellaty dans Le Sablier. Titre symbolique par excellence, un sablier, par sa forme, met en scène un réseau de pistes à explorer. Aux prises avec le chaos de la conscience humaine, la jeune narratrice, venue de Tunisie avec sa grand-mère adorée, à présent décédée, se trouve seule, sans ami, sans occupation, sans but dans la vie. Déracinée, elle est en situation « hors contexte ». Perdue entre l’être et le néant sartriens, la narratrice se sert de son corps pour se sentir exister. Comme Alice au pays des merveilles, elle doit descendre dans le terrier du lièvre afin de trouver un sens à sa vie. Pour elle, le pays des merveilles se trouve dans le Sablier, café hors du temps. C’est là où elle fait valoir sa théâtralité et observe celle des autres. Le Virgile de la narratrice paraît sous forme d’un vieil écrivain qui, lui aussi, fréquente le Sablier. Ce n’est que ses messages énigmatiques, laissés pour elle sur des tickets de caisse, qui arrivent à percer la tyrannie de l’esthétique. Mésavage conclut son étude en indiquant que la narratrice se réveille à la beauté du monde et à la musique. Pourtant un monstre habite sous son lit. Que symbolisent ce monstre, le sablier, et l’expérience du néant qu’approuve la narratrice ? C’est ce que cette étude explorera dans ce conte initiatique. Les deux œuvres de Raja Sakka : La réunion de Famille qui est un recueil de 5 nouvelles (2007) et le roman Un arbre attaché sur le dos (2013) font l’objet de l’étude de Judith Sinanga-Ohlmann. Celle-ci opère, en premier lieu, une recension et une analyse un peu plus approfondie de chacune des nouvelles. Mais quoique chaque nouvelle ait été analysée indépendamment des autres, l’étude en soi n’a pas manqué à comparer ces différents textes chaque fois que cela s’est avéré nécessaire. Quant à la présentation du roman qui a constitué le deuxième pan de l’étude, SinangaOhlmann s’est concentrée sur l’exploration du thème de la condition féminine et de la question d’errance et quête d’identité. Si l’analyse n’a dégagé du roman que ces deux thèmes, celle relative aux nouvelles a cerné un champ thématique plus varié. Se référant aux deux romans de Sonia Chamkhi, Leïla ou la femme de l’aube (2008) et L’homme du crépuscule (2013), Sonia Lee constate dans son étude « Texte et intertexte, l’Importance de la citation dans les romans de Sonia Chamkhi » qu’ils racontent à tour de rôle la même histoire d’amour, mais d’un différent point de vue, respectivement celui des amants. Lee souligne qu’il est évident que la passion mouvementée des deux jeunes Tunisiens, Leïla et Iteb, non seulement se fait l’écho du mythe de l’amour éternel de Majnoun et Leïla dont la légende hante le monde arabe depuis le VIIIe siècle, mais forme la structure intertextuelle qui unit les deux romans. En plus de la présence du texte fondateur sur lequel est bâti le récit, la présence d’un considérable intertexte littéraire et musical sert à révéler la personnalité des deux protagonistes tout autant que les nombreuses influences de leur milieu culturel. 28 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie De son côté, Wafa Bsaïs Ourari s’intéresse à La marche de l’incertitude de Yamen Manaï, un roman qui aborde la mise en écriture des aléas de la vie, leur mise en scène, voire la mise à nu des rouages de leurs mécanismes, de leur marche sourde et aveugle vers leur destination. Quelles forces vives, occultes, obscures ou lumineuses en ont décidé ? Quelle volonté, consciente ou inconsciente, aurait résolu de faire se croiser les chemins de tous ces personnages qui constituent le canevas de ce roman qui semble n’être régi que par un leitmotiv à résurgence anaphorique : « Le hasard maître des dés avait décidé de … » ? Pour Bsaïs Ourari, Manaï n’écrit pas ce récit à la manière d’un auteur ni ne raconte cette histoire à la manière d’un narrateur. À son sens, il le fait à la manière d’un scribe qui veut tenter de démontrer, de manière implacable, parfois enjouée, souvent détachée mais fréquemment cynique, que c’est justement l’essence somme toute, totalement fortuite, parfaitement aléatoire, de notre existence qui nous échappe, celle de nos décisions qui nous dépassent et de nos rêves qui nous gouvernent. C’est notre vie qui nous vivrait et non le contraire et c’est notre existence qui décide de nous et non l’inverse. Et comme pour témoigner de manière encore plus radicale de la complexité de l’univers dans lequel évolue l’être humain, Manaï mêle dans sa relation le rationnel et l’irrationnel, le surnaturel et le réel. Est-ce pour traduire une volonté de circonscrire l’aléatoire et l’arbitraire afin de les neutraliser par la force des lois de la logique, celles de la raison irréfutable, du tangible irrécusable ? Peut-être. Bsaïs Ourari ajoute que la gageure de l’écrivain, ingénieur mathématicien, de par sa formation, est-elle de supplanter les lois du hasard en les soumettant à une rigoureuse et intransigeante expérimentation scientifique ou, au contraire, de s’incliner humblement devant l’indubitable interprétation des réseaux, infiniment et indéfiniment, contradictoires ? 29 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Par son étude « Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi », Lélia Young tente de montrer comment le texte du livre Ce que Tunis ne m’a pas dit de cette écrivaine tunisienne est construit sur une cataphore poétique qui trouve sa longue résolution sur le plan lexicosémantique au moyen de procédés discursifs et stylistiques qui cousent péniblement la cohérence textuelle du récit. Ce texte expose la réalité tunisienne d’avant Le Printemps arabe, réalité qui constitue le contexte générateur du récit. Pour Young, au moyen de métaphores descriptives, l’auteure illustre une situation d’exil intérieur qui est une sorte de manifestation pour le respect des différences et celui de l’intelligence critique de tout individu, homme ou femme. Ce récit illustre la notion de « distance rapatriée », élaborée par la critique elle-même, qui repose sur l’approche stratégique de retourner chez soi par l’écriture. Ainsi, au moyen du processus de création poétique, les thèmes inhérents à la problématique de la mosaïque socio-culturelle et politique du récit émergent dans la matière cohésive du texte. Selon Malika Haj-Naceur, dans Hôtel Miranda, premier roman d’Iman Bassalah, le questionnement sur l’exil/les exils se mêle tout à la fois de raconter des histoires d’errances contemporaines et d’opérer, subrepticement, une mise en abyme personnelle dans un « Vécrire » qui lie les traversées topologiques fondatrices du sujet écrivant au feuilletage du moi protéiforme des exilés disséminés dans les vies en miettes croisées qu’explore la narration. Haj-Naceur avance que sur les chemins du manque-à-être et des rencontres providentielles tracés, le potentiel sémique de l’hôtel - qui rassemble les obsessions existentielles - et de la plage de Lampedusa - où, historiquement, se joue la vie et devenir de nombre d’exilés d’hier et d’aujourd’hui - participe des niveaux de conscience des vécus exiliques, de la puissance réparatrice des aventures et du jeu combinatoire de la littérature qui répertorie les lignes de fracture et les rêves en célébrant la capacité de l’écriture à les sublimer dans la subtile proximité du paysage intérieur du jesoi : « Je pense qu’on se dévoile en racontant les autres » invitait déjà Tahar Ben Jelloun dans L’auberge des pauvres62. Dans son étude sur Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ? de Wafa Bsais, Issam Maachaoui indique que la lecture ce récit, édité chez sahar édition, en mars 2008, nous met sur la piste du désir, comme un des possibles littéraires permettant à l’auteure d’explorer tous les secrets du récit. En fait, monter une histoire, camper des personnages et dévoiler des affects sont autant les composants dramatiques d’une trame narrative qui prend corps, tel un désir naissant, sous les yeux d’un lecteur pris au débotté par des mots qui se révoltent, qu’une manière de vouloir faire parler cette force obscure, tapie au fond des choses, nommée désir. 62 Tahar Ben Jelloun. L’auberge des pauvres, Paris, Le Seuil, 1999, p. 57. 30 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie Maachaoui souligne que dans un mouvement de flux et de reflux les chapitres du récit alternent, se confondent, fusionnent rarement, et finissent par se séparer douloureusement : lui d’elle ; elle de lui ; l’homme de son double (dernier chapitre) ; l’eau du sable ; la vague de l’écume ; le jour de la nuit ; le silence de la musique ; l’Homme du monde… l’amour de la vie. Serait-on semble nous dire la romancière condamnés à accepter la séparation comme principe de vie ? de création ? Maachaoui précise aussi que le programme narratif se construit sur l’alternance de deux voix, selon une scénographie narrative maintenant la tension dramatique au plus haut degré, éclatant tantôt la belle symétrie des chapitres, dérangeant tantôt le déroulé de l’histoire. Ceci dit, le récit vit de ses tensions, meurt de ses tensions, afin de renaître plus désirant dans le cri muet d’un corps qui s’écrase à la fin de l’histoire. Le récit prend les « possibles narratifs » de vitesse, car il donne l’impression d’un texte qui suit la logique d’un palindrome : le récit se désire une fin sans finitude, un moment d’inachèvement porté vers l’inconnue d’un départ précipité : le dernier chapitre signe un retour vers la naissance du mot, dont le signifiant n’est que la musique étrange d’un orgasme. Mounira Chatti est une universitaire tunisienne qui a entamé sa carrière de romancière par un roman aussi inattendu que poignant : Sous les pas des mères. Bouchra Benbella considère dans son étude que le titre révèle d’emblée la tonalité sarcastique avec laquelle la romancière va traiter et critiquer la société tunisienne et ipso facto la société maghrébine. Sous les pas des mères se trouve non le paradis, comme il est dit dans le célèbre hadith du Prophète, mais l’enfer : un enfer dont la principale « attisatrice » est paradoxalement la mère. Ennemie de l’émancipation féminine, la mère, réceptacle conservateur des traditions ancestrales, perpétue la misogynie dont elle est la première victime en entretenant une relation fusionnelle, voire pathologique, avec sa progéniture mâle. Cette ségrégation générique est aussi bénie et entérinée par une religion machiste, reléguant la femme au rang d’un sous-humain. Le roman Ce qu’Allah n’a pas dit de Mohamed Bouamoud est soumis à une analyse pertinente de Lahsen Bougdal qui indique que le fait religieux est un des phénomènes fondamentaux qui ont marqué la littérature maghrébine de langue française depuis la fin des années quatre-vingt. Il ne s’agit pas de la religion comme sujet, mais plutôt de la relation à la religion comme expérience et comme vécu d’un individu ou d’une communauté d’individus qui tente d’imposer sa vision du monde à l’aune d’une crise identitaire, sociale, politique et économique. C’est par l’analyse du processus de la négation que Bougdal a tenté, à partir de ce roman de Mohamed Bouamoud, d’éclairer ce retour du religieux. Principe clé de la structuration psychique, il nous permettra de comprendre cette déliaison du sujet s’inscrivant dans une démarche de « non-être » qui détermine son identité et sa relation aux autres. Ainsi les programmes 31 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie narratifs des personnages masculins du roman sont affectés par cette mécanique qui révèle l’écart entre l’image affirmée de soi et l’image réelle. Cette logique est liée au processus psychique du refoulement, car elle est le fondement inconscient d’un désir de purification. La narration s’articule autour de deux tendances pulsionnelles. Celle de la négation consubstantielle de la destruction et celle de l’affirmation corollaire de l’éros. Dans ce roman, l’accent est mis sur une expérience individuelle radicale de la religion incarnée par le père et le fils. En épousant la cause collective qui le conduit jusqu’à commettre un attentat, ce dernier met en exergue l’idée du sacrifice de soi comme une manière de dénier sa nature profonde. Les femmes incarnent les seuls remparts contre cette violence infligée aux autres. Bougdal soutient que l’éclairage de la psychanalyse lui permettra de cerner cette logique de la négation qui se déploie comme une absence de la castration. Par conséquent, l’expérience fanatique se donne à lire comme une projection de la réalité psychique du personnage sur le monde. Selon Ana Soler, trois grands axes sémantiques construisent Bleu et constituent les piliers fondamentaux de l’existence de Ridha Bourkhis : l’amour, l’écriture et l’engagement social. Intimement imbriqués entre eux, ces thèmes majeurs demeurent profondément ancrés dans l’azur de sa Tunisie natale et témoignent de l’influence de ce cadre, constellé d’éléments gravitant autour de la mer et du ciel. Soler insiste sur le fait qu’un psychisme hydrant émane de ce recueil, qui exalte la connivence entre le milieu marin et la personnalité du poète, subjuguée par la « grande bleue ». Pourvue d’un effet talismanique contre l’emprise menaçante de la mort, la mer constitue un bouclier mitigeant les affres familiales, sociales, politiques ou religieuses des victimes d’injustice, pour lesquelles elle attise les flammes de l’espérance d’un jour nouveau. Mais surtout elle incarne l’ouverture vers l’infini, la liberté absolue, aussi sied-elle à la nature rêveuse du poète et décuple en lui sa verve créatrice et son élan onirique. Sylvie Blum-Reid, pour sa part, réserve son étude « La part du chiffre dans La Troisième fille » au troisième roman publié en 2011 de Salah El Gharbi. Blum-Reid a poussé son analyse de ce roman sur la révolution tunisienne et l’amour entre un couple, Slim et Basma, jusque dans l’importance des chiffres. La destinée de la femme, Basma, l’un des deux personnages principaux du roman semble être régie par le chiffre trois. Blum a essayé de démêler le sens de ces chiffres dans la culture arabe, et elle a voulu suivre le combat de Basma pour échapper à son destin. Il s’agit aussi d’un roman sur l’écriture, et l’acte d’écrire au milieu de la révolte qui sourde autour de l’écrivain, dans la Tunisie d’aujourd’hui. Pour Blum, ce roman s’inscrit au beau milieu de cette chronologie de la révolte. L’étude de Carla Carlagé intitulée « À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude et marchandisation de l’amour dans Une heure dans la vie d’une femme d’Aïda Hamza » se propose d’analyser le 32 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie roman de cette écrivaine tunisienne à travers une approche sociologique de l’amour tel que présenté par la narratrice. L’idée au cœur de cette étude est que le champ amoureux qui se définit dans l’œuvre est configuré et structuré par des composantes économiques et culturelles (inconsciemment) reproduites par/dans le récit de Selma, la narratrice. La démarche de Carlagé s’inspire des ouvrages d’Eva Ilouz pour montrer comment la vision romantique de Selma est en fait culturellement déterminée en ce sens qu’elle mobilise et reproduit des modes de perception, des définitions et des attentes largement contaminés par les transformations socio-économiques provoquées par les forces du capitalisme. Carlagé poursuit son analyse en précisant que le roman est une illustration du fait que l’expérience de l’amour romantique à l’ère du capitalisme tardif est un fantasme construit par, et conforme aux, images et stéréotypes produits par les médias de la société de consommation : non seulement l’expérience amoureuse prend forme dans et à travers des actions profondément enracinées dans la consommation, mais aussi, elle est vécue par des individus rationnels qui, tout au long de leur expérience, sont constamment en train de l’évaluer, de la peser et d’en calculer les bénéfices et les pertes. Ce sont justement ces raisons qui font que, malgré ses efforts de peindre une image singulière d’elle-même, la narratrice ne parvient qu’à reproduire des scénarios pré-écrits pour elle. Yves Chemla réserve sa contribution au roman d’Azza Filali, Ouatann, qui met en jeu la sortie de la thématique du ressassement. Adossé au constat du verrouillage social généralisé, il raconte la déprise par plusieurs personnages réunis dans une maison au bord de la mer, de discours en boucle qui répètent la mésestime de soi et des espaces de vie. Mais dès lors que la question « que faire de ce pays ? » est posée, elle devient un levier pour inciter chacun à prendre position. Les personnages font alors retour sur les lieux mêmes sur lesquels ils s’interrogent, une maison construite pendant la période coloniale, et qui a un impact sur eux comme le lieu même de l’hétérotopie. À la fois théâtre mémoriel et lieu des possibles d’une parole sans contrainte externe, la maison agit sur les personnages enfermés comme le lieu d’un passage vers un ailleurs de la conscience et des corps. Chemla soutient que le roman d’Azza Filali évoque ainsi la métamorphose d’une société, qui reprend conscience en résistant même passivement, avant de se dresser contre l’ignominie et de se préoccuper de la nécessaire transmission. Ce sont ces figures de la mémoire, du dépassement de l’utopie par le passage dans l’hétérotopie, dont Michel Foucault avait lui-même théorisé en Tunisie la configuration, qui constituent les fils conducteurs de cette étude. Quant à Évelyne Bornier, dans son étude « Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine, entre surréalisme et nouveau roman », elle s’est penchée sur ce nouvel auteur à la biographie et à l’écriture quasi impénétrables. Bornier a abordé le fond ainsi que la forme du texte de cet écrivain tunisien et a tenté d’en dégager les caractéristiques qui ont permis d’identifier ce 33 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie texte comme appartenant à une nouvelle tendance dans le cadre de la littérature francophone du Maghreb. Elle a aussi examiné cette écriture divergente, expérimentatrice, qui s’inscrit dans une mouvance originale, à la croisée du surréalisme et du nouveau roman, dans laquelle on sent un profond rejet des styles communs, une sorte de Nouvelle Vague dans et de l’écriture. Le choix de Leila Louise Hadouche Dris d’étudier Le porte-monnaie d’Ali Mansour est justifié selon la critique par le fait que dans le Maghreb postcolonial, rares sont les romanciers à avoir mêlé politique et fiction et à avoir osé dénoncer ouvertement les dépravations sociales, économiques, mais surtout politiques de leurs pays. Elle estime que parmi ceux qui se sont prêtés à cet exercice, le Tunisien Ali Mansour dans son unique roman. Pour Hadouche Dris, ce roman, paru en 2012, se lit comme un écrit politique au sens où l’entend Nikola Kovač, c’est-à-dire comme un récit qui « évoque une situation de conflits et d’antagonismes polarisés, où l’homme est désigné comme victime, sans protection, vaincu d’avance ». En effet à travers l’histoire du petit Souleymane, l’auteur met visiblement en fiction un pan de l’histoire de la Tunisie que le lecteur lambda ne peine pas trop à associer aux années qui précédèrent la chute du président Benali et la révolte du jasmin. La lutte qui oppose l’individu au pouvoir et à la loi qu’il représente est le thème central autour duquel se développent les évènements de ce roman de Mansour. Dans « On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied, un « Tunoche » au pays des droits de l’homme », Bernadette Rey Mimoso-Ruiz montre que dans ce premier roman, Bakir Zied explore de graves sujets d’un ton désinvolte, souvent ironique en maniant la dérision pour mieux cerner ses désenchantements. Parti du « royaume des Tunoches » dans lequel il est aisé de reconnaître une Tunisie sous le joug d’une dictature, Zénon, cet autre lui-même, débarque à Paris, certain de trouver paix, bonheur et prospérité. Dès son arrivée, il perd ses illusions et doit affronter la misère d’une ville sans pitié, peuplée de créatures à la dérive dont il croise les destins. Seul demeure le réconfort des livres qui sont ses compagnons d’infortune dont les références émaillent le texte, tantôt par des citations, tantôt par des allusions, souvent détournées de leur sens premier, avec un humour décalé qui joue de la réception lectorielle. L’analyse de Rey Mimoso-Ruiz révèle la singularité de On n’est jamais mieux que chez les autres qui aborde de manière originale le délicat problème de l’émigration, sans pathos ni concession, car il défait la légende de la France terre d’accueil et pose la question de l’identité d’une jeunesse égarée. Il nous livre une perception contemporaine des menaces qui la guettent entre la soumission au régime et l’intégrisme religieux, mais dans laquelle les cultures de part et d’autre de la Méditerranée se mêlent et laissent percer l’espoir d’une possible reconnaissance par la grâce de la littérature. 34 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie Choisir de parler de soi et des siens de façon plus ou moins fictive n’est pas sans incidence sur l’écriture. Dans son étude, qui clôt cet ouvrage, intitulée « Je/jeux et enjeux narratifs de l’autofiction dans Je suis né huit fois de Saber Mansour », Assia Kacedali montre que ce texte cultive l’ambiguïté sur un narrateur omniprésent qui ne manque jamais d’établir le contact avec le lecteur. Nous voilà embarqués dans un voyage dans les mots de ce personnage au verbe prolixe et plein d’humour, tendre lorsqu’il parle des siens, plus sarcastique quand il s’agit de contester la façon dont l’Histoire est restituée. Aussi, la seule façon d’y remédier c’est d’aller la quêter soi-même. Le concert de voix littéraires et critiques qui constitue cet ouvrage montre qu’une production littéraire tunisienne en français existe et qu’elle a dépassé le stade des balbutiements et des tâtonnements. Même si elle ne peut rivaliser avec les littératures des deux autres pays du Maghreb en termes de quantité, il n’en demeure pas moins vrai qu’au niveau qualitatif, elle n’a rien à se reprocher. En fait, la publication de plusieurs œuvres considérables en langue française indique clairement que le renouveau littéraire a pris naissance en Tunisie à travers la floraison d’écrivains et d’écrits de genres très variés, impliquant par là même l’intérêt de la critique. Celle-ci, d’ailleurs, découvre avec enthousiasme que l’acte d’écriture en français en Tunisie a désormais son statut à égalité avec celui consacré à l’écriture en arabe. Il ressort de ces études que le champ littéraire contemporain tunisien est traversé de mutations profondes qui attestent de sa vitalité. Diverses contributions ont exploré les tendances littéraires marquantes et les métamorphoses actuelles de l’écriture qui paraissent aujourd’hui plus identifiables que lors des décennies passées. Les chercheurs qui se sont rendus attentifs à cette créativité littéraire ont relevé ce progrès indiquant que le pluriel de la littérature tunisienne de langue française est significatif de la diversité des expériences vécues et des pratiques d’écriture. À vrai dire, chaque écrivain fraye sa propre voie dans la solitude de ses préoccupations et se bat pour tenter de se libérer des modèles anciens dans un contexte qui est, somme toute, en pleine évolution, voire révolution. Alors que certains auteurs poursuivent leur travail d’exploration, de révélation et de remémoration, d’autres, aujourd’hui plus nombreux, tentent de renouer avec la fonction narrative, le plaisir du récit, la vocation lyrique et satirique en faisant preuve de beaucoup d’inventivité. Le paysage littéraire tunisien est de plus en plus riche de productions romanesques qui accordent une large place à l’expression du sujet, à la vérité de la fiction, à la représentation du réel, à la manipulation de l’imaginaire esthétique, voire idéologique ainsi qu’à des rappels constants des traces et des mémoires du passé, situés entre nostalgie et utopie, pour dégager les vicissitudes du présent et les visions sombres du futur. Ceci dit, ces écrivains tunisiens contemporains sont décidés à intégrer leur littérature dans l’espace littéraire de leur pays, du Maghreb et de la Francophonie, à lui offrir surtout de nouveaux enjeux en inventant des 35 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie formes et des expressions qui leur permettent de la mettre en œuvre et d’établir son rapport au monde. En fait, beaucoup d’écrivains se rejoignent sur un certain nombre de points présentant une pratique de l’écriture caractéristique de l’évolution de la littérature tunisienne actuelle. L’ensemble des études que propose cet ouvrage s’attache à repérer, à la lumière de l’évolution littéraire, un nouveau territoire dans le paysage littéraire tunisien et souligne en même temps quelques affinités entre la littérature et l’évolution de la société. On y trouve l’analyse de textes marqués par des structures éclatées, fragmentées, disparates, des formes non conformes aux conventions littéraires réalistes de la fiction, le contenu de leur contre-discours social corrosif et décapant décrivant une société en crise, dans la violence de ses dysfonctionnements. Se rencontre également des textes qui révèlent l’existence de genres littéraires puisant dans le mythe ou la légende, abordant le fantastique, voire le polar. Force est de préciser que la variété des contributions introduit des fragments appartenant à des lieux civilisationnels autres ; elle porte un regard critique sur le monde, sur la société, sur les autres, un questionnement perpétuel dévoilant inquiétude et incertitude, mais aussi une forme d’opacité de la pensée humaine dont l’écriture romanesque vise à transmettre les divergences et les clivages. Pour ces écrivains tunisiens, écrire c’est agir et leur écriture est tenue de se ressourcer constamment dans l’évolution de leur société en vue d’élargir le sentiment d’engagement et d’identité, allant même à interpeller le lecteur en témoin des événements narrés qui viseraient à renforcer des fonctions multiples de l’authenticité historique et culturelle. En fait, la spécificité de ces écrits s’élabore à chaque lecture qui met en évidence la dimension historique, la perception esthétique, la fonction sociopolitique, la forme nouvelle de discours romanesques, la vision de mondes spécifiques, la traversée de frontières réelles ou mythiques, le statut et le rôle d’horizons littéraires sans cesse renouvelés. En effet, par la recherche constante du dépassement du conditionnement, la ferme volonté du rejet de toute forme d’aliénation, l’exaltation de la dimension spirituelle de la Tunisie indépendante et l’inscription de l’engagement dans diverses manifestations littéraires, les écrivains tunisiens ont donné naissance et ont consolidé l’essence à de multiples types d’écriture. Il y a lieu de noter que tenant à affirmer leur « tunisianité », certains optent dans leur processus d’écriture pour un nouveau code linguistique qui les pousse à rompre avec le français académique en y introduisant un rythme et des images propres à leur pays. C’est ainsi que cherchant à mieux exprimer la sensibilité de leur être et à revendiquer leur présence, ils inventent une langue riche de toutes les variances des ressources linguistiques de leur langue maternelle. Il est intéressant de rappeler que l’évolution de la société tunisienne politiquement indépendante a largement conditionné le développement de l’écriture et du sujet romanesque. Suite à une première vague où l’inspiration et la création étaient tournées vers des productions d’espérance, 36 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie d’enchantement et de libération, le temps de l’amertume, du désarroi et de l’indignation a pris rapidement place annonçant des changements décisifs dans la continuité de la littérature tunisienne. L’un après l’autre, des romans problématiques, se caractérisant par des tons virulents et des critiques acerbes, apparaissent s’interrogeant jusqu’à en désespérer sur l’impasse dans laquelle s’est trouvée la Tunisie par l’abus du pouvoir politique. S’inscrivant dans la tourmente constante de la misère et dans l’expression de sentiments d’insatisfaction et de frustration, divers écrits dus à des écrivains tunisiens contemporains qui, ne s’illusionnent plus sur le grand rêve d’émancipation et de liberté ayant nourri l’imaginaire tant individuel que collectif posent les jalons de nouvelles voix/voies en vue de surmonter leur adversité et de transcender la réalité chaotique, voire l’aporie du devenir de la Tunisie. Dans ce contexte, loin de continuer à exprimer les rêves, les articulations de l’identité retrouvée, les existences ordinaires ou les sagas mythologiques de leur Tunisie, l’écriture se désigne comme une véritable rupture. En fait, gérée par les tensions du présent et par la violence répressive du pouvoir politique, l’écriture devient force motrice pour décrire la souffrance et la misère, dénoncer les injustices et les inégalités, se soulever contre les pratiques subversives des nouveaux dirigeants, rejeter les systèmes politiques corrompus qui exigent de leur peuple une docilité parfaite, à toute épreuve. Ainsi, littérature de témoignage, de dévoilement et de dénonciation s’impose catégoriquement faisant de l’acte de l’écriture, dans son expression la plus simple et la plus directe, un processus fonctionnel allant à l’encontre de tous les mécanismes de domination, d’exploitation et d’asservissement. Certains écrivains d’ailleurs ne considèrent la vitalité de la créativité littéraire que dans la force de son engagement et de sa vocation contestataire. Certes, certains écrivains visent à montrer la Tunisie dans sa réalité profonde, à conserver la mémoire des temps anciens, pour dénoncer la violence, le néocolonialisme, la corruption et le despotisme qui caractérisent la société tunisienne contemporaine. Sans doute ressentent-ils la trahison, la désillusion, l’insatisfaction et le désespoir. D’autres, offrent l’image d’une Tunisie tourmentée, blessée, révoltée, d’une société bloquée qui se conteste elle-même, d’un univers qui cherche désespérément à surmonter tous les maux qui paralysent son expansion, d’un monde perdu qui veut acquérir une place dans le concert de la modernité et de la démocratie des nations en se débarrassant de ses systèmes oppressifs et de l’absolutisme de ses dirigeants. Ils baignent leurs textes dans l’atmosphère de tension accrue qui règne dans le pays en décrivant des situations explosives et des échecs humains. Et leurs œuvres apparaissent, avant tout, comme une pluralité de voix reposant d’une part, sur une revendication identitaire tunisienne et, d’autre part, sur la vivante expression des problèmes humains, des mutations sociales, de dures conditions économiques et des turbulences politiques. 37 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Tous ces écrivains sont conscients du fait que la culture nationale doit avoir des fondements solides pour contribuer à l’affirmation de leur patrimoine séculaire et à la revendication de leur libération politique. Ils considèrent essentiel de redonner le crédit à la grandeur de la Tunisie, de recourir à des écrits d’où émergent des cris de colère et de révolte qui s’élèvent afin de réaliser une littérature bousculant l’ordre établi qui, face à des idéologies réductrices et oppressantes, puisse chanter les angoisses de leur être déchiré, les malaises de leur identité bafouée au sein d’un monde défiguré par le pouvoir dictatorial. De ce fait, ils ont affiché leur courage et surtout leur désir d’évoluer et de faire progresser leur société malgré le poids de la répression intellectuelle et sociale. Il convient d’ajouter que la littérature tunisienne s’enrichit de plus en plus de voix nouvelles, qui exigent des lecteurs de se déplacer vers la saisie de discours surprenants illustrant de façon exemplaire la mouvance de cette littérature. Ce qui fait que cette littérature se caractérise par une évolution constante qui se restructure sans cesse par rapport à elle-même et aux transformations subies par la société. C’est sans équivoque que la littérature est désormais devenue tributaire du quotidien, de la métamorphose historique qui se produit dans le pays et que littéraire et politique sont plus que jamais indissociables. Ainsi, les auteurs dans cette littérature tunisienne contemporaine d’expression française écrivent à l’ombre de leur authenticité profonde. Emplis de leur société dont ils subissent les contradictions et dont ils partagent la rigueur de la réalité, ils écrivent leurs cris de révolte et d’espoir. Leurs œuvres en sont des témoignages vivants, originaux. C’est un sursaut de dignité contre l’humiliation, contre l’avilissement, un écho de déchirements, de gémissements, mais aussi un jaillissement de lumière, de cri d’un espoir nouveau dans la condition humaine tunisienne. C’est dans cette perspective que la variété des textes concrètement mis en œuvre par les collaborateurs de ce collectif constitue autant de lectures différentes de cette littérature tunisienne d’expression française caractérisée par des factures romanesques, poétiques et esthétiques variées et multiformes, diverses et singulières qui comportent des enjeux politiques et socioculturels importants. Un constat traverse l’ensemble de ce collectif : le caractère essentiel de cette littérature demeure affirmé par l’existence de la langue française et de la culture tunisienne. Il convient de préciser que la créativité littéraire en Tunisie, même si elle a emprunté sa voix dans une langue autre, a réussi à s’adapter à son environnement social, politique et religieux. C’est bien le pays qui imprime sa marque sur la littérature. On pourrait croire que l’usage du code de l’écrit en français efface systématiquement les soubassements culturels et linguistiques. Qu’on ne s’y méprenne pas, car cette littérature se baigne dans deux langues et dans deux cultures. Les écrivains écrivent dans la rencontre des langues comme dans celles des genres. Certains d’entre eux 38 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie sont de parfaits bilingues et vivent une situation de bilinguisme résultant de l’apprentissage de la langue officielle (française/arabe). Pour eux, écrire dans la langue de l’Autre n’est plus considérée comme une question obsédante dans le débat littéraire. Ce dilemme n’est plus douloureux, mais il peut être aussi heureux, résultant d’un choix culturel de l’auteur qui veut élargir son univers d’expression. Ainsi, sous la plume des écrivains tunisiens, on retrouve des formules provenant des langues nationales. Et si certains auteurs ont souvent recours dans leur processus créatif à leur langue maternelle, cette modalité d’écriture comporte des interférences linguistiques ainsi que les différentes formes d’insertions. Ce qui donne tout un travail de réécriture qui est une réalité pour les écrivains qui, au-delà de cette structure de surface, se noue une autre profonde qui est le métissage dans l’écriture. Le métissage culturel et linguistique s’observe donc dans cette trame de créativité et enrichit la littérature tunisienne dans sa dimension la plus large. À cet égard, Bekri souligne : Il y a comme une sorte d’osmose qui se passe entre les deux littératures, grâce à une nouvelle génération d’auteurs convaincus que la vraie littérature est avant tout une quête du langage est une élaboration de l’écriture, quelle que soit la langue d’écriture . C’est vers cette perspective que semble se diriger la littérature tunisienne la plus récente, en essayant de dissiper des malentendus, lourds de non-dits et de rejet63. Ce constat permet également de dire que cette littérature possède une spécificité qui résulte d’un vaste mouvement de métissage avec les influences culturelles endogènes et extérieures, notamment la littérature arabophone. La critique découvre avec enthousiasme que l’acte d’écriture en français en Tunisie a désormais son statut comme l’écriture en arabe. L’écrivain qui écrit donne forme à sa passion d’écrire à partir de son vécu personnel et d’un noyau de relations aux langues dans lesquelles il écrit, de leurs possibilités, de leurs contraintes. Pour lui, « [l’] » écriture apparaît alors comme un espace de tension et de rencontre entre des langues différentes, espace à l’intérieur duquel l’écrivain va trouver « sa langue », sa ligne propre unique, d’invention et de création »64. Il est important de noter que la présence de voix féminines dans ce collectif indique que des femmes ont pris part à ce renouveau littéraire en s’emparant d’une parole poétique et libératrice pour réaffirmer, chacune à sa manière, le pouvoir de la fiction, d’avancer pour dévoiler le visage sombre et anxiogène d’une Tunisie rongée par un mal protéiforme. Par divers écrits, 63 Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb…, , p. 28. Jean-Marie Prieur & Gisèle Pierra. « Langues en contact, théorie du sujet et écriture », Traverses (« Langages et cultures »), 1999, p. 28. [24-33] 64 39 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie des écrivaines se sont dressées contre les menaces qui pèsent sur leur émancipation. Plus que dans d’autres pays arabes ou musulmans, des écrivaines tunisiennes ont été très actives par la plume « pour crier leur colère ou garder vigilante leur liberté »65. Elles sont, d’après Ghedira, « davantage sollicitées par les emprunts linguistiques, en vue d’une restitution, la plus fidèle, mais aussi la plus poétique, répondant à un souci de conservation et de préservation »66. En Tunisie, la brutalité du réel a investi le champ littéraire tunisien bien avant l’arrivée de la révolution. Ainsi, la situation répressive qu’a connue la Tunisie a-t-elle largement affecté le domaine littéraire dans ce pays, donnant lieu à une littérature expressive, de témoignage, de violence et de douleur qui focalise visiblement sur la dénonciation du régime dictatorial . Des romans prémonitoires qui frémissent des signes annonciateurs de la révolte populaire ont été écrits à l’aube de la révolution. De la sorte, écrits tous deux dans les mois qui ont précédé la révolution du 14 janvier 2011, ces ouvrages de fiction retiennent l’attention : La Sérénade d’Ibrahim Santos de Yamen Manaï et Quatann d’Azza Filali, publiés aux éditions Elyzad en 2012. Sous couvert d’un récit léger et drôle, Manaï met le doigt sur l’absurdité des régimes totalitaires et souvent celle de leurs dirigeants. Quant à Filali, dans son roman au titre hautement symbolique (« Outann » signifie « patrie » ou « pays »), elle dresse dans une veine plus réaliste un tableau de la Tunisie prérévolutionnaire à travers le destin de plusieurs personnages. Il convient de rappeler qu’au moment où Ben Ali évinçait Bourguiba, Tahar Bekri se demandait si : Les derniers changements politiques survenus dans le pays ouvrirontils de nouveaux espaces à la création ? Le public des lecteurs suivra-til ? Les derniers événements qui se sont déroulés dans le monde changeront-ils le regard du lecteur vis-à-vis de ces écrivains ?67. Ces mêmes questions peuvent être de nouveau posées avec la chute de Ben Ali. Cet événement considérable inscrit dans la révolution du jasmin qui a inauguré le printemps arabe a réussi à réconcilier la Tunisie avec sa volonté populaire et révolutionnaire rappelant les premiers moments de la lutte pour l’indépendance, la liberté et la dignité humaine. En effet, à l’heure où le pays en entier cherche sa voie entre le régime ancien et le temps moderne, une écriture nouvelle, désormais va apparaître, et des formes novatrices tourneront résolument le dos au passé. La révolution a sonné comme un réveil pour le peuple tunisien tout comme la quête vers la démocratie prend évidemment des formes inédites que les écrivains tunisiens 65 Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, p. 11 Ghedira. « Le roman féminin tunisien d’expression française », p. 193. 67 Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, p. 28. 66 40 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie donnent à leur revendication de la liberté culturelle et intellectuelle dans un pays qui trop souffert de la censure. Certains critiques estiment qu’écrire après la révolution ne se fera pas dans l’immédiat, et qu’il est encore trop tôt pour parler de la littérature de l’après Ben Ali. Certes, de très nombreux essais politiques et témoignages journalistiques ont été publiés, « mais la littérature de fiction, elle, nécessite un certain recul, une certaine prise de distance. Par ailleurs, si la censure d’État a disparu, la pression de certains groupes extrémistes entretient un climat de méfiance peu propice à faire oublier les réflexes d’autocensure »68. Toutefois, il reste à souligner que la Tunisie est prise en exemple, sert de modèle et de laboratoire pour le Maghreb, pour la Méditerranée, lancée dans ce processus de démocratisation du pays avec des élections parlementaires et présidentielles. Il est certain que l’écriture de l’expérience révolutionnaire constituera un champ qui sera privilégié et autour duquel s’articuleront de nombreuses réflexions des auteurs. Il y aura certainement l’organisation de manifestations intellectuelles pour souligner ce phénomène69 et des publications qui vont relater cet événement majeur et ses effets dans le devenir de la société tunisienne. La littérature joue un rôle non négligeable dans ce travail intellectuel et sans équivoque elle est désormais devenue tributaire de la quotidienneté de la métamorphose historique qui se produit dans le pays et que le littéraire et le politique sont plus que jamais indissociables. Ces questions, et bien d’autres, pourront être soulevées par la critique qui s’intéressera à des écrivains singuliers, comme elle sera amenée à réfléchir à leur propre pratique d’écriture et à ses fondements. Il est intéressant de remarquer que les figures connues continuent à écrire et que, grâce aux efforts soutenus d’une multitude de maisons d’édition nationales, des créations récentes se sont ajoutées aux œuvres existantes. Des voix nouvelles surgissent pour qui, écrire n’apparaît pas un choix, mais une nécessité, considérant l’acte d’écrire comme une forme d’engagement. Leur écriture se veut le reflet du malaise sociétal et de la violence engendrée par plusieurs années de dictature. Elles incarnent un renouveau de la littérature tunisienne et si leurs textes diffèrent, tant du point de vue de la forme que des sujets abordés, toutes n’hésitent pas à recourir à un ancrage politique et à aller au-devant d’un réel encombré par ses difficultés. Par le biais d’une écriture où fusionne réel et onirisme, lyrisme et outils narratifs contemporains, elles donnent à voir une réalité mortifère affirmant clairement que leur rapport au monde passe par l’écriture, par le texte. On reconnaît une importance dans le paysage littéraire tunisien à ces écrivains qui présentent une pratique de l’écriture caractéristique de 68 Louviot. « La littérature tunisienne francophone », p. 7. À signaler la tenue de la Journée d'études, Littérature tunisienne et révolution, jeudi 6 novembre 2014 à Tunis avec une coordination scientifique : Ophélie Arrouès-Ben Selma et Kmar Bendana. 69 41 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie l’évolution de la littérature tunisienne actuelle. Leur production acquiert sa propre dimension, confirmant la présence et le dynamisme du fait littéraire tunisien par « des œuvres aux ambitions littéraires évidentes »70. En fait, ce qui caractérise la créativité littéraire tunisienne, c’est justement sa diversité qui semble être dispersée dans ses formes et ses intérêts, et comme le souligne Bekri, « c’est dans son ouverture que réside sa générosité »71. Il reste que le problème de la méconnaissance de cette production considérable est lié à sa diffusion. Plusieurs œuvres publiées en Tunisie ne quittent pas le pays vers l’ailleurs72, ce qui ne permet pas à la critique de se rendre compte de l’importance de l’évolution de la littérature tunisienne de langue française et même d’envisager de l’étudier ou à la rigueur de la présenter, voire signaler sa présence. En fait, cette créativité littéraire dégage des singularités propres à l’entité du pays qui se distingue par des pratiques romanesques, eu égard à la représentation d’une mouvance littéraire, à voix plurielles, celle de la différence, de la variation, de l’ouverture et de la tolérance. Aussi, sa grandeur s’est-elle construite sur la pluralité, voire la diversité, le métissage, l’interrogation, la quête, l’échange, les valeurs mêmes qui justifient l’universalité et l’épanouissement du fait littéraire. Cette littérature invite à dépasser les visions limitatives pour aboutir à une pensée multiple et prolifique qui sollicite l’intuition poétique et la richesse littéraire. Au vu de tout ce qui précède, nous pouvons dire que des textes littéraires d’auteurs tunisiens écrivant en français se sont multipliés, que des œuvres nouvelles se sont développées, que des récompenses littéraires majeures sont venues consacrer des écrivains de la Tunisie, et leur apporter la reconnaissance définitive du monde littéraire tunisien et même francophone. Il ne fait aucun doute que cette mouvance littéraire tunisienne lancée dans une voie de continuité qui dispose d’un potentiel d’écrivains nombreux et variés ne tardera pas à être promue au rang d’institution pour être enseignée dans les écoles et les universités qui vont lui faire une place importante au même titre que les autres œuvres des littératures maghrébines et francophones. Cet ouvrage est justement consacré à une présentation plurielle de la créativité littéraire contemporaine en Tunisie. Son objectif principal est de mettre en évidence un faisceau de traits pertinents du combat identitaire reflété par la littérature tunisienne d’expression française et de spécifier les 70 Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, p. 23. Ibid., p. 10. 72 Nous avons contacté des maisons d’éditions en Tunisie pour avoir certaines de leurs publications que nous aurions beaucoup aimé inclure dans cet ouvrage, mais nos demandes étaient restées sans aucune réponse. Nous tenons à remercier vivement ces quelques personnes de leur générosité. Grâce à l’aide précieuse de Yves Chemla, Aïda Hamza, Ali Yédès et Ridha Bourkhis, nous avons pu avoir certains romans importants pour constituer le corpus de ce collectif. 71 42 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie voix marquantes dans le champ littéraire francophone tunisien tout en respectant la singularité de chaque étude dans son analyse d’un roman bien spécifique ou de plusieurs dans une optique comparative. L’ensemble des vingt-six études que propose cet ouvrage s’attache à repérer, à la lumière de l’évolution littéraire, un nouveau territoire dans le paysage littéraire tunisien et souligne en même temps quelques affinités entre la littérature et l’évolution de la société. C’est dans cette perspective que la variété des textes concrètement mis en œuvre par les collaborateurs de ce collectif constitue autant de lectures différentes de cette littérature tunisienne d’expression française caractérisée par des factures romanesques, poétiques et esthétiques variées et multiformes, diverses et singulières qui comportent des enjeux politiques et socioculturels importants. Son originalité s’explique par la particularité de cette écriture qui montre comment ces écrivains justifient leur statut d’intellectuels dans la langue de l’Autre et comment leur discours suit deuxdirections apparemment opposées : vers son origine et vers le monde pluriel et ouvert. Les perspectives, les optiques, les instruments d’approches et les conclusions de ces études sont très diversifiés, toutefois, nous ne pouvons jamais affirmer que tout a été dit puisque le texte offre aux lectures un degré d’ouverture quasi inépuisable. En conséquence, nous considérons que la créativité littéraire contemporaine est en expansion et peut constituer un corpus actuel et ardent. De plus, sa force est due à l’importance croissante des thèmes développés au niveau national qui mettent au premier plan l’être humain, sa condition, son rôle et statut. En fait, comme ses deux voisins, l’Algérie et le Maroc, la Tunisie a donné aussi d’écrivains de langue française qui publient en Tunisie ou en France. La littérature tunisienne apparaît aujourd’hui florissante et présente dans sa qualité. Il ne semble pas toutefois inutile de mener de nouvelles recherches sur cette mouvance littéraire, dont les possibilités d’analyse et de découverte restent extrêmement significatives. Il est certain que la diversité de la production romanesque va attirer l’attention de la critique littéraire et que des travaux seront publiés sur ces créations littéraires dont la richesse et la variété ne manqueront pas d’inspirer de nombreuses études. Nous espérons que cet ouvrage contribuera à mieux faire connaître les écrits tunisiens contemporains : bien que jeunes, ils n’en témoignent pas moins de leur bonne santé. Nous espérons aussi qu’il sera utile aux chercheurs et à toute personne manifestant aussi bien de la curiosité intellectuelle que de l’ouverture littéraire. 43 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 ÉTUDES Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Yamina MOKADDEM Paris - France D’un exil à l’autre : traces et mémoires dans Vie lointaine de Farès KHALFALLAH « Je me suis endormi en rêvant d’un jardin secret où il n’y avait pas de racines, rien que des branches, et pourtant ça poussait sans problème. » Abdelkader Djemaï. La dernière nuit de l’Émir « De la disparition du passé, on se console, finalement, c’est de la disparition de l’avenir qu’on ne se remet pas. » Amin Maalouf. Les désorientés Premier roman de Farès Khalfallah Vie lointaine1 nous replace, dans la problématique de l’exil, de la recherche de la trace identitaire, à travers le récit du narrateur, métis placé en quelque sorte, de par son ascendance parentale, entre la rive nord et sud de la Méditerranée, et de ce fait, dans un entre-deux culturel identitaire qui le désoriente et qu’il ne parvient pas à assumer. Ainsi, à l’inverse des autres textes liés à l’exil, aux racines et à l’identité, il ne s’agit pas uniquement, pour le narrateur, fils de couple mixte (mère française et père tunisien) né en France et français, de rechercher la trace de son origine, mais plutôt les traces et les mémoires inhérentes à cette double appartenance qui l’envahit, pour essayer de comprendre et d’apprivoiser le mal-être et les contradictions qu’il ressent violemment à partir de la mort du père. Tout le texte de Farès Khalfallah, à travers la parole émanant du « je » du narrateur-personnage qui regarde constamment le monde de deux lieux différents, la France et la Tunisie, plus précisément Paris et un petit village proche de Tunis, place celui-ci devant un dilemme, celui de ne pas pouvoir choisir parce que n’appartenant pas entièrement ni à l’un ni à l’autre. Dès lors, le titre du roman Vie lointaine trouve ici tout son sens à travers le désenchantement du narrateur et le questionnement sur l’appartenance à un pays qu’il induit. C’est ce que nous nous proposons 1 Farès Khalfallah. Vie lointaine, Paris, Balland, 2000. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie d’analyser en montrant, d’une part, comment s’élabore la mise en discours de l’imaginaire du narrateur à partir des deux lieux différents de son dire ; d’autre part, en quoi l’invention d’un tiers-espace au sein duquel vivre en apprenant à négocier entre différentes cultures s’avère ici chimérique. Le roman, peut-être récit autobiographique2, s’ouvre sur la visite du fils au père hospitalisé dans le treizième arrondissement de Paris, quartier auquel il est attaché et où le narrateur a grandi. Mais, dès l’incipit, c’est un père diminué par la maladie qui est présenté et décrit, comme si la présence de cette silhouette malingre reflétait et anticipait déjà, dans l’imaginaire du fils désemparé, les souffrances morales à venir et les tourments de la culpabilité. Le temps et l’espace l’avaient emprunté. Ils le rendaient en triste état. Dans la chambre d’hôpital, je sentis le sol se dérober sous mes pieds. Je crus m’être trompé d’étage, de service, de numéro de chambre. Sur son lit, j’eus des difficultés à l’apercevoir. Je fis même l’hypothèse de sa disparition. Évidé de lui-même, il pouvait s’être volatilisé. […]. Il titubait un peu dans la chambre, appuyé sur mon bras ou tenant la tige à perfusion comme une béquille. […]. Entrer dans le nouveau rôle. Marcher, agiter les doigts, sentir la maigre obéissance du corps. Apprentissage in extremis. Avant le néant. (11-13) Cette étape inéluctable, celle de la disparition du père, appréhendée par le narrateur est considérée par la psychanalyse comme nécessaire à l’épanouissement de tout homme et en même temps comme un meurtre inacceptable. C’est pourquoi dans le récit du narrateur, la perte du personnage dominant de l’enfance va susciter chez ce dernier des sentiments contradictoires où se mêlent amour, haine, culpabilité, pardon, sentiments qui le mèneront à rechercher dans le labyrinthe de son histoire personnelle le fil d’Ariane qui lui permettra de trouver une issue possible, sans pour autant pouvoir en ressortir indemne. C’est d’abord le père malade et mourant qui, tel un passeur, va raviver la mémoire du fils à travers l’évocation du passé et des lieux liés à des moments heureux de vie, comme si, pour lui, cette lente anamnèse représentait le socle nécessaire au maillage et à la transmission des liens familiaux et des racines originelles. Tirés par les racines qui remontaient des strates les plus reculées, des lopins de terre mentale émergeaient. Des blocs de roche mémorielle. Des plateaux de peuplement temporel considérable. Des zones de mémoire habitée sur lesquelles pouvaient d’ailleurs avoir poussé des villages, des villes à la surface desquelles pullulaient encore des centaines d’existences - dont la mienne 2 L’auteur Farès Khalfallah est également né, à Paris, en 1965. 48 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine auxquelles son histoire s’enroulait par un réseau de liens ténus, fortuits, décisifs. Des terreaux différents, multiples, glissaient, se frottaient, se mêlaient, s’effaçaient à travers d’autres stratifications mobiles et transitoires, feuilletages fragiles, soumis à des éboulements soudains, à des affaissements imprévisibles, à de curieuses absences (quand, par exemple, il interrompait son récit). (22-23) Ce socle indispensable à la fertilisation de la mémoire évoqué par cet extrait à travers une suite de métaphores en lien avec la terre et la nature, va déclencher le besoin de se dire et libérer la parole du père qui, de ce fait, ouvre l’espace des souvenirs liés à l’enfance de son fils, la seule présence de ce dernier lui permettant, en quelque sorte, de retrouver les morceaux épars du puzzle mémoriel familial et de le reconstituer en abolissant la distance et le temps. Dès lors, pour le fils, éloigné du père depuis la séparation de ses parents, ce retour au monde de l’enfance par le biais des souvenirs évoqués, tout en renouant avec le passé, va lui permettre de sortir de son exil affectif et de retrouver, l’espace d’un moment, « l’âge magique par excellence qui, ignorant les disjonctions de la raison, laisse à l’existence son unité primordiale»3. Redevenir enfant par la magie d’un temps révolu raconté, va non seulement représenter le fragment daté d’une biographie personnelle, peut-être occulté ou enfoui dans l’inconscient, mais aussi soustraire une séparation que l’on pensait irréversible. Cependant, ce retour à l’enfance par le biais de l’évocation des souvenirs ne marque pas uniquement la fin d’un exil affectif, il est aussi un argument voire une nécessité, pour le fils maintenant adulte, de renouer avec le passé, avec une « vie lointaine », pour en faire son présent. C’est ainsi que la présence du père mourant, loin d’être pour le fils l’image diminuée d’une simple apparition, à un moment donné de son parcours d’homme, agit, en fait, comme un catalyseur. Le père devient, en quelque sorte, le magicien par qui tout s’éclaire, tout se révèle comme absolument incontournable : à l’inverse de la mère, il est alors celui qui stimule la mémoire et les souvenirs tout en cédant progressivement au fils son rôle et sa place de guide. Malgré l’absence, il redevient pour le fils celui qui « incarne le principe mâle d’où émane la force mystérieuse qui organise la communauté et assure la cohésion »4. Ai-je demandé à ma mère de me décrire quelques intérieurs anciens où nous avions habité ? Elle ne savait plus très bien. Sa mémoire était comme recouverte d’un voile replié sur les faits 3 4 Marthe Robert. Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1977, p. 111. Ibidem, p. 129. 49 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie anciens, comme un drap dans lequel on se retrouve emmitouflé, le matin, au réveil. (…). Nous [le père et le fils] avons progressé encore un peu dans les sous-bois du temps. Lui couché, moi assis à côté de lui. Sur le lit d’hôpital, l’organisme gavé de morphine et de médicaments, il descendait à grande vitesse le fleuve furieux de sa durée. Ses paupières s’abaissaient sous l’effet des calmants. Les tendons de son cou tremblaient comme la racine d’un banian qui cède sous la poussée d’une crue. Je rajustais les plis de ses draps. Je lui demandais s’il avait soif. (31-33) Au niveau de l’énonciation, l’utilisation du « nous » inclusif opposé au « elle » qui individualise la mère, traduit bien ici, non seulement, la force des retrouvailles entre le père et le fils à travers l’évocation des souvenirs communs, mais aussi celle de la transmission, du passage de témoins, du relais qui se met en place. Comme pour un radeau fragile, le fils est alors celui qui prend la barre pour diriger le frêle embarcadère et, loin d’être fortuite, l’image du père terrassé par la souffrance comparé à un banian, « figuier de l’Inde à de nombreuses racines aériennes »5 évoque également l’association entre la figure du père et celles des origines, de l’identité qui sont, de fait, transmises. Comme une mine prête à se fragmenter au moindre choc, la mort du père, en réveillant chez le narrateur-personnage tous ses tourments intérieurs jusqu’ici enfouis et refoulés, va mener ce dernier à entreprendre un changement total du cours sans arête de sa vie. Rien n’a de fin. Tout continuera, quoi qu’il advienne. […]. Je suis allé m’installer en Tunisie dans le village de mon père quelques jours après sa mort. J’y avais passé une partie de l’été, chaque année, depuis l’âge de cinq ans. Mon père n’y était retourné avec moi qu’après une absence de douze ans. Une sorte de rupture. Voulais-je retrouver ses traces ? Maintenir tendus les fils du temps ? Était-ce une solution de facilité ? J’ai accompagné le cercueil dans l’avion. (39) Jusqu’alors, le narrateur dont le prénom et le nom, précisons-le, ne sont à aucun moment mentionnés dans tout le récit, semble avoir mené, en apparence, une vie sans problème en France, son pays natal. Du pays de ses origines paternelles, dont il ne parle même pas la langue, il n’a que de vagues souvenirs de vacances qui remontent à l’enfance, mais la mort du père va totalement bouleverser son projet de vie, en ce sens qu’en allant à la recherche de ce père qu’il a, en définitive, si peu connu, il arrive, en quelque 5 Selon la définition du Petit Robert. 50 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine sorte, à sublimer son deuil : ne plus tuer le père comme dans l’Œdipe, mais à l’inverse, le faire revivre en essayant de reconstituer son itinéraire au pays. En présence du père malade, une lente anamnèse s’amorçait, déjà, à partir de photos regroupées et conservées dans un album que le fils redécouvre en essayant de se repositionner dans l’espace familial tel que représenté par l’image laquelle réunit les éléments d’une réalité déjà passée. La photo joue ici, non seulement le rôle d’un médiateur, mais place aussi en évidence un moment où le narrateur, sujet de celle-ci, se sent, peu à peu, devenir objet : il est en re/présentation, le « spectrum »6 d’une scène qui s’est alors passée, qui n’est plus et qui ne peut plus être. C’est ce que Roland Barthes décrit comme le « ça a été »7. Pour meubler le silence qui s’était instauré entre nous trois [les parents et le fils] dans la chambre, pour faire diversion, j’orientais la conversation sur la localisation précise d’un appartement, sur l’endroit où avaient été prises les photographies de l’album. Moi sur ce balcon parisien. […] Momies engourdies, tout juste extirpées du caveau, les yeux à demi soufflés par le baiser du temps. Bientôt nous serons morts. Nos noms oubliés, effacés. À peine conservés sous la forme de silhouettes floues dans le souvenir d’anciennes connaissances. Vieilles photos jaunies. (26-27) Par ailleurs, le choix d’une photo en particulier parmi toutes celles qui figurent dans l’album prouve aussi que le narrateur cherche inconsciemment à privilégier, parmi tous ses souvenirs liés à la figure du père, celui qui correspond à l’idée qu’il veut se faire de ce dernier en particulier et de la famille en général. Cette idée selon laquelle la photographie donne à voir quelque chose qui ne pourra plus se répéter existentiellement va se retrouver tout au long du récit et cette idée de mort, de confusion des espaces-temps entre ce qui a été et ce qui ne l’est plus, connotée par la photo est clairement évoquée par le narrateur devenu photographe, à la fois par choix personnel et pour rester dans la trace du père, au pays. Les familles prennent place devant l’appareil photo. On sourit. Les bras puis le buste se figent le long des corps. Une rigidité qui rappelle la mort. (49) Dès lors, pour le narrateur-personnage, la photographie va constituer le moyen susceptible de déréaliser ce monde nouveau qui l’entoure et au sein 6 Terme utilisé par Roland Barthes dans son essai La chambre claire, pour désigner le référent, celui qui est photographié et qui se voit en tant que tel. 7 Roland Barthes. La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. Cahiers du cinéma, 1980. 51 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie duquel il va désormais vivre. Les gens côtoyés, les parents et amis seront, avant tout, perçus à travers l’objectif de son appareil de photo et, de ce fait, distanciés comme par effet de miroir. C’est d’ailleurs ce qu’il ressent vis-àvis de lui-même, lors de son installation au village natal du père, son image étant presque toujours reçue, comme le feraient les séquences d’un film, par le biais d’un vecteur réfléchissant le reléguant au rang d’objet et/ou d’élément étrange. Quelques semaines plus tard, je me fondais dans la foule du souk. Je me sentais léger. On chuchotait sur mon passage. J’apercevais ma silhouette reflétée sur la vitre sale des salons de coiffure ou dans le regard des badauds perplexes quant à mon statut exact : émigré récent, authentique enfant du pays, rejeton égaré sur les frontières d’une ascendance imprécise ? J’étais le Français. Je ne trompais personne. Il suffisait de me regarder ou de m’entendre. (43) Ainsi, comme pour une photographie que l’on regarderait du point de vue du « spectrum » comme de celui du « punctum »8, cette relégation, par le regard, apparaît ici à un double niveau : le sien propre et celui des natifs qui n’arrivent pas, à partir de petits détails, à le situer. Et plus loin, dans le cours du récit, cette même idée est encore reprise par le narrateur-personnage comme pour appuyer le sentiment d’étrangeté qu’il ressent sans cesse et qui fait de sa vie une suite d’événements qui se déroulent sur une « autre scène »9, celle du rêve et de l’imaginaire : le narrateur se dérobe ainsi aux manifestations concrètes et tangibles de la réalité qui l’entoure pour se réfugier dans la fiction laquelle constituerait le mode de médiation à l’immédiateté du réel et pallierait donc, par les images, l’impossibilité de le considérer normalement tel qu’il est. Parfois, quand je prends la voiture pour rentrer du magasin, on dirait que des diapositives, des images de films sont projetées autour de moi, réfléchies par les rétroviseurs. La route penche par la vitre arrière. (…) tout flotte entre le ciel et la terre. Les arbres le long de la route ont l’air rajoutés. Des eucalyptus usés, comme sur une vieille pellicule. […]. Dans mon dos, devant moi, à travers la vitre sale du pare-brise, une surface impressionnée […]. Fausses rues, fausses enseignes, faux ciel, faux passants, faux sentiments. (67) 8 Pour Roland Barthes, in La chambre claire, op. cit., le punctum correspond au détail qui attire perçu par celui qui regarde la photo et qui le place dans l’affect. La seule présence de ce détail arrive à changer la lecture d’une photographie et lui donne une autre valeur. 9 Expression empruntée à Octave Manonni in Clés pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Le Seuil, 1969. 52 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine Dans le texte de Farès Khalfallah, la « photographie » représente un élément thématique important de la trame du récit, dans le sens où ce thème participe non seulement à la mémoration d’une histoire individuelle, mais aussi au renforcement de cette fonction mémorielle : le narrateur-personnage vit, de ce fait, de façon plus accrue son rapport à l’intime et au passé du père qu’il va découvrir progressivement. C’est par les témoignages de personnes amies qui ont côtoyé, par le passé, le père que le narrateur va s’approprier l’histoire personnelle de ce dernier. Et c’est par le biais de l’évocation des différents souvenirs rapportés que le récit de filiation prend forme narrativement. C’est ainsi que, à l’instar de la structure des Mille et une nuits, l’histoire du père consiste en la relation de différents micro-récits rapportés par une multitude de personnages-témoins10 que le narrateur cite nommément comme pour nous faire accorder crédit à ses dires, l’apparition de chaque personnage nommé permettant d’embrayer sur un élément nouveau de l’histoire. Ces micro-récits sont, à leur tour, enchâssés à l’intérieur de l’histoire seconde, celle du père laquelle se trouve elle-même enchâssée dans l’histoire première du roman, celle du narrateur-personnage, qui sert, en fait, de cadre. J’ai appris qu’au milieu des années cinquante, avant de venir en France, mon père a travaillé pour deux Suédoises installées au milieu de la colline dans une grande villa. Il a même, parait-il, séjourné chez elles plusieurs mois en qualité de secrétaire. […] À partir de ce qu’on disait au village, les semaines suivantes, j’ai tenté de reconstituer le séjour de mon père chez les deux Suédoises. (68 et 71) Ces micro-récits présentent alors un univers scriptural foisonnant du fait même de la présence de l’activité de la parole de ces différents personnages, parole elle-même liée à la réminiscence de la mémoire et des souvenirs dans la recherche de la trace, des traces du père. Tous ces éléments de la narration, qui concernent toujours des faits déjà accomplis, relient donc un passé, celui du père, à un présent, celui du personnage qui raconte et qui rapporte l’histoire. Mais dans le récit enchâssé que rapporte le narrateur, c’est le père qui devient le personnage principal d’une nouvelle histoire, les marques de l’énonciation pour le désigner oscillant entre « il » ou « mon père ». Si le narrateur choisit d’évoquer avec précision cette séquence de la vie de son père liée à l’existence des deux sœurs suédoises, c’est parce qu’elle 10 À titre d’exemple, citons ce passage, parmi tant d’autres : « C’est Hassan Khetif qui me raconte cette histoire. Il fait de grands mouvements en parlant : il a des expressions d’effarement disproportionnées » (84). 53 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie reproduit, à quelques détails près, une partie de sa propre histoire. Et, il en est de même pour le récit de la « femme » que le père est amené à côtoyer incidemment alors qu’il devient « factotum » et est hébergé chez les deux suédoises. C’est ainsi que dans la structure narrative du roman, l’histoire de cette « femme » va représenter le troisième récit enchâssé, à son tour, dans le récit second se rapportant au père. Un matin, on l’autorise à se rendre dans l’une des chambres du deuxième étage dont l’accès lui a été jusque là interdit. La pièce est coupée en deux par un grand drap blanc légèrement opaque, une sorte de rideau de scène derrière lequel il aperçoit une silhouette allongée sur un lit surélevé. Il devine un corps considérablement vieilli, immobilisé. […]. Après un long moment de silence une voix monte, comme mangée par la distance. Elle commence un long récit. (Est-ce la tante ?) L’âge de la narratrice invisible, son accent, ses phrases incomplètes, parfois incompréhensibles, qui filtrent à travers le tissu, désorientent mon père. Il peine à retranscrire le récit. […]. L’auditeur note. Que sont devenues ces pages ? (88-89) Essayer de capter une voix difficile à entendre, écrire et noter le récit de cette « femme », personnage invisible d’une scène qui se donne à entendre et non à voir comme pour accentuer plus encore le mystère et laisser libre cours à l’imaginaire et au rêve, reconstituer sa trace par le récit de son parcours de vie, tout ceci montre bien la similitude entre deux situations, l’une passée se rapportant au père, l’autre présente en relation avec le fils narrateurpersonnage, qui va à la recherche de l’itinéraire paternel et qui s’approprie cette histoire en tentant de « combler les trous du récit » (90) tout en y associant également le lecteur. De par la structure du roman de Farès Khalfallah, ce sont donc trois itinéraires qui prennent forme peu à peu au fil des différents récits, trois parcours de vie qui s’entremêlent les uns les autres et qui sont, en quelque sorte, des mises en abyme les uns des autres. Mais les actes d’énonciation qui sont ainsi multipliés par les enchâssements et qui introduisent différents niveaux narratifs donnent aussi à voir une diégèse morcelée, lieu, à notre sens, de l’errance et de l’exil qui va se révéler progressivement comme un lieu de mort pour les différents personnages principaux, dont le narrateurpersonnage. Dès lors, que raconte la femme invisible qui devient le personnage central du troisième récit enchâssé, sinon un pan de vie tumultueux à travers l’histoire d’une quête, celle d’une passion amoureuse pour un inconnu et la recherche de sa trace envers et contre tout, jusqu’à se perdre et tout perdre, jusqu’à devenir, en quelque sorte, un personnage de fiction, une image ? 54 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine Il pourrait y avoir quelque chose d’une enluminure d’ancien roman dans l’image de cette femme au bord du fleuve, scrutant la silhouette d’un homme perdu dans une lutte contre les éléments et qui ne soupçonnerait pas qu’on puisse le regarder de loin, l’aimer d’une manière aussi pure. (94) Elle devient l’image-reflet11d’une situation paradoxale, où rien ne favorise la rencontre et la re/connaissance, situation dans laquelle le narrateur-personnage semble lui-même se reconnaitre, et qui reprend, à quelques éléments près, la photographie du balcon parisien retrouvée dans un vieil album, déjà décrite au début du roman, connotant fortement l’isolement et l’enfermement parce que toute forme de communication s’avère impossible voire utopique. Il est là. Elle le regarde de loin. Je suis comme cet homme et comme cette femme. Je m’accroche à quelques gestes vagues, à des souvenirs. J’ai vécu dans de vieux albums oubliés. (100) Par ailleurs, qu’apprend-on de l’histoire de vie du père par rapport à celle narrateur-personnage, sinon un mal-être, une impression de ne pas pouvoir trouver sa place nulle part, malgré les passerelles jetées, en vain, par le mariage, entre autres ? Car en fait, ni le mariage du père avec une Française, en France, ni à l’inverse celui du narrateur-personnage avec Sonia, une Tunisienne, en Tunisie, ne pourra leur apporter plénitude et paix intérieure. À l’inverse, il va contribuer à accentuer la différence, l’incompréhension, l’incommunicabilité, le mal-être et le sentiment de n’être de nulle part. Et dans les deux cas, la naissance d’un enfant au sein du couple va représenter l’élément déclencheur de la rupture. De la similitude des situations, il nous faut également retenir l’impression de mal-être que l’évocation de ces parcours de vie donne à ressentir. La parole des personnages-témoins rapportée par les micros-récits, évoque, en effet, s’agissant du père, un homme qui semble avoir été pris en otage par ces deux sœurs suédoises, femmes étrangères et étranges vivant dans un lieu semblable à un « no mans land » circonscrit et interdit à toute autre présence humaine. C’est pourquoi la séquence des papillons rapportée dans l’histoire reconstituée du père est loin d’être fortuite : elle préfigure la situation de ce dernier pris entre les rets du filet que les sœurs suédoises ont 11 Dans sa Poétique de la prose, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1978, Tzvétan Todorov, à propos des Mille et une nuits, et des récits enchâssés explique que « l’histoire racontante devient toujours aussi une histoire racontée, en laquelle la nouvelle histoire se réfléchit et trouve sa propre image » (45). 55 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie précautionneusement tissés pour, semble-t-il, leur simple plaisir ou par besoin de domination. La lampe attire des papillons vers le piège de gaze transparent. (Les Suédoises les collectionnent-elles ?). Le bocal sert à recueillir le plus beau d’entre eux, un papillon rare, à chaque fois différent, que Khan [le serviteur indien des sœurs suédoises] désigne à mon père sur la feuille froissée d’une vieille encyclopédie tirée de sa poche. (80-81) Comme un papillon fasciné et attiré irrésistiblement par la lumière de la lampe, le père, alors qu’il avait été recruté, parce que maîtrisant le français, pour « servir de secrétaire à leur vieille tante [qui] désir[ait] écrire ses mémoires » (75), devient ainsi une sorte de personnage fantoche complètement asservi, simple reflet d’une image subvertie telle que figée sur une photographie et, de ce fait, objet d’une collection, d’un palmarès de chasse ou tout simplement d’un album exotique de photographies. On lui confie d’autres tâches que la capture des papillons. […]. Il doit fabriquer des hamacs que les deux sœurs n’utilisent jamais. Il tient la pose pendant qu’Harriett, derrière un vieil appareil photographique à soufflets, prend des portraits de lui dans différents costumes. Antique, Renaissance, Japonais etc. (83) Signe tangible de certains moments particuliers dans le cours de l’itinéraire passé du père, l’appareil photographique accentue symboliquement, encore plus, la notion d’enfermement, en ce sens qu’il « enferme une image du monde [ici celle du père] de la même façon que le psychisme enferme les représentations, les affects (…) liés à une situation inassimilable »12. La photographie enferme donc, mais la forme d’inscription qu’elle réalise « fonctionne comme tous les autres désirs de trace »13. Car ce sont bien des désirs de trace qui animent la quête du fils, narrateur-personnage, et par là même, son retour au pays natal du père et son installation. Ce sont toujours des désirs de trace qui orientent le fils, même inconsciemment, une fois installé au pays, vers l’exercice de la photographie, dans la mesure où il nous faut penser celui-ci - et c’est ce que le récit nous donne à entendre Ï comme une pratique et donc comme une dynamique de la « trace ». C’est ce qu’explique Serge Tisseron, dans son 12 Serge Tisseron. Le mystère de la chambre Claire.Photographie et inconscient, Paris, Flammarion, 1996, p. 167. 13 Ibidem, p. 174. 56 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine ouvrage, déjà cité, en différenciant ce qui relève de « l’empreinte » et de la « trace »14. Et ce sont encore ces mêmes désirs de trace qui le poussent à envisager un projet de vie, celui de « faire [sa]vie » au pays , projet de vie qui le conduit, comme pour marquer sa place de son empreinte, à épouser, à l’inverse du père, une Tunisienne, et d’avoir, un peu plus tard, un enfant. Toutefois, alors même que le narrateur découvre que c’est le pays natal du père qui va lui permettre de retisser les liens qui l’unissaient à ce dernier, le cours de sa vie en Tunisie va progressivement l’amener à sentir que sa place n’est pas plus en Tunisie qu’en France. La voix narrative du personnage, en effet, va évoluer au fur et à mesure du développement du récit, jusqu’à arriver à traduire, de façon envahissante, un mal-être profond, plus, un état dépressif, voire schizophrénique. Initialement, pour le narrateur-personnage, malgré de multiples tentatives de dissuasion émanant de la mère, son installation au pays devait lui permettre de changer de vie, de rompre avec ses habitudes de « Français » pour échapper au dilemme de son identité. C’est ce qui explique pourquoi à son arrivée, les sentiments ressentis par le narrateur, relevaient plus de l’ordre de la culpabilité et du désir d’effacer une faute, de rembourser, en quelque sorte, une lourde dette, que de celui du plaisir ressenti en retrouvant la terre natale du père. Sa présence sur la terre des ancêtres et son « installation au village était un retour à l’ordre des choses » (40) pour la famille et surtout pour lui-même. Au fur et à mesure du déroulement du récit premier, le ton assez détaché du narrateur-personnage s’accentue encore plus jusqu’à devenir complètement déconnecté de la réalité environnante. Ce ton désabusé qui restitue son paysage mental, ajoute à sa solitude et son retrait par rapport aux autres et à lui-même : écriture neutre par l’emploi quasi systématique du passé composé, phrases brèves comme si le narrateur voulait couper court à tout épanchement, comme s’il voulait arrêter le désarroi qui l’envahit voire la folie sous-jacente qui couve et donner à entendre le rythme d’une respiration contenue. C’est sans nul doute pourquoi, en devenant photographe, il choisit, en fait, de se retrancher, de se barricader, en quelque sorte, derrière l’appareil photographique lequel lui donne, par la distanciation, une image métaphorique du monde et des autres. Au village, j’ai ouvert un magasin de photographie. […]. À l’arrière du magasin, j’ai aménagé un petit studio de prise de vue : un sol en linoléum qui se décolle un peu, un rideau de velours vert s’ouvrant sur un mur blanc, quelques accessoires dont les modèles 14 Pour Serge Tisseron, op.cit., la trace est liée à l’action alors que l’empreinte relève de la marque laissée en creux ou en relief. Autrement dit, l’une est dynamique alors que l’autre est plus statique. 57 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie peuvent se servir pour personnaliser leur photo : un pot de fleurs artificielles, une chaise, un ballon de football, un coussin brodé. (44 et 46) C’est donc un monde arrangé, artificiel qui se présente au photographe derrière son appareil, les personnes devenant uniquement à ses yeux des modèles et les objets, des décors nécessaires à une mise en scène. Dans l’espace de ce « studio », les personnes photographiées deviennent des personnages dans un espace qui n’est pas le leur, les accessoires proposés, hors contexte usuel et habituel, accentuant encore plus l’effet factice d’une re/présentation. Dans le même ordre d’idées, c’est aussi, non seulement, pour se déculpabiliser et racheter une « faute commise », mais aussi pour se situer, bien malgré lui, dans la re/présentation d’une vie conforme à la norme sociale que le narrateur-personnage se marie, sans manifester le moindre sentiment amoureux. Deux ans après mon installation, je me suis marié avec une jeune fille que je connaissais à peine, Sonia. Je l’avais aperçue pour la première fois lors d’un mariage où je faisais des photographies . (106) Alors qu’il ne semble même pas l’avoir voulu et encore moins désiré, le mariage est ainsi, pour lui, un pont nécessaire pour assurer son émancipation de ses attaches antérieures et échapper ainsi à son passé. En cela le mariage représente bien la juste suite logique de son « installation » au pays. Ce faisant, si cet acte apparait comme un élément nécessaire à cette « installation », il apparait aussi, à l’instar du symbolisme de la photographie et de la mise en scène de l’appartenance, comme un élément indispensable puisqu’il est appelé à assurer la totale inclusion du narrateur à l’intérieur du groupe de référence, ici, la société tunisienne unie et régie par les rites sacrés de la religion et par la langue, l’arabe. L’iman m’a félicité en français de mon retour dans le village de mon père, de mon mariage avec une musulmane. À la fin de la cérémonie, nous avons tous élevé une prière. J’ai imité les gestes des autres, les paumes tournées vers le plafond. Je remuais les lèvres, mais aucun son ne sortait de ma bouche. (109) Aussi, comment le narrateur, totalement étranger à la cérémonie, auraitil pu se situer dans un groupe social dont il ne parle pas la langue et dont il n’a ni la culture, ni la religion et, par là même, les « blessures » narcissiques - ici la circoncision - qui la caractérisent ? En cette circonstance, qui se voudrait plutôt heureuse et importante, le narrateur-personnage ne trouve ni son lieu, ni sa place, ni ses mots, pour ne 58 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine pas avoir codes culturels et religieux de ceux qui l’entourent, codes qui vont devenir, alors, des facteurs déclencheurs d’un processus de rupture : il subit ainsi une situation qu’il ne comprend pas et n’est plus en cela sujet de sa destinée. Par ailleurs, si la langue a vocation à demeurer le pivot essentiel de l’identité culturelle, le poids du religieux et celui de la croyance sont également à considérer, dans ce contexte, comme des facteurs de reconnaissance et d’intégration importants. L’assignation religieuse apparait, ainsi, dans le texte de Farès Khalfallah, comme une étiquette indélébile qui marque à jamais du sceau communautaire toute personne faisant partie du groupe. Or, le narrateur, à partir de son inclusion par le mariage au sein du groupe, ne remplit pas entièrement toutes les conditions nécessaires à sa re/connaissance. Il est considéré comme quelqu’un qui s’est égaré du groupe communautaire, notamment à cause de son ascendance mixte, de l’éducation reçue et de sa vie, jusque-là, hors du cercle des origines et de l’identité. Le passage, ci-dessus, sur la cérémonie religieuse du mariage représente en cela un exemple édifiant, le narrateur simulant, par mimétisme, son semblant d’adhésion à des rituels en lien avec un sacré qu’il ne connait pas. Par ailleurs, même si la circoncision est une pratique antérieure à l’Islam, elle est, au regard de la communauté musulmane la preuve irréfutable de l’appartenance de l’homme à cette religion. Or, il s’avère que le narrateur-personnage n’est pas circoncis et, dans ce cas, comment alors rendre licite aux yeux du groupe son union avec une musulmane. Quelques mois plus tard, Sonia attendait un enfant. […]. À la même époque, des bruits ont circulé. On s’est demandé si j’étais circoncis (les femmes de ma famille avaient-elles appris que je ne l’étais pas ?). Peu à peu, les doutes ont infiltré la mairie jusqu’aux rues qui entourent le souk et la mosquée. En quelques jours tout le monde était au courant. Dans les rues, les passants me suivaient des yeux. (148) La curiosité, voire le rejet qu’il suscite, va progressivement le conduire à se situer, d’abord, inconsciemment en dehors des codes culturels et religieux de re/connaissance imposés par groupe communautaire. C’est ainsi qu’il s’oublie dans sa voiture devant la clinique où l’on devait procéder à sa circoncision, rate son rendez-vous avec le chirurgien et coupe court, ensuite, avec tous ses projets initiaux, en prenant la fuite. Car c’est bien d’une fuite qu’il s’agit, même si celle-ci semble régie par des motivations indépendantes de la volonté du narrateur et par un impérieux besoin, inconscient certes, non seulement de se déconnecter d’une réalité qui l’écrase parce qu’il n’en comprend pas le fonctionnement, mais aussi de s’éloigner du poids imposé par un groupe dans lequel il ne peut être admis, malgré ses simulations, faute de re/connaissance. 59 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Je suis monté dans la voiture. […]. Je ne sais plus très bien quand j’ai mis en marche le moteur. J’ai roulé vers la plage. J’espérais m’éloigner. […]. Je me serais oublié. Je n’aurais été personne. (152 et 160) Dès lors le narrateur-personnage va, peu à peu, s’exclure du monde qui l’entoure et son comportement bizarre, voire incohérent, s’explique, à notre sens, par la nature du cadre culturel et identitaire qui l’entoure et à l’intérieur duquel il se sent perdu comme abandonné. Ce retrait du monde va le mener à côtoyer tous les exclus du pays qui l’accepte tel qu’il est, sans aucune question, et avec lesquels il partage les petits boulots, le gite et le couvert, non pas pour s’infliger une « épreuve volontaire », mais plus pour s’effacer et ne représenter qu’un corps anonyme parmi tant d’autres. J’aimais cet anonymat. Cette existence enfouie. Ma disparition. Dans le simple cube sans meubles de la chambre, dans le rite quotidien du sommeil, au milieu des rires sombres et glaireux, je ne suis rien. Un corps endolori. Une odeur de crasse et de ciment. Une douleur dans mes membres. (175) C’est alors qu’il tente, par la suite, grâce à l’aide d’un chanteur égyptien dont il devient le secrétaire15, un retour en France, son pays natal, pays dans lequel sa mère et ses anciens amis résident. Ce retour n’est pas pour autant un acte volontaire de sa part, il lui est suggéré voire fortement conseillé par son employeur, d’abord, pour régler quelques affaires, ensuite, parce que « prendre un peu le large » (195) lui ferait du bien. Mais ce retour à Paris semble être également un échec, tant sa recherche du temps perdu et peut-être du paradis perdu, ressemble plus à une désillusion qu’à de véritables retrouvailles avec sa ville natale, sa mère et ses amis. Si la mémoire et les souvenirs du passé sont bien présents, la recherche des traces de son enfance ne le mène à rien, tant le paysage social et environnemental a changé. C’est ainsi qu’il n’arrive pas à joindre sa mère partie en voyage « à l’étranger » et que sa déambulation dans les quartiers de son enfance qui auraient pu lui rappeler des souvenirs heureux ont changé d’apparence et ne sont plus ce qu’ils avaient été dans le passé. Le narrateur se trouve ainsi pris dans des considérations qui n’ont plus de rapport avec le présent, dans une sorte de vision kaléidoscopique suscitée par les différents angles de vue qu’il entretient avec le temps passé, le moment présent et le moment passé tel qu’il le revit au présent. Le temps perdu n’est plus, pour lui, celui du temps retrouvé16. Et malgré les lieux dans lesquels il déambule et qui lui rappellent 15 Autre similitude dans les parcours du fils et du père en Tunisie. Pour reprendre le titre de l’œuvre de Marcel Proust et de l’un des sept tomes qui la composent. 16 60 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine sa mère, son enfance et ses amis, et a sein desquels il aurait pu bien se sentir, c’est une vision présente désenchantée qui est donnée à voir, parce que placée en dehors de la dynamique du temps. Paris. Je venais d’arriver. Mes oreilles bourdonnaient. […]. Je sentais par moments un vêtement ancien prendre possession de mon corps. Certains trajets en métro ou en bus réveillaient des sensations. Ils amorçaient des parcours possibles. […] ; il me semblait que je m’installais dans un lieu protégé, une fin de dimanche, à la veille d’une semaine qui ne commencerait pas. (199- 200) Se dessine, ainsi, pour le narrateur de retour en France, l’impossibilité de revivre dans le pays qu’il a quitté et dont il ne retrouve ni les traces ni les empreintes qu’il a laissées. Et, même sa rencontre avec une ancienne amie à laquelle il ne dit rien de son expérience de vie en Tunisie, puis son acceptation d’une échappée avec elle, à Londres, dans le cadre de son travail de reporter, ne lui apporte ni apaisement ni réconciliation avec lui-même. Plus encore, c’est dans une zone désaffectée de Londres où il accompagne cette amie, pour prendre des photos interdites d’un tournage, parce que très confidentiel, qu’il comprend que l’« on peut recréer un pays n’importe où » (225) à la condition que les détails soient bien choisis. C’est d’ailleurs ce qu’il avait créé lui-même, par la photographie, dans sa boutique, à son arrivée au village natal de son père, lorsqu’il avait à reconstituer par des décors factices un environnement propice aux désirs d’évasion des personnes qui venaient se faire photographier, pour créer l’illusion et faire comme si c’était vrai et réel. Pour les portraits « à thème », je déplie contre un mur, blanc de préférence, des panneaux portatifs. Je les ai fabriqués moi-même. Des affiches sur support cartonné représentant les châteaux de la Loire, des ruines romaines, le Sacré-Cœur, la façade du château de Versailles, l’Arc de Triomphe. (48) Ce constat, somme toute, tragique pour qui décide de partir à la recherche des traces identitaires et de la reconstitution mémorielle, place le narrateur devant une réalité amère dans la mesure où tout finalement est illusion. Reste alors à savoir si celui qui s’est égaré parce qu’il a perdu sa route, faute de boussole, est voué à disparaitre ou à vivre en sursis avec ses rêves. C’est la seconde alternative à ce dilemme, que prendra, presque par automatisme, le narrateur-personnage, le pèlerinage vers son passé n’ayant duré que le temps des souvenirs et des illusions sans vraiment susciter aucun sentiment d’appartenance. 61 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie J’ai laissé Nina à Londres et j’ai passé quelques jours à Paris avant de revenir au village. (240) Toutefois, en revenant au pays, en reprenant son activité professionnelle de photographe et en essayant de reprendre sa vie auprès de sa femme et de son fils telle qu’elle aurait dû être, le dilemme ne s’efface pas pour autant. Le personnage apparait comme un étranger qui accepte, en quelque sorte, de vivre à la fois avec ses illusions et désillusions pour aller, malgré tout, au bout de sa trajectoire de retour, au bout des traces laissées même si encore ténues. Je suis resté quelques minutes dans le fauteuil, sans bouger, à attendre que Sonia redescende ou m’appelle. Je fixais le mur en face de moi. Je me rappelle avoir pris le verre posé sur la table. Voulais-je me donner une contenance en tenant un objet ? Une mobylette passait sur la route. […] un rideau de poussière a dû se former sur son passage, voilant d’un coup l’horizon. Dans la pièce, par contrecoup, l’intensité de la lumière a diminué simplifiant la forme des objets et des meubles. (251) Le récit du narrateur, qui ferme ainsi le roman, suggère bien l’impossibilité d’un retour pourtant initialement envisagé et peut-être souhaité. Tout se passe comme si le personnage restait étranger à lui-même et aux autres, la focalisation sur la mobylette et le rideau de poussière, à l’extérieur de la maison, connotant bien l’idée d’un à venir occlusif et sombre, sans aucune lumière ni ouverture possible. Ce voyage à la recherche de la trace du père et par voie de conséquence de ses traces propres, mène finalement le narrateur au bord du vacillement, au bord d’un paradoxe, dans la mesure où la création d’un tiers espace pour l’aider à surmonter, plus, à revendiquer sa dualité identitaire et lui permettre de s’accepter tel qu’il est, parait impossible : le narrateur se trouve en porteà-faux à la fois avec son passé et son présent qui, pour lui, ne sont plus, comme pour la photographie, que des arrêts sur image témoignant, en fait, de l’immobilisation du temps et donc de l’obsession de la mort : « […] on ne revient pas en arrière, il faut aller jusqu’à la consommation ! »17. 17 Albert Camus. Caligula, Paris, Gallimard, 1958, p. 110. 62 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine BIBLIOGRAPHIE BARTHES, Roland. La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll. Cahiers du cinéma, 1980. CAMUS, Albert. Caligula, Paris, Gallimard, 1958. KHALFALLAH, Farès. Vie lointaine, Paris, Balland, 2000. MANONNI, Octave. Clés pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Le Seuil, 1969. ROBERT, Marthe. Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1977. TISSERON, Serge. Le mystère de la chambre claire, Photographie et inconscient, Paris, Flammarion, 1996. TODOROV, Tzvétan. Poétique de la prose, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1978. 63 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle Lucie CLÉMENT Amsterdam - Pays-Bas Tsunami de Mokhtar SAHNOUN : une poétique de l’espace en ekphrasis L’auteur et le roman Lauréat du Comar d’or 2013 du roman en français (prix tunisien) pour Le Panache des brisants1, Mokhtar Sahnoun est professeur de littérature et de langue dans le département de français de la Faculté des Lettres de Manouba2. Son enfance et son adolescence se sont déroulées au cœur de la ville de Tunis dans l’un des quartiers mythiques de la médina, Bab Souika. Mokhtar Sahnoun a publié un texte critique sur Samuel Becket3. En outre, il est l’auteur de recueils de poésie, dont Suaire4 et Embruns suivi de Buissons de menaces5. Tsunami (2001)6, consiste en quatorze chapitres au cours desquels un narrateur se souvient des instants marquants ou anodins de sa vie. Tesnim, le héros narrateur, se réfugie dans une chambre anonyme pour écrire une autobiographie faite de solitude et de quelques moments heureux. Ainsi, se rappelle-t-il les histoires que lui contait son père durant son enfance. Ce sont des « chants des temps anciens » que le père fait revivre de la voix et du geste pour son fils. Ces contes forment le récit encadré du roman7. Ainsi, plusieurs épisodes côtoient les pensées de l’enfant analysées par l’adulte qu’il est devenu : le tout modelé par un conteur : le narrateur qui reprend le style de la tradition orale avec les phrases qui terminent un épisode, répétées au début de l’épisode suivant8. Par exemple : « Tesnim venait d’effacer les distances qui le séparaient de l’espace de ses aïeux. 1 Mokhtar Sahnoun. Le Panache des brisants, Tunis, Éditions Sahar, 2012. Tsunami, quatrième de couverture, dont nous reprenons, ici, les éléments biographiques de l’auteur. 3 Mokhtar Sahnoun. Samuel Becket : une sémiotique des objets de valeur, E.N.S., 1998. 4 _________. Suaire, Tunis, A.T.P.F., 1990. 5 _________. Embruns, suivi de Buissons de menaces, Tunis, Atlas Éditions, 1993. 6 Mokhtar Sahnoun. Tsunami, Tunis, Cérès Editions, 2001. 7 Pages : 18, 19-20, 23-27, 34-35, 36-37, 116-117, 129, 143-145, 152. 8 Sur les définitions et pratiques de l’oralité cf. Soazig Hernandez. Le Monde du conte : Contribution à une sociologie de l'oralité, Paris, L’Harmattan, 2006 ; Collectif, Oralité et gestualité, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Baumgardt, Ursula & Derive, Jean (dir.). Paroles nomades, écrits d’ethnolinguistique africaine, Paris, Karthala, 2005, e.a. 2 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Maintenant, respirait, dans ce lieu étranger, le souffle rassurant des temps anciens »9. Parfois, une concaténation de répétitions en début de chapitre produit l’effet oratoire comme ici : Parmi les fissures de sa mémoire, parmi ses lézardes, s’échappait une voix, la voix de sa mère aussi pure que l’eau susurrant dans sa source. Parmi les mille scissures de sa mémoire, dans le silence de l’espace étranger de la chambre, s’élevait la voix de son père résonnant du mystère des temps anciens. Parmi les fissures de sa mémoire et ses lézardes, scintillait la lumière d’une étoile si lointaine, mais si éclatante, parmi ses craquelures et ses scissures se dessinait un rameau de lyciet. (38)10. Le narrateur subsume chaque épisode - qui par une déhiscence évanescente - engendre l’épisode suivant. Épisodes qui, pour la plupart, sont la traduction d’un certain espace ; espace objet d’interrogations multiples obsédant le narrateur par les souvenirs fragmentés qui se révèlent dans une écriture hétérogène accentuée par une typographie distincte : normale pour la parole du narrateur soi-même ; italique lorsqu’il relate celle d’autrui : son père ou Selsébile. Deux écritures dans leur forme trouvent leur unité dans l’authenticité de l’expression : le langage littéraire. Nous allons éviter la discussion de la littérarité du texte, notre propos étant autre. Néanmoins, nous en avons déjà souligné l’oralité ; nous pouvons aussi y voir une certaine oraliture11. Tsunami est une quête de soi, introspective et prospective, mémoire individuelle et collective simultanément12, tout en montrant un clivage où contrastent ces visions : l’espace, un substantif reprit une trentaine de fois au cours de la diégèse. 9 Ces deux phrases terminent le chapitre 1 et débutent le chapitre 2. Ici, la concanétation est produite avec « Parmi les fissures de sa mémoire » avec « les lézardes » et « Parmi les mille scissures de sa mémoire ». 11 Néologisme emprunté à Patrick Chamoiseau qui y voit « tout ce qui, dans l’ordre du discours, mais aussi de la culture, la sienne, relève de l’oralité et non de la littérature écrite. » Cf. Bernard Reymond. De vive voix. Oraliture et prédication, Genève, Editions Labor et fides, 1998, p. 9. 12 Pour autant intéressant qu’il soit, le sujet de la mémoire individuelle et la mémoire collective est vaste et dépasse le cadre de notre présente étude. Toutefois, nous avons abordé cette question dans plusieurs de nos publications antérieures. Cf. notamment notre thèse Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma, musique) ou « Mémoire et identité dans Le Silence des géants de Mouloud Akkouche », Najib Redouane (s. la dir. de). Où en est la littérature « beur » ?, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 337348. 10 66 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace Ce roman est aussi celui de l’apprentissage de l’amour et de l’oubli pour Tesnim. L’amour de la nature, insufflé par sa mère ; l’oubli de sa solitude et de Selsébile, mais c’est - majoritairement - de l’espace dont nous parlerons dans notre étude. L’espace, comme indiqué plus haut, occupe une place proéminente et délimite les différentes expériences du narrateur. Nous différencierons quelques-uns de ces espaces et étudierons leur fonction au sein de la diégèse à la suite de Foucault et Bachelard, mais aussi plusieurs autres qui se sont penchés sur la notion de l’espace. Dans un très bel article, « Les (mur)mur(e)s de cette féminité détestée dans Nos silences de Wahiba Khiari »13, Émilie, Notard le formule ainsi : De Lefebvre (1974) à Soja (1989) en passant par Foucault (1984) et Bachelard (1989), le concept d’espace n’est plus seulement de l’ordre du géographique, du localisable ou du matériel. L’espace s’avère être aussi le produit de pratiques sociales, d’idéologies et de pouvoirs. Il ne précède ni les relations sociales, ni l’ordre symbolique, ni les constellations politiques : il en est le résultat14. En ce qui nous concerne, nous relevons et classons différents espaces : ekphrasique, imaginaire, géographique, émotionnel, mémoriel… Les espaces imaginaire, géographique, émotionnel et mémoriel Par la phénoménologie de l’imagination, Bachelard dans La Poétique de l’espace (2004) entend « une étude du phénomène de l’image poétique quand l’image émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur, de l’âme de l’être de l’homme saisi dans son actualité »15. Pour Tesnim, l’espace dans lequel évoluent les héros de cinéma est un monde imaginaire, presque onirique dans lequel il peut les admirer. « Tesnim ne se lassait pas de regarder ces affiches. Il se délectait à admirer longuement les couleurs, les formes, les moindres détails. Il rêvait aux espaces sublimes dans lesquels évoluaient ces héros fantastiques et qu’il situait dans les confins d’un monde irréel » (47). Et aussi, l’espace onirique surgit dans l’espace quotidien grâce à l’imaginaire lorsque sa mère lui confie un peu d’argent pour lui permettre de s’acheter une place de cinéma en ville : « Le monde du rêve s’écroulait. Mais le contact de la pièce, bien serrée dans la paume de sa main, recréait le rêve, l’espace, la lumière, la magie » (49). 13 Emilie Notard. « Les (mur)mur(e)s de cette féminité détestée dan Nos silences de Wahiba Khiari », dans Claudia Groenemann et Wilfried Pasquier (Edité par). Scènes des genres au Maghreb, masculinités, critique queer et espaces du féminin/masculin, Amsterdam/New York, Rodopi, collection Francopolyphonies, 2013, pp. 31-56. 14 Ibidem, p. 31. 15 Gaston Bachelard. La Poétique de l’espace, Quadrige / PUF, 2004, p. 2. 67 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie L’espace géographique est l’espace le plus évident dans tout le roman. Il passe par les rues de la ville où le narrateur enfant s’amusait, les rues où il déambulait avec son père, le cinéma où il allait regarder les projections de films et, adulte, c’est l’espace de la chambre où il s’est réfugié qui surgit page après page : « Parmi les lézardes de sa mémoire, dans le silence de la chambre, dans la solitude de cet espace étranger, des fleurs avaient éclos » (16). Toutefois, cet espace géographique est souvent accolé à l’espace mémoriel, car les souvenirs et la mémoire le jouxtent « Tesnim venait d’effacer les distances qui le séparaient de l’espace de ses aïeux » (16). Pour lui, la distance est franchissable par la mémoire. Seul l’espace des cartes géographiques reste infranchissable et synonyme d’isolement, mais un isolement peuplé de rêves. Il passait de longues heures les yeux fixés sur les cartes géographiques de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Europe, de l’Asie, de l’Australie, du Groenland, et son regard émerveillé, se déplaçait d’une région à une autre, découvrant des contrées dont les noms aux sonorités exotiques exhalant une poésie inattendue, le faisaient rêver, excitaient son imagination : Mer de Barents, Détroit de Yougor, Mer de Weddell, Saskatchewan, Socotora, Cluj-Napoca, Rajna-mundri, Bandar Seri Begawan. (89-90) Et, bien entendu, c’est l’espace de la chambre où il s’est réfugié pour écrire qui lui permet d’avancer et de se mouvoir à l’aise dans ses souvenirs : « L’esprit préoccupé, le corps livré à son travail d’horloge remontée à vie, Tesnim continuait à avancer dans l’espace de la ville » (141). L’image poétique pourrait donc être un produit du cœur, de l’âme de l’homme. Selon Bachelard, « il semble que l’image de la maison devienne la topographie de notre être intime »16. Dans l’espace des émotions qui avaient secoué son être comme un tsunami, dans l’espace de la passion tout dégoulinant de souvenirs, Tesnim avait entrepris, une fois, de composer un texte pour faire chanter les plantes et les paysages qui avaient illuminé son enfance et sa jeunesse. (28) Dans son introduction, Gaston Bachelard explique « par l’éclat d’une image, le passé lointain résonne d’échos et l’on ne voit guère à quelle profondeur ces échos vont se répéter et s’éteindre ». C’est exactement la situation dans laquelle se trouve Tesnim dans le roman. Chaque image mise en mémoire en appelle une autre à laquelle une autre encore fait écho. Après avoir pénétré dans une chambre - d’hôtel probablement - où il s’est réfugié pour écrire ses mémoires, quitter des yeux le spectacle 16 Ibidem., p.18. 68 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace affligeant qui s’offre à sa vue de la fenêtre, Tesnim commence le lent travail de remémoration. Il détourna son regard de ce spectacle vide, et dans sa mémoire des images défilèrent comme les pages d’un album. C’étaient des images de rues désertes inondées d’ombre, de passants au regard vide de statues, d’un enfant, atrocement seul, jouant au cerceau dans l’espace sans vie, sans amour, d’une ville irréelle. (9) Dans ce paragraphe, image après image, s’étale toute la solitude de l’enfant qu’il a été, similaire à celle des passants dont le « regard vide de statues » le renvoie à l’« espace sans vie » de cette ville. Le narrateur réalise s’être échappé du présent pour rejoindre - grâce aux souvenirs - son passé, mais surtout les temps anciens que lui contait son père : « Tesnim venait d’effacer les distances qui le séparaient de l’espace de ses aïeux. » (16) C’est aussi la voix de sa mère qui résonne en lui : « Dans cet espace où se déployait le rameau de lyciet paré de sa fierté séculaire résonnait la voix de sa mère » (32). C’est dans les interstices des souvenirs qu’il voit le mieux comment était sa vie d’enfant : « Parmi les lézardes de sa mémoire, dans le silence de la chambre, dans la solitude de cet espace étranger … » (16) et une image acoustique transforme l’espace visuel. Après avoir entendu la voix de sa mère - tout aussi importante que celle du père, mais pour d’autres raisons -, « Une limpidité diaphane accentuait la profondeur de l’espace » (39) car la voix de la mère est liée à la nature ; elle est comparée à la pureté d’une source. L’espace devient alors tridimensionnel et acquiert une profondeur Dans le silence de la chambre où flottait l’âme des aïeux, dans ce lieu étranger où, maintenant, respirait le souffle rassurant des temps anciens ; dans la solitude de cette chambre, au rythme du chuintement de la plume du stylo, Tesnim recréait les images de cet autre espace, géode refermée sur le cœur de son azur, les images du temps réfugié dans les yeux de Selsébile, incrusté dans l’écran de sa mémoire. (55) Selsébile qui le subjuguait par son univers de femme et cet accord qu’ils avaient tacitement conclu sans jamais en avoir parlé. Ses souvenirs ayant envahi sa mémoire, l’espace de la chambre se transforme au fil de leur transposition sur le papier et c’est Selsébile qui lui apparaît, qui lui signifie l’immortalité de l’image entrevue ensemble alors qu’ils se penchaient côte à côte au-dessus de la margelle17 : 17 « Dans le cadre circulaire que formait l’eau au fond du puits, les deux visages étaient unis » (128). 69 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Tesnim ! Te souviens-tu de notre image dans l’eau du puits ? C’est une image indélébile. Elle est dans les yeux de ta mémoire, elle est dans les yeux de ma mémoire, elle est à nous, personne ne pourra plus jamais l’effacer, jamais la modifier. Notre image a la pureté de l’eau et sa transparence. (157) Cette réflexion de Selsébile est à jamais ancrée dans la mémoire de Tesnim et elle lui fait part de leur union indestructible et de l’indéfectibilité de leur entente. Toutefois, le lecteur comprend la séparation exprimée significativement, la césure du cœur en dépit de l’opacité narrative et l’oubli qui peine à se réaliser dans l’espace carcéral, choisi, dirait-on : Tesnim poussa la porte et découvrit un espace sans âme, une chambre sans histoire, sans trace. Une table en formica, une chaise aux pieds de métal et un abat-jour à support noir, étaient noyés dans un silence épais, une solitude glauque, un dérisoire désespérant. (7) Que la solitude soit son lot de toujours, est évident lorsqu’il tente une évasion que même une marche rapide est incapable à réaliser : « Il pressait davantage le pas pour échapper à l’espace, pour échapper à lui-même » (146). La mise en mémoire des souvenirs constitue le véritable enjeu de la retraite de Tesnim au niveau de la fiction et celui de Mokhtar Sahnoun à celui de l’écriture. À travers l’histoire de Tesnim, c’est celui du déclin d’une certaine façon de vivre qui est dépeint. Le langage littéraire opère une fusion entre la tradition populaire des contes et la littérature européenne. Ainsi voiton un processus transitionnaire de l’oral à l’écrit ; mais aussi de la vision à l’écrit ou pour mieux le dire, à la description verbale du visuel, transition qui nous amène à considérer l’espace ekphrasique du roman. L’espace ekphrasique La description de photographies, d’illustrations ou d’images dans le roman n’est jamais fortuite18. Quelle peut donc être la fonction de ces descriptions ? Pour éclairer notre propos, nous traçons brièvement un court récapitulatif sur l’ekphrasis et la description19. Le concept d’ekphrasis est apparu au 1er siècle ap J. C., en tant que description dans des traités de rhétorique : celui de Aelius Théon : 18 À ce sujet cf. Philippe Ortel. La littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2002. Nous avons amplement étudié le concept de l’ekphrasis dans Andreï Makine. L’Ekphrasis dans son œuvre, Amsterdam/New York, Rodopi, 2011. 19 Pour un récapitulatif complet sur la description, cf. Philippe Hamon, La Description littéraire. De l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie, Paris, Macula, 1991. 70 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace Progymnatasmata et L’Art rhétorique d’Hermogène20 pour qui : « On a des descriptions de personnes, de faits, de lieux et de temps »21. Chez ces deux auteurs, l’ekphrasis est considérée comme l’un des exercices de rhétorique réservés aux étudiants les plus avancés. Selon la définition qu’en donne Théon D’Alexandrie22, il s’agit d’un discours périégétique qui apporte au regard ce qui doit être montré. Il emploie le terme périégétique qui signifie « faire le tour de l’objet de la description ». On peut dire, en simplifiant à l’extrême, que du domaine de la rhétorique, l’ekphrasis passe à celui de la critique littéraire. Partant de là, le terme « ekphrasis » désigne une pratique littéraire. Quelle est cette pratique ? Si nous référons à William J. Thomas Mitchell dans Picture Theory (1994)23, la critique a souvent voulu voir dans la description du bouclier d’Achille, le modèle de l’ekphrasis au sens moderne du terme, c’est-à-dire le modèle de la description de l’œuvre d’art. Il est vrai que la réception du texte d’Homère a fait de cette description d’un objet d’art artisanal, presque un passage obligé de l’épopée. On le retrouve dans Les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (IIIe siècle av J.C.) ou dans L’Énéide de Virgile (7019 av J.C.). Pour cette raison, le texte d’Homère, la première ekphrasis et certainement la plus célèbre, est considéré fondateur en ce qu’il crée un motif qui devient caractéristique du genre épique. À la fin du chant XVIII de l’Iliade, il donne une description du bouclier d’Achille forgé par Héphaïstos. Le contexte narratif dans lequel s’inscrit la célèbre description est celui de la colère d’Achille contre Agamemnon. La mère d’Achille, la déesse Thétis, demande à Héphaïstos de forger une nouvelle armure pour son fils, non pour résister à la mort, mais pour être en mesure de venger celle de son ami Patrocle (survenue au chant XVII). Ce bouclier devra susciter l’admiration de tous, d’où la superbe description. Pour les Anciens, la fonction première d’un discours était de montrer « l’enargia » généralement traduite par « visibilité ou évidence ». Pour Aristote (384-322 av J.C.) et ses successeurs, ce principe de visibilité repose essentiellement sur le sens de la vue. Dans ce contexte, l’auditeur ou le lecteur devient spectateur, ce qu’affirment aussi Denys d’Halicarnasse et Ciceron (Ier siècle av J.C.) ou Quintillien (Ier siècle ap J. C.). Dans L’Institution oratoire, Quintillien précise : « Le discours ne produit pas son plein effet et n’exerce pas cet empire absolu auquel il a le droit de prétendre, si son pouvoir s’arrête aux oreilles, et si le juge croit entendre simplement le 20 Michel Patillon. La Théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, essai sur la structure de la rhétorique ancienne, Paris, Les Belles lettres, 1982. 21 Aelius Théon. Progymnatasmata, Paris, Les Belles Lettres, 1997. Traduction : Michel Patillon, p. 118.6. 22 Michel Patillon. La Théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, essai sur la structure de la rhétorique ancienne, op. cit. 23 William J. Thomas Mitchell. Picture Theory (1994), University Press of Chicago, 1995, pp. 176-181. 71 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie récit des faits sur lesquels il doit prononcer, au lieu qu’ils se détachent en relief aux yeux de son intelligence »24. Même si le terme s’inaugurait principalement dans le domaine de la rhétorique, la caractéristique métadiscursive de l’ekphrasis reste particulièrement notable dans la définition qu’en donnent les rhétoriciens contemporains tels William J. Thomas Mitchell ou Gérard Genette25 qui considèrent l’ekphrasis comme la description d’une œuvre d’art imaginaire ou réelle comprise dans un texte. Il s’agit là d’une conception moderne de l’ekphrasis. Cette conception semble appropriée à définir les descriptions d’images ou d’affiches dans le cas de notre roman. C’est donc ce concept que nous manipulons. Dans notre analyse, l’ekphrasis est entendue comme la description d’une œuvre d’art. Et par « œuvre d’art », un concept au sens large, nous comprenons aussi les affiches de films. Meschonnic reproche à « “image” de glisser surtout vers le visuel alors qu’il est capital de noter que l’analogue ne comporte aucune présence nécessaire du visuel, ne se situe pas ou pas seulement dans le visuel »26, mais la description est la forme la plus courante d’ekphrasis27. D’autre part, nous estimons ces deux descriptions d’affiches de films être un point de focalisation dans le roman. En cela, nous référons à Mieke Bal dans Narratology, Introduction to the Theory of Narrative (1985)28 : « Description is a privileged site of focalization, and as such it has a great impact on the ideological and aesthetic effect of the text » (36). Bal définit la description dans les termes suivants : « … a textual fragment in which features are attributed to objects. This aspect of attribution is the descriptive function. We consider a fragment a description when this function is dominant » (36). Les descriptions sont le fait du narrateur et elles nécessitent une motivation. Dans Tsunami, nous pouvons lire les deux ekphraseis suivantes qui ont ceci de particulier qu’elles sont des descriptions d’affiches 24 Quintillien. L’Institution oratoire, Paris, Garnier, t. III, livre VII, 1934. Traduction : Henri Bornecque. 25 Gérard Genette. Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 59, William J. Thomas Mitchell. Picture theory, op. cit., pp. 176-181. 26 Henri Meschonnic. Pour la poétique, Paris, Gallimard, 1970, p. 102. 27 Mitchell note que la description est la forme la plus courante d’ekphrasis et réfère à Genette pour signifier l’absence de différentiation sémiologique entre la description et la narration, plus précisément que chaque narration et chaque description sont uniquement différentiées par le contenu et non le contenant et qu’il n’y a « rien grammaticalement parlant qui distingue la description d’un tableau de la description d’un kumquat ou d’un jeu de baseball » (cf. William J. Thomas Mitchell. Picture theory, op. cit., p. 159). La légère différence que voit Genette entre description et narration est l’accent temporel et dramatique mis par la narration sur le récit, alors que la description apporte plutôt, selon lui, une contribution à l’étalement spatial du récit. Ceci en raison de l’attachement de la narration aux actions et événements considérés comme de purs procès et du fait que la description envisage des procès eux-mêmes comme des spectacles (cf. Gérard Genette. Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 59. 28 Mieke Bal. Narratology, Introduction to the Theory of Narrative, University of Toronto Press, 2ème edition, 1992. 72 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace de films ce qui conjuguent plusieurs médias, le graphique, le filmique, le littéraire, le visuel et l’imaginaire dans ce cas précis, rapportés par le mémoriel. L’une des deux affiches représentait Tarzan, perché sur un énorme tronc de baobab, une mèche luisante sur le front, les muscles en forme d’armure, le buste penché, tendu vers un ennemi qu’on ne voyait pas, brandissant avec une détermination menaçante, un poignard. La lame de l’arme étincelait sous le soleil dont la lumière filtrait à travers le feuillage et les entrelacs des lianes. Le héros de la jungle serrait contre son flanc, avec un geste protecteur, Jane au regard effrayé, frêle dans sa robe en peau de bête. Tchita, le chimpanzé, accroché à une liane, rechignait, exprimant ainsi sa frayeur face au danger suggéré dans le hors champ que fixait le regard des trois protagonistes. (45-46) À la lecture contraponctique, se révèle un hors champ, détail invisible qui attire cependant l’œil du spectateur par le regard ou l’action des personnages représentés. Le narrateur précise que Tchita démontre de la frayeur pour un danger non explicité par l’image, mais bien présent pour le spectateur sans qu’il puisse en définir la nature. Dans une situation semblable face à une photo, Barthes parle aussi de punctum29. La seconde affiche donnait à voir, dans toute sa majesté, un autre héros mythique. Des sandales en lanières de cuir et un pagne en peau de lion mettaient en valeur le galbe de ses muscles, l’arrondi de ses cuisses et l’étonnante étroitesse de sa taille. Ses abdominaux et ses pectoraux, tels des remparts taillés dans le roc, étaient démesurément accentués par les ombres profondes. Les muscles de ses épaules et de ses biceps aux contours sculptés en biseau et tressés comme les cordages des grands vaisseaux l’obligeaient à arquer les bras et à les écarter de part et d’autre de son buste, tout en lui imposant une démarche rigide et belliqueuse. Toute son allure rappelait celle d’un coq de bruyère aux plumes ébouriffées, prêt au combat ou pavanant pour la parade. C’était Hercule. (46-47) Les ekphraseis et leur fonction Quelle est la fonction de ces ekphraseis ? À première lecture, nous pouvons voir qu’elles sont un lieu où s’entremêlent des liens intertextuels et interculturels ; elles établissent un lien avec les Autres. Elles représentent des héros de la culture occidentale. L’une, de l’Antiquité : Hercules ; l’autre, celui d’un passé beaucoup plus récent, un personnage fictif mis en scène par 29 Sur le hors-champ et le punctum, cf. Roland Barthes. Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1994, t. III, p. 1175. 73 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Edgar Rice Burroughs en 1912 dans Tarzan and the Apes30. La bande dessinée et l’art cinématographique en feront un personnage mythique : Tarzan. Pour nous convaincre de ces liens enchevêtrés dans les ekphraseis comme une règle pratiquement inéluctable, il nous suffit de lire, par exemple, Philippe Ortel, à qui l’on doit le recueil La Littérature à l’ère de la photographie (2002) : « Poésie lyrique et photographie s’affirment comme des arts du lien, lien avec les autres, lien avec le passé. Cet usage mémoriel de l’image est encore célébré dans les commentaires modernes sur la photographie »31. Bien que Sahnoun, dans le cas présent, écrive non pas de la poésie lyrique, mais un roman et qu’il s’agisse d’affiches de films et non pas de photographies nous pensons cette remarque pertinente en rapport à son œuvre, car il mêle ainsi la littérature et l’art visuel. De même, il entremêle l’imaginaire puisque le narrateur « voit » la marche et la dégaine du héros graphique qui ne peut se déplacer autrement que dans l’imagination du narrateur. « Le cinéma procède de la photographie, qui elle-même descend de la peinture » énonce Laurent Aknin dans Analyse de l’image32. Mais, seul le cinéma procure des images mobiles ; photographie et peinture ne peuvent que suggérer la mobilité d’un sujet, car toutes les deux sont des représentations fixes. Roland Barthes dans La Chambre claire33 dit, en résumé, que si la photographie donne l’illusion de la révélation, le cinéma offre celle de la réalité. Persuadés de participer à une situation réelle se produisant dans leur quotidien, les spectateurs sont souvent subjugués par le visionnement des films même lorsque les images, de toute évidence, ne peuvent participer de la réalité, car elles sont d’une qualité déplorable : Les images exerçaient une étrange fascination sur les spectateurs, quoiqu’elles ne fussent pas toujours de bonne qualité. À certains moments, elles étaient floues ou superposées, à d’autres, elles se mettaient à défiler de manière saccadée, à un rythme accéléré. Des fois, le son changeait. (52) Mais, là où la photographie stimule l’imagination du spectateur et lui fait entrevoir ce qui a été devant l’objectif, le film lui procure un sentiment de réel au présent. Le spectateur a l’impression de faire partie de la scène qui se déroule devant lui. Dans les deux cas, la lecture ou la perception de 30 Publié en France sous le titre : Tarzan chez les singes ou Tarzan, seigneur de la jungle selon les éditeurs. 31 Cf. Philippe Ortel. La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Paris, Jacqueline Chambon, 2002, p. 31. 32 Laurent Aknin. Analyse de l’image, Cinéma et littérature, Paris, Pocket, 2005, p. 11. 33 Roland Barthes. « La Chambre claire. Notes sur la photographie » dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, t. V, 2002, pp. 785-900. 74 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace l’image, animée ou immobile, passe par les facteurs culturels et psychologiques du spectateur et sa capacité à lire les codes. À ceux-ci, Aknin joint ce qu’il nomme « un système de codes plus flous, mais essentiels : les codes socioculturels »34 qui incluent la reconnaissance, les implications, les goûts (codés eux aussi) et la connaissance de l’environnement35. Lorsque Tesnim regarde les affiches ou écoute son père ou encore converse avec lui, tous deux s’accommodent des situations les plus diverses. Au contraire, lorsqu’ils visionnent un film, les circonstances matérielles, le « dispositif cinématographique », sont toujours les mêmes : en groupe, rassemblés devant un écran. Même lorsque les films sont pratiquement devenus incohérents par leur vieillesse et un entretien aléatoire, ils procurent toujours cette fascination : À force d’être rapiécé, le ruban projetait des images sans cohérences : on passait sans transition de l’esquisse d’un geste à sa fin ou même à un autre geste. On voyait le héros et l’héroïne, enlacés, rapprochant leurs têtes pour le long et classique baiser, mais, sans que les têtes ne se touchent, les têtes se séparaient comme repoussées par une décharge électrique, produisant ainsi un effet de marionnette désarticulée. (52) Selon André Gardies, dans Le Récit filmique36, le « dispositif cinématographique » prédispose le spectateur au visionnement des histoires qui vont défiler sur l’écran. Ainsi, Tesnim, tout comme les autres spectateurs, est-il déjà prédisposé au visionnement par les affiches des films et peut-être vice versa puisque déjà à la contemplation des affiches il voit les héros agir. Plongé dans le noir relatif de la salle, dans un état où son activité motrice est réduite à un niveau avoisinant la nullité, sa perceptivité s’en accroît d’autant plus que l’obscurité conjointe à la luminescence renvoyée par l’écran s’apparente à une attente familière similaire à celle de l’enfant en attente de la voix maternelle lui racontant sans fin des histoires. Le spectateur a beau savoir que « ce n’est que du cinéma », il y croît quand même le temps que dure la projection, car durant ce laps de temps les événements qui se déplacent sur l’écran produisent un effet bien réel et visible. Ainsi, la réception-perception des images et des sons s’inscrit dans une expérience phénoménologique de l’« ici-maintenant ». Et celleci s’ajoute, pour la renforcer, à l’impression de réalité que produit la ressemblance photographique (et sonore). Dès lors, ce qui va m’être raconté bénéficiera d’une prime vérité. La fiction n’est jamais 34 Laurent Aknin. Analyse de l’image, Cinéma et littérature, Paris, Pocket, 2005, p. 20. Sur les codes culturels et socioculturels, cf. Pierre Bourdieu. Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, Coll. Points Essais, 2001. 36 André Gardies. Le Récit filmique, Paris, Hachette, 1993. 35 75 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie totalement fictive puisque, quelle que soit ma part de rationalité et de lucidité, toujours un « quand même » me souffle autre chose à l’oreille. Alors entretenu par cette hésitation, par cette ambivalence fort proche du compromis psychanalytique, mon imaginaire a libre cours. (14) Ce phénomène de l’« ici-maintenant » et de l’impression de réalité ne manque pas de produire son effet sur Tesnim, déjà à la vue des affiches. Pour lui, ces héros sont le reflet d’une réalité tout comme pour les spectateurs qui réagissent et commentent le film qu’ils regardent comme s’ils y participaient. Comme si le film était une réalité se passant dans leur environnement quotidien et répondait à des moments usuels, habituels, qu’ils ont coutume de percevoir régulièrement. Les voix noyées, dans une sorte de chuintement assourdissant, et enveloppées dans un grésillement rugueux, devenaient indistinctes et incompréhensibles. On eût dit le bruit d’un avion traversant de gros nuages ou les voix étouffées dans le haut-parleur d’un antique gramophone. (52) Pour définir les fonctions de ces ekphraseis, nous utilisons la distinction suivante37, à savoir, la fonction psychologique où le film est entièrement soumis au personnage et renforce la voix narrative en servant d’amplificateur aux éléments de caractérisation dudit personnage ; la fonction rhétorique où le film exerce un effet persuasif et affectif sur le personnage du récit, ce qui entraîne des développements narratifs qui n’auraient pas pris place sans cela ; la fonction structurale où l’ekphrasis correspond à certains éléments de l’histoire et parfois à une mise en abyme et peut être prémonitoire de la suite des événements diégétiques et enfin, la fonction ontologique où le film s’immobilise dans une symbolisation du sens même de l’œuvre et n’a plus uniquement un statut narratif. Comme l’écrit André Gardies38, il n’y a point d’équivalences entre roman et film, entre littérature et cinéma, tout au plus quelques ressemblances : « Adapter un roman à l’écran ce n’est pas établir une équivalence entre l’écrit et le film »39. L’adaptation d’un roman à l’écran ne revient donc pas à l’établissement d’une équivalence entre l’écrit et le film. Le contraire est tout aussi vrai. Rapporter un film dans un roman n’équivaut certes pas à une séance de cinéma. Toutefois, on peut relever certaines références, situées généralement au niveau du récit, dont la comparaison peut se révéler utile à la compréhension du discours de l’auteur. « Si le roman (ou la nouvelle) et son adaptation filmique ont en commun la 37 Distinction déjà utilisée dans notre thèse et plusieurs articles de façon satisfaisante. André Gardies. Le Récit filmique, op. cit., p. 7. 39 Ibidem, p. 4. 38 76 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace narrativité, ils restent irréductibles quant à leur écriture »40 toujours selon Gardies. Selon nous, le contraire est tout aussi vrai. Raconter un film dans un roman - pour aussi repérable et compréhensible que soit la description manquera toujours à rendre les images. En effet, comme le dit André Gardies : « Le propre du cinéma, ce qui le distingue d’autres médiums ou d’autres arts, c’est de donner à voir grâce à l’image mouvante »41. De ce fait, le lecteur ne peut voir le film, mais il peut voir grâce à l’ekphrasis d’un film, la référence à un certain film ce qui pose la question de l’intertextualité : l’allusion ou la citation. Dans le cas de Shanoun, le lecteur, par les ekphraseis, voit les affiches et les films dont parle Tesnim et, en outre, comme nous l’avons mentionné plus haut, les héros sont très connus et font partie de son capital culturel. Le lecteur a donc ainsi la capacité de s’imaginer les films qu’il a très probablement déjà vus ou pour le moins il connaît l’univers dans lequel les héros cinématographiques évoluent. De son côté, Jean-Bernard Vray dans Littérature et cinéma, Écrire l’image42 stipule que si la littérature est une référence et une source inépuisable de renseignements pour l’écriture cinématographique, le cinéma, quant à lui, produit souvent un « fond nourrissant pour l’écriture littéraire ». Il semblerait que ce soit le cas pour Mokhtar Sahnoun qui, dans ce roman, fait visionner des films à son personnage principal qui en donne une description plus ou moins détaillée par l’affiche représentée, rapportant ainsi la spécificité de la visualité filmique. Ces films, qu’ils portent un titre ou non, représentent des scènes célèbres les trahissant et sans être nommés explicitement sont néanmoins aisément reconnaissables pour le lecteur cinéphile. Un autre trait de reconnaissance est souvent le titre. Ici, mentionné par une seule indication « Un large ruban de papier annonçait en gros caractères : « DEUX GRANDS FILMS » (45), sans qu’il soit question du titre de l’œuvre cinématographique, le lecteur apprend qu’il s’agit de grands films et l’ekphrasis de l’affiche lui a déjà suggéré de quels films il pouvait s’agir. Pour Tesnim adulte qui se remémore les films et leurs affiches, tout devient soudain mouvant, comme dans un film. La situation s’inverse et le fantastique se mêle aux hallucinations : « Il avait placé une glace au bord de la table, contre les vitres de la fenêtre. Le reflet des objets changeait, se métamorphosait selon l’heure du jour, la lumière et l’angle de vision » (77). Pour le spectateur, l’espace imaginaire devient hallucinatoire par la lumière : « La lumière qui prenait la forme de l’illusion, illuminait leurs regards, faisait danser le rêve dans leurs yeux. Ils étaient à la fois devant l’écran et 40 Ibidem, p. 7. Ibidem, p. 10. 42 Jean-Bernard Vray (éd.), Littérature et cinéma, Écrire l’image, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1999, p. 7. 41 77 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie dans l’espace des hallucinations » (53). L’insolite et l’épouvantable se rejoignent : En fixant cette grande tache sur le mur, il finissait par voir des traits reliant entre elles de nombreuses aspérités et se profiler des figures fantastiques : des patriarches vénérables au regard terrible et aux visages noyés dans des vagues écumantes de barbes, des figures menaçantes de bêtes imaginaires qui lui rappelaient celles gravées par Escher ou décrites par son père quand il lui racontait les contes des Mille et une nuits ou qu’il avait vues dans un ouvrage illustré reproduisant les animaux rencontrés par Darwin, lors de ses périples, à travers des contrées lointaines. (100) Mokhtar Sahnoun conquiert une liberté pleine et entière d’invention ou l’imagination tient une place royale. Une imagination que le narrateur alors enfant possédait déjà en se lançant dans la reproduction des taches auxquelles seule son imagination donnait une structure soutenue par les récits plus ou moins mythologiques du père où la fondation des villes s’enchevêtrait avec les pratiques de sorcellerie et les arnaques des voleurs opérant sur les places de marché. Le lecteur peut aussi découvrir l’espace ekphrasique du narrateur lorsque celui-ci décrit, non seulement sa fascination pour des taches sur les murs, mais aussi son utilisation à des fins picturales de ces mêmes taches. Souvent, précipitamment, il abandonnait la contemplation de ces figures et, s’emparant d’un crayon et de feuilles de dessin, il se mettait immédiatement, avec des gestes fiévreux, à les reproduire, en regardant dans sa mémoire où leur empreinte était gravée comme par un burin. Il prenait, ensuite, ses pinceaux et ses tubes de gouache et couvrait les esquisses des couleurs des enfers et des ténèbres, en creusant, au moyen d’un jeu subtil d’ombre et de lumière, des sillons accentuant les traces profondes du temps. (100-101) Bien que la description des dessins ainsi réalisés soit succincte, le fait qu’ils soient mentionnés en déclare l’importance dans la vie de l’enfant et son attrait pour le pictural. Un autre moment typique de l’espace ekphrasique chez Shanoun est la lecture. En effet, le narrateur enfant, toujours attiré par le pictural, lit des bandes dessinées, ce que le lecteur peut déduire de l’ekphrasis des images. Quand l’heure de la sieste lui pesait, quand les instants étaient moites, visqueux, quand le temps stagnait, devenait aussi épais que l’eau d’une mare, Tesnim ouvrait un illustré, commençait d’abord par le feuilleter, fasciné par les images, s’arrêtant longuement sur les images représentant de gros plans qui mettaient 78 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace en valeur l’expression de la violence, de la colère : une bouche grande ouverte d’où sortaient une série de « A…A…A…A…A…A » allant grossissant, progressivement, pour signifier le volume et l’intensité du cri. (87) L’espace ekphrasique se manifeste aussi dans l’écriture même, car les expressions argotiques prononcées par les personnages de bande dessinée le transportent dans des endroits sublimes, des villes et des paysages merveilleux qui l’enchantent : Tesnim s’arrêtait aussi, à chaque fois que les personnages employaient des mots argotiques. Il soupçonnait les auteurs de bandes dessinées d’en inventer à loisir. Ces expressions rutilantes auxquelles ont recours des personnages étonnants par leur originalité, marins, charlatans, voleurs ou voyageurs, aventuriers, amoureuses impénitentes ou énergumènes sans consistance, le plaçaient comme par enchantement dans des espaces, des paysages, des villes, des pays d’une nouveauté troublante. (89) Mais, on pourrait aussi voir que l’imaginaire, l’émotionnel et le géographique se mêlent pour l’enfant. Tout comme pour les taches sur le mur, ce sont les formes des images qui subjuguent l’enfant comme écriture. Les images étaient insérées dans de grands carrés ou rectangles qui s’étalaient souvent sur toute une page. Elles pouvaient aussi avoir des formes très variées, les formes les plus inattendues, parce que d’autres vignettes venaient déformer l’un des côtés ou l’un des angles de ces figures. (88) Sa fascination pour toute forme d’écriture se dévoile aussi devant une partition : « Il ne savait pas déchiffrer une partition ; mais les pages de solfège le fascinaient » (96). Sahnoun montre la fascination de l’enfant à l’aide de ces espaces ekphrasiques. Que ceux-ci fassent partie de bandes dessinées, soient des taches d’humidité sur les murs ou les dessins élaborés et reconnaissables par tous des affiches de film. De cela, nous pourrions déduire que l’imaginaire du narrateur est le plus puissant facteur de son vécu existentiel. Conclusion « L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace » écrit Foucault pour continuer, « Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé »43. Cette époque dont parle Foucault pourrait très bien résumer celle du roman. Il n’y aurait qu’à remplacer le mot « époque » 43 Michel Foucault. Dits et écrit II, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, p. 1571. 79 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie par « espace » et l’on aurait tout simplement une description, un résumé du livre où les espaces juxtaposés s’entremêlent. Lointains et proches, les différents espaces sont côte à côte et cependant, très dispersés. Sahnoun a réalisé le tour de force en plaçant son narrateur dans l’espace restreint d’une chambre de le faire voyager « à la Proust », dans l’espace infini des souvenirs et de la mémoire. Un espace géographique étriqué ne freine nullement l’imaginaire de sillonner les espaces infinitésimaux entre les champs mémoriels. En créant un espace ekphrasique au centre de l’espace narratoire, Sahnoun laisse son héros vagabonder dans les espaces cinématographiques, livresques et picturaux incrustés dans l’espace diégétique. Ainsi, le lecteur peut-il, au fil de la narration, traverser à son tour les différents espaces qui peuplent l’imaginaire du narrateur. Sahnoun, par sa configuration narratologique, dans laquelle sont répartis différents espaces temporels, imbrique le temps dans l’histoire et l’histoire dans le temps. « L’espace lui-même dans l’expérience occidentale a une histoire, et il n’est pas possible de méconnaître cet entrecroisement fatal du temps avec l’espace » écrit encore Foucault44. Ainsi semble-t-il qu’il aurait été impossible à Sahnoun de tisser l’histoire de Tesnim sans y inclure l’espace et le temps de façon si implicite que les structures temporelles et spatiales s’enchevêtrent dans le mémoriel narratif où le géographique, le pictural et le littéraire se côtoient et se mêlent dans les ekphraseis sans toutefois ne jamais s’occulter l’un l’autre. 44 Ibid., p. 1572. 80 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace BIBLIOGRAPHIE AKNIN, Laurent. Analyse de l’image, Cinéma et littérature, Paris, Pocket, 2005. BACHELARD, Gaston. La Poétique de l’espace, Quadrige / PUF, 2004. BAL, Mieke. Narratology, Introduction to the Theory of Narrative, University of Toronto Press, 2ème édition, 1992. BARTHES, Roland. Œuvres complètes, t. III, Seuil, Paris, 1994 _____________. « La Chambre claire. Notes sur la photographie », Œuvres complètes, t. V, Paris, Seuil, 2002. 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Après avoir réalisé trois ouvrages dont un roman : L’Immeuble de la rue du Caire2 et deux recueils de nouvelles : Mon cousin est revenu3 et Quand ils rêvent les oiseaux4, elle se consacre de plus en plus à la rédaction d’un blog intitulé « La Tunisie c’est comme ça » qui lui donne l’occasion de commenter et de réagir à l’actualité souvent tumultueuse de la Tunisie postrévolutionnaire. Cette activité semble fournir à notre auteure un espace libre et propice à l’expression d’une parole nettement en prise sur les soubresauts de l’Histoire de la Tunisie d’aujourd’hui. Une telle posture scripturaire, ouvertement référentielle, s’explique peut-être par le fait que l’écrivaine envisage la littérature d’une manière totalement différente. En effet, elle considère davantage la littérature comme une activité artistique libre de toute obligation de contingence historique. Aussi confesse-t-elle son ambition d’écrire un livre sur « rien ». Toutefois, l’auteure admet volontiers la difficulté, voire l’impossibilité d’une telle ambition particulièrement dans un contexte aussi mouvementé que celui que connait la Tunisie d’aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins que cette volonté première de l’écrivaine se ressent à la lecture de son premier roman publié bien avant la Révolution du jasmin en 2002. 1 Née à Salambô en Tunisie de père tunisien et de mère française, Noura Bensaad a suivi des études de lettres modernes. Après avoir passé quelques années en France et en Italie, elle vit actuellement en Tunisie. Professeur de français, puis traductrice, elle est aujourd’hui rédactrice Web. Elle écrit depuis une dizaine d'années. 2 Noura Bensaad. L'immeuble de la rue du Caire, Paris, L’Harmattan, 2002. 3 __________. Mon cousin est revenu, Paris, L’Harmattan, 2003. 4 __________. Quand ils rêvent les oiseaux, Tunis, Éditions elyzad, 2009. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie En effet, L’Immeuble de la rue du Caire se construit sur une intrigue très ténue, davantage centrée sur les menus événements du quotidien sans éclats des habitants de l’immeuble de la Rue du Caire. Écrit dans une langue sobre et assez classique, voire quelque peu scolaire, le récit se subdivise en huit petites parties constituées chacune de plusieurs fragments portant pour intitulé les numéros des appartements (il y a en tout dix appartements) accompagnés des noms des différents personnages qui y résident. Cette organisation narrative est assimilable à une approche fragmentaire qui aurait le mérite dans le récit de multiplier les tranches de vie et peut-être de se situer dans une forme de modernité littéraire. Il est entendu en effet, comme le souligne Françoise Susini-Anastopoulos, que : Le recours à la forme fragmentaire s’inscrit dans le sillage d’une triple crise aux manifestations déjà anciennes, et à laquelle on peut identifier la modernité : crise de l’œuvre par caducité des notions d’achèvement et de complétude, crise de la totalité, perçue comme impossible et décrétée monstrueuse et enfin crise de la généricité, qui a permis au fragment de se présenter, en s’écrivant en marge de la littérature ou tangentiellement par rapport à elle, comme une alternative plausible et stimulante à la désaffection des genres traditionnels5. Cela étant dit, la question de ce que désigne la pratique concrète de l’écriture fragmentaire reste complexe, car « elle désigne des réalités littéraires très diverses »6, par ailleurs notre œuvre semble plutôt en faire un usage qui reste somme toute assez conventionnel comme nous tenterons de le démontrer. En dehors des multiples fragments de récits consacrés aux appartements de l’immeuble et à leurs habitants, on relève également des fragments de récits qui se rapportent aux parties communes de l’immeuble plus ou moins emblématique tel que la cour intérieure ou le toit. Ce lieu de rencontre traditionnel des femmes maghrébines se fait ainsi le prétexte à des scènes bucoliques représentant ces dernières tendant leur linge sur la terrasse ensoleillée et conversant en observant avec vigilance leur progéniture. Ainsi, il est intéressant de relever d’emblée ce que le découpage adopté dans l’organisation narrative du récit met en relief, à savoir que l’immeuble occupe manifestement une place centrale dans l’économie du récit, à la fois, en tant que lieu de l’action, mais également en tant qu’espace-limite de ce microcosme de la société tunisienne qu’il semble englober et délimiter. Le 5 Françoise Susini-Anastopoulos. L’écriture fragmentaire définition et enjeux, Paris, Presse Universitaire de France, 1997, p. 2. 6 Mustapha Trabelsi. « (Im)puissances fragmentales ? », Eric Benoît et Hafedh Sfaxi (s. la dir. de). (I)mpuissances de la littérature, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Entrelacs », 2011, p. 241. 84 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Rim Mouloudj – L’immeuble de la rue du Caire de Noura Bensaad seul personnage récurrent qui échappe à cette délimitation est celui du mendiant qui n’habite pas dans l’immeuble, mais qui s’installe quotidiennement à proximité de la bâtisse, les parties qui lui sont consacrées sont ainsi précédées par le titre « Devant l’immeuble ». En effet, l’immeuble abrite des personnages issus de différents milieux socioprofessionnels qui représentent subtilement les multiples facettes de la société tunisienne en milieu citadin. On y retrouve ainsi de jeunes couples mariés à l’instar de Farida, jeune et ravissante mère au foyer, totalement dépendante financièrement de son mari, le beau Mohsen. Le couple élève ses enfants dans ce qui semble être le parfait petit cocon familial. Les personnages de Habib et Salha forment pour leur part un couple harmonieux et heureux en ménage. Un certain équilibre semble caractériser leur relation et les rôles paraissent échapper à la configuration relativement traditionnaliste qui caractérise par exemple le ménage de Farida et Mohsen. En effet, contrairement à Farida, Salha l’épouse de Habib travaille tout comme son mari. Un autre duo d’habitant interpelle le lecteur, il s’agit de Fadhila et de son fils Mounir. Le jeune homme célibataire, sensible et très solitaire vit avec sa mère dans un petit appartement coquet. Il apparaît comme le fils modèle s’occupant avec abnégation de sa vieille mère malvoyante et veillant lui-même à entretenir leur intérieur toujours impeccable. D’autres protagonistes peuvent aussi être évoqués tels que Mamy Léa, la vieille dame qui a toujours refusé de quitter son petit appartement et la Tunisie, pays de son cœur, malgré le départ de ses enfants pour la France. Ce personnage sympathique et apprécié de tout l’immeuble suscitera une vague de solidarité toute naturelle chez les habitants qui se relayeront à son chevet lorsque la maladie l’affectera. Il y a là également la vieille Fatima, mégère attitrée de l’immeuble constamment à l’affut des secrets des habitants qu’elle cherche à découvrir par tous les moyens. Toujours prompte à juger et accabler les autres en traquant ceux et surtout celles qui s’écartent de la « norme » telle la pauvre Myriam, qui élève seule ses enfants après son divorce et gagne sa vie en travaillant comme bonne chez le vieux couple tranquille que forment Mohamed et Habiba. Néanmoins, derrière la banalité paisible de ce quotidien que l’écriture transpose en de multiples fragments, tels de petits tableaux parfois marqués par un certain lyrisme, petit à petit le récit dévoile l’envers de ces apparences si lisses. Apparaissent ainsi subrepticement dans le roman les failles et les blessures des personnages. L’on découvre par exemple que le couple idéal que forment Farida et Mohsen est menacé, le mari trompant son épouse avec une femme plus jeune, sans doute une collègue. La beauté de Farida et son comportement tout à fait en adéquation avec une conception très traditionnaliste du couple où l’homme serait incontestablement le « maître de maison » n’empêchent donc pas ce dernier de la tromper sans véritable 85 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie motivation si ce n’est l’ennui d’une certaine routine que le récit suggère furtivement. Habib et Salha quant à eux sont certes unis et heureux depuis treize ans, mais ils souffrent de n’avoir jamais pu procréer. Myriam la mère divorcée qui élève seule ses enfants a du mal à gérer la crise d’adolescence d’un de ses fils qu’elle doit régulièrement récupérer au commissariat, quant au couple qui l’emploie, ils sont rongés par une querelle familiale qui a disloqué leur petite famille. Mohamed, l’époux de Habiba, a en effet renié sa fille cinq ans plus tôt pour avoir épousé un Français, un « non-musulman », ce qu’il a considéré comme un affront et une humiliation et, malgré ses regrets et le manque de sa fille, sa fierté l’empêche de revenir sur cette décision. Enfin, Mounir, le fils idéal, étouffe parfois sous le poids de l’amour possessif de sa mère et on le devine en dépression. Incapable de se faire des amis ou de vraiment progresser, il se donne la mort et bouleverse ainsi la quiétude profonde de la petite communauté. Mais cet événement tragique n’impactera finalement que très peu sur les autres personnages qui poursuivront leurs vies en s’organisant afin d’aider la mère du défunt désormais seule dans son appartement confortable. Parmi tous ces personnages aux vies somme toute assez banales se distingue toutefois un personnage féminin qui pourrait être une autoreprésentation de l’auteure elle-même. Il s’agit de Monia, jeune femme belle, libre et indépendante occupant seule, un des appartements de l’immeuble, et travaillant comme traductrice-interprète, métier qui fut également exercé par l’auteure. Mais, le mode de vie de Monia suscite parfois la réprobation, comme l’illustrent les propos accusateurs de la vielle Fatima, gardienne attitrée de la morale : « Elle (Monia) ferait mieux de se chercher un mari et de faire des enfants. Je me demande pourquoi elle vit seule, ce n’est pas normal. Elle est pourtant jeune et jolie » (38). Ce genre d’observations semble suggérer la difficulté sociale pour une femme de mener sa vie librement, cela dévoile également que l’émancipation féminine est parfois ralentie par les femmes elles-mêmes qui se montrent souvent plus virulentes et encore plus réfractaires au changement que les hommes. Le personnage de Monia est celui dont l’épaisseur est sans doute la plus importante au sein du roman. Le narrateur omniscient du récit donne en effet beaucoup d’informations sur les sentiments, les sensations et les pensées profondes de cette dernière. La personnalité forte et anti-conventionnelle du personnage - Oui, évidemment, mademoiselle la femme libre ne sait pas ce que c’est que d’avoir peur pour son mari, peur qu’une autre vous le prenne. Après que vous vous êtes casée avec un homme, que vous avez fait des enfants avec, que vous vous pensez installée dans la vie, voilà qu’une autre arrive, pas forcément jolie, mais jeune, disponible et elle lui joue le jeu de celle qui est amoureuse, 86 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Rim Mouloudj – L’immeuble de la rue du Caire de Noura Bensaad de celle qui ne voit que lui, n’attendait que lui et hop… Envolé l’oiseau ! Un matin, on se retrouve seule, avec les enfants sur les bras, sans travail, sans position sociale… Foutue ! (70-71) La réaction de Farida est ici intéressante dans la mesure où elle dévoile le décalage entre elle et son amie, car Monia est manifestement profondément sceptique en ce qui concerne le mariage et les relations amoureuses en général. D’ailleurs, pour apaiser sa voisine elle se contente simplement de lui asséner assez froidement un lieu commun qui se veut rassurant : « Tu sais bien que les hommes ont trop peur de quitter leur petit confort ; et puis, il y a les enfants » (71). La réponse de Monia peut surprendre de la part d’une femme n’ayant jamais été mariée ni même vraiment amoureuse, mais qui semble nourrir des certitudes bien arrêtées quant à la psychologie masculine, mais elle souligne, en tout état de cause, l’aspect relativement stéréotypé de ce personnage sur lequel nous reviendrons plus loin. Cela étant, la réponse lucide et acerbe de l’épouse bafouée a le mérite de nuancer quelque peu la représentation de cette dernière. En effet, Farida incarne, tout du moins au début du roman, de manière manifeste l’archétype de la femme futile, pleinement soumise aux conventions et de l’épouse docile et dépendante, mais, elle apparaît ici un peu moins superficielle, sa grande lucidité illustre la réalité de la position vulnérable d’une femme sans emploi et sans mari. Sa peur de perdre son mari dénote ainsi à la fois la précarité de sa situation, mais également, d’une certaine manière, le poids des conventions sociales qui régentent la vie de nombreuses femmes à tel point qu’elles sont convaincues d’être incapables de s’assumer par ellesmêmes et se perçoivent dans une position d’infériorité sociale si elles se retrouvent dans la situation de la femme divorcée. Cet échange entre les deux personnages et la représentation générale de Farida et de Monia créent une impression de contraste absolu entre les deux protagonistes qui n’échappent malheureusement pas à la facilité d’une construction trop schématique et assez stéréotypée. En effet, si Farida représente le modèle d’une femme régentée par les conventions se plaçant elle-même dans une position de mineure éternelle, Monia n’en incarne pas moins pour sa part, et de manière assez précise, un autre archétype : celui de la femme intelligente qui s’est libérée des conventions et des normes sociales pour s’assumer et vivre sa vie librement. Toutefois, son manque de compassion vis-à-vis de son amie et sa posture globale à l’égard des hommes (perçus majoritairement comme des lâches et des égoïstes comme l’indique l’extrait) nous laissent penser qu’elle est elle-même dans une certaine mesure esclave de ses idéaux « féministes » bien trop tranchés. En effet, si les actions et les propos de Monia font apparaître l’extrême liberté de pensée qui la caractérise la présentant comme une véritable antithèse des femmes parfois futiles et souvent vulnérables que 87 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie nous dépeint le roman, cette dernière semble elle aussi, bien que de manière différente, totalement conditionnée par ses principes comme en témoignent les idées reçues et les préjugés qui affectent ses relations particulièrement avec les hommes. Ses convictions la poussent notamment à vouloir conserver sa liberté à tout prix, liberté qu’elle n’envisage que dans la solitude d’un célibat volontaire, car pour elle le mariage semble se réduire à une forme d’entrave à l’autonomie et à l’épanouissement de la femme. Cela explique donc le rejet farouche de Monia pour tout sentiment amoureux. En effet, même lorsque la jeune femme finit par céder aux avances du beau Wahid, homme de théâtre vivant seul comme elle dans un des appartements de l’immeuble, elle refuse de se projeter dans une quelconque éventualité d’union officielle comme l’illustre ce passage : Elle continua de garder les yeux fixés sur l’appartement de son amant. Elle l’imagina près d’elle, dans sa chambre, dans son lit, elle les imagina mari et femme. Comme cela devait être bon, pensa-t-elle, reposant, d’avoir ainsi quelqu’un auprès de soi, chaque jour, chaque nuit. Mais ce désir à peine exprimé, sa raison le fustigea, comme un maître corrige son élève, un parent son enfant. Ne savait-elle pas ce que signifiait la banalité d’un tel quotidien. (99) Cet extrait qui démontre à quel point Monia est engluée dans ses certitudes nous permet de conclure qu’en définitive elle n’est pas plus libre que les autres femmes de son entourage, même si ses pensées manifestent une évolution vers une position moins radicale, le récit s’achève sans véritable changement pour elle ce qui semble signifier qu’elle demeure attachée à son attitude féministe obsolète. D’ailleurs, le roman de manière générale et à travers les différents récits qui le constituent semble s’orienter avec une certaine insistance vers un dévoilement dénonciateur de la condition féminine. Aussi, le récit nous fournit-il un autre exemple édifiant de la situation délicate des femmes dans la société traditionnelle tunisienne à travers l’histoire qui se veut cocasse de l’épouse d’Abdelkader. En effet, celui qui prend ses quartiers quotidiennement en face de l’immeuble et qu’on qualifie de « mendiant philosophe », s’est marié deux ans plus tôt malgré sa condition financière précaire avec une femme dont il espérait faire la compagne aimante de son quotidien modeste. Toutefois, l’épouse s’est très vite montrée trop exigeante pour les maigres moyens du mendiant lui menant la vie dure à force de réclamations et de réprimandes. Un événement rétablira néanmoins la quiétude dans le foyer, lorsqu’Abdelkader et sa femme assistèrent à un esclandre entre un couple du voisinage dont l’époux insatisfait et aigri après un mariage malheureux décidera de chasser sa femme qui, en plus de son caractère difficile, était apparemment stérile. 88 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Rim Mouloudj – L’immeuble de la rue du Caire de Noura Bensaad L’époux excédé avait ainsi crié son mécontentement devant tous ses voisins : « Les flancs stériles d’une femelle étaient semblables à des savates trouées qui n’ont de chaussures que le nom » (126). L’incident aura un impact inattendu sur l’épouse d’Abdelkader qui s’adoucira brusquement et se fera bien plus compréhensive et aimante craignant elle aussi de se voir répudiée pour n’avoir pas enfanté. Abdelkader, personnage très observateur et taquin, n’ayant par ailleurs aucun désir de paternité ne manquera pas néanmoins de constater le changement et de rappeler à son épouse l’anecdote du voisin dès que l’ancien caractère acariâtre de celle-ci menaçait de refaire surface. Derrière l’aspect cocasse de ces événements, le récit semble s’engager là aussi dans une forme de dénonciation féministe en mettant en scène le véritable rôle dévolu à la femme dans la société traditionnaliste. En fait, le roman offre plusieurs exemples de femmes stigmatisées, jugées ou mises au ban de la société si leur choix ou leur mode de vie ne correspond pas à ce que l’on attend d’elles. Mais l’aspect souvent stéréotypé des personnages, de leurs caractères et des situations évoquées réduit sensiblement la portée esthétique de l’œuvre. Ainsi, les nombreuses tranches de vie présentées dans ce roman qui effleure également de multiples thématiques, de la vieillesse à la solitude en passant par le mariage ou la situation des femmes, dévoilent indéniablement l’ambition de ce premier récit. Mais, ce foisonnement relatif, empêche peutêtre l’approfondissement nécessaire à l’attention et l’intérêt du lecteur. En effet, la panoplie de personnages qui peuplent le roman n’est finalement que très peu développée et le parcours et l’évolution de ces derniers restent assez sommaires. Cela peut s’expliquer dans une certaine mesure par la volonté affichée par l’auteur d’approcher un idéal d’écriture flaubertien où l’intrigue serait très épurée, mais le style manquant d’originalité de l’auteure et versant parfois dans le cliché dessert l’ensemble et limite la portée de cette œuvre. En définitive, l’aspect fragmentaire de la narration qui tend vers une prolifération de micro-récits somme toute assez moderne contraste avec une écriture qui manque quelque peu d’originalité. Par ailleurs, cette multiplication d’intrigues et de protagonistes portée par une approche scripturaire fragmentaire donne parfois l’impression d’un manque de cohérence et de nuances, car ces instantanés de vie que l’auteure cherche à dépeindre sont peut-être trop nombreux pour être vraiment attachants et aboutis. Cependant, il faut souligner les passages assez poétiques qui émaillent élégamment ce premier roman, notamment les descriptions de l’immeuble et du quartier qui parviennent à recréer avec finesse l’atmosphère particulière de cette bâtisse atypique. 89 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE AMOSSY, Ruth. Les idées reçues, sémiologie du stéréotype, Paris, Éditions Nathan, 1991. BENSAAD, Noura. L'immeuble de la rue du Caire, Paris, Édition L’Harmattan, 2002. SUSINI-ANASTOPOULOS, Françoise. L’écriture fragmentaire définition et enjeux, Paris, Presse Universitaire de France, 1997. TRABELSI, Mustapha. « (Im)puissances fragmentales ? », Éric Benoît et Hafedh Sfaxi (s. la dir. de). (I)mpuissances de la littérature, Presses Universitaires de Bordeaux, coll. « Entrelacs », 2011. 90 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lamia BEREKSI MADDAHI Université Marne-la-Vallée France Quête et enquête dans Le Bâtonnier de Chedly EL OKBY Écrivain consacré, Chedly El Okby connait un vif succès, en 2002, avec la publication de son roman Le Bâtonnier1 dont l’intrigue se situe dans les années soixante d’une Tunisie récemment indépendante. Déjà, sous le pseudonyme de Al Sid, il avait rencontré son lectorat avec des romans policiers, mais, en affichant sa véritable identité, non seulement il se dévoile davantage, mais il assume en quelque sorte les propos qui seront tenus, sous couvert d’une intrigue policière. En effet, il appartient à une famille réputée de Tunis et sa situation de fils d’avocat accorde une crédibilité certaine à l’observation de la classe bourgeoise des années soixante, époque de sa propre jeunesse. Ainsi, à la différence des romans précédents, la dimension critique prend-elle la parole quasi officiellement, à la fois pour dénoncer les résidus coloniaux qui subsistent encore dans la société tunisienne quelques années après l’indépendance et par induction, les malaises et la corruption des temps présents. L’intrigue se joue autour de deux personnages que le hasard va mettre en relation : le détective Ched Ok, présenté comme un perdant et le bâtonnier, juriste et bien installé dans la vie. Par ailleurs, il faut noter que si le héros est nommé, son client est simplement désigné par son ancienne fonction, ce qui le place dans une sphère sociale précise. De plus, comment ne pas faire le rapprochement entre l’enquêteur, qui débusquera la vérité, et l’écrivain, il porte une partie du nom Ched Ok (Chedly El Okby), signifiant ainsi le rôle et la situation de ceux qui approfondissent les apparences et sont, à l’identique du personnage, floués par le système ? Si les éléments du policier sont déclarés avec la présence du couple du détective marginal et malchanceux accompagné de la jeune Lily, la rencontre d’une autre sphère sociale prend une dimension nouvelle par rapport aux codes du roman policier et peut s’inscrire dans le roman d’enquête plus que dans le roman « noir ». Le protagoniste rejoint les personnages filmiques incarnés par Humphrey Bogart ou ceux présents dans les séries policières américains mettant en scène un détective en grande difficulté qu’une enquête va transformer. Les références cinématographiques jalonnent tout le roman, le plaçant dans une fiction identifiable d’une part, et d’autre part, renvoyant à 1 Chedly El Okby. Le bâtonnier, Tunis, Éds Cérès, 2002. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie une Amérique pervertie telle qu’elle apparaît dans les films « noirs ». De plus, l’ironie est présente dans cette approche du personnage : il souffre du mal du siècle et compense ses angoisses par des tranquillisants « miracle de la chimie « (9) et l’alcool tant il se sent impuissant dans le monde où il vit. Dès les premières pages, le portrait qui en est fait lui accorde le statut de perdant : Lily dormait et Ched Ok pensait. Il contemplait avec effarement le désastre de sa vie, ses échecs affectifs et surtout financiers. Il regardait avec dégoût le monticule de factures impayées posé sur la commode de la chambre à coucher, les sommations de paiement des pensions alimentaires pouvant le conduire en taule s'il tardait trop. (7) Le roman s’ouvre sur une situation périlleuse qui annonce une intrigue complexe et sans doute dangereuse pour ce personnage présenté comme un anti-héros, tant il a accumulé de maladresses, de malchance et de négligences que lui reproche sa compagne : « Il se sentait dans ces moments amoindri, humilié, incapable de réagir, car elle avait rarement tort dans ses jugements sur lui » (21). La visite de l’huissier n’est pourtant pas dépourvue d’absurde ainsi qu’il le remarque : la maison mise sous scellés « lui interdisait de faire la cuisine », mais lui laisse « le petit cabinet de toilette » (12). L’incohérence des décisions de justice se dessine et jette le doute quant à la probité même du bâtonnier, lui aussi enrichi par l’exercice de son métier. Si le chômage mène à l'exclusion sociale, la mauvaise gestion voire la mauvaise foi conduit elle aussi à être privé de ses biens. Le héros n’est donc pas seulement une victime, un innocent poursuivi par la malchance, mais il est présenté comme responsable de ce qui lui est advenu et, en cela, le concept du libre arbitre apparaît, ce qui invite à penser que Chedly El Okby s’éloigne d’une fatalité trop vite accusée pour souligner que chacun est aussi, essentiellement responsable de ses actes. Lorsqu’il s’interroge sur ce qu’il veut croire un acharnement du destin, il s’inscrit également dans une perspective peu recommandable : Qu'est- ce que j'ai bien pu leur faire à mes semblables pour que je sois dépossédé de ma maison ? -Les nombreuses femmes qui ont accepté de se retrouver nulle part, les as-tu jamais dédommagées de leurs Années perdues ? Leur payais-tu régulièrement leurs pensions alimentaires pour leur permettre de survivre ? Non. L'eau de la SONEDE qu'il t'arrivait de boire de temps en temps quand le whisky se faisait rare, le payais-tu normalement ? Non. L'argent des banques assez imprudentes pour te l'avancer, t'arrivait-il de le rembourser ? Non. Tu préfères changer d'agence, et l'électricité de la STEG et les factures de l'épicier qui se crève à la tâche, dépérit à force d'économies et de privations et vit dans un grenier insalubre et mal 92 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby éclairé au-dessus de son magasin, t'arrivait-il de les rembourser ? Non. Tu préférais lui demander de continuer à marquer, sur son vieux cahier tout taché d'huile, des sommes que le pauvre ne parviendra jamais à récupérer. Là où tu passes, tu laisses peine et désolation sans bien t'en rendre compte. Ce qui est un comble ! (20) La réponse de Lily est claire : il est grandement responsable de sa destinée et, ce n’est pas un hasard, si la remarque est faite par une femme, sans doute plus proche du réel et moins embarrassée par le sentiment de la fatalité qu’elle est accoutumée à combattre. À moins d’un événement imprévu, la situation semble sans issue. L’originalité du roman repose sur la résolution d’une énigme quand Ched Ok rencontre un avocat célèbre et ancien bâtonnier de surcroît. Celui-ci a été expulsé de chez lui par une machination dont il demande à Ched Ok de démêler les fils et démonter les rouages. De fait, l'enquête doit être menée discrètement, les intérêts personnels se trouvant mêlés aux intérêts publics : On était au mois de juin 1965 et c'est durant ce mois que devait se dérouler un événement qui allait changer la destinée de Ched Ok […] Après moult verres de vin, le bâtonnier fixant Ched Ok de son regard bleu quasi insoutenable, poussa vers lui l'enveloppe en Kraft, lui demandant de l'ouvrir. Ched Ok obtempéra. Il en sortit une liasse de billets à ordre. Le bâtonnier le pria de les lire attentivement. Ce qu'il fit scrupuleusement […] c'était des billets à ordre tirés par la Caisse-Foncière Italo-Tunisienne, la CFIT sur la banque du bâtonnier, la Société Méditerranéenne de Crédit, la SMC. Ces billets à ordre, au nombre d'une quarantaine environ, avaient tous été renvoyés par la banque du tiré, la SMC, avec un papillon rose soigneusement collé au côté, mentionnant " Effet impayé pour provision insuffisante. (34-35) Le genre du policier traditionnel s’éloigne pour s’orienter vers une observation de la société dans ses fonctionnements secrets, ses intrigues souterraines, dont les fils sont tenus par des puissances occultes. Roman policier, certes, mais roman sans crime apparent, sans qu’une goutte de sang ne soit versée, du moins dans le début de l’enquête, pour se changer en plongée dans les rouages du pouvoir. On peut songer au roman de Yasmina Khadra2 Morituri qui dénonce, sous le prétexte d’une enquête, les corruptions du régime algérien. Le personnage du bâtonnier relève d’une approche cinématographique : mystérieux, inquiétant et porteur de documents dont le sens sera à déchiffrer. Le regard bleu du bâtonnier (« son regard bleu quasi insoutenable ») ne peut manquer d’évoquer « le mauvais œil », traditionnel, mais qui ici prend une 2 Yasmina Khadra. Morituri, Paris, Baleine, 1997. 93 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie autre valeur, car il va l’entraîner dans une aventure dont il ne sortira pas indemne et qui confère au roman un caractère peut-être initiatique, et surement d’apprentissage : Les yeux embués de larmes, il quitta l'univers magique qu'il avait côtoyé l'espace d'une saison […] même les deux lingots d'or que le bâtonnier lui avait refilés, puisés dans le stock que les autorités avaient consenti à lui laisser en vertu des dispositions légales bien claires, ne parvenaient pas à le consoler. (150) Ainsi, à partir du portrait d’un homme ordinaire sans travail fixe, à la vie sentimentale fluctuante, le récit entraîne le lecteur dans l’univers glauque des machinations, des combinaisons malfaisantes qui peu à peu se doublent du paysage de la Tunisie postcoloniale, bien éloigné de l’image idyllique diffusée par le pouvoir et donné en exemple comme une réussite de la décolonisation et la victoire de la démocratie. Un tableau des maisons closes souligne les conditions des femmes amenées à se prostituer, mais il ne s’agit pas pour Chek Ok de s’attendrir, bien au contraire, il note que « elles rêvaient du jour où elles quitteraient ces lieux de travail forcé pour retourner au village se marier avec quelque naïf ignorant tout de leur passé et attiré par l’impressionnant magot accumulé à force de dur labeur et de sacrifices » (27). Une manière de dire que la corruption a tracé son chemin jusqu’au plus profond du peuple, gangrénant le pays tout entier. D’ailleurs, la ville de Tunis elle-même exhale une odeur nauséabonde. Les chaleurs de l'été tunisois bien précoce, cette année-là, commençaient à se faire sentir, au sens figuré comme au sens propre. L'odeur du lac de Tunis si caractéristique, un mélange d'algues longtemps séchées au soleil et de poissons pourris, commençait à embaumer une grande partie de la capitale. Ses fleuves nauséabonds envahissaient les quartiers situés dans le pourtour de l'avenue Mohamed V. Comme si des milliers de bouches d'égout avaient été entrouvertes en même temps par quelque mauvais génie. Les Tunisois, habitués à ces odeurs, loin d'en être incommodés, les accueillaient au contraire dans la joie par ce qu'elles étaient annonciatrices de l'été. (31) En enquêtant sur la confiscation de la maison du bâtonnier, Ched Ok sera amené à découvrir que la « maison Tunisie » a été également confisquée au mépris de la loi. Bien que libéré du joug colonial, il n'empêche que l'héritage en est perceptible : Se retrouvent le « café de l’Univers où e retrouvent, des « intellectuels de gauche barbus et faméliques, philosophes chevelus nourris à la pensée de Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir» (33). « L’avenue de France » (41) et des références cinématographiques qui parcourent le roman 94 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby achèvent de souligner que le pays n’est pas totalement libéré psychologiquement et qu’il se complait sans doute à cultiver cet héritage au moins par une sorte de pose qui sépare les nantis du petit peuple. Dans ce climat, Ched Ok enquête sur les questions que se pose le bâtonnier à propos de la confiscation de ses biens sans raison apparente, résultant visiblement d’une manœuvre de la banque. Pourquoi, la CFIT ne m'a jamais avisé des effets impayés […] pourquoi la SMC n'a jamais débité mon compte du montant des échéances successives et a retourné les effets à la CFIT avec le fameux papillon rose, alors que mon compte a toujours été généreusement alimenté et n'a jamais connu le rouge, pour parler le langage des banquiers […] pourquoi la CFIT a-t-elle tellement insisté pour la saisie de la maison au lieu de rechercher un règlement amiable qui lui aurait permis de récupérer l'ensemble de sa dette majorée des intérêts. (39) Pour résoudre l'énigme, Ched Ok s’introduit dans la banque en ouvrant un compte à la SMC et, de son côté, Lily est chargée de contracter un crédit logement auprès de la CFIT. Tous deux espèrent gagner la confiance d’un employé, de pénétrer le fonctionnement des établissements pour mieux en démonter les mécanismes. La description du bureau du directeur de la banque marque combien sa situation est aisée et son pouvoir étendu. Salvatore Camicella, italien, a conservé les rênes de l’économie, même après l’indépendance, prouvant ainsi que le pays demeure sous tutelle de son ancien colonisateur. La parodie de la faconde italienne dans l’attitude du banquier a valeur d’indice quand il est question du rappel du Duce et ce n’est pas un hasard si ce rapprochement est prêté à Lily, plus intuitive que le détective lui-même : Quand elle pénétra dans la pièce, si on peut appeler ça une pièce, le directeur fit une courbette puis s'éclipsa. Ce qu'elle vit en premier : une grande bibliothèque avec en son milieu une tête de Neptune en bronze posée dans une niche creusée dans le mur. Devant la bibliothèque, un fauteuil recouvert de velours couleur miel sur lequel se tenait Camicella, impérial, pareil au Duce ou à quelque monarque sur son trône, les mains sur les accoudoirs sculptés. De chaque côté de la pièce, deux bergères recouvertes d'un tissu vert à petites fleurs blanches, très insolites en ce lieu de la haute finance. (48) La piste suivie s’avère être la bonne, car grâce à ses charmes, Lily sera courtisée par Carmicella et la conduira chez lui découvrant ainsi le pot aux roses le directeur italien qui occupe la maison du bâtonnier ce que Ched Ok annoncera au bâtonnier : 95 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie -Votre maison, maître, est occupée à l'heure actuelle par le propre directeur général de la CFIT, le sieur Salvatore Camicella. Le bâtonnier demeura un instant interdit, comme sonné. Puis il se reprit et des éclairs jaillirent de ses yeux bleus devenus soudain très durs : -Trouvez-moi, détective, la raison qui fait que cet Italien habite ma maison. (68) Mais le mystère demeure entier, car si le banquier voulait une villa confortable, voire luxueuse, tout lui était possible. A priori, il s’agit de dénoncer l’ampleur de la corruption et de l’attribuer à l’ancien colonisateur, car le Bâtonnier a été privé de ses biens, malgré son aisance financière : Le solde permettait à chaque tombée de couvrir largement le montant de la créance de la CFIT. Pourtant la créance n'avait jamais été portée au débit du compte. (35) Les détournements et l'appât du gain ont envahi la société tunisienne après l'indépendance. Ce que nous retrouvons dans le dialogue de Lily avec Camicella, après avoir remarqué une plaque gravée dans le mur d'enceinte sur laquelle était inscrit le nom du bâtonnier : -Mais à qui appartient cette maison ? -À celui qui l'occupe, madame, répond sans sourciller Camicella -Occupation n'est pas propriété, souligna ironiquement Jo Hamia Pour ne pas être en reste, Annie enchaîna : -Tout ce qui appartient à la SMC appartient à Salvatore, puisqu'il en est le patron. (64) Outre l’amalgame entre les biens confiés par les clients à la banque et les revenus personnels du directeur, une autre énigme se dessine, plus complexe dans les étranges relations du Bâtonnier avec sa belle maîtresse, Alba, qui fréquente également Camicella. Le Bâtonnier s’avère aussi retors que son adversaire, car Lily lui rapporte avoir vu son beau-frère chez le banquier. La réponse qu’elle reçoit est totalement cynique : « Comme il a introduit Alba dans ma vie, j’ai fait de même en téléguidant le Marquis et son épouse chez lui. Il savait ainsi ce qui se passait chez moi et moi chez lui. On était donc quitte » (142). Une telle passion pour une villa cache un secret dont Ched Ok va avoir la révélation grâce à un marginal, Bimbo, qui lui raconte l’histoire de cette maison si convoitée, anciennement propriété de « Cesar Casanegra, le chef des Chemises noires » (128) et qui aurait caché un trésor ce qui fait dire au détective : « Le fait que Casanegra ait habité ces deux maisons pourrait avoir une certaine importance pour notre enquête » (130). En suivant Alba, le détective va s’introduire dans la cave et après avoir résolu une énigme sous forme de rébus, il pénétrera dans le sous-sol de la villa. La métaphore est 96 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby claire, le trésor des fascistes enfoui dans les profondeurs indique les tractations souterraines d’un pays où les richesses sont dissimulées aux yeux de la population. La mise en scène prend des accents de roman fitzgéraldien assumés et revendiqués lors d’une magnifique fête pour clore la saison d’été où tous les protagonistes se retrouvent et qui verra la découverte du trésor. Mais les splendeurs passées ne revivent pas et la brillante réception s’achève dans le sang : il émanait de la fête une atmosphère magique fitzgéraldienne si l’on peut dire, où Gatsby le magnifique paraissait sur le point de surgir à tout moment de quelque antichambre inconnue. Hélas ce fut le mort qui apparut à sa place, en fin de soirée quand la fête commençait à décliner et à perdre de sa vitalité initiale » (137). La mort d’Alba, femme fatale téléguidée par le banquier, permet la résolution de l’énigme et conduira à la découverte du trésor au fonds d’un puits, là où traditionnellement se cache la vérité. Si le Bâtonnier laisse couler une larme à la mort d’Alba, il manifeste un cynisme total devant celle du complice de Camicella et n’hésite pas à tirer lui-même sur Camicella. Le trésor lui est désormais acquis et il explique en toute sérénité les deux meurtres par « un règlement de compte entre deux malfrats » (146), sachant pertinemment qu’il n’y aura pas d’enquête, sa situation le protégeant de toute curiosité : « Comme le bâtonnier était un personnage considérable et tenu en haute estime dans les milieux de la justice, le directeur de la P.J. préféra ne pas polémiquer et se tut » (146). Certes, Ched Ok a mené son enquête avec brio, débrouillé les fils de l’énigme avec finesse et se trouve récompensé. Néanmoins, une fois que son travail s’achève, la complicité quasi amicale que lui manifestait le bâtonnier s’efface totalement, et avec la fin de l’été, chacun retrouve sa place dans la société. Le Marquis s’empresse de lui signaler que, maintenant que ses dettes ont été épongées par le bâtonnier, « il serait temps pour lui de regagner ses pénates » (149) et comme à la fin d’un rêve le détective « quitta l’univers magique qu’il avait côtoyé l’espace d’une saison. Il savait qu’il en était définitivement expulsé et qu’il n’aurait plus l’occasion d’y retourner » (150). Funeste pressentiment, car un accident sur la route du retour vers Tunis ne lui permettra pas même de profiter de cette nouvelle aisance. La mort qui clôture le roman laisse penser que, né pauvre, on ne peut échapper à son destin. Ce roman met en scène la corruption à tous les niveaux, le cloisonnement social et l’empreinte pérenne des puissances étrangères dans la Tunisie. Bien que située en 1965, cette situation où la révélation de l’humble Bimbo permet d’éclaircir la situation peut évoquer la chute de Benali qui, suite à un incident, change le destin de la Tunisie : […] Pour la « révolution du jasmin » le déclencheur est un vendeur de fruits de légumes ambulant qui habite à Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie. Parce qu'il lui manque l'autorisation 97 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie d'exercer, il se fait confisquer sa marchandise à plusieurs reprises par les employés municipaux. La « dernière fois », protestant de ces faits et demandant la restitution de sa carriole, il se fait violenter, et, paraît-il, est giflé par un agent de police qui est …une femme. Le 17 décembre, il s'asperge d'essence et tente de s'immoler par le feu devant la préfecture, à Sidi Bouzid. Il décèdera des suites de ses brûlures, à l'hôpital de Ben Arous, le 4 janvier 20113. Le départ précipité de Ben Ali, sous la pression du peuple, a permis de découvrir toutes les richesses accumulées par lui-même et son épouse, Leila. Le trésor caché par les fascistes, les somptueuses villas, laissent entendre combien les dirigeants du pays ont amassé des biens comme le rapporte Lotfi Ben Chrouda : La première initiative de Leila lorsqu'elle devient Mme Ben Ali fut d'acheter des biens immobiliers. Pour ses plus proches parents comme pour la cousine la plus éloignée, pendant vingt ans elle s'est lancée dans l'acquisition de maisons dans les lieux les plus stratégiques de la Tunisie, en particulier dans le nord de la Tunisie. Il est arrivé que certaines d'entre elles soient payées avec des sacs de billets de 10 dinars qu'elle me remettait et que j'avais ordre de porter au destinataire. On ne peut s'empêcher, malheureusement, de penser au compte 2626, la caisse de solidarité nationale devenue caisse de solidarité familiale !4. C'est cette injustice qui a été mise au jour informant le monde entier de tout ce qui se tramait pendant que le peuple souffrait. Paru en 2002, le roman Le bâtonnier peut être considéré comme visionnaire par rapport à la révolution du jasmin et jusque dans ses suites. En effet, le héros perd la vie à la fin du roman, comme si la découverte de la vérité ne peut conduire qu’à sa perte, le soulèvement des Tunisiens n'a en réalité laissé qu'un sentiment amer, propos recueillis du Manifeste 2012 : Aujourd'hui, un an et demi après la fuite de Ben Ali, notre colère ne cesse de gronder. Et pour cause : les alliés réels et virtuels […] ceux qui mendiaient sa bénédiction au temps de la dictature, ont non seulement réussi à confisquer les slogans de la révolution, mais plus encore à la dénigrer, à l'exclure des défis actuels voire de l'éradiquer purement et simplement de la mémoire collective […] ces alliés réels et virtuels ont même tenté de pervertir la Révolution de la Dignité en un théâtre d’identités meurtrières, 3 4 Bassam Tayara. Le printemps arabe décodé, Éds Dar Albouraq, 2011, p. 77. Lotfi Ben Chrouda. Dans l'ombre de la reine, Éds Michel Lafond, 2011, p. 94. 98 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby dans lequel rétrogrades des Lumières et rétrogrades de l'obscurantisme rivalisent deux à deux5. Le souvenir de la lutte menée par Bourguiba pour éviter à ce que le pays ne sombre dans la corruption n’a pas été assez efficace pour éviter que la même situation ne revienne dans les années 2000 tel que l'explique NicolasDot-Pouillard : L'État bourguibiste eut sans doute à cœur, à l'origine, de répondre partiellement à ces disparités. L'idée d'un État fort prédomine. Le fondateur de la République tunisienne avait certes en détestation profonde les théories marxisantes, ou les versions socialisantes des nationalismes arabes à l'œuvre en Égypte par exemple. Néanmoins, l'influence développementaliste et tiers-mondiste est à l'œuvre. La force de l'État doit se déployer sur l'ensemble du territoire, au travers de politiques économiques et sociales tendant à résorber l'ensemble des inégalités6. Or, la période à laquelle Chedly El Okby fait référence, 1965, est précisément celle du règne du président Bourguiba qui déclarait lors d'une interview : Je n'ai jamais adopté une attitude butée ou sentimentale que je considérais comme négative […] Tant qu'on était sous la domination française, on ne peut pas dire un mot gentil pour la France […] Les juifs, on peut très bien vivre avec eux si le problème de dignité est sauf, de liberté, de droit. Il y a un travail d'action et de réaction. Les leaders pour avoir les applaudissements se sont montrés très patriotes, ils flattent les instincts, la souffrance, la douleur, l'humiliation de ces foules et leur promettent monts et merveilles pour demain, même pour ce soir7. Le roman vient en totale contradiction avec ces propos et se range ainsi dans l’analyse de Jean-Marc Moura à propos de la théorie postcoloniale : La perspective postcoloniale me semble fondamentalement concernée par l'analyse de l'énonciation : non seulement elle s'attache aux rites d'écriture, aux supports matériels, à la scène énonciative (tout élément relevant d'une étude habituelle de la littérature), mais elle le fait selon une direction particulière puisqu'elle réfère ceux-ci aux pratiques coloniales, à 5 Id. Ibid, p. 99. 7 Habib Bourguiba parle, collection Cinq colonnes à la une : 68, 02/04/1965. Document audio-visuel. 6 99 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie l'enracinement culturel et à l'hybridation caractéristique d'un contexte social8. C'est au sein du contexte social que la liberté se remarque, mais elle est brimée et censurée. Ce que souligne Noura Borsali : La désillusion qui succède aux révolutions ou aux indépendances est identique, qu’elle soit due aux étrangers qui conservent la main sur le pays ou aux ambitions nationales. À propos de Bouguiba Tahar Belkhodja en note les dérives. Tout au long de son règne, Bourguiba a cherché à faire adopter pour tous son modèle de pensée, à inculquer les valeurs auxquelles il croyait : le tout imprégné cependant de modernité, et s'exerçant dans le cadre de l'adhésion sinon de la discipline. C'était "le bourguibisme" qu'il voulait imprimer dans les esprits, c'était "l'école bourguibienne" qu'il voulait instituer 9. La révolution du jasmin a révélé tout ce qui était tu pendant de longues années. Le peuple qui aspirait à la liberté se trouve dans un espace éclaté où il n'y a pas de place à la démocratie. Ce qu'écrit Nicolas Dot-Pouillard : La perspective d'une démocratie autoritaire, fruit d'un habile compromis entre les nouveaux dirigeants issus de l'ancienne opposition au benalisme, et ses anciens gestionnaires, n'est plus à exclure : elle combinerait formalisme démocratique, à travers une contribution dont le caractère pluraliste ne saurait être dénié, et perpétuation de la logique d'ancien régime, notamment au travers du fonctionnement de l'appareil judiciaire, de médias plus ou moins contrôlés, de pratiques clientélistes, et d'un ordre politique s'appuyant sur des services de sécurité à peine réformés 10. En effet, en devenant président, Ben Ali était face à une jeunesse dominante comme le précise Bernard Cohen : Le Maghreb, espace de traditions et d'anciennes épopées, se présente au XXIème siècle avec une jeunesse renouvelée : les moins de vingt- cinq ans constituent dès à présent la majeure partie de sa population, phénomène d'autant plus spectaculaire que vieillissement de l'Europe11. Cette jeunesse ne demandait qu'à travailler en donnant le meilleur d'elle-même. Mais malheureusement dans un lieu où celui qui représente le pouvoir est doté d'une mauvaise foi croyant que son poste lui offre le droit 8 Jean-Marc Moura. Littératures francophones et théorie postcoloniale, Éds PUF, 2007, p. 50. Tahar Belkhoudja. Les trois décennies Bourguiba, Éds Publisud, 1998, p. 19. 10 Nicolas Dot-Pouillard. Tunisie: révolution et ses passés, Éds L'Harmattan, 2013, p. 61. 11 Bernard Cohen. Habib Bourguiba le pouvoir d'un seul, Éds Flammarion, 1986, p. 9 9 100 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby de s'approprier ce qui ne lui appartient pas, il devient difficile de répondre à la loi de la justice. C'est ce que nous constatons dans Ma vérité de Leila Ben Ali : J'étais enceinte de Halima, en 1991, quand mon mari m'a fait visiter l'emplacement de la future maison. C'était un terrain vide, adossé au cimetière et surplombant la mer. Au cours de la visite, nous avons découvert un homme en train de prier sur une tombe. Questionné, il a répondu qu'il s'agissait du tombeau de son grandpère. Nous lui avons dit que si nous venions à construire, nous déplacerions la dépouille au cimetière, comme il se devait 12. Cette dernière phrase nous montre toute l'audace qu'ont les personnes qui ont le pouvoir. Même les morts sont déplacés pour leur céder la place. Autrement dit plus rien n’est respecté même ce qu’il y a de plus sacré, et cela au nom du profit personnel. Les personnages de Ched Ok et de Lily sont un des aspects de cette jeunesse en butte aux difficultés quotidiennes, et de ce fait prête à tout pour se sortir du bourbier, mais la clausule du roman ne laisse que peu d’espoir à ceux qui parviennent pour un temps à espérer changer de situation. Chedly el Hocky, au prétexte d’un récit divertissant placé sous le signe d’un genre populaire dresse un portrait féroce de la Tunisie rongée par la corruption et finalement dominée par les puissances de l’argent. Les valeurs républicaines dont l’État se prévalait sur la scène internationale dans les années soixante, les avancées sociales élevées au rang d’exemple, deviennent sous sa plume un décor qui disparaît dès qu’une enquête approfondie se met en place. En la confiant à un personnage ordinaire, à un perdant, elle devient exemplaire et signifie que chacun peut s’apercevoir des dysfonctionnements du pays, s’il s’en donne la peine. Les découvertes de Ched Ok sont accessibles à tous et peuvent s’appliquer aussi bien dans les années 2000 que dans les premiers temps de l’indépendance. Le constat pessimiste d’une telle continuité des années avant la révolution du Jasmin exprime le malaise d’une nation qui éclatera en janvier 2011 et accorde à la littérature une fonction prémonitoire. 12 Leila Ben Ali. Ma vérité, Éds Du moment, 2012, p. 113. 101 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BELKOUDJA, Tahar. Les trois décennies Bourguiba, Éds Publisud, 1998. BEN ALI, Leila. Ma vérité, Éds Du moment, 2012. BEN CHROUDA, Lotfi. Dans l'ombre de la reine, Ed/Michel Lafond, 2011. BORSALI, Noura. Bourguiba à l'épreuve de la démocratie 1956-1963, Éds Samed, 2012. CHADLY, Amor. Bourguiba tel que je l'ai connu, Éds Berg international, 2013. COHEN, Bernard. Habib Bourguiba le pouvoir d'un seul, Éds Flammarion, 1986. EL OKBY, Chedly. Le bâtonnier, Tunis, Éds Cérès, 2002. KHADRA, Yasmina. Morituri, Paris, Baleine, 1997. MOURA, Jean Marc. Littératures francophones et théorie postcoloniale, Éds PUF 2007. TAYARA, Bassam. Le printemps arabe décodé, Éds Dar Albouraq, 2011. POUILLARD, Nicolas-Dot. Tunisie : la révolution et ses passés, Éds L'Harmattan, 2013. Document audiovisuel : Habib Bourguiba parle, collection Cinq colonnes à la une : 68, 02/04/1965. Document disponible à la Bibliothèque nationale de France. 102 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Anda RÃDULESCU Université de Craiova Roumanie Imaginaire et créativité dans le Fou du Roi de Jamel GHANOUCHI Apprenez-moi à jouer aux échecs. Vous avez bien dit que c’était le jeu parfait par excellence ? (Ghanouchi, L’oasis) Jamel Ghanouchi est l’un des écrivains contemporains tunisiens de langue française1. Ingénieur et mathématicien de formation, né à Sousse en 1957, il est arrivé comme par hasard au champ des lettres, après avoir écrit en 1998 un livre formé de douze nouvelles à intrigue policière, publiées sous le titre générique de Le fou du Roi. Inspiré de la passion de l’auteur pour les jeux de réflexion et notamment par les échecs et les jeux mathématiques, ce « roman » autobiographique qui a joui d’un succès considérable dès sa première publication a marqué un tournant dans la carrière de Jamel Ghanouchi. Récompensé par le second prix de la Communauté française de Belgique la même année, ce recueil a été réédité dans une anthologie en Belgique. Lues et enregistrées pour être diffusées sur les ondes de RTCI et de la RTBF, ainsi que sur d’autres chaînes du CIRTEF, les nouvelles ont été réimprimées en 2002 par L’Harmattan, en France, preuve de l’intérêt que son recueil a suscité dans le monde des littéraires. Après cette performance incontestable dans le domaine des lettres, Jamel Ghanouchi décide de se consacrer à l’écriture et, dans une quinzaine d’années, il arrive à donner vie à une œuvre considérable, constituée d’une centaine de nouvelles, d’une quinzaine de romans, de trois pièces de théâtre, de deux essais et même d’un recueil de poésies, œuvres publiées tant en France (L’Harmattan, Terriciae) qu’en Tunisie (Alyssa, Joker, MC-Editions et Arabesques). Des distinctions ont continué à couronner ses productions littéraires, dont le roman La solitude du Mathématicien, qui a obtenu le second prix de l’association Regards en 2009 et la nouvelle Au nom des miens, que la même association 1 Sites internet consultés le 5 janvier 2014 : fr.allafrica.com/stories/201205080675.html ; www.3cetudes.com/.../Chiffres%20et%20lettres%20 ; tuniculture.net/.../jamel-ghannouchila-litterature-au-bout-du-jeu ; books.google.com/books/about/Le_fou_du_roi..html ; fr.wikipedia.org ; hanniballelecteur.over-blog.com/article-27036533.html Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie a récompensée par le prix de la francophonie. Par ailleurs, La solitude du Mathématicien a figuré dans la liste des best-sellers de la radio Mosaïque FM. Nous nous sommes demandé quel est l’ingrédient de la réussite littéraire et de la note originale dans les nouvelles et les romans de cet écrivain qui s’inspire de ses expériences personnelles de scientifique et de joueur d’échecs et qui deviennent ainsi ses sujets de prédilections. La réponse se trouve dans les trois parties sur lesquelles est fondée notre analyse, car, selon nous, le succès du Fou du Roi2 est assuré par le souffle nouveau que Jamel Ghanouchi apporte dans ses nouvelles, tant au niveau de la thématique, que de la technique d’écriture romanesque et des formes d’humanisme qui s’en dégagent. Thématique et techniques d’écriture Contrairement aux productions littéraires tunisiennes de beaucoup de ses contemporains, il rompt avec la voie tracée par les universitaires ancrés dans un académisme qu’il considère comme anachronique et essaie de répondre plutôt aux attentes de la jeunesse tunisienne, passionnée davantage d’internet et de jeux vidéo que de littérature « traditionnelle ». Jamel Ghanouchi partage l’opinion des joueurs épris d’échecs et affirme que ce jeu « développe l’imagination, la mémoire, la créativité voire l’intelligence et bien d’autres choses encore » (Les Fous des Échecs, 151) et qu’en jouant partie sur partie on arrive à devenir également « un fin psychologue » (id.), qualités extrêmement importantes pour l’intégration et la prospérité des jeunes dans le monde actuel, si compliqué et si déroutant. Ses écrits s’éloignent du prototype maghrébin, où l’auteur exploite au maximum le déchirement identitaire, la quête des racines, la guerre, l’exclusion, l’émancipation, l’effort pour se forger un avenir dans un pays autre que le sien, les représentations et les stéréotypes sur l’Autre, etc. Pas de marques d’oralité, pas de conteur apparaissant sur la place publique pour dire une histoire par l’entremise d’une prose rythmée à incantation magique, pareille à une mélopée, pas de parabole haussée aux dimensions d’un mythe, rien qui rappelle les chefs-d’œuvre de la littérature de son peuple. Il en garde pourtant la propension à l’imaginaire comme espace d’échange, de création libre et d’anticonformisme. Car Jamel Ghanouchi est un écrivain qui surprend par la façon dont il envisage la relation insolite établie entre le jeu d’échecs et la société, par le passage déroutant du réel à l’imaginaire3 par l’atmosphère étrange créée autour du narrateur, par la temporalité décalée de ses nouvelles, par l’intrigue qui relève de l’énigme 2 Jamel Ghanouchi. Le fou du Roi, Paris, L’Harmattan, 2002, 151 p. La rupture entre le réel et l’imaginaire n’est pas toujours radicale et Gilbert Durand dans Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1963 insiste sur le mélange des deux, qui devient une source importante de la dimension créative de l’œuvre littéraire. 3 104 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi policière et de l’analyse psychologique, mais qui finalement n’est qu’un prétexte au jeu. Il n’est certainement pas un novateur dans son thème de prédilection, celui du joueur d’échecs, mais il l’est assurément dans la façon de déceler les parallélismes et les connexions entre « La vie et les échecs [qui] sont tous deux un perpétuel combat qui ne s’arrête qu’à la mort du roi » (L’Oasis, 99). Avant lui, le monde et la vie des joueurs d’échecs a été la source d’inspiration d’autres grands écrivains qui en ont fait le sujet de leurs romans : Vladimir Nabokov avec La défense Loujine, Stephen Carter avec Échec et mat, Henrichs Bertin avec La joueuse d’échecs, Arturo PerezReverte avec Le tableau du maître flamand, Robert Löhr avec Le secret de l’automate, etc. Ce qui l’en distingue et qui constitue sa griffe c’est d’abord la mise en exergue de l’universalité et de la complexité de ce jeu de stratégie et d’intelligence, inséparable des hommes, mais qui exige un affrontement entre des adversaires de valeur comparable, parce qu’autrement il perd de son intérêt : Je demeure convaincu, encore aujourd’hui, que le jeu d’échecs est le plus complet des jeux de réflexion inventés par l’homme. De plus, c’est un jeu universel, car quelle grande civilisation ne lui at-elle pas apporté une contribution plus ou moins importante ? […] Je ne connais qu’un seul petit défaut au jeu d’échecs : il nécessite des adversaires de forces à peu près égales pour être apprécié à sa juste valeur. (L’Oasis, 99-100) C’est la raison pour laquelle tous les personnages des douze nouvelles sont d’excellents joueurs d’échecs, en dépit des apparences trompeuses, qui opposent devant l’échiquier de grands maîtres internationaux comme Karpasov4 aux criminels et aux fous comme Gentler. En deuxième lieu, Jamel Ghanouchi a pour but déclaré de faire connaître et faire aimer ce jeu, de le vulgariser, « une tâche qui peut paraître ingrate, mais c’est fort utile au genre humain » (Les Fous des Échecs, 147), ce qui détermine le narrateur, Ben Aziz, à renoncer aux compétitions internationales pour « écrire quelques livres pour vulgariser certaines de [s]es théories » (Un Tueur dans la Ville, 58). Quoique ses personnages fassent partie du monde des élus, des surdoués, ils sont confrontés aux mêmes problèmes que les gens ordinaires : rivalités, violences, crimes, échecs personnels, déceptions en amour, trahisons, etc. L’auteur veut en quelque sorte « humaniser » le génie, le rapprocher du quotidien et du mortel. L’originalité de son recueil consiste dans l’unité assurée par le thème du jeu d’échecs qui relie les douze nouvelles, en dépit de leur valeur inégale, le tout s’articulant autour d’une narration qui rappelle non seulement sa 4 Jamel Ghanouchi pratique une aphérèse sur le nom du célèbre Garry Kasparov. 105 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie formation de mathématicien, mais aussi les déplacements des pièces sur l’échiquier. Les nouvelles ne sont pas présentées dans un ordre chronologique5, ce qui rend difficile la découverte de l’évolution de Ben Aziz, tant comme joueur d’échecs que comme psychologue, mais elles incitent le lecteur à refaire la biographie du narrateur. L’action est condensée, exprimée par des phrases relativement brèves, sans subordination compliquée, où le contraste et les connecteurs adversatifs et concessifs abondent : Il ne mettait pas plus de quelques secondes pour répondre à un coup, même dans une position que n’importe qui aurait jugée désespérée. Mais il finissait toujours par égaliser. […] Je rencontrai Gentler – j’appris enfin son nom – à plusieurs reprises. Et malgré tous mes efforts, toute la science et l’expérience que je possédais du jeu d’échecs, je n’arrivais toujours pas à comprendre son jeu. (Le Fou du Roi, 13-14) Je compris qu’ils se concertaient à chaque coup dans leur langage insolite. J’acceptai de jouer quand même. Eu égard à leur jeune âge, cependant, je consentis à me passer d’un pion. (Le monde du fou, 25) Contrairement à Karpasov, Michka n’était pas invincible. (Le Monde du Fou, 27) Jamel Ghanouchi a eu l’idée d’y ajouter une intrigue supplémentaire, indépendante de celles des nouvelles : la présence du narrateur à travers les douze nouvelles, soit en qualité de compétiteur, soit comme entraîneur, qui assure l’unité intrinsèque du livre. Chaque nouvelle a une parenté avec Le Fou du Roi, la nouvelle-phare qui ouvre le livre, cette parenté étant exacerbée par un jeu d’humour et d’ironie. C’est pourquoi les nouvelles portent également un sous-titre relevant une relation de parenté ou sociale (Le père, La mère, La fille qui tient de la mère, La copine du fils, La femme de ménage, Le frère, L’oncle d’Amérique, Le cousin, Le demi-frère, Le camarade de classe, Le grand-père, Le fils surdoué), un prétexte pour réaliser la liaison entre le monde réel et le jeu d’échecs. L’intrigue policière de quelques-unes des nouvelles est également un faux-fuyant, parce que ce qui compte c’est d’interpréter une sorte de rêve et non de résoudre une énigme, comme le suggère la citation « Une menace est plus forte que son exécution » que Jamel Ghanouchi puise chez un autre 5 Ainsi, les premières nouvelles le présentent à fleur de l’âge, dans la neuvième, L’Oasis, il est déjà vieux et fatigué par tant de parties jouées en simultané, alors que dans la douzième, Les Fous des Échecs, il est jeune étudiant. 106 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi maître en échecs, Aron Niemzovitch6, et qui ouvre la première nouvelle et donne le ton de l’ensemble. La fin, en queue de poisson de certaines nouvelles où le meurtrier (auto)démasqué n’est pas puni, vu sa célébrité, ne semble pas gêner le lecteur, dont l’imagination est mise à l’épreuve, parce que Jamel Ghanouchi pourvoit son écriture d’un imaginaire basé sur un peu de folie, de magie, d’irrationnel et d’inexplicable qui épice le récit et enrichit les univers des personnages et des lecteurs. La forme littéraire développe un pouvoir second, indépendant de son économie, et de son euphémie ; elle fascine, elle dépayse, elle enchante, elle a un poids, on ne sent plus la littérature comme un mode de circulation social, privilégié, mais comme un langage constant, profond, pleins de secrets, donnés à la fois comme rêve et comme menace7. Ou encore, comme l’affirme Maryème Rami8, l’imaginaire est l’ingrédient indispensable à « ce monde à part, intime, difficilement accessible, indescriptible propre à l’artiste et qui lui permet d’édifier cet autre univers particulier qu’est l’œuvre. L’artiste passe par l’imaginaire pour créer un monde de signes et de symboles où lui-même y trouve place ». « Marginalité » et errance Les douze nouvelles de ce merveilleux écrivain de romans policiers, de science-fiction, d’aventures fantastiques, considérées par Adel Latrech9 comme « un alchimiste du verbe par excellence », lèvent le voile sur un monde à part, celui des surdoués et des joueurs d’échecs. Cette catégorie de privilégiés, ayant un coefficient supérieur d’intelligence évalué par des tests, dont le génie est une qualité naturelle, un don en vertu duquel tout leur est accepté, semblent être investis de pouvoirs presque surnaturels qui leur permettent de surpasser tout obstacle et de ne pas se soumettre aux lois des mortels. L’écart par rapport à la norme qu’ils transgressent grâce à leur intelligence prodigieuse les rapproche des « marginaux », mais dans un sens positif, valorisant, dépourvu de connotations négatives, leur « anormalité 6 Joueur d’échecs d’origine lettone, né le 7 novembre à Riga et décédé le 16 mars 1935 à Copenhague, fondateur de l’école hypermoderne du jeux d’échecs et l’auteur d’un ouvrage à caractère didactique, Mein System, ouvrage qui a connu un très grand succès et a donné lieu à de nombreuses traductions. Dans la préface de l'édition française, le traducteur n'hésite pas à comparer l'impact de l'ouvrage dans le monde des échecs avec celui du quasi contemporain Manifeste du surréalisme d'André Breton en littérature. 7 Roland Barthes. Le degré zéro de l’écriture, tome I, Paris, Seuil, 1993, p. 139. 8 Maryème Rami. «L’imaginaire », e-litterature.net, 25 mars 2010. 9 Article paru dans le journal de langue française La Presse Tunisie le 8.05.2012 (www.lapresse.tn) 107 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie [étant] tolérée par la norme (ou même fondant la norme) »10. Dans les douze nouvelles, la normalité est franchie souvent, non seulement vers le haut, par les surdoués, mais aussi vers le bas, par les fous, les paranoïaques et les criminels. Dans cette perspective, on pourrait envisager les personnages du Fou du Roi comme placés sous le signe de l’hubris11 grecque, à cause de leur démesure, de leur ambition d’être les premiers dans les compétitions des joueurs d’échecs, de leur passion singulière pour ce jeu qui, dans nombre de cas, devient une obsession au point qu’ils finissent dans des hôpitaux pour malades mentaux ou les entraîne au suicide. Seuls l’amour et la vie équilibrée d’une famille normale constituent la bouée de sauvetage pour les fascinés des échecs, tel Ben Aziz. Ce personnage-narrateur est l’alter ego de l’auteur, grand maître international d’échecs avant sa majorité, numéro deux mondial, sélectionneur officiel et entraîneur-joueur de l’équipe nationale tunisienne et russe des jeunes « espoirs », étudiant précoce à quatorze ans en ethnologie et psychologie à l’université de Tunis. Ses scores exceptionnels l’ont aidé « à décrocher [s]es diplômes en deux ans au lieu de quatre » (Les Fous des Échecs, 151), à devenir un psychologue habile, capable « de faire le lien entre la façon de jouer et de vivre » (Les Fous des Échecs, 150), un fameux « spécialiste des jeux de réflexion » (L’Oasis, 112). Il est le challenger pour le titre mondial de maître international des échecs, mais n’arrive jamais à surpasser Karpasov, le maître incontestable de tous les temps, le champion du monde surnommé « le tueur » (Le Fou du Roi, 18), « le champion des champions » (Le Fou du Roi, 19), « le Roi des rois » (Le Fou du Roi, 20), qui suscite l’envie même des fous comme Gentler. Celui-ci, en vrai personnage dostoïevskien, est également un « éclairé », qui, dissimulé sous son air d’arriéré mental, est un individu extrêmement dangereux, dont le jeu « échappait à toute explication rationnelle » (Le Fou du Roi, 14), mais qui réussissait toujours à faire une partie nulle avec tout adversaire, quelque expérimenté et célèbre qu’il fût. L’habileté incroyable dont il fait preuve dans le complot génial monté pour tuer Karpasov le range dans la catégorie des marginaux situés en dessous de la norme, dont font partie d’autres criminels (Youri, l’un des frères jumeaux autistes) des nouvelles de Jamel Ghanouchi, des fous obsédés de jeux (Peter O’Grady), des surmenés résidant dans des hôpitaux psychiatriques (Parsky), des autistes (les jumeaux Michka), des aveugles (Ouali). Tous ces personnages en rupture avec la société ou atteints d’un handicap (autisme, cécité, folie, surmenage, dépressions nerveuses) 10 Pierre Halen. « Primitifs en marche - Sur les échanges intercollectifs à partir d’espaces mineurs », in Bogumil Jewiewicki, Jocelyn Létourneau (éd.). Identités en mutation - Socialité et germination, Sillery, Québec, 1998, p. 142. 11 C'est un sentiment violent inspiré par les passions, et plus particulièrement par l’orgueil. 108 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi interagissent avec Ben Aziz et partagent sa passion pour les échecs, lui donnant ainsi la possibilité d’investiguer la complexité de la nature humaine sous tous ses aspects : aspirations, faiblesses, fragilité, désirs et ambitions cachées, parfois démesurées, qui mènent souvent à l’échec personnel. Pourtant, un bon joueur d’échecs ne peut être qu’un fin psychologue et « Je ne dirai jamais assez combien le jeu d’échecs développe l’imagination, la mémoire, la créativité voire l’intelligence et bien d’autres choses encore » (Les Fous des Échecs, 151). L’auteur laisse pourtant entendre que les marges entre les deux catégories de « marginaux » placés au-dessus ou au-dessous de la normalité sont facilement franchissables et qu’on peut déchoir, malgré soi, et se retrouver dans l’autre camp. Mais les qualités hors du commun d’un individu, sa singularité, son intelligence, sa renommée et son talent exceptionnel constituent autant de privilèges et d’atouts qui lui permettent d’échapper aux règles et aux principes appliqués aux simples mortels. Car autrement, comment se fait-il que Ben Aziz ne fût pas emprisonné pour un double meurtre commis à son insu ? Il aurait pu bénéficier de circonstances atténuantes vu les dommages irréparables provoqués par une lésion dans son cerveau, suite à une agression qu’il a subie en pleine rue. De plus, il s’est autodénoncé à la police, dans une déclaration écrite remise au commissaire, mais sa popularité et sa réputation empêchent son entourage de voir clair et d’accepter la réalité. Le commissaire ne voulut pas me croire. Personne ne voulait me croire. On m’enregistra quand même sur une bande magnétique puis on me laissa partir comme si je n’étais pas dangereux. Je déplorai le comportement de mon entourage. […] C’était incroyable. J’avouais à tout le monde que j’étais un tueur et personne ne me croyait. (Un Tueur dans la Ville, 62-63) Dans la nouvelle Les Amours, Jamel Ghanouchi s’arrête également sur une autre forme de marginalité, représentée par les femmes qui jouent aux échecs, dont le rôle a toujours été de second plan, et sur la discrimination sexuelle dans le monde des jeux mentaux. Mais l’auteur est parfaitement conscient que « cela changerait dans un avenir proche » (Les Amours, 45), non parce qu’il les considère avec la sympathie qu’on a pour le « sexe faible », mais parce qu’il se rend compte de leur détermination, de la qualité de quelques fortes joueuses et de leurs résultats remarquables obtenus dans des compétitions. Il avoue avoir de l’estime pour ces femmes, dont il apprécie l’intelligence, la subtilité, l’élégance du jeu et l’intuition. C’est pourquoi dans les clubs dont il faisait partie il les a incorporées, l’une des meilleures joueuses d’échecs étant la belle Judith, une « grande Dame » (Les Amours, 46) qui 109 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie […] était la quinzième joueuse mondiale au classement Elo. Je savais, cependant, qu’elle valait plus que cela. Elle n’avait jamais joué dans la catégorie des joueuses femmes car son jeu n’avait rien à envier à celui des hommes. (Les Amours, 46) Les « marginaux » de Jamel Ghanaouchi évoluent dans un espace double, réel et métaphorique12, représenté par un territoire immense, qui recouvre la géographie de quatre continents (l’Asie, l’Europe, l’Afrique et l’Amérique), mais aussi un espace individuel, psychologique où se consument les drames intérieurs des personnages vivant dans des agglomérations urbaines (Paris, Tunis, Lausanne) ou dans des bleds perdus (l’oasis du Mali). Parfois l’espace réel cède la place à un espace imaginaire, métaphorique, mais obsessionnel, qui acquière la configuration de l’échiquier, comme dans Le Pays des Surdoués, où tout est peint en carrés noirs et blancs (rues, lotissements, taxis, chambres de l’hôtel, lits, salles de bains) ou rappellent les pièces de ce jeu (le couvert du palais présidentiel) : Cette volonté de faire ressembler l’hôtel à un échiquier géant se maintenait même dans les chambres […] Les salles de bains n’avaient pas été épargnées. La baignoire était posée sur quatre tours, les robinets étaient des fous ou des cavaliers. Bref, tout évoquait le jeu d’échecs à l’hôtel international. (Le Pays des Surdoués, 132) Le narrateur voyage beaucoup, parce que les concours organisés par la Fédération internationale des Échecs exigent sa présence dans de nombreux endroits et ses tâches de sélectionneur le font « errer » du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Son errance volontaire a de multiples visages et revêt de différents aspects13 : un simple déplacement physique14, un cheminement intellectuel ou une pathologie mentale. En vrai globe-trotter, le narrateur est tantôt en Russie pour découvrir des jeunes talents (l’action de Le Monde du Fou et de Roi et Reine se passe en Sibérie et à Vladivostok), tantôt en France (Les Amours du narrateur sont placés à Paris), tantôt en Tunisie (à Tunis il devient l’entraîneur d’Ouali, le non-voyant qui est Un Échéphile Singulier). Il voyage en Californie pour mettre au point un programme d’ordinateur pour les jeux d’échecs électroniques dans Le Joueur Masqué, fait un atterrissage forcé à Belle-Île où son avion est détourné par Peter O’Grady, un magnat inventif, mais fou et paranoïaque, qu’il réussit à vaincre et à punir en même temps (Le Problémiste). Fatigué par cet incessant périple et devenant trop âgé pour 12 Momar Désiré Kane. Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones, L’Harmattan, Paris, 2004. 13 Dominique Berthet (sous la direction de). Figures de l’errance, L’Harmattan, Paris, 2007. 14 Action de marcher, de voyager sans cesse. (TLFI) 110 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi continuer à participer à des compétitions, Ben Aziz cherche refuge à Tozeur (L’Oasis) pour se retirer de la vie publique, aide la police d’un village perdu à Tamret à trouver un tableau volé (Le Faux et le Vrai), grâce à ses connaissances de joueur d’échecs et à sa prodigieuse mémoire du détail qui fait la différence, et découvre Le Pays des Surdoués, dans une région avoisinant l’Inde, où « tout le monde était né pour jouer aux échecs » (131). Le cheminement personnel du narrateur, sa progression et son perfectionnement dans l’art de ce jeu d’intelligence et de stratégie sont sinueux, concurrentiels, avec des hauts et des bas, plein de rivalités, parsemés souvent de satisfactions, mais aussi de défaites. J’avais bien rempli ma vie de joueur en remportant quelques titres dans des tournois nationaux. Cela suffisait. Globalement, le bilan était positif. (Roi et Reine, 35) Quelques semaines passèrent, et je sombrai dans une profonde dépression. Mon moral était littéralement à plat. Je jouais aux échecs sans arrêt, leur sacrifiant tout en bon joueur qui se respectait. (Le Fou du Roi, 13) Pourtant, le narrateur devrait être content d’avoir toujours fait partie du « Top 10 » (Le Fou du Roi, 9), sans jamais devenir le numéro 1 mondial, son rêve inaccompli, parce que « Le monde était alors dominé par la classe sans égale du plus grand joueur d’échecs de tous les temps […], Karpasov » (Le Fou du Roi, 9). En fin psychologue, il est capable d’anticiper non seulement les mouvements de ses adversaires (Un Échéphile Singulier), mais aussi de « comprendre la psychologie d’une personne rien qu’en analysant son jeu » (Les Fous des Échecs, 145). Tout comme un professionnel expérimenté, il arrache l’aveu des agressions commises par un malfaiteur dangereux, suite à une confrontation verbale pendant des parties d’échecs disputées avec plusieurs suspects, malgré le jeu déguisé du bandit (Les Fous des Échecs). Il réussit également à déjouer les plans criminels de Gentler contre Karpasov (Le Fou du Roi) ou à démasquer la trahison de sa première femme, Marie, à qui il tend un piège pour dévoiler comment elle fait connaître à ses adversaires la stratégie de jeu des élèves qu’il entraîne (Les Amours). La pathologie mentale de certains joueurs d’échecs est un aspect non négligeable d’une certaine forme d’errance de l’esprit qui imprègne les nouvelles de Jamel Ghanouchi, car beaucoup de ses personnages illustrent des hypostases de diverses maladies ou dérèglements mentaux. Ainsi, le narrateur semble être atteint de la folie des grandeurs et du culte de la personnalité. Il est tellement accaparé par le plaisir du jeu que parfois les frontières du monde réel tendent à s’estomper et ses personnages se comportent comme des pièces d’échecs, mais il s’y réserve le rôle du Roi. 111 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Certains joueurs nous ont donné des exemples où la lutte peut se situer simultanément sur l’échiquier et dans la vie avec, il est vrai, toujours quelques carences de l’une des parties impliquées sans cela il ne pourrait y avoir de combat, ni de vaincu, ni de vainqueur. […] En poursuivant la similitude jeu d’échecs-vie, ne peut-on dire que ce roi c’était moi ? (L’Oasis, 99) Il se considère imbattable dans les jeux de réflexions, il est enlevé par Peter O’Grady pour mesurer son intelligence avec la sienne dans un jeu à la vie et à la mort, d’où il sort vainqueur parce qu’il trouve la bonne solution au labyrinthe (Le Problémiste) et défait Brahim dans la compétition pour la suprématie dans l’invention du jeu le plus intéressant et se voit offrir le titre de chef de la tribu d’une oasis du Mali (L’Oasis). Très sûr de ses compétences, il affirme que : Mon jeu était supérieur à celui de Brahim, je le savais parce que j’étais maître du jeu d’échecs, un spécialiste de réflexion et que j’avais réussi à sonder l’esprit des jeux de cette tribu du bout du monde. (L’Oasis, 112) Où qu’il aille, même dans les pays les plus lointains et les plus fameux pour la qualité et le grand nombre de leurs joueurs d’échecs, son arrivée atteint des dimensions hyperboliques, attirant comme un aimant toute la population du pays, impatiente d’assister à un évènement si important et d’acclamer un joueur si renommé. J’avais prévenu les autorités de ma venue et on m’attendait avec ferveur. En effet, dès que je mis les pieds à l’aéroport, je vis une foule sage et disciplinée venue m’acclamer et me souhaiter la bienvenue. Les dix mille habitants du pays étaient là. (Le Pays des Surdoués, 131) Vu sa gloire internationale et sa notoriété, « des sommités internationales » (Un Tueur dans la Ville, 57) se déplacent pour soigner ses maux de tête insupportables causés par une agression physique et qui risquaient de diminuer sa concentration au jeu et l’empêcher de participer aux concours et aux simultanées d’échecs. Il est tellement ambitieux, qu’il souffre de ne pas avoir pu se classer premier dans le top international des joueurs d’échecs au point qu’il se retire des compétitions avec un sentiment de profonde humiliation et d’insatisfaction qu’il ressent après les nuls et les défaites dans les parties disputées contre Karpasov. La période faste de ma vie échiquéenne a duré deux ans, pendant lesquels je serais certainement devenu champion du monde s’il n’y avait eu Karpasov. […] je fus défait sur le score sans appel de 112 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi douze et demi à un et demi. À la suite de ce déboire je me retirai dix années durant de la vie publique, tant le sentiment de l’humiliation était vif en moi. (Le Fou du Roi, 9-10) Obsédé de jeux d’échecs, de perfection et d’esprit, il ne s’éprend que des femmes « d’une beauté exquise et à intelligence aiguë » (Les Amours, 49) comme Judith, Françoise ou Marie et ne se sauve que par l’amour constant porté à sa seconde femme, Françoise. Nous nous mariâmes Françoise et moi quelques mois plus tard. C’est la femme de ma vie, encore aujourd’hui. Je lui dois une plus grande stabilité mentale et affective. Grâce à elle, je me mis à jouer moins souvent aux échecs. (Les Amours, 54) Le monde des joueurs d’échecs est concurrentiel, déchiré par conflits qui mènent à la vengeance, voire même au crime. En dépit de leur singularité et de leur « marginalité », les criminels de Jamel Ghanouchi sont d’excellents joueurs d’échecs, ils ont l’air inoffensif, mais sont guidés uniquement par des sentiments de haine violente contre tous ceux qui les affrontent et qui pourraient les faire sortir de leur routine. C’est le cas de Gentler, joueur à aspect évocateur d’insuffisance mentale, résident d’un hôpital psychiatrique où « nul ne pouvait répondre à la catégorie des arriérés mentaux que ce personnage […] qui ne pipait mot et restait imperturbable derrière une carapace solide de "bête" » (Le Fou du Roi, 11), dont le jeu se caractérisait par irrationalité et manque de logique, mais qui arrivait toujours à égaliser, même avec les meilleurs joueurs du monde. Quand il sent sa position de joueur de parties nulles menacée par la victoire certaine de Karpasov, il essaie de le tuer avec un poison mortel posé sur la dame et qui agissait dès qu’on touchait la pièce, mais l’intervention du narrateur le fait échouer dans sa tentative. Quant à Youri, l’autiste, il n’hésite pas à tirer deux balles sur sa sœur jumelle à la fin d’une partie d’échecs comptant pour le titre suprême de Vladivostok, au moment où elle réussit à avoir une position supérieure, malgré une pièce de moins et que les grands maîtres arbitres de la partie voyaient déjà victorieuse par un mat contre son frère. Il avait tiré sur sa sœur quand il se sentit vaincu, sans que personne ne s’en rende compte, de sous la table, puis il avait caché l’arme dans ses sous-vêtements. (Roi et Reine, 42) C’est également l’ambition démesurée et le désir d’être le premier dans ce jeu, qui déterminent Ouali à se crever les yeux pour devenir le champion du monde des non-voyants. Mais, comme il n’accepte pas d’être appelé « le joueur aveugle », il se tire une balle dans la tête. Le suicide devient alors une façon de mettre fin à une carrière de succès, non seulement pour Ouali, 113 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie mais aussi à Karpasov, ce maître incontestable des échecs, que personne n’a réussi à vaincre. Nouvelles formes d’humanisme Envisagé sous l’un de ses aspects promus par la Renaissance, l’humanisme porte sur la vulgarisation de tous les savoirs. C’est exactement ce que fait Jamel Ghanouchi de la promotion des jeux mentaux, dont les échecs sont pour lui l’une des formes qu’il considère parfaite et universelle, ne serait-ce que par son ancienneté et par sa dispersion géographique. La vulgarisation de ce jeu de stratégie, d’imagination et d’intelligence a le don d’unir les gens, de les faire s’affronter dans des parties dominées par le fair-play et l’esprit de tolérance. Pour Jamel Ghanouchi « le jeu des échecs était une leçon de civisme et de paix entre les hommes » (L’Oasis, 102). Apprendre à respecter un code préétabli, avec des règles strictes, reconnaître la victoire d’un adversaire mieux préparé ou plus chanceux, sans avoir de ressentiments, sans nourrir le désir de vengeance ou d’anéantissement de l’opposant, c’est une autre leçon de vie et d’humanisme. Même la punition de Brahim, détrôné par Ben Aziz après une confrontation portant sur l’invention du meilleur jeu mental s’inscrit dans une morale nécessaire à tout concurrent : Je veux que Brahim soit condamné à ne plus être le chef de la tribu car il a enfreint les règles du pacifisme en demandant ma mort et insulté la religion en inventant un jeu ridicule. Je veux aussi qu’il vive désormais pendant cinq années, seul et reclus, dans une maison sans avoir le droit d’en sortir. (L’Oasis, 113) L’humanisme façonne également le caractère et la psychologie des personnages, qui deviennent altruistes, au fur et à mesure du passage du temps et de l’acquisition de nouvelles expériences. En tant qu’entraîneur, Ben Aziz se rend compte qu’il n’est pas « à l’origine du succès de [s]es poulains15 » (Roi et Reine, 38), que leur talent est inné et qu’il ne peut pas trop intervenir dans leur style de jeu, parce qu’en fait il est incapable de communiquer avec les jumeaux autistes. Il établit avec eux une communication inédite, au-delà des gestes et des paroles, au niveau mental, par l’entremise des affects. Souvent, il se contente d’occuper le deuxième échiquier « non que je me jugeasse indigne de figurer au premier mai je n’avais pas oublié les enseignements de notre entraîneur et je voulais donner leur chance à des joueurs plus jeunes que moi » (Les Amours, 5). Nous croyons que même la devise de Karpasov (« gagner, quel que soit l’adversaire ») constitue une leçon de vie que le narrateur s’approprie vite16 15 16 Il s’agit des deux jumeaux autistes qu’il entraîne en Russie. « J’étais un tempérament très batailleur et ne m’avouais jamais vaincu » (Roi et Reine, 36). 114 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi et une exhortation pour les autres de n’y jamais renoncer sans avoir essayé au préalable. Conclusions Si les simples mortels tendent à les marginaliser, c’est parce que les joueurs d’échecs s’en distinguent non seulement par leur passion obsessionnelle pour les échecs, mais aussi par leur intellect, leur perspicacité, leur capacité d’anticiper la stratégie de leurs adversaires. Or Jamel Ghanouchi essaie de rapprocher du monde ordinaire, quotidien, ces êtres forts intelligents, si différents du commun des mortels. C’est dans cette vision inédite du monde des joueurs d’échecs que réside l’originalité du Fou du Roi, recueil écrit en français qui a immédiatement consacré l’auteur en Belgique. Quoique supérieurs aux autres, ils sont animés par les mêmes sentiments que leurs semblables (amour, haine, jalousie, envie démesurée d’être les meilleurs, déloyauté, vengeance) qui parfois les poussent à des violences extrêmes, au crime ou au suicide. Le choix de Jamel Ghanouchi d’organiser les douze nouvelles dans un ordre qui n’est pas strictement chronologique oblige le lecteur à une réflexion sur la personnalité du personnage-narrateur, qui assure l’unité de l’ensemble, au travers du récit de ses aventures. Le style alerte, plein de suspense et parfois de drame, avec des touches ironiques, le sens de l’humour du narrateur rendent agréable la lecture des douze nouvelles. Et l’errance physique et mentale des personnages, l’intrigue policière, l’imaginaire qui se mêle constamment au réel, la réflexion philosophique sur certains aspects de l’esprit humain (courage, intuition, détermination, rivalité, humanisme) mis dans des situations limite (meurtres, enlèvements, espionnage, agressions en pleine rue, drames) constituent autant de motifs qui attirent le lecteur en suscitant son intérêt et sa curiosité. Car, découvrir le visage caché du monde des surdoués, de l’élite des joueurs d’échecs ne peut que faire valoir la diversité des êtres humains, si différents les uns des autres, mais tellement semblables dans leurs passions ! 115 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BARTHES, Roland. Le degré zéro de l’écriture, tome I, Paris, Seuil, 1993. BERTHET, Dominique (sous la direction de). Figures de l’errance, L’Harmattan, Paris, 2007, 262 p. DURAND, Gilbert. Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1963, 535 p. GHANOUCHI, Jamel. Le fou du Roi, Paris, L’Harmattan, 2002, 151 p. HALEN, Pierre. « Primitifs en marche – Sur les échanges intercollectifs à partir d’espaces mineurs », in Bogumil Jewiewicki, Jocelyn Létourneau (éd.). Identités en mutation – Socialité et germination, Sillery, Québec, Septentrion, 1998, pp. 139-156. KANE, Momar Désiré. Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains francophones, L’Harmattan, Paris, 2004, 322 p. RAMI, Maryème. L’imaginaire, e-litterature.net, 25 mars 2010. 116 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Sabah SELLAH Paris, France Destins et compagnonnage dans un exil en partage dans Les ailes repliées de Sidi Mohamed DJERBI « Le sens de mon existence est que la vie me pose une question ou, inversement, je suis moi-même une question posée au monde et je dois fournir ma réponse sinon je suis réduit à la réponse que me donnera le monde. » Carl G. Jung. Introduction « Dans chaque mot se trouve un oiseau aux ailes repliées qui attend le souffle du lecteur ». E. Lévinas. « Où est le monde avec ses variétés de roses, le musée, ses oiseaux empaillés ? Et tu regardes et regardes encore à travers tes larmes 1 ces ailes qui n’ont pas de nom » . La planète malade2 ! Tel pourrait être le titre de l’ouvrage magistral de Sidi Mohamed Djerbi3. En effet, ce premier roman réussi met l’accent sur des problématiques très contemporaines comme les dérèglements climatiques, l’écologie et ses défis, les mouvements migratoires et la paupérisation de masse. Son étude nous confronte à des personnages en butte à des problèmes sociaux et environnementaux. Devant la pléthore d’ouvrages traitant de notre système terrestre en crise, l’homme ne sait plus à quel saint se vouer. On nous prédit des cataclysmes endémiques, mais que peut faire le citoyen lambda face à ce constat d’échec ? Rester spectateur ? Ou bien se muer en un ardent protecteur de la cause écologique, urgence planétaire ? 1 Vladimir Nabokov. Poèmes et Problèmes, Paris, Gallimard, 1999, p. 49. Guy Debord. La planète malade, Paris, Gallimard, 2004, 94 p. 3 Sidi Mohamed Djerbi. Les ailes repliées, Paris, In Octavo, 2003, 379 p. Les citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèse. 2 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Dans ce roman, à plusieurs entrées (tant poétiques que sociologiques), l’auteur nous convie à une odyssée où nous assistons à la genèse de parcours sociaux. Telle une fresque, il nous dépeint une âpre réalité connue de celles et ceux qui ont fait l’expérience du départ. En effet, ces exils, aux chemins rocailleux, ont été dictés par des impératifs économiques. Ces candidats au départ n’ont guère eu le choix : suivre les voies de l’exil ou périr ! Dès lors, les contraintes qui les ont conduit à quitter leurs familles ont été vécues comme de véritables sacrifices sur l’autel de la « sacro-sainte économie de marché » telle qu’elle est professée par ses zélotes et ses « stipendiaires ». Aussi, nous pencherons-nous sur l’œuvre d’un auteur qui cultive le mystère biographique en abordant trois grands axes. Le premier axe traitera des réflexions propres à l’auteur sur les changements sociétaux. Le second axe abordera les rapports entre le monde salarial et l’univers de l’économie de marché. Enfin, le troisième axe mettra en exergue ces travailleurs, grâce auxquels, les nations avancent et s’enorgueillissent de leurs progrès. I. Réflexions sur l’état du monde « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». A. Camus « […]. Le moment est venu […] pour ma terre d’écrire afin de porter la sagesse, l’histoire et la mémoire de mille douleurs, de mille histoires, de mille combats, de mille rêves. Le moment d’écrire pour laisser des traces, autres que celles du désert de l’homme et de nos égarements, le moment de faire naître une sagesse ressuscitée, peut-être un patrimoine et, qui sait ? Une mémoire »4. « Tout ce que l’économiste t’enlève de vie et d’humanité, il le remplace par de l’argent et de la richesse »5. La réalité décrite par l’auteur n’est pas chimérique. En effet, c’est avec une rigueur chirurgicale que le narrateur nous dépeint l’état d’un monde aux prises avec des réalités que l’on a du mal à admettre. Dès l’incipit, le ton est donné et annonce d’irréfragables vérités : Le temps présent est marqué par la dégradation de l’environnement, le réchauffement de la planète, la rareté de l’eau, une forte densité humaine, l’allongement de l’espérance de vie, le développement des biosciences, l’avancement de la génétique, l’extension de l’informatique, de nouvelles technologies, la mondialisation de l’économie, la répartition inégale des fruits du 4 Mohamed Benchicou. Le mensonge de Dieu, Paris, Michalon 2011, p.145. Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. fr. de Jacques-Pierre Gougeon, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1996, p. 189. 5 118 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées progrès humain, la montée des périls, le crime organisé et la prolifération des armes de destruction massive. (7) À travers l’énumération (semblant sans fin) des problèmes de société, c’est la civilisation dans laquelle nous évoluons depuis des siècles, que le narrateur interroge. En effet, les différentes technologies ont permis d’abolir les frontières et les distances. Cependant, ces progrès ont, aussi, contribué à renforcer les inégalités : Ceux d’en haut et ceux d’en bas se regardent dans le fond des yeux. Les dominés connaissent les dominants infiniment mieux qu’autrefois. Ici, c’est la jonction de l’opulence, de l’indifférence, de l’égoïsme, de l’arrogance et du paternalisme. Là, c’est la zone de l’archaïsme, de la déstructuration sociale, du désarroi, du besoin et de l’oubli. […]. La situation économique globale conditionne pour une large part la vie des hommes et détermine l’itinéraire particulier de chacun. (8) Ces propos généralistes, et au combien réalistes, décrivent aisément la situation que nous vivons au XXIème siècle. Les inégalités nord/sud, les déplacements migratoires forcés, les bouleversements écologiques créant de nouveaux réfugiés climatiques, constituent les défis majeurs auxquels les Nations doivent s’attacher à combattre. En effet, concomitamment à l’inégalité croissante, la montée des intégrismes apparaît, pour certains désœuvrés, comme l’ultime salut : Les règles économiques mondiales de l’heure étendent le paupérisme dans de vastes régions du globe avec ses inévitables cohortes de maux sociaux, d’injustices, de déchéances, de frustrations, de soulèvement et de répressions. […]. Les motifs de la colère ne manquent pas. Les intégrismes de tous bords se confortent. Les fossés se creusent. […]. L’intolérance se répand. La haine germe. (9) Qui peut encore faire l’éloge d’un système moribond ? Ou s’enorgueillir à l’instar de Milton Friedman affirmant que « le marché est un mécanisme magique permettant d’unir quotidiennement des millions d’individus sans qu’ils aient besoin de s’aimer, ni même de se parler » 6 ? Ce profit à tout prix provoque la destruction de la société et de l’écosystème. L’homme, par sa rapacité, a engendré sa propre destruction, sa « némésis ». Dès lors que faut-il accomplir afin d’enrayer ce cycle infernal ? Doit-il tenter, à l’instar des Grecs de l’Antiquité, de rechercher « la mesure en toute chose » (pan metron) afin d’éviter la démesure, « l’hybris », 6 Citation de Milton Friedman. In l’ouvrage de Geneviève Ferone & Jean-Didier Vincent. Bienvenue en Transhumanie. Sur l’homme de demain, Paris, Grasset, 2011, p. 125. 119 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie annonciatrice de la chute ? Ou bien continuer à s’enferrer dans la croyance en sa propre puissance, aussi éphémère fût-elle ? La surabondance, l’excès ne sont guère de solutions face aux défis qui attendent l’homme à l’aube du nouveau millénaire. D’ailleurs, de nombreux analystes7 fustigent les dérapages provoqués par une économie de marché amorale et en déclin. En effet, en dénonçant la décadence des démocraties industrielles, Bernard Stiegler affirme que « le capitalisme a perdu l’esprit : la misère spirituelle y règne. Les sociétés de contrôle sont devenues incontrôlables, profondément irrationnelles, sans raison, sans motif d’espérer. Ceux qui pensent ne plus rien avoir à attendre du capitalisme hyperindustriel y sont de plus en plus nombreux »8. L’argent, cette divinité qui ne cesse de régir nos sociétés, empoisonne l’essence même des relations humaines : « La finance alimente les racines des pensées et des choses. Les questions centrales sur toutes les lèvres tournent autour des biens, de l’avantage matériel, du capital, de la rente, du profit […] » (25). Parallèlement à cet état de fait, la question de la survie de l’espèce humaine sur la terre est aussi pointée du doigt. Aujourd’hui face aux cataclysmes qui secouent la planète, l’homme semble s’en être accommodé : « Il n’y a plus de saisons ! Il n’y a plus de raison ! C’est le temps des extrêmes ! […] C’est le temps des combinaisons humaines ! […] » (10). L’être humain semble avoir oublié le caractère éphémère de sa condition de mortel bien qu’il caresse l’espoir d’atteindre un jour l’immortalité à l’égal des Dieux. Mais ce temps ne semble pas encore d’actualité tant : « Les créations de l’homme sont aisées à détruire et la science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi servir à leur anéantissement »9. Nous assistons, impuissants, au spectacle de l’indifférence. En plus de dénoncer la recrudescence de l’individualisme ainsi que le délitement des liens sociaux et de la famille, l’auteur met l’accent sur l’attitude fataliste des individus. En effet, chaque citoyen, enfermé dans sa solitude politique, est là à constater cette érosion environnementale comme le note à juste titre Gilles Lipovetsky : Qui, à l’exception des écologistes, a la conscience permanente de vivre un âge apocalyptique ? La ‘thanatocratie’ se développe, les catastrophes écologiques se multiplient sans pour cela engendrer 7 « Que faire pour mettre un terme à ce processus bipolaire d’accumulation capitaliste, devenu apparemment incontrôlable, qui entasse, au bénéfice des possédants, des montagnes de richesses et de jouissance, en même temps qu’il creuse des abîmes de privation et de souffrance pour des masses de dépossédés ? », Alain Accardo. De notre servitude involontaire. Lettre à mes camarades de gauche, Marseille, Agone, 2001, p. 6. 8 Bernard Stiegler. Mécréance et discrédit, t.3 : L’esprit perdu du capitalisme, Paris, Galilée, 2006. 9 Sigmund Freud. L’avenir d’une illusion, Paris, Presses Universitaires de France, 1971. 120 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées un sentiment tragique de ‘fin du monde’. On s’habitue sans déchirement au ‘pire’ que l’on consomme dans les médias […] 10. D’où la mise en garde de l’auteur face à la suprématie de l’oracle du XXème siècle, à savoir la télévision. En effet, bien qu’aujourd’hui, son influence demeure moins forte (notamment, grâce à l’outil internet), la télévision n’en demeure pas moins un vecteur d’informations à grande échelle ainsi que le prêt-à-penser des masses, par excellence. Ainsi, l’auteur exhorte l’homme à « […] sauvegarder son libre arbitre face à l’emprise de la télévision », car « le champ d’action de cette dernière couvre le monde entier » (14) et « […] qu’informer, c’est également chercher à convaincre » (15). Aussi, afin de ne pas se noyer dans le mainstream médiatique, l’être a besoin de « se couper », de « […] se libérer de la tyrannie et de la dépendance du tube cathodique » (19) pour être en capacité de réfléchir, mais surtout d’agir. En échappant à « cette paralysie mentale, corporelle et sensorielle […] » (20) d’images, le téléspectateur acquerra une autonomie certaine et sortira, in fine, du schéma standardisé, dans lequel le média a tenté de l’emprisonner. En outre, l’auteur invite le citoyen à se soustraire au mimétisme pour ne plus être perçu comme un consommateur passif, mais comme un être humain, pensant et objectant : Les gens sont exclusivement perçus, étudiés et traités en tant que consommateurs de temps, de modes, de formes, de couleurs, de rythmes, de revues […] de valeurs, de biens et de services . (24) Le cerveau doit ou s’ajuster au moule universel ou périr. Cette dictature absolue qui dissimule habilement son nom est très perverse. Ne brandit-elle pas très haut le flambeau de la liberté individuelle, de la libre préférence et de la libre pensée ? (26) Afin de combattre nos addictions, notre uniformisation, afin de combattre cette lente « machinisation » des esprits, sans doute faudra-t-il creuser d’autres voies, d’autres sillons plus féconds afin de sortir des ornières de l’hyperconsommation, car « […] l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé »11. À travers ces réflexions, l’auteur nous plonge dans des débats eschatologiques. En effet, il met l’accent sur des problématiques qui concernent, avant tout, le vivre-ensemble. Constatant la montée de l’hyperindividualisme, le délitement des rapports sociaux ajoutés à cela la précarité ambiante ainsi que les dérèglements économiques comme 10 Gilles Lipovetsky. L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1993, p.74. 11 Ryad Assani-Razaki. La main d’Iman, Paris, Liana Levi, 2012, p. 201. 121 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie environnementaux, il nous exhorte à mettre des mots sur nos conduites tant individuelles que collectives afin d’engager de radicaux changements. II. La Condition ouvrière12 « À chaque individu, plusieurs vies me semblaient être dues »13. « […]. Il faut […] commencer par leur faire relever la tête »14. « Emerson 1848. ‘Comment donc nous y sommes-nous pris pour que le progrès du machinisme ait servi à tout le monde, l’ouvrier seul excepté. Il en a été blessé à mort’ »15. « Nous sommes automates dans les trois quarts de nos actions »16. On ne peut connaître la difficulté que rencontre un ouvrier dans sa condition, sans avoir, au préalable, vécu cette vie ouvrière, à l’instar de Simone Weil qui fit l’expérience du travail en usine non pas en tant que « professeur agrégé » en vadrouille dans la classe ouvrière,17 mais en tant que simple manœuvre avec toutes les vicissitudes qu’une telle activité engendre. Celle qui voulait entrer en contact avec « la vie réelle »18 a expérimenté les difficultés de la besogne ouvrière en travaillant aux côtés des prolétaires : « J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstractions et de me trouver parmi des hommes réels »19. « Les théoriciens étaient peut-être mal placés pour traiter ce sujet [la condition ouvrière], faute d’avoir été euxmêmes au nombre des rouages d’une usine »20. De cette expérience inédite pour un tel profil universitaire, Simone Weil affirmera qu’elle a reçu, à l’usine, et pour toujours, « la marque de l’esclavage »21 : « La servitude est dans le cours du travail lui-même, dans la monotonie de sa cadence. ‘Machine de chair’, le travailleur n’a pas pour autant ‘licence de perdre conscience’ »22. En effet, les activités répétitives, à l’œuvre dans le processus aliénant du système, annihilent toute conscience réflexive. Le rythme, la cadence des tâches anesthésient l’esprit de l’ouvrier 12 Titre de l’ouvrage de Simone Weil. La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 2002, 525 p. Citation d’A. Rimbaud. In l’ouvrage d’Ali Benmakhlouf. L’identité, une fable philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 101. 14 La condition ouvrière, p. 232. 15 Citation d’Albert Camus, p. 1127, In Cahier VII (mars 1951-juillet 1954). Albert Camus. Œuvres complètes IV, 1957-1959, Paris, La Pléiade Gallimard, 2008, 1600 p. 16 Leibniz. Monadologie, 28. 17 La condition ouvrière : Lettre à Albertine Thévenon (le 15 janvier 1935), p. 54. 18 Ibid., p. 319. 19 Ibid., p. 68. 20 Ibid., p. 304. 21 Ibid., p. 24. 22 La condition ouvrière : Expérience de la vie d’usine, p. 337. 13 122 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées en l’accaparant exclusivement à sa besogne. C’est une véritable oppression qui est à l’œuvre dans la fonction qu’occupe l’ouvrier à l’usine : L’arrachement à la condition humaine, dans l’usine, tient à cette forme de machinisme dans laquelle l’ouvrier est réduit à exécuter des séries […]23. La relation malheureuse de la conscience et du corps au temps, la réclusion de la conscience et du corps dans l’instant, telles sont les clefs de l’oppression à l’usine : « La chair et la pensée se rétractent »24. Michel Foucauld énonce que l’on écrit pour « n’avoir plus de visage »25. Disparaître, en effet, derrière son œuvre, ne laisser que l’empreinte des mots à l’instar des ouvriers, qui à l’usine, finissent par disparaître derrière la machine. Ainsi, ce système taylorien conduit l’ouvrier à devenir prisonnier de sa tâche, puisqu’il s’englue dans un présent semblant sans fin. Il applique à la lettre les ordres : « Son assujettissement au système […] est complet » (41). C’est de cette obéissance passive, à laquelle l’ouvrier ne doit pas déroger, que naît le sentiment de spoliation. L’état de subordination dans lequel le réduit sa situation le frustre et le dépérit : « L’homme est réduit strictement à l’ouvrier pendant sa présence dans le désert, c’est-à-dire pendant neuf mois sur douze. Et son mois de travail pèse trente jours et trente nuits » (71). Ces ouvriers, « […] techniciens spécialisés dans les métiers des hydrocarbures […] font fonctionner des installations pétrolières, gazières et pétrochimiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre » (70). Ces « invisibles indispensables » de l’entreprise oublient qu’ils demeurent des rouages indispensables, car sans eux, les machines seraient au point mort. Ils endurent une existence dépouillée d’humanité. En plus de partager l’inconfort et la solitude d’un lieu aussi sauvage que le désert, ces hommes ont en commun des souffrances analogues et d’inaudibles colères : Ici, il n’y a que des ouvriers qui ne peuvent croiser que des ouvriers. Il n’y a que de cases minuscules sommairement meublées dans lesquelles ils s’isolent pour dissimuler leurs souffrances, ruminer leurs souvenirs, enterrer leurs espoirs et exhaler leurs soupirs. Il n’y a dans les environs qu’une route, celle qui mène à leur usine. Il n’y a aucune femme à la ronde. Cette absence fausse les règles sociales universellement admises, distord les relations, les nivelle par le bas et engendre un mode de vie particulier, très particulier. Le comportement de l’ouvrier en subit les contrecoups. Pourquoi être à jour ? Pourquoi faire de l’esprit ? 23 La condition ouvrière, p. 331. Ibid., p. 331. 25 Michel Foucault. L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1972, p. 28. 24 123 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie […]. Pourquoi mettre ses plus beaux habits ? Pourquoi se parfumer ? Pourquoi se raser de près ? Pourquoi le faire chaque jour ? Pourquoi se regarder dans la glace ? […]. (70-71) L’effet de scansion produit par l’anaphore décrit l’abrupte réalité de leur condition de travail. Ces techniciens se sentent déconsidérés à l’instar d’objets. Ils ont le sentiment d’être des sous-hommes, des marmousets. Ils sont à l’encan dans l’univers économique26. Le travail à la chaîne (ou Fordisme) finit par abrutir l’ouvrier par un jeu de répétitions qui semblent sans fin, entraînant une stagnation de l’esprit. L’habitude, en effet, conditionne, en créant des « habitus ». L’ouvrier devient un « roseau dépensant » : « Le corps est parfois épuisé, le soir, au sortir de l’usine, mais la pensée l’est toujours, et elle l’est davantage »27. « Aucune intimité ne lie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels leur vie s’épuise, et l’usine fait d’eux, dans leur propre pays, des étrangers, des exilés, des déracinés »28. Ces réflexions très contemporaines sur la finalité de l’activité salariale nous interrogent. Le travail, en effet, vaut-il que l’on sacrifie tout pour lui ? Ces ouvriers ont des familles et ne peuvent ad nutum tout abandonner bien qu’ils le désirent. Les impératifs du profit font d’autrui un outil, un instrument. Et bien que l’ouvrier soit celui qui fait œuvre en dépit du fait qu’il n’en ait pas, parfois, conscience, il n’en demeure pas moins vrai que l’asservissement de sa liberté lui est intolérable. Ces besognes sans fin, qui syncopent le rythme de ses jours, accentuent sa rétivité. En effet, il ne peut plus souffrir cette « […] docilité de bête de somme résignée »29 qu’engendre en lui son activité. Il ne se sent pas la force d’obéir, ad vitam aeternam, à un modus operandi qui nie son essence. Ces puissances, ces masses désirantes s’opposent, en leur for intérieur, à ce système oppressif qu’est la rhapsodie économique, cadence imposée aux ouvriers. La fonction de l’ouvrier exige des efforts soutenus de sa part. Son engagement est entier. Son abnégation est totale. L’énergie mise 26 « En quoi consiste l’aliénation dans le travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé ». Karl Marx. Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 112. 27 La condition ouvrière, p. 334. 28 Ibid., pp. 340-341. 29 In Lettre à Albertine Thévenon (datant de décembre 1935). La Condition ouvrière de S. Weil, p.59. 124 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées en œuvre est considérable. La performance professionnelle est quotidienne. La concentration est maximale. Il se tue pour être parfait. Et il ne le remarque pas. […]. Les nerfs finissent par lâcher avec le temps. Le cœur fléchit. La raideur des muscles est fréquente. […]. Le toucher, l’odorat, la vue et l’ouïe baissent. […]. Les limites de sa résistance sont atteintes un jour ou l’autre. (9495) Ces derniers ont conscience qu’ils doivent se montrer quasi infaillibles et donc quasi inhumains afin de conserver leur emploi : La rivalité personnelle, qui est de mise, stimule et presse. La place n’est jamais gagnée d’avance. Il faut la mériter chaque jour en prouvant sa détermination, sa capacité et son efficacité sur le terrain. […]. C’est que le danger est grave. Un suppléant en chair et en os veille et menace. […]. Les ouvriers se méfient énormément de leurs collègues qui ne sont que des adversaires potentiels. […] Il y a toujours au magasin la pièce de rechange adéquate pour remplacer aussitôt celle qui s’use. (92) Force est de constater que l’assertion marxiste reste toujours d’actualité : « Les ouvriers contraints de se vendre au jour le jour, sont une marchandise comme tout autre article de commerce ; ils subissent, par conséquent, toutes les vicissitudes de la concurrence, toutes les fluctuations du marché »30. Ils sont entraînés à vivre sous ce rythme. Seuls, celles et ceux qui ont travaillé en usine savent et ont conscience que les modes d’exécution restent inscrits dans leurs ordres de mission et deviennent, de ce fait, ne varietur tant il est vrai que l’usine reste « […] cet endroit morne où on ne fait qu’obéir, briser sous la contrainte tout ce qu’on a d’humain, se courber, se laisser abaisser au-dessous de la machine31» : « […] L’étau de la subordination leur est rendu sensible à travers les sens, le corps, les mille petits détails qui remplissent les minutes dont est constituée une vie32 ». Il y a, semble-t-il, comme une « […] logique du mépris… »33 derrière le traitement réservé à ces hommes. Selon une lecture marxiste de leur situation, ces hommes seraient des prolétaires exploités34 par le Capital. En 30 Karl Marx et Friedrich Engels. Manifeste du parti communiste, Paris, Le TEMPS DES CeRISES, 1995, p.16. 31 La condition ouvrière, p. 57. 32 Ibid., p. 330. 33 Stéphane Beaud et Michel Pialoux. Retour sur la condition ouvrière, Paris, La Découverte/Poche, 2012, p. 164. 34 « Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour ‘y arriver’ il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses 125 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie effet, selon Marx, le prolétariat est la classe de ceux qui vivent uniquement de la vente de leur force de travail pour un salaire, et qui sont donc soumis à l’exploitation par le capital. Ces derniers viennent dans cet univers désertique « […] coupé du reste du monde, plongé dans le vide et frappé du sceau carcéral » (75), en espérant « […] une élévation de leur niveau de vie, une épargne consistante et le retour auprès des leurs après une durée raisonnable » (75). En effet, comme nous l’avons évoqué, précédemment, le travail en usine finit par engendrer des esprits asthéniques, réduits à néant dans des tâches sans âmes : La vie dans ce milieu hermétiquement fermé sur lui-même signifie travailler, manger, dormir, s’immobiliser, endurer et se taire. (71) Les horizons sont bouchés. Le cœur est verrouillé. Les ailes sont repliées. Les yeux sont éteints. Le cerveau est encroûté. (73) Bien qu’ils aient le sentiment d’être des « outils » aux mains de l’entreprise, d’avoir le cerveau « […] robotisé » (80), ces hommes aspirent à une vision de la vie moins mortifère que celle que leur livre l’univers de l’usine. La manière de penser de l’ouvrier doit se calquer sur un certain modèle, celui qui est conçu par la compagnie. Son activité cérébrale est un sujet qui la préoccupe au plus haut point. Il faut savoir l’exciter, la manœuvrer, l’orienter et l’accaparer. […]. La tête de l’ouvrier doit remplacer celle de l’homme. C’est un impératif absolu. […]. Aussi, l’individualité, le libre arbitre, le changement, le risque, l’incertitude, l’éventualité, l’accidentel […] sont délibérément exclus de cette forme de vie […]. Sa vie privée, c’est sa vie d’ouvrier. (78) Le désert loge en lui. (79) En effet, l’extrême pénibilité des tâches, le sentiment de relégation et de dépréciation de soi, les conduisent à dénoncer leur travail, vécu comme déshumanisant. Face au pouvoir incarné par les compagnies pétrolières, ils ne veulent demeurer atones et anesthésiés sous le joug de l’habitude monotone : sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi, irritation, tristesse […] : ils ralentiraient la cadence. […]. L’ordre peut être pénible ou dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; […] ça ne fait rien : se taire et plier. […]. Cette situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte […]. On ne peut pas être ‘conscient’. Tout ça, c’est pour le travail non qualifié, bien entendu », In Lettre à Albertine Thévenon (datant de décembre 1935). La Condition ouvrière de S. Weil, p. 60. 126 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées L’état d’âme n’existe pas pour l’organisation. Les sacrifices humains, les brûlures du cœur, les déchirures du corps, les maladies professionnelles, les hospitalisations, les amputations des membres […] ne figurent pas dans les ordres du jour des réunions de travail. […]. Les rapports […] portent sur toutes les questions, excepté celles qui intéressent l’ouvrier. Ces dernières sont mises intentionnellement de côté. Personne n’en parle. […]. C’est un sujet tabou. (95) En adoptant une grille de lecture capitaliste, on comprend que l’ouvrier n’existe qu’en tant qu’objet comme le notait déjà Marx : « En tant que capital, la valeur de l’ouvrier augmente selon l’offre et la demande ; même physiquement, son existence, sa vie, est et a été considérée comme une marchandise analogue à toute autre marchandise qui s’offre »35. Quelle est, donc, la solution ad hoc face à ces tâches qui mobilisent le salarié in extenso ? Que doit-il faire ? Entrer en rébellion contre le système ou « danser avec [s]es chaînes » comme le préconisait Nietzsche ? À quoi rêvent ces ouvriers ? Rêvent-ils, à l’instar du marxiste italien Antonio Gramsci, de l’hégémonie du monde ouvrier ? Qu’en est-il de leur mobilisation ? Quid du militantisme ouvrier ? À quand un aggiornamento de la condition ouvrière ? En outre, si, comme l’affirme Karl Marx dans son Manifeste du Parti Communiste (1848), « toute l’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes », n’est-il pas possible d’espérer promouvoir une autre conception des choses, à savoir un nouvel éthos, un nouvel être-ensemble afin d’œuvrer au dépassement des classes sociales ? Sans doute a-t-on tort de croire que l’utopie est impossible ! En effet, celle-ci est, par excellence, l’anticipation d’un possible de l’humanité sachant que le désir fait notre histoire et peut contribuer à la changer. III. La tentation d’Icare « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas […] »36. « Surmonter ? Mais la souffrance est cela justement, ce à quoi on n’est jamais supérieur »37. « […]. J’appartiens à cette catégorie d’individus prêts à tout pour fuir leur lieu de naissance » 38. « Mon âme est un trois-mâts cherchant son Icarie »39. 35 Karl Marx. Ébauche d’une critique… Extrait de Philosophie, Paris, Gallimard, 2009, p.180. Citation d’Albert Camus p. 423, In L’homme révolté, In Essais, Paris, Gallimard, 1965, 1975 p. 37 Citation d’Albert Camus p. 1065, In Cahier VI (février 1949-mars 1951). In Œuvres complètes IV, 1957-1959, La Pléiade Gallimard, 2008, 1600 p. 38 Youssef Jebri. Réflexions clandestines, Paris, Editions du Cygne, 2007, p. 7. 36 127 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Face à ces usines taylorisées qui mobilisent une main-d’œuvre très nombreuse, l’ouvrier n’a pas le sentiment d’appartenir à un corps professionnel. Conscient que nul n’est indispensable, il sait qu’il peut être, du jour au lendemain, remplacé par un autre coreligionnaire qui viendra effectuer les mêmes tâches. Simple rouage de l’immense mécanisme de la machine, l’ouvrier doit toutefois compter sur ses pairs afin de progresser et ce, en dépit du fait, que cette collaboration ne soit que de façade : Il y règne une coopération étroite à tous les échelons et chacun trouve son intérêt dans cette entraide. Le sentiment de solidarité professionnelle se renforce avec le temps. Les ouvriers apprennent beaucoup de choses grâce aux épreuves vécues en commun. (9192) Cependant, le sentiment d’appartenance à un collectif n’existe pas. Chacun tire la couverture à lui. L’autre n’est ni ami, ni neutre. […] Il ne peut pas être inoffensif. (168) Aussi, n’y a-t-il pas de véritable ethos, d’être-ensemble : « Il y a des nous sans fraternité, mais il n’y a pas de fraternité sans nous […] »40. La vie de ces ouvriers s’est, tout entière, cristallisée autour de ce mirage d’une meilleure vie à laquelle, ils n’ont, pour la plupart, pas goûté : Sofiane fait partie de ces ouvriers-là. […]. À son arrivée ici, il n’avait pas un seul cheveu blanc. Aujourd’hui, il ne porte pas le moindre cheveu noir. Il avait oublié de quitter les lieux, lorsqu’il était temps de partir. Il ne pense plus s’en aller d’ici aussi bien aujourd’hui qu’à l’avenir. […]. Le monde l’a profondément déçu. […]. Partout, c’est le même désenchantement, la même histoire, le même début et la même fin ! Et ce ne sont pas les visites bimensuelles à sa famille qui lui prouveront le contraire. (189) Dans cette œuvre à tonalités multiples, Sidi Mohamed Djerbi nous dresse le portrait de trois personnages dont l’un reste central. Il s’agit de Sofiane Essafi (de l’arabe sufyan41 signifiant « celui qui marche rapidement », « celui qui déplace la poussière ») qui partage avec deux de ses coreligionnaires (Platon et Le-Poste) la même vie au cœur du désert. Platon le mutique et Le-Poste, personnage fantasque et volubile, constituent les deux pôles opposés de la personnalité de Sofiane. En effet, en désirant 39 Citation de Charles Baudelaire extraite de son poème, Le Voyage. Régis Debray. Le moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009, p.15. 41 Le prénom peut être aussi dérivé de « safi » qui signifie « pur » et « serein ». 40 128 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées ardemment savourer l’existence, il s’est rendu compte qu’il s’était « […] séparé des hommes en croyant les devancer. Il [s’était] séparé dans le même temps du monde, de la vie et de lui-même » (191). Celui qui était si « […] pressé de vivre […] tout de suite, de vivre l’instant » (193) en sautant « […] les étapes normales et brusquer le circuit logique des événements pour gagner du temps, surpasser les autres […] » (190) n’aura, finalement, été qu’aveuglé par l’illusion d’un ailleurs qui se révèlera mortifère. C’est après avoir subi les assauts du racisme et les désillusions de l’amour, qu’il quittera la France pour le désert et ses mirages : « Ce milieu devrait être complètement différent de la ville, la ville qui l’a énormément déçu. Et là-bas, il n’y a pas de femme qui lui rappellerait celle [Catherine] qu’il continue d’aimer malgré tout » (246). Que pensait-il trouver en abandonnant des études prometteuses, à peine entamées ? Pensait-il y trouver son Icarie ?42 Son « Utopie »43 ? Sa « Cité du Soleil »44 ? Force est de constater que le rêve laissera place à un cruel désenchantement. L’être dynamique, ambitieux, regorgeant de vie aura perdu son temps et ses forces. Ces hommes, qui portent l’errance en commun, ont poursuivi des chimères. Ce départ, qui à l’origine, était consubstantiel, à un mieux vivre, n’a pas été à la hauteur de leurs espérances. Ces ouvriers, qui mènent des existences ascétiques, ont perdu l’estime d’eux-mêmes. En effet, le dénuement émotionnel règne et la désespérance quasi chronique le dispute au désœuvrement. Ces derniers se retrouvent enfermés dans deux déserts. Le premier désert correspond à l’espace arachnéen et fait écho à l’espace labyrinthique propre à l’univers de ces hommes. Le second désert est analogue à celui que l’on s’impose ou qu’autrui nous impose. Il s’agit du désert de la solitude. Ce désert relationnel fait écho à l’immensité du désert géographique tant par son étendue que par la sécheresse qu’il traduit. En outre, la vision quotidienne du désert leur montre de manière frappante l’impermanence des choses et l’inanité de leur activité : L’ouvrier se sent coupable de l’énorme gâchis qu’il a fait de sa vie. Il est désenchanté, amer, gris, défait, déchu. Les conditions de vie l’ont marqué au fer rouge et il sait qu’il n’est plus ce qu’il était. Son assurance n’est plus. Ses rapports avec le monde sont distordus. Son front est bien bas. Tout ce qu’il observe passe à travers les prismes de la déchéance, de la tristesse, de la nostalgie, de la déroute et de l’impuissance. (109) 42 « Allons en Icarie » : Deux ouvriers isérois aux Etats-Unis en 1855. Textes établis et présentés par Fernand Rude, éd. Presses Universitaires de Grenoble, 1980, 315 p. 43 Citation de Thomas Morus. 44 Citation de Campanella. 129 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Le destin de Sofiane a été à l’image de ces centaines de milliers d’ouvriers anonymes qui ont œuvré dans ces usines : « Les ouvriers étaient venus ici pour […] améliorer leur niveau de vie puis repartir vers d’autres horizons. Cela n’a pas été le cas pour la plupart d’entre eux parce qu’ils se sont laissés manipuler, duper et aveugler par le miroitement de l’argent et leurs faux calculs » (113). La finalité étant que l’argent équivaudrait au bonheur : « Le but = argent = bonheur » (120). Qui ferait, en effet, l’éloge de la pauvreté, à part peut-être Proudhon ?45. Quelques exégètes, anachorètes mystiques, soucieux d’un total dépouillement matériel, sans doute ! Pour atteindre ce graal, ces « gens de peu »46 se sont « […] éloignés de leurs cités, de leurs familles, de leurs proches et de leurs idéaux. Leurs repères sont recouverts de sable » (141). Celui qui avançait « […] avec rapidité » et dont les « […] pieds légers [battaient] nerveusement la chaussée » (205) n’est plus ce qu’il était. En vivant, depuis si longtemps, loin des siens et de la vie, Sofiane est devenu, à l’instar de ses collègues, semblable à n’importe quel autre ouvrier. Il s’est comme dépersonnalisé dans son activité qui l’accapare totalement : « Les aspérités qu’ils avaient à leur arrivée disparaissent avec le temps » (166). En effet, « Vivre dans le désert exclusivement avec les mêmes personnes, tous des mâles, pendant dix ou vingt ans, implique des conséquences singulières. Les rapports tendus qui existent entre eux, leurs discours comparables et leurs comportements similaires indiquent un même état d’esprit, l’état d’esprit ouvrier » (161). Le rêve icarien a échoué et ils ont été sommés de rester à terre, dans ce désert, symbole de l’inanité des choses. Les cohortes de désillusions et de songes éteints ont été douloureusement vécus. Ces ailes repliées préfigurent la défaite, l’abandon des rêves de ces hommes. L’élévation dans la sphère sociale n’a pas été à la hauteur de leurs aspirations. Seul le triomphe du profit, vade-mecum et bréviaire de ces apôtres de l’économie, a prospéré au détriment de l’humain. L’homo oeconomicus, inféodé à l’argent, n’a cure de l’homo faber et de l’homo socius, par surcroît. Quid de l’homo empathicus ? Ces hommes qui apparaissent comme les pièces d’un système dans lequel il n’est pas aisé de se déprendre sont conscients qu’ils demeurent interchangeables, à l’instar d’outils. Sofiane veut sortir de cette léthargie dans laquelle ces activités abrutissantes le réduisent. Ces êtres finissent, en effet, par devenir étrangers à eux-mêmes tant leurs destins sont phagocytés 45 « […]. La pauvreté est bonne, et nous devons la considérer comme le principe de notre allégresse. La raison nous commande d’y conformer notre vie par la frugalité des mœurs, la modération dans les jouissances, l’assiduité au travail et la subordination absolue de nos appétits à la justice », Proudhon. La guerre et la paix, livre IV, chap. II, ad finem. Cité par Georges Sorel. Matériaux d’une théorie du prolétariat, Genève-Paris, Slatkine, 1981, p. 294. 46 Pierre Sansot. Les gens de peu, Paris, Quadrige/PUF, 2003, 223 p. 130 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées par un système économique vorace et des contingences sociales auxquels ils ne peuvent se soustraire. Un tragique événement bouleversera l’existence norme de Sofiane. En effet, c’est en ayant appris la mort d’un de ses collègues, Guirète, que Sofiane remettra en cause la vie qu’il mène laborieusement depuis de si nombreuses années. Sentant, en effet, poindre en lui l’aiguillon de la mort, il s’interrogera sur la finitude de l’existence. Guirète est mort en n’ayant à peine profité des joies de sa retraite. Cette mort lui apparaîtra comme une mise en garde du destin. En effet, celui dont les ailes ne cessaient d’être déployées lors de sa prime jeunesse va, littéralement, bousculer son existence : « Revivre, c’est possible. Il n’a fait que survivre jusque-là. Il doit se relever de la chute et reprendre la marche » (349). Il se doit de reconquérir l’aigle aux ailes déployées qu’il fut jadis et non l’oiseau chétif et perclus aux ailes repliées qu’il incarne dorénavant : « Le contraste entre le passé lumineux et le présent intolérable, ensablé et déserté est invraisemblable. Avant, il respirait sans y penser, et, aujourd’hui, il étouffe et il en est conscient » (347). Sofiane prend, soudainement, conscience que le mal qui lui échoit n’est pas une fatalité et qu’il doit cesser de ruminer sa situation malheureuse en sortant de ses ornières. En effet, il en a assez de vivre ainsi, l’espoir « plié », en berne ! Il a à cœur de déployer, à nouveau, ses ailes. Nonobstant les obstacles, il va mettre en œuvre son projet. Cette salutaire évasion lui sauvera la vie. En quittant cette geôle, Sofiane donnera raison à Proudhon qui affirme que : « L’homme ne veut pas qu’on l’organise, qu’on le mécanise. Sa tendance est à la désorganisation, ce qui veut dire à la défatalisation […], partout où il sent le poids d’un fatalisme ou d’un machinisme »47. C’est avec une certaine fébrilité que Sofiane lira ses poèmes de jeunesse à Le-Poste. Des poèmes qui révèlent son talent, mais aussi ses aspirations. Et à la lecture de ses propres mots, il se sentira renaître : Sofiane achève sa lecture avec les larmes aux yeux […]. Cette ancienne histoire conservée dans les mots qui viennent de sortir de sa bouche le secoue vigoureusement. (346) Le léthargique qu’il est devenu aujourd’hui admet difficilement qu’il avait été capable de chanter la vie, de s’ouvrir au monde et de glorifier l’espérance à une certaine époque, une époque largement révolue. (347) Comme, le héros de Mohammed Dib, Habel, Sofiane se retrouvera jeté dans la civilisation et se sentira perdu. Il redécouvrira une ville très 47 De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. (Rivière, t.3, p. 422). Cité p. 40 in Petit lexique philosophique de l’anarchisme, de Proudhon à Deleuze de Daniel Colson, Paris, Le Livre de Poche, 2001, 378 p. 131 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie cosmopolite où « chacun se comporte comme s’il était seul » (368). Par ailleurs, le regard que porte le protagoniste sur sa situation est un regard lucide et courageux, car il a saisi que « se comporter en homme, [c’était] agir en sujet et non subir en objet… » (377) et que « vivre, [c’était] ouvrir son propre chemin et jalonner son trajet de ses empreintes » (377). Petit à petit, Sofiane va réapprendre à vivre avec les autres en se mêlant à la vie et à ses tumultes. Le roman s’achève sur une image qui résonne en lui. Nous voyons le protagoniste à la sortie d’une station de métro. C’est, en effet, dans l’un de ces endroits que Catherine apprit la nouvelle de son départ. En arpentant « ce milieu souterrain, en agitation perpétuelle […] » (378), sans doute espère-t-il, in petto, la retrouver. Conclusion « Il faudrait une piqûre spéciale ou des comprimés. On trouvera bien ça un jour. J’ai toujours été un gars confiant. Je crois au progrès. On mettra sûrement en vente des comprimés d’humanité. On en prendra un le matin avant de fréquenter les autres »48. « Puisque nous sommes tous perdus, soyons frères » 49. « Sa longue expérience de la douleur devrait être enseignée dans une époque où l’on apprend tout sauf à faire face à la tempête de la vie » 50. « Personne ne peut céder sa faculté de juger » 51. Comme l’affirmait un ouvrier des usines de Peugeot, « […] La mal-vie, c’est long… […] »52 ! En effet, l’expérience collective de ces ouvriers est éclairante à plus d’un titre. Tout au long du récit, nous avons assisté, sous la plume de Sidi Mohamed Djerbi, à une véritable dissection de l’univers social, professionnel et familial de ces manœuvres aux prises avec des réalités difficiles à appréhender. Face à la vacuité qu’incarne le profit, face à l’incurie des dirigeants d’entreprise, l’auteur nous a montré combien des vies, enserrées dans des carcans, pouvaient s’extraire de ces étaux dans lesquels les condamnaient les aléas de la vie. Et bien que le désarroi prédomine, la tonalité générale de l’œuvre se veut à la fois polémique et didactique. Cette œuvre, aux accents « littéro-sociologiques », s’inscrit, d’emblée, dans une dénonciation contre le 48 Citation de Romain Gary In Les racines du ciel. Citation d’Edgar Morin In L’évangile de la perdition. 50 Dany Laferrière. L’énigme du retour, Paris, Grasset, 2009, p. 84. 51 Spinoza, TP, III, 8. Cité par Frédéric Lordon. La société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 283 p. 52 Christian Corouge & Michel Pialoux. Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011, pp. 322-323. 49 132 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées travail déshumanisant. Elle demeure d’une brûlante actualité à une époque où les crises économiques, environnementales et sociales prédominent. En outre, ce récit, non dénué de poésie, a mis en avant l’indéfectible désir qui pousse, encore et toujours ces hommes en quête d’une meilleure existence et ce, parfois, même au péril de leur vie. Que faire, en effet, quand tout semble indiquer que le futur aura les mêmes formes que le présent oppressant ? S’engager ? Serait-ce la solution aux maux ? L’engagement de ces hommes, dans ces contrées qui semblent intemporelles, fait figure de véritable sacerdoce. L’expérience de la solitude dans ce désert physique et psychologique conduit les travailleurs à s’interroger sur le sens de la vie. En effet, le désert, personnage aussi silencieux qu’omniprésent, leur fait face, et tel un miroir, réfléchit leur propre situation. Enfin, c’est à l’aune de sa propre expérience que l’ouvrier a compris que pour transformer sa condition sociale, il fallait qu’il s’évade de la prison dans laquelle il s’était tapi. 133 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE ACCARDO, Alain. De notre servitude involontaire. Lettre à mes camarades de gauche, Marseille, Agone, 2001, 94 p. ASSANI-RAZAKI, Ryad. La main d’Iman, Paris, Liana Levi, 2012, 326 p. BEAUD, Stéphane & PIALOUX, Michel. Retour sur la condition ouvrière, Paris, La Découverte/Poche, 2012, 492 p. BENCHICOU, Mohamed. Le mensonge de Dieu, Paris, Michalon, 2011, 656 p. BENMAKHLOUF, Ali. 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Il fait un temps caniculaire et la femme de Naïm, Fadhila, évoque la possibilité d’un climatiseur miniature qu’il trouve extraordinaire, car avec un tel appareil, il estime qu’ « on est paré contre tous les mauvais tours possibles et imaginables, y compris les pannes d’électricité » (12). Le parapluie est une autre possibilité bien réelle qui promet de protéger contre la chaleur de l’été, tout comme il protège contre le froid et la pluie dans d’autres saisons, mais cette invention humaine n’est pas infaillible, car rien n’est « plus désagréable », selon Fadhila, « qu’un parapluie qui flanche et qui s’en va dans les airs ! » (12). Fadhila est une interlocutrice vive et perspicace qui n’est pas du tout soumise à son mari ; au contraire, elle met en question toutes les propositions de son conjoint et sa voix défend les femmes avec conviction. Lorsque Naïm débute une réflexion ainsi : « Quand l’homme sage… », Fadhila intervient aussitôt pour déclarer : « Une femme sage ferait tout aussi bien l’affaire, n’est-ce pas ? » et son mari répond sans broncher, « Bien entendu » (13). Le thème du parapluie court tout au long de cette nouvelle qui fait rire les lecteurs lorsqu’ils imaginent le passager dans un bus avec « un pareil engin à la main » (13). Les voix s’élèvent dans « la foule compacte » pour protester : « Hé monsieur, vous avez failli me crever un œil avec votre engin 1 Fredj Lahouar. Le Tyrannosaure amoureux, Sousse, Dar El-Mizen, 2007. Toutes les citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre des parenthèses. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie de malheur » ; « Faites attention où vous mettez votre parapluie » et les cris de douleur s’amplifient. La nouvelle juxtapose cette évocation du parapluie, véritable arme qui permet à « l’homme sage » « d’occuper un siège dans le véhicule bondé » avec une mention du « danger imminent des armes de destruction massive de l’Arik » (14). Ce nouveau pays nommé « l’Arik » une parenthèse nous explique qu’il est composé de deux nations réunies, « l’ancien Irak que les couleurs Yankee ont métamorphosé » - doit son existence à un soupçon, et ces armes dissimulées sont « susceptible[s] de causer, d’un seul coup, la mort de quelques trois mille personnes et demie » (15). L’image du parapluie suggère des interprétations multiples qui ajoutent à l’humour de cette première nouvelle. Les allusions sexuelles abondent : « C’est fou comme le parapluie, à manche long, impressionne les femmes ! Et cela, vous en conviendriez, n’a rien d’étonnant quand on fait l’effort de se rappeler que leurs parapluies, à elles, n’ont jamais de manche long » (16). Mais afin qu’on puisse se promener avec un parapluie légitime, il faut subir un temps qui le nécessite : « Un parapluie n’a de sens que sous la pluie » (17). Le mauvais temps qui règne dehors est lié au temps qui passe, à l’époque actuelle. L’air dans cette nouvelle n’est pas sans rapport avec l’ère, homophone qui a une importance énorme dans cet ouvrage publié en 2007. La mention de l’Arik, ci-dessus, donne le ton pour une exploration de l’atmosphère générale dans le monde à la suite de l’invasion américaine de l’Irak. Il existe des échos des grands dramaturges de la langue française dans cette nouvelle qui se lit comme une pièce de théâtre : « On ne badine pas avec un parapluie ! » (16) rappelle, bien évidemment, le célèbre titre d’Alfred de Musset : « On ne badine pas avec l’amour ». Tandis que les échanges entre le mari et la femme sont souvent caractérisés par la taquinerie, voire par la badinerie, les thèmes évoqués dans leurs discussions deviennent de plus en plus graves. Lorsque le mari déclare que « c’est le pétrole qu’il faudrait détruire, Fadhila et non les armes de destruction massive », celle-ci répond avec une autre allusion dramaturgique : « Dieu merci, jubila Fadhila, la guerre du Golfe n’aura donc pas… » (18) nous renvoie à la pièce de Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu. La conversation qui a lieu au sein de ce couple au début de ce texte n’hésite pas à s’adresser à des réalités du monde contemporain, évoquant le terrorisme comme menace qui mène à la possibilité d’une explosion à tout moment, dans toutes les grandes villes internationales : Dans un monde débarrassé définitivement des armes de destruction massive arikiennes, il ferait vraiment bon vivre. Les civils n’auraient plus la moindre raison de craindre leur vie, car plus personne ne viendrait se faire péter la gueule au milieu de la foule, dans un bar, dans un restaurant ou dans un autobus. Plus 136 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar personne n’aurait de raison de haïr son semblable de Londres, de Washington, de Jérusalem ou de Pékin. (19-20) Le mari a trouvé la solution à cette situation, une solution qui mène à l’anéantissement des armes. Selon lui, il faudrait seulement qu’on supprime les autres saisons, qu’on fasse « en sorte que l’année ne soit plus qu’un éternel hiver » dans lequel les gens se promèneraient « à longueur d’année, sur les boulevards des grandes métropoles de notre pauvre planète, un parapluie, à manche long, à la main ! » (19). Mais le froid qu’il propose si ardemment entraînerait d’autres conséquences, moins désirables que la perte des armes : « la terre finirait par ressembler à une chambre frigorifique » et « le nouvel ordre climatique » mettrait « fin à tout espoir de vie sousmarine ! » (20). Bref, la vie entière sur terre en souffrirait : Le monde, sous le froid et la neige, sombrerait dans une désolation sans nom. D’innombrables chaînes de télévision sous l’effet des intempéries, arrêteraient définitivement leurs programmes. Il n’y aurait plus de coupe du monde de football. Ni de tennis, ni de base-ball, d’ailleurs. Plus rien. Plus de cinéma, plus de théâtre, plus de galas musicaux, plus de boîtes de nuit parce que les hôtels n’auraient plus de clients et les prostituées de luxe seraient condamnées au chômage. Il en irait de même des casseurs, des cascadeurs, des kidnappeurs, des violeurs et des malfrats. (21) Si tout ceci n’est guère prometteur, il n’en reste pas moins que « la guerre ne serait plus possible » ! (21). La femme est ravie. C’est au moins dans certaines régions du monde que ce rêve deviendra une réalité, précise le mari : « Les guerres ne seraient plus possibles, tout au moins certaines d’entre elles, en l’occurrence les plus sales et les plus meurtrières » (22). L’idée de transformer les parties chaudes du monde en pays hivernaux rend la femme très joyeuse grâce à ce raisonnement, mais le mari se moque d’elle, revenant à sa propre logique maintenant très tordue : « Et dire que tout cela s’est fait grâce à la bénédiction d’un simple parapluie ! » (22). La destruction massive qui résulte des intempéries salvatrices, semble avoir échappé à l’analyse de la femme à la fin, et la voix narrative s’exclame, « La pauvre ! » (22). Cette première nouvelle n’est pas la seule dans ce recueil à se tourner vers un couple afin d’explorer en profondeur ce qui se passe lors d’une conversation entre un homme et une femme. Dans deux autres nouvelles, le microcosme d’une relation intime au sein d’un couple s’ouvre à d’autres grandes questions de l’actualité dans le monde entier, telles les guerres et le terrorisme, mais aussi celles du genre - c’est-à-dire de la masculinité et la féminité - de la religion, ainsi que celle du rôle de l’écrivain dans le monde contemporain. 137 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie En temps et en heure Dans « L’enfant », un couple souffre d’un mal particulier, celui de ne pas pouvoir donner naissance. Il s’avère que c’est la faute du mari, selon le récit, et il subit des accusations de sa femme depuis des années pour son incompétence dans le domaine de la fécondité : Tout compte fait, Mourad ferait mieux de se choisir un autre médecin. Il en trouverait bien un à sa convenance. A un étranger, il se permettrait de raconter tout, jusqu’aux misères quotidiennes dont Neïla n’avait pas arrêté de l’accabler depuis plus de vingt ans. Et tout cela à cause de ce sacré môme qu’elle n’avait pas pu avoir, ou plutôt qu’il avait été incapable de lui faire. (98) Non seulement elle l’accable de reproches parce qu’il ne l’a pas rendue mère, mais cette femme ne laisse pas tranquille son mari quant aux détails de son aspect physique. Il comprend bien que les commentaires qui se focalisent sur l’apparence de ses droits mettent en question son appartenance au genre masculin : C’était peut-être pour cela que Neïla n’arrêtait pas de lui répéter qu’il avait les doigts d’intellectuel, mais qu’il n’en avait, malheureusement pour lui, ni l’air ni les manières. Il ne pouvait s’empêcher de penser alors qu’elle entendait par-là qu’il avait les mains d’une femme, peut-être même voulait-elle dire qu’il était efféminé, lui qui n’était pas foutu, vingt ans durant, de l’engrosser ! (98) Cette analyse proposerait, alors, que le mari n’ait pas été capable de créer un enfant parce qu’il n’est pas assez masculin. Le mari entend régulièrement la remarque qu’il a des doigts d’intellectuel, commentaire qui le plonge dans la nausée à chaque fois. La femme rit de le voir gêné et soupire lorsqu’il exclame : « Qu’à tes yeux, je ne suis qu’une femme, nom de Dieu ! beugla-t-il » (99). Il apparaît qu’elle n’éprouve aucune empathie à son égard, qu’elle cherche à le blesser par tous les moyens. Les insultes de la femme ne s’arrêtent pas à ses traits physiques. Elles vont toucher à sa carrière aussi, qui non seulement ne lui semble pas respectable, mais qui ressemble à une autre profession bien étrangère au sien : « sa tête d’intello, son cher époux, la devait, semble-t-il, à son métier de psychiatre ! Un homme qui passe son temps à écouter divaguer l’humanité affligée et endolorie finit par avoir l’allure et la mine d’un prêtre ! » (101). Le mari est bien étonné par cette accusation imprévue, criant : « Un prêtre ! Parce que, d’après son illuminée de bourgeoise, un prêtre était censé avoir la bouille et le maintien d’un intellectuel ! » (101). Pour certains lecteurs, les qualités qu’énumère la femme afin de soutenir cette affirmation ne sont pas entièrement négatives, mais leur rapport avec la 138 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar figure du prêtre semble étrange : « Tu es doux, prévenant et patient, exactement comme un prêtre, reprit-elle » (101). Il n’y a rien de positif dans l’association qu’établit la femme du psychiatre entre ses caractéristiques personnelles et la profession religieuse qu’elle évoque : « Et la vicieuse Neïla de se tordre les mains de dépit parce que ce métier extraordinaire, humanitaire et noble, n’était pas pratiqué en Terre d’Islam » (101). Non seulement Mourad est-il un traître à sa masculinité, mais il est aussi un traître à la religion de son pays. Elle ne pourrait pas chercher à l’insulter de manière plus accablante. Mais si, elle va encore plus loin lorsqu’elle affirme qu’en fait, le prêtre accomplit des actes utiles : « En tout cas, en ce qui la concernait, Neïla aurait préféré le métier de prêtre à ce foutu métier de psy ! Un prêtre, ça vous console, ça vous soulage et ça vous absout de votre crasse intérieure » (102). À la différence du psychiatre, le prêtre a des motivations pures, pas monétaires : « Je me trompe ? le défia-t-elle du regard. Des psys, comme toi, ne vous écoutent que moyennant du fric et vous renvoient à vos hantises quand ils estiment que vous avez eu suffisamment pour votre blé ! » (102). Elle répète l’idée qu’il n’y a pas de cure pour ceux qui voient des psychiatres, qu’ils ont à faire avec leurs démons même après leurs analyses. La femme voit son mari comme un être entièrement égoïste, n’ayant pas de considération pour autrui. Sa frustration quant à l’enfant désiré qui ne vient pas, alors que les années passent, se focalise de plus en plus sur son mari. Le comble, c’est qu’il prend du poids ; en plus de le traiter d’intellectuel et de prêtre, elle peut faire allusion à son embonpoint. C’est surtout une partie de son corps qui reçoit son attention, un endroit bien arrondi qu’elle accable d’insultes : Ce que la pauvre femme voulait dire au fait, c’était que, ce ventre bien gros et bien arrondi qu’il trimbalait comme un trophée, lui revenait de droit, à elle ! Logique, non ! Après tout, c’était elle la femme de la maison. Et s’il y avait quelqu’un qui devait avoir un ventre aussi épanoui, c’était bien elle, non ? (103) C’est ce dernier détail corporel qui fait basculer les choses, car le mari commence à voir le point de vue de sa femme : « il se rendait compte, pour la première fois, que ce que Neïla lui reprochait, et avec tant de hargne, c’était de lui avoir volé son rôle de femme ! » (104). D’après cette perspective, il a pris la place de la femme après lui avoir nié le rôle particulièrement féminin d’être mère, « de l’avoir privée du plaisir de tenir un bébé dans ses bras et de celui, bien plus enivrant, de lui donner le sein » (103). S’il ne lui a pas accordé ces bonheurs, ce n’est pas son seul défaut, maintenant qu’il a un gros ventre lui-même : « Neïla lui reprochait-elle d’avoir… d’être devenu la femme du foyer ! » (104). Il a pris sa place ! 139 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Au fait, pour Neïla, il n’était plus tout à fait un homme - si toutefois il l’avait été un jour - parce que le devoir d’un homme était d’abord d’engrosser sa femme et qu’il s’en était montré incapable. Pire encore, Mourad se serait arrangé, par un quelconque stratagème, de ressembler de plus en plus à une femme enceinte tandis que le ventre de la pauvre Neïla restait désespérément plat ! (105) Cette vision du monde à l’envers finit par convaincre le mari qu’il porte un enfant dans son ventre, et il se rend chez la gynécologue de manière sincère et croyante à la fin de cette nouvelle. En dehors du temps Le couple dans la nouvelle éponyme, « Le tyrannosaure amoureux », est composé d’un écrivain et une femme qui n’est pas sensible au métier de celui avec qui elle partage sa vie : « L’indifférence, dans la voix de sa moitié, indisposa l’écrivain. Jamais il ne put l’associer à ses hantises d’homme de lettres. Elle prétendait ne rien comprendre à ses salades, qui lui coûtaient beaucoup de temps et ne rapportaient rien à leur foyer » (113). Pourtant, l’homme a envie de partager ses pensées avec son épouse, et il ne tarde pas à lui exprimer dans quelle direction il veut lancer son écriture à présent : « J’ai idée de m’essayer à la terreur » (113). Il est bien conscient du fait qu’il n’est pas le premier à se tourner vers ce genre ; au contraire, il est au courant des précédents qui existent dans des textes écrits dans plusieurs autres traditions dans un passé récent, ainsi que dans des textes beaucoup plus anciens : Son ambition d’écrivain n’était-elle pas de sonder le fantastique pour le biais de la terreur ? Si c’était le cas, le vampire ou le loupgarou feraient bien l’affaire, quoiqu’il ne voie pas, à première vue, ce qu’il pourrait ajouter à ce qui s’était dit, pendant des millénaires, sur ces monstres sanguinaires. (114) Étant donné la prévalence de ces monstres dans des ouvrages de fiction depuis si longtemps, il serait possible de voir ce genre d’entreprise littéraire chez l’écrivain comme appartenant à un universalisme hors du temps. Mais l’écrivain insiste sur autre chose : Son ambition consistait dans la nécessité de contourner tous les sentiers battus de la terreur, un peu trop marqués, à son goût, par le cachet de la civilisation judéo-chrétienne. Il lui faudrait trouver une voie qui soit suffisamment familière à son public. (114) Influencé par la tradition judéo-chrétienne, l’homme qui écrit cherche néanmoins à sortir de cet héritage pour trouver quelque chose qui 140 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar corresponde à son lieu et à son temps. Il cherche à transposer des histoires et des êtres sur le territoire tunisien. C’est ici que le recueil de Fredj Lahouar, ancien élève de l'École normale supérieure de Tunis et enseignant à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse, rejoint la pensée d’un autre écrivain maghrébin, Abdelkébir Khatibi, de façon la plus évidente. Dans Maghreb pluriel, Khatibi parle de la nécessité d’« une double critique » chez tous ceux qui font face et à la métaphysique occidentale et à l’héritage de « notre patrimoine, si théologique, si charismatique, si patriarcal ». Khatibi déclare la nécessité d’une nouvelle conception du Maghreb : Il faudrait penser le Maghreb tel qu’il est, site topographique entre l’Orient, l’Occident et l’Afrique, et tel qu’il puisse se mondialiser pour son propre compte. D’une certaine manière, ce mouvement est depuis toujours en marche. Mais ce mouvement historial exige une pensée qui l’accompagnerait. D’une part, il faut écouter le Maghreb résonner dans sa pluralité (linguistique, culturelle, politique), et d’autre part, seul le dehors repensé, décentré, subverti, détourné de ses déterminations dominantes, peut nous éloigner des identités et des différences informulées. Seul le dehors repensé - pour notre compte - est à même de déchirer notre nostalgie du Père et l’arracher à son sol métaphysique ; ou du moins l’infléchir vers un tel arrachement, vers une telle différence intraitable qui se prend en charge dans ses souffrances, ses humiliations, et dirai-je, dans ses problèmes insolubles2. L’écrivain dans la nouvelle « Le Tyrannosaure amoureux » est très conscient de sa position, de l’endroit où il se trouve et des perceptions de ce lieu qui règnent ailleurs. Il est influencé par des fictions d’autres traditions et de sa propre perspective lorsqu’il pénètre dans des cinémas : Pour le bougnoule qu’il était, le fantastique s’était toujours réduit aux spectacles horribles ou féeriques que proposaient les salles de cinéma. Le même que celui dont il s’abreuvait dans les fictions de Stephen King, de Fred Saberhagen, de James Herbert, d’Anne Rice, de Dean R. Koontz et de Graham Masterton. (114) Il fait face à des difficultés lorsqu’il envisage de donner une identité tunisienne à un vampire, dans cette quête de créer « un buveur de sang qui aurait vu le jour sur notre propre sol » : « Si seulement son projet de roman vampirique était réalisable ! Un jeune vampire, du nom de Farhat ou de Tijani, qu’on découvrirait dans la cave du théâtre municipal de Tunis » (115). Ces défis lui font penser à la possibilité d’inventer un tout autre monstre littéraire, celui qui figure dans le titre de ce livre même ! 2 Abdelkébir Khatibi. Essais. Paris, Éds de la Différence, 2008, p. 26. 141 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie L’écrivain se tourne vers le travail du cinéaste Stephen Spielberg et envisage de recréer « Jurassic Park, servi à la tunisienne ! » (116). Il cherche l’avis des autres, posant la question suivante : « Un dinosaure vous ferait-il aussi peur qu’un vampire ? » (116). Même si la réponse peut être négative pour le dinosaure, le vampire continue à poser problème pour celui qui aimerait rester sur place : « Le vampire par exemple est bien plus terrifiant, mais un Dracula ou un Lestat dans une ville comme Tunis aurait du mal à se trouver un refuge » (118). Sa femme reste sceptique, ne croyant pas en ce projet littéraire, mais il se défend avec certitude : « Tu te goures ma chère, riposta-t-il en lui caressant l’épaule. Je suis méthodique et appliqué. Je potasse mon sujet » (118). La créature à laquelle l’écrivain donne vie est un « poète accompli » (124), capable de prononcer des « alexandrins passionnés chaque fois qu’il se retrouverait en présence de sa dulcinée » (125), un être qui se comporte bien en amoureux. Moncef est très heureux de lire la critique de son œuvre dans la presse française : « ‘L’imagination débridée d’un écrivain bougnoule parvient, en un tournemain, à faire toute la lumière sur l’extinction subite des dinosauriens !’ En gros caractères dans Le Monde ! » (125). Cette affirmation jubilatoire a une influence importante quant aux prix littéraires décernés à l’automne en France : « Alain Triolet, l’auteur de cet étonnant article qui ne manquerait pas d’incliner le comité du Prix Goncourt en faveur du chef-d’œuvre de Moncef Diwani » (126). En effet, l’écrivain tunisien parvient à décrocher le plus grand prix grâce à l’article élogieux qui n’ignore pas l’origine de l’auteur du roman : « Il venait juste de décacheter la lettre où on lui apprenait qu’il avait obtenu le prix Goncourt pour son roman Le tyrannosaure amoureux » (127). Le prix qu’il reçoit nous donne l’impression que l’écrivain a réussi à trouver son angle, qu’il a pu « penser le Maghreb » et en même temps « repensé » « le dehors » d’une façon convaincante : Si l’originalité était vraiment son ambition, il lui faudrait donc trouver un filon, un bon qui lui éviterait de plagier les autres, même s’il était convaincu que la littérature ne pouvait échapper à la malédiction de la reprise, de la réécriture. (115) Si Moncef, celui qui reçoit le Prix Goncourt, est parvenu à donner forme à quelque chose d’original, comme il le souhaitait, il est néanmoins renvoyé à ses origines par la désignation « bougnoule » dans la critique, terme qui nous rappelle qu’il existe toujours un rapport postcolonial entre la France et le Maghreb. Pour Fredj Lahouar, auteur bilingue qui publie des romans et des poésies en arabe, cet aspect historique doit être présent à l’esprit lorsqu’il se dévoue à l’écriture en français. Au lieu de se lancer dans des critiques très précises, il semble se réjouir de la création textuelle, comme l’explique Hédi Bouraoui : « Non seulement l’auteur maîtrise à merveille ce ton de libertinage linguistique, avec tous ses échos aux grands 142 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar maîtres des littératures françaises et arabes, mais il possède aussi l’art inventif d’accoupler les mots ou de les malaxer pour en extraire des effets de surprise hilarants »3. Nous en trouvons un exemple frappant le titre même de la dernière nouvelle du recueil, « Le chancemeur », un terme qui paraît dans un café et les habitants du pays se demandent si ce n’est pas « du chinois ce machin ? » L’étranger dans cette scène inattendue corrige cette supposition ainsi : « C’est de l’arabe monsieur. Il s’agit là d’un mot rare, hors d’usage depuis bien des décennies ! » (144). En temps voulu Un homme a perdu une femme dans la nouvelle intitulée « Monna Lisa » et il en est bien inquiet lorsqu’il en parle au commissariat de Tunis. La femme en question a décidé de fuir et les agents ont eu du mal à la suivre : La nuit durant, ils durent pourchasser la fugitive, la traquer dans les rues, les venelles et les impasses de la Médina où elle les avait sciemment entraînés. Sans se donner la peine de courir, sans se presser le moins du monde, elle leur glissait entre les doigts au moment où ils croyaient l’avoir enfin coincée, s’éloignait de quelques centaines de mètres, puis s’arrêtait, bien en vue, son sourire ambigu, étincelant comme un astre, sur ses lèvres pourtant sans fard et se mettait à feuilleter un gros magazine. (85) La femme a su profiter de la structure urbaine de cette ville : « Commissaire, vous savez très bien que Tunis est un véritable labyrinthe ! » (87). Mais l’homme n’est pas sûr qu’elle sache ce qu’elle fait dans ce lieu compliqué : « N’empêche que mon trésor risque de s’y perdre à jamais, se plaignait Si Ezzeddine. La pauvre petite ! » (87). Bien entendu, la femme qui fuit n’est rien d’autre que La Joconde, un dessin qui a décider de « déserter son cadre et de se perdre dans les rues de la ville » (91). La fuite « d’un tableau pas comme les autres, qu[i] marchait comme une femme, une vraie, surtout la nuit, qu’il était très vieux et que, pour cela, il coûtait énormément cher » de donner aux hommes l’occasion de discuter du statut de la ville capitale tunisienne. Il y en a qui insistent sur le fait qu’elle n’est pas entièrement tranquille : « N’empêche que Tunis est un véritable lieu de perdition pour une âme si pure, insista le lourdeau » (87). Si quelqu’un insiste : « Notre capitale n’est pas si grande que ça ! », un autre argumente : « Mais elle est si dangereuse ! » (88). Si quelqu’un dit : « Notre capitale est devenue un véritable coupe-gorge ! », un autre répond : « Tunis n’est pas Harlem quand même ! » (87). Si l’homme qui cherche la femme dit « Je ne me sens pas du tout en sécurité dans cette maudite ville ! », le 3 Hédi Bouraoui. « Fredj Lahouar. Ainsi parlait San-Antonio… Polaroman. Tunis: L’Or du Temps, 1998 ». LittéRéalité, 11:1, 1999, p. 117. 143 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie commissaire demande, de manière provocatrice : « Vous vous serez mieux senti à Chicago ? » (93). Les points de comparaison avec des villes périlleuses aux Etats-Unis sont intrigants ; ils s’ouvrent à une perspective mondialisée qui marque la plupart des nouvelles dans ce recueil qui est à la fois terre-à-terre, situé précisément géographiquement et temporellement, et quelque part ailleurs, en dehors du lieu et du temps, dans un espace ludique qui ne cesse néanmoins de porter une critique astucieuse de la politique, de la société, et de la langue. 144 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar BIBLIOGRAPHIE BOURAOUI, Hédi. « Fredj Lahouar. Ainsi parlait San-Antonio… Polaroman. Tunis : L’Or du Temps, 1998 ». LittéRéalité, 11,1 (1999), pp. 116-117. KHATIBI, Abdelkébir. Essais. Paris, Éditions de la Différence, 2008. LAHOUAR, Fredj. Le Tyrannosaure amoureux. Nouvelles. Sousse, Dar ElMizen, 2007. 145 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Faouzia BENDJELID Université d’Oran Algérie Création littéraire et esthétique de la forme dans « The plagieur » de Taoufik BEN BRIK Dans le champ littéraire tunisien actuel se sont distingués un certain nombre d’écrivains reconnus par leur production qui suscite l’intérêt du lecteur et des chercheurs ; nous pouvons citer des noms comme Haymen Hacen, Hélé Beji, Tahar Bekri, Abdelwaheb Meddeb, Fawzi Mellah, Mustapha Tlili et d’autres. C’est dans cet espace des écritures actuelles qu’évolue Taoufik Ben Brik dont la publication d’ouvrages prend de l’ampleur par sa régularité. Aussi, dans le cadre de cet article, interrogeronsnous son roman, The Plagieur dont la spécificité et les variations de l’écriture l’inscrivent dans l’écart qui se perçoit déjà dans le titre qu’il construit sur une incohérence associant la particule « the » et un néologisme, « plagieur ». Le lecteur comprend bien que le ton est donc donné aux associations les plus inattendues qui annoncent les perversions de l’écriture dans ce « roman », tel que mentionné en première page. Le titre anticipe sur le contenu d’une expérience littéraire axée sur les aspects de l’esthétique du texte. Or, tout lecteur admet d’emblée qu’un écrivain s’assigne pour objectif de rendre compte d’expériences réelles ou imaginaires et qu’il se propose de le faire dans un langage spécifique qu’il partage, à des degrés divers, avec lui. En d’autres termes, ce que tout lecteur semble attendre d’un roman, c’est que celui-ci lui propose « une représentation homogène de la réalité à partir d’un ensemble de descriptions, de dialogues, de monologues réunis autour d’un ou plusieurs personnages qui vivent des « aventures » (récit, narration), en un temps donné (temporalité, durée, chronologie) ». Il attend qu’on lui raconte tout simplement une histoire de façon intelligible. Toutefois, avec The plagieur, ce « lecteur modèle » est complètement désarçonné, car il se trouve face à un roman hors-normes, composite, disparate, où le romanesque prime sur le fictionnel ou le contenu d’une histoire. Ce roman se présente sous forme d’une texture complexe dans laquelle s’installent dans la contigüité plusieurs voix narratives aux discours discordants et aux trajets indépendants. Elles se disent et se racontent sans que la signification ou la construction du sens soit l’élément essentiel du propos. Dans un contexte fictionnel des plus intrigants, le lecteur se rend bien compte que l’auteur affiche alors son entière liberté par rapport à la narration classique, ordinaire. Le texte se déploie comme un « anti-roman » empreint d’illisibilité et Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie d’incohérence. Dans ce cadre-ci, nous essayerons de voir en quoi The plagieur incarne le type même d’un texte aux décalages narratifs et énonciatifs tout à fait déroutants pour le lecteur, en quoi et comment le protocole romanesque issu de l’héritage du 19e siècle, âge d’or du roman, se trouve délibérément transgressé. Pour cerner cette « esthétique de l’écart », nous retenons deux axes d’analyse : il s’agit dans le premier, faillite du projet réaliste ou radicalités de l’écriture, de déceler la stratégie d’écriture qui permet de déployer les formes dissidentes qui impriment au récit un caractère atypique en bousculant du même coup les attentes du lecteur dans le champ de la réception, donc mettre en évidence et comprendre théoriquement les mécanismes qui permettent l’émergence du roman en tant que récit, et dans le second, entre « utopie du langage » et lisibilité, où il s’agit de dégager l’énonciation du discours, ses formes, ses contenus, sa confrontation aux élans d’un imaginaire autonome qui refuse de se plier à ce qui est lisible au plan formel et peut produire du sens. 1. Faillite du projet réaliste ou radicalités de l’écriture Comment est articulé ce roman et quel contenu véhicule-t-il ? Telles sont les premières questions que se pose un lecteur qui arrive au terme de la lecture de ce roman inextricable et provocateur par ses formes narratologiques qui empêchent l’émergence immédiate du sens, tant les catégories réalistes de lisibilité, de linéarité, de vraisemblance et de transparence sont l’objet d’une agression formelle perpétuelle, au rythme époustouflant. La tension entre lisibilité et illisibilité, entre sens et non-sens, est opprimante pour celui qui lit. Variations énonciatives du récit Ben Brik excelle véritablement dans les variations énonciatives du récit à chaque page, à chaque paragraphe, voire à chaque ligne. Les dérives des conventions romanesques classent The Plagieur dans cette catégorie de récits que Bruno Blankeman nomme : « les récits indécidables » tant « l’excès de romanesque conduit ainsi parfois à une dissolution de la fiction : intrigue, personnages, logique référentielle, vecteurs de sémantisation éclatent, dans une indistinction des imaginaires romanesques et poétiques ». Pour le comprendre, il faut saisir l’ossature du roman qui sort de l’ordinaire. En effet, le récit s’élabore en unités narratives autonomes aux multiples voix énonciatives qui consacrent sa polyphonie. Leur imbrication dans le tissu narratif perturbe la lisibilité et la linéarité du discours littéraire. Chaque voix tente de livrer un récit ou un discours où la motivation n’est pas du tout évidente. Nous pouvons lire dans cette texture les unités suivantes : Des séquences dialoguées ou une théâtralité du roman : le récit s’ouvre sur une séquence dialoguée entre des journalistes, décrits de façon incongrue, « neuf journalistes, six hommes et trois 148 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur » femmes, habillés de complets et de robes de soirée, étaient assis autour du bureau de 2TB, chroniquer à El Barrah » (11). Ils sont engagés dans un débat d’idées dissonant et contradictoire sur le contenu grivois de « El Korsi El Hazzaz, la chaise qui se balance », roman d’Amel Mokhtar (écrivaine arabophone), un fait qui perturbe l’actualité. Ces personnages ne portent pas de nom, mais sont qualifiés juste par leur tenue vestimentaire ce qui les désincarnent totalement ; le lecteur n’en trouvera aucune autre identification qui soit proche de la réalité : « Le costume noir », « la robe immaculée », « le costume froissé », « le costume bon marché », « le costume délavé », « la jupe courte », « le pantalon serré ». Le chroniqueur du journal n’est autre queT2B, initiales de Taoufik Ben Brik ; cet effet stylistique est en fait l’intrusion de l’auteur dans son texte. T2B s’intéresse au personnage du « Plagieur », ou mieux : « le plagiaire alias le Plagieur » (13). Cette représentation du personnage n’est pas étrangère à la démarche des nouveaux romanciers des années 60 qui gomment le personnage, son histoire, sa composante psychologique et morale, car envisagée comme une fabrication de l’imaginaire : « L’écriture, comme toute forme d’art […] est une intervention. Ce qui fait la force du romancier, c’est justement qu’il s’invente, qu’il invente en toute liberté, et sans modèle institué. Le récit moderne a ceci de remarquable : il affirme de propos délibéré ce caractère, à tel point même que l’invention, l’imagination, deviennent à la limite le sujet du livre ». Dès l’incipit, nous saisissons bien que le personnage-héros du roman est l’écriture, la création littéraire, thème qui traverse tout le roman. La distribution du dialogue des journalistes se fait par bribes, car elle réapparait subrepticement à plusieurs reprises avec d’autres thèmes aux voix qui manquent d’harmonie et de cohérence (11-14, 68-70, 112-113) ; il se réinstalle en fin de roman en lui donnant son côté d’inachèvement. Cet aspect de l’écriture semble mettre en évidence une sorte de théâtralité du roman qui se perçoit dans la dispersion des voix et la dislocation du propos qui annulent toute possibilité coordonnée d’un échange (une technique privilégiée par le théâtre de l’absurde). Nous retenons quelques fragments de l’incipit : - Je déteste Amel. C’est une pute. Elle parle de sexe plus que moi et tous les hommes réunis. Une femme ça… dit le costume bon marché. […] - Ça y est, merde ! Bagdad est tombée sans résistance, dit le costume collé à la télé. […] - Allô… Allô… Le plagieur… Le plagiaire ? Le plagiaire ou le plagieur ? Le plagieur, ça n’existe pas, répond au téléphone T2B. (12) 149 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Le récit biographique éludé ou déréalisé : c’est une autre unité narrative qui constitue une rupture dans la linéarité ; elle interrompt l’espace textuel théâtralisé pour précipiter subitement le lecteur dans une narration à la première personne ; le foyer d’énonciation est T2B ; il s’identifie dans le roman : hésitant sur son âge, « 40 ans « (90), « 43 ans » (110), il affirme peser « 96 kilos » ; il combine deux activités, le journalisme et l’écriture romanesque. « Journaliste, je peine pour confectionner un petit billet. Je dois trimer comme un Sénégalais pour pondre un papier » (89), reconnait-il, tout comme il a le projet d’écrire un roman ayant pour titre Les Chiens. Les Chiens revient très régulièrement dans la narration, c’est le roman à venir : « Pour Les Chiens, ce titre de roman que je trimballe depuis dix ans […], tout ce que j’avais, c’était ceci : des chiens, fils de chiens, se révoltent contre les hommes pour leur faire payer la vie de chiens qu’ils leur font mener » (46). Le récit se fait dans l’inachèvement. Ce qui est clair, c’est que la narration n’arrête pas de jouer sur les ambiguïtés, de se faire dans les jeux du langage et les contradictions, une volonté d’user de l’opacité narrative et d’égarer le lecteur. Foyer d’énonciation, ce « je » narratif se propose d’écrire la biographie de son fils Ali dans un brouillage du propos : Ça y est. C’est dans les jours qui viennent. J’ai promis un livre. Je ne l’ai pas. Il ne vient pas. Je l’ai promis à qui ? À personne ? Pas à moi en tout cas. - Ça va ? - Je suis sur un livre. Mieux qu’un « ça va » ou « un ça ira… » Ta boulimie, la famille, la guigne, on s’en fout. Du livre aussi. Je suis à court d’images. Là, maintenant, je n’ai que l’historiette de mon fils Ali à étaler » (21) Mais l’« historiette » (récusation de la notion d’« histoire ») d’Ali n’est pas écrite, ne connaît pas de développement. Le narrateur choisit d’exposer son point de vue sur l’écriture en général et sur le plagiat en particulier. Le récit biographique laisse place à une réflexion critique dont l’objet est l’écriture. Ajoutons qu’un récit autobiographique prend place dans lequel s’infiltre un semblant de fiction familiale enrobée, de doute, de contradictions, de singularité. Ali est interpellé par le narrateur (son père) qui se raconte, et à plusieurs reprises locuteur et énonciateur, destinateur et dentinaire se confondent dans le texte. De quoi laisser le lecteur complètement pantois. Biographie et autographie se croisent dans une narration qui les détourne de leur objectif premier, aucune ne se déroule avec sérénité ; l’écriture se fait dans le déchirement des mots et des formes. Le récit en marge : ce qui est surprenant pour le lecteur est que se déploie en notes et sous notes des plus confuses en bas de page ; les propos qui s’amplifient, gagnent presque toutes les pages, dans un véritable délire par moment. Leur objectif est de dévoiler le rapport de l’agent spécial Ben 150 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur » M’Barek qui mène une enquête sur le « plagieur » ; son rapport est mis à la disposition de T2B qui « était en train d’écrire la pathétique histoire de la capture du plagiaire fou, dit le Plagieur » (14 ) ; ce personnage et ses acolytes « avaient dévalisé la bibliothèque nationale, la librairie El Moez, visité Claire-Fontaine et El Kitab […]. Le plagiaire fou avait compris que piller un livre rapportait plus que de dévaliser une banque […]. D’après ses aveux, le plagiaire fou […] préférait la réécriture à l’écriture » (14-15). En réalité, ce fait divers insolite sert de tremplin à l’auteur pour afficher sa vision de l’écriture. L’écrit rejeté à la marge, a été exploitée par les auteurs du roman moderne en France. Leurs pratiques expérimentales et textualisantes qui dominent la scène littéraire à la fin des années 70 sont parvenues à leurs extrêmes limites. La notion même de « roman » s’y est perdue au profit de celle, plus générale, de « texte ». Ces écrivains usent alors de « collages d’emprunts compliqués de notes de bas de page […] se subdivisent en sous-notes, elles-mêmes proliférantes ». Ainsi défaite, sans transition, sans liens, la texture narrative mélange les genres. Bien plus, elle est rendue plus complexe par l’injection de multiples fragments de poésies, de chants populaires, de chansons anciennes, de contes, de légendes, de citations (Malcolm Lowry, p. 28 ; Frederico Fellini, p. 42 ; Flaubert, p. 47 ; « les anciens » pp. 41-42, de résumés (Mme Bovary mais histoire réinventée, pp. 16-17)... À cela, s’ajoutent des références innombrables à des auteurs et penseurs, de simples allusions (Proust, Marquez, Elia Kazan, Georges Lucas, J.M.G. Le Clézio, Kamal Yachar, Yukio Mischima, Steinbeck, Mohhammed Dhib, alain Storma, Nikos Kazantzaki, Dostoïevski, Aboul Kacem Chebbi, Mahmoud Messaâdi, Béchir Khraief, Shakespeare, Balzac, Javier Cerca, Michael Cunnigham, Paco Ignacio Talbo II, Ibn El Moukafaa, Dante, Homère, Ghania Mouffok, Edward Saïd…, à des personnages de fictions notoires (Emma Bovary, Gargantua, Don Quichotte, Raskolnikov, Anna Karénine, Nastasia…), à des titres de romans (cent ans de solitude, La Mer de la Fertilité, Les frères Karamazov, l’Ombre de l’ombre, les Soldats de salamine …). Le renvoi est également fait à des acteurs et cinéastes (Woody Allen, Akira Kurosawa, Toshiro Mifune, MCMurphy, Charlie Chaplin, Vittorio de Sica, Paul New Man, Francis Ford Coppola, Youcef Chahine, Almodovar, François Truffaut…), à des titres de films (La Forteresse cachée, Dr Jekyll & Mr Hyde, Dracula, Jurassik Park III, Rambo VI, Luke la main froide, les Nouveaux monstres…). Les noms de personnalités tunisiennes ne manquent pas à ce tableau nominatif foisonnant, étourdissant, littéralement envahissant (Néjib Hosni, Gilbert Naccache, Moncef Marzouki, Sihem Bensedrin, Hédi Sassi, Ben Ali, Heddi Nouira…). La fonctionnalité de l’intertextualité dans ce type de récit atypique, devient un système de références internes à l’œuvre, qui la construit, la charpente en témoignant de la culture de l’auteur, de sa formation, du monde dans lequel il vit. C’est du « roman cultivé » dont il est question et qui embrasse dans certains cas les domaines du savoir pour 151 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie en rendre compte très furtivement ; la mémoire du patrimoine culturel universel et la mémoire cognitive deviennent l’objet du roman : surtout d’un héritage culturel. Ces romanciers sont des lecteurs. Dans leurs phrases se glissent des allusions, des réminiscences d’autres livres. Parfois, cela tient du pastiche (imitation) mais l’œuvre jamais ne s’y arrête. Cette culture est toujours l’objet d’une réappropriation au profit de l’œuvre elle-même. Pour quelques-uns, l’autonomie de l’œuvre est capitale […], pour d’autres, la culture est l’objet du roman : qui la recherche en découvre des pans oubliés, au besoin les invente et se prend à leur vertige. Les exemples du répertoire culturel volumineux et excessif, dont nous avons relevé quelques bribes infimes plus haut, sont puisés dans la culture universelle sans aucune expansion textuelle qui puisse relever d’une érudition ou d’un savoir encyclopédique. La fragmentation du texte littéraire montre un roman : aux prises avec la dispersion, la discontinuité par collage […]. Le roman se donne pour ce qu’il est peut-être, au fil des siècles : le réceptacle du monde et de son chaos, ou la littérature désespère de trouver un fil conducteur. Car cette performance est aussi un éloge de l’écriture qui rassemble le divers. Ce trait caractéristique du roman contemporain rassemblant des fragments les plus hétéroclites instaure une quête de tout ce qui peut rappeler les acquis de l’homme à travers l’histoire des idées et s’occupe donc de préserver un patrimoine mémoriel et spirituel dans le cadre du dialogue des textes. Cela pourrait être lu également comme un appel à la cohabitation des hommes dans la diversité de leurs cultures, bien différentes les unes des autres ; il s’agit en fait de célébrer l’esprit humain dans ce qu’il a de noble : la création, l’inventivité, l’art, même si cela est fait de façon très évanescente. Nous comprenons bien, finalement, que l’imbrication de l’ensemble de ces mécanismes d’écriture que nous venons d’analyser dans le roman de Ben brik, mettent beaucoup plus l’accent sur le jeu parodique de l’écriture que sur la transitivité du message qui semble n’avoir aucune priorité. C’est des « arts du roman » dont il est question, le travail artistique sur les formes ludiques du langage, ses associations incongrues, ses combinaisons inhabituelles, son agencement de segments épars provocateurs, ses désarticulations formelles, ses phrases décousues, créent la surprise chez le lecteur qui a du mal à désigner un sens : « Cryptés, allusifs, ces romans s’offrent à une autre lecture, métalittéraire, une ironique allégorie de l’histoire du genre ». Dans The Plagieur, Ben Brik renoue avec un procédé romanesque, né avec les nouveaux romanciers et l’ère du soupçon, qui installe la réflexion sur l’écriture romanesque au cœur de la création fictionnelle qu’ils héritent d’André Gide. Ainsi, tous les canons du roman traditionnel sont-ils évincés pour faire place à un seul héros : l’écriture : 152 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur » « L’écriture possède – c’est un fait établi – une certaine autonomie : elle n’est plus l’accessoire du texte, mais devient l’objet principal, prenant la place du récit ». L’écriture devient objet du discours de Ben Brik, explicitement circoncis, il traverse tout le roman ; en effet, la seule préoccupation du narrateur est de proposer au lecteur sa vision de la création littéraire en général et du plagiat en particulier. Pour le narrateur/auteur, l’écriture ne peut se concevoir en dehors d’une quête et conquête de liberté dans l’expression et donc le rejet de toutes les contraintes conventionnelles inhérentes au genre romanesque. Leur respect irait à l’encontre de sa quête et étoufferait la possibilité d’innover, tout en réduisant le pouvoir de l’imaginaire créatif par le langage, dans ses banalités (« celui de la rue »), ses registres le plus variés et les plus inattendus : L’écriture : nécessité de sortir du ghetto du langage enfermé, nécessité de chercher un langage multiplié comme l’est celui de la rue, avec ses personnes passagères, qui s’entrechoquent, s’entrecroisent, s’arrêtent, discutent, se reflètent l’une dans l’autre, essayant de rapatrier la parole de l’exil, nécessité de s’enraciner dans les lopins de vie, dans les formidables réceptacles d’imaginaire qu’ils connaissent. (25) Procédant d’une récusation du réel et de l’esthétique du reflet, l’écriture est une invention, non la copie fidèle d’une réalité quelconque, c’est l’écriture qui invente le réel : Je devrais me passer de la béquille du réel, car un écrivain n’écrit jamais sur ce qu’il connaît, mais précisément sur ce qu’il ignore. (42) L’énonciateur cite Frederico Fellini dont la parole intervient en tant qu’argument d’autorité pour signifier que le réel n’est qu’illusoire, l’œuvre d’art le transforme, le transpose en « mensonge » : Je ne peux pas nier que je suis né à Rimini, mais le vrai Rimini s’est éloigné et a été remplacé par celui qui figure dans mes films. Cette déconstruction me semble appartenir bien plus à ma vie que le Rimini qui existe topographiquement. En somme, je suis un grand menteur. (42) L’écriture du personnage dans la fiction est également abordée pour mieux définir ses contours. Ainsi, le personnage est-il l’émanation d’une construction de l’esprit et l’enjeu des effets de style, de la rhétorique, voire de la beauté du langage et ses métaphores : 153 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie J’aurai du mal à meubler ce roman avec des personnages en chair et en os. Le décorer avec la lumière du jour, le saupoudrer d’odeurs, de dialogues, de bruits et de fureurs. (32) Dans ce sens là, le narrateur ne fait que confirmer sa revendication d’une écriture affranchie, hors normes, contestant « les ingrédients usuels de la taxidermie romanesque : le personnage, l’histoire, la vraisemblance, le primat de l’idée, conformiste ou contestataire ». Pour justifier que l’écriture est avant tout un art, façonnage, composition ou agencement, le narrateur établit un rapprochement avec le travail, tout artistique, qui s’effectue avec dextérité par des artistes sous un chapiteau ou par une couturière ; la métaphore s’écrit sur accumulation de termes (substantifs ou verbes) et sans transition, partant du fait que le langage précède tout écrivain, qu’il en est le libre héritier pour édifier son texte romanesque ; l’art se réduit à une magie ; écrire c’est faire dans le beau : Tous les écrivains écrivent le même livre […]. Ils te dressent un chapiteau, font circuler à une vitesse vertigineuse des phrases domptées, des jongleurs, des trapézistes, des chevaux et de la magie […]. Ils te facilitent la lecture. Ils balayent devant ton perron, desserrent les nœuds, gomment les coutures, aplatissent les bosses, cachent les entorses. Ils n’encombrent pas leurs espaces. Gagnent de l’espace te laissent les virgules flâner. Un feu d’artifices. (46-47) En somme, cette vision de la poétique préside à l’écriture du roman The Plagieur qui s’affiche au lecteur dans des formes autonomes, délivrées qui ne prennent pas en considération l’intelligibilité et la cohérence du discours littéraire. Elle se trace ainsi ses propres limites puisqu’elle incommode, rebute et met à mal le lecteur. Mais le désir de renouvellement, de distanciation est bien moins nuisible qu’il n’apparait puisque c’est par cette pratique, qui met en avant la littérarité du texte, que l’écrivain envisage sérieusement établir sa relation au lecteur, l’inviter à lire l’insolite, à réfléchir, à remettre en cause, à critiquer, à évoluer : « Combien même le roman se fait abscons ou semble se refuser à la lisibilité, c’est encore un choix qui implique un certain rapport à l’autre, que l’on veuille l’ignorer, le séduire, le troubler ou le faire réfléchir ». Il s’agit bien dans cette optique de faire participer l’autre à l’évolution des idées et de l’esprit en se libérant du cliché, et du stéréotype accrédités comme normes par la tradition. En somme, tenter de lutter ensemble contre le dogmatisme par une libération intellectuelle. C’est dans cette optique, que Ben Brik assume un discours particulier sur le plagiat ; sa position relève d’un plaidoyer qui bouscule les idées reçues. Quelle perception apporte-t-il de cette rhétorique du discours ? Quels en sont ses arguments ? 154 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur » Poétique et plagiat Le récit du Plagieur, ce « fou du paragraphe », « ce voleur de paragraphes », « ce fauteur de trouble » (17) est recherché par la police et dont le journaliste T2B tente d’écrire un article à partir du dossier que lui a remis par l’agent spécial Ben M’barek : « il lui a refilé le dossier, ça va faire plus d’un an : 20 boîtes, 3224 livres, 543 heures d’écoutes téléphoniques, des kilomètres de télécopies, des cartons de coupures de presse, 77 cassettes vidéo, et un amoncellement de rapports rédigés par les voisins, les cousins, l’épicier, le cafetier, le vendeur de journaux… » (Note de bas de page, p. 21). Ce fait divers curieux, étrange fait partie de la réflexion sur l’écriture introduite par l’auteur. Cet évènement n’a pas de suite ni d’itinéraire ; il reste confiné dans les notes de bas de page qui se perdent parfois dans un discours des plus déliriels. Le plagiat est présenté comme un procédé d’écriture incontournable puisque, comme le pense Bakhtine, il n’y a pas l’Adam du langage ; seulement le plagiat se doit de recomposer dans le renouveau de la littérarité ; un « recyclage » comme promoteur d’une nouvelle poétique : Pour le voleur de paragraphes, la vie est un songe et les songes ne sont que des songes. Comment inventer dans un univers où il n’y a rien de neuf sous les soleils depuis Salomon ? Le plagiaire peut mieux dire : « je recycle ce qu’il y a, je n’invente rien ». (21) Dans cette plaidoirie du plagiat, il est fait une grande place à la création, à l’invention, à la réécriture ; plagier n’est pas copier passivement, car « le Plagieur » est un artisan menteur fabricant- de fables » (note p. 55). Bien plus, plagier devient un jeu de l’écriture et celui de l’avènement d’une poétique qui enracine la beauté dans le texte ; pour se dire, le propos du narrateur manifeste de nombreuses métaphores, les unes sont sémantiquement singulières alors que d’autres rappellent le jeu d’échecs : Le plagiaire est une poche de paragraphes, une bouche édentée, où se dressent en même temps des phrases incisives, un gouffre qui s’alimente du mieux dire. Dans sa caboche trottent des paragraphes Rois, libres dans toutes les directions. Des paragraphes Reines qui ne s’écartent jamais de leurs couleurs. Des Cavaliers qui se déplacent sans dessein retors. Des Tours en première ligne et des Fous pour la contre-offensive. (pp. 20-21) Le narrateur rêve d’écrire un livre à partir des « gribouillages » remodelés de certains auteurs illustres. C’est par le rêve que se déploie l’écriture qui finit par conquérir son sens le plus noble : « Ah ! Si tous les auteurs me donnaient leurs gribouillages, je les récrirai et j’en ferais un livre monumental. Il y a certainement de belles pages froissées et jetées de Hemingway, Hugo, Kafka… » (53). Pour lui « Calquer un livre c’est lui donner une longue vie » (50). Une sorte de devoir de mémoire pour 155 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie immortaliser les auteurs, actualiser leur dire à travers les siècles et les temps. De ce genre totalement éclaté, quelle lecture pourrait-on faire au niveau de la structure profonde du texte ? Comment déceler la lisibilité au niveau du discours ? 2. Entre « utopie du langage » et lisibilité Il n’en demeure pas moins que le lecteur peut extirper, de ces structures narratives protéiformes du genre, une thématique récurrente mais disséminée dans le texte. Car il est entendu que l’auteur prend pour principe qu’un texte doit fonctionner dans le sens d’une perturbation de toute forme de lisibilité. La lisibilité et le sens quêtés par le lecteur sont sans cesse piégés, détournés, amoindris par l’imbrication et l’association de structures invraisemblables, car sans lien sémantique. Dans sa tentative de réaliser son autobiographie, T2B aborde quelques thèmes sans se départir d’un certain brouillage comme principe fondateur de son propos. Leurs contenus sont livrés de façon originale et inattendue et nous retenons l’idée que « la désintégration du langage ne peut conduire qu’à un silence de l’écriture » ou comme le pense Roland Barthes : « le texte a besoin de son ombre : cette ombre, c’est un peu d’idéologie, un peu de représentation, un peu de sujet […] : la subversion doit produire son propre clair-obscur » ; ainsi peut-on retenir quelques données thématiques redondantes qui n’échappent pas à une lecture immédiate, somme toute vigilante, dans « l’utopie du langage ». La représentation de Tunis est un thème qui occupe et préoccupe l’esprit de l’instance d’énonciation. Cet espace dans lequel il évolue apparait selon deux perspectives à valeur descriptive : T2B, fait part au lecteur de sa déception de voir Tunis refléter un lieu effondré par l’effet de l’exode rural, une ville « où les ouvriers travaillaient quelques heures par semaine, essayant de ne pas oublier leurs origines paysannes » (38). Précarité, sousemploi, chômage, déracinement, paupérisation, tels sont les conséquences du déplacement des populations vers la capitale en quête d’un espace viable ; la dégénérescence des mœurs la transforme en lieu « bucolique » : « Les populations d’origine rurale s’appropriaient les rues. Le vin […] sortait timidement à l’air libre. Mendiants, pères de famille ou amoureux éperdus se transformaient en ivrognes » (38). De fait, le narrateur fort du sentiment d’être étranger à sa ville (« On avait perdu pour toujours Tunis », p. 36) part à la quête du passé de Tunis, celui d’un âge d’or ; la ville devient l’objet d’un discours mythique dans une errance à travers l’espace pour retrouver les traces d’un passé qu’il affectionne tout particulièrement, « Je te fais un voyage à travers les hommes » (33), surgit alors la mémoire de gens simples, du quotidien, connus autrefois, « monsieur Abdallah, le petit gros boulanger » (33), « monsieur Lakhdar, le maître réparateur des tournedisques » (34), « monsieur Mahmoud, le beau professeur du lycée Bab El Khadra… » (34). Inaccessible, Tunis devient alors le lieu d’un fantasme dans une divagation langagière et un vagabondage de l’écriture : la ville est 156 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur » assimilée à Berlin, mais le Berlin tel qu’il existe dans le conte merveilleux et fantastique : Tunis n’est pas Tunis. Pas de bas-fond. Pas de pègre. Un nulle part. Ce n’est pas un roman noir, un film policier. Elle vit la paix bucolique des villes saoudiennes. Je n’ai pas mon Berlin. Je l’aurai autrement. (39) - Donnez-moi un rêve pour que le donne à un Roi pour qu’il me donne la main de sa fille, la moitié de son royaume et son Berlin. (39) Ce thème s’amplifie dans la contigüité d’un autre : l’exil. Il reste synonyme de dépression, d’égarement identitaire, de perte de tous les repères : Des gens de Paris, d’Alger, du Caire, de New York me disent : ta place est parmi nous. Qu’est-ce-que tu fous, là-bas, à Tunis ? […] Dès que je débarque à Orly, j’ai envie de chialer. Je cherche ma mère, mon père, mes frères, mon épicier, mon coiffeur, mon cordonnier, mon couturier, mon boulanger. (98) L’exil c’est aussi un puissant sentiment d’être étranger, dans l’insécurité, marginalisé ; le langage désarticulé trouble toutes les données du réel : l’écrivain de langue française ne sait plus communiquer dans une société où il devient la cible potentielle de l’extrémisme, la discrimination, le racisme : Les gens sont blancs, parlent blanc. Je les évite. […]. Je me sens poursuivi, pris en chasse. Ils sont chez eux. Ils ont des cousins, des voisins et des chiens. Pas mes chiens à moi, de mon roman, Les Chiens, qui peuvent se liguer contre moi. À Paris, je ne suis qu’un réfugié, quelqu’un n’ayant qu’une connaissance rudimentaire du français, qui essaye désespérément d’exprimer un besoin sans connaître la phrase adéquate. (98) Tunis, et par association d’idées, c’est aussi l’évocation de l’enfance. L’enfance de son fils, Ali, se confond avec celle de tous les enfants dont les parents subissent l’oppression et l’injustice et qui les supportent à leur tour par « procuration ». Le récit biographique annoncé, son « historiette » projetée se trouvent déviés de son objectif. Ce procédé de généralisation du discours est illustré par des noms issus du réel, comme « Jihad, le fils de Néjib Hosni », Slim, le fils de Gilbert Neccache », « Douraïd, le fils de Mohamed Hédi Sassi » « Ziad, l’aîné de Siheme Bensedrine » (30). Cette enfance, ayant enduré « la déprime, le refus de l’appétit, la rêverie, la labilité de l’humeur, le mensonge, le vol, la violence, l’absence » (30), est très proche de celle qui peuple les fictions, née de l’imaginaire d’auteurs 157 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie illustres ; réel et irréel se confondent dans une narration surprenante : « Et tous les autres. Tous les Kolia Krassotine, l’enfant que Dostoïevski a enfanté pour pleurer Aliocha […] Kolia, l’ancêtre de tous les « Kid » de Charlie Chaplin, de Vittorio de Sica, d’Elia Kazan, de J.M.G Le Clésio, de Mohammed Dib… » (30-31). L’énonciation de ces faits, ainsi analysés, affiche le glissement de l’univers du réel vers celui fictif opéré par le foyer d’énonciation ; la jonction est de nature analogique. Dans l’ensemble, le récit de vie de T2B propose une variété de thèmes soutenus par des associations qui marquent des disparités sémantiques. Il faudrait souligner que d’autres thèmes sont abordés par l’auteur ; ils sont représentés dans des situations narratives portant sur la violence policière, des scènes de répression, un attentat sanglant à Bagdad, et bien d’autres. Et constamment, l’écriture s’emporte dans des envolées verbales ; l’imaginaire de l’auteur précipite le lecteur dans un contexte distancié du réel où le sens est maintenu sous la pression des jeux du langage, leurs ambiguïtés, leurs opacités, leurs contradictions, leurs indécisions. Ces mécanismes de l’écriture abolissent ou masquent toute vraisemblance. Dans ce roman, tous les mots concourent à miner le sens ; « écrire […] c’est résister » (72), soutient Ben Brik ; nous comprenons bien que cette thématique illustre le parcours de l’auteur dans son long et ardent combat de journaliste, en Tunisie même, pour le triomphe d’une presse indépendante, la liberté d’opinion et les droits de l’homme sous le régime du président Ben Ali, déchu de son pouvoir par la toute récente Révolution populaire, en janvier 2011. Nous venons de montrer, de manière non exhaustive, que The Plagieur est confectionné d’une matière particulièrement dense. Ben Brik opte pour une écriture de la démesure qui se déploie dans des distorsions formelles, des ruptures sémantiques, une autonomie énonciative en vue de sortir du « ghetto du langage », des règles, des schémas traditionnels du récit. Il privilégie le pôle inventif en s’investissant dans des formes qui détruisent l’illusion référentielle et en prônant l’intransitivité du discours littéraire. Son roman verse dans la dérision. La littérature et ses procédés d’écriture deviennent questionnement et remise en cause. Cette libération du dire de l’écriture contestée et contestataire réduit la lisibilité du texte et nécessite une mobilisation attentive du lecteur, de sa connaissance des textes, de leur histoire. L’auteur, qui choisit de mettre en avant le fait romanesque sur le fait fictionnel, bâtit dans l’innovation poétique qui étonne et déconcerte le lecteur par ses audaces narratologiques. Ce modèle générique s’inscrit dans l’une des tendances actuelles de la fiction qui s’écarte du roman de grande consommation et ses banalités et fait fusionner « fonction poétique et « fonction critique » : 158 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur » Aujourd’hui, le problème de la finalité littéraire ne se pose plus […]. Il est établi que, maintenant, le texte littéraire est autonome, qu’il construit son propre univers, y organise son système de références. De ce fait, la littérature ne dissocie plus l’acte d’écriture, du questionnement qu’il suscite. On ne sépare plus fonction poétique, au sens de création, de fonction critique, c’est-à-dire réflexion sur sa propre élaboration ». Dans ses réflexions, M. Kundéra s’inquiète sur le devenir du roman contemporain, et exactement de l’éventualité de son extinction, sa mort s’il continue dans cette voie : Est-ce que cela veut dire que, dans le monde « qui n’est plus le sien », le roman va disparaître ? Qu’il va laisser l’Europe sombrer dans l’oubli de l’être » ? Qu’il n’en restera que le bavardage sans fin des graphomanes, que des romans après l’histoire du roman ? Je n’en sais rien. Je crois seulement savoir que le roman ne peut plus vivre en paix avec l’esprit de notre temps : s’il veut encore continuer à découvrir ce qui n’est pas découvert, s’il veut encore « progresser » en tant que roman, il ne peut le faire que contre le progrès du monde. Cette évolution du roman est irrémédiable, car elle répond à un besoin de l’homme moderne qui tente de se situer par rapport à l’esprit de son propre temps, de son propre siècle. Il reste que, pour ce genre de roman, le champ de la réception se rétrécit indubitablement. Mais, objectivement, le Maghreb peut-il isoler sa création romanesque des tendances littéraires universelles et d’une « littérature-monde » mutantes qui reflètent un état d’esprit, une étape et une histoire des hommes auxquels appartiennent les auteurs maghrébins ? Et le lecteur bien entendu. 159 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1978. BARTHES, ROLAND. Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, seuil, 1972. _____________. Le Plaisir du texte, Paris, éd. Points, 1982. BLANCKEMAN, Bruno. Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, éd. Presses universitaires de Sententrion, université de Rennes 2, Haute Bretagne, SCD bibliothèque de l’université, 2000. ECO, Umberto. Lector in fabula, le rôle du lecteur, Paris, éd. Grasset & Fasquelle, 1985. GHASSOUL-OUHIBI, Nadia B. 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Bibliothèque de l’étudiant en Lettres, ouvrage sous la direction de Michel Collot, 1999. 160 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert ELBAZ Université de Haïfa Israël Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi KADDOUR S'il est des œuvres uniques et essentielles, des œuvres qui réinvestissent l'Histoire en élargissant notre conscience du monde, des œuvres qui redéfinissent nos modes d'expressions romanesques, Waltenberg1 de Hédi Kaddour est bien de celles-là, qui renouvelle le rapport intime entre le réel et le fictionnel, le texte et le contexte, le littéraire et le social. Waltenberg est un roman pluriel où quasiment tous les sous-genres romanesques s'évanouissent : roman d'espionnage, roman historique, roman d'aventures, roman réaliste aussi qui combine le reportage journalistique, le roman philosophique, le roman d'amour, etc. Il ressortit aussi au politique dans son sens le plus large ; il y va aussi d'un dialogisme et d'une polyphonie des plus complexes sans pour autant menacer l'intégrité textuelle et la trame narrative du récit qui avance parfois même en filigrane. En bref, un roman où tout se tient et malgré la longueur du texte tous les éléments y sont fonctionnels. Ainsi le lecteur ne perd jamais le fil de la trame narrative. Cette trame qui est renforcée par un processus de répétitions très subtil. Les événements sont souvent repris parfois par le même protagoniste parfois par d'autres ; et dans cette visée imbricationnelle, non seulement l'événement est repris, mais il est de plus en plus approfondi, surtout quand le lecteur est exposé à plusieurs lectures de ce même événement par des protagonistes différents. Et ceci a trait à cette technique narrative des plus complexes dont Kaddour fait usage, puisque la continuité du récit n'est plus garantie par une seule et unique séquence linéaire, comme on la pratiquait dans le roman réaliste classique, mais justement par plusieurs trames qui se chevauchent et s'interpénètrent, en conformité avec la complexité et la pluralité du moindre événement. De là, le dialogisme et la polyphonie, qui parfois même borde la cacophonie, inhérents à ce roman. Tout événement, nous suggère Kaddour, est par définition sériel, car il ne peut jamais s'épuiser. Non seulement pour la même conscience qui le vit à des moments différents dans le temps de façons différentes, mais surtout lorsqu'une pluralité de consciences variées s'y mesurent tout à tour, ces consciences qui sont perpétuellement en dialogue les unes avec les autres - et 1 Hédi Kaddour. Waltenberg, Paris, Gallimard, 2005. Les citations tirées de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèses. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie ce n'est pas pur hasard que la plus grande partie du roman soit constitué de dialogues, parfois articulés in vivo par les protagonistes et parfois rapportés par l'un des narrateurs ou ce narrateur-témoin, qui témoigne de tout ce qui se passe dans le récit - pour le bénéfice de l'élargissement de la vision du monde du lecteur. Et même un petit événement banal dans cette monumentale fresque qu'est Waltenberg, tel que la mort d'un Beria, par exemple, se retrouve complexifié, puisqu’au bout du compte nous avons affaire aux sept morts de Beria : Beria aurait donc connu pas moins de sept morts différentes. Au lecteur de choisir celle qui lui est la plus conforme, s'il ne désire pas lui-même contribuer une huitième version à la série. L'omniscience narrative est évacuée et la créativité du lecteur est mise à contribution, puisqu'il peut continuer à étendre les limites de ce monde fictionnel indéterminé. L'événement est ainsi éclaté et contribue à l'indécidabilité narrative. Certes Beria est mort, mais le comment de cette mort ressortit à la narration, qui est la seule voie pour toute conscience de l'appréhender. Il en résulte que dans l'optique romanesque de Kaddour rien n'est jamais conclu ou décidé, et tout est donné à une réinterprétation indéfinie. C'est d'ailleurs l'une des dernières notes du roman, et nous reviendrons sur la dimension métatextuelle de ce roman, peut-être la plus importante. Ce dernier dialogue entre Lilstein, le grand espion de l'Allemagne de l'Est, qui avait fait les camps de concentration ainsi que les goulags du temps de Staline, et Philippe Morel, l'historien nommé au Collège de France, cette taupe qu'on n'a jamais réussi à découvrir malgré les efforts incessants des services du contre-espionnage français. Dans toutes les rencontres entre ces deux espions à l'hôtel Waldhaus où toutes les conférences de Waltenberg étaient tenues, le dialogue prenait une forme de monologue énoncé par - au point ou parfois nous avons l'impression que le locuteur auquel il s'adresse est absent-, qui utilisait à tous les coups le pronom « vous ». Cependant, lors de cette dernière rencontre, c'est Morel qui assume le dialogue et qui entend faire travailler, à son tour, ce même Lilstein, qui l'avait engagé des décennies auparavant, pour « refaire le monde » dit-il. Et voici ce qu'il propose à Lilstein, celui qu'il l'avait formé en tant qu'espion : Ne pas jeter les mots, au contraire, suspendre, faire attendre les rimes, les mots, les rythmes, si vous allez trop vite, les gens se mettent à attendre le moment où vous arrêterez, ils n'écoutent plus, si vous suspendez ils attendent au contraire chaque petit événement, ça vous dit quelque chose ce que je raconte ? Ralentir, faire attendre, l'interprétation comme suspens, oui, c'est la dernière conférence de Kappler, à Fribourg trois semaines avant sa mort, il parle de Goethe et du travail de l'acteur dans Faust. (701) 162 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour Deux espions, donc, qui font de la théorie littéraire, -Kappler est le grand écrivain dans le roman et quasiment tous les protagonistes pratiquent l'écriture d'une manière ou d'une autre, si ce n'est pas véritablement la Littérature-, et pour cause, puisque Kaddour, lui-même, adopte cette technique du faire attendre, étant donné que le roman se termine sur une suspension sous forme d'une question, les derniers mots du roman, que pose Morel à Lilstein : « vous auriez quelque chose sur monsieur Kohl ? ». À la limite, je dirais que cette procédure du retardement, cette technique de la suspension, on la retrouve tout au long du roman, car les trames narratives se suspendent les unes les autres et se relayent indéfiniment tout au long du récit. Ce qui crée un suspens qui nous accompagne dès l'ouverture du roman, puisqu'il y a un va-et-vient perpétuel entre des périodes différentes, éloignées dans le temps les unes des autres. Ce qui nous donne, par ailleurs, l'impression d'un renouveau perpétuel du récit à l'intérieur du texte luimême. Comme nous le verrons plus bas, de toute évidence, ce roman est un véritable laboratoire de fiction qui articule en synchronie une chaîne narrative des plus élaborées, mais aussi les conditions de production de cette même chaîne. Un véritable laboratoire où le procès de production est mis à l'avant du Texte. Rien n'est donc conclu ou décidé, comme je viens de le dire, et tout est à reprendre, indéfiniment. Waltenberg est un roman français à part entière et je dirais même qu'il renouvelle la pratique romanesque française de ces dernières décennies si ce n'est que parce qu'il nous montre, avec force détails, comment des consciences individuelles se mesurent avec leur destin historique, comment elles sont prises dans l'Histoire et, de ce fait, Hédi Kaddour est un écrivain français à part entière. Le fait qu'il soit né en Tunisie en 1945 n'en fait pas un écrivain maghrébin. Ou si l'on insiste sur sa maghrébinité, étant donné qu'il pratique la langue arabe, et qu'il est traducteur littéraire de cette langue parmi d'autres, c'est que cette maghrébinité est le produit d'un processus historique irréversible, qui manifeste ce moment particulier où la conscience colonisée bascule dans l'espace culturel du colonisateur, où la conscience narratrice du colonisé s'accapare de l'espace discursif du colonisateur et y apporte une nouvelle optique. Et la question du choix linguistique de l'écrivain ne se pose plus, tout comme pour les écrivains beur de notre génération. Le lecteur averti trouvera dans ce texte non seulement un renouvellement de la pratique romanesque, mais aussi un renouvellement de la langue française ou du moins de la rhétorique narrative. Sans aucun doute, la légèreté narrative de Hédi Kaddour, au niveau de la phrase même, apporte une souplesse jusque-là inédite au discours narratif du roman français tel que nous le connaissons. Il y va même d'une pointe d'humour qui nous accompagne du début jusqu'à la fin du roman. Mais d'un humour qui bascule vers le tragique, puisque le message global de ce texte ressortit à une critique dévastatrice du carnage que les humains infligent les uns aux autres, et de toute la mystification sous toutes sortes de bannières idéologiques qui 163 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie accompagne ce carnage depuis la Première Guerre Mondiale, comme l'héroïsme, la patrie, la nation, le champ d'honneur, le panthéon, etc. En bref, c'est une pointe d'humour macabre qui vise l'élargissement de la conscience lectrice. Certes, l'on pourrait chercher la dimension maghrébine de ce roman au niveau des contenus, au niveau du narré. Du point de vue thématique, on pourrait faire référence aux enfumades, par exemple, dont il est fait mention dans le texte, cette pratique courante de l'armée française au lendemain du viol d'Alger en 1860, ou bien à la guerre du Rif, avec les prouesses de Abd el Krim, le chef de la résistance, qui reviennent à plusieurs reprises dans le récit. Le journaliste Max Goffard, l'un des protagonistes principaux du roman, est littéralement obsédé par cette guerre du Rif dont il a fait de douloureuses expériences, tout en l'amplifiant à chaque occasion qu'elle se manifeste dans sa mémoire. Chaque fois, de nouveau, des éléments sont ajoutés au reportage sur cette guerre, la constituant ainsi comme série ouverte dans la mémoire et l'imaginaire de Goffard. Cependant, ne l'oublions pas, ces événements qui ont lieu sur le sol maghrébin sont partie intégrante et intégrée de tous les événements importants qui ont formé la texture historique du Vingtième Siècle. Ce roman du siècle court, comme le définit Kaddour lui-même dans une entrevue télévisée, qui couvre la période 1914-1989, depuis le début de la Première Guerre Mondiale, avec son caractère tragique et surtout grotesque, jusqu'à la chute du mur de Berlin, mis à part son côté esthétique et métatextuel, est là pour témoigner avant tout, pour lutter contre l'amnésie, pour ne pas oublier les horreurs qui se sont répétées tout au long du Vingtième Siècle. Le récit s'ouvre sur l'une des dernières charges de la cavalerie française, sabre au poing, contre des avions et des mitraillettes allemandes dans une clairière à Montfaubert. Les deux premiers chapitres, intitulés Monfaubert 1914, nous fournissent tout le contexte du carnage qui a lieu dans cette clairière, les doctrines militaires, (par exemple : « l'attaque à cheval et à l'arme blanche, qui seule donne des résultats décisifs, est le mode d'action principal de la cavalerie ») (59), les formations des dragons dans le combat, les équipements, en bref, tout ce qui rentre dans l'équation de ce carnage. Et la scène, elle-même, manifeste la simultanéité et la juxtaposition, qui défient toute linéarité chronologique, que le texte va adopter du début jusqu'à la fin du roman. Tout événement n'est jamais singulier et autosuffisant ; il comprend une infinité de tentacules le reliant à tous les autres événements qui l'accompagnent dans le temps. Max Goffard, le journaliste aux grandes oreilles, participe à cette charge insensée, mais le texte nous renvoie à d'autres réalités, d'autres contextes guerriers. Voici donc une section intercalée entre des séquences décrivant ce qui se passe dans cette clairière : 164 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour Max, plus loin, plus tard, d'autres blessures, dans les tranchées, le front de la Somme, il voit arriver des fumées brunâtres, à côté de Max le commandant comprend plus vite que d'autres, repli, en courant. Quelques hommes ont commencé à tousser, un coup de vent latéral venu de la mer a sauvé Max, son commandant et leurs hommes, mais il a fait beaucoup de dégâts un peu plus loin. C'est une autre guerre qui commence a dit le commandant, il croyait avoir tout vu en Algérie, vingt ans auparavant, les grottes, après qu'on avait mis le feu à des bottes de paille devant l'entrée, les vieux coloniaux appelaient ça chasser le crouillat, une vieille tradition dans le pays, la fumée, une bonne grosse toux, comme pour les taupes, cinquante ans qu'ils ne comprennent que ça, les coloniaux répétant notre Pélissier avait raison, il a eu la paix, une fois en fond de grotte, une petite faille, un courant d'air, les sauvages s'y étaient agglutinés, femmes, enfants. Deux ou trois seulement auraient pu respirer par là, écrasés par les autres pendant que la chimie du feu de paille transformait les poumons de sauvages en bouillie de flamme rouge, quelques hommes avaient tenté de sortir, les fusils attendaient. « Pas de prisonniers avait dit le colonel, personne, ils n'en font pas non plus, souvenez-vous des camarades retrouvés avec les choses dans la bouche, et puis la ferme des Morin, toute la famille, il faut faire des exemples. » Le jour où un lieutenant a demandé si les exemples ne devenaient pas trop nombreux au point que dans le secteur il n'y aurait bientôt plus personne pour les suivre, il a pris un mois de forteresse pour insubordination, en fait simple mutation à Paris, car il portait un nom à six siècles et demi, trop grand pour de la forteresse, même républicaine. « C'est pour ça que malgré mon ancienneté je ne suis que commandant, mon cher Goffard. » (37-38) Simultanéité donc et juxtaposition des événements ; il s'agit dans cette section de trois scènes qui s'illuminent les unes les autres : la charge des dragons à Monfaubert, les attaques au gaz sur le front de la Somme et les enfumades en Algérie. Tout ceci se passe dans une sorte de monologue intérieur aux contours flous à l'intérieur de la conscience de Goffard, qui rapporte un dialogue avec son commandant sur le front de la Somme. Cependant, un autre narrateur, celui qui témoigne de tout et qui s'infiltre incognito sur la scène narrative, pénètre ce monologue intérieur de Goffard pour ajouter une dimension ironique des plus coupantes. Ironie de la question naïve de ce lieutenant qui constate que les exemples devenaient trop nombreux et qu'il n'y aurait bientôt plus personne pour les suivre. Ironie aussi ressortissant à cette soi-disant sévère punition qu'il avait reçue. Car on ne touche pas aux grandes familles françaises qui portent un nom vieux de six siècles et demi. En fait, ce n'était pas une punition, mais une simple mutation et tout est bien qui finit bien. Au bout du compte ce qui a dérangé 165 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie ce fameux lieutenant, qui continue sa carrière militaire sans aucune entrave, (il est maintenant commandant), c'est le fait qu'il ne soit pas monté de grade aussi vite qu'il l'aurait souhaité ; il n'aurait pas dû poser cette question gênante sur cette population qui avait été décimée et qui n'était donc plus là pour suivre ces exemples. L'armée coloniale française n'est pas la seule à ne pas être épargnée ; les Allemands aussi ont eu droit à leur carnage et toujours sur des populations colonisées. Une autre section, mais cette fois-ci côté allemand, contribue à amplifier la scène de Monfaubert : Une voiture au centre du bivouac allemand de Monfaubert attaqué par les dragons. Une voix domine le combat, un Offizier, qui hurle, regroupe ses hommes. Il s'est installé sur le marchepied d'une voiture, il fait tirer par groupes, par directions, par salves, remettre de l'ordre, l'ordre est la moitié de la vie. L'Offizier sait se battre, un colonial, il était à Waterberg, en Namibie, sept ans déjà, les troupes prussiennes contre les Hereros, toute l'ethnie rebelle refoulée dans la steppe d'Omaheke, pourchassée de point d'eau en point d'eau. Et quand il n'y eut plus de point d'eau les sauvages creusaient des trous de quinze mètres pour essayer d'en trouver. Les patrouilles allemandes repérèrent beaucoup de squelettes autour des trous restés secs, quatre-vingt mille membres répertoriés de l'ethnie herero, et là-dessus quinze pour cent de survivants, 1907, début du siècle oublié. La dureté du bilan herero s'explique, selon les milieux diplomatiques, par la relative inexpérience du Reich dans les affaires coloniales. Les râles des mourants, écrit l'Oberleutenant, Graf Schweinitz, et leurs cris de folie furieuse résonnèrent dans le silence sublime de l'infini. Sur son marchepied, l'Offizier se fait de plus en plus entendre et obéir. (5859) Nous commençons la section avec le marchepied et nous la finissons de même avec ce marchepied sur lequel s'est installé cet officier allemand obsédé par l'ordre et les ordres. Et le lien s'établit avec une autre réalité en Afrique, car l'officier, le narrateur nous l'indique, est un colonial. Entre ces deux parenthèses du marchepied se déploie sous nos yeux tout le côté insensé de la guerre et surtout du carnage dans les colonies. Ce narrateurtémoin récupère, pour nous lecteurs, ces événements oubliés depuis bien longtemps tel que ce massacre des hereros. Et le massacre des hereros s'intègre ainsi dans le carnage qui a lieu en ce moment du récit sur cette clairière de Monfaubert. Soulignons encore une fois, tout simplement, la manière dont la chose est rapportée. Notre narrateur intègre l'Histoire dans le récit en citant ce texte écrit par cet officier allemand, qui a participé à ce massacre, et cette juxtaposition des faits rapportés et de la citation accentue l'absurde et le gouffre qui existe 166 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour entre ces deux réalités. D'une part, le massacre de dizaines de milliers de personnes, ces sauvages africains, en l'occurrence, et de l'autre, le silence sublime de l'infini tel qu'il est conçu par cet officier allemand. Comment peut-on médiatiser, et là est l'ironie, et je dirai même, la dérision, entre ce silence sublime de l'infini, création de toutes pièces de l'idéologie romantique allemande et européenne, en bref, création de l'homme blanc, et la destruction d'une société humaine dans son entier ? De toute évidence, cet abîme ne peut point être comblé. Il ne reste au narrateur que d'utiliser un langage indiciel, qui montre du doigt, pour seulement rapporter les choses de façon tout à fait neutre, mais dont l'ironie indépassable incorpore une critique dévastatrice de ces pratiques guerrières et de la folie des hommes. Et qui plus est, ce narrateur discret et invisible, présent pourtant sans jamais se manifester, est aussi à la source de ce que j'ai intitulé l'indécidabilité textuelle, car il rapporte les choses même si elles sont encombrantes et menacent l'intégrité des versions formelles ou acceptables des événements. Et ceci est conforme aussi au fait que rien n'est jamais arrêté dans l'univers fictionnel de Hédi Kaddour. J'ai mentionné plus haut les sept morts de Beria. Le texte nous fournit aussi les morts multiples et variées d'Alain Fournier, grand écrivain français. Au départ, la constatation d'un soldat rescapé : « Le lieutenant est mort ! ». Puis beaucoup de phrases, Alain Fournier est mort, la littérature blessée à jamais, la fin de notre enfance, les arbres de Sologne sont en deuil, la communale est morte, la salle de classe a goût de foin et d'écurie, tout, la maison rouge, les vignes vierges, la lampe au soir, Noël, ballots de châtaignes, tout, les victuailles, enveloppées dans des serviettes, et les odeurs de laine roussie quand un gamin s'est réchauffé trop près de l'âtre, pas de corps identifié. La dépouille de Fournier manquait à l'appel. (48) Mais comment Fournier est-il tombé ? Balle au front affirme le beaufrère, Jacques Rivière, qui le tient d'un soldat. Donc « balle au front dans une action héroïque ». Cette version est renforcée par plusieurs témoignages, auxquels s'ajoute celui de Pauline Benda, actrice de théâtre et maîtresse du défunt, qui ajoute : « À l'heure précise où Henri fut touché, je ressentis au milieu du front une douleur soudaine, comme due à un coup porté du dehors » (49). Puis un autre témoignage d'un autre soldat qui dit : non pas une balle au front, mais plutôt à la poitrine. Un autre, anglais cette fois-ci : Fournier est arrêté par une blessure au bras, il tombe sur un genou et disparaît à jamais. Au bout du compte, d'autres témoignages rapportent qu'il s'agirait d'une ambulance allemande attaquée par l'unité de Fournier. Et à ce propos, les Allemands disent que c'est un crime de guerre et que les coupables ont été fusillés. D'autres témoignages allemands renforcent cette idée de crime de guerre. Cependant, le dernier paragraphe du chapitre et dernier témoignage, côté français cette fois-ci, mais de la part de 167 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie l'Association des amis de Jaques Rivière et Alain Fournier, « jamais Alain Fournier n'a été fusillé pour avoir attaqué une ambulance, et d'ailleurs ce n'était pas une ambulance, mais une charrette à brancards » (53). Résistance idéologique à la thèse de l'ambulance attaquée par Fournier et ses soldats, car cela ne convient pas un officier français et surtout pas à un grand écrivain d'une moralité intègre. Il n'aurait pu tomber que comme un héros avec une balle au front. D'ailleurs, tous les héros tombent héroïquement atteints d'une balle au front. La balle au front revient à plusieurs reprises dans le texte, c'est le voile légendaire qui vient calfeutrer des réalités un peu trop gênantes. Mérien, un protagoniste secondaire, patron du quotidien Le Soir, pour qui Max Goffard travaille comme reporter, qui avait perdu son fils Stéphane à la guerre, « ce maniaque de la lucidité soignait son chagrin de père avec une légende de balle au front et champ d'honneur dont il n'aurait voulu pour personne d'autre » (467). Ceci pour ce qui est de la complexité de l'événement tel qu'il est vécu par des consciences variées à des moments différents du processus historique. Mais Waltenberg comprend aussi une dimension intertextuelle très élaborée, peut-être des plus élaborées que je n’aie jamais rencontrées. Il va sans dire que ce roman est le produit d'un grand intellectuel et surtout d'un grand littéraire : Hédi Kaddour est professeur de littérature et de journalisme, poète avant tout et romancier sur le tard. Il avait obtenu le Goncourt du premier roman pour Waltenberg. Ce roman répond aux attentes du grand public de lecteurs, mais pas moins aux horizons d'attente de ceux qui pratiquent la littérature, lecteurs, critiques et écrivains confondus. La liste serait trop longue à établir de toutes les œuvres et tous les écrivains qui sont mentionnés à travers le texte. Parfois, même le narrateur se met à titiller le curieux lecteur avec des références à des œuvres dont l'écrivain n'est pas mentionné et ceci intentionnellement ; parfois, le titre du texte lui-même n'est pas non plus mentionné alors qu'on cite des passages de l'œuvre en question. Le lecteur ne peut s'empêcher d'aller dénicher l'œuvre à laquelle le texte renvoie, comme malgré lui. Lors d'un dialogue entre Lilstein et la taupe à Waltenberg en 1956, celui-ci mentionne un livre sur lequel il était tombé et qu'il avait lu pour des raisons de propagande. On vient tout juste de souligner le fait que Lilstein connaît des kilomètres de poèmes par cœur, et ceci en plusieurs langues : Un salopard d'écrivain bourgeois ! Écoutez, ça aussi je connais par cœur l'allemand restera la langue de mon esprit, parce que je suis juif, je veux garder en moi ce qui reste d'un pays dévasté c'est beau... le sort de ses fils est aussi le mien, mais j'apporte en plus un héritage c'est généreux, humaniste ! J'apporte ! Alors attention à la fin je veux contribuer à ce qu'on leur sache gré de quelque chose, double distillation, le petit coup de fouet dans l'arrièregorge, si j'étais un gros aryen, c'est ce genre d'ironie qui m'humilierait le plus. (196) 168 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour Ce passage est pris dans Le Territoire de l'homme2 d'Elias Canetti. Il va sans dire que Canetti n'est pas un écrivain bourgeois et Kaddour ne le prend pas pour tel ; il l'est sans doute dans la bouche de Michael Lilstein, l'un des protagonistes principaux du roman, un communiste juré et un espion-maître de l'Allemagne de l'Est. L'épaississement de la dimension intertextuelle du roman de Kaddour se fait par le biais d'autres œuvres qui soulignent son élasticité indépassable. L'un des grands romans autotéliques du Vingtième Siècle est aussi intégré dans la trame de Waltenberg, sans qu'on y fasse nommément référence. Il s'agit des Faux-monnayeurs3 de Gide, publié en 1925. Dans ce roman, il se développe une relation homosexuelle entre Édouard, l'écrivain-protagoniste, qui est en train d'écrire un roman intitulé, Les Faux-Monnayeurs et Olivier Molinier, son neveu. Et voilà qu'Édouard sort de l'espace romanesque de Gide pour être convié au Forum annuel de Waltenberg ; il y arrive accompagné d'un beau jeune homme blond qu'il ne présente à personne. Maynes ne le laisse pas en placer une, il a lu le dernier roman d'Édouard en français, ces histoires de roman dans le roman ce n'est pas ce qu'il y a de plus crucial dans votre livre, ce que j'aime beaucoup c'est quand vous vous occupez des cœurs d'or, des pères de familles qui veulent que la morale soit l'étalon-or de l'existence, votre personnage de juge celui qui s'appelle Moulinard, je le trouve très drôle.... (480) Évidemment, ce n'est pas d'un « Moulinard » dont il s'agit dans le roman de Gide, mais du juge Molinier, père d'Olivier et beau frère d'Édouard. Quant à Bernard, le troisième protagoniste principal, il vient de découvrir que son vrai père n'est pas le juge Albéric Profitendieu, collègue du juge Molinier, mais un ancien amant de sa mère. C'est ce dernier qui va détenir la fausse pièce, (et qui va corriger les tentatives d'écriture d'Édouard dont il va devenir le secrétaire au cours du roman), métaphore de l'œuvre littéraire. Et les notions métaphoriques de fausse monnaie, d'inflation, de crédit que l'on retrouve dans le roman de Gide sont ici transformées et retravaillées, puisque le Forum va traiter de la question des valeurs dans toutes sortes de domaines, inclus l'économique, bien entendu. Et Maynes, l'ami d'Édouard, est le grand économiste d'origine anglaise, Sir John, qui désire refaire toute l'économie de l'Europe. Mais l'intertexte est autrement fonctionnel dans ce roman. Waltenberg reprend, d'une manière ou d'une autre, Les Noyers de l'Altenburg de Malraux : Kaddour reprend et retravaille Les Noyers de l'Altenburg. À ce propos, je devrais dire que Kaddour est un écrivain de son temps et je n'ai aucun doute qu'il a lu et synthétisé les textes 2 3 Elias Canetti. Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, 1989, p. 1032. André Gide. Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1925. 169 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie de Marcel Bénabou, Secrétaire Définitivement Provisoire de l'Oulipo, pour ce qui est du procès de production scripturale romanesque. Qui repose sur un jeu de répétitions, variées à l'infini, d'un récit qui n'est jamais complètement raconté, mais qui instaure, dans cet entre-temps, une série indéterminée de commencements, qui viennent compenser le manque de sa complétude. Ce qui fait que dans l'écriture, tout est toujours repris, dans une variété à jamais indéterminée. Et que chaque texte ne constitue que le relai, pour un temps seulement, d'un autre texte, qui lui-même est le relai d'un autre, dans une relation cyclique à l'infini. Ce qui me fait penser que toute expression artistique, la littéraire parmi toutes les autres, et ceci est suggéré par la pratique romanesque de Kaddour, n'est qu'un processus sériel d'échecs indéfinis. J'utilise échec comme concept positif dénotant un procès de production indéfini auquel contribuent, tour à tour, les écrivains et artistes qui se succèdent dans le temps. Comme par hasard, dans ce chapitre intitulé, La locomotive et le kangourou, on discute beaucoup du pastiche et du cliché en littérature - par excellence des stratégies de reprise et de répétition. Dans ce chapitre, il se développe un dialogue entre Malraux et Goffard, et je reviens plus bas sur le contexte de ce dialogue, justement au sujet de la matière première de l'écrivain, et nous sommes bien loin des théories de la muse et du génie si courantes au dix-neuvième et début du vingtième siècle pour ce qui est du processus créateur. Telle est, par ailleurs, la logique de base de cette bibliothèque universelle de Borges ; de toute évidence, Kaddour a bien visité cette bibliothèque, je dirais même qu'il y séjourne à plein temps, et son roman constitue un véritable topos où se déploie une infime partie de cette bibliothèque. Il nous suffit de voir l'ampleur et la complexité de l'intertexte pour en arriver à cette conclusion. Et Bénabou de nous dire, dans son roman, Jette ce livre avant qu'il soit trop tard4, « Quelle que soit la page soumise à ma lecture, je n'y vois d'abord qu'une version provisoire, toujours susceptible de retouches, d'un texte non encore écrit (et qui me revient bien entendu d'écrire... un jour) ». C'est précisément dans ce sens que je conçois la reprise de Kaddour du texte de Malraux. Car Les Noyers de l'Altenburg, que Malraux n'avait jamais terminé, se complète dans Waltenberg de Kaddour. Ils s'illuminent mutuellement, tout comme d'autres textes se réfléchissent et se réfractent dans ce roman de Kaddour. De toute évidence, vu la profusion de la matière littéraire qui parsème ce roman de bout en bout, (toutes les œuvres essentielles de la littérature occidentale y figurent) Waltenberg est avant tout, à mon sens, le roman des romans, non seulement parce que des protagonistes issus d'autres univers fictionnels s'y promènent nonchalamment -gommant ainsi tout écart entre le réel et le fictionnel et entre les mondes fictionnels variés, et ceci touche, évidemment, à la question du genre autobiographique qui, selon les 4 Marcel Bénabou. Jette ce livre avant qu'il soit trop tard, Paris, Seghers, 1992, p. 217. 170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour définitions les plus courantes, est le plus réaliste des genres, étant donné le soi-disant rapport terme à terme essentiel entre le texte et le monde qui est à la base du genre-, mais surtout à cause de la problématisation, des plus complexes, du processus créateur et de la démystification de toutes sortes de théories qui relèvent de ce processus. Kaddour nous le prouve, on peut mélanger tous les genres, même les moins sérieux tel que le roman d'espionnage, qui était relégué jusqu'ici au sous-genre de la littérature populaire, pour arriver à une œuvre monumentale, des plus sérieuses, avec des messages lourds, tout en gardant une pointe d'humour. Dans le roman de Malraux, Altenburg, en Alsace, est aussi une plaque tournante où se tiennent des colloques pour intellectuels, tout comme Waltenberg est une plaque tournante où des penseurs, des écrivains, des philosophes, des économistes, des politiques, et Kaddour ajoute, des belles femmes, se rencontrent une fois par an pour résoudre les problèmes de la planète. D'ailleurs, en 1972, la fameuse taupe, et on découvre à la fin qu'il s'agit de Morel, historien et grand intellectuel ainsi que conseiller du Président de la République, est nommé secrétaire général du Forum annuel de Waltenberg, ce qui va lui faciliter ses rencontres avec Lilstein à l'hôtel Waldhaus où se tient ce Forum annuel. Et si dans Les Noyers on se concentre principalement sur la définition de l'Homme, plutôt dans une optique métaphysique, dans Waltenberg, l'approche est beaucoup moins sérieuse, toujours avec cette pointe d'ironie amusante de la part du narrateur, du moins dans sa présentation. D'une part, nous avons donc des définitions variées de ce qu'est l'Homme : « Pour l'essentiel, l'homme est ce qu'il cache. Un misérable petit tas de secrets », c'est ce que prétend Walter Berger, l'oncle du narrateur, et réponse de son interlocuteur, « L'homme est ce qu'il fait ! répondit mon père avec brutalité »5. On nous donne aussi une troisième version de cette définition dans la bouche de Rabaud, un autre protagoniste : « Je crois à un homme éternel, dit le conte, parce que je crois à l'éternité des chefs-d'œuvre »6. Cette lourde atmosphère ascétique disparaît complètement chez Kaddour et le destin de l'Homme n'est plus de mise, sauf qu'on va parler de l'unité de mesure de travail humain, l'unité Neuville ou unité N, « la quantité d'énergie physiologique utile qu'un être humain normalement constitué peut déployer en une minute » (126). Sinon, le cadre est beaucoup plus détendu et il y a une atmosphère à la Clappique dans l'hôtel Waldhaus : La veille, la soirée avait été un peu folle, danses et poursuites dans des couloirs qui sentaient bon la cire d'abeille, la crème de nuit, le bois de mélèze, le tabac blond, les grands parfums, la tyrannie des belles femmes, on toquait à une porte, on obtenait une réponse ou 5 6 André Malraux. Les Noyers de l'Altenburg, Paris, Gallimard, 1948, p. 89. Ibid, p. 113. 171 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie on n'en obtenait pas, se cherchait, on envoyait chercher entre salon, bibliothèque, fumoir, terrasse, allées du parc, salle de billard, salon de musique, on avançait à pas vifs, un homme cherchait une femme qui cherchait un homme comme dans une comédie, le mouvement final, le moment du partage des amants, on se hâte, mais avec élégance, en tenue de soirée, on s'est dit des choses entre deux pas de danse, je voudrais vous poser deux petites questions, toutes petites, faites donc cher ami . « - Où et quand ? ». (518-519) Mais non seulement le cadre est repris, dans cette optique à la Borges, Malraux, lui-même est l'un des protagonistes qui joue son propre rôle d'écrivain et de Ministre de la Culture dans le gouvernement de De Gaulle. Aussi, des sections entières de La Condition humaine sont discutées par un certain nombre de caractères dans le roman, lors d'une rencontre chez l'ambassadeur de France à Singapour en 1965. À cette occasion, le journaliste Max Goffard, qui connaît Malraux depuis un demi-siècle, se met à jouer le rôle de Clapiqque, le fameux clown de La Condition humaine. Ce Clapiqque, Malraux, lui-même, va le rencontrer en personne dans Les Antimémoires, effaçant ainsi tout écart entre la réalité et la fiction, puisque cet être de papier, dans le roman, devient chair, dans l'autobiographie, ou si l'on veut, dans l'autofiction de Malraux. Comme s'il sortait du roman pour se mettre à vadrouiller dans les rues à la rencontre de son créateur. C'est encore une fois la fameuse légende du Golem, dans l'imaginaire hébraïque, et du rapport entre le Golem et son créateur. À Singapour donc en 1965, dans la résidence de l'ambassadeur de France, tout un groupe de politiques et d'intellectuels - dont de Vèze, un autre protagoniste au centre du roman, héros de la Deuxième Guerre Mondiale et ambassadeur de France à Rangoon, puis à Moscou, (et c'est dans son ambassade à Moscou qu'on va essayer de déterrer la fameuse taupe) - se met à discuter autour de la table de certains aspects du roman de Malraux, en présence de Malraux lui-même. Pour commencer, on se défait des théories de la création depuis longtemps surannées, selon lesquelles l'écrivain crée son monde à partir de rien, tout simplement sur la base de son génie personnel. Moi au moins je n'étais pas un cliché, dit Max. (Référant ainsi à sa nature clapiquienne, à son statut de Golem, qui veut dire que la nature de Clapiqque n'est pas du ressort du cliché. Et ceci est adressé au créateur de ce personnage lui-même.) - En êtes-vous sûr ? demande Malraux, cliché, pastiche, imitation, c'est le cœur du sujet, on ne s'exprime pas, on imite, matière première de l'écrivain : l'œuvre des autres, et le cliché c'est ce qui reste des autres dans le langage... On pastiche et on isole le dixième qui n'est pas imité, on essaie de mettre le reste en accord avec ce dixième . (418-419) 172 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour On passe à la scène de la locomotive dans La Condition humaine : en un geste de fraternité et de virilité - termes clés dans la vision du monde de Malraux, que certains des participants à cette discussion essaient de démystifier - le cyanure passe de main en main dans la scène de la locomotive où l'on brûle les résistants vivants. Pendant toute cette discussion, menée de front par la femme de Morel, qui dévoile des connaissances approfondies de ce roman, il y a des échanges sur ce geste d'héroïsme. Ceci pour ce qui se passe à table, mais en dessous de la table, de Vèze fait du pied à Muriel. C'est la première fois que de Vèze la rencontre et elle deviendra son amante par la suite. Nous sommes, par ailleurs, témoins d'une grande scène de jalousie qu'elle lui fait subir. Mais de Vèze nous intéresse autrement, que comme ambassadeur de France à Moscou chez qui le Colonel Berthier, mandaté pour la cause sécuritaire de contreespionnage, va chercher la taupe qui s'y est apparemment installée. Il est non seulement héros de la Deuxième Guerre Mondiale, mais il est le fils d'un héros décoré de la Première Guerre Mondiale, de Thomas de Vèze, ce père, modeste instituteur, qui a perdu une jambe dans les affrontements et de sa femme, Hélène, infirmière d'origine Suisse, qui va perdre la boussole et que l'on va traiter par une décharge électrique. (En filigrane, histoire des traitements psychiatriques de ce début de Siècle.) La biographie de Thomas et Hélène, les parents de l'ambassadeur de Vèze, c'est le roman que Goffard, qui en a marre d'être journaliste, est en train de produire, à l'instar du Journal d'Édouard, l'écrivain reconnu dans Les Faux-Monnayeurs, dans lequel Édouard est en train de verser tous les éléments nécessaires à la composition de son roman, qu'il va intituler « Les Faux-Monnayeurs ». Et pour ce faire, il fait appel à la contribution de Hans Kappler, le grand écrivain allemand et son ami depuis la charge de Montfaubert où Kappler s'est fait prisonnier. Je voudrais souligner ici que ce qui est en cause à un niveau métatextuel c'est que nous avons, imbriqués l'un sur l'autre, le récit de ce couple avec les conditions de production de ce même récit par des protagonistes résidant dans ce même univers fictionnel. Comme s'il y avait des gradations dans le statut ontologique des différents protagonistes, puisque Goffard et Kappler vont être les écrivains qui vont produire le récit de Thomas et Hélène. Thomas et Hélène, les parents - des êtres vivants - de l'ambassadeur de Vèze que nous accompagnons pendant des centaines de pages de ce récit. L'amorce du projet se fait dans une conversation entre le journaliste et le romancier, à Paris, en 1928, dans le chapitre intitulé, Le buste de Flaubert. Les deux hommes s'informent mutuellement de leurs activités : « Tu as vraiment arrêté le roman ? » Demande Goffard à Kappler. « Je suis le romancier qui se met au journal, dit Hans, et toi... - Oui, je suis le journaliste qui vient au roman, tu es gentil, mais ça n'est pas exactement un roman ; c'est une histoire vraie, des gens que j'ai croisés l'an dernier, en Haute-Savoie. » (435) 173 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Et Goffard souhaiterait que Kappler se charge des descriptions, mais il le voudrait dans un style simple et direct sans phrases composées, car le lecteur français est paresseux à l'opposé du lecteur allemand qui est habitué à des « phrases mille-pattes avec plein de ramifications, de subordonnées... » (439). Et Max Goffard est à la recherche d'un certain style qu'il voudrait intégrer dans son écriture pour exprimer les choses de façon plus adéquate, plus pertinente, plus conforme à la réalité, car il est finalement question d'une scène intime entre Thomas et Hélène. Un style qu'il va dénicher chez un écrivain anglais : Il a fallu que ce soit cet Anglais vieillissant qui écrive ce que Max devait écrire, pas tellement l'histoire elle-même d'un garde-chasse et d'une lady, mais cette façon si directe avec des mots comme trou, pénis, baiser, couilles, et en même temps une tendresse, un goût de pomme, des gestes fins.... (456) Il est donc question de rhétorique narrative que Kaddour intègre dans son roman, par l'entremise de l'un de ses protagonistes, Goffard, journaliste qui voudrait se transformer en écrivain ou chroniqueur, puisque d'une manière ou d'une autre Lady Chatterley's Lover de D. H. Lawrence, cet Anglais vieillissant, est ici considéré comme réservoir sinon de fiction, du moins de rhétorique narrative. Encore une fois, il y a un approfondissement du texte qui se fond dans le métatexte, du récit qui se fond dans ses conditions de production. Je voudrais terminer cette étude sur une autre dimension primordiale dans le roman de Kaddour, ce que je qualifierai volontiers, la dimension interstitielle du Texte. Et là évidemment, nous avons affaire à une dimension indéfinie, puisque les interstices n'ont pas de limites ; ce sont des réservoirs sans fond, dans lesquels on pourrait entasser une infinité d'autres récits. C'est dans cet espace que se déploient les récits périphériques. Et le texte de Kaddour le suggère à maintes reprises. J'ai mentionné plus haut le récit de l'ethnie herero, décimée par les soldats allemands en 1907. Ce paragraphe, consacré à ce récit des Hereros, constitue une sorte de microrécit intercalé à l'intérieur du récit central qui se déroule dans Waltenberg. Certes, l'officier allemand en question fait l'expérience de Monfaubert et celle des hereros est télescopée par celle de Monfaubert ou l'inverse, à l'intérieur de la conscience de cet officier allemand. N'empêche que la mention même de ce carnage n'est pas nécessaire à la continuation de la séquence narrative centrale du roman. Il y a véritablement une sorte d'ouverture de parenthèses pour inclure cette histoire des Hereros. Cette histoire qui en elle-même pourrait constituer un roman à part. Un monde parallèle digne d'un espace narratif à part. Cet espace interstitiel est déployé à travers tout le roman. Un autre exemple : Mme Cramilly, qui travaille à l'ambassade de France à Moscou. Cette femme, petite secrétaire tout à fait inintéressante, a une plante, un 174 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour papyrus, « Non, madame Cramilly ne dialogue pas avec le papyrus, elle ne fait que lui parler pendant qu'elle l'arrose, oui, elle a aussi fait venir l'arrosoir par la valise diplomatique, oh, mais avec une autorisation... » (265). Puis nous apprenons que Mme Cramilly a des amis, les Kipreiev, avec qui elle pratique les tables tournantes. On nous dit même qu'avant l'arrivée du Colonel Berthier à l'ambassade, cet officier chargé de découvrir la taupe, ce papyrus se portait bien, et maintenant il est devenu mélancolique, « la mélancolie, ça doit aussi exister pour les papyrus » (267). Tout un monde parallèle qui se déploie dans les marges de Waltenberg. Il y aurait une histoire à raconter, sous forme de roman sur Mme Cramilly, son papyrus et son entourage, qui nous est présentée sous forme de microrécit. L'ouverture de la parenthèse traverse tout le texte de Kaddour et elle a rapport avec cette stratégie du retardement que j'ai mentionnée plus haut, car au bout du compte toutes ces trames narratives qui se chevauchent et s'interpénètrent tout le long du roman ouvrent, en elles-mêmes, des parenthèses pour accommoder les mondes parallèles qu'elles introduisent. Et de là l'élasticité du texte à laquelle j'ai référé. Ce qui fait que le roman accommode en luimême cet espace interstitiel indéterminé et sans limites. Et si j'ai intitulé cette étude, 'vers un roman de la totalité', c'est parce que ce roman qui ne peut être exhaustif, puisqu'il est donné, comme tout texte, à une finitude matérielle, vise la totalité, il la suggère, il tend vers elle, dans ses interstices. 175 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BÉNABOU, Marcel. Jette ce livre avant qu'il soit trop tard, Paris, Seghers, 1992. CANETTI, Elias. Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, 1032. GIDE, André. Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1925. KADDOUR, Hédi. Waltenberg, Paris, Gallimard, 2005. MALRAUX, André. Les Noyers de l'Altenburg, Paris, Gallimard, 1948. 176 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 R. Matilde MÉSAVAGE Rollins College États-Unis Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe dans Le Sablier de Sofia GUELLATY « Ces peurs à jamais indicibles, jusqu’au seuil du néant. Elle en est revenue cependant »1. « Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard. Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatrice »2. Comment naviguer le passage périlleux entre l’enfance et la vie adulte sans tomber de Charybde en Sylla, lorsqu’on est seul en pays étranger ? Telle est la question existentielle que pose Sofia Guellaty dans Le Sablier3. Titre symbolique par excellence, un sablier, par sa forme, met en scène un réseau de pistes à explorer dans ce conte initiatique. Aux prises avec le chaos de la conscience humaine, la jeune narratrice, venue de Tunisie avec sa grand-mère adorée, à présent décédée, se trouve seule, sans amis, sans occupation, sans but dans la vie. Déracinée, elle est en situation « hors contexte », ou, comme dirait Camus en parlant de Kierkegaard, dans « le chaos d’une expérience privée de ses décors et rendue à son incohérence première »4. Perdue entre l’être et le néant sartriens, la narratrice se sert de son corps pour se sentir exister. Tout en niant les rapports trop évidents entre elle et la narratrice, la jeune auteure se confond avec la narratrice à plusieurs reprises : 1 Maïssa Bey. Nouvelles d’Algérie, « Le Cri », Paris, Grasset, 1998, p. 19. Charles Baudelaire. Œuvres complètes, « Art romantique », Paris, Louis Conard, 1925, p. 125. 3 Sofia Guellaty. Le Sablier, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2006. Toute référence à ce roman renvoie à cette édition, indiquée par un chiffre placé entre parenthèses. 4 Albert Camus. Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, pp. 44-45. 2 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie La seule chose que je gère, la seule chose que je peux offrir aux autres avec certitude et maîtrise, c’est mon corps […qui] par la chair, le toucher, le regard s’exhibe, sans pudeur, sans secret. Comme l’héroïne ne sait pas qui elle est, elle compte sur le seul élément certain : son corps. […] En fait, elle privilégie, dans la rencontre, la dimension charnelle au dépens du verbal, du dialogue5. En se référant à son corps comme une « chose » ou un « élément », elle le réduit à un objet extérieur à son être psychique, une simple marchandise pour le plaisir des autres ; elle le réifie et s’en distancie. Ainsi y a-t-il fragmentation au profit du toucher et de la vue, c’est-à-dire au bénéfice de la surface. La narratrice devient elle-même spectatrice de sa propre mise en scène, sans toutefois éprouver le même plaisir qu’un observateur ordinaire aurait senti en regardant une belle femme. Comme une star de cinéma qui « n’a rien d’un être idéal ou sublime : elle est artificielle. […] Artifice et non-sens : tel est le visage ésotérique de l’idole, son masque initiatique »6. Elle cherche un rôle à jouer afin de se sentir exister. Et en effet, chaque soir elle met sa robe rouge et ses talons aiguilles, se promène en ville en espérant que quelque chose arrivera, « l’amour, des choses extraordinaires qui ramènent à l’enfance »7. Ensuite, comme toutes les nuits, elle s’installe au café le Sablier : Je suis là, devant un verre d’eau et de bulles, avec ma robe, mes cheveux tirés et mon rouge à lèvres carmin et je regarde droit devant et je revois cette scène de l’extérieur. Et cette scène, je la trouve tragique. Elle me rappelle à la vacuité de mon existence. (15) Engagée comme assistante à American Dream Productions par un roux au physique repoussant, elle lui donne son corps dans la plus grande indifférence : « Je pourrais le lui offrir si cela lui procure du plaisir ou même comme passe-temps » (46). Perdue dans un monde d’imposture et d’existants bruts, la narratrice se raccroche à la beauté de son corps en se transformant en objet opaque inaccessible psychologiquement. Loin de lui offrir une panacée, l’aliénation entre le corps et l’esprit la poursuit sous forme de vide et de monstre. Elle s’évade par l’imagination. 5 Interview de Sofia Guellaty, Propos recueillis par Thomas Yadan pour Evene.fr Avril 2006, le 11/4/2006. 6 Jean Baudrillard. De la séduction, Paris, Éditions Galilée, 1979, pp. 130-133. 7 Entretien au VIe arrondissement, Le Salon du livre de Paris, 17-22 mars, 2006. http://le21eme.com/sofia-guellaty/ 178 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe Cette expérience fait partie du vécu de Guellaty elle-même : J’ai réalisé que je n’existais pas si personne ne pouvait manifester concrètement de cette existence. Qui me dit que je suis réellement là finalement ?8. Comme l’auteure, la narratrice fait l’expérience du néant de la conscience humaine face à l’opacité de l’en-soi. « Autour de moi, le vide, mais des tas d’objets. Ces choses me définissent » (82). C’est à partir de l’âge de huit ans, la nuit où elle s’est rendu compte de la mortalité de sa grand-mère, que l’angoisse existentielle du néant s’est manifestée sous forme de monstre extérieur à elle-même. Dans un vain effort d’expulser « la chose » de sa conscience, elle crée un être fantôme qui partage sa couche, l’empêche de dormir, la fait frémir de dégoût au contact de ses membres rigides. « Il a une carapace dure comme une armure et une sorte de bec » (34). Comme Grégoire Samsa, son monstre, qui paraît sous forme d’un énorme cancrelat, métaphorise un sentiment d’exclusion, du monde dit « normal » ; elle est étrangère. Dans le domaine symbolique, « [l]e monstre est là pour provoquer à l’effort, à la domination de la peur […]. Il faut vaincre […] toute espèce de monstre, y compris soi-même, pour posséder les biens supérieurs »9. Ainsi le monstre incarne-t-il un niveau archaïque de soi qu’il faut dépasser pour avoir accès à un moi supérieur. Dans les contes de fées, le monstre protège souvent le trésor ; vaincre le monstre, c’est avoir accès au trésor. Tout être traverse son propre chaos avant de pouvoir se structurer, le passage par les ténèbres précède l’entrée dans la lumière 10. Pourtant, il ne faut pas oublier la lenteur de la maturation ni l’importance d’un guide. Chacun a besoin de son Virgile ou de sa Béatrice, selon le cas. « Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a toujours quelqu’un quelque part qui peut nous sauver » (66). Marie-Louise Von Franz nous rappelle que [l]es processus intérieurs ont leurs propres délais, leurs propres rythmes et ne peuvent être hâtés. C’est comme la croissance d’une plante : on peut tout juste la favoriser, mais non tirer dessus pour la faire pousser ! De là provient l’idée de moments magiques, de minutes de vérité11. 8 Interview de Sofia Guellaty, Propos recueillis par Thomas Yadan. Chevalier et Gheerbrant. Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 644. 10 Ibid., p. 645 11 Marie-Louise Von Franz. L’Ombre et le mal dans les contes de fées, Paris, Éditions Jacqueline Renard, 1990, p. 95. 9 179 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Comme Alice au pays des merveilles, la narratrice doit descendre dans le terrier du lièvre afin de trouver un sens à sa vie. Pour elle, le pays des merveilles se trouve dans le Sablier, café hors du temps. C’est là où elle fait valoir sa théâtralité et observe celle des autres. « Le Sablier est devenu mon Neverland » (49). Que ce soient la personne qui feint d’être Charles Lindbergh ou Édith Piaf, le vieil étudiant maoïste, la Josette, ou même Soraya, qu’elle rencontre dans la rue des Aulnes, quartier des prostituées, tous se composent des personnages, ce qui indique une aliénation volontaire. Mais la narratrice dit à Soraya « qu’elle est au moins une pute, et c’est déjà quelque chose, moi je suis juste une fille » (56). Elle confie à Soraya les contradictions de sa personnalité : « Un être informe dans un corps formé » (56). Et plus tard, elle dira à son voisin pianiste qu’elle n’a ni talent ni passion pour rien : « [J]e n’ai pas vraiment d’identité » (78). Accablée du sentiment de son inexistence, elle mise sur « la brillante surface du non-sens et de tous les jeux qu’elle rend possibles »12 à savoir, sur la séduction. Au Sablier, elle séduit les habitués et leur permet de lui donner un nom. Chantet-elle bien ? elle s’appelle Ella, envoûte-t-elle les hommes ? elle s’appelle Marilyn. On l’appelle alors Marynella et elle s’intègre au théâtre du Sablier ou chacun, sauf un, valorise le jeu des apparences. Après une expérience particulièrement douloureuse, où elle a l’impression d’être morte, flottant entre deux mondes, elle aperçoit son reflet dans les vitrines : Rien ne dépasse, je suis belle comme ma grand-mère. […] en me concentrant bien j’arrive à devenir un autre personnage, me voici Princesse. (84) La surface reste séduisante, tout en cachant le chaos intérieur. Le Virgile de la narratrice paraît sous forme d’un vieil écrivain qui, lui aussi, fréquente le Sablier. C’est le seul à ne pas se composer un personnage théâtral. Ce n’est que ses messages énigmatiques, laissés pour elle sur des tickets de caisse, qui arrivent à percer la tyrannie de l’esthétique de « Marynella ». Puisqu’il n’y a jamais de conversation entre le vieil écrivain et la narratrice, ses messages la jettent dans un jeu de décryptage fiévreux. Il est intéressant de noter encore une fois les rapports entre la vie réelle et le monde romanesque de Guellaty. Dans un entretien, elle avoue que pour créer le personnage de l’écrivain, elle s’est inspirée de l’écrivain égyptien, Albert Cossery, qui vivait dans le même quartier parisien qu’elle à savoir, SaintGermain-des-Prés, dans l’hôtel La Louisiane depuis 1945. Né en 1913, auteur de sept romans, lauréat du Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie française (1990), ami de Camus, de Vian et de Giacometti, Cossery évoque tout un monde de sens historique, artistique, philosophique 12 Baudrillard. De la séduction, p. 79. 180 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe et culturel pour la romancière et sa narratrice. « [J]’ai cette idée folle et secrète qu’un jour je me retrouverai dans un de ses romans » (11). Elle fait le jeu de la séduction, tient la pose, prend un air qu’elle veut « triste et mystérieux. Comme une mauvaise comédienne de sitcom » (11). L’écrivain la fascine parce qu’il « passe son temps à réfléchir […] il regarde des mots, des histoires, il met la vie en mots » (13). Il l’inspire à vouloir écrire et lire comme lui. Mais elle veut lui demander pourquoi elle est si angoissée face à la vie adulte. Et elle commence à lire son œuvre pour mieux le connaître, pour mieux apprendre ce qu’il sait. Peu à peu, elle constate que tout est changé grâce à lui, car elle croit qu’il a la clé qui lui permettra de découvrir le trésor. Si le premier message dit que tout est passager, le deuxième parle d’attente. Sûre que les messages sont pour elle, la narratrice a l’impression de partager une certaine complicité avec le vieil écrivain. Entre les messages, la narratrice commence à réfléchir sur elle-même et à son inertie. Elle imagine ce qu’elle dira à l’écrivain à savoir, qu’elle a compris que « rien ne sert d’attendre le bonheur, il faut le construire comme une trame. Le tout est qu’il m’explique comment » (28). Désirant répondre à ses messages, la narratrice se met à écrire ses pensées sur sa solitude, ses besoins émotifs et l’amour, mais elle déchire tout aussitôt. Le troisième message de l’écrivain semble indiquer une sorte de télépathie, car lui aussi parle de l’amour comme le seul temps qui ne pèse pas. Grâce à ce message, la narratrice se remémore son enfance passée avec sa grand-mère qui lui peignait la joie et la beauté de la vie en Tunisie. Elle lui parle : de la mer, du soleil, des dattes, de cette maison où tout le monde pouvait entrer, où l’on s’asseyait sur la terrasse sous le jasmin pour refaire le monde […], du vendeur de charbon avec son âne, du hammam, des premiers cinémas, du café vert, des amours dans les oliveraies. (36-37) Cette douce rêverie nostalgique semble être réfutée par le quatrième message de l’écrivain : « Ce qui est passé a fui ; ce que tu espères est absent ; mais le présent est à toi » (41). Pour la première fois depuis son bac, la narratrice se lève à sept heures trente afin d’aller à son nouveau travail à American Dream Productions. Inspirée par le message, la narratrice s’éveille au monde autour d’elle en montrant une conscience aiguë des sons, des odeurs et des mouvements de la vie matinale. Elle compare le son des camions-poubelles à un opéra de Wagner, le parfum de la boulangerie à du linge frais : Sept heures et demie du matin a ses musiques et ses couleurs qui lui sont exclusives. […] Les gens de sept heures et demie du matin construisent leur journée. […] Les gens de mdi sont des assistés. À leur réveil tant de choses se sont passées sans qu’ils aient eu l’occasion d’y participaient. Tout est déjà en place, ils dormaient. 181 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Je n’aurais pas dû manquer ce rendez-vous pendant toutes ces années. (44) Après le travail, elle se laisse entraîner par Charles dans une valse tourbillonnante devant le Sablier, heureuse comme une enfant. Le bonheur, c’est peut-être ça : l’imagination. Quand on en manque, il ne reste que les platitudes de la vie. (29) Incapable de traverser le gouffre entre l’écriture et l’oralité avec l’écrivain, la narratrice se réfugie au comptoir où elle boit avec la clique des marginaux. Au départ de l’écrivain, Charles lui tend son cinquième message télépathique : « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit » (51). Ce message l’encourage à lire d’autres livres de l’écrivain et de le rechercher sur internet où elle trouve des articles élogieux. Cette nuit-là, l’écrivain la regarde, ce qui lui dit qu’elle existe pour lui : Notre rencontre a changé le cours de mon existence […] petit à petit, les choses s’éclaircissent pour s’obscurcir de nouveau […]. Je suis vide et le vieux me remplit chaque jour de mots de silences. Des silences éloquents qui changent tout. (61) Le sixième message reprend la pensée de la narratrice lors de sa danse avec Charles devant le Sablier : « Le désespoir n’est qu’un manque d’imagination » (61). Le lendemain au travail, elle apporte les six messages de l’écrivain et essaie de trouver une cohérence afin de trouver le secret. Puisque son travail l’ennuie plus que l’errance, elle s’évade par l’imagination. Elle se projette par-dessus les toits, telle Amélie Nothomb13, et regarde par les fenêtres où elle voit les gens jouant à leur métier, comme le garçon de café qui joue à être garçon de café14. L’inauthenticité semble planer sur tout le monde. Pourtant, elle croit que « la terre entière a une fonction sauf moi, personne ne m’attend et je n’ai rien à faire » (67). Grâce à son voisin musicien, elle écoute Gaspard de la nuit de Ravel, et sent que son « cœur bat au rythme des notes qui s’enchaînent, ça tourne, ça monte et ça descend. […] » (69). Elle est emportée, envoûtée par la musique qui l’inspire à en savoir plus. Et cette nuit-là au Sablier, elle danse et chante des couplets en arabe d’un air de Dalida. En partant, l’écrivain lui lance un sourire aussi bien qu’un mot : « Nous ne vivons que pour découvrir la beauté. Tout le reste n’est qu’attente » (71). Et, en effet, elle découvre la beauté à travers Ravel : 13 14 Amélie Nothomb. Stupeur et tremblements, Paris, Albin Michel, 1999. Jean-Paul Sartre. L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943. 182 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe La mélodie m’emporte, j’ai envie de courir à travers la pièce […]. Je suis une nymphe de la forêt et je me cache, espiègle, qui regarde des voyageurs. […] Je me transforme en gouttes de larmes et me fonds dans le ruisseau. (75-76) Mais le dernier morceau la secoue tant, qu’elle descend chez son voisin musicien. Il lui explique la magie de la musique qui relève de la sensation et peut provoquer des bouleversements. Cette nuit-là, le message de l’écrivain l’encourage à vivre dans le présent, car l’attente est « le plus grand obstacle à la vie » (80). Peu à peu, les rapports qu’elle développe avec le musicien et l’écrivain la rassurent et lui donne le courage de parler à son monstre qui semble lui prêter une oreille attentive. Il lui apprend qu’elle n’est pas la seule personne à qui il rend visite. Ainsi n’est-elle pas toute seule dans sa quête de transformation. Le musicien aussi est piégé par son monstre, mais il trouve de l’inspiration auprès de la narratrice. Pourquoi ne pas porter leur histoire à l’écran ? « Je me sentirais vraiment réelle sur une scène. […] [J]e crois que tout le monde n’attend qu’une chose, monter sur scène » (92). À chacun sa réalité, car, selon le message de l’écrivain, « La réalité n’est qu’un point de vue » (89). Et, dans un entretien entre Albert Cossery et Pierre-Pascal Rossi, l’écrivain dit : « le monde vit sur l’imposture »15. On trompe les autres par la séduction, par les apparences, en se faisant passer pour ce qu’on n’est pas. Mais qu’est-ce qu’on est réellement, sinon une conscience qui observe le kaléidoscope du monde extérieur et intérieur ? La narratrice s’assoupit sur son lit et imagine une série d’images qui se déroulent, mais une explosion de notes de chez son voisin la réveille : Le voisin cherche à casser son clavier à coup de poing. Les notes affolées et enchevêtrées l’une dans l’autre luttent tant qu’elles peuvent et lancent des « au secours » tantôt aigus et hystériques tantôt graves et caverneux […]. (93-94) La narratrice court chez lui en apportant les messages de l’écrivain afin de l’encourager à avoir du courage face à ses monstres. La musique opère une transformation dans leurs rapports et une forte complicité naît. « Nous chantons, nous parlons, nous nous taisons, nous rions. Tout a un sens » (95). Ils sont envoûtés par les vagues de musique qui les emportent hors de la chambre. Au Sablier, elle reçoit le message pénultième de l’écrivain, message encore plus obscur que les précédents : « Ni la réalité d’une nuit, ni même celle de toute une vie humaine ne peut signifier notre vérité intime » (96). Tel un koan zen, ce message est à méditer afin d’aller au-delà de la 15 1996 interview avec Pierre-Pascal Rossi. 183 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie pensée discursive. Bien que la narratrice ne semble jamais analyser ces messages, ils exercent une influence magique sur son comportement. Le lendemain, elle décide d’arrêter de « jouer à la secrétaire », et met sa robe rouge, comme au début du roman, et sort. Mais rien ne marche comme elle souhaite. Puisque son voisin n’est pas là, elle décide d’aller voir l’écrivain. Elle le suit à la trace jusqu’à ce qu’il s’enfonce dans un bâtiment. Mais en traversant la rue, il laisse tomber quelque chose. Elle ramasse « un morceau de bristol blanc, rien dessus. Carte Blanche » (98). Si cette carte symbolise sa pleine liberté d’action et de choix, elle marque aussi la responsabilité de ce choix. La carte blanche rappelle aussi le petit livre tout blanc laissé pour les hommes par Micromégas ; livre dans lequel les hommes étaient censés voir le bout des choses. Mais le secrétaire de l’académie des sciences n’était pas surpris par la mystification, car il n’y a pas de fin à la découverte extérieure ou intérieure, et personne ne peut nous tracer le chemin. Après une expérience particulièrement désagréable dans un bar d’homosexuels, elle va au Sablier pour retrouver l’écrivain. Désorientée par un sentiment d’inexistence, elle s’effondre sur le trottoir. Lorsqu’elle arrive au Sablier et se regarde dans la vitre, elle ne voit plus l’image parfaite d’ellemême comme auparavant. Elle ne se reconnaît même pas : Une fille me regarde, l’air absent, son rouge à lèvres a filé partout sur ses joues et son menton, sa robe est tachée, des larmes ont dessiné un sillon à travers la couche de fond de teint […], son chignon est défait. Je regarde cette fille en face de moi, son regard et celui du vieux se superposent dans la vitre, ils ne font plus qu’un. Un regard perçant me tranchant la gorge, je ne peux plus bouger ni respirer. (102) Pour la première fois, son intérieur et son extérieur se joignent, son visage reflétant le désarroi de ses émotions. Elle ne peut plus se cacher derrière la façade des apparences. L’écrivain semble devenir un élément subconscient de son être. Le choc de voir se manifester sa réalité profonde est si grand, qu’elle perd conscience. Elle a passé sur « le Pont de l’Épée »16 ; c’était l’épreuve du courage. Les notes liquides telles des gouttes d’eau la réveillent, et elle reconnaît « Ondine » que joue le pianiste. Elle apprend que le vieil écrivain, l’oncle du pianiste, l’a ramenée chez celui-ci. En écoutant la musique, elle s’endort blottie contre son monstre, sur le lit du pianiste. Mais c’est le monstre qui lui livre le dernier message de l’écrivain : « Prenez garde à la tristesse, c’est un vice » (104). La note vient-elle vraiment de l’écrivain ou plutôt de sa propre intuition ? Et l’écrivain même, ne pourrait-il être qu’une projection de la vérité intime de la narratrice ? Le portrait superposé et l’épilogue soulèvent 16 Chrétien de Troyes. Le Chevalier de la charrette, Paris, Honoré Champion, 1970, p. 75. 184 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe ces questions. Dans l’épilogue, l’écrivain devient le narrateur et prononce plusieurs phrases de la narratrice, comme s’ils partageaient une communication extrasensorielle. En avouant qu’il ne peut rien lui apporter, il ajoute : « Dans l’infinie grâce, il y a toujours une part d’abîme tout aussi immense » (106). C’est exactement la même phrase qu’a prononcée la narratrice. De plus, il se sert de la même phrase qu’elle et sa grand-mère : « les choses ne sont pas aussi simples. » L’alternance entre un sentiment de grâce et celui d’un vide est peut-être la marque de l’esprit d’artiste : « L’imbécile ne peut être qu’heureux » (66). Si le sablier mesure le passage du temps, elle symbolise également la possibilité de renversement du temps : Le vide et le plein doivent se succéder ; il y a donc passage du supérieur dans l’inférieur […] du céleste dans le terrestre et ensuite par renversement du terrestre dans le céleste. Telle est l’image du choix, mystique et alchimique17. On passe de l’informe à la forme ; comme la création artistique, on se trempe dans l’infini chaotique afin d’extraire l’idée platonicienne de la Beauté qui se réalise dans une belle fleur, une belle femme, un beau roman. Il n’est pas sans intérêt de noter que Sofia Guellaty s’est lancée dans la mode. À partir de 19 ans, elle est collaboratrice indépendante pour des publications françaises. Elle est directrice de Style.com/Arabia, ce qui lui permet de conjuguer ses connaissances de la mode et sa passion pour la culture tunisienne. Albert Cossery est décédé en 2008, à l’âge de 94 ans, deux ans après la parution du roman de Guellety. On ne sait pas s’il l’a lu. 17 Chevalier et Gheerbrant. Dictionnaire des symboles, p. 838. 185 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BEY, Maïssa. Nouvelles d’Algérie, Paris, Grasset, 1998. BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes, « Art romantique », Paris, Louis Conard, 1925. Baudrillard, Jean. De la séduction. Paris, Éditions Galilée, 1979. ___________. L’Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976. CAMUS, Albert. Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942 CHEVALIER, J. et GHEERBRANT, A. Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982. DE TROYES, Chrétien. Le Chevalier de la charrette, Paris, Honoré Champion, 1970. GUELLATY, Sofia. Le Sablier, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2006. KAFKA, Franz. La Métamorphose, Paris, Gallimard « Folio classique », traduit par Claude David, 2000. NOTHOMB, Amélie. Stupeur et tremblements, Paris, Albin Michel, 1999. SARTRE, Jean-Paul. L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943. VOLTAIRE. Romans et Contes, Paris, Garnier Frères, 1960. VON FRANZ, Marie-Louise. L’Ombre et le mal dans les contes de fées, Paris, Éditions Jacqueline Renard, 1990. Site internet http ://le21eme.com/sofia-guellaty/ www.pinterest.com/sofiaguellaty/ http ://www.rst.ch/archives/tv/culture/hotel/3447575-albert-cossery.html 186 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Judith SINANGA-OHLMANN Université de Windsor Canada Raja SAKKA : imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? Les masses populaires tunisiennes aiment [l’émission télévisée Notre littérature en son temps], car elle trouve l’image de la Tunisie dans la littérature qui, dans ses buts, expose certains des problqui concernent leur vie quotidienne1. Cette remarque de Rachad Hamzawi trouve son écho dans les textes de Tahar Bekri, Marie Naudin et Isaac A. Ogunbiyi. Non seulement ils s’accordent sur le fait susmentionné, mais aussi ils reviennent tous sur les mêmes questions thématiques qu’Isaac A. Ogunbinyi a résumé en ces trois points : - Le thème du nouveau réveille qui apparaît après la léthargie religieuse et intellectuelle précédant la période du 20e siècle - Le thème politique et nationaliste ; et - Le thème de la condition économique et sociale des masses populaires2. Ces thèmes ou du moins certains d’entre eux se trouvent-ils dans ces deux œuvres de Raja Sakka : La réunion de Famille3 et Un arbre attaché sur le dos4 ? Cette écrivaine est-elle de ceux qui peuplent leurs fictions de faits 1 Trad. libre de ces propos : « The Tunisian masses enjoy the [television program Our Literature in its Time] because they found in the literature the image of Tunisia and in its goals certain issues concerned with their daily life », Rachad Hamzawi. « Realities of Contemporary Tunisian Literature », American Journal of Arabic Studies, vol. II, 1974, p. 59. 2 Trad. libre des propos d’Isaac A. Ogunbinyi recueillis de l’article : « Twentieth-Century Tunisian Arabic Creative Writing as a Study in the Social, Cultural and Political History of the Country », p. 61, cités en ces termes en anglais : (1) The theme of re-awakening from pre-twentieth century religious and intellectual lethargy; (2) The theme of politics and nationalism; and (3) The theme of people’s social and economic conditions. 3 Raja Sakka. La réunion de famille, Paris, L’Harmattan, 2007, 71 p. Les citations tirées de ce recueil sont indiquées par des chiffres et placées entre parenthèses. 4 ________. Un arbre attaché sur le dos, Paris, L’Harmattan, 2013, 150 p. Les citations tirées de ce roman sont indiquées par des chiffres et placées entre parenthèses. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie tirés de la réalité ou est-elle de ceux qui utilisent la littérature comme un jeu divertissant ? Qu’elle soit de ceux qui écrivent pour instruire ou qui le font pour divertir, de quelle manière s’y prend-elle et sous quelle forme d’écriture communique-t-elle à son public lecteur ? Telles sont certaines des questions auxquelles cette étude a essayé de répondre. Je me suis intéressée dans un premier temps au contenu des nouvelles du recueil La réunion de Famille dont j’ai essayé de comprendre les différents messages, si message particulier il y a. Je suis ensuite passée à l’analyse du roman Un arbre attaché sur le dos tout en essayant de le mettre en parallèle avec le recueil de nouvelles susmentionné. Avant toute réflexion sur le recueil de nouvelles de Raja Sakka, une question s’est avérée inévitable, celle concernant le titre qu’elle a choisi pour cet ouvrage - La réunion de Famille. La réunion de Famille ? Mais de quelle famille ? Celle de la nouvelle Une rencontre tardive ou celle de tous les déplacés et errants dont elle a peuplé aussi bien son recueil de nouvelles que son roman Un arbre attaché sur le dos ? S’il y a en effet un élément commun aux deux œuvres de l’auteure tunisienne et à tous les personnages dont elle a narré les aventures, c’est bien les thèmes de déplacement et des retrouvailles qui, de manières variées sont le résultat des problèmes soulignés par Isaac A. Ogunbinyi. Il est donc juste de reconnaître que ces migrations constantes qu’elles soient physiques ou mentales, volontaires ou choisies, puisqu’elles sont le lot de tous les personnages créés par Raja Sakka, présentent aux lecteurs un semblant de portrait familial. L’idée de « famille » est ainsi une sorte de « déjà vu » ou plutôt « déjà lu » d’une nouvelle à l’autre et des nouvelles au roman. En d’autres mots, tous les personnages de Raja Sakka semblent partager un gène de déplacement, ce qui fait donc d’eux une sorte de famille. Mais leur ressemblance ne s’arrête pas là ; ils sont tous d’une manière ou d’une autre pris dans les différentes situations dressées par Isaac A. Ogunbinyi dans sa liste thématique susmentionnée. Chacun dans son errance fait face ou est victime des problèmes politiques, nationalistes, sociologiques ou économiques. Par quels sentiers nous fait déambuler Raja Sakka dans son recueil de nouvelles et quelles situations thématiques nous fait-elle explorer dans chacun de ses textes ? La réunion de famille est un recueil de cinq nouvelles qui introduit aux lecteurs cinq principaux personnages tous en mal d’instabilité : Yasmine des Rencontres tardives, Hassan de La réunion de famille, Habib de la Fumée au premier wagon, Ilhem de En route pour Hori et la narratrice sans nom de La statuette perdue. Rencontres tardives est l’histoire de Yasmine, une jeune femme qui, pour tuer le temps, erre dans un aéroport où elle attend le vol qui doit la 188 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? ramener au bercail5. Alors qu’on n’apprend rien au sujet de la semaine de vacances qu’elle a passée dans un pays étranger, les dernières heures de son voyage sont remplies d’anecdotes suite aux rencontres qu’elle fait pendant son attente dans l’aéroport. Elle croise en premier un taximan antipathique et ensuite un maronite qui, comme on le lit dans la nouvelle, ayant été frôlé de près par la mort croquer la vie à pleine dent, et enfin Iheb - un chiite qui vénère son peuple voué au martyre et en guerre depuis 14 siècles. À travers les conversations qu’elle a avec ces trois inconnus, le lecteur est, de façon subtile, mené à réfléchir à des faits aussi graves que les conflits religieux qui un peu partout au monde sont la cause des instabilités sociales, du terrorisme, des pertes en vies humaines… Ce texte qui ne compte que 11 pages invite donc à réfléchir aux grands thèmes évoqués par Isaac A. Ogunbinyi. Jacques le maronite et Iheb le chiite représentent, dans leurs brefs témoignages, la question de politique et de nationalisme tandis que le taximan affiche la colère de celui qui est mécontent de sa condition économique et sociale. On peut même percevoir à travers les récits de Jacques et Iheb les querelles et conflits religieux qui opposent constamment les différents peuples du Moyen-Orient ce qui amène le lecteur à penser aussi au thème de la quête d’identité. En effet, les situations de conflits causent chez ceux qui y sont impliqués ou en sont victimes un désir d’appartenance à un groupe ou un autre ainsi que l’a démontré Amin Maalouf dans son texte Les Identités meurtrières6. Cela est justement le cas suggéré par le comportement de Jacques et Iheb qui ne semblent pas être à la quête d’une identité, mais plutôt sa confirmation. Suite aux problèmes auxquels ils ont dû faire face dans leur vie, ils s’alignent d’un côté ou de l’autre de leur société. Leur choix d’appartenance en est déterminé de la façon même dont l’explique Amin Maalouf dans son texte susmentionné7. Ceci est surtout apparent dans le personnage d’Iheb le Chiite qui dans sa conversation avec Yasmine insiste sur l’histoire de son peuple. Il la raconte d’une façon qui semble indiquer une certaine revendication d’appartenance, mais aussi son récit est comme un plaidoyer pour son peuple dont tout le monde devrait essayer de comprendre les actes à cause des péripéties qu’il a traversées et du mal qu’il a enduré. 5 Quoique le nom de l’aéroport où elle se trouve ne soit pas mentionné, Adel Latrech dans son compte-rendu publié dans La Presse de Tunisie (novembre 2007) dit que c’est l’aéroport de Beyrouth sans doute à cause des deux personnages que Yasmine y rencontre et avec lesquels elle a une conversation - Jacques le Maronite et Iheb le Chiite. 6 Amin Maalouf. Les identités meurtrières, Paris, Grasset & Fasquelle, 1998. 7 Dans son livre Les identités meurtrières, Amin Maalouf montre que dans ce monde conflictuel où une bonne partie de l’humanité vit, il est difficile, voire inconcevable, de n’avoir qu’une seule identité. Mais il insiste aussi sur le fait que bien des fois on est obligé de s’affirmer une identité particulière car on est souvent placé dans des situations ou on doit choisir un camp ou un autre si on est citoyen d’un pays divisé par des conflits soient politiques, soient religieux. C’est bien ce que semble être le cas de Jacques et Iheb dans la nouvelle rencontre tardives. 189 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie La deuxième nouvelle, La réunion de famille narre l’histoire d’Hassan, un homme qui retourne chez lui après 25 ans d’absence. Il se remémore son passé duquel surgissent des membres de famille séparés par diverses disputes - conflits d’héritage, rivalités, procès de querelles familiales… Le lieu où doit se rencontrer la famille est encore désert quand Hassan arrive et le temps d’attente lui permet de se laisser envahir par des souvenirs d’antan. Cependant, à la fin de la lecture de cette nouvelle, le lecteur reste sur sa soif, car les raisons derrière cette réunion ne sont pas élucidées. Il n’est pas clair non plus pourquoi Hassan qui revient chez lui après une longue absence de vingt-cinq ans ne soit pas l’invité d’honneur sur cette grande table dressée pour toute la famille. Le retour du fils prodigue n’est pas de toute évidence la raison de la réception organisée par la famille. Quelques indices semblent même suggérer qu’Hassan, qui par ailleurs est le narrateur de cette histoire, soit peut-être mort et que la réunion de famille n’ait d’autre motif que son enterrement. Observons ces propos à titre d’exemple : Tout à fait à gauche, devant une chaise en fer forgé ne se trouvait point de rectangle ni de plaque indiquant l’occupant de cette chaise. Était-ce un oubli ou s’agissait-il d’un invité de la dernière minute ? La réponse aurait été pour lui une énigme la veille. Mais maintenant, il ne pouvait pas faire semblant de l’ignorer, car cette réflexion était la seule logique et vraisemblable. (28) On se retrouve ici devant un des moments mystérieux de la nouvelle, car ce que le narrateur déclare savoir n’est pas communiqué au lecteur. L’invité qui manque est le seul dont le nom n’a pas été mis sur un rectangle et déposé sur un coin spécifique de la table est bien le narrateur, car le nom Hassan est celui qui y manque. Si donc le nom Hassan n’est pas sur cette table, c’est qu’il ne fait pas partie des invités ; or cela ne fait aucun sens puisqu’il dit qu’il est revenu au bercail après une absence de 25 ans. Mais aussi quand les convives arrivent à l’endroit où doit se tenir la réunion, il se joint à la foule et même aux tristes chants religieux qu’ils chantent et qui naguère lui faisaient peur. Le seul problème est que personne de cette famille n’émet aucune surprise de le revoir après une si longue absence. Aucun commentaire n’est fait sur sa présence un peu comme s’il était invisible à cette foule à laquelle il s’est pourtant joint. Au lieu des chansons gaies qui exprimeraient la joie de la famille à la visite de l’un de ses membres qui retourne au bercail après plusieurs années, c’est plutôt des mélodies mélancoliques et pas n’importe lesquelles, mais religieuses. Ailleurs dans la nouvelle, ce narrateur et invité invisible évoque quelles sortes de fleurs embellissent le lieu de la rencontre et parmi elles des « coquelicots rouges [qui] formaient des cercles dans l’herbe comme pour se concerter sur quelques sujets d’extrême gravité » (24). Cette description des coquelicots fait, ainsi qu’il le dit, penser plus à un moment triste que joyeux comme dans 190 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? la tradition occidentale où l’on utilise ces fleurs comme signe de souvenir des soldats tués sur les champs de guerre8. Mais là où le comble atteint son paroxysme est à la fin de la nouvelle où on lit : En second lieu, il constata que la terre avait été remuée autour d’un certain périmètre de la propriété, une dune de terre était apparue en conséquence. Enfin, il nota la présence de deux hommes qui s’affairaient. Il ne réussit pas à voir ce qu’ils faisaient exactement, car ils lui tournaient le dos. En regardant dans la direction de la porte d’entrée, il vit un flot d’arrivants l’assaillir et se retrouva tout d’un coup noyé dans une foule immense. Les chants religieux de la foule étaient si proches de lui qu’ils l’envahirent. Sans s’en rendre compte, il se joint à cette chorale. Il regarda dans toutes les directions, à part les hommes autour de lui, il n’y avait que des murs hauts peints en blanc. Au-dessus de lui, le soleil était haut dans le ciel bleu sans nuages. C’était bien l’heure convenue ! (32-33) Cette parcelle de terre qui a été remuée, des chants religieux tristes et puis tout d’un coup ce lieu qui au départ était décrit comme un terrain vague et complètement à découvert se retrouve soudainement délimité par des murs hauts peints en blanc est un moment de la nouvelle qui porte encore à confusion. Ce bout de terrain où la terre a été remuée a fait surgir en ma pensée l’image d’une grève récemment creusée alors que la présence des hommes uniquement en ce lieu suggère un enterrement, car dans la tradition musulmane, il est conseillé aux femmes de ne pas assister à l’inhumation d’un défunt. Un autre détail non moins important est la mention du soleil audessus de lui. La position du soleil est significative aussi, car elle permet à ceux qui sont chargés de l’enterrement de savoir dans quelle direction coucher le corps du défunt9. Tout est implicite dans cette nouvelle et c’est dans le non-dit et le symbolisme que réside sa richesse. Fumée au premier wagon est une autre nouvelle qui est pleine de moments mystérieux et qui est même plus énigmatique que le récit narré dans Rencontres tardives. En effet, si l’on peut se hasarder à donner un sens aux moments ombrageux de la nouvelle Rencontres tardives, les événements qui se déroulent dans Fumée au premier wagon se refusent au travail d’herméneutique si l’on peut dire. Habib, le narrateur est aussi gardé dans l’ignorance que le lecteur. Il est, comme les autres passagers dans ce train, prisonnier des bourreaux inconnus. Aucun d’eux ne sait ni les raisons pour lesquelles deux personnes ont été tuées et quatre autres blessées, ni pourquoi il y a un feu au premier wagon. Tout fait penser ici à un acte terroriste dont 8 Je pense ici à la journée du souvenir qu’on célèbre le 11 novembre en Europe et en Amérique et au chant-poème du Colonel canadien John McCrae « In Flanders Fields ». 9 C’est tout le moins mon interprétation et n’étant pas de religion musulmane, je pourrais me tromper sur bien des faits. 191 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie personne ne sait les raisons. N’importe qui peut en être victime y compris les journalistes dont le rôle est pourtant uniquement de s’enquérir de ce qui se passe. L’auteur n’a pas manqué de rappeler ce fait en faisant jouer le rôle de journaliste à l’un des passagers de ce train pris d’assaut par on ne sait quels diables. Diables, car il me semble que la vitesse à laquelle il roule ne saurait mener ailleurs qu’aux enfers. Pour souligner combien cet acte de terrorisme est ignominieux, son choix s’est porté sur Moez un jeune homme en proie au désir d’aller retrouver sa bien-aimée. Comme ce dernier ne peut plus tenir en place dans ce moment d’ignorance qui risque de l’éloigner de son amour au lien de l’en approcher, c’est lui qui décide de se porter volontaire pour jouer à l’envoyer spécial. Ceci rappelle la vulnérabilité de ceux qui exercent ce métier, mais aussi la triste réalité que ce sont toujours des êtres innocents qui se font tuer. Cette nouvelle donc, comme la première et la deuxième histoire narrées dans le recueil de Raja Sakka, met en évidence des faits graves comme les conflits entre différentes sectes religieuses, le terrorisme, les mésententes et querelles familiales qui sont tous des problèmes de la vie quotidienne ainsi que l’ont souligné les auteurs que j’ai évoqués précédemment. Raja Sakka ne fait donc pas exception. Elle aussi, comme ses compatriotes tunisiens, utilise la littérature comme un outil de mise en garde pour ne pas dire de dénonciation, un outil pour la mise en scène des problèmes de la vie quotidienne non seulement en Tunisie, mais dans la plupart des pays du Maghreb et du Moyen-Orient. Quant aux deux dernières nouvelles du recueil, quoiqu’elles contiennent des sujets sans gravité, elles ne sont pas moins révélatrices de la hantise de l’auteur du désir d’habiter dans un monde stable dans lequel règne la paix et le droit de rêver au bonheur. Si la nouvelle En route pour Hori témoigne de cette quête d’un monde meilleur qui transparaît dans les rêves de la narratrice, celle de La statuette dérobée, quoiqu’elle laisse croire à une invitation aux aventures amoureuses, elle ne met pas moins au centre du récit Athéna, la déesse grecque aux conseils de sagesse, mais aussi déesse de la guerre et protectrice des cités. Dans En route pour Hori, nous avons une narratrice libérée des traditions anciennes qui met la femme au service de son compagnon marital et qui, au lieu d’assumer ce rôle se laisse embarquer dans un univers peuplé de rêves. Ce refus du rôle de compagne aux petits soins pour son partenaire est exprimé dans la réponse négative qu’Ilhem la narratrice donne à Noureddine son compagnon lorsque celui-ci lui demande de lui préparer un café10. Observons ce petit dialogue inséré dans un discours direct dans la narration : 10 Pour plus d’information sur la situation sociale de la femme tunisienne, lire l’article de Tahar Bekri « Femmes écrivaines de Tunisie » dans lequel il a déclaré : « Certes les lois tunisiennes sont parmi les plus courageuses du monde arabo-musulman et ceci est un fait incontestable, mais les interdits, les tabous, les obstacles qui proviennent du poids des 192 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? Noureddine s’approcha de moi. « Tu me prépares un café ? Je ne peux pas, je fais faire la sieste. Tu ne perds jamais l’occasion de dormir, toi ! » (53) J’ai également noté dans cette nouvelle que ce n’est pas le terme de mari ou époux qui est employé, mais celui de « compagnon » qui peut bien désigner un mari tout comme un partenaire avec qui l’on est lié sans que l’on soit nécessairement passé par un acte de mariage légalisé. Ceci est en soi une manifestation d’un état de libération de celle qui parle, état qui est aussi renforcé dans ce refus de lui préparer du café. Au lieu de s’acquitter de cette tâche, Ilhem choisit la sieste - symbole d’évasion du monde réel vers celui du rêve. Avant de se plonger dans le sommeil, la narratrice raconte un autre moment d’évasion où en flottant dans l’eau, non seulement elle se libère du monde, mais comme elle le dit elle se voit aussi « délivrée des problèmes liés à son corps ». Nombreux textes écrits par des femmes, surtout les ouvrages de celles qui se reconnaissent comme féministes, traitent du corps de la femme et de comment, quand il n’est pas le lieu du désir et des sensations, il devient emprisonnement. Si En route pour Hori est le témoignage de celle qui se libère de son quotidien et de la prison que constitue son corps que ce soit du fait de sa féminité en proie aux contraintes sociales ou à la vieillesse, l’héroïne sans nom de la statuette dérobée est plutôt toute sensation et désir. Comme Ilhem, elle s’évade de la vie ordinaire pour s’aventurer non dans le rêve, mais dans le souvenir d’un moment vécu avec un ancien amour. Telles les protagonistes d’une série télévisée qu’elle regarde et qui la sortent de son monde réel, elle sent son corps se transformer en désir, la même sorte de désir que Marguerite Duras voit comme l’objet qui peut donner un caractère particulier à l’écriture des femmes ainsi que l’a constaté Jean Soumahoro Zoh dans ces propos11 : […] Marguerite Duras, elle estime que c’est par l’expression du désir que la femme peut donner à son œuvre un caractère particulier : « La femme c’est le désir. On n’écrit pas du tout au même endroit que les hommes. Et quand les femmes n’écrivent pas dans le lieu du désir, elles n’écrivent pas, elles sont dans le plagiat12. traditions, parfois tout simplement de reflexes machistes, restent vivaces », « Femmes écrivaines de Tunisie », in De la littérature tunisienne et Maghrébine et autres textes, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 34. 11 « L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala et la problématique d’une écriture africaine au féminin » consulté le 18 novembre 2014 sur le site http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/8710.pdf, p. 343. 12 Dominique Viart. Le roman français au XXème siècle, Paris, Hachette, 1999, p. 96. 193 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Jean Soumahoro Zoh a recueilli d’autres propos aussi intéressants au sujet du corps de la femme dans les œuvres d’auteurs féminins. Il cite entre autres Béatrice Didier et Béatrice Rangira Gallimore dont les critiques illustrent bien les deux dernières nouvelles du recueil de nouvelles La réunion de Famille de Raja Sakka13. À titre d’exemple : La présence de la personne et du sujet impose immanquablement la présence du corps dans le texte. Et il est évident que c’est peutêtre le seul point sur lequel la spécificité soit absolument incontestable, absolue. Si l’écriture féminine apparaît comme neuve et révolutionnaire, c’est dans la mesure où elle est écriture du corps féminin, par la femme, elle-même. […] On assiste alors à un renversement : non plus d’écrire […], mais exprimer son corps, sentir, si l’on peut dire de l’intérieur : toute une foule de sensations jusque-là un peu indistinctes interviennent dans le texte et se répondent. Au vague de rêveries indéterminées se substitue la richesse foisonnante de sensations multiples14. Je n’ai pu m’empêcher de trouver en cette citation un lien avec le récit de la nouvelle La statuette dérobée de Raja Sakka comme dans ce passage : Je trouvai un réconfort dans les actions, les amours et les déconvenues des protagonistes. J’essayais de me mettre à la place de l’héroïne qui voyait, le cœur battant, l’homme qu’elle avait rencontré, il y avait quelques jours, s’approcher d’elle avec un regard plein d’amour et de désir. J’arrivais à sentir la panique, le désarroi mêlé à l’excitation de l’héroïne et j’en arrivais à éprouver un plaisir presque physique. (65) Cette panique, ce désarroi mêlé à l’excitation qui consument l’héroïne ne durent qu’un court instant, car aussi vite qu’elle s’était laissée prendre au piège du rêve, aussi rapidement qu’elle en avait été arrachée par la constatation d’un objet manquant tout près du téléviseur dont les images lui avaient servi d’échappatoire. La panique et le désarroi sont bien le signe que même dans un moment d’égarement, cette femme reste enchaînée à son quotidien, puisqu’elle avoue « Tout d’un coup arrachée à un monde irréel et qui somme toute ne me concernait que très peu, mon regard fut alerté par une anomalie constatée dans le paysage habituel » (65). 13 Je pense aux propos que Jean Soumahoro a tirés de ces ouvrages critiques : L’écriturefemme de Béatrice Didier publié aux éditions PUF, 1981 et L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala : le renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne de Béatrice Rangira Gallimore publié chez L’Harmattan, 1997. 14 Béatrice Didier. L’écriture-femme, Paris, PUF, 1981, p. 35. Propos cités par Jean Soumahoro dans son article « L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala et la problématique d’une écriture africaine au féminin » consulté le 18 novembre 2014 sur le site http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/8710.pdf, p. 343. 194 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? Quoique le mot « paysage » ici réfère en premier à l’idée d’un lieu tout simplement, force est de reconnaître qu’il pourrait aussi être appliqué à la condition d’existence de celle qui raconte l’histoire et même à la condition des femmes au foyer en général. Il nous est suggéré dans cette courte nouvelle la vie de trois différentes femmes. Celle de la narratrice, celle de la mère de Farid - l’amour du passé de la narratrice -, mais aussi la condition de la femme que Farid a épousée. Observons à titre d’exemple ces propos : Je sentis toute énergie me quitter définitivement comme si cette statuette m’avait maintenue en vie toutes ces années. Elle était - je m’en rendais compte sur le coup - l’aimant qui me ramenait à cet appartement quelconque, sans âme, toutes les fois qu’il me prenait l’envie de changer de vie, de lieux ou de paysages. (68) Cette citation ne trompe point quant à l’absence de bonheur dans la vie conjugale de la narratrice. La disparition de la statuette est le moment pour elle de s’apercevoir qu’elle vivait comme dans un songe donc le mensonge puisque quoique mariée, sa joie de vivre ne tenait qu’à un souvenir d’un moment de bonheur avec un autre homme. Quant aux deux autres femmes, leur sort ne semble pas être ou avoir été plus enviable. Ainsi, lorsqu’elle apprend la mort de Houria, ce qu’elle pense n’indique point que cette protagoniste ait vécu heureuse ou que sa mort ait mis fin à sa misère. Examinons la remarque de la narratrice tout de suite après qu’elle ait entendu qu’Houria n’était plus : Chère Houria, le temps ne l’avait pas épargnée. Le temps qui m’avait terrassée et délavée l’avait rayée de la surface de la Terre pour qu’elle vive dans son ventre une autre histoire. (70) L’adjectif « chère » qui qualifie Houria dans la citation ne porte pas seulement le sens de l’être aimé/regretté mais aussi de celui que l’on plaint. La défunte dont le souvenir ne fait surgir aucun autre sentiment que celui de repli sur la souffrance endurée ne saurait être la représentation du bonheur qu’il soit conjugal ou autre. La surface de la Terre dont elle a été arrachée est le lieu où se trouve « terrassée » la narratrice. Le mot « terrassée » a dans cette citation aussi bien le sens d’être vaincu/abattu que celui d’être retenu contre son gré. Vivre sur cette terre décrite par la narratrice ou en être englouti pour devenir prisonnier de son ventre n’a rien de positif. Par ailleurs, l’idée de « ventre » fait à nouveau penser à un emprisonnement. Ainsi, pour Houria, que ce soit la vie sur terre ou dans le ventre de cette dernière, c’est toujours la même histoire qui recommence. En effet, le déterminant « une » qui précède le mot « histoire » ne suggère pas le sens de ce qui est indéfini ni nouveau, mais de ce qui se répète/éternel recommencement. 195 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie La troisième femme de cette nouvelle est l’épouse de Farid l’ancien amour de la narratrice. Un passage du récit nous suggère l’idée que cette dernière a été abandonnée par son mari. A-t-elle divorcé ? Est-elle peut-être obligée de partager son conjoint avec une autre ? A-t-elle, comme la narratrice, été trahie par Farid ? Si le récit n’est pas clair sur ce point, il ne laisse aucun doute sur le fait que Farid et son épouse vivent séparés. En témoigne cette remarque : - « Monsieur Farid est-il là ? - Farid ? C’est mon père ! il habite à Gafsa ! » Pourquoi Gafsa ? Farid était comptable. Pourquoi irait-il s’installer à Gafsa ? (70-71) Ces questions que se pose la narratrice fournissent en même temps des réponses quant aux raisons de l’existence certaine de Farid à Gafsa. Existence certaine, car son fils affirme qu’il habite à Gafsa et non qu’il y travaille ou qu’il y est en voyage. Mais aussi son étonnement et interrogation lorsque le nom de son père est prononcé, un peu comme si cela le surprenait que quelqu’un s’enquiert de lui à cette adresse, confirme également qu’il est inhabituel que l’on cherche à le joindre à ce numéro de téléphone. L’étrangeté de cette histoire est renforcée par les questions de la narratrice dont on peut déduire quelques hypothèses : d’une part, que Farid a peut-être divorcé de sa femme d’autre part, qu’il a pris une deuxième épouse ou qu’il a simplement abandonné la mère du garçon qui parle. Les questions de la narratrice réfutent cependant la possibilité que Farid habite à Gafsa pour son travail et semblent dire qu’aucune raison ne peut soutenir cela. La mère de l’enfant dans cette scène rejoint donc le lot des deux autres femmes dans cette nouvelle - celui d’une existence où le bonheur conjugal n’a pas de place. Le dernier paragraphe de cette nouvelle est aussi intéressant pour ce qui est du sort de la femme mariée/mère. On sent comme une sorte de fatalité dans la voix de celle qui annonce les dernières phrases de l’histoire de La statuette dérobée. Ainsi conclut-elle son récit : C’en était fini de mes rêves. Mon fils m’appelait pour me montrer ses devoirs. Je quittai mes pensées et ma vie pour réintégrer la vie de mon fils et la vie tout simplement. (71) Cette note finale nous suggère le portrait d’une femme qui ne vit pas pour elle-même, mais surtout pour les autres. Quant à sa vie, elle n’a aucun sens spécial, c’est un sort qu’elle a accepté, une existence dont elle n’obtient nulle autre satisfaction que celle de vivre tout simplement. 196 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? À ce sujet, Zouhou Harbaoui a remarqué : Même avec une once de regret, cette femme va se tourner vers le présent et l'avenir quand son fils l'appela pour lui montrer ses devoirs, au sens propre comme au sens figuré. D'ailleurs, Raja Sakka fait dire à son personnage, en conclusion : « Je quittai mes pensées et ma vie pour intégrer la vie de mon fils et la vie tout simplement »15. Ce qui est le plus frappé dans ces propos de la narratrice de la nouvelle La statuette dérobée n’est pas la décision de cette dernière de se tourner vers le présent ni vers l’avenir comme l’a remarqué Harbaoui, mais plutôt l’aveu de quitter « ses pensées et sa vie ». Il me semble que ses propos font allusion au fait qu’en dehors de ses devoirs en tant que mère et sans doute épouse, il y a une autre vie à laquelle elle aspire et à laquelle elle n’a accès qu’à travers le rêve, car sinon quel autre sens donner à sa remarque « je quittai ma vie… » ? Quelle est donc son autre vie en dehors de celle dont elle rêve ou qu’elle imagine en regardant ces séries télévisées ? D’ailleurs en disant « je quittai ma vie », ne confirme-t-elle pas par cela qu’elle mène une double vie - une qui est sa routine quotidienne et l’autre qui n’a d’existence que dans ses pensées, ses rêves. Ne pouvant donc pas avoir celle qu’elle imagine, elle prend la décision de se tourner vers la réalité, ce qui est à mon avis une sorte de résignation. Cette dernière nouvelle a mis en scène la vie des femmes et leur condition sociale un peu comme si en clôturant son recueil de cette manière, Raja Sakka pensait déjà à un prochain ouvrage dans lequel elle allait se concentrer sur une histoire qui explore plus en profondeur la condition féminine d’où la création de l’aventure/mésaventure de Nora l’héroïne du roman Un arbre attaché sur le dos. Ce livre ne présente cependant pas seulement la question de la condition féminine, mais aussi celle de l’idée d’errance et de la quête d’identité bien mises en évidence également dans le recueil de nouvelles La réunion de Famille. Un arbre attaché sur le dos : de quoi s’agit-il ? Un arbre attaché sur le dos raconte principalement l’histoire de Nora, une femme qui décide un jour de quitter sa ville natale pour aller s’installer dans un village loin des siens. Elle est dans la quarantaine au moment où elle prend cette décision et ce n’est que vingt ans plus tard qu’un événement étrange la force à prendre le chemin du retour au bercail. Le roman commence par ce moment, qui est comme une sorte d’appel magnétique auquel, même si Nora, qui est aussi la narratrice, l’avait voulu, n’aurait pu 15 Propos tirés du compte-rendu de Zouhou Harbaoui consulté le 30 mai 2014 sur ce lien http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=14295 197 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie résister, mais aussi toute l’œuvre est construite autour de cet événement déclencheur. On nous présente donc dans l’incipit Nora qui aperçoit au loin une lumière par laquelle elle est attirée et quand elle parvient à l’endroit d’où provenait cette dernière, elle se trouve face à face avec deux hommes qui lui intiment l’ordre d’emporter avec elle un jeune arbre qu’ils avaient dans une tente. Ce qui est plus étrange n’est pas le fait que deux inconnus lui ordonnent de prendre cet arbre, mais surtout qu’ils réussissent à la convaincre de force que c’est son enfant. Ainsi raconte-t-elle : Alors, en montrant l’arbre, il me fit signe que c’était mon enfant et que je l’avais porté dans mon ventre. Là, je fus vraiment indignée. […]. Mais c’est ton enfant, c’est toi qui l’as mis au monde. (6) Que peut donc symboliser un arbre ? Et que penser de ce dernier s’il lui est donné des qualités humaines et que l’on vous convainc de plus qu’il est votre progéniture ? Les lecteurs et le personnage à qui arrive l’aventure entrent dans une sorte de symbiose, car ni le personnage qui vit l’histoire ni le lecteur à qui elle est racontée ne reçoivent aucune explication de l’auteur. Raja Sakka a choisi de faire de son héroïne Nora une narratrice homodiégétique dont la seule fonction est de raconter le récit. Nora embarque donc le lecteur dans son aventure et ensemble ils parcourent le chemin sans qu’une voix externe vienne éclairer le lecteur des moments mystérieux qu’elle traverse. Les questions qu’elle pose aux deux inconnus, son bouleversement lorsqu’ils lui ordonnent de prendre l’arbre et de l’accepter comme son enfant est un moment aussi consternant pour les lecteurs. Ce sentiment de consternation est néanmoins ce qui suscite la curiosité et l’intérêt dans la suite de l’histoire relatée dans Un arbre attaché sur le dos. L’arbre en question est « un jeune arbre avec, au bout de son tronc, des racines… » (6). Ce n’est donc pas seulement un arbre, mais un jeune arbre et qui a des racines. L’adjectif « jeune » est sans doute ce qui a fait dire à Harbaoui qu’« On ne peut rattraper le temps passé… » dans son introduction du compte-rendu du roman de Raja Sakka. Quant à Samia Harrar, elle n’a opté que pour le seul mot : « Racines… » et a procédé ensuite par une série de questions : Qu'est-ce que cela veut-il dire au juste ? Qu'il faut trancher dans le vif, pour pouvoir avancer, sans avoir à ployer sous un quelconque poids, qui s'appellerait regret ou nostalgie, et qui vous ferait le pas lourd, et la démarche hésitante, devant les contingences d'une vie, qui n'aurait pas été choisie, mais subie ? (1) « Jeune », c’est le temps passé et révolu que la narratrice ne pourra plus jamais rattraper malgré son désir de se rajeunir en s’embarquant dans une relation amoureuse avec Marouene l’exilé dont elle fait la rencontre une fois de retour au bercail. Mais comme cet homme étranger, elle est aussi devenue 198 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? une inconnue à Soba - sa ville natale -, car tous ceux qu’elle connaissait, sauf son amie d’enfance Olfa, ont déménagé ou sont peut-être décédés. Quelle importance donner à l’idée de « racines » ici puisque comme on le montre dans le roman, personne ne veut de son arbre dans Soba ? L’arbre me semble être la narratrice elle-même, un fruit de son imagination comme la vie des rêves de la femme de La statuette dérobée. Sans s’en rendre compte, le désir de retrouver les siens et ce qu’elle croit avoir perdu en les quittant est ce qui a fait naître en Nora le fantasme de l’arbre-enfant que lui offrent les deux inconnus. Ce moment du roman fait par ailleurs penser à l’histoire d’Abraham dans la Bible lorsque trois inconnus envoyés de Dieu le surprennent devant l’entrée de sa tente et lui révèlent qu’il allait avoir un enfant alors que lui-même et son épouse Sara étaient déjà trop âgés pour procréer. Sara qui avait entendu toute la conversation à l’intérieure de la tente avait ri en entendant cela, car une telle révélation lui semblait impossible. L’analogie entre Sara et Nora s’arrête là cependant, car Sara désirait procréer alors que Nora dit n’en avoir jamais eu le désir. Mais Nora étant de toute évidence musulmane et donc de religion abrahamique, elle a ceci de commun avec Sara, l’un des rôles que doit assumer une femme est la procréation16. Or, Nora avoue : « Les enfants, ça ne me disait pas grandchose et voilà que deux hommes me mettaient un arbre de force sur le dos et prétendaient que c’était mon enfant » (14). N’y a-t-il pas ici ressemblance entre les propos de la protagoniste du récit de La statuette dérobée et la situation dans laquelle est mise Nora dans la citation ci-dessus ? Nora est forcée d’accepter la maternité et toutes les responsabilités qui en découlent de la même manière que l’héroïne de La statuette dérobée qui n’a pas d’autre choix que de s’y résoudre. En cela transparaît le thème de la condition féminine qui est également bien évidente dans la nouvelle En route pour Hori. Quant au roman Un arbre attaché sur le dos, la problématique de la condition féminine y a été mise en évidence à travers le portrait de deux femmes - Nora et sa camarade d’enfance Olfa. L’onomastique me semble avoir une certaine importance dans Un arbre attaché sur le dos et j’aimerais commencer mon analyse de ces portraits de femmes par l’explication des prénoms que l’auteur a choisis. Le prénom Nora renvoie à l’idée de lumière et il y a quelques indices dans le roman qui soutiennent cette idée. Pensons à la lumière par laquelle elle est attirée au début de son aventure quand elle se laisse guider par l’éclat qui l’a conduite jusqu’à la tente des deux inconnus qui lui donnent l’arbre. Mais aussi on voit en elle un être qui symbolise la lumière par l’éclat même de son intelligence et par son désir pour l’accomplissement et l’excellence. Quant à Olfa dont le prénom 16 Sa camarade d’enfance essaie de l’en convaincre en lui disant : « Es-tu sûre que l’arbre que tu as planté rue des Tulipes n’est pas une sorte d’enfant que tu n’as jamais eu ? Tu aurais voulu l’installer là où tu as été élevée toi-même. Tu es sûre que ce n’est pas ça ? », p. 77. 199 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie signifie « entente, amitié et sociabilité », le rôle qui lui échoit dans le roman semble corroborer aussi avec le sens de son nom - elle est la seule personne du passé de Nora qui va la couvrir de son amitié et va essayer de la comprendre. Elle est aussi joviale en toutes circonstances et semble avoir accepté sans aucune résistance17 la place que la société lui a réservée. En effet, bien qu’à l’école elle était aussi intelligente que Nora, il est suggéré qu’un avenir brillant qu’elle aurait pu avoir a été empêché par le fait qu’elle était belle et que de son propre gré (ou à cause de sa famille) aurait pris le choix de se marier à un âge précoce. Olfa est décrite ainsi dans le roman : Olfa était belle avec ses longs cheveux noirs. Pendant la fête de l’école, c’était elle qu’on habillait élégamment pour présenter les manifestations. De surcroît, elle était la première de la classe. (30) L’expression « de surcroît » confirme qu’à son intelligence s’ajoutait le charme de sa beauté et on dirait même que par « surcroît », la narratrice veut insinuer qu’Olfa était première de la classe plus grâce à ses traits physiques avantageux qu’à cause de son intelligence supérieure à celle de ses camarades de classe. En témoignent ces paroles qui ne font que reprendre de façon plus explicite celles de la page trente citées ci-dessus : J’avais bien eu une Olfa dans ma classe, la plus belle et aussi la plus brillante. Elle se mettait presque toujours au premier rang et les instituteurs étaient tous sous son charme, me semblait-il. Comme j’étais ignorée dans ma classe malgré mes bonnes notes, je l’enviais. (64) Il serait juste de noter que dans toutes les cultures humaines, c’est une double aubaine que d’avoir la beauté et l’intelligence spécialement en ce qui concerne les femmes. Cependant, il est aussi juste de dire que la beauté chez une femme, si elle peut être avantageuse, elle peut aussi jouer un rôle négatif ainsi que cela est suggéré dans le cas d’Olfa. Contrairement à Nora qui parce qu’elle n’était pas belle n’avait pu trouver un mari et avait même dû s’isoler pour ne pas être un fardeau pour sa famille, Olfa, elle avait été obligée d’interrompre ses études pour se marier à l’âge de 18 ans. Aucune des femmes n’a pu trouver le bonheur. Nora malgré sa réussite professionnelle a été obligée de se condamner à une existence solitaire18. Quant à Olfa, comme dans le sens même de son prénom - entente, amitié et sociabilité - elle s’est docilement inclinée devant un destin qui lui a été tracé par la société et 17 Excepté ces deux divorces inexpliqués. C’est sans doute à cela que Samia Harrar fait allusion quand elle explique le sort de Nora en termes de « contingences d'une vie, qui n'aurait pas été choisie, mais subie ? », arbre attaché sur le dos de Raja Sakka « Racines…. » (Compte-rendu consulté sur http://www.editionsharmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=14295, le 30 mai. 18 200 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? quoique toujours amicale et sociable ainsi qu’on s’en aperçoit dans son accueil pour Nora, sa vie n’a été ni plus enviable ni plus heureuse. Une conversation entre ces deux femmes nous en dit un peu sur la vie d’Olfa : -Est-ce que tu as travaillé ? me demanda-t-elle [Olfa] -J’étais employée dans une entreprise, répondis-je [Nora]. -Moi, je n’ai jamais travaillé ailleurs qu’au bain maure qui appartient à ma famille. -Comment ? Une élève aussi brillante, je l’imaginais médecin, avocate ou professeur. Comme si elle prévenait une question, elle ajouta : -J’ai dû interrompre mes études tôt, car je me suis mariée à l’âge de dix-huit ans. […]. (75) Je vis toute seule, j’ai divorcé deux fois et je n’ai pas eu d’enfants. (77) La beauté d’Olfa ne l’a pas préservée d’une vie de solitude tout comme la réussite professionnelle de Nora ne lui a pas permis de se marier et de se sentir plus acceptable dans la société. Cet arbre-enfant qu’elle s’invente a sans doute un autre sens que celui de retour aux racines, il exprime aussi ses regrets et son désir de se réinventer. Seulement est-il possible de rattraper le temps perdu, pour revenir à la remarque de Zouhour Harbaoui ? La réponse est dans deux autres thèmes mis en évidence dans le roman - l’errance et la quête d’identité - bien aussi représentées dans le rôle joué par l’arbre. Après plusieurs jours de discussions, la ville de Soba accepte de laisser vivre l’arbre que Nora a planté sur la rue de son enfance malgré sa couleur rougeâtre qui le différenciait des autres et dérangeait au départ les gens de Siba. Nora le raconte ainsi : « Ils ne voulaient pas de l’arbre juste parce qu’il avait une couleur rougeâtre, différente de celle des autres arbres ou parce qu’il n’avait pas été planté par un des leurs. Ils ne voulaient pas de moi non plus » (44). En lisant ce passage, j’ai eu du mal à ne pas penser que Nora soit elle-même symbolisée par l’arbre. Son idée du bonheur réside uniquement dans l’enfance qu’elle a vécue sur la rue où elle planté l’arbre et rien d’autre dans sa vie ni aucun autre lieu ne peut lui permettre de retrouver la paix et le bonheur. Il me semble que l’on a affaire à une quête de soi, mais comme ce soi a été altéré par une longue absence, le retour ne peut pas se faire sans difficultés comme le rejet, le dépaysement… Vingt ans d’absence est un long vide difficile à combler même si la distance entre le bercail et le lieu d’origine n’est pas si grande ainsi que cela est le cas dans l’histoire de Nora. Quoiqu’elle retourne dans son lieu de naissance, après vingt ans d’existence menée ailleurs et en silence, son statut est le même que celui d’un vrai exilé tel Marouene l’homme étranger qu’elle rencontre à l’hôtel. Au moment où il s’inquiète du fait qu’il est sans papiers donc illégal, Nora, elle, sait que 201 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie personne ne peut l’expulser de cette ville et cependant pendant plusieurs semaines suivant son retour, elle n’y est pas plus tolérée et c’est ce que le rejet de son arbre symbolise. L’arbre qui est différent des autres, l’arbre qui est d’une couleur rougeâtre, c’est bien Nora qui a changé et qui n’est plus la femme peureuse qui avait choisi de s’exiler plutôt que d’affronter la vie que ceux de Soba lui destinaient. La couleur rouge de l’arbre symbolise la force de résistance dans la femme mûre qu’est devenue Nora. Si elle a réussi à s’imposer et forcer la ville à l’accepter, elle n’a malheureusement pas à accepter ce que cette ville était devenue en son absence et elle n’a pas non plus réussi à s’y réhabituer. Ni les sentiments qu’elle ressent pour Marouene, ni son amitié pour Olfa ou sa reconnaissance envers Nizar ne lui ont pas permis de s’y sentir épanouie comme pendant son enfance. L’arbre qu’elle avait planté et pour lequel elle s’était battue pour qu’on le laisse vivre est de nouveau déraciné, mais cette fois-ci par ceux qui le lui avaient imposé comme son enfant. Aucune explication ne lui est donnée par ces derniers ni même la femme au caftan africain qui lui avait conseillé d’aller le planter là où il allait s’épanouir. L’arbre, les deux hommes, la femme africaine ne sont tous qu’une personne à mon avis - Nora elle-même. Quand enfin elle se rend compte que Soba est trop loin dans ses souvenirs et qu’on ne peut pas rattraper le temps perdu, le retour aux origines et l’épanouissement, là où on a vécu, ne sont pas toujours possibles. Cela, c’est aussi un peu l’exil. Le retour aux origines ne garantit pas le bonheur et il vaut mieux, sans doute comme Nora, le reconnaître et cesser de se faire violence pour le temps qu’on ne peut pas rattraper. 202 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ? 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Les deux textes, de l’aube au crépuscule, racontent à tour de rôle, la vie de Leïla et d’Iteb, deux jeunes métisses tunisiens qui s’aiment depuis l’enfance et vivent une passion contrariée par les difficultés de la vie, les préjugés racistes de leurs familles respectives autant que ceux de la société. Cela dit, en ce qui me concerne, l’intérêt de ce diptyque ne réside pas dans le sujet en lui-même mais dans l’omniprésence d’un important intertexte poétique et musical que je me propose d’analyser dans le présent essai. L’amour éternel mais contrarié de Leïla et Iteb est évidemment une référence à la célèbre histoire de Madjnoun et Layla ou le fou de Layla qui hante l’imaginaire arabe depuis le VIIIème siècle3. La réalité historique du poète est contestée mais ses poèmes ont été traduits dans plusieurs langues et l’histoire du « Fou de Layla » a inspiré de nombreux écrivains dont Le fou d’Elsa d’Aragon pour ne citer que celui-là. André Miquel qui a traduit les poèmes de Qays en français déclare que : « Majnun, selon toute apparence, 1 Sonia Chamkhi. Leïla ou la femme de l’aube, Tunis, Elyzad 2008. La référence à ce roman est indiquée comme suit [LL] suivie d’un chiffre placée entre parenthèses. 2 _____________. L’homme du Crépuscule,Tunis, Arabesques 2013. La référence à ce roman est indiquée comme suit [LC] suivie d’un chiffre placée entre parenthèses. 3 La légende raconte que : Quays Banou-‘Amir Ibn Sa’sa’a, appelé Madjnoun Layla, ‘le Fou de Layla’ a laissé un ensemble de poèmes consacré à celle qu’il a aimée jusqu’à en perdre la raison. Le père de Layla, refusant Quays, marie sa fille à Ward Ibn Mouhammad. L’amant erre à demi nu dans les lieux déserts, ne recouvrant sa raison que pour chanter celle dont il est passionnément épris. René R. Khawam. La poésie arabe des origines à nos jours, Paris, Éds Marabout université, 1967, p. 95. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie n’a jamais vécu. Et pourtant, il existe. La légende, pour lui, a forcé la main à l’histoire4. Cet hypotexte5 du mythe de l’amour éternel se dessine en filigrane dans les deux romans et constitue la charnière du diptyque. Comme un fil d’Ariane, il nous mène dans les diverses péripéties de la vie de Leïla et d’Iteb, une existence ordinaire qu’ils vivent séparément puisque Leïla est en Tunisie et Iteb exilé dans le désert de « la grande ville du nord », alias Bruxelles. Contrairement au poète légendaire, c’est Leïla qui écrit son amour, non pas à l’aide de poèmes mais de lettres destinées à Iteb. Ces dernières sont au nombre de quatorze, chacune précédées par un texte relativement court narré à la troisième personne décrivant divers aspects de la vie de la jeune femme. Le roman s’ouvre par ce qui pourrait être considéré comme un avant- propos et se termine par un post-scriptum. À travers tout le texte, hormis les lettres, une voix narratrice commente la vie de Leïla et ses états d’âme. Dès l’avant-propos, la narration à la troisième personne est brièvement interrompue par la voix de l’héroïne : Je suis Leïla, j’ai trente ans. Je suis métisse, divorcée et stérile. […] J’ai cru au plus versatile des sentiments : l’amour. Je l’ai exalté et lui ai attribué le prénom d’un homme, Iteb, mon amoureux d’enfance qui vit au-delà de l’autre rive de la Méditerranée, là où le soleil se couche. (LL, 11) Cette intrusion inattendue de la voix de Leïla dans la narration à la troisième personne, se poursuivra à travers les lettres de cette dernière qui interrompent le récit à intervalles réguliers. À la fin du texte, dans le postscriptum, la voix narratrice résume la vie de Leïla avec une certaine ironie : « Elle a la forte intuition que son histoire amoureuse n’est au fond qu’un pauvre récit, fait de morceaux, d’emprunts et de citations » (LL, 189). Remarquable changement de ton, entre la première et troisième personne, indiquant une dissension entre le point de vue de la narration et celui de Leïla. Ce glissement discordant transforme le discours narratif à la troisième personne en une sorte de dialogisme dominé par une voix narratrice-témoin. En fait Leïla ou la femme de l’aube est un récit à deux voix contradictoires, truffées de citations hétéroclites autant littéraires que musicales. À ces deux voix s’ajoute celle de Nada, l’amie d’enfance qui elle aussi écrit des lettres passionnées à un supposé amant dont la réalité est sans importance puisque pour la jeune femme : « Peu importe qui il est, il me donne l’occasion de rêver, je prends ce qu’il y a à prendre. […] Je ne veux pas le connaître, je préfère l’inventer » (LL, 154). Peut être est-ce le grand dilemme de Leïla qui ne peut inventer Iteb puisqu’il existe dans toute sa complexité. Quoiqu’il en soit, à en croire la 4 Cité par http://fr.wikipedia.org/wiki/Majnoun-et-Leila André Miquel. L’amour poème, 1996, p. 11. 5 Voir Gérard Genette. Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. 206 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi voix narratrice, Leïla est incapable de surmonter les préjugés racistes de sa mère et de sa société et bien que métisse elle hésite à enfreindre les tabous raciaux : « En réalité, Leïla n’osait lier son destin à celui d’un Noir, fût-il l’authentique amour de sa vie » (LL, 38). Un commentaire nié par la jeune femme qui dans la troisième lettre dit tout le contraire : Moi, Iteb, c’est toi que j’épouserai ! J’aurai des enfants qui auront la noirceur de la nuit et son mystère […] Et ils prendront le bateau des négriers dans le sens inverse » (LL, 44). Cette dichotomie du point de vue entre l’héroïne et la narration comme nous l’avons déjà mentionné est une technique narrative intéressante qui donne au personnage de Leïla une certaine complexité existentielle et psychologique mais qui toutefois s’avère peu convaincante car non aboutie. En effet, à travers tout le texte, la jeune femme semble souffrir des préjugés de sa famille et en particulier ceux de sa mère, ainsi que les tabous de la société tunisienne sans pourtant s’insurger suffisamment et surmonter son mal de vivre. Tout au long du roman, on ne comprend pas clairement ce que veut Leïla, à part un amour éternel qu’elle poursuit comme une idée fixe. Cette complexité narrative n’existe pas dans le deuxième roman dont la voix unique est celle d’Iteb, qui de ce fait prend en charge sa propre histoire. Le jeune homme nous raconte sa vie en vingt cinq courts chapitres encadrés par un prélude et un post-scriptum. Il nous raconte une existence relativement ordinaire d’étudiant, puis de travailleur émigré avec en plus les difficultés familiales dues à l’égoïsme du père, aux prétentions sociales de sa mère et à la fragilité psychologique de son frère. À tout cela, s’ajoute sa relation difficile et mouvementée avec Leïla, son amour d’enfance et la femme de sa vie. Ce qui va changer la vie d’Iteb c’est son amour de la musique : « La musique a toujours représenté une sorte d’inaccessible divinité vers laquelle je ne cesserais de tendre les mains » (LC, 99). Cette passion se matérialise grâce à sa rencontre avec Ramzi, musicien irakien qui se produit dans un cabaret de la grande ville du nord. Ramzi va initier Iteb à l’art de la musique, lui apprendre à jouer du luth ce qui le mènera au chant et pour lui chanter : « […] c’est recouvrir la voix de l’âme […] » (LC, 50). Cette voix de l’âme, il ne la perdra plus. Rentré en Tunisie, il va se rendre au village de son père près de Gabès et découvrir sans complexes ses origines : Ce soir, je peux dire, sans rougir, sans me sentir humilié, les mots innommables : je suis petit-fils d’esclave. Je suis exilé et pauvre. J’ai laissé derrière moi un amour au goût de l’absolu et un pays entier où je n’avais pas ma place. (LC, 178) 207 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie La libération d’Iteb, sa réconciliation avec le père et ses origines coïncident avec la révolution tunisienne et le grand espoir qu’elle a suscité6. Iteb entend pour la première fois, la voix de son père lui crier « Iteb, tu réalises ! Nous sommes libres, nous avons chassé le tyran ! » (LC, 179). Le jeune homme se sent maintenant prêt à aimer ouvertement Leïla, à poursuivre des études musicales, être enfin lui-même, et faire partie des lendemains qui chantent : « Demain, tel l’aloès, essabara, qui pousse dans la terre désertique de mes ancêtres, je sais que je ne me laisserai pas périr après avoir fleuri (LC, 182). Après avoir esquissé la trame duelle du roman de Leïla et d’Iteb, histoire d’un éternel amour, écho moderne de l’ancien mythe de Madjun et Layla qui constitue l’axe intertextuel sur lequel se construit la diégèse des deux textes. J’aimerais maintenant analyser ce qui me semble le grand intérêt de ce double texte, c’est-à-dire son importante intertextualité poétique et musicale qui en dehors de quelques exceptions, est des citations précises citées sans équivoque même lorsqu’elles n’indiquent pas l’auteur. D’après Sophie Rabeau : L’intertextualité n’est pas une simple manière d’en rester à l’immanence du texte. Elle est une nouvelle manière de construite le sens, une herméneutique, mais une herméneutique qui se passe de l’idée d’écoulement temporel7. Devant une telle abondance de citations, il semble impossible de ne pas considérer l’intertexte comme une partie majeure du texte et non pas une simple illustration, mais en effet une herméneutique, une manière de rentrer dans l’esprit ou la compréhension profonde de la psychologie des personnages et les affinités culturelles à partir desquelles ils se sont construits. Pour corroborer ce propos, j’aimerais, en premier lieu, ouvrir une parenthèse sur l’intertexte commun aux deux protagonistes et que l’on retrouve dans les deux romans : à savoir, le Coran et la musique de la grande Diva égyptienne Oum Khalthoum. Les citations du Coran servent à illustrer aussi bien le culturel que le religieux soulignant ainsi que l’Islam est autant une religion qu’une manière de vivre inhérente au monde islamique et à la culture tunisienne. De plus, les sourates choisies s’intègrent autant dans l’esprit du texte que dans la musicalité qui caractérise l’intertextualité des deux romans. À part la sourate XXIV, les autres appelées sourates mekkoises sont les plus courtes, les plus anciennes et considérées les plus musicales. Pour le grand poète Adonis : « On peut dire que le texte coranique est avant tout une musique et que ses rythmes ne s’intègrent pas 6 La Révolution tunisienne commencée en décembre 2010 à Sidi Bouzid s’est terminée en 2011 par la chute du président Ben Ali. 7 Sophie Rabau. L’intertextualité, Paris, Flammarion 2002, p. 34. 208 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi dans un système fixe, mais sont mouvement et ouverture »8. Quant à Oum Khalthoum, la plus grand chanteuse du monde arabe dont les chansons d’amour ont fait vibré des générations, elle est citée abondamment dans les deux romans et en particulier dans le récit d’Iteb au point que l’on pourrait considérer les chansons de la Diva comme la trame musicale qui unit les deux volets du diptyque. L’attitude envers la grande artiste diffère chez les deux jeunes gens mais elle constitue néanmoins un lien culturel incontournable. Pour Leïla, elle fait partie de son héritage culturel et musical de jeune femme arabe qui a grandi avec les chansons de la star égyptienne. Il est donc impossible pour elle de ne pas se référer ici et là à des chansons connues de tous mais sans plus car Leïla écoute une grande variété d’artistes, tels Abdel Halim Hafez grand chanteur égyptien contemporain d’Oum Kalthoum, la grande vedette libanaise, Fayrouz et son fils Ziad Rahbani ; Rachid Taha vedette algérienne, Najet Attia et même Les Négresses vertes. Par contre, pour Iteb, la musique d’Oum kalthoum a une tout autre importance. Elle est citée cinq fois et en particulier les grandes chansons qui sont maintenant des piliers de la culture musicale du monde arabe tels Anta omri, tu es ma vie ; El Hobi Kollou, tout l’amour ; Alf lila oua lila, les Mille et une Nuits ; El Attlal, les ruines. En dehors de ces deux incontournables, l’intertexte littéraire invoqué par Leïla diffère énormément de celui d’Iteb. La différence résidant dans la personnalité des protagonistes mais aussi dans l’éducation littéraire de Leïla. Par contre, malgré la diversité des citations le lien profond qui unit l’intertexte semble être en dehors de la musique en elle-même, la musicalité des textes cités. Dans Leïla ou la femme de l’aube, du prologue au post-scriptum, le roman compte une pléthore de citations. Ne pouvant les énumérer toutes, j’en limiterai les exemples au prologue et à la première lettre dans le but de démontrer comment fonctionne l’intertexte. Il semble utile de rappeler que dans le premier roman la voix narratrice est duelle et que le but des citations est d’éclairer l’état d’esprit de Leïla soit que cette dernière s’exprime directement ou à la troisième personne. Dès le prologue, la jeune femme donne le ton et l’esprit du récit en déclarant : « Ma mémoire est un chaos blasphématoire. Amalgame d’images qui célèbrent mes errances à l’aube et au crépuscule » (LL, 12). Cette déclaration s’appuie sur le verset 40 de la sourate XXIV du Coran, intitulée La Lumière. Elles sont encore comparables à des ténèbres sur une mer profonde : Une vague la recouvre, Sur laquelle monte une autre vague ; 8 Adonis. La prière et l’épée (essais sur la culture arabe), Paris, Mercure de France, 1993, p. 116. 209 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Des nuages sont au-dessus. Ce sont des ténèbres amoncelées les unes sur les autres. En fait, au premier abord l’à propos de cette citation est loin d’être claire car le « elles » du texte coranique fait allusion « aux actions des incrédules »9 ou des mécréants et non pas à l’anxiété et au désarroi de la jeune femme. Cette appropriation de la citation est une constante chez Leïla et tous les textes cités, reconnus ou anonymes lui appartiennent un peu comme une bibliothèque personnelle et il est évident que ses lectures forment la substance qui nourrit sa vision du monde. Néanmoins, le verset 35, de ladite sourate XXIV, sera de nouveau citée à la fin du roman : Dieu guide, vers sa lumière, qui il veut. Dieu propose aux hommes des paraboles. Dieu connaît toute chose » et cette fois-ci, la citation illustre clairement l’état d’esprit de la jeune femme pour qui la lumière divine n’apportera pas de réponse à son désarroi car en ce qui la concerne, elle : « […] n’a pas été touchée par la grâce » (LL, 190). Pour revenir au prologue, la narration passe ensuite à la troisième personne tout en continuant d’explorer les états d’âme de Leïla qui allongée par terre dans son appartement imagine la présence d’oiseaux de toutes sortes dont un aigle dévorant sa proie, une vision sibylline qui amène une citation non documentée du très énigmatique texte de Nietzsche, Ainsi parlait Zorathoustra : « À chaque âme appartient un autre monde ; pour chaque âme, chaque autre âme est un arrière-monde » (LL, 3). Le philosophe lui-même, dans une lettre à son ami Overbeck écrit : « Mon Zarathoustra est, avant tout, incompréhensible parce qu’il a une quantité d’expériences vécues que je n’ai partagées avec personne »10. Cet aveu s’applique au texte de Chamkhi car les divers monologues intérieurs de Leïla sont souvent difficiles à suivre et sans doute pour les mêmes raisons évoquées par le grand philosophe allemand. Il s’en suit une évocation des pensées de Leïla, genre de déambulation mentale à travers laquelle la jeune femme évoque ses souvenirs d’enfance, ses déceptions et sa colère en un mot son mal de vivre. Enfin dans l’avant dernier paragraphe du prologue dans lequel Leïla prend la décision de rompre son silence et d’écrire à Iteb, cette résolution s’appuie sur une citation anonyme : « et ce que j’ai dans le cœur, avec ses racines, je l’arracherai » (LL, 17), une citation accompagnée par sa translittération arabe, venant peut-être d’une chanson populaire de la région de Gabès11. De même, dans la première lettre, comme dans toutes les autres, Leïla appuie tout ce qu’elle dit sur des citations célèbres qu’elle modifie 9 Coran.XXIV, 40. Traduction de D. Masson, revue par Dr. Sobhi El-Saleh, Dar Al-Kitab Al Masri, Dar Al-Kitab Allubnani, 1980, p. 465. 10 La lettre de Nietzsche est citée par Michel Onfray. La construction du surhomme VII, Paris, Grasset et Fasquelle, 2011, p. 214. 11 Mes remerciements au poète tunisien, Tahar Bekri, pour cette suggestion. 210 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi quelquefois à sa guise. Pour se disculper du fait qu’elle est très instruite, une réalité qui semble avoir creusé un fossé entre les amants, elle déclare que cette culture « c’est mon butin de guerre » (LL, 20) phrase très connue de Kateb Yacine qu’elle s’approprie en lui donnant un sens légèrement différent puisque Yacine faisait référence à la langue française et non à la culture. De même, elle invoque Les nourritures terrestres de Gide sans pourtant nommer l’auteur faisant sienne la célèbre phrase « je t’enseignerai la ferveur » (LL, 20) ou le nom d’Iteb remplace celui de Nathanaël. Cette référence gidienne fait entrevoir la thématique de la révolte, du désir, de la sensualité et de la frustration qui parcourt toute l’histoire de Leïla à l’exception pourtant de l’exaltation à la vie si présente dans l’œuvre du Maitre. Mais c’est surtout par la poétique du style que le texte se rapproche de celui de Gide. Finalement, la première lettre se termine sur « le refrain d’une chanson de Fayrouz, composée par son fils Rahabani » (LL, 23). Un texte inquisiteur dont le ton est à l’accusation et à la complainte. Cette chanson qui commence par « Où es-tu ? et Qui es-tu ? » donne le ton à toutes les lettres qui vont suivre, missives qui sont pour la plupart comme de longues mélopées dans lesquelles Leïla traîne sa déprime et son désenchantement. Enfin, elle se dit « Désenchantée du Verbe » (LL, 191) et après quatorze lettres elle se résout à ne plus écrire. Si l’intertexte littéraire du premier roman semble démesuré, il sert à éclairer l’état d’esprit de Leïla dont les expériences personnelles renvoient toujours à l’écriture ou à la musique. « Ainsi l’intertextualité est un flux entre le réel et le livre plus qu’une fuite du réel dans le livre »12. De plus, il permet de situer le récit dans un contexte arabe contemporain, celui de la Tunisie d’aujourd’hui, une culture mixte, ouverte aux influences du monde méditerranéen ainsi qu’à la culture française, résultat de la colonisation. Quant à l’intertexte de L’homme du crépuscule il est beaucoup moins important que celui du premier roman et se porte principalement sur la musique. On peut dire que l’histoire d’Iteb commence par des chansons car dès la première page, le jeune homme cite Il neige sur Liège de Jacques Brel, Avec le temps de Léo Ferré et la très célèbre Envoie-moi une lettre et rassure-moi du grand chanteur syrien Sabah Fakhri et cela sans pour autant donner ses sources car comme les citations de Leïla, elles font partie de son bagage culturel et il n’en discerne plus la provenance. Tout est musique pour le jeune homme, même son surnom Iteb (reproches) donné par Leïla en référence à une chanson du chanteur égyptien Abdelhalim Hafedh. Quant au coran, cité deux fois : la sourate CI pour la psalmodie du texte récité (LC, 91) et la sourate CXIV citée par sa mère « pour conjurer le mauvais sort » (LC, 135). Il semble que pour le jeune homme, le texte sacré ne reflète aucunement ses états d’âme ni une quelconque religiosité mais soit simplement un référent culturel dans le cas de la sourate citée par sa mère 12 Rabau. L’intertextualité…, p. 32. 211 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie mais surtout une manière d’appréhender la musique à travers les psalmodies du coran. En fait, après avoir écouté la sourate CI, Celle qui fracasse, il remarque : « […] je clame les psalmodies qui préfigurent l’au-delà mais les sourates s’épuisent de tout sens à mesure que je les prononce » (LC, 91). Pour Iteb, la voix d’Oum Khalthoum devient une expérience spirituelle autant qu’artistique : « Ce soir-là, la voix de la diva s’élevait vers le toit humide de mon studio.[…]. Elle escaladait les montagnes, enfourchait un cheval de prophète, Al-Bouraq ailé. Et comme lui, elle traversait les cieux » (LC, 50). De même qu’elle remplit une double importance car elle le conforte en tant que musicien et en tant qu’amant malheureux : […] je reprenais toutes les chansons de la diva. J’essayais d’apprendre par l’écoute. Je savais à peine lire une partition. C’était par l’oreille que je tentais de retenir tous les détails mélodiques. […] Le chant m’accordait une voie pour éprouver des sentiments dont j’étais privé. C’était le visage de Leïla qui se confondait avec ce rêve et ce désir. (LC, 51) À mesure que le temps passe il se rend compte que : « La musique a toujours représenté une sorte d’inaccessible divinité vers laquelle je ne cesserais de tendre les mains » (LC, 99). Avec le temps, l’art de la grande vedette égyptienne et sa passion pour le chant vont guider le jeune homme à accomplir son destin de musicien. Par conséquent, il décide de rentrer au conservatoire de musique de Tunis où il a été accepté afin d’étudier le chant classique et l’opéra. Pour Iteb, la musique c’est l’avenir, l’ouverture vers une nouvelle vie. Néanmoins, lors de son séjour dans la grande ville du nord, il a découvert la lecture et entre autre François Mauriac et Le Petit Robert. Il s’est mis alors à écrire ses souvenirs, un manuscrit dans lequel il a enterré son passé, ses angoisses et ses malheurs. Tout comme la Tunisie, il a tourné la page des mauvais jours et peut dorénavant envisager sereinement son avenir et ses retrouvailles avec Leïla. Dès son retour au pays, il projette de passer la nuit avec elle, leur première nuit : « Après l’amour, je chanterai rien que pour elle, les plus belles phrases qui ont jamais célébré l’amour » (LC, 181). C’est-à-dire, la très fameuse chanson, Les Milles et une nuits d’Oum Kalthoum, chanson d’amour culte connue dans tout le monde arabe. Néanmoins, la dernière citation revient au grand poète persan Rûmi : « À chaque fois que je viens à la fontaine étancher ma soif, dit-il, je découvre que l’eau qui y coule a soif aussi. Alors, elle me boit comme je l’ai bue » (LC, 182). La musicalité de sa poésie et la sagesse de sa pensée font entrevoir un dénouement heureux à cette histoire d’amour qui semblait pourtant vouée à l’échec. Mais ce bonheur annoncé n’est pas uniquement celui d’Iteb et de Leïla, c’est en fait les jours heureux de tout un peuple qui se profile dans L’homme 212 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi du crépuscule de Sonia Chamkhi. C’est à la Tunisie et à son avenir que reviennent les mots de la fin car comme Iteb, le pays ne se laissera pas périr après avoir fleuri (LC, 182). 213 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE ADONIS. La prière et l’épée (essais sur la culture arabe), Paris, Mercure de France, 1993. CHAMKHI, Sonia. Leïla ou la femme de l’aube, Tunis, Elyzad, 2008. ______________. L’homme du crépuscule, Tunis, Arabesques, 2013. GENETTE, Gérard. Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982. KHAWAM, René. La poésie arabe, des origines à nos jours, Belgique, Marabout Université, 1967. ONFRAY, Michel. La construction du surhomme, Paris, Grasset, 2011. RABEAU, Sophie. L’intertextualité, Paris, Flammarion, 2002. 214 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa BSAÏS OURARI Institut supérieur des langues de Tunis Tunisie Le jeu du hasard et du déterminisme dans La marche de l’incertitude de Yamen MANAÏ La marche de l’incertitude1 de Yamen Manaï est la mise en écriture des aléas de la vie, leur mise en scène, voire la mise à nu des rouages de leurs mécanismes, de leur marche sourde et aveugle vers leur destination. L’auteur pose le problème existentiel à savoir d’où nous venons et ce que nous sommes. Quelles forces vives, occultes, obscures ou lumineuses en ont décidé ainsi ? Quelle volonté, consciente ou inconsciente, aurait résolu de faire se croiser les chemins de tous ces personnages qui constituent le canevas de ce roman semblant n’être régi que par un leitmotiv à résurgence anaphorique : « Le hasard maître des dés avait décidé de… » ? Sommesnous donc le produit d’un hasard aveugle, ou bien celui d’une nécessité inexorable ? Ou encore autre chose ? Ce qui arrive à l’homme est hasard ou nécessité, déterminisme ? Yamen Manaï écrit-il ce récit à la manière d’un auteur omniscient qui a tout prévu des moindres faits, gestes et préoccupations de ses personnages ou raconte-t-il cette histoire à la manière d’un conteur ? À mon sens, il écrit en témoin qui observe, écoute, prend acte et consigne dans des notes qu’il ne se soucie même pas d’ordonner, qu’il ne tente même pas d’organiser ; Yamen Manaï semble s’être lui-même résigné à n’être qu’un simple transcripteur, un relateur (dans le sens strict de relater), tout juste un témoin, qui nous fait part d’une relation de ce qu’il aurait vu ou entendu, dans un objectif quasi « scientifique ». À mon sens, il le fait à la manière d’un scribe comme se contentant d’être lui-même placé sous le signe du destin, afin de recopier un texte déjà écrit, sous la seule gouvernance des lois de la nature, c’est-à-dire, selon Yamen Manaï, l’absolue loi du hasard « maître des dés ». Le récit de La marche de l’incertitude multiplie les histoires de rencontres, celle de Christian et Marie mais aussi celle de Rima, quittant, à 16 ans, le domicile paternel à la poursuite de son rêve de devenir chanteuse, et de Milan Miratka, peintre polonais, ayant fui la fureur de la révolution de son pays : « Ils se retrouvèrent dans un monde qui les avait persécutés et où chacun d’eux se demandait ce qu’il était venu y faire. L’amour les attacha de 1 Yamen Manaï. La marche de l’incertitude, Elzévir, 2008, Elyzad poche, Tunis, 2010, pour la présente édition. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie son ruban invisible […] » (47), évoquées au Chapitre six et au Chapitre sept et rapportant le retour précipité de Milan à son pays, ignorant qu’elle était enceinte ; celle de Rima qui, après avoir abandonné son enfant, s’installe « Porte des lilas » « comme s’installe un mort dans sa tombe » le « cœur vide et le regard éteint », et de Marcel qui lui lèguera sa boutique de fleuriste, où elle allait croiser Moussa (chap. 18) et reconnaitre son fils Christian (chap. 24). Les chapitres six, sept, huit et neuf auront couvert, sur une dizaine de pages à peine, cinquante ans, se situant de 1954, aux années soixante-dix et environ « cinquante ans plus tard », où elle tombe sur un article de journal, où elle s’apprêtait à mettre les pétales rebelles et les tiges épineuses, annonçant une exposition du peintre Milan Miratka, pour le 17 mai. Ces rencontres multiples, présentées comme étant toutes plus imprévisibles les unes que les autres, placées entièrement sous le signe « du hasard maître des dés », sont rendues encore plus confuses par un embrouillement volontaire que l’auteur introduit dans la trame narrative. En effet, tout au long du récit, le lecteur est déstabilisé face à la désinvolture dont Manaï fait preuve à l’égard de deux composantes pourtant essentielles à la compréhension des faits et de leurs enchainements : celle de l’espace et celle du temps. L’auteur nous trimbale (le mot est sciemment choisi pour exprimer le peu de souci de Manaï de ménager le lecteur désorienté) de Paris, au nord de la France, précisément à la colline des coquelicots, où il situe les faits, au Chapitre quatre de son récit, à l’occupation allemande et trente ans plus tard, lorsque le Colonel Boblé y est accueilli à son retour en héros pour avoir chassé l’ennemi, comme le raconte l’auteur à la page 31 ; cette même colline où, au Chapitre cinq, le colonel Boblé découvrit « vingt-cinq ans » plus tôt la corbeille dans laquelle Christian a été abandonné, recouvert d’un drap bleu ; ce même chapitre qui présente ce même lieu où se situent les périples de Marie rapportés par l’auteur de la page 11 à la page 22, et que, sans que l’auteur ne l’ait signalé, le lecteur finit par saisir comme étant les lieux de l’enfance de Marie et Christian, l’endroit qui a vu naître leur amour tu. Découvrant, dans ces pages, les circonstances, ayant décidé du départ de Marie, le lecteur est projeté, moyennant de la part de l’auteur qui s’offre le luxe d’une prolepse nous envoyant « onze ans plus tard » par un simple saut de ligne, dans « un vieux café de Paris » où Marie recroise Christian, par le plus pur des hasards. Il situe son récit sur un axe de temps qui va d’une époque où le franc était en vigueur : « Elle (la mère de Marie) pleura en secret pendant des heures ses cinq mille francs de la veille » (19) à une période où, une dizaine de pages plus loin, page 27, le lecteur, désarçonné, constate l’établissement de l’euro. Les retrouvailles de Christian et de Marie, « quand le hasard maître des dés avait décidé de recroiser leurs routes, onze ans plus tard » évoquées à la page 20, jouent sur une double acrobatie temporelle : celle effectuée dans le temps « onze ans plus tard » et celle 216 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme effectuée dans la diachronie narrative puisque, à ses retrouvailles ainsi annoncées, l’auteur n’y reviendra qu’une quarantaine de pages plus loin, soit à la page 63, chapitre dix, pour décrire les détails de cette rencontre, l’abandonne aux chapitres suivants et la reprend aux Chapitre treize et au Chapitre quatorze. Cependant, au Chapitre vingt-deux, comme nous avons pu le constater plus haut, dans le récit de Marie, l’auteur semble changer totalement d’optique et ce même auteur, qui a traité, tout au long du récit, l’espace et le temps avec autant de désinvolture semble, désormais, à l’affut des dates et de l’heure, en donnant des précisions minutieuses ; le Chapitre vingt-deux échappe à l’insignifiante donnée temporelle que le lecteur a dû subir jusqu’à ce stade du récit ; nous sommes le 17 mai, il est 10h30 ; « 3 heures plus tard, il (Christian) descendait du train », avec la corbeille et le drap bleu ; à 15h, il repart à Paris avec la corbeille ; trois heures plus tard, il était « Porte des lilas » pour acheter des fleurs à Marie ; l’histoire se poursuit aux Chapitre vingt-quatre, Chapitre vingt-cinq, Chapitre vingt-six, avec l’exposition de Milan et la découverte, par Christian, de ses parents biologiques. Au final, « le hasard, maître des dés, l’enfant gâté de la volonté divine, sourit, fier de son œuvre, et bailla sur son nuage. À qui le tour ? murmura-til. Il tendit la main vers un jeu de cartes où figurent toutes les créatures de Dieu, et tira au sort un village dans une contée lointaine » (161). Volonté de l’auteur de renforcer cette impression d’aléatoire, d’absence d’ordre ou de chaos dont il cherche à persuader le lecteur par le biais d’une narration discontinue, multipliant les digressions, se promenant de prolepses en analepses, dans le mépris total de toute logique chronologique ? Un scribe qui veut tenter de démontrer, de manière implacable, parfois cynique, souvent enjouée mais fréquemment détachée, que c’est justement l’essence somme toute, totalement fortuite, parfaitement aléatoire, de notre existence qui nous échappe, celle de nos décisions qui nous dépassent et de nos rêves qui nous gouvernent. Incipit et clausule se rejoignent sur le même principe qui se présente comme étant le seul véritable fondateur de l’existence de l’homme : Quand quelques années plus tard, Christian Boblé monta les marches sous les applaudissements de toute la communauté scientifique mondiale afin de recevoir le prix Nobel pour ses travaux sur l’antimatière, le monde lui sembla une évidence. Il ne prononça que quelques mots : « Mes chers amis, C’est le hasard, et non la gravité, qui a fait tomber une pomme sur la tête de Newton. C’est le hasard, et non la radioactivité, qui a envoyé des radiations sur Pierre et Maric Curie. 217 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Ah, le hasard ! Cette manifestation d’un monde qui se dévoile ! Il dérange, parce qu’on ne sait pas l’expliquer, il agace, parce que quelquefois, il bouleverse nos certitudes. Mais ce n’est pas seulement grâce à ses explications posthumes et à ses certitudes qu’un homme avance, c’est aussi grâce à sa capacité à croire en la subtilité » de ce monde qui se dévoile. Ce monde est loin d’être cet enchainement de mécanismes. Celui qui aura compris cela résoudra toutes les équations. (9-10) En invoquant la seule et unique suprématie du hasard, il apparait clairement que l’auteur exclut, d’emblée, l’idée d’un monde régi par la loi du déterminisme qu’impose un enchainement nécessaire de mécanismes. Selon lui, tout semble se décider en dehors d’une volonté humaine, ce qui est de nature à inciter le lecteur à réfléchir sur la condition humaine, à s’interroger sur la nature de ses actes et surtout leurs origines ; nos instants de vie, les étapes cruciales que nous franchissons relèvent-ils du pur hasard ou est-ce si complexe que les liens de cause à effet nous échappent ? Le mot « hasard » vient de l’arabe az-zahr qui signifie « jeu de dés ». Le hasard, par définition, n’obéit à aucun principe de détermination, ou à une cause particulière connue et reconnue. Déjà, au Vème siècle av. J.-C, Euripide, l’auteur tragique grec écrivait ceci « […] il faut tenir le hasard pour un dieu et les dieux pour moins puissants que le hasard »2. En somme, en considérant que notre vie est régie par le hasard, nous serions amenés à penser, comme Manaï, que c’est notre vie qui nous vivrait et non le contraire et c’est notre existence qui déciderait de nous et non l’inverse. « L’homme a appelé hasard, écrit Paul Valéry, la cause de toutes les surprises, la divinité sans visage qui préside à tous les espoirs insensés, à toutes les craintes sans mesure, qui déjoue les calculs les plus soigneux, qui change les imprudences en décisions heureuses, les plus grands hommes en jouets, les dés et les monnaies en oracles… »3. L’espace du récit La marche de l’incertitude représente l’espace d’une vie, de la vie ; le récit n’invente pas, ni n’affabule, il assiste à la mise en marche d’un destin, à la mise en terre de la graine qui deviendra semence et, murissant, donnera des fruits. L’injection séminale d’un couple illégitime et qui allait finir par se séparer, celui de Rima et du peintre polonais Milan Maratka, qui se transforme en embryon puis en fœtus avant de devenir enfant. Quelle autorité a veillé à la sélection de cette graine au lieu d’une autre ? Quelle divinité a personnellement veillé à la survie d’un spermatozoïde, en lieu et place de milliers d’autres ? Le spermatozoïde vainqueur de la course de vitesse engagée contre ses rivaux, scellant ainsi le patrimoine d’un nouvel être humain, issu d’une cellule unique, génératrice à 2 Henri Berguin et Georges Duclos (trad.). « Le Cyclope », in Théâtre 2, Paris, Classiques Garnier, p. 313. 3 Paul Valéry. Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, nrf Gallimard, 1973. 218 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme son tour des cent mille milliards de cellules qui donneront un être de sexe masculin ou un être de sexe féminin . Dans son fameux ouvrage Patience dans l’azur, qui lui valut, en 1982, le prix de la fondation de France, l’astrophysicien, Hubert Reeves, écrivait à ce propos : « L’homme est un accident de parcours, dans un cosmos vide et froid. Il est un enfant du hasard »4. Ainsi naîtra l’homme ou la femme, et ainsi naquit Christian, résultante accidentelle et ô combien fortuite d’une épopée utérine fantasque dont le trophée sera une cellule, une seule et unique cellule dont dépendra pour la vie notre capital génétique. Ainsi, le règne de l’aléatoire s’est imposé à l’homme depuis sa création, depuis son origine ; l’aléatoire souverain aura bénéficié d’un capital génétique que l’homme devra porter et supporter tout au long de son existence, comme le confirme cette citation de Nietzsche : Le caractère général du monde, écrit Nietzsche, est de toute éternité chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au contraire au sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne. En réalité, ajoute-t-il plus tard, ça et là quelqu’un joue avec nous – le cher hasard : il mène notre main à l’occasion, et la providence la plus sage ne saurait inventer plus belle musique que celle qui réussit à notre main insensée5. Ce point de vue, évidemment, souligne l’absurdité totale de notre condition humaine. À la fin de son ouvrage intitulé « Le hasard et la nécessité »6, Jacques Monod semble, également, se rendre à l’évidence d’un monde absurde évoluant dans une suite de hasards et de nécessités : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. [… Ceci] heurte notre tendance humaine à croire que toute chose réelle dans l’univers actuel était nécessaire, et de tout temps ». Christian et Marie se sont perdus de vue pendant onze ans ; leur séparation, d’ailleurs le terme « séparation » est-il judicieux lorsque l’on sait que les deux personnages n’ont jamais été unis, s’est jouée sur des circonstances qui, comme je vais tenter de le démontrer par ce tableau, reconstituent ce que l’on désigne comme « un arbre de causalités » ; or ce 4 Hubert Reeves. Patience dans l’azur, L’évolution cosmique, Paris, Édition du Seuilcollection « Science ouverte », 1981. Éd° de poche dans la collection « Points Sciences », 1988. Prix de la Fondation de France en 1982. 5 Friedrich Nietzsche. Le gai savoir, (« La gaya scienza »), Trad. Henri Albert, Société du Mercure de France, Paris, 1901 (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8, pp. 161229) 6 Jacques Monod. Le hasard et la nécessité, Paris, Édition du Seuil coll. Point Essai, 2014. 219 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie qui est remarquable c’est que dans ce laps de vie des deux personnages, les causes sont générées uniquement par un jeu de hasard : Marie. « Le hasard, maître des dés avait décidé de recroiser leurs chemins » (11), onze ans plus tard. Il est évident que si nous nous attardions sur les croisements et les haltes qui font qu’à un moment notre destinée bascule, nous ne pourrions qu’être consternés par le caractère insignifiant, voire ridicule des causes qui nous y auront précipités. Ainsi, parodiant la célèbre déclaration de Benjamin Franklin soulignant l’origine souvent tellement futile des faits qui, découlant les uns des autres par un effet d’enchainements nécessaires, peuvent décider du déroulement d’une vie7, je pourrais écrire ceci en rapport avec « l’arbre de causalité » constitutif d’un tournant décisif de l’existence du personnage : Grâce à l’œuf, Marie devint mathématicienne Grâce aux maths, elle acquit une grande renommée dans le monde scientifique Grâce à cette renommée, elle fut recommandée à Christian par son directeur de thèse 7 Ce que d’autres désignent aussi par « l’effet papillon, en y introduisant quelques légères nuances comme le fait que si le clou aurait pu être identifié par Franklin, la cause première, dans « l’effet papillon » restera toujours incertaine. 220 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme Grâce à cette recommandation, Marie et Christian se retrouvèrent onze ans plus tard Grâce à ces retrouvailles, ils purent vivre en couple Grâce à cette union, Christian put croiser sa mère Grâce à cette reconnaissance, il put connaitre son vrai père Tout cela pour un simple œuf8. Dans notre récit, ce n’est pas le clou qui allait être à l’origine de plusieurs événements, voire de la destinée de plusieurs personnes, mais un œuf ! La mère de Marie a dû obliger sa fille à quitter la colline des coquelicots et partir à Paris parce que le père de celle-ci s’est préparé une omelette, le soir, en rentrant, avec les œufs qu’un marabout avait donnés à la mère pour qu’elle les fasse manger au garçon dont Marie était amoureuse pour qu’il s’en éprenne éperdument. La mère « exila » sa fille à Paris, redoutant le pire : que le père en tombe amoureux pour avoir mangé les œufs magiques ! Traumatisée par ce monde surnaturel sur lequel le commun des mortels n’avait aucune prise et qui avait le pouvoir de décider du sort des êtres, en dehors de leur propre volonté et au-delà de tout ordre conscient, « elle eut la certitude que l’homme qui se tenait debout devant elle (le marabout) communiquait avec quelques esprits d’un autre royaume » (17), Marie prit la décision de se consacrer à la connaissance du monde rationnel et son expérimentation, comme dans un désir d’exorciser cette angoisse de l’insensé en y opposant le monde de la logique implacable . Obsédée par la nécessité de trouver aux événements leurs raisons d’être profonde, elle fut reçue première de son lycée au bac scientifique, obtint un D.E.A de l’E.N.S et finissant par jouir d’un esprit d’analyse remarquable, elle soutint une thèse de doctorat qui « provoqua un séisme » au sein du monde scientifique. Lorsque, onze ans après, Christian recroise Marie, c’est sur les recommandations de son directeur de thèse qui lui donne le numéro de téléphone d’une brillante mathématicienne, Professeur à l’Université de Standford et Berkelay et Directrice du département de recherches en Mathématiques appliquées à l’E.N.S, qui va l’aider à résoudre une impossible équation sur laquelle il flanchait « depuis six semaines » ; c’est 8 Benjamin Franklin racontait l’histoire suivante : « À cause du clou, le fer fut perdu. À cause du fer, le cheval fut perdu. À cause du cheval, le cavalier fut perdu. À cause du cavalier, le message fut perdu. À cause du message, la bataille fut perdue. À cause de la bataille, la guerre fut perdue. À cause de la guerre, la liberté fut perdue. Tout cela pour un simple clou. » 221 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie en ces termes qu’il lui expose son projet ainsi que son objectif, partant de la découverte de l’expansion de l’univers, faite par Hubble en 1929, qui a entraîné à sa suite celle de l’antimatière, faite par Dirac pour tenter d’expliquer le fait que l’univers, au lieu de « se rétrécir et se condenser » « selon la loi de gravitation universelle » qui fait s’attirer « les masses de matière », au contraire, « s’étend indéfiniment » (65-68). Ainsi, comme pour témoigner de manière encore plus radicale de la complexité de l’univers dans lequel évolue l’être humain, Yamen Manaï mêle dans sa relation le rationnel et l’irrationnel, le surnaturel et le réel, le scientifique et le fantastique ; Christian, lui-même, ne dit-il pas, paradoxalement, à Marie que « certaines équations ne se soumettent à aucune loi terrestre », « Continue ta marche vers la certitude, lui dit-il, certes avec une certaine ironie à Marie, et souviens-toi, jamais il n’a été question d’équation, mais d’invention, d’invocation de couleurs » (131). Est-ce pour traduire une volonté de circonscrire l’aléatoire et l’arbitraire afin de les neutraliser par la force des lois de la logique, celles de la raison irréfutable, du tangible irrécusable ? Au XIXe siècle, Antoine Augustin Cournot, mathématicien également affirmait « Le hasard est la rencontre de deux séries causales indépendantes », traduisant le résultat saugrenu, voire obscur de la rencontre fortement improbable de certains événements, somme toute parfaitement prévisibles, quand ils sont pris pour eux-mêmes. Peut-être. Après la mort du colonel, Christian quitte la colline des coquelicots et part vivre à Paris dans son appartement légué par son père adoptif, il poursuit ses études en physique quantique et s’inscrit en thèse, inspiré par les travaux de Hubble sur l’expansion de l’univers et ceux de Dirac sur l’antimatière9. Le rêve d’une énergie pure est encore loin, et je pense que la terre ne nous survivra pas assez longtemps pour voir se trimbaler au-dessus d’elle des voitures, à l’antimatière. Mais bon, voilà, soutient l’auteur, les 9 Notons que les explications et les commentaires développés par l’auteur sur la notion de l’anti-matière sont largement puisés dans les ouvrages traitant de cette question et ne relèvent nullement d’élucubrations romanesques ou de fantaisies. Les recherches de Dirac ainsi que ses hypothèses se rapportant principalement à la révolution que générerait le stockage de l’anti-matière malgré son énorme difficulté sont largement reprises, de manière quasi intégrale, dans le récit : « L’antimatière est très difficile à obtenir : comme on a vu, il suffit qu’une particule d’anti-matière rencontre une particule de matière pour que les deux disparaissent dans une explosion. Et par « matière » on peut sous entendre n’importe quoi. Si l’on stockait l’anti-matière dans un bocal, cela créerait une explosion immédiatement puisque le bocal est constitué… de matière ! Maîtriser l’anti-matière pourrait offrir une source énergétique absolument dingue à l’humanité. Bon, les voitures à l’anti-matière, c’est pour quand ? » www.physiquequantique.fr/antimatiere-quest-ce-que-cest/. 222 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme dés sont jetés, et il faut que je continue à poursuivre le mirage (il sourit). C’est mon fardeau, en quelque sorte. (65-68) Au fil des pages, la lecture de La marche de l’incertitude place le lecteur dans une position instable, lui faisant croire tantôt à l’irrévocabilité d’un destin géré par la seule volonté de l’homme et les règles qu’il s’impose pour réussir son avancée et tantôt sous le signe d’une force désinvolte qui se joue de lui et le tient sous son joug, comme en témoigne l’expression « les dés sont jetés ». La gageure de Yamen Manaï, ingénieur mathématicien de par sa formation, est-elle de supplanter les lois du hasard en les soumettant à une rigoureuse et intransigeante expérimentation scientifique ou de s’incliner humblement devant l’indubitable interprétation des réseaux, infiniment et indéfiniment contradictoires, et avouer comme l’avait déjà fait le génie pascalien : Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses, et leur principe, précise Pascal, sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti10? D’ailleurs, pure coïncidence ou subterfuge d’auteur ? La vie de Christian, l’un des principaux personnages qui nouent la trame de La marche de l’incertitude, n’est pas sans offrir quelques similitudes avec celle de Blaise Pascal11. Comme Pascal, il est élevé par son père (adoptif pour le cas de Christian). Tous les deux sont des enfants précoces : à seize ans, mathématicien de génie et physicien, Pascal publie un traité de géométrie projective ; Pascal, rappelons-le également, contribue de manière importante à l’étude des fluides et parvient à clarifier les concepts de pression et de vide. Christian savait lire à cinq ans et finit à treize ans le programme de seconde même s’il ne rejoint le lycée qu’à quatorze ans, pour être inscrit en première. En 1654, à 18 ans, Pascal développe une méthode de résolution du « problème des partis » qui donneront naissance, au cours du XVIIIe siècle, au 10 Blaise Pascal. Pensées, « Bibl. de la Pléiade », Paris, éd. Gallimard, 1950, pp. 105-110. Enfant précoce, il est éduqué par son père. Les premiers travaux de Pascal concernent les sciences naturelles et appliquées en étendant le travail de Torricelli. Pascal a écrit des textes importants sur la méthode scientifique. Après une expérience mystique qu'il éprouva à la suite d'un accident de carrosse en octobre 1654, il se consacre à la réflexion philosophique et religieuse. Il écrit pendant cette période Les Provinciales et les Pensées, ces dernières n’étant publiées qu’après sa mort qui survient deux mois après son 39e anniversaire, alors qu’il a été longtemps malade (sujet à des migraines violentes en particulier). https://fr.wikipedia.org/wiki/Blaise_Pascal 11 223 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie calcul des probabilités, influençant fortement les théories économiques modernes et les sciences sociales. Christian, prix Nobel pour ses travaux sur l’antimatière, est spécialiste en physique quantique. Et enfin, dans les deux cas, les méditations profondes s’intéressent à une question existentielle, celle, en l’occurrence, de la prédestination ou du libre arbitre, de la certitude ou du hasard. Tout comme Pascal, Christian illustre le paradoxe alliant l’objectivité du scientifique à la sensibilité du poète. À la fin de la présentation de son fameux pari sur l’existence de Dieu sous l’angle mathématique, Pascal écrit, tentant de souligner le caractère raisonnable de l’approche qu’il suggère en matière de foi : S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la Religion ; car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on pour l’incertain, les voyages sur la mer, les batailles ! Je dis donc qu’il ne faudrait rien faire du tout car rien n’est certain ; et qu’il y a plus de certitude à la Religion, que non pas que nous voyions le jour de demain : car il n’est pas certain que nous voyions le jour de demain, mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en peut pas dire autant de la Religion : il n’est pas certain qu’elle soit, soutient-il. Mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne soit pas ? Or, quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison. Car on doit travailler pour l’incertain ; par la règle des partis, qui est démontrée12. Selon une lecture proposée par certains philosophes, quand par « hasard » on entend « contingence », le hasard suggèrerait alors l’aspect insensé et fortuit des choses qui nous arrivent, la suprématie d’une contingence qui nierait l’existence d’une réalité nécessaire plaidant en faveur de l’inexistence de Dieu. Albert Camus ne soutenait-il pas dans la chute cette idée du « Dieu qui n’est plus à la mode », affirmant par là l’hégémonie de : « la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard ». Mais, on est en droit de nous demander si, réellement, ou du moins d’après le rôle que Manaï lui prête dans son récit, si le hasard est aussi puissant que le prétend l’auteur ? Si pour les athées toute notre vie n’est que le fait du hasard, pour la croyance théiste, en revanche, comme le démontre, à titre d’exemple la pensée de Pascal, tout est la volonté de Dieu, l’homme ne jouit aucunement du libre arbitre, ses actes restent prédestinés. Ainsi, dans le récit qui nous intéresse, c’est la volonté divine qui aura servi le rêve de Moussa, un autre personnage témoignant du caractère insolite de notre marche et de nos démarches. En effet, lorsqu’arrivé devant le douanier, en même temps qu’Azouz, son compagnon de voyage et ami de toujours, se tenait devant un autre officier du guichet voisin, Moussa était 12 Pascal. Pensées, Nouvelle édition illustrée et annotée par Henri Massis, Paris, Audin, 1949, p. 195. 224 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme complètement désorienté ; il n’était pas sans ignorer que son visa n’était pas légitime et que l’argent qu’il avait avancé à d’autres fonctionnaires n’incluait pas la bénédiction de la douane, il s’en remit entièrement aux mains de Dieu : « Il t’a coûté cher ton visa » Moussa, qui s’était psychologiquement préparé à ce genre de questions et qui se voyait défendre avec de grandes phrases indignées l’intégrité de ses papiers, répondit d’une voix étouffée : « Mille dinars. » -Le policier siffla longuement : « Les enfoirés, ils ont augmenté les tarifs ! ». Il observa le visa en murmurant : ça doit être l’inflation. » Il releva les yeux vers Moussa : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » -Ce qui est Mektoub13, dit Moussa au bord des larmes. Il regarda une dernière fois le passeport, renversa ses lèvres et le tamponna en disant : « Après tout, la terre est la terre d’Allah, les frontières sont celles de l’homme. » (116) « Le Maktoub » est fréquemment invoqué par les Tunisiens, et les musulmans de manière générale, pour affirmer l’omnipotence de la volonté divine et l’impuissance de l’homme de décider de ses propres choix. Cette notion élude celle du libre arbitre, et en appelle à la suprématie de la prédestination. Ainsi, il est évident que dans ce passage, pour Moussa, son départ, ou son refoulement, ne dépend pas de sa volonté, mais ne dépend pas du hasard non plus. On pourrait être tenté de rejoindre Théophile Gautier qui affirme : « Le hasard, c’est peut-être le pseudonyme de Dieu quand il ne veut pas signer » ou encore Albert Einstein qui souligne que : « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito ». Mais on peut introduire l’hypothèse suivante : en déplaçant le récit de Paris à la Tunisie, l’auteur aurait veillé aussi au déplacement de la conscience de ses personnages, comme pour mettre en opposition évidente les mécanismes de croyance propres à Christian, le mathématicien français, avec ceux de Moussa le Tunisien analphabète ; Moussa, surnommé le chat « Le chat, on l’appelait le chat, et en effet, il était à l’image de ses pauvres complices. Projeté par la main du Puissant dans l’espace, dans l’inconnu, il se tordait dans l’incertitude du monde, et cherchait, dans l’incompréhension et le délire, à s’accrocher […] » (99) ? Ainsi, ce que Christian aurait relégué aux règles irrationnelles et inexpliquées du hasard, Moussa le soumet aux lois inconnues des décisions divines ; le destin de l’homme, dans cette perspective, échappe totalement à son vouloir : « Ne te pose pas de questions, dit-il à Rima, ne te demande pas si tu dois y aller à cette exposition ou pas. Si tu dois y aller, si le ToutPuissant l’avait décidé dans ses desseins, tes pieds t’y amèneront sans même te demander la permission » (140). 13 Ce qui est écrit par les lois divines. 225 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie La quête d’un sens à la vie de l’homme qui semblait obéir à une démarche de Yamen Manaï, spirituelle jusqu’à ce stade du récit, semble, tout d’un coup, dévier vers une idéologie religieuse que pourrait justifier une déviation géographique, de Paris à Tunis. Dans la croyance de Moussa, « ce qui est écrit » est écrit par la main de Dieu et l’homme ne peut s’y dérober ni en changer la face puisqu’il est condamné à y être prédestiné. C’est sans doute aussi, pour Moussa, comme le laissent croire les versets du Coran qui lui viennent à l’esprit, la volonté divine qui a placé sur sa zone de départ un douanier au sadisme amadoué par un cancer qui l’a apprivoisé et qui aurait été, selon celui-ci, l’effet d’une damnation désirée par ceux qui auraient ressenti leur interdiction de voyager comme une injustice ; la maladie n’apparaissant plus comme dégradation biologique ou physique engendrée par une défaillance du système organique et donc résultante scientifique et par conséquent scientifiquement expliquée, mais comme loi obéissant à des forces occultes réclamant une espèce de vendetta par la réhabilitation d’une sorte de justice. La maladie du douanier est présentée ici comme conséquence évidente d’une espèce de coalition entre la volonté de l’homme et la puissance divine : En trente-six ans de carrière, j’ai dû arrêter des milliers de jeunes comme toi, de quoi remplir un stade olympique. Tous avaient le même rêve, qui se terminait ici, à mon guichet. Je rentrais chez moi le soir, et eux, ils étaient conduits en prison. Qu’est-ce que j’y ai gagné ? Un cancer qui me ronge la chair avec un tel appétit qu’on dirait un loup affamé lâché dans un poulailler. Je me dis que c’est les plaintes qu’adressaient à Allah ceux que j’ai mis en taule, qui ont fini par semer cette graine du diable dans mon corps. Il lui tendit le document en soupirant : « va rêver, petit, tu finiras par te rendre compte que la vie n’est qu’un cauchemar ! » […] Quand une voix lança en trois langues le dernier appel pour l’embarquement vers Paris, Moussa comprit que le policier du guichet d’Azouz avait la santé. Et quand on a la santé, on n’accorde pas la miséricorde […]. Quand l’avion décolla, laissant derrière lui le pays des souvenirs et des merveilles, il récita en boucle un verset du Coran : « Il se peut que vous ayez l’aversion pour une chose alors qu’elle vous est un bien », et se rappela ce que qui était arrivé au Haj Abdelmoula » (116)14. La probabilité de pouvoir quitter la Tunisie et partir à Paris dépendrait, selon le récit qui en est fait, non pas d’un ordre tangible lié à une légitimité du départ et à la régularité des documents fournis par le passager mais à 14 Le titre de Haj, désignant habituellement les hommes ayant fait le pèlerinage à la Mecque a été donné à Abdelmoula qui a été privé de s’y rendre pour avoir été mordu par un chien et, coup de chance ou coup de destin, quelques jours plus tard, le bus des pèlerins s’écrase entre La Mecque et Médine ; le destin aurait ainsi épargné la vie de Abdelmoula, le miraculé, grâce à la morsure d’un chien. 226 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme l’état de santé du douanier, ce qui en réduit la probabilité de réalisation à des chances infimes puisque la réussite ou l’échec d’une telle entreprise dépendra entièrement de « ce qui est écrit ». Néanmoins, nonobstant ces accidents de parcours qui demeurent inexplicables et semblent n’obéir à aucune nécessité parce qu’apparaissant comme surgis d’un néant incompréhensible et inaccessible à l’esprit humain, ce qui arrive à l’homme peut-il arriver sans qu’il ne s’offre à l’homme une suite de contingences ou de coïncidences qui ouvriront la voie d’un possible dans une expansion d’autres possibles très diversifiés ? N’est-ce pas ces mêmes suites de contingences, dont nous allons finalement en choisir une, que nous appellerons hasard ? Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire soutient que : « Ce que nous appelons le hasard n’est et ne peut être que la cause ignorée d’un effet connu ». Ainsi, l’intérêt porté par Christian au monde de la physique avait été déterminé par l’état de santé du colonel ; cette découverte cruciale allait décider de tous ses projets. À 14 ans, les soucis de Christian étaient, le moins que l’on puisse en dire, d’un ordre tout à fait insolite pour un garçon de son âge. Préoccupé par la santé de son père adoptif, le colonel Boblé qui représentait sa seule famille et ses seules attaches, il se noya dans « les livres de cryogénisation et les techniques de conservation par le froid », afin de « congeler le colonel » et le faire ressusciter lorsque « la science aurait réussi à diviser par cent le facteur du vieillissement biologique » (37). Cette intrusion, à l’âge de quatorze ans, dans le monde de la thermodynamique va décider de la carrière de Christian qui « renonça à son rêve de devenir aviateur » et ambitionna, dès lors, de devenir physicien, se spécialisant particulièrement dans le domaine de la physique quantique, avec comme objectif ultime, « inventer des théories de l’inversement du processus de réchauffement planétaire », qui allait causer, selon ses calculs, la disparition de l’homme « dans les 200 ans à venir » ; pour Christian s’impose un impératif urgent : « il faut plonger la planète dans une ère de glace », pour tenter de sauver l’humanité. « Rien ne vient du néant, et rien, après avoir été détruit, n’y retourne, soutenait déjà, Démocrite, l’un des plus grands penseurs grecs présocratiques. Les atomes se déplacent dans tout l’univers en effectuant des tourbillons et c’est de la sorte que se forment les composés : feu, eau, air et terre »15. C’est sous la contrainte de ces lois qu’apparaissent les formes stables du monde : astres, terre, êtres vivants. Ainsi Le philosophe Leucippe écrivait encore : « Aucune chose ne devient sans cause, mais tout est l’objet d’une loi (logos), et sous la contrainte de la nécessité ». Croire à l’hégémonie du hasard serait concevoir le monde en vaste chaos ; or 15 Cité par Alain Tornay. Élément de philosophie comparée, Tome 1, Saint-Maurice (Suisse), éds Saint Augustin, 2002, p. 79. 227 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie il est évident que si le monde fascine l’homme c’est par le caractère de l’organisation infaillible qui régit les lois de l’univers. Christian a bel et bien choisi de devenir physicien et ce n’est pas le hasard qui l’a conduit à Paris pour y poursuivre ses études, ce n’est pas à cause d’un œuf, comme ce fut le cas de Marie, mais parce qu’il y avait hérité d’un appartement légué par son père adoptif. Et plus loin, même si l’histoire cocasse de l’œuf a joué un rôle primordial dans la décision de départ de Marie à Paris, le choix de devenir mathématicienne incombe uniquement à cette dernière, qui allait être la seule, selon le professeur de Christian à pouvoir apporter la solution à son équation : Cela fait des années que je travaille dessus : un moyen qui stabiliserait plus longtemps l’antimatière et qui enlèverait le caractère spontané de son annihilation avec la matière. Ce temps de stabilisation est la solution de l’équation intégrale que je n’arrive pas à résoudre, et c’est pour cette raison que je suis venu vous voir. (68) [C’est moi qui souligne] Il est amplement significatif de souligner cette déclaration de Christian : « c’est pour cette raison que je suis venu vous voir » ; leur rencontre obéit à une raison, elle n’est donc pas fortuite puisque, selon le professeur, elle est la seule à être capable de résoudre cette équation ; ainsi, ses retrouvailles qui pourraient être consignées sous le signe du hasard auraient, en fait, été préparées par une série d’autres causes et effets, qui allaient permettre de donner au hasard une grande force de légitimité en élucidant les termes qui ont veillé à l’impérieuse nécessité du croisement de certains événements. Et si Christian allait être plus tard prix Nobel, c’est parce que c’est Marie qui allait finalement apporter la solution à son équation et non le hasard. Ce n’est pas non plus, le hasard qui a emmené Moussa sur terre de France puisque celui-ci avait murement et longuement préparé son projet d’immigration. Moussa a mis des années à ramasser le pécule qui devait lui permettre de payer le pot-de-vin nécessaire à amadouer la vigilance patriotique même s’il est vrai que « Moussa, arrivé en France, évite le contrôle de Police et continue sa marche de l’incertitude, convaincu de sa belle étoile (30 km de l’aéroport de Paris), il parcourt à pied, et arrive à « Porte des lilas » (121). Ainsi, Moussa était sur une route, à un moment il s’est retrouvé dans un croisement, deux possibilités s’offraient à lui : s’il avait connu l’objectif de son itinéraire, il aurait, sans hésiter, opté pour une direction, mais il manque d’objectif, son seul souci du moment était d’éviter le contrôle de police et il décide de prendre une certaine direction où il sera en sécurité. A-t-il pris cette direction au hasard ? C’est loin d’être aussi évident, puisque finalement il aura décidé de prendre cette rue et pas une autre, certes sans avoir en tête une destination précise mais c’était quand même en totale conscience qu’il aura pris cette rue ; ici, au hasard, ne peut se dire, il y aurait quand même eu un choix même aléatoire au préalable qui 228 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme allait mener Moussa à « Porte des lilas », et c’est là, sur le banc jouxtant sa boutique de fleuriste, qu’au matin, Rima, attirée par l’air tunisien qu’il fredonnait lui rappelant son enfance tunisienne et surtout la colline de Sidi Bou Saïd dont elle se souvenait tous les jours, allait découvrir Moussa, le Tunisien de l’âge de son fils, et lui offrir son hospitalité. La question cruciale, telle que soulevée par un grand nombre de philosophes, depuis la nuit des temps jusqu’à nos jours, demeure : hasard et nécessité peuvent-ils s’exclure ou, au contraire, seraient-ils la preuve que dans les deux cas, ils ne font que s’appliquer les lois rigoureuses de l’univers ? Les choses peuvent-elles s’accomplir sans l’effet « d’une implacable concaténation causale, d’une chaîne de hasards absolument nécessaires les uns aux autres » ? Ou « Tout est coïncidence et tout est nécessaire » et, comme l’affirme l’auteur de cet article, le hasard ne serait qu’une illusion « nous vivons dans un monde déterministe mais nous vivons aussi dans un monde infiniment complexe dans lequel, bien souvent, les liens de causalité nous échappent »16? Quoi qu’en dise l’auteur de ce récit, qui invoque le seul hasard comme origine initiale de tous les faits, ma propre lecture des faits relatés m’amène à déduire que ce ne serait pas le hasard mais la nécessité qui a voulu que Rima dépose le berceau de son bébé recouvert d’un drap bleu devant la porte de la maison du colonel Boblé, sur la colline des coquelicots même si on peut lire cette phrase qui ouvre le chapitre 5, p. 34 : « Avant que le hasard maître des dès n’ait croisé leurs routes, le colonel Boblé vivait parce qu’il n’était pas encore mort » et même si l’adjectif possessif « leurs », placé dans une première phrase qui ouvre un chapitre ne dispose d’aucun référent précité. Pour le lecteur, le syntagme « leurs routes », privé de référent, dans un emploi anaphorique ne renvoie à rien de précis, même pas, nécessairement, au colonel lui-même. Reprise deux pages plus loin, la même phrase, introduite cette fois-ci par la conjonction de subordination « Quand » n’apporte toujours aucun renseignement quant à l’identité de ce déterminant. Le narrateur, ayant substitué « Quand » à « Avant que », semble plus soucieux de contingences temporelles et de déterminations spatiales, il remplace « leurs routes » par « leurs chemins », que de l’identité des personnages. Ce peu d’intérêt est confirmé par le statut d’objet qu’ils remplissent aussi bien dans l’une que dans l’autre phrase, statut renforcé par l’incise, « maître des dés » qualifiant le hasard qui joue le rôle de sujet, non pas uniquement linguistique mais aussi, et sans doute, à un degré beaucoup plus essentiel, dans la vie même de ces personnages. De sujets qui auraient dû confirmer leur statut d’êtres 16 Nous renvoyons le lecteur à l’article publié sur ce lien : http://www.atlantico.fr/decryptage/hasard-existe-pas-simplement-ne-sommes-pas-assezintelligents-pour-comprendre-tous-liens-causalite-guillaume-nicoulaud816063.html#1rLZyMAztkFv2vxr.99 229 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie vivants, les personnages sont présents dans cette phrase comme simples fournitures accessoires à l’accomplissement du hasard. Le sujet « le hasard », sujet (-animé), va non seulement acquérir une qualité de sujet (+animé) mais être combiné à un autre verbe qui renforce son pouvoir. Le sujet de (non-animé) se transforme non seulement en actant mais en un actant bénéficiant d’un pouvoir décisionnel, donc un sujet doté de raison, comme dans un processus d’anthropomorphisation. On comprendra, par la suite que « leurs » renvoie au colonel et à Christian. Et, comme je vais tenter de le justifier, ce n’est pas le hasard qui a décidé que Rima dépose le berceau devant la porte du colonel. L’auteur raconte que, quelques années plus tôt, le père de Rima était instituteur à Tunis, où il résidait à Sidi Bou Saïd ; appelé à retourner en France, en 1954, après avoir été affecté dans une école de la province française, il a élu domicile sur la colline des coquelicots, soit dans le proche voisinage du colonel. Cette proximité de voisinage avec le colonel allait permettre à Rima, qui n’avait que 7 ans au moment de leur arrivée en France, d’estimer la droiture de ce dernier, son sens de l’honneur et de l’amour ; cette bonne connaissance que Rima s’est formée, au fil des années, de la personnalité du colonel allait la convaincre qu’un tel homme ne pouvait être que le meilleur des pères pour l’enfant qu’elle était dans l’obligation d’abandonner, ayant été elle-même abandonnée par son amant, le peintre Milan, reparti vivre en Tchèque, s’étant convaincu que ce n’est qu’en y étant qu’il pouvait soutenir son pays. Ainsi, l’adoption de Christian par le colonel ne s’est pas faite par hasard, le retour au pays du père de Rima ne s’est pas non plus décidé par hasard puisque la date de la fin de son affectation avait dû être fixée, dans les règles, par ses employeurs longtemps avant. Ce que nous appelons « hasard » relève de ce qui nous apparait comme inexpliqué et inexplicable mais ce que notre conscience perçoit comme inexpliqué, à un moment donné, peut parfaitement s’éclaircir au bout de quelque temps ; la coïncidence de la colline des coquelicots avec la colline de Sidi Bou Saïd peut laisser perplexe mais la nomination du père de Rima dans ces lieux obéit, certainement, aux yeux de ses employeurs, à des raisons rationnelles. Le hasard, perçu dans cette perspective n’est plus que l’explication que l’on donne d’un événement dont le sens échapperait, parfois de manière momentanée, à notre intelligence. En posant la vision d’un monde ne pouvant être gouverné que par des lois et appréhendé que par la raison, on admettrait que « tout ce qui existe dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité », que le hasard n’est hasard que pour nous, parce que notre intelligence est inapte à saisir le réel dans son intégralité ; notre connaissance des choses s’arrête à la perception que nous pouvons en avoir et lorsque se rétrécit le champ de nos sens, nous appelons « hasard » ce qui échappe à notre compréhension. À mon sens, si l’on peut admettre que certaines contingences sont, effectivement, fort fortuites, renier l’aspect nécessaire de certains 230 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme enchainements serait amputer l’homme de sa dignité d’être humain, en lui reniant la possibilité de construire, de bâtir sa vie dans le sens d’une quête qui lui serait propre. Admettre que notre existence est entretenue de paradoxes et de contradictions, que des événements de la vie sont souvent confrontés à l’inexplicable pourquoi, à l’étrange comment, ne prive pas l’homme de l’exercice de son libre arbitre, je dirais à la suite de Simone Weil qui écrivait « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner »17. À tout instant de sa vie, chaque être humain fait un choix, prend des décisions, la suite immédiate de ces choix et de ces décisions se manifeste dans le laps de temps qui suit provoquant d’autres suites, une autre chaîne dont les maillons auront été des suites logiques déterminées par un moment originaire se plaçant dans un axe de temps à une certaine proximité de la résultante ; plus le sujet s’éloigne de cet acte que l’on pourra désigner par matriciel plus le souvenir s’en fait vague et il peut arriver qu’un incident se produise et qui semble tellement détaché de toutes causes, qu’on finisse par l’attribuer au hasard, perdant de vue le fait qu’il ait pu être provenir par une suite indéfinie de causes à effets, que nos choix et nos décisions ont impliqué à un moment ou un autre. En fait, le hasard n’aura pas été là par hasard mais il aura été là parce que nous avons d’une certaine manière préparé son surgissement en mettant en œuvre, de manière certes inconsciente, une série de causes qui pourraient l’originer et à ce moment-là le hasard ne sera hasard que pour moi seul ; l’homme aurait provoqué en amont ce champ potentiellement existant qui se traduit sur l’axe du temps par l’ordre des combinaisons. Que m’importe si je n’ai point le billet de la loterie, que tel ou tel numéro sorte de l’urne ? Je ne suis pas « sensibilisé » à cet événement, affirme Paul Valéry … Ôtez donc l’homme et son attente, tout arrive indistinctement, coquille ou caillou ; mais le hasard ne fait rien au monde – que de se faire remarquer18. L’homme ne peut être sensible à un événement « qui arrive par hasard » que s’il avait été préparé à son avènement. Ainsi, pris dans ce sens, il parait évident que distinguer entre hasard et nécessité serait une pure illusion. Une étroite corrélation entre hasard et nécessité a aussi présidé à la rencontre de Rima, née en Tunisie et installée en France, avec le Tchèque, lui aussi installé à Paris. Le choix de partir a incombé entièrement aux deux personnages ; de même si Rima finit par renoncer à son rêve et devenir fleuriste, c’est parce qu’elle a échoué dans toutes ses démarches et qu’elle a reçu, elle aussi, en héritage, la boutique de Marcel qui l’a prise sous son aile, et c’est à juste titre que l’auteur écrit ceci : 17 Citée dans la préface d’Yvan Christ, parue dans l’ouvrage Abbayes, monastères et couvents de Paris, de Paul et Marie Louise Biver, éd d’histoire et d’Art, 1970, p. 24. 18 Paul Valéry. Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, Paris, Gallimard, 1973. 231 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Croire que la vie de Marcel était une vie perdue, dénuée de sens, c’était sous-estimer l’harmonie et l’unité secrète de ce monde où chaque être est à sa place […] Cette unité secrète du monde, où chaque être, même le plus misérable et le plus impuissant a son rôle, mit la chambre de Rima en face de celle de Marcel. (60) On peut se demander quelle signification l’auteur attribue exactement à l’expression « unité secrète du monde » ? L’entend-il comme ordre nécessaire, comme déterminisme, mais, à mon sens, quelle que soit la réponse que l’on puisse avancer, celle de « hasard », ne serait pas concevable, pour ce que cette notion comporte comme allusion au chaos et au désordre. Notre existence revêt le sens de choix initiatiques que nous aurons effectués lors d’une rencontre, d’une amitié ou d’une rupture. Marcel a choisi de venir en aide à Marie, par amitié, comme peut-être en écho à la phrase de Paul Eluard « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendezvous ». La rencontre, dans un café, entre Rima et Milan, sans qu’ils y aient eu rendez-vous, la présence de cette personne et la sienne, dans ce même lieu, est-elle le fruit du hasard ? Je serais tentée de dire que ce n’est pas le cas ; leur présence, à tous les deux, n’est pas le fruit du hasard mais bien d’un choix conscient et délibéré. La rencontre avec Rima, dans ce même café, aurait pu ne pas avoir lieu s’il avait été dans des dispositions autres que celles où il était ce jour-là ; ainsi, ce sont les dispositions dans lesquelles nous sommes qui seront aussi à l’origine de nos choix. Combien de femmes ou d’homme Marie, en tant que serveuse, croise-t-elle dans notre vie ? Par jour ? Les regarde-t-elle vraiment ? Y prête-t-elle la moindre attention ? Sur combien d’entre eux son regard s’attarde-t-il ? Lorsque notre regard est captivé par une personne, combien de fois finissons-nous par aller à sa rencontre et l’aborder ? Et une fois cette limite franchie, combien de fois serions-nous obsédés par ce regard ? Pourquoi ? Par hasard ? Plutôt parce que ce jour là, quand Milan est entré dans ce café, et différemment de tous les autres jours (ou comme tous les autres jours), il faisait montre d’une certaine disponibilité, il était prédisposé à regarder, ce que, d’habitude, il ne fait pas ; qu’il ait regardé tous les jours, ou qu’il ait regardé ce jour-là particulièrement traduisent une quête ; la quête du désir ou le désir de la quête ? Physiologiquement et mentalement, ils y étaient préparés et espéraient que cela finisse par arriver. Ceci est une hypothèse de lecture interprétant la rencontre de Rima et Milan. La question est : pourrait-on trouver une cause et une origine à chaque instant de notre vie, quel qu’en soit l’importance, allant du détail le plus insignifiant au moment le plus crucial et donc exclure l’intervention fortuite du hasard qui ne serait en fait que l’irruption d’un événement longuement préparé par une série de causes qui se seraient greffées les unes aux autres 232 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme pour donner lieu et vie à cette chose-là. En fait, nos rapports à la vie et aux choses sont l’impact de nos rapports aux signes qui nous entourent, chaque instant de notre vie nous offre un signe et c’est la lecture et l’interprétation que nous faisons de ce Signe qui peut engager notre vie dans une voie ou dans une autre. Un signe à un moment donné de notre existence peut n’offrir à nos yeux aucun intérêt et ce même signe, à un autre moment peut au contraire revêtir tellement d’importance à nos yeux que le fait d’opter pour lui peut chambouler toute notre existence. On peut considérer que c’est l’importance que la personne accorde aux signes qui veillera à l’opportunité du choix ou son absence. Ainsi ce serait la proximité de l’homme avec la nature, son attention concentrée sur les signes à interpréter, sa connaissance de lui-même et des choses qui l’entourent qui l’aideront à prendre sa décision. Plus l’homme s’écarte de la nature plus il s’isole et se coupe de son instinct, plus arbitraires seront ses choix et sans doute, nettement plus aléatoires. Parce que l’homme aura désappris l’écoute de soi, de la nature et celle des signes qui le guident. C’est peut-être la raison pour laquelle le regard, au-delà de tous les autres sens, prend dans ce récit, une place importante ; tout est lié au regard, du moins, les situations décisives et les moments cruciaux. Avant de prendre le parti de Moussa : « Le policier, quinquagénaire aux cheveux gris, bailla sous sa moustache épaisse et regarda d’un œil distrait le passeport et le visa. Puis il leva les yeux et lança vers Moussa un regard blasé ». L’histoire d’amour, qui semble avoir lié à jamais Marie et Christian, est pour Christian l’histoire de l’amour d’un regard : Ils se donnèrent rendez-vous dans un bar cubain à Saint-Michel, pas loin de la cathédrale où le bossu faisait sonner les cloches. Dans les profondeurs abyssales de ses yeux bleus, il trouva un regard depuis onze ans enterré dans sa mémoire comme un trésor dans une île de pirates. Il se rappelait cet instant clair et diaphane. Il était, comme à son habitude à l’époque, assis sur le vieux banc en bois qui causait de tout et de n’importe quoi avec l’arbre qui vieillissait à ses côtés. Le tohu-bohu de la cour n’atteignait pas ses oreilles, à l’écoute d’un monde plus subtil. Il avait sorti de sa poche un recueil de poèmes arabes et persans, et ses doigts qui le feuilletaient l’avaient ouvert à une page inconnue. Ses yeux s’étaient arrêtés sur un poème de Hafez Shirazi, écrit six siècles auparavant. Il lit : « Ô perroquet !... Conteur de charade !... Garde à jamais l’éclat de tes plumes couleur d’émeraude. Et ton cœur frivole débordant de joie !... Ô Chance !... Verse sur nos visages l’eau de rose Et ne confie point aux sobres les secrets de la jouissance !... Oui, la sagesse est le vrai trésor… Mais combien vaut-elle devant, un regard d’amour ?!... » Les six siècles s’effondrèrent tel un château de cartes, comme si les mots venaient un instant d’être inventés. Il sentait son cœur palpiter 233 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie dans un océan de piété, comme s’il découvrait d’un coup la vérité de Dieu. Ces mots étaient d’une justesse !! Sentant une présence, il leva les yeux. Il vit ceux de Marie, le regard bleu de l’amour ; celui-là même qui vaut plus que la sagesse. Paniqué par la rencontre inattendue avec ce vagabond de grands chemins, il ferma rapidement le bouquin, fit à Marie un sourire embarrassé et se sauva, avant qu’il ne rentre lui-même dans la dangereuse et fatale phase d’ébullition humaine. Le soir à la maison, il mangea à peine et se mit à côté de la cheminée. Le colonel Boblé, qui avait remarqué que son fils rêvassait devant ses petits pois, eut un sourire en voyant le recueil entre ses mains. Christian fixait des yeux le même poème. Secrets, cœur, eau, trésor… Comment les locataires volants, fuyant le monde des morts, peuvent-ils ainsi être invoqués et assemblés pour ébranler les âmes ? Il repensa longuement au regard bleu de l’amour. Oui c’est dans un tel regard que la magie les mêle, c’est dans un tel regard que nait l’alchimie des mots. Le lendemain, il chercha des yeux Marie dans la cour, mais il ne la vit pas. Au bout d’une dizaine de jours, il perdit patience et se mêla à la foule pour pêcher des nouvelles, et pour la première fois de sa vie de lycéen, il laissa traîner ses oreilles dans les couloirs surpeuplés et finit par entendre que Marie, atteinte d’une maladie incurable, était partie à Paris dans une tentative désespérée de se soigner. Le cœur amer, il rangea Hafez l’immense bibliothèque et se consacra à ses théories thermodynamiques. Depuis, l’amour était pour lui une maladie incurable au regard bleu azur. (81-83) [C’est moi qui souligne] Quelle autre interprétation peut-on donner à la rencontre de Christian et de Marie, qui remonte à onze ans plus tôt Marie aborde Christian, assis sur un banc, en train de lire un livre, et Christian n’a pas envie de regarder, plongé dans son livre ; elle s’adresse à lui, deux possibilités s’offrent à lui, il lui répond froidement et reprend sa lecture ou il est tellement pénétré par sa présence, son regard ou sa voix qu’il ne peut la laisser partir ; admettons pour commencer que, du moins pour lui, cette personne se soit adressée à lui tout à fait par hasard, il aurait pu l’ignorer et l’épisode n’aurait eu aucune mémoire dans sa vie ; cette personne aurait tout aussi bien passer complètement inaperçue et ne jamais exister dans sa vie, seulement cette personne ne s’est pas adressée à lui par hasard, elle a choisi de s’adresser à lui, précisément, parmi toutes les autres personnes qui étaient présentes dans cette cour, et s’il succombera aussi au charme de cette rencontre, déjà préméditée par elle, c’est qu’il était, lui aussi, physiologiquement et mentalement préparé à cette rencontre et espérait que cela finisse par se produire. La rencontre se produisit et l’impact en fut si profond qu’au lieu de les annihiler, comme dans la rencontre entre la matière et l’antimatière, il inscrivit, dans leur esprit et dans leur chair le désir de fusion. Ce n’est pas le 234 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme hasard, mais la loi d’attraction qui allait faire que leurs chemins finirent par se croiser onze ans plus tard ! Comme nous pouvons le constater, c’est d’abord en premier lieu le regard, lorsque celui-ci manque, c’est l’oreille ; tout comme les yeux, l’oreille peut être distraite, curieuse, ou attentive ; Christian qui ne réussit pas à capter la présence de Marie par les yeux en chargea l’oreille ; lui qui a toujours vécu complètement coupé du monde environnant et quand les oreilles faillent ce sont les yeux qui viennent à la rescousse : le langage des signes chez les sourds ; Marcel n’était-il pas sourd ? Et cette surdité l’a-t-elle empêchée de voir en Marie la fille qu’il n’a jamais pu avoir ? Au point d’en faire son héritière mais aussi, sans qu’il saisisse véritablement l’ampleur de son geste, afin de donner un sens à son existence. Jacques Monod ne soutient-il pas, en parlant de l’homme : « Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le Royaume et les ténèbres ». L’homme a bien un choix, et ce choix peut être de donner un sens à son existence. Et si, comme l’écrit Yamen Manaï, la terre est ronde, c’est bien pour donner aux hommes la possibilité de se rencontrer. Et s’il en est ainsi, nous serons en droit d’en déduire que toutes nos rencontres ne sauraient être placées sous le signe du hasard mais seraient nécessairement déterminées par la rotondité de la terre. 235 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BERGUIN, Henri et DUCLOS, Georges (trad.). « Le Cyclope », in Théâtre 2, Paris, Classiques Garnier. CHRIST, Yvan. « Préface », Paul et Marie Louise Biver. Abbayes, monastères et couvents de Paris, éd. d’histoire et d’Art, 1970. MANAÏ, Yamen. La marche de l’incertitude, Elzévir, 2008, Elyzad poche, Tunis, 2010. MONOD, Jacques. Le hasard et la nécessité, Paris, éds Seuil coll. Point Essai, 2014. NIETZCHE, Friedrich. Le gai savoir, (« La gaya scienza »), Henri Albert (trad.), (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche), vol. 8, Paris, Société du Mercure de France, 1901. PASCAL, Blaise. Pensées, « Bibl. de la Pléiade », Paris, éds. Gallimard, 1950. PASCAL, Blaise. Pensées, Nouvelle édition illustrée et annotée par Henri Massis, Paris, Audin, 1949, p. 195. REEVES, Hubert. Patience dans l’azur, L’évolution cosmique, Paris, éds. Seuil, collection « Science ouverte », 1981. Éd° de poche dans la collection « Points Sciences », 1988. Prix de la Fondation de France en 1982. TORNAY, Alain. Élément de philosophie comparée, Tome 1, Saint-Maurice (Suisse) VALÉRY, Paul. Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, nrf Gallimard, 1973. 236 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lélia YOUNG Université York Canada Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther KHLIFI Dans cet article, je me pencherai sur l’œuvre de Kaouther Khlifi intitulée Ce que Tunis ne m’a pas dit1. Nous analyserons la démarche poétique de l’auteure qui cherche à donner une certaine cohérence à son récit au moyen du pouvoir suggestif des mots, des procédés stylistiques de cohésion et des rapports lexicaux syntaxiques qu’ils entretiennent entre eux pour créer du sens. Cette observation faite en contexte nous permettra de dégager les thèmes et les rhèmes qui sont souvent entre les lignes de cette écriture, le non-dit élaborant une architecture primordiale. Ce livre de 13 chapitres sans titre, plutôt courts, décontenance dès le début. Le démarrage du récit est laborieux. Écrit en 2008, trois ans avant le printemps arabe qui secoua la Tunisie, il dénote une tension à fleur de peau. L’écriture se veut descriptive et hermétique, souvent accrochée aux perceptions de la vue2, souvent poétique et/ou non cohésive3. L’auteure semble vouloir véhiculer une défaite de l’écriture qui se loge dans la résignation. Elle décrit un monde sans avenir livré à une impasse, mais qui se veut émuler une avancée vers l’Occident américain sans ménager la richesse culturelle du pays qui se paie « désormais beaucoup plus en American Express qu’en monnaie locale » (25). 1. Ouverture descriptive : Déconvenue et incertitude Le récit commence sur une note lugubre et démoralisante. Le ciel tunisien n’offre aucune douceur, mais aussi aucune précision dans sa teneur. Il « se teint de couleurs pastel, mais qui n’annoncent aucune clémence. De rose pâle et de violet fade, enchevêtrés à l’instar d’une aquarelle incidemment diluée avec plus d’eau qu’il n’en faut » (11). La cohésion lexicale utilise ici le procédé sémantique de la relation hypéronymiehyponymie (couleurs, saisons, etc.) pour coudre les phrases de ce début de récit. Nous sommes dans le thème constant des couleurs « qui s’arrêtent aux 1 Kaouther Khlifi. Ce que Tunis ne m’a pas dit, édition Elysad/clairefontaine, collection éclats de vie, Tunis, 2008. 2 À titre d’exemple voir le dernier paragraphe de la page 23 et le haut de la page 24. 3 Comme le dernier paragraphe de la page 25 où le pronom démonstratif « Ceux », répété à plusieurs reprises, n’entretient pas de lien textuel référentiel grammatical avec ce qui précède, le référent endophorique devant être simplement imaginé. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie confins de la beauté ». Le thème devient quelque peu linéaire en évoluant vers un élément nouveau, celui des nuages gris clair qui viennent marquer cette fin de journée automnale où « le temps semblait ne pas se décider à afficher les vraies couleurs de la saison » (11). Le récit commence donc à la saison des feuilles mortes, au sein de grosses gouttes de pluie. La narratrice se confie aux lecteurs/lectrices, leur disant que « ce climat indécis en fin d’après-midi » l’aide à se persuader « qu’une des rares choses qui porte pleinement son sens est l’incertitude » (12). Soudainement, Dieu est introduit dans le récit comme un personnage omniscient qui communique avec la collectivité pour lui montrer « comment le froid et le chaud peuvent frapper en même temps sans se résoudre dans la tiédeur, parce qu’à part l’enfer et le paradis, [elle n’a] jamais été en mesure d’imaginer autre chose » (12). La critique sociale se glisse par l’entremise de Dieu, allié et refuge dans la psyché de la narratrice, personnage omnipotent que nul ne peut réfuter ou heurter. La description est jetée dans le flou des saisons telle une projection d’un univers intérieur atteint par le marasme identitaire. Le qualificatif « malveillant » attribué à la possibilité d’être de la nature, nous fait penser à une sorte d’animisme qui personnifie. Toutefois, la narratrice semble expliquer les caprices des saisons, « leur altération », par « la disparition de l’ensemble des rituels » (13) qui accompagnent la venue des saisons. […] le temps ne nous permet plus de s’attarder sur les périples mortuaires des feuilles jaunies […] dans les allées de nos jardins. Peut-être que nos jardins n’ont plus d’allées. Peut-être encore que nous n’avons plus de jardins. (13) On peut voir ici comment la narratrice utilise la cohésion lexicale pour travailler dans ce paragraphe le thème constant du jardin. Cette image devient la métaphore d’un monde en mutation qui est décrié. Une critique de la société moderne loge sous l’image du jardin. La narratrice déplore l’absence de l’enfant dans la nature et sa présence devant l’ordinateur, ses « petits doigts crispés sur des souris artificielles... » (14). Passé et présent se font face dans une opposition inéluctable. « C’est clair, la guerre n’a plus de boutons. Elle a aujourd’hui le faciès net de l’insolence » (14). Une critique de la société moderne se prolonge sur le même ton laborieux, mélancolique. Commençant un nouveau paragraphe, elle écrit : « Et pourtant, il paraît que la vie est née en automne… la vie ressemble soudain à l’homme » (15). Le thème constant de la saison automnale se maintient dans un état de dépression associant la naissance à l’automne de la vie, à la mort. Cette énonciation est très forte, car elle assimile le moment vital du souffle à sa fin. Il y a des envolées descriptives qui surchargent le récit tel que le passage suivant « Jamais orteils et trottoirs mouillés ne se sont retrouvés séparés de si peu que par la minceur d’une semelle d’été 238 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi jouant les prolongations ». On en vient aussi à se demander comment dans ce paragraphe qui traite de l’automne, on peut lire, « Tout est brut, tout est commencement » (15). On a souvent l’impression de se perdre en description sans apercevoir la naissance d’une action qui agrémenterait le récit. Un sentiment de pesanteur peut décourager les lecteurs. Celui ou celle qui persiste dans la lecture perçoit l’expression d’une immense lassitude véhiculée par un profond mal-être. 2. Le poids de l’avenir : femme, silence et anonymat Cet ouvrage traite d’une situation sociale habitée par le problème économique incarné ici par la dégourbification, par le mouvement vide de l’espoir d’être au sein d’une politique non démocratique et par le poids sourd qui pèse sur la condition de la femme. La narratrice essaie de semer sa dépression en écrivant son récit. Son intention me fait penser à L’Hommepapier4 de l’écrivaine canado-allemande Marguerite Andersen. Dans cet ouvrage d’Andersen, la narratrice essaie aussi de se libérer en écrivant à la différence que pour la narratrice de Ce que Tunis ne pas dit, le futur n’est pas entrevu au bout de la créativité. La narratrice ne croit pas en son écriture. Elle écrit, car elle a mal et cette douleur est ressentie comme un remord qui ne peut la libérer de l’étau dans lequel elle se trouve. Son style poétique, souvent hermétique, est difficile à saisir pour les non-familiers de la réalité tunisienne. À la différence de la narratrice de L’Homme-papier, celle du récit, qui nous intéresse ici, nous fait une confidence, mais sans trop divulguer. Elle reste résignée et soumise au joug social machiste sans entrevoir de lumière au bout du tunnel. Elle écrit : L’écriture n’a pas de lendemain. Seuls les remords ont des lendemains. Mon père n’est pas mort. Ma mère non plus. Manque de pot, même qu’ils sont lettrés et capables de me lire. Je n’ai connu ni mort, ni viol. Ni misère, ni guerre, ni exil. Quand on ne sort plus, on ne voyage plus, on ne s’aventure plus, on se demande de quel mirage on s’enivrera […]. Puis on se dit que les mirages… Ça peut frapper entre quatre murs […], et que si la machine à écrire se mettait… à rouler aux énergies nouvelles, on ne lui trouverait pas, en ces temps très modérés, meilleur carburant que l’effet de consternation que génère la platitude. (19) L’écriture devient un mode thérapeutique qui permet de supporter la vie sans se révolter. Il faut s’en sortir. Il faut semer ce mal au ventre, cette douleur qui jette à terre, et continuer dans la résignation. La narratrice écrira : 4 Marguerite Andersen. L’Homme-papier, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1992. 239 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Il m’est venu de vouloir écrire sur un amour dont je soupçonne mon cœur de n’avoir jamais contenu. » Parce qu’il y a des amours qui ne font pas battre les cœurs, mais qui tordent les tripes… Mais qui peut encore croire en la poésie quand il a mal au ventre ? (20) On découvre alors l’ampleur de la dépression qui sous-tend le récit. La narratrice nous dit qu’elle appartient à cette génération qui ne sait pas, qui n’appartient pas à la poésie. L’ignorance est liée au manque de cette source qui génère infiniment le sens. Elle dira qu’elle appartient à cette génération qui a manqué de résistance et d’audace et qui baigne dans la complaisance. « On est perdus, on dira que c’est mignon » (21) lancera-t-elle. Ce type de génération est caractérisé par l’indécision. Une génération écrasée qui ne sait pas ce qu’elle veut. Contrairement à ce que nous observons dans L’Hommepapier de Marguerite Andersen, les sources réelles du malaise qui habite le récit de Kaouther Khlifi ne sont ni décrites ni confrontées pour être éventuellement défaites. Le mal n’est pas ciblé. Cette paralysie nous pousse à soupçonner une peur sous-jacente et inhérente qui accule au mutisme. Sur l’écriture pèse une lassitude qui ne sait où donner pour lâcher du lest. Au lieu de se délester, la narratrice finit par fuir sa condition de prisonnière en observant la liberté de l’oiseau. Le vol de l’animal devient la métaphore d’un état essentiel non atteint. Car cette liberté visuelle ne peut affecter son espèce, le genre féminin qu’elle représente et, qui n’a d’autre choix que celui de se retirer dans la résignation de sa propre condition humaine faute de solution, « C’est peut-être cela que l’on appelle la vie » (21) dira-t-elle, pathétiquement, dans l’étau d’insatisfaction envahissant et en même temps dénonciateur de l’enchaînement de son humanité. Telle la scène décrite dans le tableau d’Andrew Newell Wyeth intitulé Christina’s World, la femme infirme, dépeinte affalée dans l’étendue de son champ, perçoit la distance qu’elle ne peut parcourir. Cette distance qui la sépare de sa demeure devient incommensurable à cause de son handicap physique à la parcourir. L’impuissance ressentie génère une angoisse émotive chez les spectateurs du tableau, captivés par ce qu’ils perçoivent. Dans le récit de Khlifi, la narratrice dont le nom ne nous est pas divulgué, contrairement au tableau de Wyeth, vit dans l’anonymat de son identité et l’Avenue, sur lesquelles repose l’histoire ou la confession qui nous est contée, n’est pas nommée. Elle nous révèle ce qui semble le plus important pour elle, en d’autres termes, qu’elle vient « de ces cités bâtardes et sans passé » dénigrées par les nouveaux riches, et que l’Avenue est à Tunis. Nous pouvons supposer qu’il s’agit de l’ancienne Avenue de Carthage, devenue l’Avenue Habib Bourguiba, mais cela ne nous est pas confirmé. Les noms des cafés ou des cinémas sont aussi tus. Est-ce l’ancien Café de Paris ? Est-ce le Capitol, le Palmarium ou un autre cinéma ? On ne le sait pas. La discrétion sur ces lieux est totale. Le point de rencontre avec son amant est aussi secret que le reste. Tout l’espoir 240 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi réside en ce corps qui s’éveille à l’amour5, mais on a l’impression que cet éveil, qui en d’autres contextes génère la joie et la vie, est réprimé jusqu’à la négation de son propre avenir. Une débâcle laissant finalement la narratrice avec une rupture de mémoire, tel un animal blessé livré secrètement à sa propre douleur et à la honte d’avoir été. Le poids de la vie est subi dans la dissimulation et la torpeur pour la jeune femme qui se replie loin de Tunis taisant son drame à la société tunisienne calfeutrée dans le silence. 2. Les racines enfouies : la dégourbification La ville de Tunis est nommée, mais « ce que Tunis ne nous dit pas » est aussi l’autre ville qui l’habite et qui est issue d’une politique de dégourbification. La narratrice révèle, sans nommer, être de ces nouveaux quartiers dont les racines des anciens pauvres du pays restent enfouies sous une apparence d’abondance (22). Cette excroissance de la ville est faite de cités périphériques plantées « comme des cierges brûlants à la mémoire d’une défunte forêt » (22). Une modernisation accélérée est ici associée à une perte d’identité. Ces habitants sont coupés de leur histoire et snobés par les bourgeois de banlieue « qui font mine d’ignorer jusqu’à l’existence de ces cités bâtardes et sans passé. Question de s’assurer, à leur tour, de ne pas être confondus avec les autres » (23). Lutte des classes et luttes de pouvoir s’entrecroisent autour de la métropole, mais l’étau semble indélébile. La narratrice se lance dans le récit descriptif, seule évasion à cette existence nue qui ne semble lui offrir aucune direction et aucun soutien qui répondraient aux besoins de son développement de femme adulte. Elle se trouve désorientée, solitaire et sans espoir. Quelle est donc cette oreille qui écouterait son mal, cette torsion au ventre dépourvue de bonheur qui livre l’être féminin à sa condition physique sans procurer de douceur. Cet état est perçu comme une cruauté par la jeune femme désillusionnée jusqu’au point de démentir l’amour chanté des poètes. Une portion de réalité inaccessible à son drame. 3. Critique de la société Un nouveau chapitre commence par un court paragraphe d’une phrase sans verbe conjugué à la page 27. La critique qui y est faite est ici mordante dans son ironie. La narratrice dénonce, la société tunisienne, que l’ambition dirige vers la ville de Tunis et, dont les dos sont tournés à l’enfance qui est laissée pour compte au loin dans une sorte d’oubli. L’objectif dit elle est d’atteindre « des godasses à faire briller ou des seaux à tremper des serpillières » (27). De plus à bout de force, il n’y a seulement que le réconfort des murs qui soulage l’individu épuisé et perdu dans l’attente de vains attraits comme « la prothèse téléphonique à l’oreille ou, au bras, la nana aux fesses serrées dans un pantalon d’une taille en moins » (27). La 5 Voir les pages 69 à 72. 241 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie narratrice dénonce l’oisiveté qui mine une jeunesse désœuvrée qui se perd dans des idéologies venues de loin, réceptacles d’énergies précieuses gaspillées, et qui s’enroule : […] dans ces infinies longueurs de béton, qui […] enveloppent, tel un suaire, l’âme rendue d’un rêve déchu. On soulève ses semelles pour infléchir et soulager ses genoux. On y vide sa vessie, on y vomit l’aigreur de son estomac un soir où l’on a mangé à sa faim. On y grave sa colère, on y crache son obscénité, on y aiguise ses flèches pour les planter en plein cœur de Cupidon. (27) La narratrice décrit les torses amaigris de ces hommes, leurs poitrines qui s’emplissent nerveusement de bouffées de cigarette, le blanc de leurs yeux plein de sang, leurs cernes, leur regard perdu « dans ce trop-plein de fumée qui fuit de partout dans une montée plaignante jusqu’au ciel » (28). Le décor que nous transmet la narratrice est celui d’un peintre qui se veut réaliste et dont la peinture essaie de perturber la complaisance au sein des multiples contraintes sociopolitiques du contexte qu’elle décrit. Le lecteur peut se perdre sur le plan cohésif. Le style poétique de cette fin de chapitre obscurcit le message. Cependant, les adjectifs dépeignent un tableau qui transmet une atmosphère douloureuse. Cette critique vient de l’intérieur et se veut être prise au sérieux. La narratrice étale sa description sur ces fumeurs, décrivant le bout de cigarette sur lequel ils s’acharnent pour semer leur ennui et leur désœuvrement. Elle dira : Ce bout qui égaie par son extrémité couleur de feu le noir des nuits rayées de solitude. Ce bout qui nous rappelle que depuis que l’on ne tire plus sur les queues des jupes de nos mères, personne ne nous témoigne plus autant de sacrifice. (29) Soucieuse des passants qui hésitent à regagner leurs domiciles, la narratrice se pose toutes sortes de questions à savoir s’ils ont un gîte, un toit, une couche, une soupe et du pain. La narratrice est consciente de l’état délabré du contexte économique dans lequel elle insère son récit. Elle finira ce chapitre en énonçant : Jamais on aura été mieux accompagné dans son isolement. Et puis, il restera toujours l’haleine et la puanteur. […], Cette odeur forte et chaude née de toutes les heures passées à sillonner les rues de la vie. Cette odeur lourde et dense, qui tombe sur le corps comme une épave, l’ultime maillon de la chaîne qui relie encore l’homme à son péché originel. (30) Dans le chapitre 4, constitué d’environ 5 pages, le ton dépressif se prolonge et dénonce l’impossibilité de devenir adulte à part entière. La 242 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi narratrice dira, « je marche dans les rues, qui me marchent sur les pieds… » (33). Le deuxième paragraphe de ce chapitre débute par une longue phrase dont le pronom personnel « il » véhicule un lien cataphorique6 non résolu. Ce même « il » revient dans la troisième phrase de ce paragraphe. Le lexique employé (exemple, « crachat ») communique le degré de décadence où vit l’homme tunisien, pris entre le pouvoir et le dogme et encadré par la voix qui s’échappe « d’un haut-parleur de mauvaise qualité, de quelque humble mosquée appelant avec insistance à la première prière du jour » (33). Dans un tel décor, la nature conserve une place de première importance dans la description du récit, car elle renoue avec l’authenticité et représente une source d’espoir en un perpétuel recommencement créateur où, contrairement au monde environnant pris dans son carcan, « les premiers rayons de lumière sont déjà à l’œuvre » (34), à l’œuvre pour la vie. 4. Identité et réalité corporelle La narratrice mène son œuvre comme une aquarelliste. Elle est spectatrice du quotidien et de son propre sort. Elle sait pendant sa relation amoureuse que l’homme anonyme, qui est son amant, la délaissera lorsqu’elle se montrera exigeante, lorsqu’elle commencera à critiquer sa façon de voir, ses faits et ses gestes. Elle sait qu’à ce moment-là, tout basculera et qu’une rupture s’en suivra. Pourtant, elle n’hésitera pas à prendre ce chemin, quitte à se retrancher dans le monde de l’immobilité, celui de la perte de mémoire, celui du déni. Pour survivre dans un monde de répression et d’hypocrisie, il faut bien effacer le passé pour acquérir la force de vivre et de survivre. Il lui faudra faire en sorte de nier l’existence de son amant et de se convaincre d’une « réalité » purement forgée. Il faudra jouer le jeu du non-être jusqu’à tomber dans son propre jeu et devenir ce non-être. Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme dans un monde qui va à contre-courant du reste, et qui veut les refaire dans son moule pour pouvoir les gérer ou plutôt dompter leur essence naturelle ? Cette nature qui habite le ciel et les oiseaux qui y volent librement hante le récit descriptif comme une plainte lancée au vide. Qui prêtera l’oreille à ces désœuvrés qui errent dans les rues, qui fument pour se réchauffer et entretenir une sorte de convivialité avec leurs concitoyens. Ces désœuvrés qui répètent tout ce qu’on veut bien propager et qui deviennent de la chair à canon de toute propagande servant un besoin de diversion au pouvoir en place. Ces êtres en perte d’eux-mêmes et de leur identité sont des êtres socialement et personnellement robotisés, qui pourraient rappeler aux lecteurs, avec la distance contextuelle qui se doit, le roman dystopien, la contre-utopie, de George Orwell intitulé 1984 (publié en 1949) et le commentaire de Lord Acton's (1834-1902) : « Power corrupts ; absolute power corrupts absolutely » dans The Atheist. Dans le 6 Lien référentiel cohésif qui, lorsque résolu, vient généralement plus tard dans le récit révélant un sens attendu qui génère la cohérence du récit. 243 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie roman de Orwell, le personnage de Winston Smith ressent le besoin d’écrire ses pensées afin de témoigner7. Dans le récit de Kaouther Khlifi, la narratrice, personnage principal et anonyme, témoigne au moyen d’une description suggestive l’état de la condition sociale avant le printemps arabe de décembre 2011. Nous ressentons le poids du discours, ses allusions qui fissurent le carcan du non-dit et le ton mélancolique, voire dépressif, qui parcourt le récit. Le titre de l’ouvrage de Kaouther Khlifi, « Ce que Tunis ne m’a pas dit » comprend une cataphore à découvrir tout au long du récit. Ce lien cataphorique ne se livre pas facilement au lecteur ou à la lectrice. Il est plus complexe que celui qui habite le titre du récit de Youssef Amghar « Il était parti dans la nuit »8. Alors que le lien référentiel établi par le pronom personnel « Il » ne nous est révélé qu’après quelques chapitres9 dans le livre d’Amghar, dans le livre de Khlifi, le lien cohésif établi par le pronom démonstratif « Ce » qui débute le titre nous est suggéré sans être nommé. Ce pronom démonstratif montre du doigt non seulement un état de désintégration socio-politique mais aussi la condition de la femme dans une atmosphère de stagnation globale qui ne présage rien de bon à toutes les strates de la société. Accéder au niveau de liberté d’expression nécessaire pour créer et participer à l’aventure du 21ème siècle est le vœu pieu de ce récit qui cherche à développer, au diapason de la nature, une idéologie positiviste de la vie. Elle rejettera son amant. Elle lui dira, « T’es autre chose, t’es lâche ! ». Son amant contrattaquera en se rabattant contre un certain Gary qui est écrivain et dira dans un élan de jalousie : Gary, lui, a le droit d’être lâche. Il a le droit d’avoir des contradictions, des faiblesses et des incohérences. Il a le droit d’avoir peur. De ses déboires, il écrit même des romans, il fait des best-sellers. Leitmotiv : la faiblesse irrépressible et souveraine. […] Mais gare ! Je ne suis pas son pseudo ! Je n’ai de commun avec lui que la circoncision. 7 « Orwell provides compelling reasons for the people of the 21st century to, much as we did in the 60's, question authority. Winston holds these thoughts dear but because of how society has been allowed to evolve he must be careful with even his own thoughts. You'll go with him as he meets Julia and as, against all odds, develops a relationship. Surprises abound in this unique and, at the time it was written, futuristic look at a world that has allowed itself to be taken over by an entity that we know even today as Big Brother. You'll find yourself asking how this man who wrote the novel in 1948 could possibly have such foresight into what would evolve into the world as we know it today. Similarities between life as we know it and life as Orwell foresaw abound. The book will cause you to look around yourself and question the policies of our government and the policies of global governments and how they impact our daily life. Definitely a compelling read ! » - Submitted by Anonymous. http://www.online-literature.com/orwell/1984/ 8 Youssef Amghar. Il était parti dans la nuit, Paris, L'Harmattan, 2004. 9 Lélia Young. « La progression narrative dans Il était parti dans la nuit de Youssef Amghar », in Najib Redouane (s. la dir. de). Vitalité littéraire au Maroc, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 53-68. 244 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi Elle réciproquera : « Je t’ai voulu intelligent. Aussi intelligent qu’un Dieu » (108-109). Qui est Gary ? On ne nous en dit pas trop. Mais, il est évident que l’amant de la narratrice en est jaloux. La seule chose qui le rapproche de cet individu, que l’on découvre être romancier, est la circoncision. Est-ce que cette remarque laisse sous-entendre que Gary est juif ? Si oui, cela laisse percer dans le txte la présence juive en Tunisie qui n’est presque plus existante depuis l’exil qui suivit les événements de juin 1967. L’arrière-plan politique émerge à peine dans le récit de Khlifi. Il y a quelques références qui marquent l’idéologie panarabe (85-90), une sorte de ralliement qui sert d’atermoiement face aux problèmes économiques et sociaux qui habitent le pays avant le printemps arabe et qui donnent à l’homme des privilèges non mérités aux dépens de la femme. Juste après l’altercation qu’elle a avec son amant, La narratrice dira, « J’ai perdu toute naïveté devant ses mensonges. [….]. Je n’ai plus cette prédisposition d’esprit à compléter les lacunes de ses récits trompeurs » (109). Devant la situation abusive La narratrice se révoltera face à son amant contrôlant, menteur et manipulateur. Elle apprendra à se défendre, à crier et même à devenir vulgaire. Elle dira, « je suis au bord du terrorisme » (110). Son amant prend peur et se mettra à la diplomatie, il va apprendre à lui faire plaisir, il lui apportera des fleurs. « Il aura cette hâte peureuse… » (111). À la longue, son amant ne voudra plus faire d’effort, il ne jalousera plus Gary et elle sera de plus en plus occupée par son apparence. Elle dira, « Mon bouton de fièvre m’interpelle désormais plus que la guerre. » (113) et plus tard, « J’ai perdu la femme et la foi » (114). Après la défaite de sa relation, elle se retirera, loin de l’Avenue, elle devient « un concentré de traces, pendant que toutes les autres autour partent à l’arraché » (114). Toute trace sera détruite, tout entrera dans l’anonymat, « sans auteur, ni offrant… » (115). Son amant lui dira avant de se retirer « qu’aucun homme n’est capable de lever la main sur une femme qui ne le concerne pas » (115). L’humiliation envers la femme amante est ici totale. Sans amour dans la relation, sans respect de la personne que représente l’autre, la femme devient objet entre les mains de l’homme qu’elle a cru aimer. La narratrice en suivant le mouvement de sa nature féminine est donc tombée dans un piège biologique qui est en même temps social et d’où l’homme s’en sort sans heurt alors qu’elle, la femme meurtrie, cache ce qu’elle crut être son bonheur et plus tard, sa désillusion. Sonia Chamkhi, sans aller en profondeur dans l’analyse de ce récit, fera allusion à cette asymétrie. La narratrice brave son amant : […], mais laisse entendre qu’elle est la seconde, qu’elle doit se cacher […]. Elle nous laisse comprendre que ce sont probablement les « idées » qui les séparent déjà, celles relatives au Liban, à l’Irak et bientôt à l’Iran, mais elle y croit à peine et du coup nous 245 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie non plus ! Et ce n’est pas si grave, puisque c’est entres autres de cela qu’il est question, de cette représentation qui se dérobe, de cette lassitude qui dévore, de la platitude dont la narratrice aurait péri s’il n’y avait pas la poésie et l’écriture10. À défaut de devenir meurtrier, cet amant « deviendra destructeur. Il est dans le crime qu’on ne châtie pas, dans ce semblant de mort qu’on n’achève pas. » (116) Ce récit évolue dans les sous-entendus que l’on n’ose pas dire de peur d’être punie sévèrement. Prisonnière d’un étau socioculturel et politique homogène la narratrice ne trouve pas d’échappatoire. Il lui reste l’écriture poétique pour créer le sens dont la prive le quotidien. Des difficultés peuvent habiter ces lignes et être interprétées comme des lourdeurs de style ou un hermétisme faisant obstacle à la compréhension du récit. Mais cela, nécessaire en contexte contraignant, devient une stratégie d’écriture où le bagage lexico-sémantique joue un rôle primordial pour traduire et déjouer le carcan où se trouve la narratrice. Cette libération par l’écriture, ce qui fait partie de la notion de « distance rapatriée » que je développe dans un de mes articles11, permet à l’intelligence humaine de rejoindre l’autre, peu importe son origine et son lieu géographique. Elle fait appel à la transparence qui habite le vol de l’oiseau et qui permet à l’esprit observateur d’évoluer sciemment dans sa société. Une volonté, qui veut se distancier de l’obscurité et joindre l’autre, habite le récit de Kaouther Khlifi - joindre l’autre dans la quête de la connaissance de soi qui unit les humains sous le préau des droits qu’a toute personne au respect de sa différence. 10 http://moustaches.wordpress.com/2008/04/12/ce-que-tunis-ne-ma-pas-dit-de-kaouther-khlifi/ Lélia Young. « La notion de distance rapatriée dans les poèmes de Gérard Étienne », in Grossman, Simone et Danielle Schaub (dirs). Tissage et métissage dans l’œuvre de Gérard Étienne, Interculturel francophonies 23, Paris, L’Harmattan, 2013. 11 246 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi BIBLIOGRAPHIE AMGHAR, Youssef. Il était parti dans la nuit, Paris, L'Harmattan, 2004. ANDERSEN, Marguerite. L’Homme-papier, Éditions du remue-ménage, Montréal, 1992. KHLIFI, Kaouther. Ce que Tunis ne m’a pas dit, édition Elysad/clairefontaine, collection éclats de vie, Tunis, 2008. YOUNG, Lélia. « La progression narrative dans Il était parti dans la nuit de Youssef Amghar », in Najib Redouane (s. la dir. de). Vitalité littéraire au Maroc, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 53-68. _____________. « La notion de distance rapatriée dans les poèmes de Gérard Étienne », in Grossman, Simone et Danielle Schaub (dirs). Tissage et métissage dans l’œuvre de Gérard Étienne, interculturelles francophonies 23, Paris, L’Harmattan, 2013. 247 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika HAJ-NACEUR Université d’Alger 2 ALGÉRIE Iman BASSALAH : l’exil sur le mode du « vécrire » « Nombreux sont les Exils…. Les Exils de nos corps et libertés : les Exils » N. Farès « Certains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait » N. Bouvier Comment - écrivain d’aujourd’hui - décoller de soi, de son histoire propre, du territoire privé de son existence erratique1 sinon par la littérature qui autorise à lier fiction et réel pour sortir de l’enfermement des entraves qui collent à son vécu, dire l’ancrage dans le/les lieu(x) qui nous déterminent et prendre conscience de la banalité du sort commun, pour croiser les histoires, les destins et les voix/voies, pour raconter et se raconter sa propre histoire suivant un processus de transfert : « … l’Autre parle depuis son extraordinaire différence »2. Au lecteur rapide, Hôtel Miranda3, premier roman d’Iman Bassalah, journaliste et écrivaine tunisienne, paraîtra comme un nième prétexte à redonner voix et vie aux « exilés » de tous bords, comme le lieu d’un requestionnement sur l’errance/les errances dans l’ailleurs (au sens large du terme), donnée incontournable, voire fondatrice des imaginaires maghrébosubsahariens de ces dernières décennies. Et si la thématique de/des exil(s) produit encore une belle littérature, certains romans - et c’est le cas de celuici - en parle sous un éclairage aux accents intimistes qui lie leur vécu propre au désir d’écriture, à un « vécrire »4 qui fait de/des exils racontés des faits d’existence et de l’exil un moteur de l’écriture à l’écoute de son être 1 Iman Bassalah est journaliste et écrivaine ; elle partage sa vie entre la France, l’Italie et Paris. 2 Marie Darrieussecq. « Être libéré de soi », in Le Magasine littéraire, N° 473 mars 2008, p. 58. 3 Iman Bassalah. Hôtel Miranda, Paris, Calman-Levy, 2012. 4 Nous empruntons la formule au personnage de l’écrivain canadien Jacques Godbout dans Salut Galarneau (1967) qui disait : « Je sais bien que de deux choses l’une : ou tu vis, ou tu écris, moi je veux vécrire ». Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie intérieur, des vérités qui s’y cachent : « […] La seule chance qu’on ait de rencontrer la vérité, c’est d’interroger des situations concrètes »5, l’écriture se voulant continuation de la vie (« L’écriture est un mode de vie »6). L’exil raconté du bord de ses traversées topiques, de son expérience erratique propre se révèlera donc découverte de soi et de l’autre. Et sur les chemins imbriqués des histoires narrées, les savoirs s’éclairent, se croisent et se partagent. Fragments de « nous » : l’exil, un mot-matière Comme dans une ronde où chacun/chacune se donne la main, les protagonistes des histoires d’exil qui tissent le roman, donnent à lire une chaîne de portraits choisis et observés à partir de lieux emblématiques des lignes de fracture de leur être - espaces traversés au cours de leur périple avant atterrissage à l’hôtel - et à un moment décisif de leur existence : celui où ils sont en rupture avec un quotidien familier, routinier, situation qui se révèlera, grâce au motif topique et sémique de l’hôtel Miranda qui file la métaphore des exils en partage, propice à la confluence des histoires et au déchiffrement de cette « pensée de l’errance »7 qui les infiltre et en déroule les variations sémantiques. Iman Bassalah fait, en effet, le choix d’une écriture en volutes qui mêle les existences et fragmente la narration : à l’histoire centrale de Selma la Tunisienne s’imbrique celle de la Nonna, la Sicilienne, celle de Louise la Parisienne, celle de Toufik le médecin compatriote de la fugitive, celle de Zineb et Rabih (+ voisine mère de Yamen le martyr) restés en Tunisie, celle de Warda la Libanaise, celle du vieil Osmani le Turc, celle de Maman Fanta la Malienne et ses enfants, celle d’Aneta la Polonaise et son mari, celle de Pierre l’homosexuel, celle de Moncef l’hôtelier algérien… etc., population cosmopolite d’un hôtel de Montreuil, l’hôtel Miranda qui donne son titre au roman. La création romanesque d’ensemble progresse au gré des retours sur mémoire de Selma et de Louise les fugitives (Selma, rescapée des camps de la mort sous le régime de Ben Ali ; Louise qui fuit un mari « robot-tueur ») (48)) et au gré des brèches narratives (analepses, descriptions) portraiturant une pléthore d’exilés des temps modernes, entremêlant les vies, explorant les fractures/fêlures qui les unissent dans la dérive de l’être-en-commun qui a induit, pour le meilleur ou pour le pire, leur rencontre à l’hôtel. Cette construction qui architecture le roman de manière à faire défiler non pas une histoire, mais plusieurs dans des espaces nommés qui participent de la progression des errances donne à lire une typologie des « exils » à l’origine du manque à être et, parallèlement, une catégorisation des visions de l’exil 5 Danièle Sallenave. « Interview accordée à Patrice Fardeau », in Révolution, N° 38, 21 novembre 1980. 6 Jean-Paul Dubois, journaliste au Nouvel Observateur, Lauréat du prix Femina 2004. 7 Selon la formule d’Édouard Glissant in Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990. 250 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » entendu comme mot-matière au potentiel tragique, mais qui peut se révéler propice à une remise en question salvatrice des fêlures de l’être : « Oui, l’exil, blessure n’est pas fatalement un lieu de malédiction il peut ouvrir la voie à une grande fertilité »8. L’expérience de l’exil, en effet, ne résulte pas, pour tous, d’une même quête. Dans leur parcours respectif, il y a la vision politique de l’exil qui vient du contexte de l’urgence et de la survie qui l’a suscité (Selma), la vision existentielle du révéler-à- soi qu’implique la rupture d’avec les liens routiniers du vécu (Louise), la vision géographique du déracinement ou la perte du territoire originel dans la crédence du rêve d’un ailleurs plus conforme à ses aspirations et dans la fragilité que procure la précarité de leurs conditions nouvelles de vie (les migrants, tant ceux mis sur le devant de la scène romanesque que ceux de la cohorte des anonymes auxquels le texte réfère) et la vision littéraire de l’exil comme lieu d’une migrance mémorielle dans le territoire fictionnel participant du questionnement de l’acte d’écriture dans sa fonction d’expulsion et de remédiation des fêlures narrées. Au confluent de ces expériences et de ces visions, il y a les souffrances nécessairement distinctes partagées, la blessure secrète qui a préludé aux exils. Ainsi, à la douleur de l’advenir improbable de Selma, la survivante des geôles tunisiennes des eaux de la traversée clandestine, à sa douleur de la séparation obligée d’avec les siens (mère, frère, l’aimé assassiné) fait écho - celle, intérieure, de Louise dans la douleur de ne plus pouvoir jouer le rôle social de l’épouse et mère nantie, comblée au plan de l’apparaître, et qui choisit de donner un coup de pouce à son destin en larguant les amarres d’une existence prédestinée pour en secouer de manière risquée le joug - celles, confidentielles, des autres locataires, douleurs dont résonne l’hôtel où la narration inscrit les errances de la comédie humaine qui s’y joue (leur histoire respective). Les mots « parenthèse »9 et « histoire » qui les balisent sont des mots-relais qui, sporadiquement, explicitement ou non, agencent ou relancent la narration sur l’entremêlé de vies, d’histoires d’êtres issus de divers coins du monde : Tunisie, Italie, Paris (suivant le parcours de Selma), Algérie, Liban, Pologne, France, Mali… (selon les origines de la population de l’hôtel). Toutes ces existences sont placées sous l’invocation d’un « voyage » entendu comme traversée topique (déplacement territorial) 8 Émile Ollivier, écrivain haïtien, cité par Jean Jonassaint in Le pouvoir des mots, les maux du pouvoir, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1986. 9 Le vieil Osmani, sa vie = « une parenthèse de trente ans, mais une parenthèse quand même » (p. 229). Louise, sa vie à l’hôtel = « une parenthèse formidable » (p. 229) + les parenthèses du périple de Selma (rencontres providentielles adjuvant de son parcours). 251 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie obligée10, comme errance à visée salvatrice, l’errance et la traversée étant, dans l’écriture romanesque, les moteurs des histoires entrecroisées narrées, les lieux communs chargés du désir de vie autre : L’exil géographique s’accompagne de l’exil intérieur, cette forme d’exil plus subtile, moins saisissable. L’exil perte douloureuse d’un lieu originel, permet de creuser profondément l’espace intime de l’être et […] cette manière autre de se penser, accroît la possibilité de rêves11. Qu’il soit géographique ou intérieur, l’exil des personnages du roman d’Iman Bassalah donnent à lire des errances existentielles qui racontent la mémoire du monde contemporain, qui tissent un livre de souvenirs et de confessions épars dans l’acuité de la conscience de soi qu’implique l’expérience du vécu autofictionnel qui s’entremêle à celui des protagonistes d’hôtel Miranda. Au vécu de Selma personnage central prétexte-à- dire, plus précisément aux lieux (Tunisie/Italie/France) de sa traversée des frontières fait subreptiennent écho celui de l’écrivaine qui partage son existence entre ces mêmes pays. Celui des protagonistes du roman et des exilés de tous bords dont les vécus se donnent à lire comme une nébuleuse d’histoires sans pathos ni manichéisme rend compte des diverses facettes de l’exil et invite à: - retourner au lieu névralgique du « vécrire », de la mise en abyme personnelle : « Un écrivain parle toujours d’autres vies que la sienne, tout en écrivant sa propre vie »12. - questionner le rapport entre les exils : la vie des locataires de l’hôtel résonne de la souffrance de leur être en rupture avec le connu familier doux-amer qu’ils ont dû quitter/fuir, comme aussi de l’ordalie conférée par leur livrée de nouveaux parias en pays inconnu, au sein d’une autre communauté à découvrir, mais aussi de l’instinct de survie et d’humanisme (solidarité) qui les habite fort de l’impact de leur expérience respective du déracinement, de la fêlure physique (Selma a connu la torture en Tunisie) ou intérieure (Louise vit dans l’aisance matérielle, mais fuit un époux qui freine ses exigences d’amour et d’équilibre, l’épanouissement de son être secret, intime) du manque à combler dont résulte leur rencontre en ce lieu. D’un exil à l’autre au travers des dialogues tenus et des histoires propres aux tonalités duelles comme dans 10 Ils quittent un pays pour un autre, un foyer pour un autre, départs contraints (motivations éparses). 11 Belaïd Djefel. L’écriture et l’espace de l’écriture, Mémoire de magister, université d’Alger, 2002, p. 95. 12 Hubert Anti « L’amour selon Joncour », in Lire, No 546, sept 2014, p. 57. 252 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » le réel : « Louise ne savait jamais, dans ce nouveau monde, si c’était du drôle ou du drame qui se jouait » (140), au croisement des vécus et des mémoires affectives qui les construisent, l’écriture jette un éclairage rétrospectif panoramique (galerie de portraits) sur non pas une, mais des vérités de la comédie humaine mise en scène, des regards de la fratrie des exilés unis par leur volonté de se maintenir à la hauteur dans une vie qui les tire vers le bas, à rebours de leurs aspirations légitimes : la vérité d’un homme se situe toujours dans la conjonction de toutes ses facettes, dans le croisement des regards- le sien et celui des autres. D’autres vues que la sienne, en quelque sorte 13. De toutes ces douleurs rassemblées par l’écriture, du chaos dans lequel chaque candidat volontaire ou non à l’exil se trouve plongé sur le chemin de l’aventure de son périple, des savoirs se confrontent sur le « voyage » propre (réel ou intérieur) et en disent long sur la complexité du vécu imposé ou choisi, mais aussi sur l’aptitude de l’écriture à saisir les êtres dans leur vérité. L’aventure de Selma l’amène a des remémorations événementielles sur la Tunisie d’avant la révolution du jasmin sous le régime dictatorial de Ben Ali, sur sa famille acculée au dénuement et à la peur des représailles sauvages des alliés du pouvoir, sur Yamen le fiancé mort en héros et l’amène aussi à des rencontres providentielles qui influeront positivement sur son devenir : la « Nonna » qui l’héberge en Italie et la sauve des carabiniers en lui octroyant l’identité de papier de sa fille disparue, Fabio et Roberto les jeunes qui égaient momentanément sa vie de fugitive, les habitants de l’hôtel qui l’assistent lorsqu’elle émerge avec force cris des cauchemars qui la hantent et qui l’aideront à entrer en possession de nouveaux faux papiers pour qu’elle puisse travailler en France, Louise qui l’introduit dans le foyer qu’elle a fui et l’aide à se faire recruter comme nourrice de ses enfants. Grâce à tous, depuis sa sortie clandestine de Tunisie, depuis son passage par la Sicile, depuis son refuge chez « La Nonna », sa rencontre et sa sortie d’Italie avec l’aide de Fabio et Roberto, depuis son séjour à l’hôtel parisien, « ce nouveau monde » (140) où l’a mené son aventure de rescapée des geôles tunisiennes, Selma a interrogé le monde et organisé son existence sans adresse : - en remettant les choses (les détails des souvenirs remémorés, des dialogues tenus, les rêves de justice et de liberté nourris) à leur place : 13 Baptiste Liger. « Emmanuel Carrère : D’autres vues que la sienne », in Lire, No 546, septembre 2014, p. 41. 253 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Selma avait compris qu’elle ne serait plus jamais « horra » en Tunisie. Ce serait l’exil et sans visa. (15) Je veux rejoindre Paris (…), je demanderai l’asile politique (…). Je veux étudier à la Sorbonne, déplacer des montagnes pour faire venir ma mère, mon petit frère et Yamen. Puis aider mon pays avec des armes sûres. (71) (Yamen, le fiancé alors seulement disparu). - en choisissant de vivre sa vie sans trahir ses rêves, en s’autorisant à aimer de nouveau : […] Yamen, laisse-moi être heureuse dans les bras de Fabio (…). Laisse-moi être terriblement vivante et va-t’en de ma tête, tu en aurais fait autant, j’en suis sûre… Tu aimais la vie, toi aussi (…). (119) - en restant cependant toujours prudente dans les nouvelles relations tissées à un moment de sa vie marquée par la fragilité de son être en proie au remords « la culpabilité » (119) et à la confusion des pensées qui l’assaillent dans l’urgence d’une survie aventureuse : Je ne sais même plus qui je suis ! Je suis là, avec toi, mais je flotte, je ne sais plus ce qui est vrai. Si, tes fleurs sont vraies, ton affection aussi. Peut-être même ton amour. Mais peut-être aussi que tout ça n’existe que parce que moi, j’ai envie de légèreté. Et que toi, tu as besoin de lourdeur. (118) (Refus de la demande en mariage de Fabio). Ils parlèrent de tout, mais Selma ne se livrait pas complètement et ne lui raconta rien de son secret. (210) - (Selma, ivre, dans la chambre de Jean son employeur) - en entrant en résonnance, le temps d’une chanson puis du séjour à l’hôtel, autour d’une vision commune de la délivrance attendue : Merci à toi, mon vis-à-vis de l’autre côté de la mer. Au moins maintenant, je sais qu’il reste encore, un espoir au fond de la conscience humaine, pour résoudre l’émigration clandestine. En créant du travail aux pauvres chômeurs, pour que leurs corps n’errent plus sur la mer. (76) (dernier couplet du poème « Une élégie pour les harragas » chantée par Selma sur la plage de Sicile). En construisant son roman à partir d’êtres de divers horizons pour qui l’exil, sous ses diverses facettes, aide à construire un mode d’être renouvelé, Iman Bassalah inscrit la souffrance inhérente à la rupture de l’être premier 254 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » comme motif sémique dynamique traducteur aussi bien des lignes de fracture des exilés (maux du vécu) que du potentiel de renouveau, de changement qu’il aide à prendre en compte pour liquider le manque commun (mais divers) à l’origine du départ : La douleur n’est pas seulement un fait psychologique, elle est d’abord un fait d’existence. (…). La douleur entraîne toujours (…) un retentissement dans la relation de l’homme au monde 14. d’où la métamorphose des personnages qui, au cours de leur périple, chacun à sa manière, transcendent le mal du vécu premier et reconstruisent dans/grâce à l’exil leur existence, le croisement des histoires et la fragmentation de leur narration participant de la liaison des détails, de l’union des destins, de la mise en scène d’une comédie humaine : « La vie était un roman, une comédie humaine. Elle est devenue une tragédie à l’échelle planétaire »15. Ainsi, entre autres détails, les scènes nombreuses d’entraide (rencontres providentielles, solidarité des locataires de l’hôtel…) comme les dialogues, comme les retours sur mémoire de Selma et de Louise, comme la récurrence de la date du 14 juillet qui unit leur destinée à l’hôtel, comme les lieux de l’exil qui circonscrivent les diverses traversées des personnages en présence… tous ont une fonction commune dans la narration : faire du roman l’espace territorial des témoignages croisés autant que celui scriptural d’une fiction mixant les niveaux de conscience et les tonalités (vies en direct qu’autorisent les dialogues, le croisement des voix), rassembler les expériences et les obsessions de mieux-être/vivre-mieux : « Chacun fait ce qu’il veut de sa vie, mais ma vie, que je le veuille ou non, n’échappe pas au rythme collectif »16 pour unir les destinées dans une vision d’ensemble de tous les errants pour qui vivre s’appréhende comme un processus risqué à visée ascendante. Dans cet ordre, d’idées le dispositif topique dialectique qui le porte joue un rôle stratégique. Exil et cheminements topiques stratégiques L’hôtel Il n’est pas anodin que le destin d’« exilée sans visa » (15) de Selma soit lié à celui de tous les rescapés du sort locataires de l’hôtel Miranda qui donne son titre à l’ouvrage et à la seconde partie du roman. Il n’est pas fortuit, également, que la narration de leur histoire respective (et, plus spécialement celle de Selma et de Louise) épouse le flux et le reflux du vécu et des souvenirs qui les tissent de manière à les inscrire dans un déroulé 14 Michela Marzano (s. la dir. de). Dictionnaire du corps, Paris, PUF, 2007, p. 323. Driss Chraïbi. L’homme qui venait du passé, Paris, Gallimard 2012, p. 9. 16 Dany Laferrière, cité par Lire, No 546, sept 2014, p. 76 (extrait de son roman : L’art presque perdu de ne rien faire Grasset, 2014). 15 255 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie discontinu qui est saisie dynamique d’un processus erratique qui circonscrit, scripturalement, la remontée au pathos exilique, son ressenti et l’advenir du personnage central prétexte-à-dire, à la plage sicilienne de son débarquement clandestin en Italie. Ces deux espaces - l’hôtel et la plage - stimulent la créativité et participent à la fois de l’enjeu de vérité dont est porteur le roman de reportage-fiction et du mouvement scriptural au travers duquel les protagonistes pensent le mouvement de leur histoire, du positionnement descendant/ascendant (pathos élargissant des destinées exiliques spécifiques VS la fiction méliorative de l’entrecroisement fictionnel des vécus narrés) : « L’art n’a peut-être pas le pouvoir de changer le monde, mais il peut lui offrir des raisons d’espérer, de trouver un apaisement, de reprendre son souffle »17. En tant que lieu de l’écriture qui introduit (dès le premier seuil sémantique, la couverture du roman) le thème narratif de l’exil et programme la superposition des histoires, l’hôtel Miranda fonctionne comme matériau romanesque à visée multiple : a- Il est un cadre propice au rassemblement des aventures/expériences exiliquées : la galerie des portraits qui y est exposée est riche et permet la rencontre de Selma et Louise, personnages-écho relais de l’auteure (l’une par ses origines et les étapes de son itinéraire apparentées à celles du vécu propre d’Iman Bassalah ; l’autre, par sa profession de reporter impliquant curiosité, enquête et donc témoignages et reportage fiction, avec les personnages publics que constituent tous les occupants de l’hôtel auxquels s’entremêlera leur vécu, leur questionnement sur la vie et les rapports à autrui en situation de précarité et de fragilité : « C’est à partir de soi que l’on peut approcher la vérité d’autrui »18. En participant de l’exposition dialogique de leur vécu, de la délivrance de la parole tue (l’intime, les singularités, les secrets), ce lieu est investi d’une qualité d’écoute qui fait du roman un cadre confessionnel thérapeutique où les dialogues croisés qui donnent vie à la galerie des portraits brossés allègent du fardeau de l’existence. Ainsi, l’arrivée de Selma à l’hôtel, ponctuée des cris de ses cauchemars qui l’annoncent à la communauté des « exilés » ne laisse personne indifférent. D’abord objet de curiosité lors de sa réclusion dans sa chambre (« qu’est-ce qu’elle a à hurler comme ça, la Tunisienne ? » Mama Fanta (114)), elle est vite adoptée comme membre à part entière du groupe : « Il faut qu’on trouve une solution pour la petite » (41 Osmani) ; « Toufik, le médecin va l’examiner et la soigner (…) il nous répare tous pour rien » (142). L’hôtel n’abrite pas seulement les misères d’une catégorie humaine spécifique (les exilés), mais il éclaire des facettes de leur manque à être propre et rend compte de leur 17 18 Vincent Huget. « l’art contre le pessimisme », Marianne, 3/9 nov. 2012, p. 96. François Busnel. « Entretien avec Emmanuel Carrère », Lire, No 546, sept. 2014, pp. 47-53. 256 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » aspiration à transcender le processus victimaire qui les a conduits dans l’ailleurs. Comme l’écrivait M. Calle Gruber : « […] donner lieu, c’est donner forme. Et donner forme, c’est donner voix »19. Lieu donc propice à la radiographie d’un monde au bord du chaos, d’une humanité en souffrance, l’hôtel Miranda qui fait, en quelque sorte, se rejoindre les diverses histoires narrées, confronte aussi les espérances. b- Il est le lieu où l’exil devient un catalyseur. Face à la confrontation des solitudes, au parallélisme du sort qu’impose le croisement des histoires et le défilé des portraits, les masques tombent et des vérités sur soi, sur les autres et le nouveau monde, surgissent instaurant, ouvertement et/ou en son for intérieur, l’heure du bilan. Ainsi, les flash-back sur les espaces quittés (Tunisie pour Selma et pays d’origine respectif pour les autres locataires ; foyer conjugal bourgeois pour Louise) et les nombreux dialogues tenus n’opèrent-ils pas seulement une rétrospective dans le passé des personnages et une plongée dans les fractures invisibles à l’origine de leur « exil » contraint ou choisi ; ils favorisent aussi une traversée en soi, une remise en question des certitudes : le cri de Selma la sort de l’anonymat de l’identité collective (population migrante de l’hôtel), la délivre, au regard des « Mêmes » (les autres locataires), du mensonge du secret de son identité supposée (celle de papier prêtée par « la Nonna » qui lui donne la carte d’identité de sa fille décédée) et lui restitue son identité vraie (émigrée politique clandestine) ; de même, l’intime entretien de Louise avec Selma revisite le portrait de l’époux-ogre-dévoreur tout puissant et le réhabilite dans son être vrai avec sa part de fragilité et d’humanité : Tu sais, Louise […]. Jean n’est peut-être pas le monstre que tu crois. Tu as été sa femme, tu es la mère de ses Enfants. On pourrait dire que tu es la mieux placée pour le connaître. Mais parfois, je me demande si on s’invente pas des choses en cours de route dans une vie à deux, parce qu’on s’est éloignés et qu’on ne sait plus comment se rejoindre. (235) Toutes deux sont des fugitives dont l’être intérieur est un chaos. Leur rencontre et leur vécu à l’hôtel participeront d’une vision régénérante de leur destinée, d’une entraide salutaire : Selma, grâce à Louise acquiert un emploi et, grâce à la solidarité de tous, reprend goût à la vie20 dans l’image projetée d’elle-même au sein de sa famille d’adoption (« ma famille de France »), dans le désamorcement du tragique propre, de l’intime blessure (la mort de Yamen), dans l’accomplissement du désir neuf d’amour qui l’habite : entre 19 Mireille Calle-Gruber. Assia Djebar ou la résistance de l’écriture, Paris, Maisonneuve et La rose, 2001, p. 37. 20 « Tu m’as portée, alors que tu étais toi-même brisée. Vous avez été ma famille de France avec tous ceux de l’hôtel Miranda (…) » (236). 257 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie le moment où elle a quitté Fabio s’interdisant par fidélité à la mémoire du bien-aimé martyr de répondre à son amour : « Elle était trop jeune encore pour savoir que l’on peut passer de quelqu’un que l’on aime à un autre quelqu’un que l’on aime qu’il n’y avait pas forcément la case ‘ n’aimer plus’ » (170) et celui où, à la veille de retrouver les siens dans une Tunisie nouvelle, elle décide de le retrouver21, elle a évolué et s’est autorisée à s’abandonner à la vérité qui parle en elle : Être le prochain de quelqu’un dans cette passe/ici, passe du désir amoureux sans sentiment de culpabilité/, c’est dans la nue présence - (…) - témoigner que cette passe n’est pas une impasse. Elle est l’ouverture au réel invisible de la vie dont la parole qui nous fait vivre dans le monde est le gage22. Louise, quant à elle, grâce à Selma, ne lie plus son destin à celui de l’époux quitté pour qu’il lui revienne plus aimant et moins obnubilé par sa carrière et son image close de bon mari bourgeois : « […] Je tiens au sacrement du mariage » (211), lié à son épouse pour le meilleur et pour le pire : « un prisonnier comme moi « confie-t-il à Selma dans un moment d’ivresse » (211). La métamorphose, en elle aussi, survient ; elle a appris à voler de ses propres ailes et a compris la nécessité de rompre avec le conditionnement de l’éducation reçue qui enseigne à l’épouse le pardon et le sacrifice de soi dans la projection du rôle de mère parfaite au service des siens, d’où sa décision finale de concrétiser sa rupture avec Jean : « Jean, c’est toi qui l’as adouci. Tu as su le toucher, je ne sais pas exactement où dans son âme. Mais moi, je ne l’aime plus je lui en veux trop pour toutes ces années… » (237), en ayant, avec un autre, le troisième enfant qu’il lui refusait : Elle commençait, […], à fréquenter quelqu’un, en douceur. Un cameraman qui n’était pas souvent à Paris, mais qui revenait toujours reposer sa tête contre son sein. Il avait même dormi chambre n° 8. (228) Pour Selma comme pour Louise, assumer la liberté d’aimer de nouveau les révèle à elles-mêmes, dans l’exil (l’ailleurs géographique VS l’exil intérieur), comme sujets d’une épreuve qui les a confrontés à un réel concret et abstrait, celui du vécu avec son lot de souffrances des expériences vécues et celui, transcendant, du cheminement du psychisme, de l’intimité, écoute, analyse de soi et du désir. Denis Vasse écrit à ce propos : 21 22 « Dis aussi à maman qu’avant de rentrer, je dois passer voir quelqu’un en Italie » (246). Denis Vasse. La dérision ou la joie : la question de la jouissance, Paris, Seuil, 1999, p. 194. 258 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » Si ce Réel est en vérité, ce ne peut-être parce que la psychanalyse le déduit du fonctionnement de l’appareil psychique. Mais parce que, sans lui, l’homme est une illusion et l’appareil psychique un fonctionnement vide, un non-désir, un déris. S’il est, il vit dans un perpétuel acte de révélation dont l’appareil psychique est la médiation dans le corps de l’homme. Cet acte de révélation du Réel est la Vérité qui parle en Je, (…). Il se révèle sous la barre de la chair qui vit de ce qui se désire en elle 23. Les dialogues de Selma avec Jean sont eux aussi significatifs du changement qui s’est opéré en lui après le départ de Louise pour l’hôtel Miranda médiateur de la rencontre des deux femmes et de la juxtaposition de leur regard contrasté : devenu employeur de Selma, en état fragilisé de mari et père abandonné à son sort, en rupture avec le modèle sociétal du foyer bourgeois aux apparences rigoristes, mais sans failles, il sort de sa carapace d’être fort, confie la douleur de son être duel incapable de concilier amour et sacrifice de l’image conditionnée-conditionnante de soi (mariage réussi ; réussite sociale ; statut envié) : Pour les hommes, du moins les hommes comme moi (…), il est important de savoir à tout moment si on est lâche ou clairvoyant. C’est essentiel de ne pas être lâche. Dans un mariage, on se construit des fictions, on essaie de tenir (…). Saisir si on est lâche, ou clairvoyant, pour savoir à quelle morale se vouer. (210-211) Mais il renonce à aller jusqu’au bout de son auto-analyse : même sous l’emprise de l’alcool, dans les bras de Selma la nounou-confidente providentielle, il reste fidèle à la morale bourgeoise et ne s’autorise pas à être infidèle à Louise : « Il refusa de l’embrasser » (211) et assume l’image d’un je-soi qui prête l’oreille aux vérités qui parlent en lui : J’en étais venu à souhaiter sa mort ; c’est terrible, Selma. En me quittant, elle m’a donné une ultime occasion de relancer les dés, de connaître une nouvelle fois, et totalement libre, le vertige d’un nouvel amour. (…). (211) sans toutefois céder à la tentation du changement, à l’aventure (comme le fera Louise) des errances du moi sensoriel qui le fonde, mais qui ne parvient jamais à décoller de son image sociale publicitaire qui l’emprisonne dans une conformité de classe : […] Jean avait retrouvé sa distance, il n’aurait pas cherché à la retenir même d’un sourire. Il lui fallait tout oublier pour survivre, redevenir père, chef d’entreprise oublier toutes ces choses dans 23 Vasse. La dérision ou la joie…, pp. 192-193. 259 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie lesquelles, il ne faut pas chavirer, malgré ses rêves de vertige. (212) Jean est toujours dans son monde, dans son milieu, alors que Louise qui vit un exil intérieur a quitté ce milieu et a trouvé à l’hôtel Miranda un tremplin pour rebondir et donner un coup de pouce à son destin, un nouveau sens à sa vie. c- Dans le mouvement de l’advenir de Selma comme dans celui de Louise, l’hôtel ordonne les représentations de leur manque à être et celles des modalités de sa liquidation. Il n’est pas lieu de fuite et de désorientation, mais lieu de l’obéissance à soi, à l’image projetée du « je » œuvrant à se délivrer de ses peurs, à braver les interdits qui régissaient sa vie antérieure (celle d’avant l’exil, d’avant leur vécu à l’hôtel), car selon les enseignements de la « Nonna » dans sa lettre : « Il y a des destins, mais il y a aussi des volontés » (106). Et, sous un éclairage psychanalytique : Partir, c’est répondre de la parole psychanalytique dans laquelle s’est tissée, au jeu du désir, la reconnaissance de l’analysant et l’analyste. C’est naître au désir de l’Autre dans le renoncement au plaisir du même. Partir, alors, ce n’est pas transgresser les limites de l’espace et du temps, abandonner son corps au profit d’une projection curieuse d’aller enfin voir ailleurs, dans une autre image : c’est obéir à la vérité qui parle24. d- Pour les autres personnages du roman, entre autres Ouarda, la Libanaise qui pétrit le pain des locataires dans les larmes du souvenir de son fils aîné (mort en martyr dans les conflits entre musulmans et chrétiens) car « chez nous on adore le sel des femmes » (Moncef, le gérant algérien de l’immeuble, p. 91), le vieil Osmani, ancien conducteur de taxi, personnage bavard : « je me raconte des histoires » (226) ; le raconteur de « tous les secrets de l’immeuble » (140), l’hôtel rassemble les histoires sans opérer de métamorphose. Le processus erratique de leur vécu est en suspens (personnages témoins dont les histoires se relaient) ou avorté (mort d’Osmani) car leur rôle est de se tenir dans la position des figurants d’une comédie humaine qui se donne à voir, rôle d’acteurs d’une grande histoire d’exilés qui font vrai pour instruire le/les savoirs sur l’exil dans la filiation de leurs fêlures existentielles, dans le dédoublement de leur histoire, pour faire entendre une voix plurielle éparse interlocutrice des voix spécifiquement féminines porte-parole de l’auteure entre lesquelles circule, grâce à leur rencontre à l’hôtel, un savoir symbolique participant de leur délivrance et de la foi en les potentialités de l’écriture. 24 Vasse. La dérision ou la joe…, p. 175. 260 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » Dans cet ordre d’idées, la plage de Lampedusa qui ouvre et clôture la narration est aussi une constante topique signifiante. La plage de Lampedusa Le schéma narratif, comme le périple de Selma, est balisé par le signifiant insistant de la mer, de l’eau qui dévore et redonne vie ; c’est dans les eaux de Lampedusa (lieu tragiquement chargé d’Histoire) que meurent nombre d’émigrés clandestins contemporains : « On lui avait dit qu’à Lampedusa les villageois ne mangeaient pas du poisson de leurs eaux, nourri à la chair des noyés en mer » (12). C’est là que s’est jouée la vie de Selma : « Selma, regarde comme elle est belle, la mer, aujourd’hui. Tu te souviens, c’est par là que tu es arrivée. On peut encore voir la carcasse du bateau qui a coulé à côté du Grand rocher » (incipit, 11). C’est vers la mer que se porte sporadiquement son regard et celui de la Nonna, la Sicilienne, dans leurs souvenirs parallèles sur leur passé et la terre d’origine quittée (passé proche pour Selma ; enfance de la grand-mère dont la famille avait dû émigrer en Lybie) : « Elles regardèrent ensemble hors de la mer à travers la fenêtre » (35). C’est aussi sur la plage qu’elle laisse s’exprimer son corps comme « événement et affect (…) projet (ant) hors de soi les « intensités » qui le parcourent »25 : Elle valsait les mouvements de l’eau avec les pans de sa tunique nagea vers le grand rocher, faisait la planche les yeux grands ouverts à la brûlure du soleil, c’était bon ; entière, libre, perdue. (55) C’est là enfin qu’elle revient dans l’épilogue du roman avant de rentrer dans une Tunisie débarrassée du dirigeant dictateur : « Selma contemple la mer. Elle ne savait pas où aller » (Clausule du roman, p. 248). De l’incipit à la clausule, le trajet narratif s’avère riche de données sur la traversée en soi opérée : à l’épreuve de la corporéité (nage dans les eaux de la mort à l’arrivée en Italie, marche en compagnie de Fabio et Roberto pour échapper aux carabiniers et rejoindre Paris, danse momentanément libératrice des affects sur la plage déserte, contemplation de la mer retrouvée dans le dénouement), l’exil enseigne la persévérance et révèle à soi. Ainsi, d’abord symbole de l’inconnu, de l’étrangeté à apprivoiser pour sortir des ténèbres de la dictature étatique oppressante, le regard sur la mer dans les phases sporadiques d’apaisement (danse nostalgique) de l’être sera « le signe d’un enveloppement liquide, une bénédiction »26. Il participera de la maîtrise des affects négatifs et de l’évolution du corps-chose souffrant en corpspersonne à l’écoute des travers du monde : « Qui souhaite changer le cours 25 Marzano. Dictionnaire du corps Dictionnaire du corps, article « danse », p. 684. Alain Gheerbrant et Jean Chevallier Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont/Jupiter, Paris 1982 (1ère Ed 1969), p. 266. 26 261 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie de sa vie, abandonner le passé, doit (…) interposer une barrière liquide pour donner au nouveau présent la valeur d’une naissance »27. Le plaisir et la douleur induits par les retrouvailles futures d’avec les siens et d’avec Fabio étant liés pour dire la fragilité du bonheur humain terrestre tributaire des choix -bons ou mauvais - des sujets. Choisir de passer par l’Italie : « Dis aussi à Maman qu’avant de rentrer, je dois passer voir quelqu’un en Italie » (246) avant de retrouver les siens et la Tunisie, fait que Selma est sortie de ses zones d’ombre, qu’elle a fait siens les enseignements de la Nonna : « Va, vis et deviens » (106), titre prémonitoire d’un film ; « Tu ne seras jamais seule ma fille » (épilogue, p. 248) et aime de nouveau. La fin ouverte du roman qui modère la joie des retrouvailles à venir sur le chemin du retour en Tunisie via l’Italie (« Elle ne savait pas où aller ») est interpellative : elle invite le lecteur postulé à jouer le jeu de l’écriture et à revoir les indices du dénouement prévisible pour contrecarrer l’idée de doute de la dernière phrase du roman, la mer - espace originel de l’exil engendrant, au terme du parcours, du neuf : venue par la mer et y retournant pour retrouver les êtres chers, Selma parvient au terme de l’ultime voyage qui mène à la concrétisation de la symbolique onomastique de son prénom : « Selma n’a pas pu mourir (…). Ta sœur est une survivante, son prénom la protège » (19) non sans réaliser que si l’espace liquide résurrectionnel a participé de sa renaissance au monde (libre de rentrer sans risque d’incarcération au pays ; désir d’amour retrouvé), du processus d’effacement de la douleur qui a motivé l’exil, la traversée en soi n’est pas achevée car il lui reste à relever le défi de la liberté d’aimer dans le partage des espaces et des cultures, Fabio n’appartenant pas à son monde d’origine : Aimer c’est accepter de se mettre en question et de faire la place à l’altérité de l’autre (…). Aimer signifie partager son espace l’espace de son corps, l’espace de sa parole, l’espace de ses silences - et faire le pari que l’autre accepte de partager le sien propre sans nous déposséder du nôtre (…)28. L’ouverture de la clausule du roman pouvant donc se lire comme l’inquiétude légitime face à un avenir à construire dans une circulation des espaces (France, Italie, Tunisie) impliquant pertes et retrouvailles, cheminement vers les autres, ce qui fait déjà partie du vécu propre de l’écrivaine. 27 28 Pierre Mabille. Le miroir du merveilleux, Paris, Minuit, 1962, p. 132. Marzano. Dictionnaire du corps, article « amour », p. 61. 262 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » Du mode symbolique comme injonction à Vivre une autre vie L’écriture sur l’exil/les exils dans Hôtel Miranda agit donc comme une catharsis qui propulse le/les vécu(s) narrés sur la surface du corps-texte (territoire de l’ailleurs scriptural se prêtant à une lecture analytique) de manière, en quelque sorte, à en autopsier le mal-être en l’intégrant à une perception du monde qui se veut exercice de lucidité et de créativité. On se limitera ici à la lecture de quelques motifs récurrents. Sporadiquement, d’une étape à l’autre du parcours de Selma, d’un lieu à un autre de son aventure exilique, se lit sa quête jumelée de paix (programmation onomastique) et de liberté qui donne d’ailleurs son titre à la troisième partie du roman. Parallèlement à l’histoire et au parcours de Selma, Louise son alter ego voyageur29 a largué les amarres d’une vie conjugale vécue comme carcérale et ontologiquement dévorante30 et gagne la liberté de n’aimer plus le père de ses enfants, de commencer une nouvelle vie, de décider d’une troisième maternité et donc de s’affranchir du modèle conservateur de son milieu social (éthique bourgeoise), dans l’accomplissement de soi et la liberté d’agir par elle-même et pour ellemême. Ce goût commun et obsédant de la liberté (liberté d’expression VS liberté de décision engendrant sanctions et sacrifices spécifiques aux tyrannies subies) motivant l’exil (exil géographique VS exil intérieur), chèrement payé par l’une et par l’autre, est l’expression symbolique d’un élan vital qui amène à affronter ses diables31 en se mêlant aussi de retrouver le monde, dans un échange hypnotique avec l’auteure qui comprend son temps à travers des êtres qui vivent des situations familières dans des espaces territoriaux qu’elle a elle-même traversés et qui comprend l’écriture comme mise à nu (retour sur soi) et mise en jeu d’identités diverses qui explore le moi disséminé dans des destinées éparses : « La littérature est cet autre nom de la liberté »32, ce premier roman d’Iman Bassalah tirant plusieurs fils narratifs concourant à faire échec au pessimisme du sort subi, à l’aventure sans lendemain de l’errance non choisie. Dans cet ordre d’idées, le motif « fête », obsédant, balise la narration : fête du 14 juillet : (pages 45, 171, 237) ; fête révolutionnaire de la destitution du Président tunisien (233) ; fête de l’hôtel Miranda (239) et dynamise les destinées : Selma et Louise retrouvent le goût de vivre. Il est un dispositif de fiction influant sur l’avenir des personnages en plaçant leur quête de mieuxêtre sous l’éclairage d’un changement symboliquement prévisible, crédible. Selma marche : « Avanti ! » (189) vers la lumière céleste qui la hante : 29 « je l’ai rencontrée dans un hôtel, toutes les deux on était en voyage » (188). « là-bas, trois têtes carnivores » (159). 31 Contrairement à la voisine de Zineb, mère de Selma : « Ouvre les yeux Zineb le vrai malheur, c’est la liberté » (18), car c’est pour la liberté que Yamen, son fils, est mort assassiné. 32 Hubert Antu. « Tourbillon littéraire », Lire, No 546, septembre 2014, p. 58. 30 263 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie « c’est quoi, quand tu regardes les étoiles comme tu le fais tout le temps ? » (71)33 munie de la « baraka » onomastique de Yamen tatouée sur son corps : « elle avait incorporé le destin de Yamen et, elle en était certaine, il lui avait laissé sa baraka, la « chance » que lèguent les morts à ceux qu’ils ont le plus aimés » (151). De même, Louise fait sa révolution : « Padam Padam Padam, les je t’aime du 14 juillet » (237) et s’autorise une relation amoureuse qui la libère de la tutelle de l’époux conventionnel dominateur. Tous ces éléments de fiction auxquels il conviendrait d’ajouter le cri de Selma dans ses délires, cri qui est autant de désespoir que de résistance au malheur du sort, le don de sandales par Fabio et Roberto à la clandestine, don qui scelle symboliquement leur union dans l’aventure momentanément partagée, la marche comme cheminement-apprentissage initiatique, et l’identité élargie de « voyageur » qui est bénie en terre d’Islam et qui se révèlera de bon augure aux protagonistes féminines principales du roman[…], autant d’éléments fictionnels qui mériteraient plus ample étude et qui font de l’imaginaire, le lieu créatif d’une délivrance des obsessions inhérentes au grand va-et-vient erratique qui gouverne l’histoire des exilés du monde contemporain. Et comme un écrivain, c’est aussi et d’abord un lecteur, on notera dans le roman d’Iman Bassalah, l’apparentement du motif central du lieu (l’hôtel) rassembleur des destinées croisées racontées avec d’autres lieux propulseurs d’histoires : L’auberge des pauvres de Tahar Ben Jelloun34, et Hôtel SaintGeorges de Rachid Boudjedra35. Autant donc travail d’imagination retentissant d’échos de vies anonymes et de la vie propre de l’écrivaine que travail de re-création et d’inspiration féconde, Hôtel Miranda, dans sa superposition des portraits d’exilés qui fait la part belle aux femmes battantes, a la force d’un reportage qui restitue avec justesse des fragments de vies erratiques et qui enseigne que « lire, c’est voir le monde par mille regards, c’est toucher l’autre dans son essentiel secret, c’est la réponse providentielle à ce grand défaut que l’on a tous de n’être que soi »36. 33 Cf aussi Yasmina Khadra : « N’est jamais seul celui qui marche vers la lumière », in L’ivrescq, jan/fev 2002, p. 39. 34 Tahar Ben Jelloun. L’auberge des pauvres, Paris, Seuil, 1999. 35 Rachid Boudjedra. Hôtel Saint-Georges, Paris, Grasset, 2011. 36 Serge Joncour. L’Ecrivain National, Paris, Flammarion, 2014, p. 104. 264 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire » BIBLIOGRAPHIE ANTU, Hubert. « L’amour selon Joncour », Lire, No 546, sept. 2014, p. 57. ____________. « Tourbillon littéraire », Lire, No 546, sept. 2014, p. 58. BASSALAH, Iman. Hôtel Miranda, Paris, Calman-Levy, 2012. BEN JELLOUN, Tahar. L’auberge des pauvres, Paris, Seuil, 1999. BOUDJEDRA, Rachid Boudjedra. Hôtel Saint-Georges, Paris, Éditions Grasset, 2011. BUSNEL, François. « Entretien avec Emmanuel Carrère », Lire, No 546, sept. 2014, pp. 47-53 CALLE-GRUBER, Mireille. Assia Djebar ou la résistance de l’écriture, Paris, Maisonneuve et La rose, 2001. CHRAÏBI, Driss. L’homme qui venait du passé, Paris, Gallimard 2012. DARRIEUSSECQ, Marie. « Être libéré de soi », in Le Magasine littéraire, N° 473 mars 2008, p. 58. DJEFEL, Belaïd. 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J’imagine ce livre comme un immense espace marin dont les mots seront aquatiques, recouverts d’une écume qui n’en finit pas de s’enrouler avant d’échouer sur la rive éreintée, vidée de sa substance, comme une amante repue par l’étreinte. Lorsque la détente et le repocèdent la place à une nouvelle envie, l’étreinte recommence et la vague, revenant encore, recommence le jeu de l’enroulement, celui du déroulement ; une nouvelle vague, un nouvel amour et un fragment d’histoire, au gré de nos hallucinations. (24) Au contact des mots le désir se fait frénésie, une syntaxe alerte et débridée. La page blanche s’ouvre aux énumérations, aux phrases nominales, aux associations phoniques et aux touches descriptives… La page évoque la plage, les associations phoniques font écho au bruit d’une vague qui se brise et les touches descriptives prolongent les lignes sinueuses et inachevées d’un Michel Ange. L’histoire enfourche le désir, comme une monture mythique, voyageant avec le texte vers les confins mystiques de la page blanche, du silence, de la perte. Et une voix désirante, celle d’un mort, quittant sa tombe scelle les noces de deux mots se rencontrant pour la première fois : IL et ELLE. Lui, c’est l’homme ; elle, c’est la femme. 1 Wafa Bsaïs. Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ?, Tunis, éd° Sahar, 2008. Les citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèses. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Dans un mouvement de flux et de reflux les chapitres du récit alternent, se confondent, fusionnent rarement, et finissent par se séparer douloureusement : lui d’elle ; elle de lui ; l’homme de son double (dernier chapitre) ; l’eau du sable ; la vague de l’écume ; le jour de la nuit ; le silence de la musique ; l’Homme du monde… l’amour de la vie. Serait-on, semble nous dire la romancière, condamnés à accepter la séparation comme principe de vie et de création ? Le programme narratif se construit sur l’alternance de deux voix, selon une scénographie narrative maintenant la tension dramatique au plus haut degré, éclatant tantôt la belle symétrie des chapitres, dérangeant tantôt le déroulé de l’histoire. Le récit vit de ses tensions, meurt de ses tensions, afin de renaître plus désirant dans le cri muet d’un corps qui s’écrase à la fin de l’histoire. Le récit prend les « possibles narratifs » de vitesse, car il donne l’impression d’un texte qui suit la logique d’un palindrome : le récit se désire une fin sans finitude, un moment d’inachèvement porté vers l’inconnue d’un départ précipité : le dernier chapitre signe un retour vers la naissance du mot, dont le signifiant n’est que la musique étrange d’un orgasme. Loin d’être exhaustive, notre étude s’intéressera aux grandes articulations du récit : constituant un moment clé de notre récit, l’incipit fera l’objet d’une analyse dont la vocation est de soulever des interrogations, tout en essayant de mettre en relief la fonction double qu’assure cette partie du texte : préparer l’histoire, mais également garantir le passage de l’essai au roman. Après quoi, nous porterons notre intérêt sur l’écriture du désir, comme un moment heuristique accompli, mais aussi comme principe de création. Il y a un souffle désirant qui sous-tend la voix du narrateur et porte le poids insoupçonnable des mots. « Le récit de la fin », comme il apparaît dans le récit, sera l’occasion de vérifier si cette partie du texte obéit vraiment à la fonction classique de la clausule. Constat à partir duquel il nous sera permis d’établir des liens de parenté entre le roman moderne et le texte de Wafa Bsaïs. De par le titre Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ?, titreprogramme, invitant le lecteur, à partir de la couverture du récit, où un ange pensif est mis en scène, à s’interroger sur le sens de la vie ; l’incipit s’étalant sur les dix premières pages, et portant comme titre « Méditations », semble confirmer la tonalité réflexive du récit. Ce qui ne laisse pas de rattacher notre texte à l’essai plutôt qu’au récit. Et c’est, en effet, par le biais d’une interrogation sur l’acte de la création que s’ouvre le récit « Au seuil de la page, je m’interroge. Suis-je, comme me l’a dit un ami au bord du livre ? ». S’agit-il d’une entrée in medias res ou d’un douloureux moment de vérité que l’auteure cherche à dévoiler ? 268 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement Au seuil du récit, de l’histoire qu’elle va livrer à son lecteur, la romancière pose le syndrome de la page blanche. Les « cils » noirs du créateur peuvent-ils toujours supporter, sans être éblouis, la face blanche de la page ? Par cette appréhension de la page blanche, l’auteure inscrit son texte dans une tradition littéraire qui, depuis Mallarmé, pose dans des termes métaphoriques la lutte du créateur avec la matière de sa création. Une approche littéraire confinant à l’essai dans la mesure où le créateur associe le lecteur aux différentes étapes de sa création et aux conditions parfois pénibles dans lesquelles l’acte créateur est accompli. Outre cette interrogation sur la page blanche, l’auteure n’hésite pas à écarter la possibilité de raconter une histoire, puisqu’elle affirme dès la première page « je ne sais pas écrire une histoire » (5), pour ajouter quelques lignes plus loin « je n’ai pas d’histoire à relater » (6). Mensonge littéraire, provocation ou revendication de l’essayiste au seuil de la page ? Toujours est-il que le déni d’une histoire racontée, selon le schéma classique du roman du XIXème siècle, est maintenu dans l’incipit par une réflexion détaillant les affres de la création, dans une lutte de survie contre les mots, avec les mots. Les mots c’est la matière qui va permettre à l’auteure de dire cette lutte et d’en faire un dévidage, au bout duquel le fil se tend et la bobine livre au lecteur des mots restés en travers du passage de la vie […] les idées se précipitent, mais les mots ne s’extirpent pas. (…) et pourtant, il faut qu’ils s’expulsent, qu’ils se disent pour que s’arrête cette douleur, pour que la vie continue et que les choses se fassent. (6) Comme nous pouvons le voir sur cet exemple, il y a une volonté de percer à jour le secret de la création, sous-tendue par l’effort de l’essayiste engagé dans cette lutte avec les mots. D’ailleurs, et l’auteure avait raison de le signaler, peut-on accéder au rang de faiseur d’histoires avant de se réconcilier avec les mots ? Une réconciliation de soi à soi, de soi aux mots, de soi au monde est posée par notre auteure comme une condition nécessaire pour franchir le seuil de la page blanche et accéder au texte. Dans ce sens, l’histoire racontée échapperait à son auteur, si ce dernier ne parvenait pas à régler le vieux contentieux avec la matière de sa création. Car seuls les mots réfléchis, observés, visités, revisités, haïs, aimés semblent avoir la latitude de nous rattacher à notre subjectivité et de guérir les cicatrices de l’androgyne. Georges Bataille nous dit que 269 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie chaque personne imagine, partant connaît, son existence à l’aide des mots. Les mots lui viennent dans la tête chargés de la multitude d’existences humaines - ou non humaines - (…). L’être est en lui médiatisé par les mots (…). Il suffit de suivre à la trace, peu de temps, les parcours répétés des mots pour apercevoir en une sorte de vision, la construction labyrinthique de l’être 2. Les mots que l’auteure cherche à dévoiler sont les ombres tues de la trace ; il suffit de déplacer le couvercle pour que, restés tapis au fond de la boîte, les mots de la patience et de la passion fassent de la femme le prix du feu prométhéen. Feu, Femme, Fable et faiseur d’histoires, tels sont les paradigmes, autour desquels s’articule le récit de Wafa Bsaïs. Écrire est pour elle une manière de « (se) laisser emporter par la rêverie d’une phrase, dans un monde autre (…), un au-delà qui se veut (…), suspension du temps (…) » (9). Aussi, une nouvelle dimension s’ouvre-t-elle dans le texte, celle du rêve, préparant l’entrée dans l’histoire, par un glissement du monde réel, dont témoignent les efforts de l’essayiste, au monde fictif de l’histoire. Que ce moment dramatiquement intense soit placé dans l’incipit, cela participe d’une volonté de la part de notre romancière de souligner la complexité des rapports entre l’écriture, comme effort de reconfiguration du réel, et ce même réel, dont la totalité échappe le plus souvent à l’inachèvement des mots. Tout l’effort immérité des mots consiste à vouloir suivre le mouvement de l’ombre, à l’intérieur d’un monde-caverne, à la faveur du feu prométhéen. Le clair-obscur, la présence-absence posent depuis la longue tradition platonicienne le rapport complexe du créateur au monde. Quand l’auteure se rêve en Icare « pour étreindre les montagnes et embrasser les faîtes » (11), n’est-elle pas en train de formuler le souhait de la phrase-monde, rêve depuis longtemps caressé par tous les créateurs, dont les mots s’efforçaient à inclure dans leur génome le monde dans sa totalité ? En effet, la présence de la figure mythique d’Icare préfigure le glissement du réel au fictif. Le texte s’ouvre au rêve Nous roulons sur une route que longe une étendue cristalline infinie, bleu de la mer azurée. (…) soudain, une bifurcation. Un portail s’ouvre (…). Je suis Icare pour survoler le rêve, volant à l’éclat de cet instant son infinie beauté. (10-11) Le récit bifurque à cet endroit ; il est désormais orienté vers une fictionnalisation de l’écriture. L’espace est, comme nous pouvons le constater, vaguement indiqué « sur une route », avec seule précision « que 2 George Bataille. L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, rééd. 1954, p. 99. 270 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement longe une étendue cristalline infinie (…) » ; et dont nous déduisons qu’il s’agissait probablement d’une route dominant un à pic, surplombant la mer. Le verbe « rouler » donne au lecteur une idée sur la focalisation de la scène : le texte avance selon la technique cinématographique du travelling. Le lecteur découvre la nouvelle dimension onirique se dévoilant devant ses yeux au gré du mouvement de la caméra. La dramatisation de la scène se poursuit avec le mouvement du « portail » qui s’ouvre, suggérant sans doute l’ouverture du texte à une dimension fabuleuse et signalant, en même temps, l’avènement de l’histoire « car l’être est avant tout un éveil et il s’éveille dans la conscience d’une impression extraordinaire »3. À l’évocation de la mer « bleu de la mer azurée », le texte est envahi par une eau « cristalline » ; l’eau, élément hautement érotique, submerge l’espace textuel, en se substituant à la sécheresse du logos. Les phrases et tournures réflexives de l’essai sont relayées par celles du désir. L’eau permet également au narrateur un retour à l’utérus, à une vision originelle du paradis perdu : Maintenant (…), je glisse pour ne pas inoculer une note de disgrâce et fausser la chanson du ruisseau (…), se dessine, juste à quelques pas, une suite interminable de perles lumineuses, qui serpente à travers les arbres. (11-12) Dans ce sens, nous pouvons parler de l’eau comme élément transitoire, dont la présence à cet endroit du récit, souligne cette lutte acharnée des courants à l’intérieur du texte, et ce moment crucial ouvrant le texte sur l’histoire, c’est-à-dire sur la vie symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer et tout y retourne : lieu des naissances, des transformations et des renaissances. Eaux en mouvement, la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d’ambivalence, qui est celle de l’incertitude, du doute, de l’indécision et qui peut se conclure bien ou mal. De là vient que la mer est à la fois l’image de la vie et celle de la mort 4. Le retour vers la vie et l’histoire se fait par le passage à une vision paradisiaque : dans cette lutte des courants qui laminent le fond du texte, un courant puissant du désir semble s’en dégager, orientant le récit vers ses origines romancées. 3 Gaston Bachelard. L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1991, p. 10. Jean Chevalier, Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969, rééd.1982, p. 623. 4 271 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Le mouvement harmonieux de l’eau et de la femme qui « glisse », du « chant du ruisseau » et « des perles lumineuses » concourt au maintien de cette vision paradisiaque, en essayant de recréer les éléments de l’origine. Poésie ou parodie ? Peu importe, du moment où la femme glisse à la place du serpent et que ce dernier, transformé en perles lumineuses, évoque sans doute les mots prométhéens, porteurs de feu. Revenons à la mer : « un étrange clapotis m’invite à me joindre à lui. Je me surprends à ôter mes vêtements, m’apprêtant à la purification. Une eau sensuelle effleure mon corps nu, il en épouse l’ondoiement » (12). Alors que la scène de la baignade ici rappelle une scène similaire que nous trouvons dans La Peste d’Albert Camus, où le pouvoir purificateur de la mer permet au personnage d’échapper à la peste et de continuer son combat, notre romancière en donne une signification autre. Il y a, en effet, une célébration du « corps nu » qui, au contact de l’eau, se transforme en « corps-texte », selon l’heureuse formule de Wafa Bsaïs. Le corps de la femme se transforme au contact de l’eau en un espace originel, lieu de la trace perdue, où l’auteure tente d’inscrire son histoire. Dans cette eau limpide, l’opacité du corps féminin rappelle celle du signe sur la page blanche. Le corps devient lieu d’inscription du signe. Il est autant porteur de feu que d’histoires. Mais quel est le rapport entre le corps-texte, pour reprendre Wafa Bsaïs, et l’écriture du désir ? C’est cette image de Vénus, sortie tout droit des écumes, portant sur son corps les signes du désir et préparant l’histoire de l’androgyne à l’épreuve de l’existence. Vénus, lui (Dieu, l’homme, le père…) et le signe constituent la toile de fond d’une histoire prête à nous livrer le secret lourd des choses. Le corps de la femme réunit l’eau et la terre, comme deux principes de création ; Gaston Bachelard avance l’explication suivante : […] car pour créer il faut toujours une argile, une matière plastique, une matière ambiguë où viennent s’unir la terre et l’eau. (…) notre douceur et notre solidité sont contraires, elle demande des participations androgynes5. Un secret d’autant plus lourd qu’il est voilé sous la légèreté grave des deux extrêmes : la vie et la mort Peut-être qu’une histoire finirait par naître, au fil de ces mots ? Terrible et poignante, perverse et captivante. Elle aura le sens des phrases qui lui donnent vie. Elle permettra à ce récit d’évoluer, même s’il n’avance peut-être pas tout à fait. Pour le moment, je me réjouis de n’en connaître ni le début ni la fin. Elle se dessine en fragments infinis, se déroule à la manière d’une note de musique, tantôt bouleversante d’insistance, tantôt singulièrement fluide, (…). (15) 5 Bachelard. L’eau et les rêves, p. 151. 272 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement Avant d’aborder la question du désir comme moteur narratif de notre récit, il serait judicieux d’en rappeler la scénographie, en donnant un petit descriptif de son architecture. Le récit est, en effet, composé d’une suite de chapitres, dont les titres semblent indiquer à priori l’absence d’un fil conducteur ou d’un ordre narratif général régissant le tout. Quoique fastidieuse pour le lecteur, l’énumération des chapitres prendra une signification importante par rapport à l’économie générale du texte et, par ricochet, à notre analyse : Méditations/Le récit du mort LUI/Chapitre/Elle/Chapitre/Chapitre de l’un/Chapitre de l’autre/Le récit du conteur mort/Chapitre de l’une/Chapitre de l’autre/Encore un chapitre/Chapitre de l’un/Chapitre de l’une/Chapitre de l’un/Encore un chapitre/Chapitre de l’une/Chapitre pour elle/L’autre des chapitres précédents/Dernier chapitre/Chapitre/Chapitre de l’un/Chapitre de l’autre/Un nouveau chapitre/Un chapitre nouveau/Chapitre suspendu/La révolte du narrateur mort/Chapitre de la fin/La fin du récit du mort/Épilogue. Le tout forme un ensemble de 29 chapitres. À partir de ce constat, nous pouvons faire deux remarques : la première est relative au nombre important de chapitres, quand on sait que la totalité du récit s’étale sur quelque deux cents pages. Il y a donc comme une volonté de conférer au récit une forme éclatée voire, pour reprendre Marc Gontard, « fragmentale » ; la plupart des chapitres pouvant s’apparenter à des textes autonomes. La deuxième remarque concerne les chapitres qui, par leur nombre, reviennent systématiquement, assurant l’unité du récit sous la forme d’une scénographie des deux pronoms personnels : IL/ELLE. Tantôt des chapitres pour lui, tantôt des chapitres pour elle tissent, par leur alternance, la trame narrative, ouvrant le texte à la fascination entre les deux instances opposées. La courbe dramatique du récit se fait au gré du jeu de fascination se traduisant soit par la séduction, soit par la répulsion. Ce qui réduit l’histoire, comme la somme des événements racontés, à très peu de choses. L’intrigue est réduite au noyau dur qu’incarnent dans leur jeu de fascination les deux personnages du récit. À ce dénuement au niveau de l’intrigue correspondent des personnages anonymes, présents dans le récit uniquement à travers les deux pronoms personnels IL/ELLE, figures fondamentalement indéterminées « une identité poreuse et protéenne, disponible à toutes les métamorphoses »6 ou « Le mort » qui est à l’origine de l’histoire du couple, puisque c’est lui qui va rapporter leur histoire au narrateur Hier, pendant ce moment qui précède le sommeil profond (…), celui qui est mort (…), m’a soufflé une histoire (…) ; son histoire à ELLE, combinée à son histoire à lui. Toutes les deux confondues dans le même 6 Michel Jeanneret. La lettre perdue, écriture et folie dans l’œuvre de Nerval, Paris, Flammarion, 1978, p. 25. 273 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie récit, témoignage du caractère inextricable d’une vie à deux (…). (25) Le refus de donner des noms aux personnages du récit permettant de les identifier se justifie quand on sait que l’auteure prend le réel en grippe, préférant écrire à partir d’un autre lieu ou non-lieu, coupé de la pesanteur du réel. À l’écriture du quotidien, elle choisit « (…) de transcrire le mirage d’une flamme vibrante et impérissable (…) » (14). Si l’auteure rejette le réel, c’est parce que ce dernier demeure une entité ontologique prisonnière d’un passé fini ou embourbé dans un présent lourd et asphyxiant. C’est la raison pour laquelle l’auteure n’hésite pas à inscrire son texte sur la ligne inachevée et imprévisible de l’avenir. Le lecteur quitte l’assurance du réel pour plonger, selon un mouvement de voltige aérienne, dans le vertige du possible […] mon espace de prédilection ne se situe ni dans le passé de « il était une fois », ni dans un présent coïncidant avec une actualité vécue, mais dans un futur qui clame son inachèvement, me fuit et me nargue. (15) Lorsque l’écriture se mêle de l’inachevé des choses, elle devient moins une escapade, où le réel est sacrifié, qu’un effort artistique de vouloir combler le vide et d’appréhender l’ombre des objets qui fuient. À cet endroit de l’analyse, George Bataille nous apprend qu’ Il est clair qu’en toute chose (…), le passé, le présent et l’avenir concourent à la détermination du sens. (…) tandis que le futur n’intervient négativement, dans la détermination du sens des objets poétiques, qu’en révélant une impossibilité, qu’en plaçant le désir devant la fatalité de l’insatisfaction7. L’écriture du désir, dans notre texte, répond au besoin de déterminer le sens des objets poétiques, tout en soulignant la naissance à chaque fois d’un désir autre et différent, cherchant par ce mouvement cyclique à remonter aux origines d’une éternelle insatisfaction. La métaphore « des ronds de nuages » à laquelle l’auteure a recours suggère clairement le cycle du désir, en rapport avec l’expérience humaine de l’écriture. Il s’agit bien évidemment de l’image de la vie, dans son côté éphémère. Kamel Daoud, dans Meursault, contre-enquête, fait de la cigarette un prolongement du tracé existentiel, rattachant l’homme à sa verticalité « sans oublier sa cigarette. Éternelle cigarette, le reliant aux cieux par la fine volute qui se tord et s’étire vers le haut »8. Mais aussi, par leurs formes circulaires et évanescentes, les nuages qui s’échappent d’une cigarette semblent dessiner la courbe du désir roulant d’un cercle à un autre, dans un mouvement de spirale. L’aventure humaine 7 8 George Bataille. La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 33. Kamel Daoud. Meursault, contre-enquête, Arles, Actes sud, 2014, p. 68. 274 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement n’est-elle pas somme toute une fine volute s’efforçant à échafauder des équilibres fragiles, qui partent selon les lois de l’univers en nuées ? Écoutons la romancière : Il éprouve un plaisir absolu à regarder se dessiner les ronds de nuage (…), s’élever vers l’infini puis finir par se dissiper dans les airs. C’est comme l’aventure humaine ; craché par le ventre maternel, on s’ouvre à la vie, on se bat, on grandit et puis l’on part en nuée (…). (26) La cigarette et ses « ronds de nuages », la plume et les arabesques du signe, l’homme et la géométrie variable de son tracé existentiel ont tous un même socle commun : le désir. D’où la scène primitive du désir, située presque au beau milieu du récit, à laquelle le lecteur assiste l’âme et le corps, la tâche, la souillure et l’immaculé, le virginal, à la fois l’un et l’autre, le pur et l’impur, le sacré et le profane. Le péché originel. Une pomme, un serpent. Le désir dans la culpabilité, la reconnaissance dramatique. (152) Force est de constater qu’avec l’irruption de la scène primitive, la phrase se fait sobre et concise, et le verbe disparaît. Comme si le verbe de la phrase allait naître avec le désir que cet épisode originel avait inscrit dans le génome de l’humanité. Alors que les syntagmes nominaux, dans leur juxtaposition, semblent s’apprêter à nommer les choses, soulignant le mal et la culpabilité comme l’autre versant du désir. La phrase nominale bouscule le rythme du texte ; un souffle à la fois puissant et rapide traverse la scène. Le mot se désire pouvoir de nomination ; le nom prépare le verbe qui fait naître le désir : entre la culpabilité et l’aimance se joue la scène de la vie, où l’Homme endosse le poids de sa culpabilité comme une nécessité pour son salut : […] je crois que l’homme est nécessairement dressé contre lui-même et qu’il ne peut se reconnaître, et qu’il ne peut s’aimer jusqu’au bout, s’il n’est pas l’objet d’une condamnation9. L’écriture du désir offre à l’auteure et à son lecteur la possibilité de se racheter, de se reconnaître dans la blessure originelle, malgré le poids de la culpabilité. Par ailleurs, Le corps, dans l’écriture de Wafa Bsaïs, constitue un relais puissant entre l’homme et cette force du désir qui l’habite, étant donné qu’il rattache l’homme à la terre, après l’avoir coupé du ciel. La perte du paradis est, en ce sens, compensée par la nouvelle voie de la connaissance, s’offrant à l’homme comme la possibilité d’une rédemption. 9 Bataille. La littérature et le mal, p. 31. 275 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie C’est par le biais du corps que l’homme coupable tend à percer le secret des choses et à en déterminer le sens, sans le secours du ciel. Gaston Bachelard insiste, dans son ouvrage L’eau et les rêves, sur le pouvoir du corps à créer des images matérielles à partir du rêve. Il pose donc le corps comme intermédiaire entre l’homme et l’interprétation poétique des objets qui forment le monde « les premiers intérêts psychiques qui laissent des traces ineffaçables dans nos rêves sont des intérêts organiques. (…) c’est dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles premières »10. Le choix d’écrire à partir du corps se justifie : le corps féminin, contrairement aux représentations réductrices auxquelles le lecteur, particulièrement maghrébin, avait souvent affaire, prend sous la plume de Wafa Bsaïs une signification nouvelle. Le corps féminin, tout autant que celui de l’homme, n’est plus cet objet sexuel, soumis aux contraintes sociales et morales, mais un relais pour la création artistique et une des voies les plus sûres permettant à la femme d’accéder à sa subjectivité et de revendiquer sa part dans la création, dans des sociétés arabo-musulmanes accablées par le religieux et écrasées par la mondialisation. Le corps est ici une représentation romanesque positive. Rappelons, à titre d’exemple, la manière dont le narrateur décrit la relation charnelle entre l’avocat divorcé et la jeune fille dont il fait la connaissance dans une boîte de nuit de la banlieue tunisienne. Tout se déroule dans l’harmonie, avec une nette valorisation de l’acte et, en particulier, du corps de la femme, en dehors du cadre légal du mariage. À notre connaissance, rares sont les écrivains maghrébins de langue française qui ont traité du corps féminin d’une manière aussi désinvolte et valorisante, en réussissant à le sortir du cercle restreint de la morale pour le projeter sur celui plus vaste et universel de la création. L’auteure en fait même un lieu artistique à partir duquel elle écrit le désir et réécrit l’histoire d’un corps neuf, sensuel et affranchi du poids du ciel « Qui suis-je au bout du compte ? Laquelle de toutes ces femmes est la plus vraie, l’authentique ? (…) je veux être celle qui vit de son corps, de sa chair, de son sang, du bout de ses orteils » (151). L’histoire dont elle fait part au lecteur n’est que le prolongement d’une histoire plus ancienne, celle du corps : le texte se transforme en corps-texte. Dans cette nouvelle acception du corps, ce dernier ne devient-il pas, selon l’idée de Kamel Daoud, le plus ancien papier ? […], dessiné sur son avant-bras gauche, un cœur brisé. C’est le seul livre écrit par Moussa. Plus court qu’un dernier soupir, se résumant à trois phrases sur le plus ancien papier du monde, sa propre peau. Je me 10 Bachelard. L’eau et le rêve, p. 12. 276 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement souviens de ses tatouages comme d’autres de leur premier livre d’images11. L’écriture du désir peut se transformer en violence du texte, lorsque la tension dramatique se trouve à son plus haut degré. Le texte, porté par la charge érotique de cette écriture, semble exploser en mille possibles narratifs, offrant au lecteur mille et une nuits d’histoires racontant l’humaine condition. La métaphore « des étincelles » évoque encore une fois l’image du feu prométhéen « Le désir ? Une alchimie mystérieuse, qui explose en éclats multiples, en étincelles ardentes ; lumières envahissantes qui bouleversent le corps, se rompant dans ses tensions vers l’autre » (40). Si l’écriture devient violence sous la plume d’une romancière maghrébine - la violence étant un archétype qui marque pratiquement l’ensemble de la littérature maghrébine de « l’indépendance » à nos jours c’est parce qu’elle se veut une réponse urgente aux problèmes multiples que pose au sujet maghrébin un contexte sociopolitique toujours en porte à faux avec le cours de l’Histoire. C’est pourquoi le poète Abdellatif Laâbi concevait la littérature maghrébine comme une philosophie de l’urgence12. Au Maghreb, tout se fait dans la violence, et l’écriture, comme effort de reconfiguration de cette violence, ne peut faire abstraction des tensions régissant les relations entre Maghrébins13. 11 Daoud. Meursault, contre-enquête, p. 30. Abdellatif Laâbi. « Le devoir d’imprécation », entretien réalisé par Tahar Djaout, paru dans Algérie actualité, n° 1256, semaine du 9 au 15 novembre 1989. 13 En Tunisie, « la révolution » n’a fait que creuser le fossé séparant les jeunes qui représentent plus que 80% de la population de la mafia des vieux au pouvoir. Les conflits algéro-marocain ou plus récemment libyen témoignent par ailleurs de la violence comme modus vivendi en vigueur dans ces trois pays du Maghreb. La montée de l’extrémisme, dans cette région du monde, est l’aboutissement d’un long processus historique allant des luttes internes pour le pouvoir entre tribus aux séquelles de la colonisation française, dont les retombées actuelles se manifestent par la désagrégation, en Tunisie par exemple, de « l’étatnation », instauré par le mouvement destourien, comme élément de cohésion nationale, fer de lance dans sa lutte contre le colonisateur français ; et un retour à une configuration tribale, instaurant une complicité entre tunisois et habitants du sahel, ayant pris en otage le pouvoir, devenu une propriété inaliénable que les deux régions se partagent, depuis « l’indépendance ». « La révolution » en Tunisie serait une réponse au vide et à la désertification dont souffrent les autres régions du pays. Cette défaillance au niveau de la répartition du pouvoir a favorisé le retour, dans les autres régions, y compris une partie du sahel, dont les habitants s’y sont installés suite à l’exode rural, à la religion dans sa dimension la plus extrême comme marqueur identitaire, en réponse au déséquilibre économique et politique. À l’explosion de « la révolution » va suivre une implosion des forces actives, constituées par les jeunes, dont le repli et l’enfermement dans l’obscurité de la religion transforment « la révolution » en une colère larvée qui semble prête à s’exprimer par tous les moyens. Le choix demeure aujourd’hui pour cette jeunesse trahie dans ses aspirations à une vie meilleure très limité : le désert des groupes armés ou la méditerranée des passeurs. 12 277 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Marc Gontard ne lasse pas de souligner le rapport consubstantiel entre la violence au Maghreb et l’écriture. Il s’agit avant tout d’évaluer les stratégies formelles mises en œuvre par des textes de violence dans leur fonctionnement sémantique. Il s’agit d’étudier quelle réponse les écrivains marocains de langue française ont donné au problème de l’écriture, dans un contexte national et international tendu par une violence tant implicite qu’explicite14. Aussi le corps, qui est au cœur de cette écriture du désir, ne se scinde-til pas en deux, rappelant au bon souvenir du lecteur le mythe de l’androgyne, comme une réponse à cet appel de la violence. L’horizontalité du corps-texte est brisée, et la poésie du corps se dresse verticalement, à la manière d’un phallus joignant la terre au ciel : […] le corps se sépare en deux, Se fragmente, Se brise, Se morcelle, Se fracasse, De rocher en rocher, De stupeur en douleur […]. (132) La verticalité du poème ne répond-elle pas à un besoin pressant de quitter la linéarité du récit et de réduire ses phrases à un mot, dont la vocation est de maintenir à son plus haut degré le pouvoir de déconstruction que cette écriture du désir effectue au niveau du récit ? Mais également la forme verticale est l’indice d’une charge violente forçant la parole dans ses derniers retranchements « Lorsque le poème se fait cri, seule devient possible une construction verticale qui procède par accumulation du sens, par entassement du signifié. Contre l’oppression du silence, la parole menacée n’a de salut (précaire) que dans un surcodage du signifié qui s’organise en séries connotatives, en faisceaux isotopes », ajoute Marc Gontard15. Éclaté, le récit s’ouvre à tous les registres : nous passons du tragique du viol à la face clownesque du directeur aux prises avec un caca nerveux à l’absurdité d’un virus qu’on attrape pour avoir participé à la journée mondiale du don du sang. Le passage d’un registre à un autre se fait d’une manière brusque et rapide, au point de donner au lecteur l’impression d’être pris de court à chaque fois par un nouveau possible narratif. La ligne droite d’un programme narratif préparé au préalable disparaît au profit d’une 14 15 Marc Gontard. Violence du texte, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 25. Ibid., p. 49. 278 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement courbe variable évoluant vers une forme labyrinthique ; le labyrinthe étant la métaphore du désir par excellence. La géométrie variable de la courbe du désir constitue le fil conducteur qui tisse la trame narrative. Tantôt ascendante, tantôt descendante, la courbe du schéma narratif tient le lecteur en haleine, puisqu’il est à la limite pris au piège du labyrinthe de la narration. Une courbe d’autant plus aléatoire qu’elle se dessine au gré des rapports complexes liant l’homme à la femme. Le couple, en effet, n’a tout au long du récit ni fin ni cesse de se faire et se défaire : quand l’un désire l’autre, ce dernier le fuit toujours, et inversement. Leur relation conflictuelle est traduite au niveau du schéma narratif par des moments de tension susceptibles d’entraver le déroulé de l’histoire racontée. Et c’est au moment où le pacte narratif se trouve sur le point d’être rompu que la courbe du désir rebondit et l’histoire repart de plus belle. Même la romancière ne cache pas sa préférence pour cette courbe du désir, dont elle fait d’ailleurs l’un des ressorts de son programme narratif : Dans leur discussion, la phrase n’a plus seulement une syntaxe, elle a aussi une géométrie. La phrase droite est celle dite sans détour. La phrase circulaire tourne autour de l’idée, la couvre, la voile, sans jamais la saisir. La phrase en spirale, ivre de désir, lui fait tourner la tête. Mais elle préfère une espèce de phrase courbe qui monte, doucement, atteint un point culminant, puis, redescend, tout aussi doucement, sans avoir été achevée. (53) La courbe du désir, dans son tracé ascensionnel, cherche à inscrire l’inachèvement comme mode de déploiement d’une écriture réfractaire à la fin de tout programme narratif. Cette écriture du désir ne prépare-t-elle pas, compte tenu de ce qui précède, la fin de l’hégémonie de la clôture dans le récit ? C’est en construisant son récit sur une logique des contraires que Wafa Bsaïs parvint à mener son œuvre à terme. Ce que nous entendons par logique des contraires, c’est la somme des forces dramatiques qui travaillent l’histoire et qui en font un ensemble de tensions régissant la trame narrative. Une tension qui semble naître notamment de la confrontation des opposés, non pas dans une conception manichéenne du monde, où les limites séparant le bien du mal sont souvent trop nettement tracées, mais selon un principe de séparation, où les éléments opposés procèdent les uns des autres, brouillant constamment les lignes de démarcation. Le déroulé de l’histoire se fait alors une oscillation entre le rêve et la réalité, la vie et la mort, la parole et le silence, l’essai et le roman. Les univers se chevauchent, mettant en scène, avec en toile de fond un style parodique, le principe de séparation comme origine du monde. Une mise en scène s’apparentant à un véritable effort de recréation des choses, au terme 279 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie duquel la romancière propose un nouvel ordre et repense, par le prisme de la littérature, la logique de la création. La tension naissante de cette mise en scène du principe de séparation finit par réduire la somme des forces qui sous-tendent le récit à leur dernière extrémité, en les ramenant à leurs éléments. « Comprendre le monde, c’est le réduire à l’humain », nous dit Albert Camus ; comprendre le monde, c’est le soumettre à l’examen des mots semble dire la romancière. En effet, quand les forces opposées s’annulent et que la courbe dramatique du récit décline, l’espace diégétique se peuple de mots atomes se rencontrant et se séparant au gré de la nécessité. Le tracé aléatoire des mots « dispersés », « éparpillés », « disséminés » brise les contours harmonieux de l’unité : l’écriture se révolte non pas au nom d’une totalité heureuse qu’elle cherche à restaurer par le pouvoir des mots, mais au nom d’un monde qui se désagrège selon le principe de la nécessité : triomphante, l’écriture célèbre l’échec de la binarité dont la dialectique assure l’unité trompeuse des choses. La fin de l’histoire du couple annonce la fin du programme narratif, mais aussi l’échec du couple remet en question la fragilité des formes binaires : on passe alors de l’amour comme forme binaire à « l’aimance », dans le sens où l’emploie Abdelkébir Khatibi, ou à « l’amitié érotique » selon Milan Kundera, comme forme individuelle de la jouissance. Le lecteur est donc en présence d’une vision hostile au principe de totalité, faisant une place de choix à l’hétérogène et au mouvement de déconstruction initié par Derrida, Foucault ou Lyotard, dont l’effort de réflexion était concentré sur une remise en question du système hégélien. L’histoire du monde est trop éclatée pour la renfermer dans la totalité d’une dialectique et lui assigner une trajectoire téléologique semble nous dire la romancière. Par leur révolte et leur indépendance, les personnages du récit en attestent. La quête du bonheur qu’ils entament ne devient possible que dans une séparation poussant l’individu jusque dans ses derniers retranchements. Le récit, par la tension qui se crée entre les opposés, fait de la contradiction le moteur de l’histoire, en parvenant à épurer son programme narratif de toute lecture finalisante du monde. Malgré la présence des trois derniers chapitres « chapitre de la fin », « la fin du récit du mort » et « Épilogue », dont la fonction clausulaire devrait en principe mettre fin au programme narratif, nous avons l’impression que l’histoire se refuse au point final « l’enfer d’une parole qui reste suspendue, inachevé parce que le temps a manqué, le souffle a manqué, le verbe a manqué » (177), nous dit l’auteure, consciente qu’elle est du bourbier des mots. Et il a fallu une phrase au ton imprécatoire et un suicide pour arrêter à la fin la course contre la finitude « ceci n’est pas un épilogue ; c’est le récit de la fin. Le récit s’arrête lui aussi » (189). Quant au suicide, il semble 280 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement fonctionner « comme un procédé clausulaire permettant de signaler la fin de l’histoire narrée qui coïncide avec le récit »16. L’épilogue ici déroge à sa fonction classique, puisqu’il est loin de contribuer à « l’augmentation du degré de lisibilité du roman »17. La mise en scène du suicide « cinq… quatre… trois… deux… et s’écrase la vie donnant naissance à la mort. Ce récit tombe, comme il est tombé », maintient le flou total sur la signification de cette fin que le récit se donne. S’agit-il d’un compte à rebours du programme narratif ? De la danse macabre de la mort ? D’une douloureuse chute dans le réel signalant une sortie de l’espace imaginaire de la fiction ? Ou d’une curieuse naissance du texte à la mort ? L’épilogue ne remplit pas sa fonction clausulaire, étant donné qu’il se trouve précédé de deux chapitres, l’un annonçant la fin de l’histoire, l’autre celle du récit du mort. Sommes-nous en présence d’une histoire à trois queues ? Toujours est-il que cette configuration tripartite de la fin participe d’un effort de déconstruction de l’unité au profit du fragment. L’épilogue, pour reprendre Khalid Zekri, déconstruit, décentré, ne réussit pas une condensation de l’histoire « on n’a jamais fini ce qu’on a commencé, et on n’arrive pas à commencer, quand on a fini. L’arrêt se fait. Le début se défait. Personne. Rien. Le néant » (183), renchérit la romancière. A-t-on besoin de trois chapitres pour signifier la fin d’une histoire ? On est, en effet, en présence de trois niveaux du récit ou de trois plans narratifs correspondant à des microhistoires enchâssées les unes dans les autres et formant, par les recoupements effectués au sein de l’espace textuel, la grande histoire ou la matrice. Ce qui donne à chacun de ces chapitres clausulaires une fonction bien déterminée par rapport à l’économie générale du texte. Si le « chapitre de la fin » reprend, en vue de clore la dimension réflexive de l’histoire qui la rapprochait de l’essai, l’idée de manquer le bonheur, cette chose qui ne pourrait se produire que dans le désir comme condition sine qua non, le chapitre « la fin du récit du mort », situé juste après, annonce quant à lui la sortie de la fiction et un glissement progressif vers le discours. On appelle récit un discours rapporté à une temporalité passée (ou imaginée comme telle) par rapport au moment de l’énonciation. L’opposition entre le discours (énonciation directe) et le récit (énoncé rapporté) se manifeste en français par des différences dans l’emploi des 16 Khalid Zekri. Incipit et clausule dans les romans de Rachid Mimouni, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 126. 17 Ibid., p. 159. 281 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie temps (présent, futur) passé composé dans le discours, (imparfait) passé simple dans le récit18. La voix du mort se transforme en une voix off chargée d’exprimer l’impossibilité de la parole et de signifier la fin immanente du programme narratif, étant donné que la disparition de cette voix signe une rupture du pacte narratif et la fin de l’histoire du couple. Quant au dernier chapitre clausulaire, intitulé « Epilogue », on pourrait dire qu’il joue à la fois le rôle de chapitre final, mais aussi une ouverture sur d’autres possibles narratifs, faisant de notre récit une œuvre ouverte. Zekri stipule que « cette ouverture fait appel à une « coopération interprétative » qui remet en question la monosémie au profit d’une polysémie du texte »19. La fonction double de ce chapitre est due principalement à la rupture violente que celui-ci opère par rapport à l’histoire. La scène du suicide est une mise en scène d’une rupture qui prépare l’avènement du point final « la mise en scène de cette mort instaure la destruction du monde fictionnel puisqu’elle abolit toute continuité narrative. La mort clausulaire célèbre la chute et l’enterrement du texte dans la non-parole, dans le mutisme » nous dit Zekri20. Le suicidé apparaît pour la première fois dans le récit pour disparaître aussi rapidement dans cet acte désespéré. Qui est cet homme ? Que vient-il faire à cet endroit précis de l’histoire ? Pourquoi a-t-il choisi le suicide comme moyen de figurer dans cette quête du bonheur ? Par son geste désespéré, cherche-t-il à augmenter la lisibilité de l’histoire, en donnant au lecteur une issue possible ouvrant sur le bonheur ? Ou au contraire par son obstination à se séparer de son corps cherche-t-il à échapper au corps-texte, tel un personnage de Raymond Queneau, pour signer l’échec de l’écriture comme possible voie qui mène au salut ? En rapportant dans le détail la scène de « l’oncle » qui se suicide, la romancière se livre-t-elle à un exercice d’exorcisme par l’écriture ? Ou pense-t-elle naïvement que l’oncle, séparé de la dépouille qui l’empêche de vivre, pourrait enfin accéder au vide plein, où la lévitation devient possible, l’oubli salvateur et la chute un moment douloureux qui délivre ? Si le compte à rebours « cinq… quatre… trois… deux… un… », annonce tel un télégramme la disparition de cet oncle, il n’en est pas moins vrai que cette phrase qui assène le coup de grâce au récit demeure ambiguë, en jouant sur les trois points de suspension placés après le « un » : s’agit-il d’un saut dans le vide ? D’une rencontre douloureuse avec les entrailles dures de la terre mère ? Ou d’une autre histoire dont les germes sont contenus dans la tombe ? Le suicide de l’oncle, loin de finaliser l’histoire, 18 In Jean Dubois et Al. Dictionnaire de linguistique, Larousse, Paris, 1973, p. 407, Cité par Khalid Zekri, Op.cit, p.172 19 Op.cit, p. 165. 20 Ibid., p. 180. 282 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement semble subvertir le code conventionnel de la clôture et réduire le degré de lisibilité de ce moment hautement dramatique de la fin. Les trois derniers chapitres apparaissent comme un effort visant à déconstruire la clausule, en la soumettant à la logique du fragment. Les trois chapitres correspondent, avions-nous dit, à des programmes narratifs différents auxquels ils tentent de mettre un point final d’une manière autonome et indépendante. D’où cette image d’un récit à trois queues. La fragmentation de la clausule engendre un décentrement du sens, puisque cette dernière ne pourrait plus constituer le lieu final avant la sortie du texte, où traditionnellement l’auteur opère une condensation de son histoire, afin de la rendre plus accessible au lecteur. Cet effort qui vise à déconstruire la clausule semble s’expliquer par un refus de la vision téléologique qui, par l’acheminement vers une fin, propose une lecture finalisante du monde. L’éclatement de la clausule participe de cet effort par lequel notre romancière parvient à récupérer la fin d’un texte, pour en faire non pas un espace textuel à part entière, fonctionnant d’une manière autonome, et dont l’avènement signe la fin de l’histoire, mais de l’intégrer dans l’ensemble de l’œuvre et en faire le prolongement de cet effort de composition comme producteur du sens. À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous sommes tentés par un rapprochement entre le livre de Wafa Bsaïs et le roman moderne. Vouloir établir une parenté entre les deux ne veut pas dire faire un parallèle entre l’évolution du roman occidental et celle du roman maghrébin. La comparaison entre les deux ne peut se faire, quand on sait que l’histoire littéraire occidentale diffère de celle du Maghreb. Il est, en effet, inutile d’insister sur les particularités ou les spécificités historique, économique et politique qui ont assuré l’évolution du roman occidental et donné naissance au roman maghrébin de langue française. Puisant dans la réflexion de Zekri, nous pouvons dire à propos du roman maghrébin de langue française qu’il serait cavalier d’en parler en termes de « nouveau roman », car cela présuppose l’existence d’une longue tradition littéraire comme en Occident. Ce qui n’est sans doute pas le cas au Maghreb qui a vu naître cette forme littéraire comme un besoin de répondre à une situation historique. La naissance de cette forme littéraire au Maghreb date de la colonisation française ; le roman est considéré comme un intrus dans l’histoire littéraire arabe. En revanche ce que nous entendons par roman moderne, dans le cas du récit de Wafa Bsaïs, c’est la présence, par le prisme de la littérature, d’une vision de l’Histoire propre au Maghreb. Son roman nourrit l’ambition, nous semble-t-il, de reconfigurer l’histoire du Maghreb, en mettant à contribution l’écriture du fragment. L’écriture, semble nous dire la romancière, est un moment d’accomplissement du sujet maghrébin indissociable de son Histoire. 283 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie L’écriture, au Maghreb, est avant toute chose un produit de l’Histoire. Or, au Maghreb, l’Histoire est loin de constituer un ordre supérieur, harmonieusement tracé, qui garantit une certaine continuité et offre au sujet maghrébin la possibilité d’une identité historique susceptible de le réconcilier avec lui-même. Elle se présente comme un ensemble d’instants discontinus, pris sur le vif par le sujet maghrébin, enfermant très souvent ce dernier dans des contradictions insurmontables. L’instrumentalisation de l’Histoire par le pouvoir en place joue sur l’absence d’un référent historique commun, propre à une communauté ou une nation, afin de mieux assujettir le sujet maghrébin. La dictature au Maghreb prendrait-elle fin le jour où il y aura une révision de l’Histoire, par un travail approfondi sur la mémoire collective ? Le Maghrébin deviendrait-il un être pleinement historique au moment où il entrerait en possession de sa mémoire volée ? Le mérite de notre romancière est d’avoir voulu rendre compte, à travers son récit, de l’éclatement de l’Histoire au Maghreb, en se proposant d’analyser la nature complexe et tendue des rapports humains. L’écriture du fragment adoptée ici par l’auteure répond à une Histoire du Maghreb fondée sur la violence. D’abord la violence que le colonisateur français avait fait subir aux trois pays du Maghreb ; ensuite une deuxième forme de violence que les régimes dictatoriaux mis en place par le colonisateur ont maintenue jusqu’à nos jours. Devant une telle réalité de l’Histoire, tout effort artistique de reconfiguration demeure limité s’il ne rend pas compte au niveau de sa composition des entorses faites à l’Histoire maghrébine. Le sujet maghrébin serait-il capable de savoir ce que vivre veut dire, alors que son histoire constitue une blessure profonde dont il peine à guérir ? Pourrait-il accéder au sens de sa vie et à l’unité de son être, en passant par une histoire éclatée ? Le romanesque serait-il une voie à suivre loin des blessures de la mémoire ? L’histoire soumise au prisme de la littérature se transformerait-elle en un lieu de réconciliation avec soi, mais aussi avec ses origines pour le sujet maghrébin ? C’est en ce sens que nous parlons de récit moderne à propos du texte qui a fait l’objet de notre analyse : la tension à laquelle sont soumis les personnages, les ratages multiples de ces derniers lorsqu’ils sont appelés à faire un choix dévoilent un malaise touchant l’ensemble de la société tunisienne. Malaise auquel l’auteure doit avoir été sensible à l’époque où elle a écrit cette histoire. Car, c’est à partir des années 2008-2009 que la colère du peuple commençait à gronder et le vent d’un changement politique se faisait sentir. Sommes-nous là en présence d’une visionnaire ? D’un écrit qui, par son côté subversif, semble avoir semé les grains de la révolte ? Le fait qu’une femme prenne la plume sous la dictature de Ben Ali pour dénoncer les travers de la société tunisienne et pointer du doigt les dysfonctionnements du système n’est-il pas en soi un acte militant par lequel l’artiste tire vers le 284 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement haut ce que le pouvoir en place nivelle par le bas ? Choisir les mots de la révolte n’est-il pas pour Wafa Bsaïs une manière de contrecarrer la violence de l’histoire et de s’affirmer en tant que citoyenne maghrébine à part entière ? C’est là où réside, nous semble-t-il, la modernité de ce récit ; dans la manière avec laquelle il soulève des interrogations qui sont toujours d’actualité ; récit moderne parce qu’il interpelle son lecteur, le dérange, le bouscule : cri de révolte, coup de poing ou coup de gueule, notre récit est tout cela à la fois. En guise de conclusion, nous pouvons dire que le récit de Wafa Bsaïs aura offert au lecteur la possibilité de réfléchir sa condition humaine, à la faveur d’une histoire racontée par un mort ayant réussi son évasion du monde des morts pour se retrouver à nouveau au contact des vivants. Le choix de cette trouvaille a permis à l’auteure de se détacher du réel et de prendre une distance nécessaire pour passer au peigne fin les travers d’une société pétrie de contradictions. Se tissent alors les premières lignes directrices de l’histoire racontée : du couple blasé, aux prises avec une réalité dure, où les êtres subissent une érosion, on passe au rapport professionnel fondé sur l’hypocrisie entre le patron et les subalternes pour nous retrouver face à des interrogations clouant au pilori Dieu et ses prophètes. C’est que la romancière, animée sans doute par la volonté de remuer le couteau dans la plaie, ne décolère pas tout au long de cette histoire qu’elle nous raconte. Ces réflexions qui émaillent l’histoire rapprochent davantage son récit de l’essai. Car notre romancière, en engageant au seuil de son récit une réflexion sur l’écriture, est sans doute consciente du pouvoir des mots. Elle en est d’autant plus consciente qu’elle semble proposer la voie des mots comme l’unique issue, dans un pays où tout paraît bloqué. Comprendre ce que vivre veut dire présuppose tout d’abord une prise de conscience du pouvoir des mots, comme condition pour le sujet maghrébin de se réapproprier une parole lui ayant été volée par les remous d’une histoire dont il n’a jamais été le maître. L’auteure se révolte à sa manière en proposant le désir, l’attachement à la vie dans toute l’acception du mot et la renarrativisation de l’Histoire, comme une nouvelle façon d’appréhender le réel dans toute sa complexité. Seuls les mots du désir demeurent capables de porter le poids d’un monde absurde. Ses mots offrent au lecteur la possibilité d’avancer sur la voie accidentée de sa propre histoire et de pouvoir, réconcilié avec sa subjectivité blessée, en guérir la cicatrice. Vivre est un art semble nous dire la romancière, et pour le comprendre elle invite chacun de nous à être à l’écoute de cette part refoulée ou occultée par les forces externes. S’affranchir du système castrateur, établi dans les trois pays du Maghreb, constitue une étape cruciale pour l’accomplissement de la quête du bonheur. C’est que ce dernier n’est pas situé dans un eldorado perdu, mais tapi au 285 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie fond de nous-mêmes, laisse entendre la romancière : il suffit de désirer et de faire parler ces mots qui sommeillent au fond de chacun de nous. Se pose alors pour la romancière la question de la fin, de la mort. Elle qui s’interroge tout au long de son programme narratif sur le sens que chacun de nous doit donner à sa vie. Peut-on savoir ce que vivre veut dire quand on sait que notre sort est scellé ? Et si oui, à quoi bon le savoir ? Encore une fois, la romancière trouve une astuce qui consiste à placer ses mots dans la bouche d’un mort. Seul un revenant des limbes, pour avoir exploré la mort, serait autorisé à tenir un discours sur l’art de vivre et l’importance qu’il revêt. La romancière cherche à nous faire prendre conscience de la chance inouïe que la vie offre à chacun de nous pour percer le secret du bonheur, et c’est par la bouche d’un mort qu’elle le fait. Contradiction, provocation ou naïveté ? Nous pensons qu’il s’agit là d’une leçon de courage que la romancière construit à travers les multiples interrogations partagées avec son lecteur, mais aussi par l’intermédiaire d’une architecture narrative rigoureuse et une scénographie minutieusement préparée, malgré l’impression d’une histoire éclatée qui demeure chez le lecteur. C’est que la romancière paraît consciente de l’enjeu important que constitue l’acte d’écrire au Maghreb, et de surcroît quand il s’agit d’une femme. Écrire est une responsabilité qui pèse lourdement sur l’intellectuel maghrébin, car il lui revient de repenser son réel et de faire en sorte que ce réel, dépouillé de sa matière toxique, se rapproche le plus possible de son idéal artistique. Le mérite de Wafa Bsaïs est de s’être inscrite dans cette veine, en soumettant l’Histoire à une lecture romanesque, faisant en sorte que le romanesque soit au service d’un lecteur maghrébin désorienté, et non l’inverse. Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ? est un récit chargé des maux de la société tunisienne ; mais quand elle réussit son pari, en transformant ces maux en mots du désir, la romancière est presque certaine d’avoir ouvert une nouvelle voie pour le lecteur maghrébin qui cherche à se situer dans un monde en pleine mutation. 286 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement BIBLIOGRAPHIE BSAÏS, Wafa. Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ?, Tunis, éd° Sahar, 2008. BACHELARD, Gaston. L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1991. BATAILLE, George. L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, rééd. 1954. _______________. La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957. CHEVALIER, Jean, GHEERBRANT, Alain. Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969, rééd. 1982. DAOUD, Kamel. Meursault contre-enquête, Arles, Actes sud, 2014. GONTARD, Marc. Violence du texte, Paris, L’Harmattan, 1981. JEANNERET, Michel. La lettre perdue, écriture et folie dans l’œuvre de Nerval, Paris, Flammarion, 1978. LAÂBI, Abdellatif. « Le devoir d’imprécation », entretien réalisé par Tahar Djaout, paru dans Algérie actualité, n° 1256, semaine du 9 au 15 novembre 1989. ZEKRI, Khalid. Incipit et clausule dans les romans de Rachid Mimouni, Paris, L’Harmattan, 2004. 287 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Bouchra BENBELLA Université Mohamed Ben Abdellah Fès, Maroc Sous les pas des mères de Mounira CHATTI ou l’émancipation de la femme tunisienne « Que les femmes ne se plaignent point des hommes, ils ne sont que ce qu’elles les ont faits ». Charles Pinot Duclos (1704-1772) Le roman/essai de l’écrivaine tunisienne Mounira Chatti se veut un pamphlet poignant qui dénonce solennellement les travers de la Tunisie d’antan et celle d’aujourd’hui. Ce pays, bien qu’il soit pionnier en matière de réforme en faveur des droits de la femme dans le monde arabe, souffre toujours d’une indélébile schizophrénie socioculturelle, politique et religieuse entravant son épanouissement. Sous les pas des mères1, arpente sans ambages l’Histoire de la Tunisie, mais aussi l’histoire de l’écrivaine et de son clan dans un village fortement imprégné de traditions ancestrales et où la vie, un semblant de vie, s’écoule lentement, amèrement, loin de la modernité. Une vie ponctuée de drames sanglants, d’espérances étouffées, de violence « légitimée » faite à la dignité des femmes. Il faut avouer que Sous les pas des mères est un roman qui dérange, un texte tranchant comme une épée qui démasque sur un ton cynique, la dégradante ainsi que paradoxale condition et statut de la femme tunisienne/maghrébine/arabo-musulmane à l’instar de toutes les écritures au féminin cristallisant une volonté d’engagement qui stimule la réflexion pour démolir les vieilles images désuètes ou archaïquement figées sur les femmes et pour proposer de nouvelles polarisations, le but étant de restituer la place légitime à la femme. C’est sans appel, une force de conviction qui, dans l’espace historique et sociétal, dénonce l’étouffement, efface la négation et réclame la libération2. 1 Mounira Chatti. Sous les pas des mères, Paris, Éditions de l’Amandier, 2009, 460 p. Toutes les citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèses. 2 Najib Redouane. « Littératures du Maghreb : une mouvance plurielle », in Le Maghreb Littéraire, vol. I, N°1, 1997, p. 8. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Néanmoins et, contrairement aux textes des autres romancières tunisiennes3 qui se focalisent sur le couple, sur la victimisation de la femme et, dans certains romans en particulier, sur la sublimation de la femme occidentale présentée comme étant antinomique à la femme orientale4, Mounira Chatti exprime sa révulsion à l’égard des femmes elles-mêmes qui pratiquent, véhiculent et entérinent l’intolérance et la misogynie dont elles sont les premières victimes. La mère est, en effet, responsable tout autant que l’homme de la situation dégradante de la femme en Tunisie, mais aussi dans le Maghreb : elle élève ses enfants : mâles et femelles dans le machisme et l’animosité5. L’emploi du substantif au pluriel : « mères » dès le titre, montre à bien des égards que Chatti cible le statut de la femme génitrice incarnée par Nedjma, la mère de la narratrice/auteure, à la fois victime et bourreau : un personnage hautement paradoxal, omniprésent, observé et jugé négativement par sa fille Mélia6. Sous les pas des mères reprend le proverbial hadith du Prophète Mohamed7 ﻡ ﻩﺍﺕ. ﺍﻝﺝﻥﺓﺕﺡﺕ ﺃﻕﺩﺍﻡ ﺍ: « L’Envoyé, qu’Allah le bénisse, n’a-t-il pas dit : « Le paradis est sous les pas des femmes » ? -« … des mères », interviens-je pour corriger le célèbre hadîth. - Je sais bien que le Prophète a parlé des mères ! Mais il a aussi élargi les propos aux épouses, aux femmes en général. Dans tous les cas, tu polémiques pour rien, car une femme c’est une épouse et une mère. Allah entend les anathèmes qu’une épouse ou une mère jette sur un mari ou sur un enfant ingrat ». (143-144) Il n’est pas aléatoire que l’auteure ait insisté sur la différence très prégnante entre « femme » et « mère » dans la société maghrébine : le statut 3 Hager Djilani. Passion inquiète (1999) ; Kaouther Khlifi. Ce que Tunis ne m’a pas dit (2008), Azza Filali. Vallées de lumière (2001) ; Sonia Chamkhi. Leila ou la femme de l’aube (2008). 4 Ali Abassi. « Une problématique identitaire de la littérature francophone en Tunisie : la femme et le féminin », Revue de littérature comparée, Paris, Klincksieck, 2008/3, n° 327, p. 15. 5 Voir mon article « La mère dans La Fatiha de Jamila Aït Abbass : une persécutrice aimante », in Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de). Qu'en est-il de la littérature « beur » au féminin?Paris, Éds. L'Harmattan, coll. « Autour des écrivains maghrébins », 2012, pp. 297-308. 6 « Mélia, dont j’ai forgé le nom à partir du mot arabe malâna (« Pleine »), est justement pleine de vie, de désir. Elle est très attachée à son clan, et elle enrage de le voir ainsi sombrer dans la mort ; mais cet attachement se distingue nettement de toute nostalgie stérile ou pleurnicheuse », Fanny Tell, Entretien avec Chatti : http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/4_.pdf 7 La traduction est imprécise : « sous les pas » est traduite en arabe par ﺕﺡﺕ ﺥﻁﻯalors qu’on traduirait le hadith comme suit : « Le paradis est sous les pieds des mères ». 290 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme de la femme/épouse étant dévalorisé tant qu’elle n’a pas rempli son devoir de procréatrice, devoir fondateur du lien marital. Ainsi, la misogynie, substratum de l’identité maghrébine, voire arabo-musulmane, inhibe la femme dans son rôle maternel et édifie ipso facto un véritable « royaume des mères »8. Le statut d’épouse se consolide lors de la grossesse, de l’accouchement, et surtout lorsque l’enfant né est de sexe mâle9. Il est vrai que le titre très suggestif du roman souligne la dimension religieuse de la maternité dans la culture et la société maghrébines10 ; or Sous les pas des mères se trouve non le paradis, mais l’enfer, un enfer dont elles sont les instigatrices comme le précise Chatti dans l’une de ses interviews : C’est l’enfer que l’on trouve sous les pieds des mères. Loin de toute sublimation, de tout manichéisme moral, le personnage de la mère est saisi sans son ambivalence, dans sa contradiction, dans son aliénation… Tant que les mères resteront soumises, et perverties par un système d’oppression, elles ne pourront pas représenter un modèle positif pour leurs filles. Privées de la possibilité de décider de leur destinée, nos mères se rangent dans le camp des hommes, singulièrement du côté de leurs fils, et contre leurs filles. Cette situation est productrice de schizophrénie, de folie…11. Les mères sont les pires ennemies des femmes, cette thématique est très présente dans la littérature maghrébine féminine au point de devenir un topos obligé du genre12. Toujours est-il que la mère est représentée dans le roman de Chatti comme un personnage qui fait obstacle à la femme, corroborant en cela la thèse de Lacoste-Dujardin dans Des mères contre des femmes ou de Ghita El Khayat dans Le monde arabe au féminin, en accusant les mères d’être « les apôtres zélés de la domination masculine, les artisans de son inculcation, de sa reproduction »13 qui s’acharnent avec véhémence à « contrecarrer 8 Abdelwahab Bouhdiba. La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1975, p. 261 Soumaya Naâmane-Guessous. Au-delà de toute pudeur. La sexualité féminine au Maroc, Casablanca, Eddif. 1988, p. 105. 10 Rahma Bourquia. Femmes et fécondité, Casablanca, Afrique-Orient, 1996, p. 19. 11 Veuillez voir Amel Chaouati s'entretient avec Mounira Chatti, http://assiadjebarclubdelecture.blogspot.com/2012_05_01_archive.html 12 « […], les écrivaines se démarqueraient des écrivains quant au traitement de l’image de la mère: rôle secondaire, peinture contrastée de la mère, volonté de se distancier du modèle de la mère, telle est la tendance dominante dans la littérature féminine. En effet, prédomine dans cette littérature, une image de la mère associée à tout ce contre quoi les protagonistes féminins luttent, tout ce à quoi s’opposent les femmes dans les romans en question », Zohra Mezgueldi. « La maternité dans la littérature féminine au Maroc», Dialnet, 2008, p. 56, dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/3102598.pdf 13 Camille Lacoste-Dujardin. Des mères contre les femmes Maternité et patriarcat au Maghreb, Paris, La Découverte, 1985, p. 9. 9 291 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie l’épanouissement et l’émancipation des jeunes filles et des jeunes femmes […] meilleures alliées de l’homme pour servir son ordre et son règne à lui »14 : - Avec les filles, nos mères tissent une autre fable également centrée sur notre sexe. Nedjma avait l’habitude de menacer : - je vous aurai prévenues : le lait maternel punit les enfants ingrats. Qu’Allah fasse que mon lait vous paralyse les genoux, qu’il vous rende stériles si vous deviez vous montrer ingrates envers moi ! Nedjma ne se contentait pas de prédire des châtiments à venir, elle en dispensait quand « son cœur débordait », comme elle le disait. Quand elle était ivre de colère et de haine, elle poursuivait ses filles, le plus souvent ma sœur aînée, avec le pot de piments rouges entiers, en hurlant comme une ogresse de nos contes d’enfance : Par Allah, je vais t’arracher les cheveux et moudre ces piments rouges dans ton vagin ! Attends un peu que je t’attrape, salope, baiseuse, je viderai toute ma colère dans ton vagin. Quoi, va-t-on laisser des filles me faire pipi dessus et debout ! quand j’aurai bourré ton vagin de piments, ta raison te viendra, crois-moi ! Ma mère n’avait pas tort. Le temps se répétait, revenait en boucle. Nedjma et Bournia n’aimaient pas les femelles, comme ma grandmère Rayhana avait en horreur cette espèce, à commencer par ses deux filles. (249-250) Tout tourne autour du sexe de la fille, en effet, Germaine Tillion15 observe que l’éducation de la fille vise d’abord à protéger son unique et éphémère trésor : sa virginité. Ce qui explique l’acharnement fou et sauvage de Nedjma /l’ogresse sur le vagin de Wassila sur lequel elle déverse toute sa colère et sa haine. Une haine ravageuse, une extrême coercition née d’un conflit constitutif de la dyade mère-fille : indélébile conséquence destructrice dans une société et une culture qui favorisent le garçon au détriment de la fille. Celle-ci, devenue mère, élèvera à son tour son fils comme un dieu ; aussi perpétue-t-elle l’inaltérable et cruelle iniquité qui touche son propre sexe créant pour ainsi dire un infernal et sadique cercle vicieux que Tillon nomme « le virus préhistorique » en perpétrant « des homuncules vaniteux et irresponsables »16 : Plaignez la génitrice des femelles, et oubliez celle des mâles ! La première est vouée à une vie d’avilissement, la seconde n’aurait que faire de vos lamentations, la gratitude d’un seul fils la hisserait au rand de reine… . (291) 14 Ghita El Khayat. Le monde arabe au féminin, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 43. Germaine Tillon. Le harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966, p. 22. 16 Ibid., p. 204. 15 292 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme Ainsi s’établit une relation fusionnelle, quasi incestueuse entre la mère et son fils, définie par Lacoste-Dujardin comme étant une « relation hétérosexuelle la plus satisfaisante, la plus profonde et la plus riche d’affectivité »17. Rejetée et maltraitée par son mari, la mère/amante domine et étouffe son fils par le poids d’un amour maternel compromettant ; une fois adulte, il sera à son tour inapte à traiter son épouse avec amour et estime. Le dispositif est ainsi dupliqué de génération en génération, formant des cercles concentriques se répétant à l’infini du temps. Il appert que la mère « négative » n’existe qu’à travers son enfant mâle, celui-ci donne, en fin de compte, naissance à l’individu/femme qui lui devient pour cela redevable. Ce substratum que Malek Chebel appelle « maternel » caractérise la psychologie collective des Arabes : Une manteralisation, autrement dit un type de consommation symbolique de la mère à l'égard de son enfant, voire dans certains cas extrêmes, une véritable relation anthropophagique. Mais restons dans le cas général : il est trop spécifique de la relation maternelle maghrébine pour que la tentation de le comparer à d'autres procédés de manternalisation, notamment méditerranéens, ne nous saisisse pas18. Cette ‘anthropophagie symbolique’ est traduite par des attouchements labiaux que la mère/aimante-amante fait subir à son enfant mâle, forgeant ainsi ce lien maternel qui scellera à jamais leur relation fusionnelle à caractère incestueux : Nos mères, quelle fable ! Elles sont à genoux face à leurs fils dans elles embrassent le sexe jusqu’à un âge tardif, comme si elles étaient assoiffées de sexe et de jouissance ; comme si leur frigidité sous la masse corporelle des époux leur rendait leurs fils toujours plus attrayants, plus désirables. (248) Ne reculant devant aucun tabou, Chatti démystifie le statut de la mère en lui ôtant toute sa gratifiante dimension sacrée pour l’investir d’une toute autre dimension aussi confuse que compromettante corroborant pour ainsi dire la théorie de Chebel quant à ce lien maternel : L'enfant arabe est embrassé sur le pénis, mordu, titillé, sucé, caressé, happé par cet amour incandescent qui aide à mûrir, mais qui se réalise en même temps, tout en perdurant le plus longtemps 17 Lacoste-Dujardin. Des mères contre les femmes Maternité…, p. 304. Malek Chebel. « Mères, sexualité et violence », Andrée Dore-Audibert et Souad Khodja (s. la dir. de). Être femme au Maghreb et en Méditerranée. Du mythe à la réalité, Paris, Khartala, 1998, pp. 49-59. 18 293 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie possible dans l'inconscient adulte-enfant qu'est l'Arabe, le Maghrébin ou l'Algérien. En effet, pendant quelques mois, parfois quelques années, une relation étrange se crée entre le couple. Elle remplace en peu de temps la relation charnelle adulte, se substituant à l'affection entre parents19. Par conséquent, la femme maghrébine, arabo-musulmane, fait de son statut de mère son acte de naissance et le rapport physique mère-enfant se transforme en une unité psychosociologique qui a pour objectif de combler le vide d’une vie conjugale caractérisée par la violence et le mépris du mari/maître ; une violence légitimée et bénie par les traditions et la religion. Aussi, l’homme se doit-il d’être violent avec sa femme, cela semble faire partie intégrante de son identité culturelle comme le précise l’auteure sur un ton ironique très marquant : L’identité culturelle, c’est peut-être cela, tout simplement. Et nos hommes méritent, n’est-ce pas, qu’on les félicite d’être toujours prompts à l’affirmer ! (36) Le lecteur ne peut qu’être saisi par la dérision si amère, qui caractérise non seulement cette citation, mais le roman dans son intégralité. Trempée dans un cynisme flagellant, la plume cinglante de Mounira Chatti n’hésite point à écorcher les défenseurs d’un islamisme blasphématoire des véritables et nobles valeurs de l’Islam : Dans toute cette terre, aucun verset coranique ne fut autant appliqué littéralement que celui-ci : « Admonestez celles dont vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle, si elle vous obéissent.- Dieu est élevé et grand. » Nos professeurs d’instruction religieuse nous expliquaient que l’Islam renforça les droits des femmes en interdisant aux anciens Arabes d’enterrer vives les filles nouvelles nées. C’était vrai. Depuis, on les tue avant de les enterrer… . ( 231) Néanmoins, l’Islam a depuis toujours prohibé la violence, en particulier la violence faite aux femmes. Le musulman qui bat sa femme ne suit pas l’exemple du Prophète. Celui-ci était, et est toujours, une référence parfaite en matière du bon comportement et de la bienfaisance. Il n’a jamais ni battu ni même injurié l’une de ses femmes, aussi dit-il : « Traitez donc bien vos femmes et soyez gentils envers elles, car elles sont vos partenaires » ou encore : « Les meilleurs d’entre vous sont ceux qui sont les meilleurs avec leurs femmes ». 19 Ibid., p. 171. 294 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme Il est à noter que la traduction française du verset coranique cité par Chatti ne rend pas compte de toutes les nuances et les subtilités de la langue arabe classique20. En effet, le terme désobéissance qui traduit le vocable Noushouz est lié aux engagements du mariage et signifie, dans ce contexteci, la rupture de ces engagements. Donc, « la violence » étant la dernière étape (la première étant le dialogue (exhortez-les), la deuxième : faire chambre à part) ne peut s'appliquer que si la femme commet un acte grave comme séduire un autre homme, par exemple. Il est à préciser aussi que le châtiment corporel est en fait une correction symbolique. Une connaissance approfondie du Coran et de la tradition musulmane montre clairement que le verbe « battre » dans ce contexte coranique ne signifie point « cogner » son épouse, mais lui faire exprimer sa colère par une tape qui ne laisse pas de marque, lorsque le dialogue n’arrive plus à casser le mur de l’incompréhension et de l’incommunicabilité21. L’Islam n’a jamais exhorté ni la violence conjugale ni prôné la misogynie ; une réinterprétation objective et rationnelle des versets coraniques, visant la femme et son rapport avec l’homme, s’impose afin de démêler l’écheveau créé par une lecture machiste et erronée du Coran : Je disais que notre société était bloquée par la religion et la tradition, nous obligeant à vivre dans la frustration sexuelle, la hichma, la honte, la séparation entre les hommes et les femmes. (133-134) L’auteure reprend dans cette citation les poncifs du discours féministe usités dans les pays arabes22, en arguant que l’étau de la religion serait incompatible avec les valeurs du féminisme. Il faut donc déconstruire le savoir traditionnel masculin et rompre avec de toute la jurisprudence patriarcale, accumulée au fil des générations : Dans notre territoire rebaptisé l’Ouest ou le coucher du soleil, on voudrait nous faire croire que le temps et l’être sont parménidiens, َﻭﺍ ﺍ ً ِﺱﺏ ُ َﻉ َﻭﺍﺽْ ِﺭﺏُﻭ ﻩ ﺍُﻥ ۖﻑَ ِ ْﻥ ﺃَﻁَ ْﻉﻥ ْ َﺏ ُﻍﻭﺍ َﻉﻝ ْ َﻙ ْﻡﻑَ ََّلﺕ ﻱَّل ۗ ِ ﺍﻥ ﻝَّلﺕِﻱﺕَ َﺥﺍ َ ﻱ ِﻩ ﺍﻥ َ ﻑَ ِﻉﻅُﻭ ﻩ ﺍُﻥ َﻭﺍ ﻩْ ُﺝﺭُﻭ ﻩ ﺍُﻥﻑِﻱ ﺍﻝْ َﻡ.ﻑُﻭﻥَ ﻥُﺵُﻭ َﺯ ﻩُﻥ ِ ﺽﺍ ِﺝ ﺍ َ ﻙﺍﻥَ َﻉﻝِﻱًﺍ َ َّللا ﻙﺏِﻱﺭًﺍ » 34اآلﻱﺓ, ﻥﺱﺍء ﺱﻭﺭﺓ ﺍﻝ 21 Lorsque des femmes vinrent se plaindre au prophète Muhammad de violence de la part de leurs maris, le prophète répondit que ceux-ci n'étaient pas de bons croyants. Il dit : « Traitez donc bien vos femmes et soyez gentils envers elles, car elles sont vos partenaires », « Les meilleurs d’entre vous sont ceux qui sont les meilleurs avec leurs femmes ». Hadiths cités par At-Tirmidi dans al-Jāmi, référence incontournable, une des six compilations de hadith de l’islam. 22 Sept femmes de Tunisie, d’Egypte et d’Iran ont manifesté samedi 8 mars 2014, toutes nues, devant la pyramide du Louvre à Paris, à l’occasion de la Journée mondiale de la Femme. Ces femmes ont manifesté contre la lapidation des femmes dans le monde arabe et musulman. Elles sont contre la chariâa, la burqa, le voile, le sexisme… Une manifestante tunisienne a indiqué qu’il y a eu une révolution et qu’elle a le droit de faire ce qu’elle veut de son corps. 20 295 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie figés, immuables. Hélas, trois fois hélas ! Chez nous, il y a tant de choses qui contredisent le fameux principe d’Héraclite : « À ceux qui descendent les mêmes fleuves surviennent d’autres et d’autres eaux ». Nos hommes et nos femmes se baignent toujours dans les mêmes eaux stagnantes, pourries, puantes, et personne ne s’insurge ! La femme est un être inférieur et personne ne proteste ! La femme est battue, et personne ne proteste ! Qu’est-ce donc cette civilisation édifiée sur la misogynie et la violence ? Qu’estce donc cette société qui a choisi de s’amputer de son deuxième sexe ? De la haine de la féminité découlent toutes les autres haines, la haine du temps, et du mouvement. Voyez seulement où nous en sommes : nous sommes dans le précipice. Si la révolution ne survient pas, que les hommes et les femmes de notre clan s’anéantissent, que nos noms s’éteignent, que nos traces s’effacent ! (164-165) Exaspérée, Chatti accuse les rétrogrades de l’Islam de faire sombrer les sociétés arabo-musulmanes dans les abysses de la décadence en nourrissant et exhortant une mentalité machiste qui continue de considérer la femme comme un sexe. La haine de la féminité, à l’origine de la haine de l’autre, « refuse le nouveau, tourne vers le passé, produit la répétition et dépersonnalise »23. C’est pourquoi l’auteure crie haut et fort son hérésie24 : « la femme que je voulais être, c’était une hérésie » (156). Elle en est d’ailleurs fière, puisque « hérésie » et « nouveauté » en arabe ont la même étymologie25. En 2009, Chatti avait déjà senti que la Tunisie était à l’aube d’une révolution : La Révolution du Jasmin, à laquelle les femmes tunisiennes ont participé activement aux côtés des hommes et leur a permis d’accéder à certaines libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de porter ou non le voile : L'arbre du Printemps arabe vient de donner ses premiers fruits en Tunisie. C'est la première fois qu'un pays arabe et musulman inscrit dans sa nouvelle Constitution l'égalité entre l'homme et la femme (« Les citoyennes et citoyens sont égaux devant la loi sans discrimination »). En même temps, il a réussi à mettre de côté la charia en instaurant la liberté de conscience (« L'État est le gardien de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance et le libre exercice du culte »). Il garantit aussi la liberté d'expression 23 M.-C. Defores. Le chemin de connaissance, Gretz, CVR, 2005, p. 39 Hérésie en arabe veut dire ﺏﺩﻉﺓ: 25 L’auteure le précise en note infra-paginale à la page 156. 24 296 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme et interdit la torture physique et morale (« La torture est un crime imprescriptible »)26. Il est évident que la Révolution tunisienne a été approuvée, applaudie et bénie par Tahar Benjelloun, l’a-t-elle été par Mounira Chatti en tant que citoyenne tunisienne ? 26 Le Point.fr - Publié le 22/01/2014 à 10:11, http://www.lepoint.fr/invites-du-point/tahar-benjelloun/ben-jelloun-la-nouvelle-constitution-tunisienne-est-revolutionnaire-22-01-20141783017 297 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE ABASSI, Ali. « Une problématique identitaire de la littérature francophone en Tunisie : la femme et le féminin », Revue de littérature comparée, Paris, Klincksieck, 2008/3, n° 327, pp. 319-341. BENBELLA, Bouchra. « La mère dans La Fatiha de Jamila Aït Abbass : une persécutrice aimante », in Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de). Qu'en est-il de la littérature « beur » au féminin ? Paris, L'Harmattan, coll. Autour des écrivains maghrébins, 2012, pp. 297-308. BOUHDIBA, Abdelwahab. 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Elle est l’espace du bonheur suprême, celui où se déploie l’amour, le cadre qui enraye la fadeur de l’existence et donne des ailes à l’individu. Elle constitue le philtre magique qui propulse l’imagination du narrateur, le menant vers des rêves illimités. C’est l’élément prisé par l’imagination matérielle bourkhisienne et sa prégnance dans Bleu2 s’apprécie par la profonde empreinte poétique qu’elle va y estampiller3. Simone Bernard affirme que « […] la poésie n’est pas réservée à une forme ni à un genre particuliers. Elle est vision du monde et une expérience spirituelle beaucoup plutôt qu’une technique et qu’un ensemble de procédés. Aussi l’expérience intérieure du poète, son attitude devant l’univers commandent-elles seules la forme poétique à employer »4. Ainsi, les nouvelles de Bourkhis, par leur style et l’émotion qu’elles exhalent, partagent des traits qui pourraient les assimiler à des poèmes en prose5. 1 L’hégémonie de celle-ci s’apprécie formellement par la récurrence de ce vocable dans Bleu, où il apparaît quarante-six fois, dans un total de soixante-dix-sept pages. 2 Ridha Bourkhis. Bleu, Paris, L’Harmattan, 2010. Toutes les références à ce recueil de nouvelles se rapportent à l’édition citée dans la bibliographie finale. 3 Anne-Marie Bence parle d’un phénomène d’enchantement : « Le mot n’est pas trop fort. Il n’est qu’à entrer dans Bleu […] pour être touché par la grâce. Sa poésie nous élève… et nous bouleverse », « Enchantement », Missives, Nº 264, 2012, p. 100. 4 S. Bernard. Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1994, p. 765. 5 Bernard décrit les conditions nécessaires qui distinguent un poème en prose d’un fragment de prose plus ou moins travaillé : « brièveté, intensité, gratuité sont pour lui, non des éléments de beauté possibles, mais vraiment des éléments constitutifs sans lesquels il n’existe pas ; et d’autre part il y a dans tout poème en prose à la fois une force d’anarchie destructrice, et une force d’organisation artistique, et c’est de cette union des contraires que vient son « dynamisme » particulier », Ibidem, p. 763. Cependant le sous-titre apparaissant sur la couverture du recueil indique la considération générique que l’auteur lui-même a désiré leur Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Trois grands axes sémantiques vertèbrent Bleu et constituent, à notre avis, les piliers fondamentaux de l’existence de l’écrivain : l’amour, l’écriture et l’engagement social. Intimement imbriqués entre eux, ces thèmes majeurs demeurent profondément ancrés dans l’azur de sa Tunisie natale et témoignent de l’influence de ce cadre, constellé d’éléments gravitant autour de la mer et du ciel. Ode à l’amour L’espace marin apparaît comme l’univers idéal pour exalter le sentiment amoureux. Illuminé par l’azur du ciel, ancré dans la sphère du rêve, bien à l’abri du passage érosif du temps, l’amour s’y déploie dans toute sa splendeur. La mer agit comme un antidote6 contre « la grisaille menaçante et [l] es fantômes enfouis dans les ténèbres » (« Bleu », 32). La dichotomie lumière vs ténèbres est mise en avant à travers le déploiement d’une isotopie marine. Des suggestions tactiles, visuelles, sensorielles et auditives liées à la sphère de la mer foisonnent pour décrire la personne aimée7. De nombreux éléments descriptifs convergent vers un tout complexe, où l’attitude esthétique de l’auteur construit un effet d’idéalisation à travers la rupture avec le réel. Pour tisser ce rapprochement entre l’élément aquatique et la femme, la stratégie scripturale de Bourkhis repose sur la récurrence de la palette chromatique du bleu pour dépeindre les traits physiques ou psychologiques féminins, associés au milieu marin8. Ainsi, métamorphosée en créature féérique, l’aimée « arrime sa barque à ce rêve bleu » (« Bleu », 32) ou porte « une robe bleue » (« Jour nouveau », 46). Mais, le poète va encore plus loin et dresse un parallèle métaphorique entre l’âme sœur et une maison qui serait bâtie sur la mer, et qui assigner. Ridha Bourkhis, professeur à l’Université de Sousse, se consacre non seulement à la publication d’ouvrages universitaires spécialisés mais aussi à la création scripturale : ainsi at-il publié un roman, des nouvelles mais aussi des recueils de poésie, montrant ainsi sa grande versatilité littéraire. Déjà en 2001, Jamel Zran le citait en exemple dans son article « Écrivain et édition de la littérature tunisienne d’expression française », Le Maghreb Littéraire, Vol. V, No 9, p. 86. 6 En Orient, le bleu est encore aujourd’hui censé protéger contre le mauvais œil. Cf. Marianne Oesterreicher-Mollwo, Dictionnaire des symboles; traduit et mis à jour par Michèle Broze et Philippe Talon, Paris, Brepols, 1992. 7 « Rester avec elle, […] écouter la vie murmurer dans la chevelure de la mer … » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer » p. 29) ; « plus rassurante que la mer » (« Plus belle que la lune » p. 23). 8 De tous les traits qui dépeignent la Méditerranée, Tahar Ben Jelloun met en exergue « son bleu [qui] est une marque indélébile qui fascine et hypnotise ». Paradoxalement, les Arabes l’appellent « la mer blanche médiane » de là le titre de cet article benjellounien. « La mer blanche du milieu », Le Magazine littéraire, 498, juin 2010, p. 25. Il faudrait cependant remarquer que la Méditerranée n’est jamais citée dans Bleu. Cette absence justifie le primat de l’élément maritime sur l’espace géographique et donc sa considération générique et symbolique au détriment de sa situation locale en tant que carrefour culturel ou lieu d’ancrage historique. 300 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture représenterait le summum de son idéal existentiel et la matérialisation de « la maison promise » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 29) ? Cette demeure, ouverte à l’immensité de l’azur, dotée d’une porte « bleue d’un bleu délicieux » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 27), donne sur un verger, aux caractéristiques propres d’un locus amoenus. En effet, la lumière y est abondante, l’air demeure pur, et la nature exubérante regorge de fleurs et d’arbres fruitiers, gonflés de « sève printanière » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 28). Le chant des oiseaux9 se joint au clapotis de l’eau pour parfaire cet univers idyllique, si propice à l’épanouissement du sentiment amoureux10. L’eau de mer, origine de la vie11 acquiert aussi le symbolisme de la mort, en devenant l’ultime demeure que les amoureux désirent intégrer, au fond de l’immensité bleue. Deux nouvelles reproduisent scrupuleusement le même passage, « Bleu » (33) « Écriture » (35) : « […] j’aimerais qu’on nous creuse une ultime demeure au fond de cette mer et que nous y restions ensemble, unis par l’amour et la mort, jusqu’à l’éternité !... » . La mort ne possède point, ici, un caractère funeste mais apparaît euphémisée, car elle suppose la continuité d’une existence vécue en parfaite harmonie avec l’être aimé et avec la mer comme toile de fond12. Trouver l’âme sœur a constitué pour le poète une tâche longue et ardue, où il a longtemps essuyé les sarcasmes de son entourage, lui reprochant son manque d’attache. Mais, il refusait de se résigner à vivre « dans une maison où on meurt » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 27), comme le font beaucoup de ses congénères, se contentant de « maisons offertes » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 26). Il renie des mariages arrangés « construits sur le vide et sur l’imposture » (« Plus belle que la lune », 22), d’une épouse imposée par le temps qui presse ou les circonstances familiales ou sociales, car l’amour est ennemi de l’impatience et de la préméditation. Il découle d’un instant magique, où nature et poésie 9 Les oiseaux représentent un élément très prisé par le poète qui ne fait défaut que dans le cas des maisons inhospitalières, qui, elles, « sont désertées par les oiseaux » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 27). De plus, cette nouvelle porte la dédicace « À mon Petit oiseau, Amirissa », son épouse, ce qui souligne l’appréciation méliorative accordée à cette image par l’auteur. Dans « Plus belle que la lune », la femme aimée apparaît également désignée comme « le petit oiseau promis par les étoiles » (22). 10 Sur les caractéristiques du locus amoenus consulter les pages 280-286 de l’ouvrage d’Ernst Robert Curtius. Literatura europea y Edad Media Latina (tome 1), Madrid, Fondo de Cultura Económica, 1976. 11 L’œuvre camusienne récrée ce thème très général de « la mer, comme symbole de la vie dans ce qu’elle a de fondamental, de dynamique, et de continu », Paul A. Fortier. Une lecture de Camus : la valeur des éléments descriptifs dans l’œuvre romanesque, Paris, Klincksieck, 1977, p. 61. 12 Dès son « Ouverture », cette ambivalence ontologique de la mer apparaît comme le soulignent les deux premiers vers : « La plus heureuse des mers /Est celle où nous sommes venus rêver et mourir » (15). 301 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie s’unissent pour découvrir, à qui sait attendre, la « créature féérique […] semblable […] à la câline étreinte de la brise marine » (« Bleu », 32) avec qui il découvrira une existence « princière ». Ce terme (ainsi que ses formes dérivées) abonde dans Bleu pour qualifier de manière positive tout ce qui a trait à la personne aimée13. Cette dernière est souvent désignée par le vocable « Princesse »14, et sa description physique ou celle des éléments qui composent sa sphère existentielle demeurent, toutes deux, empreintes de ce qualificatif15. Dans la lignée de cette laudatio à la femme, se situerait la volonté bourkhisienne de la présenter comme l’axe cosmogonique, l’Axis mundi, symbole de l’union entre le ciel et la terre16, porteuse du « ciel sidéral […] dans le creux de [s] a main » (« Jour nouveau », 46). La description du sentiment amoureux se réalise de manière feutrée, à travers un entrelacs d’images et de métaphores qui parviennent à contenir tout élan effusif dans l’implicite. La pudeur narrative est donc de mise dans l’exaltation de l’amour partagé, gorgée de lyrisme et forte de sous-entendus. Les seules parties corporelles impliquées dans le rapport amoureux et que le poète décrit sont les yeux et la bouche. Le regard outrepasse son pouvoir d’attraction - curieusement, le regard féminin détient le pouvoir d’attraction et d’emprise sur l’homme, qui ne peut ni ne veut17 s’y résister18 - pour acquérir un sens métaphorique nouveau. Par le biais de l’euphémisme, il symbolise le corps, dont il adopte les mouvements et la malléabilité : « leurs 13 Le plus souvent dans le domaine sentimental mais aussi dans celui de l’amitié, comme dans le cas de « Jour nouveau » (47), où les vrais amis sont référés comme « Princes et Princesses ». Bourkhis a dédicacé ses Éléments de rhétorique à ses « Princesses », on suppose qu’à son épouse et à ses deux filles, nommées, cette fois, de manière explicite dans la dédicace de son essai Georges Shehadé. L’émotion poétique, Paris, L’Harmattan, 2009. On peut y lire une véritable déclaration d’amour, très en accord avec la thématique du livre : « À ma femme Amirissa et à mes filles Ritèje-Yasmine et Tej el-Molk pour l’émotion vive et belle qu’elles me donnent en permanence ». L’auteur rend spécialement hommage à ces deux dernières, en leur dédiant Bleu. 14 Dans « Plus belle que la lune » (21 et 22), « Écriture II » (43) et dans « La magicienne » (19). 15 Elle revêt un « air princier » (« Plus belle que la lune », 21) ; la porte de sa maison est « princière » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 27) ; ses fenêtres sont « princières » également (« Jour nouveau », 46). 16 « […] fée descendant de la lune ou […] apparition sortie de la brume […] ou de la mer » (« Plus belle que la lune », 21). 17 Une allusion à la mythologie grecque s’établit entre la puissance irrésistible de ces rets visuels et l’attirance d’Ulysse par le chant des sirènes. Mais, il y aurait ici une différence fondamentale avec le mythe grec, car le poète avoue sa disposition à succomber volontairement à ce charme, afin de mourir avec l’aimée. Ces créatures perdent ainsi leur symbolisme négatif comme dangers dissimulés derrière une apparence séduisante. Elles ne cachent point, comme le suggère Marianne Oesterreicher-Mollwo, de fortes tendances autodestructrices, car la mort ne supposerait pas pour le poète, le terme de l’existence mais bien un continuum du bonheur que celle-ci lui procure. Cf. Dictionnaire des symboles ; traduit et mis à jour par Michèle Broze et Philippe Talon, op.cit., p. 284. 18 « Tes yeux qui me prennent, me retiennent » (« Ouverture », 15). 302 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture regards complices qui s’appellent, se pénètrent et s’entrelacent » (« Bleu », 32). Quant à la bouche, deux seules références dans tout le recueil font allusion explicitement au contact charnel. Toutes deux mettent en avant le sens du goût, preuve irréfutable de l’attouchement : « bouche savoureuse » (« Jour nouveau », 46), « bouche […] charnue et savoureuse qui lascivement s’ouvre et se donne » (« Bleu », 32). Cette dernière nouvelle se révèle la plus osée, par la mention quelque peu plus explicite qu’elle réalise de l’union des deux amants. Cette licence se justifie sans doute par sa nature onirique. Pour le reste, « Ouverture » fera allusion à leurs « corps éprouvés » (15) et « Jour nouveau » livrera à travers la figure rhétorique de l’ellipse « Empli de toi, de ta musique et de ta danse » (45), une image très chaste de la possession charnelle, grâce à l’atténuation introduite par les deux derniers compléments de l’adjectif. Dans « La magicienne », Bourkhis réalise également une ode à l’amour, paternel cette fois, à travers la célébration du miracle de la vie. L’auteur y exprime le bonheur infini ressenti par un père devant la naissance de sa fille19. L’apparition de cette nouvelle vie se réalise au sein d’un halo de lumière, qui émane de cette petite créature et atteint une envergure cosmique, « baigna [nt] la terre et le ciel » (17). Ce bébé, miracle de la nature, se hisse déjà au rang des élus, comme le signale le symbolisme luminaire qui l’accompagne. En effet, comme le souligne Chevalier et Gheerbrant, dans les traditions de l’Islam, la lumière est avant tout symbole de la Divinité et Allah guide vers Sa lumière qui Il veut : […] la lumière est la connaissance. […] en Islam, En-Nûr la Lumière est essentiellement identique à Er-Rûh, l’Esprit. […] de par le monde, la révélation la plus adéquate de la divinité s’effectue par la lumière. Toute épiphanie, toute apparition d’une figure ou d’un signe sacré est entourée d’un nimbe de lumière pure, astrale, auquel se reconnaît la présence de l’au-delà. […] La lumière symbolise constamment la vie, le salut, le bonheur accordés par Dieu, qui est lui-même lumière. La sacralisation de la naissance d’une fille, considérée ici comme une récompense du Ciel, s’oppose frontalement à la mentalité rétrograde d’un certain secteur de la population arabo-musulmane, pour qui un nouveau-né de sexe féminin suppose une déception dans le meilleur des cas et une punition divine dans le pire. La promesse paternelle de la protéger et de l’aimer sa vie durant assure avec « une fidélité absolue » (17) la continuité de cette relation20 bien au-delà de la puberté, période où peut se produire une 19 Bourkhis a dédicacé cette nouvelle à Ritèje-Yasmina, sa propre fille, ce qui pourrait représenter un gage de son empreinte autobiographique. 20 Les chaînes d’or tendues de « son petit cœur de fée à son cœur à lui » (18) en constituent un sceau. 303 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie éventuelle distension des relations père/fille. Ce rôle protecteur s’apprécie également à l’inverse ; ce bébé possède des vertus lénifiantes, qui procurent à l’heureux papa une sensation de plénitude : « il sentit couler les rivières et s’épanouir les clairs ruisseaux » (18). De plus, la nuit, associée dans le recueil au symbolisme négatif du régime diurne, perd son caractère néfaste et demeure ici euphémisée par cette présence. Elle se mue en jour, devenant source de lumière, par la grâce de cette « magicienne » (18). Celle qui l’a enfantée dans la douleur, sa mère, reçoit-elle aussi ce qualificatif. Génitrice et amante, elle est également, à l’image de la femme aimée bourkhisienne, « Princesse » et « maison bleue ouverte sur la mer » (19). La création scripturale Des quatorze nouvelles composant Bleu, six représentent des narrations homodiégétiques21. Deux d’entre elles « Écriture » et « Écriture II » soustendent des notions liées au processus scriptural, comme l’autofiction, le rapport narrateur/narrataire ou les niveaux narratifs. Elles soulignent l’intérêt que suscite la narratologie pour Ridha Bourkhis et sa maîtrise des procédés structuraux mis en place dans une œuvre littéraire. Elles contemplent une mise en abyme de l’acte d’énonciation, par le biais de laquelle l’auteur prétend jouer entre les concepts de réalité et fiction. Il ne peut répondre à la question posée par une voix anonyme sur le lien virtuel entre la troisième personne de l’hétérodiégèse et « un Je masqué » (36). La disparition des preuves qui auraient pu certifier l’existence des femmes qui l’ont aimé ou qu’il a aimées (photos, lettres d’amour) le font douter de la réalité même de ces relations amoureuses. De plus, il souligne le peu d’intérêt que revêtirait la narration de sa propre vie pour son narrataire. Dans « Écriture II » cette même voix anonyme, qui s’adresse à l’auteur pour émettre des jugements sur son récit, s’introduit dans la diégèse22, se métamorphosant en un « être de papier » (42). Le recours à ces procédés narratologiques et ce jeu de cachecache décrit dans ces deux nouvelles, au titre si explicite, ne sont pas gratuits. Il s’agit d’un clin d’œil de Bourkhis, désirant ainsi dérouter le lecteur, en prônant d’emblée, sa volonté de mêler à dessein son expérience personnelle et sa création fictionnelle. Ces différentes narrations permettent de sonder la personnalité du poète, à travers des traits de caractère qui reviennent maintes fois dans le recueil. Les termes « rêveur »23, « romantique […] anachronique »24, « idéaliste » (« Plus belle que la lune », 22) ainsi que les qualificatifs se référant à 21 « Ouverture », « Des mots et des ailes », « Jour nouveau », « Initiation à l’obscur », « Écriture » et « Écriture II ». 22 L’écrivain avoue que « [s]es feuilles roses [sont] remplies d’elle » (43). 23 « Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer » (25). 24 « Écriture » (37) ; « Plus belle que la lune » (22) ; « Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer » (25). 304 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture l’innocence (candide25, naïf26, fragile), convergent pour dépeindre un être délicat, émotif et attentionné, pourvu d’une grande sensibilité. Ce portrait s’écarte de l’homme, au comportement viril, fréquemment mis en scène dans la littérature maghrébine d’expression française. Le protagoniste fait montre d’un sentimentalisme qui le mène à pleurer devant la femme qu’il aime, ce qu’il reconnaît aller à l’encontre des us et coutumes de la mentalité arabomusulmane27. De nombreuses allusions à un tréfonds peuplé de « déboires […] trahisons et de coups de rames », de « traîtrises » (« Des mots et des ailes », 49 et 51) et marqué par « les turpitudes des esprits insanes [et] les noires jalousies » (« Jour nouveau », 45) soulignent sa nature tourmentée. Il s’insurge contre les personnes du monde littéraire et du milieu professionnel qui lui ont fermé leur porte. Elles deviennent la cible de ses dards28 et leur nature abjecte et dégradante est soulignée par la matière boueuse avec laquelle il les assimile : « misère fangeuse », « flots bourbeux » (« Des mots et des ailes », 50). Face aux matières visqueuses liées aux symboles catamorphes et à l’obscurité néfaste de la nuit s’érigent les symboles ascensionnels liés à l’air et à la lumière. L’« étoile sultane » (« Des mots et des ailes », 51 ; « Jour nouveau », 46) le protège29 contre les méfaits de ses ennemis et le bleu agit comme l’antidote pour combattre les « ombres dévastatrices de la nuit » (« Bleu », 31) et les affres de la solitude. À l’imagination matérielle liée à la terre et aux images négatives apparentées à celle-ci s’oppose alors le phantasme aérien, associé à la verticalité de l’arbre, la transparence du bleu, l’absence de pesanteur et le vol30, l’accès à la hauteur et à la souveraineté : « Je danse d’un minaret à l’autre et me suspends aux nuages et aux étoiles. […] J’éclate au ciel (« Des mots et des ailes », 51 et 52). L’élément maritime se joint également pour parfaire cette tâche d’épuration dans l’esprit du poète31 et le songe devient un exutoire face 25 « les démons […] se riaient de ma candeur « (« Jour nouveau », 46). « Écriture » (36). 27 « Les hommes, les mâles, ne pleurent pas ! » (« Plus belle que la lune », 22). 28 « vautours de paille et de papier » ; « intellectuels de pacotille qui se noient dans leurs vomissures et sermons stercoraires », avec leur « fiel venimeux » et leurs « noires rancunes » (« Des mots et des ailes », 50 et 51). 29 Selon Chebel, le Coran attribue aux étoiles filantes un attribut de protection, contre les démons indiscrets qui s’approcheraient du ciel pour y entendre le murmure divin. Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel, 1995. 30 « […] dans le règne de l’imagination, le vol doit créer sa propre couleur. Nous nous apercevrons alors que l’oiseau imaginaire, l’oiseau qui vole dans nos rêves et dans les poèmes sincères ne saurait être de couleurs bariolées. Le plus souvent, il est bleu [quand] il monte », Gaston Bachelard. L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1987, p. 80. 31 « face […] aux démons qui terrorisent sa mémoire, face aux leurres et petitesses déferle […] une marée chantante et folle, horizon de saphir ou de turquin » (« De l’autre côté du rêve », 53). 26 305 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie à la triste grisaille quotidienne peuplée de médiocres qui cerne notre rêveur. Son imaginaire vole alors pour éviter la persécution des « misérables et tocards qui ont perdu leur temps à le casser » (« Plus belle que la lune », 23). Rêve32 et azur apparaissent comme deux forces indissociables, unissant leur pouvoir pour combler l’existence du poète, afin qu’il parvienne à surmonter ses moments de pessimisme33. Sur ce point, il convient d’établir une dichotomie quant à l’élément aqueux. Si la mer évoque quiétude et harmonie et enlace avec l’amour partagé, la lumière et le bonheur de vivre, l’océan, quant à lui, représente un espace déstabilisateur, lié à la solitude, à la tristesse et à la mort. Associé au pathétique, le milieu océanique implique deuil et nostalgie et introduit une touche de mélancolie qui jure avec la vitalité et l’énergie qu’apporte l’étendue marine34. Dans « Il tombe des sanglots sur l’Atlantique », le ciel bleu et l’élément aérien, encensés par l’imagination matérielle dans les autres textes, se métamorphosent en un espace malsain et négatif, ancré dans l’univers urbain, où la nature endiguée apparaît assombrie et terne : « étoile en pleurs » (61), « rivières qui vont mourir dans l’océan », « lac de tristesse » (62). La reprise de l’incipit pour clore la nouvelle souligne le spleen du poète, son désespoir face au néant qui le menace et qui se montre insurmontable : « Sur les fenêtres de la ville, il tombe des oiseaux blessés, du vague à l’âme et mille ans de solitude » (61). Mais heureusement, l’écriture s’érige comme un exutoire pour contrer ces chimères et, grâce aux mots, le poète peut recréer un monde différent, exempt d’êtres mesquins et malveillants dont la fourberie choque avec sa nature innocente, et un univers où l’amour aurait une place de choix : « je vivais dans les mots, par les mots, ce que cette réalité était incapable de me donner » (« Écriture », 37). Renaissant de ses cendres, tel l’oiseau Phénix35, après ses moments d’abattement, il entonne l’hymne à l’espérance avec encore plus de brio comme dans « Jour nouveau », riche en images liées à la thématique du renouveau : « poème toujours inachevé », « métaphores 32 Les références à ce terme ou à ces dérivés apparaissent nombreuses dans l’œuvre, ainsi peut-on en compter soixante-sept. 33 Lorsque la réalité apparaît si grise et douloureuse, qu’il est difficile de la traverser sans dommages, ce qui le plonge dans l’abattement et la mélancolie. Il craint alors son impuissance pour poursuivre son rêve et l’emprise sur lui de cet environnement malsain. 34 L’on ne peut, sur ce point, éviter un rapprochement avec la pensée chateaubriandienne qui révèle, elle aussi, cette considération dichotomique, comme le souligne Maija Lehtonen : « Les deux mers qui dominent l’œuvre de Chateaubriand, l’Océan qu’il qualifie de " triste " et de " sauvage " et la Méditerranée aux rivages " enchantés ", éclairée par une lumière dorée, […] semblent correspondre aux deux aspects de son âme et inviter à des rêveries différentes. […] Si l’Océan est […] un aspect de ce vide immense au milieu duquel Chateaubriand aime se dresser en spectateur triste et solitaire, la Méditerranée, […] l’attire par sa beauté harmonieuse, par la promesse d’un bonheur limité, d’une volupté raffinée. » Maija Lehtonen. « Chateaubriand et le thème de la mer », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 21, 1969, p. 197. 35 Symbole que reprennent « Des mots et des ailes », (52) et « Plus belle que la lune », (23). 306 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture enceintes », « joyeuses étrennes » (46). La possibilité d’une société autre devient tangible et l’avènement d’un avenir prospère se dessine derrière la lumière qui inonde les murs de la ville, dans une claire victoire sur les ténèbres nocturnes, à travers la voie du rêve et de l’imagination. L’engagement social Le style empreint de lyrisme et de poéticité de Bleu36 n’en est pas moins approprié pour sous-tendre la dénonciation de certains abus et violations des droits de l’homme. Le poète, « enclin à sympathiser avec les êtres blessés » (« Écriture », 37), s’élève en défenseur des victimes de violence auxquelles il apporte leur soutien. Dans « Sourire par-dessus la vallée des larmes » il s’insurge contre le régime communisme des Viêt-Cong, qui, après avoir libéré leur pays et s’être installé au pouvoir, a instauré un système dictatorial, fondé sur la répression et la terreur. L’isotopie de la barbarie s’apprécie également dans les références aux peuples opprimés, impliqués dans différents conflits armés37. Cependant, les femmes de la société arabomusulmane constituent les personnes violentées sur lesquelles Bourkhis se détient tout spécialement. Considérées par un secteur de la population comme mineures à vie, certaines se trouvent contraintes, encore maintenant, à endurer la claustration et à accepter un mariage arrangé. Ces deux fléaux sociaux, cibles de la dénonciation bourkhisienne, rongent l’existence féminine, stigmatisée par l’amour imposé et la solitude. « De l’autre côté du rêve » et « Vers la prairie de lumière » mettent en scène, précisément, une héroïne aux prises avec un entourage familial hostile. La protagoniste de cette dernière ne peut surmonter l’éducation reçue par une famille castratrice, qu’elle décrit comme « ses bourreaux » (59), dont elle a souffert, depuis toute petite, les mauvais traitements. L’isotopie de la détresse et de la douleur se déploie tout au long du bref récit, soulignant la présence d’un profond pessimisme causé par le caractère irrémédiable de cette angoisse existentielle. La mer, élément moteur et cathartique pour les héros bourkhisiens, perd ici son aura bénéfique et sa nature protectrice. Elle n’agit plus comme un baume pour apaiser les affres et guérir le spleen de la vie quotidienne. Le chromatisme du bleu fait place au blanc, couleur associée au deuil et l’univers aquatique disparaît pour faire place à un milieu aride : « existence blanche et sèche » (59). Ce double virement dans la verve créative de l’auteur révèle le sceau implacable de la mort, qui a eu raison du rêve et a tronqué toute espérance d’avenir. Face à cette issue funeste, la nouvelle « De l’autre côté du rêve » offre, quant à elle, une vision plus optimiste. Elle dépeint également un foyer, lié à 36 Patrick Navaï affirme au sujet de Ridha Bourkhis qu’il « réussit l’exploit de faire de ses nouvelles de véritables poèmes » ; « La couleur bleue, la mer, la femme », Missives, Nº 264, 2012, p. 101. 37 « Palestiniens, […] Irakiens, […] Algériens, […] Kosovars, […] Tchétchènes, […] Libanais » (« Des mots et des ailes », 51). 307 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie un univers carcéral, décrit par des symboles thériomorphes associés à l’imagination matérielle. L’air adopte les propriétés néfastes de la pesanteur, de l’enfermement et de la noirceur : « épaisse nébulosité du ciel », « nuées noires », « vents contraires », « ailes […] lourdes », « ailes cassées » (53, 54 et 56). L’impossibilité pour l’héroïne de voler et sa « chute libre » (56) manifestent son absence de liberté et font allusion au schème catamorphe de la descente non maîtrisée. L’eau - la mer exceptée -, présente également un côté agressif, matérialisé par les « lourdes pluies » (54) qui, elles aussi, s’allient aux éléments aériens pour éviter tout envol. Par contre, l’élément marin, d’une beauté irréelle, devient le pendant de la terre promise, en version aquatique. Ainsi, après plusieurs tentatives vaines pour vaincre la gravité, échecs soldés par de multiples blessures, la femme, fortifiée et ailée par cet univers maritime environnant, va parvenir à surmonter ces insuccès pour continuer sa lutte. Une lueur d’espoir clôt la narration qui se termine avec la velléité de la protagoniste de se fondre avec la mer, dans une claire exaltation de l’eau, comme symbole du début et de la fin de la vie, l’alpha et l’oméga. « Plus belle que la lune » se présente comme le contrepoint à ces deux nouvelles. Elle encense la ténacité et la patience de l’homme qui a su résister à la pression des normes sociales et qui se verra finalement gratifié par l’union avec son âme sœur : « récompense de Dieu pour toutes ces années où il a préféré la solitude aux ménages arrangés, truqués […] construits sur le vide et l’imposture » (22). L’amour et la passion triomphent sur « la méchanceté du monde » (22) et les deux amants ont eu le dessus dans le combat livré avec les « sceptiques [les] jaloux et […] la vermine » (23) qui s’interposaient entre eux. Le chantre de l’amour réalise, de nouveau, une louange à la vie et à la poursuite des rêves, en appelant à l’insurrection contre l’arbitraire et l’injustice38. En concédant à cette gratification une nature divine, Bourkhis désire mettre en relief la légitimité de cet acte de rébellion en soulignant l’absence de toute irrévérence religieuse de sa part. Il met en avant la carence de fondement religieux de certains préceptes sociaux, afin d’éviter l’intoxication doctrinaire délibérément provoquée par les islamistes radicaux. C’est précisément contre eux qu’il a écrit « Initiation à l’obscur », récit allégorique de la montée du radicalisme religieux. Cette nouvelle met en évidence la vulnérabilité des exclus de la société, victimes propices, du fait de leur désespoir, à être dominées. N’ayant plus rien à perdre, leur endoctrinement résulte très aisé. 38 Comme le reflète l’antithèse présente dans cette exhortation : « Vivre, oui, […] lorsque tout se manigance, pour essayer de le tuer, enfin ! » (23). 308 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture Le protagoniste, un paria de la société, enterre son passé pour effacer toutes les vicissitudes endurées au niveau familial et social39 et en finir avec sa vie. Le vieillard à la barbe blanche, qui va le prendre sous sa coupe se présente comme son guide spirituel. Son prêche vise à l’endoctriner pour le manipuler à sa guise, le transformant en un être malléable, à la volonté annulée, fidèle à son maître. Le gros livre que le néophyte doit « avaler tout d’un coup » (69), sans réfléchir, souligne le caractère abrutissant et sectaire40 de l’apprentissage auquel il est soumis. La pénétration dans la grotte s’assimile à un descensus ad inferos. La cendre, élément apparenté aux actes des mécréants41, représentation de la valeur résiduelle par excellence et incarnation de la « nullité liée à la vie humaine »42 jonche le sol de cet espace. Les symboles thériomorphes renforcent la présence d’un locus horribilis, associé à la destruction et à la mort, « comme si on venait d’y calciner des cadavres, des taupes, des araignées » (68). Cette nappe cendrée où le protagoniste s’empêtre et dont, par mimétisme, il adopte la couleur et l’odeur, représente la matière molle, avilissante, qui l’attire vers le monde du bas. Il ne s’agit pas de la pâte, promesse de construction future, mais d’une masse assimilée à une substance néfaste. Le vieillard indique à son élève qu’il piétine en réalité des matières précieuses : de la soie et de l’or. Ce mensonge signale la présence d’un axe sémantique de l’être vs paraître qui va se déployer tout au long de cette histoire. De même, l’homme barbu convainc subtilement sa victime de fermer les yeux afin de mieux s’orienter. Cette fomentation de la cécité constitue une claire manigance pour dominer sa proie et parfaire son lavage de cerveau. La planète promise que le héros perçoit à travers la lucarne est loin d’incarner l’univers utopique et paradisiaque attendu. Elle représente, au contraire, un régime totalitaire aux mains de princes, croulant sous une richesse ostentatoire, et qui, armés d’un glaive, organisent la vie de leurs sujets dans les plus infimes et intimes détails. Ceux-ci, formant une multitude disciplinée, obéissent aveuglément à leurs consignes sans broncher43. Assujettie à un régime carcéral, la population est mise sous 39 En enfouissant ses menues possessions dans une tombe, il rappelle Ahmed, le héros benjellounien de La nuit sacrée. Celui-ci, avant de quitter le village, enterre tout se qu’il possède et qui pourrait lui rappeler son ancienne existence comme garçon (56-57). Ce geste suppose sa résurrection et l’adoption de sa véritable anatomie. Il prend alors une nouvelle identité, celle de Zahra. 40 Des différents commentaires y apparaissant, il ne doit s’attacher qu’à ceux écrits en noir au détriment de ceux rédigés en couleurs, interdiction qui reflète l’austérité inflexible et les œillères imposées par la doctrine islamiste radicale. 41 Cf. Malek Chebel. Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation. 42 Comme le remarquent Chevalier et Gheerbrant dans leur Dictionnaire des symboles. 43 Comme munis d’œillères, ils ne peuvent pas même tourner la tête et encore moins à gauche, côté marqué par le stigmate du Mal et des calamités et où foisonnent « serpents et vipères, […] Sida et cécité » (70). L’image du serpent - et des reptiles qui lui sont assimilés, comme 309 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie surveillance : la statue d’acier revêtue de velours, sphinx au regard mortel et vigie inflexible44, incarnation de l’absolutisme cache, sous des apparences avenantes, l’emprise coercitive d’un gouvernement dictatorial. Sa barbe démesurée représente, tout comme celle du vieillard, une claire allusion à l’intégrisme musulman. Les cris étouffés, les livres et journaux brûlés ainsi que les corps décapités témoignent de l’instauration du règne de la terreur, fondé sur la répression et l’élimination de la libre-pensée. Les femmes, dénigrées au rang de « femelles gracieuses » (70), demeurent réduites à la procuration de plaisir aux hommes. Cette fable allégorique souligne l’hypocrisie et la duperie sur lesquelles repose l’endoctrinement orchestré par certains prêcheurs religieux pour berner leurs victimes et les transformer en adeptes. Le désespoir de ces derniers et la promesse d’un avenir meilleur, d’« une planète des lumières » (71), agissent comme catalyseur de leur mutation. Ces manipulateurs45, avec leur bienveillance insidieuse et leurs sermons judicieusement structurés, parviennent à les dépersonnaliser et à programmer leur pensée et leur conduite. Le recours à l’ironie pour décrire ce processus de captation et de mutation des victimes aux mains de ces guides spirituels constitue un coup de maître de l’auteur. En effet, par l’entremise de ce procédé rhétorique, le dramatisme associé à la situation s’estompe, mais le message véhiculé par la diégèse n’en demeure que plus effectif. « Jour nouveau » introduit également une critique virulente des faux religieux46, que Bourkhis dépeint comme de « risibles saltimbanques qui s’improvisent prêtres ou imams, charlatans pervers pétris de vices et de fantasmes visqueux, poisseux » (46). Cette nouvelle, cependant, constitue un hymne à l’espérance, gorgé de promesses bourgeonnantes. Elle transmet un message empreint d’optimisme pour toutes les personnes châtiées d’une manière ou d’une autre par les pouvoirs publics ou religieux, par l’entourage social ou familial, par l’existence somme toute. Ces victimes verront alors leur lutte récompensée et savoureront les bienfaits d’une vie nouvelle au terme de leurs sacrifices et de leur résistance. Pour elles, un jour nouveau viendra, un « jour de Bonheur et de Paix » (46), qui cicatrisera à jamais leurs blessures. la vipère – est liée à une peur ancestrale et à mille répugnances, selon Bachelard. Cf. La terre et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1986, p. 264 et sq. 44 Son regard sur lui le fait paniquer et son sourire même lui rappelle « celui des bourreaux ! » (71). 45 Qui forment « une entité mystérieuse et indéfinie, au pouvoir de suggestion et de séduction irrésistible » selon Maissa Bey. Cf. Nouvelles d’Algérie, Paris, Grasset, 1998, p. 79. 46 L’absence de droiture morale et le caractère dépravé de ces pseudo-représentants de la loi divine apparaissent mis en relief par leur assimilation à la matière molle, dans sa composante négative, référée à la saleté et au monde du bas. 310 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture Conclusion Enraciné dans la réalité aquatique de la nature, Bleu s’érige comme un hymne à la mer, élément centripète vers lequel converge le système de symboles bourkhisiens liés à cet azur. Un psychisme hydrant émane de cette œuvre, qui exalte la connivence entre le milieu marin et la personnalité du poète, subjuguée par la « grande bleue ». Associée à l’harmonie universelle et à l’exaltation de l’amour, la mer s’allie aux images lénifiantes pour reproduire l’écho de la plénitude existentielle. Son pouvoir revigorant et énergétique la pourvoit d’un effet talismanique contre l’emprise menaçante de la mort, qu’elle euphémise. Elle constitue un bouclier mitigeant les affres familiales, sociales, politiques ou religieuses des victimes d’injustice, pour lesquelles elle attise les flammes de l’espérance d’un jour nouveau. Mais surtout elle incarne l’ouverture vers l’infini, la liberté absolue face à l’espace clos et aux « murs et [aux] portes fermées à triple tour » (« Des mots et des ailes », 50). Ainsi sied-elle à la nature rêveuse du poète et décuple en lui sa verve créatrice et son élan onirique. 311 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BACHELARD, Gaston. L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1985 (1ère éd. 1942). ___________________. L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1987, (1ère éd. 1943). ___________________. 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ZRAN, Jamel. ‘Écrivain et édition de la littérature tunisienne d’expression française’, Le Maghreb Littéraire, Vol. V, 9, 2001, pp. 63-88. 312 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Lahsen BOUGDAL Paris - France La négation à l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de Mohamed BOUAMOUD La constatation qu’un contexte marqué par le fait religieux puisse imposer son empreinte dans l’œuvre littéraire, est notre point de départ dans ce travail. En effet, la littérature maghrébine de langue française est fortement marquée par le discours religieux depuis la fin des années quatrevingt. Cela a eu pour conséquences l’émergence de formes discursives qui en portent la trace. Nous avons choisi de nous intéresser à un des phénomènes qui illustre parfaitement cette tendance, à savoir le processus de la négation. L’éclatement des révolutions arabes en 2011 focalise l’attention sur cette réalité. La difficulté à faire émerger des sociétés démocratiques libres, s’est soldée par des bouleversements sociaux et l’instabilité de ces pays, voire l’émergence de prémisses de guerres civiles. Les bouleversements que connaît l’ordre mondial et les discours de sinistroses ambiants viennent renforcer le sentiment d’insécurité devant la montée du fanatisme religieux dans ces pays. Nombreux sont ceux qui ont tenté d’analyser l’éclatement de ces révolutions, leur avortement, les déceptions qu’elles ont provoquées, les retournements de situations et enfin le cheminement périlleux vers une société démocratique et libre où chacun trouve sa place. Si les facteurs sociopolitiques et économiques mis en exerce constituent un véritable terreau pour l’islamisme, nous avons choisi, d’aller sur le terrain de la psychanalyse pour apporter un complément de réponse à cette question du retour du religieux. Le détour par un roman qui met en scène cette fièvre religieuse qui s’empare de ces pays qui ont initié il y a à peine trois ans ce que les médias occidentaux ont appelé le printemps arabe, permettrait de cerner cette question. L’objectif est de mieux comprendre ce qui se joue dans ces pays. Après avoir détrôné leur dictateur, les peuples tunisiens et égyptiens ont par exemple porté au pouvoir des partis d’obédience religieuse. C’est ce retour du religieux, concept à manipuler avec précaution, qui nous intéresse. Nous tenterons, à partir du roman de Mohamed Bouamoud, Ce qu’Allah n’a pas dit1, de voir comment certains écrivains, en véritables visionnaires, ont annoncé bien avant les révolutions arabes, ce qui se tramait dans leur société. 1 Mohamed Bouamoud. Ce qu’Allah n’a pas dit, Tunis, Sud Éditions, 2010. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Leurs œuvres sont de véritables réceptacles où les problématiques sociales, politiques, économiques et psychiques étaient soulignées. Notre hypothèse de travail consiste à dire que la psychanalyse pourrait éclairer ce retour du religieux. Ce choix n’épuise pas la question au cœur de ce travail. Il la complète sans exclure les autres facteurs que nous avons mentionnés auparavant. Il ne s’agit pas de chercher à délivrer la vérité à l’acte dans l’œuvre, mais de susciter la réflexion à partir de la négation comme principe clé de la structuration psychique. La négation, en révélant les traces refoulées du sujet, permettra-t-elle de comprendre, à travers l’analyse des mécanismes narratifs à l’œuvre dans ce roman, ce qui se joue dans le retour du religieux dans certains pays arabes jusqu’au là épargnés par les logorrhées fanatiques ? La logique de la négation Avant d’aller plus loin dans ce travail, il est utile de préciser d’abord ce que nous entendons par la négation. Chez Freud, c’est : une manière de connaître le refoulé, ce qui revient à dire qu’elle est déjà, au fond une sorte de suppression du refoulement, mais qu’elle ne signifie certes pas encore une acceptation du refoulé 2. La négation révèle ainsi un processus de déliaison, voire de substitution chez le sujet qui s’inscrit dans une démarche de « non-être » qui détermine son identité et sa relation aux autres. Ce sont les logiques de cette négation que nous allons essayer de montrer dans ce roman. Le roman s’inscrit d’emblée sous le signe de la négation. Le titre est significatif à cet égard, dans la mesure où il est composé d’une phrase négative : « Ce qu’Allah n’a pas dit ». Le sous-titre est en arabe. L’adjectif démonstratif « Ce » renvoie à la négation d’un propos absent. Le lecteur s’attend donc à ce que le voile soit levé sur une vérité travestie que le livre viendrait rétablir. En effet, le récit met en scène une série d’interdits, de tabous et surtout de comportements individuels et collectifs cherchant leur légitimité dans la religion pour assoir une conduite particulière dans la société. Tout le roman est construit sur cette tentative de révéler l’exploitation de la religion de façon volontaire ou inconsciente pour des raisons que nous tenterons d’élucider dans ce travail. Les éléments du paratexte renforcent cette volonté de l’auteur de déconstruire une réalité mensongère. Ainsi, la citation de Victor Hugo : « La religion n’est autre chose que l’ombre portée de l’univers sur l’intelligence humaine », vient appuyer ce sens. Le propos est sans équivoque. D’un côté, il y aurait l’intelligence et la raison et de l’autre côté l’ombre et l’ignorance. 2 Sigmund Freud. « La Négation », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, in Revue Française de Psychanalyse, Septième année, T. VII, N° 2, Éd. Denoël et Steele, 1934, pp. 174-177. 314 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud Le récit est ainsi bâti sur cette négation qui sert de socle aux programmes narratifs des personnages. La quête de la vérité : pour une acceptation du refoulé Dès le prologue, l’accent est mis sur le parcours d’une femme en marche. À l’image d’une société défaillante, elle sombre petit à petit dans la folie. Le récit est ébauché par une longue phrase qui se termine par un adjectif détaché qui en dit long sur le mensonge qui jaillit et finit par envahir la surface du texte. Et à un moment, l’ayant aperçu dans un coin fourrageant dans un cloaque, elle se précipita sur le petit chien et le prit dans ses bras. Longtemps, elle avait marché de jour comme de bonnes parties de ces nuits de juin déjà assez chaudes, seule, bouche cousue, la tête baissée et serrée dans un foulard cramoisi, pieds nus avant de se voir offrir des croquenots dont elle ne se souvenait plus de l’origine ni du moment où elle les avait mis et encore moins de la personne les lui ayant donnés, la démarche chaloupée due à la fatigue et aux souliers grotesques qui lui seyaient mal, pourtant le pas alerte, le geste brusque et saccadé comme actionné par une source électrique défaillante, et ce sourire manifestement oublié à la commissure des lèvres, très léger, très superficiel, comme l’amorce d’une ébauche, froid, un peu béat, mais n’exprimant rien de particulier ; inepte. (7) Le prologue résume parfaitement ce qui est en jeu dans ce livre. Une femme, Alia, bascule dans la folie. Elle marche en quête d’une vérité. Sur son long chemin, elle croise un ouvrier aussi misérable qu’elle qui la viole. Elle s’emmure dans le silence et dans ses délires. En réalité, le roman s’écrit à rebours. Tout marche à l’envers. Le prologue n’en est pas un. C’est un épilogue. Le roman commence par la fin comme la première phrase qui est la subordonnée d’une principale inexistante ou la dernière phrase du prologue qui demeure infinie. Et reprit la route. La route était longue maintenant. Longue et bien droite. Elle claudiquait. Marchait péniblement. Mais la brise matutinale la revigorait peu à peu. Elle aimait ces moments où, rues désertes, elle sentait lui appartenir le monde entier, sans le moindre concurrent sans le moindre témoin. Lui parvint de loin l’avertisseur répétitif du train, probablement le premier de la journée, et elle en fut heureuse. (14) L’inachèvement et la marche constituent ainsi la métaphore d’une société malade, en quête de vérité. La folie d’Alia permet au narrateur de mettre en exergue les travers de la société. Même si ce procédé est assez connu dans la littérature comme métaphore subversive, force est de constater 315 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie que la figure féminine apparaît dans ce récit comme à la fois victime et instigatrice de la restauration du sens. Trois figures complémentaires illustrent ce propos. D’abord, l’aînée de la famille Alia qui signifie en arabe, sublime, est confinée aux tâches domestiques auprès de sa mère. Au service du patriarche, elle s’évertue à exécuter tous les ordres sans la moindre contestation. Dans le salon, sa femme tricotait, et, près d’elle, l’aînée, soudain très intéressée, regardait faire sa maman. Elles lui souhaitaient la bienvenue et lui demandaient comment avait été sa journée. Il répondait toujours et invariablement : « Bien, grâce à Allah ». Alors qu’il se débarrassait de sa jebba et allait occuper un siège, la fille aînée courait à la salle d’eau ramener une serviette et une bassine d’eau chaude. Elle la disposait devant son père, s’asseyait à même le tapis, lui ôtait chaussures et chaussettes et lui retroussait un peu son saroual. Hadj Sadek se contentait de plonger ses pieds dans la cuvette cependant que sa fille, plutôt souriante, se prenait à les lui masser en prenant soin de bien frictionner les orteils. Elle demandait tout le temps : « C’est bon ?...C’est bien ?... Partie la fatigue de la journée ?... ». Lui ne répondait pas. (38) Réduite au statut de domestique, Alia est au service des mâles. Quand elle ne s’occupe pas des tâches ménagères, elle est au service de son père et de son frère dont elle est à la fois la sœur et la mère de substitution. Karim fut circoncis à trois ans, et, à quatre, il commença à fréquenter le Kotteb du quartier Bab Jedid. C’est sa sœur aînée qui l’accompagnait à l’aller comme au retour. C’est elle qui lui préparait son petit déjeuner. C’est elle qui lui changeait ses vêtements. C’est elle qui le lavait chaque jour. C’est elle qui lui apprenait un peu mieux qu’à l’école coranique les lettres de l’alphabet arabe et les mots. C’est grâce à elle qu’il accédait à tous ses caprices d’enfant gâté et un peu trop choyé. Et c’est dans ses bras qu’il s’endormait le soir. (45) Le garçon unique, Karim, prend ici dès son jeune âge la place de l’héritier à la fois des biens du patriarche, mais aussi de son pouvoir sur les femmes. Sa naissance entraine aussi l’éviction de la mère scellant définitivement son destin de procréatrice au détriment de son rôle de femme aimée et désirée. La mère, privée de l’éducation de l’enfant par le patriarche, la sœur devient de ce fait la médiatrice par laquelle passe le peu d’affection qui reste encore dans la famille. Cette redistribution des rôles n’est pas sans conséquence sur la psychologie de l’enfant. 316 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud Elle lui vouait un amour tel que, l’appelant de surcroît « Mon bébé », elle finit bientôt par se prendre réellement pour sa maman. Et lui, le lui rendait fort bien qui n’avait plus d’yeux et d’ouïe que pour elle. (45) Alia s’accroche à son frère comme un radeau de secours. Sa vie est une suite de malheurs qui vont finir par la rendre folle. Très jeune, elle était déjà victime de somnambulisme, ce qui lui a valu d’être enfermée tous les soirs dans sa chambre surveillée par sa petite sœur. À 15 ans elle fut retirée du lycée par le père de peur qu’elle éveille le désir des hommes. Cette décision imposée par le patriarche estimant connaître mieux que quiconque les intérêts de sa fille, reste le drame de sa vie. Profitant d’une crise d’épilepsie de sa fille nécessitant une hospitalisation de plusieurs jours, l’homme de religion la retire définitivement de son établissement. Hadj Sadek trouva bien appropriée la cure un peu prolongée de Alia pour aller signer au lycée un document portant sa volonté irréversible de retirer définitivement sa fille de l’école pour cause de « maladie grave et chronique », précisa-t-il. Sa décision fut d’autant mieux digérée que, de retour à la maison et après deux semaines de convalescence plus formelle que nécessaire, Alia se résigna petit à petit à sa nouvelle vie à la maison en compagnie de sa mère. (92) Le comportement du père est incompréhensible sans l’éclairage de son rapport à la sexualité via le prisme de la religion. Toutes ses décisions autoritaires et arbitraires à l’égard de sa femme et de ses filles sont inconsciemment motivées par la peur qu’elles attirent le regard des hommes. L’idée de la femme, sexe faible, obsède le patriarche. C’est en tant que protecteur qu’il décide de léguer l’ensemble de ses biens à son fils unique Karim qui saurait, selon lui, protéger toutes les femmes de la famille. J’ai beaucoup réfléchi… Je dois dire que c’est grâce à Allah, Lê ilêhê illa Houwwa, que nous avons un fils, un vrai Homme que je devrais dire… Et c’est grâce à lui, à ce Don d’Allah, que je pourrai demain fermer les yeux, bien tranquille…Je ne me fais aucun souci pour cette famille… J’ai d’ores et déjà un Homme à la maison sur qui compter, qui saura me remplacer en toute circonstance… Bien sûr, les filles sont, elles aussi, une partie de moi-même… Mais je ne m’inquiète pas le moins du monde pour leur devenir… Karim saura être pour elles, pour toi aussi, il va sans dire, un frère et un père, un vrai responsable, quoi… Aussi… Aussi, ai-je décidé de léguer le magasin et la maison à Karim… J’ai été voir hier le notaire qui va préparer le nécessaire, mon testament en somme… Et c’est seulement ainsi que je m’en irai le cœur net… (112) 317 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Nous constatons aisément que derrière chaque affirmation se dessine la négation comme principe structurant la psyché du personnage. Le récit est fondé sur une logique de la négation contre laquelle il s’élève. En considérant le garçon comme seul capable de protéger la tribu des « femelles », le patriarche révèle la faille écartée par la conscience ayant du mal à l’accepter. Autrement dit, la négation se donne à lire comme protocole de refus de la castration par le biais du refoulement. Le récit du père est caractérisé par une tension fondamentale qui recourt, tantôt au Tout-Puissant comme référence imposée, tantôt au mensonge comme une impossibilité à porter et à affirmer la vérité à l’extérieur de la famille. Le patriarche ne dit pas sa peur d’exposer sa fille aux regards des hommes quand il a décidé de la retirer de son lycée, mais invente la cause d’une longue maladie incurable pour justifier sa décision. Ainsi s’annonce, dans cet écart, un éloignement de la castration. Toutes les décisions affirmatives du père sont traversées par une négation fondamentale. C’est le cas par exemple quand il doit justifier sa décision concernant la demande en mariage de sa fille aînée Alia. Hadj Sadek lissa les deux bouts de ses moustaches et fit : « Ah oui… Mais que veux-tu que je te dise ? J’ai mené ma petite enquête, et il m’a été rapporté que ce jeune homme est banquier… Est-ce que tu sais, Hasna, de quoi vivent les banques et leurs personnels ?... Ils vivent d’intérêts, d’usure, et ça, c’est répréhensible dans notre religion, ce n’est pas halal ; je m’en voudrais de voir jamais mes enfants vivre d’usure, d’opprobre… ». (113) En se référant à la religion, le patriarche souscrit à un modèle de société où la logique symbolique pour reprendre Lacan est écartée. Une communauté en somme compacte réfractaire à toute idée d’altérité. Ces prises de position considérées comme des principes inaltérables par Hadj Sadek, témoignent d’une crainte profonde chez le personnage à voir son modèle s’écrouler dans un monde où les individus sont menacés par une série d’éléments contraires aux percepts de la religion comme référence absolue. Il s’agit donc d’une pensée fondée inconsciemment sur le fantasme de la pureté propre aux idéologies fanatiques. Ce qui caractérise ce discours c’est la négation du conflit psychique. Le rapport à la mère et aux femmes en général, pour ne pas dire à la sexualité, est déterminé par ce travail de négation du personnage masculin, en l’occurrence le père, qui se replie derrière la religion pour ne pas affronter cette part incertaine qui constitue son identité. Malgré toutes les précautions prises par le patriarche, sa famille se craquelle. La logique de l’enfermement qu’il a adoptée est constamment remise en question par ses enfants malgré un semblant de soumission et de normalité affiché en apparence. Dans cette dérive, c’est encore une fois l’aînée qui va tenter de sauver ce bateau en déperdition. 318 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud C’est Alia, paradoxalement, qui, le coup maintenant bien accusé et amèrement digéré, prit à sa charge de faire tout son possible pour que l’ambiance familiale retrouvât son entrain d’avant. Elle ne pouvait admettre qu’elle fût, elle, la pomme de discorde dont partirait en éclats la famille nucléaire. Elle entendait souffrir toute seule et en silence, et, pour cela, était même allée jusqu’à se croire un être de trop, insignifiant, sans vocation aucune fût-elle d’être la femme de quelqu’un, donc inutile, inapte ; un faix…Elle préférait de loin cet anéantissement de son moi au sentiment d’être la responsable de cette tempête froide et silencieuse qui avait givré la maison. (117-118) Toute la vie de ce personnage est un combat pour exister. Ses nombreux sacrifices ne permettent pas de sauver la famille, mais la conduisent vers la folie. Son combat incarne une quête de la vérité. La métaphore filée de la marche qui structure le récit narratif traduit cette recherche d’une issue. Sans destination, elle marche jusqu’au moment où elle se fait écraser par un train. Son dernier souffle fut un ultime hurlement. JE VIENS VERS TOI, ALLAH !!... JE VEUX TE RENCONTRER, ALLAH, POUR TE DIRE CE QUE TES CRÉATURES ONT FAIT DU LIVRE !!!... . (171) À travers le mouvement de la marche, c’est le personnage féminin qui met en exergue l’élan vers l’extériorité et vers l’ouverture. La cadette de la famille, Sonia, use d’autres stratégies pour contourner l’autorité du père. Le recours à la ruse, à l’ironie, mais aussi à la diplomatie lui permet d’échapper aux règles imposées par le patriarche. Quand la situation au sein de la famille se dégrade, elle se contente d’observer, d’attendre dans le silence comme un orage sur le point d’éclater. Hadj Sadek poussait la porte de la chambre des filles et entrait à la recherche d’il ne savait quoi lui-même. Beaucoup plus que celles de la fille aînée, ce sont les affaires de la cadette qui l’interpellaient tout le temps. Elle se tenait derrière lui pendant qu’il fouinait n’importe comment dans ses manuels scolaires. Comme elle savait qu’il ne comprenait rien à rien, elle laissait faire, presque amusée. (39) Ayant compris la volonté de son père qui attend le moindre incident pour la retirer de l’école, Sonia observe désormais une conduite, du moins en apparence, irréprochable. Le narrateur brosse un portrait de la jeune fille caractérisée par une série de binarités lui permettant de s’accommoder de chaque situation et de contourner les contraintes : intérieur/extérieur, bien/mal, licite/illicite explicite/implicite, visible/invisible… 319 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Mais dès le seuil du collège, au moment où, l’apercevant, ses camarades commençaient à la plaisanter en usant de l’éternel « Et voilà arrivé notre imam », Sonia, d’un seul mouvement, se débarrassait de son hijeb et enlevait sa longue robe très ample pour laisser découvrir un jean assez moulant, délavé et déchiqueté au niveau des genoux, en dessous d’un pull ou d’un veston arrêté juste à la limite du nombril toujours à l’air quel que temps qu’il fît. Elle rangeait ses « vêtements externes » (son expression, par opposition à ses « vêtements internes ») dans son fourre-tout, passait ses doigts dans sa chevelure abondante pour l’aérer, et se mettait à chercher des yeux Jamil qui arrivait toujours en trombe, l’embrassait à la sauvette sur les deux joues, promettait de revenir l’après-midi et se sauvait pour son lycée privé juché au quatrième étage d’un ancien immeuble de la rue Charles de Gaulle. (70-71) Sonia arrivait ainsi à se livrer discrètement à ses marivaudages sentimentaux, à l’alcool et à la drogue glissant petit à petit dans la dépendance jusqu’au jour où elle tombe enceinte. Elle décide alors de faire un dernier affront à son père. -Papa, j’ai pensé te faire un bien joli cadeau…Et, ma foi, tu le mérites amplement…C’est toi qui nous as si bien élevés, si bien éduqués…j’ai pensé que tu avais peu de chance de voir un jour ton petit-fils…Mais comme je t’aime bien…,comme je te dois bien quelque chose, alors j’ai pensé te l’offrir, ce petit-fils… . (163) Le dernier chapitre du roman « le prix de l’honneur », s’achève ainsi sur un double meurtre. Le père qui assassine sa fille à coup de pierre fut à son tour poignardé par sa femme. La mort physique vient ainsi clôturer le parcours d’une famille dont l’anéantissement psychique était programmé par un patriarche obsédé par ses craintes. Sonia le dit clairement : - C’est pas maintenant que tu vas me tuer, tu nous as déjà tués tous les quatre il y a bien longtemps… (164) Ainsi la fin tragique du roman illustre parfaitement l’aboutissement d’une mécanique de la négation. Elle révèle chez le patriarche l’écart entre l’image affirmée de soi et l’image réelle. Cette logique est liée chez le personnage au processus psychique du refoulement, car elle est le fondement inconscient d’un désir de purification. Dans ce cheminement, Hadj Sadek considère ses propres filles comme un danger pour l’honneur de la famille et deviennent par conséquent des figures maléfiques sur lesquelles va porter la violence purificatrice. La révélation de la vérité passe donc par la négation qui permet d’exprimer le refoulé du personnage. Dans ce sens, le titre du roman est à lui seul un programme. Il condense le développement polaire de deux tendances pulsionnelles. Celle de la négation consubstantielle de la 320 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud destruction et celle de l’affirmation corollaire de l’éros. C’est ce même conflit que nous retrouvons chez le personnage du fils, Karim. Karim : du désir sacrifié au sacrifice du Djihad Ce qu’Allah n’a pas dit n’est pas un roman contre la religion, mais, contre le mensonge. Il met l’accent sur une expérience individuelle de la religion. En effet, le vécu émotionnel du père et du fils, les deux personnages principaux, est révélé au lecteur comme une transfiguration subjective dont les effets amputent la religion de son essence même, à savoir la tolérance. C’est une dérive qui s’enracine dans une communauté qui la forge, la détermine et l’oriente. La trajectoire psychologique des personnages masculins les conduit à trouver refuge auprès des fanatiques comme communauté protectrice. Le lendemain, Hadj Sadek emmena Karim avec lui au magasin. C’était la toute première fois que ce dernier découvrait la rue Jemaâ Zitouna, le Souk et la boutique de son père. Heureux de se voir traiter ainsi en adulte et de voir un tout autre monde, il lui demanda s’il pourrait y passer tout l’été. Et Hadj Sadek de toucher à son but : « Pas seulement !...Tu resteras désormais avec moi…Tu sais, Karim ? Ce magasin appartenait à ton grand-père. Et je suis exactement comme toi : un fils unique. J’ai dû apprendre après sa mort le commerce, tous les rouages du Souk, et, à sa mort, c’est moi qui lui ai succédé…J’ai hérité son bien que tu vas à ton tour hériter… ». (47) La connivence entre le père et le fils va cependant connaître ses premiers travers au fur et à mesure que le jeune homme découvre l’univers du commerce et la fréquentation des touristes. Le père voit d’un mauvais œil les relations que son fils essaie de nouer avec les étrangères qu’il invite dans son magasin. Il essaie d’abord de l’en dissuader puis lui interdit complètement de leur adresser la parole, car il les considère comme des Koffar. Mais, comme dirait feu Kair-Eddine, « On ne met pas en cage un oiseau pareil »3. En effet, Karim va se sentir rapidement étouffé et privé de sa liberté. Les malentendus se multiplient et sa relation avec son père se dégrade. Comme tous les adolescents de son âge, il est attiré par les jeunes filles qu’il côtoie dans le magasin. Il finit par tomber sous le charme d’une touriste Mélanie qui l’entraine avec lui dans une escapade amoureuse où il va céder à ses charmes, mais aussi aux vertiges de l’alcool. Cette déviance fut sévèrement sanctionnée par le père. 3 Mohammed Khair-Eddine. On ne met pas en cage un oiseau pareil, dernier journal Août 1995, William Blake, Bordeaux, 2002 321 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Un sanglot échappa de la gorge de Karim qui comprit où son père voulait en venir. Pour l’avoir justement retenue près de quatre petites secondes, il finit bon gré mal gré par expulser au visage de son père une exhalaison fétide, écœurante. Et comme toutes les fois en de pareilles circonstances déroutantes ou impromptues, Hadj Sadek le céda à l’anhélation avant de se reprendre. Il huma. Renifla. N’en crut pas ses narines. Inhala à nouveau. Et, à nouveau le souffle coupé, se tint la tête des deux mains. Il réapparut dans le salon pour hurler : « HASNA !! TON CHIEN DE FILS PUE L’ALCOOL !!... TON ANIMAL PUE L’ALCOOL CHEZ MOI ! MOI HADJ SADEK !!... ». Dans un geste brusque qu’il ne réalisa pas lui-même, il tira en un éclair la ceinture de son saroual et retourna dans la chambre de Karim. De toute sa vie, ce dernier n’avait eu droit qu’à quelques gifles, mais cette fois-ci, il le sentait, n’avait rien à voir avec les précédentes. Et Hadj Sadek, effectivement, de foncer sur son fils qu’il se prit à écharper aveuglément. (65) Cette mésaventure va sceller définitivement la vie de Karim et marque un tournant dans ses relations avec son père et dans ses choix de vie. Pour faire face à son rêve brisé, il trouve refuge dans la lecture du Livre sacré. Ce renoncement involontaire à son être constitue le début d’un repli et d’un enfermement qui déterminent son identité. L’idolâtrie d’un modèle, le Cheikh, est de ce fait le couronnement d’un cheminement contre son être. Karim ne prenait plus le matin le chemin de la rue de Russie ni celui du Souk. Sur suggestion de son père qui l’avait amené avec lui une fois, il avait fait la connaissance du Modèle. Karim ne voyait plus rien au monde en dehors du Modèle. Il allait à la rencontre du Cheikh tous les jours, plusieurs fois par jour. Il écoutait le Cheikh fébrilement, passionnément, étourdiment, avec force recueillement. Au sillage du Cheikh, Karim s’était fait de nouveaux amis. Il admirait le Cheikh dans chacun de ses mouvements, de ses gestes, de ses mots. Il buvait les paroles du Cheikh plus qu’il ne l’écoutait. Il était entièrement acquis au charisme et aux prêches du Cheikh. « Oui, il faut livrer une guerre aux mécréants, ces koffar qui se disent musulmans et s’adonnent à l’alcool, ces koffar qui construisent des 5 étoiles pour y drainer d’autres koffar hommes comme femmes dépoitraillés, surtout ces koffar qui ont libéré la femme et mettent les frères musulmans en prison ; la guerre, la guerre, la guerre !!... ». (119) Subjugué par le Modèle, Karim déploie désormais un discours structuré à partir d’une démarche du mimétisme réfractaire à toute idée d’ouverture. Il crée ainsi un espace saturé d’illusions. Bref, un univers coupé du monde où le récit du personnage est construit sur une rhétorique de la haine de l’autre. Il multiplie les failles et finit par creuser les écarts entre soi et l’autre. Cette 322 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud voix qui s’amenuise dans la voie du rejet de l’altérité trouve son accomplissement dans le discours du Cheikh. Pour faire face à son désir inassouvi, Karim surinvestit son protecteur. Une affiliation qui conduit fatalement au drame. Alors qu’il n’a que 17 ans, il passe à l’acte et participe à l’attaque d’une administration publique qui fait quatre blessés graves et un mort. Après un moment de doute sur le sens de ce djihad, le père se reprend en admirant la bravoure de son fils. Il considère cet acte comme source de fierté et de vanité, car, il s’agit selon lui d’une guerre sainte, voire d’un vrai djihad, seul capable de restaurer une société pure, croyante, saine et musulmane. Face à cette horreur, c’est la cadette de la famille qui s’insurge pour dénoncer cette barbarie commise au nom de l’islam. Pour elle, rien ne peut justifier ce crime abominable que le père considère comme un sacrifice au nom de Dieu. Fidèle à son caractère sarcastique, elle défie son père en remettant en cause sa thèse sur le Djihad. Un bref éclat de rire échappa de la bouche de Sonia et heurta de front son père demeuré désarçonné, confus ; elle fit : « Moujahid ?... Il milite pour qui ? Pour quoi ? Contre qui ? Contre quoi ? »… Mais si ! Bien sûr que si ! Je comprends ! un bon musulman doit planter son couteau dans le dos de son frère musulman ! Il doit ligoter ses semblables, les arroser d’essence et les brûler vifs !!... Mais bien sûr que je comprends ! Et il paraît même que c’est Allah qui vous a dit tout cela !... Hein papa ?!... Tu peux me dire où tu as lu dans le coran qu’Allah exhorte aux crimes les plus horribles, les plus odieux ?!... Tu peux me le dire ?!... Où avez-vous lu ça ?! Dans quelle sourate ?! Dans quel verset ? Dans qu’(mais soudain elle perdit son contrôle). EST-CE QUE TU PEUX ME DIRE COMMENT POURRIEZ-VOUS ÊTRE DE BONS MUSULMANS PRATIQUANTS TOUT EN ATTRIBUANT À ALLAH CE QU’IL N’A PAS DIT ?! EST-CE QUE TU P »… ». (140) Alors que le parcours des femmes s’inscrit dans la démarche de la quête de la vérité en épousant soit la métaphore de la marche chez Alia, soit le déploiement de la rhétorique de l’ironie pour exprimer sa colère chez Sonia, celui de Karim emprunte quant à lui une voie figée. Il pâlit à l’impuissance de son père qui voit en lui une revanche et une réalisation de soi. Dans ce rétrécissement d’horizon, le personnage déploie le discours de la mêmeté aveugle et suicidaire qui ne laisse aucune place à l’autre. Il s’agit en somme d’une centration sur soi rétive à l’éclectisme et à la complexité du monde. Le choix du Djihad est un refus de ce que Todorov appelle « l’universalisme de parcours »4 qui repose sur une dynamique dialogique des savoirs où les différences se font écho. 4 Tzvetan Todorov. Nous et les autres, Seuil, Paris, 1989, p. 111. 323 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Dans cette dialectique entre déterminisme et liberté, le dogmatisme, selon Todorov, finit par tuer tout espoir de liberté. Nous assistons ainsi à la dérive d’une société à travers cette famille désorientée où les femmes incarnent les seuls remparts contre la violence fanatique. Même dans son mutisme et sa résignation, le portrait de la mère répudiée finit par retrouver des éclats à la fin du récit, puisque c’est elle qui va se venger du père en le tuant. La mère au cœur de l’identité de l’enfant : de l’absence à la naissance d’une nouvelle parole Dans ce roman, la mère est répudiée par le mari dès la naissance de Karim, garçon unique de la famille. Par conséquent, dénuée de son statut de femme désirante et désirée, elle demeure sous la protection de celui qui devient le phallus protecteur, en l’occurrence son fils. L’enfant reste ainsi dans le giron maternel ce qui l’empêche d’exister et de se construire. Quand la mère renonce à sa fonction maternelle, la sœur aînée s’impose comme une mère de substitution. Ce glissement freine la construction identitaire du garçon. L’impossibilité d’assumer sa castration du fait de cette redéfinition des rôles au sein de la famille et de l’absence de l’agent de la castration, conduit Karim à chercher sa raison d’être dans le totalitarisme. En incarnant la figure de l’intégriste militant, il révèle ce déni de la castration. Ce faisant, il appartient à une totalité, une communauté de croyants qui déterminent son être. On comprend bien ce qu’est la castration quand on examine une figure typique de déni de la castration : le militant. Pour lui, il y a un tout (l’Humanité, l’association à laquelle il appartient, etc.) dont il est, dans son être même, le complément, et qui lui demande d’être bien ce qu’il doit être. Ainsi il trouve la vérité de son être dans le tout, ou plus exactement dans ce fait d’être ce qui vient compléter le tout, dès lors jouissif. Le militant est le lieu où le tout jouit de lui-même (il est l’humanité dans sa lutte, l’association qui parle par sa voix, etc.)5. Dans le roman, la répudiation de la mère, condamne le garçon à jouer le phallus de la jouissance en s’inscrivant ainsi dans un tout qui rend la structuration de son identité en tant qu’individualité très difficile. Le comportement du jeune Karim qui commet un attentat au nom du Djihad est révélateur de ce type de profil. Prisonnier d’un complexe œdipien non posé puisque la triangulation (père/fils/mère) n’a pas lieu, il cherche la réponse à 5 Un effort de poésie, Orientation lacanienne III, 5, leçons des 14 et 21 mai 2003, soit les première et deuxième de la partie intitulée «Religion, psychanalyse ». Texte et notes établis par Catherine Bonningue. http://www.causefreudienne.net/index.php/etudier/le-cours-dejacques-alain-miller/religion-psychanalyse, consulté le 03/03/2014 à 18h. 324 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud sa demande d’être dans une totalité aveugle comme dirait feu Abdelkébir Khatibi6, où la communauté incarne la voie de la vérité. Dans cette posture, il devient le sauveur de l’humanité. Dans cette mécanique de l’enfermement, la solidité des liens entre les membres de la communauté n’est pas sans conséquence sur les autres. Cela nous rappelle ce que Freud désigne par la « décharge de l’agressivité sur l’autre ». L’idéologie islamiste est traversée, à l’instar de tous les totalitarismes, par une idée de la pureté. Elle est consubstantielle de la haine de l’autre. La dissolution dans la cause collective met en exergue l’idée du sacrifice de soi comme une manière de dénier sa nature profonde. La figure du modèle ou de l’Imam idolâtré symbolise la figure du père imaginaire telle qu’elle est définie par Lacan. En reprenant la distinction opérée par ce dernier entre le père symbolique, le père réel et le père imaginaire, Alain Vanier précise cette fonction quand il postule : Quant au père imaginaire, c’est une figure idéale, une figure de maître. Il est souhaitable que le père de la réalité ne cherche pas à s’identifier avec cette figure-là. Le père idéal est celui qui peut 7 conduire sur le chemin de la religion . Le sacrifice de soi, comme auto-destruction, est une manière de mettre en scène ce non-être que nous retrouvons chez les fanatiques. L’impossibilité d’être dans le monde en tant que sujet facilite le travail d’endoctrinement mis en œuvre par tous ces maîtres, fous de Dieu, auprès des désœuvrés. La misère psychique conjuguée aux misères économique et sociale ne peut que faciliter ce travail de fabrication de bombes humaines qui n’hésitent pas à se sacrifier pour une pseudo société pure. Conclusion Plus que la religion, c’est le rapport à la religion qui a retenu notre attention dans ce travail. Les programmes narratifs des personnages dans ce roman sont déterminés par une logique de la négation qui conduit au fanatisme. La trajectoire du personnage Karim est déterminée par l’interdit du désir. Dans, Ce qu’Allah n’a pas dit, Il y a une connexion entre les violences infligées aux membres de la famille par un père conservateur et la relation aux femmes. La relation triangulaire père, mère, fils n’étant pas posée, la logique de la négation se déploie comme une absence de la castration. Par conséquent, l’expérience religieuse se donne à lire comme une projection de la réalité psychique du personnage sur le monde. Le jeune Karim incarne ce basculement d’une expérience émotionnelle individuelle à 6 Abdelkébir Khatibi. La Blessure du nom propre, essai, Paris, Denoël, coll. Lettres Nouvelles, 1974 et 1986. 7 Alain Vanier. Éléments d’introduction à la psychanalyse, Paris, Nathan, 1996, p. 86. 325 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie une expérience stéréotypée où tout le monde se plie aux mêmes règles. C’est cette pratique émaillée de restrictions, d’interdits et de rituels qui laisse penser qu’il s’agit là de ce que Freud qualifie de « névrose obsessionnelle collectivisée »8. L’éclairage de la psychanalyse nous a permis de comprendre ce qui est en jeu (enjeux) dans la relation des personnages au religieux. Notre propos n’est pas de remettre en question la place de la religion dans la vie des hommes, mais de mettre en exergue une expérience subjective de la religion rétive à l’altérité dans son aveuglement qui conduit à la barbarie. Dans ce sens, l’exploration du lien entre la réalité psychique des personnages et le rapport à la religion met en lumière la complexité de ce qui se joue dans la société tunisienne d’aujourd’hui et plus globalement dans les sociétés qui ont connu l’éclatement du printemps arabe récemment. 8 De plus en plus d’écrivains décrivent ces scènes collectives de rituels qui conduisent chaque fois au choix d’un élu qui se sacrifie pour la cause collective. Voir à titre indicatif, les romans de Yasmina Khadra. Les hirondelles de Kaboul, Paris, Pocket, 2010, de Mahi Bienbine qui évoque l’attentat de Casablanca, Les étoiles de Sidi Moumen, Paris, Flammarion, 2010 ou celui de Abdellah Baïda qui revient aussi sur l’attentat de Marrakech. Le dernier salto, Rabat, Marsam, 2014. 326 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud BIBLIOGRAPHIE BONNINGUE, Catherine (Texte et notes établis). Un effort de poésie, Orientation lacanienne III, 5, leçons des 14 et 21 mai 2003, soit les première et deuxième de la partie intitulée « Religion, psychanalyse ».http://www.causefreudienne.net/index.php/etudier/le-coursde-jacques-alain-miller/religion-psychanalyse, consulté le 03/03/2014 à 18h BOUAMOUD, Mohamed. Ce qu’Allah n’a pas dit, Tunis, Sud Éds, 2010. DAVIOT, Pierre. Jacques Lacan et le sentiment religieux, Toulouse, Erès, 2006. FREUD, Sigmund. « La Négation », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, in Revue Française de Psychanalyse, Septième année, T. VII, N° 2, Éd. Denoël et Steele, 1934. ___________. L’avenir d’une illusion, traduit par Bernard Lortholary, Paris, Éd. Points, 2011. ___________. Malaise dans la civilisation, Aline Oudoul et Aline Weill, Paris, Éd. Payot, 2013. ___________. Totem et tabou, Paris, Éds. Payot, 2004. ___________. L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1993 KHATIBI, Abdelkébir. La Blessure du nom propre, essai, Paris, Denoël, coll. Lettres Nouvelles, 1974 et 1986. KHAIR-EDDINE, Mohammed. On ne met pas en cage un oiseau pareil, dernier journal Août 1995, Bordeaux, William Blake, 2002. TODOROV, Tzvetan. Nous et les autres, Paris, Seuil, 1989. VANIER, Alain. Éléments d’introduction à la psychanalyse, Paris, Nathan Université, 1996. 327 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla CALARGÉ Florida Atlantic University États-Unis À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude et marchandisation de l’amour dans Une heure dans la vie d’une femme d’Aïda HAMZA Bien qu’il soit impossible, sinon erroné, d’imaginer des frontières étanches entre les différents stades du capitalisme, il est coutumier de situer les débuts du capitalisme tardif à la fin de la deuxième guerre mondiale du fait que la période qui s’en suit est caractérisée par des reconfigurations économiques aussi bien que politiques et sociales. Dans le monde industrialisé - anciennement désigné par « premier monde » - la production industrielle qui connaît une baisse constante est alors remplacée par les activités de service largement facilitées par les révolutions technologiques (notamment celle de l’information), l’électronique et l’automatisation. L’élargissement considérable du marché, ainsi que les progrès immenses opérés dans les modes de transport et de communication favorisent l’accumulation accélérée du capital en même temps qu’elles signalent le passage à une économie nouvelle non plus fondée sur la production, mais plutôt sur la consommation. Ces bouleversements accentuent et accélèrent les conséquences socioculturelles entamées un siècle plus tôt par la modernité. Si l’Ancien Monde était caractérisé par « la religion, la communauté, l’ordre et la stabilité » le « nouveau » lui se conjugue au « rythme accéléré de l’innovation, la sécularisation, la dissolution des liens communautaires, les revendications égalitaires sans cesse croissantes et une incertitude identitaire tenace et lancinante »1. Ces transformations vont avoir des répercussions aiguës sur la formation identitaire et subjective des individus et sur les relations qu’ils entretiennent entre eux. L’espèce humaine étant caractérisée par la recherche du sens, elle se trouve avec l’avènement de la modernité « libérée » des « illusions puissantes, mais douces, qui avaient rendu supportable la misère de [l’]existence »2. Et parce que la modernité a évacué la religion de la sphère publique, l’expérience du sacré qui permet de trouver et de définir un sens à l’existence, va ainsi migrer vers d’autres sphères culturelles. Eva Ilouz avance à ce sujet que l’amour romantique est l’une de ces sphères qui ont été investies des 1 Eva Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal : L’expérience amoureuse dans la modernité. (Trad. Frédéric Joly), Paris, Seuil, 2012, p. 19. 2 Op. cit., p. 20. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie caractéristiques du sacré du fait que l’expérience amoureuse permet de rêver (et) d’accéder à l’utopie. Dans Consuming the Romantic Utopia, Ilouz se demande : « Why do romantic love and its attendant mythologies have such a powerful grip on our collective imagination? ». Ce à quoi elle répond the long-lasting power of love is explained -if only partially- by the fact that love is a privileged site for the experience of utopia. In capitalist societies, love contains a utopian dimension that cannot be easily reduced to « false consciousness » or to the presumed power of « ideology » to recruit people’s desires. Instead, the longing for utopia at the heart of romantic love possesses deep affinities with the experience of the sacred. As Durkheim has suggested, such experience has not disappeared from secular societies but has migrated from religion proper to other domains of culture. Romantic love is one site of this displacement3. Autrement dit, la sécularisation progressive de la culture a provoqué un investissement sans cesse plus accru de l’amour par les qualités traditionnellement réservées à l’expérience religieuse. La sacralisation de l’amour serait par conséquent un phénomène dû à des transformations sociales profondes provoquées en premier lieu par des forces économiques. Il en résulte que l’entendement du sentiment amoureux devient tributaire de l’expérience capitaliste qui, tout en donnant l’illusion de la disparition des divisions sociales en permettant à tous et à chacun d’être consommateurs, n’en opère pas moins à des fins de concentration du capital aux mains d’une minorité, reproduisant ainsi les divisions qu’elle prétendait effacer. C’est en me basant sur de telles considérations que je propose d’analyser, dans cette étude, le roman d’Aïda Hamza Une heure de la vie d’une femme. L’idée au cœur de mon article est que le champ amoureux comme présenté dans cette œuvre est (inconsciemment) configuré et structuré par des composantes économiques et culturelles. Mon étude s’inspire des ouvrages d’Ilouz pour montrer comment la vision romantique de Selma est en fait culturellement déterminée en ce sens qu’elle mobilise et reproduit inconsciemment des modes de (auto-)perception, des définitions et des attentes largement contaminés par les transformations socioéconomiques provoquées par le capitalisme tardif. L’histoire de ce premier roman de Hamza est quelque peu banale dans le sens qu’elle raconte un rendez-vous arrangé entre une jeune femme d’une trentaine d’années, Selma, dentiste de son état, qui cherche à trouver son Prince Charmant ou sa moitié manquante et Habib, un employé de la douane. Narré à la première personne à travers une focalisation interne, le 3 Eva Ilouz. Consuming the Romantic Utopia: Love and the Cultural Contradictions of Capitalism, Berkeley, University of California Press, 1997, pp. 7-8. 330 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude récit restreint la connaissance qu’a le lecteur des faits racontés aux seules pensées et au point de vue unique de la protagoniste. La narration est conçue comme un flot de pensées de la jeune femme et la progression de la diégèse est sans cesse entrecoupée par ses souvenirs et ses commentaires. Par ailleurs, le roman est divisé en sept chapitres : dans les deux premiers sont présentés Selma et Habib quoique, comme on le devine, l’image qu’on a de Habib soit conditionnée par les spéculations de la jeune femme - qui ne l’a pas encore rencontré - à son égard. Les trois chapitres suivants détaillent la rencontre ; Selma qui cherche à deviner si Habib est bien son Prince Charmant essaie également de lui plaire et de découvrir (pour s’y conformer ?) le portrait de la femme qu’il recherche. Le sixième chapitre raconte la fin du rendez-vous et le septième, la fin de cette ébauche d’histoire d’amour. Tout compte fait, l’histoire de la narratrice n’a rien de vraiment original puisqu’en quelque sorte, des millions de jeunes femmes de par le monde, pourraient affirmer avoir connu ou connaître une telle expérience. C’est bien là, me semble-t-il, l’un des paradoxes sur lesquels est construit le roman. Car tout au long de l’œuvre, Selma n’a de cesse de se démarquer des modes de pensées, d’agir et d’être de ses amis, proches et parents. Il est permis de spéculer que c’est parce qu’elle cherche à prouver son originalité et donc sa singularité dans un monde sans cesse caractérisé par une intensification de l’uniformisation et de l’homogénéisation culturelles sous la férule d’une mondialisation triomphante définie par la circulation, sur toute la planète, des mêmes marchandises, ainsi que des mêmes valeurs, normes et produits culturels. Or la culture suppose l’adhésion et le partage de significations qui tout en facilitant le sentiment d’appartenance à un groupe à travers ce partage n’en instaurent pas moins des divisions, des inégalités et des relations de pouvoir à l’intérieur de ce même groupe4. Par ailleurs, selon Ilouz, les recherches menées depuis la fin du vingtième siècle ont montré « that emotions are influenced and even shaped by the volatile « stuff » of culture : norms, language, stereotypes, metaphors, symbols »5. Il en résulte que si l’amour est influencé par la chose culturelle et si la culture (locale) se caractérise de plus en plus par sa conformité aux modèles hégémoniques occidentaux, lesquels à leur tour sont largement façonnés par les forces du capitalisme, l’expérience amoureuse ou même l’image que l’on s’en construit -dans un pays comme la Tunisie notamment- ne peut échapper à des schémas préexistants, préconstruits et prédéterminés par la société de consommation. Du coup, cela annule toute velléité d’originalité. En d’autres termes, le roman de Hamza est une excellente illustration du fait qu’en cette époque que l’on qualifie de celle du capitalisme tardif, l’expérience de l’amour romantique est un fantasme liminal et utopique - pour reprendre les 4 5 Op. cit., p. 6. Op. cit., p. 3. 331 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie termes d’Ilouz - construit par, et conforme aux, images et stéréotypes produits par les médias de la société de consommation : non seulement l’expérience amoureuse prend forme dans et à travers des actions profondément enracinées dans la consommation, mais aussi, elle est vécue par des individus rationnels qui, tout au long de leur expérience, sont constamment en train de l’évaluer, de la peser et d’en calculer les bénéfices et les pertes. Dans L’Homme et le sacré, Roger Caillois avance que « au fond du sacré, la seule chose qu’on puisse affirmer valablement c’est qu’il s’oppose au profane »6. Mircea Eliade affirme que le sacré crée une rupture dans l’uniformité de l’espace et du temps profanes de par sa capacité à propulser la personne dans une réalité différente dans laquelle se manifeste quelque chose de « tout autre » qui permet de donner un sens et une valeur existentielle au monde et à l’expérience humaine7. À l’ère du capitalisme tardif qui a favorisé la sécularisation progressive des sociétés et le déplacement sur la sphère amoureuse du sentiment du sacré, l’expérience amoureuse se trouve ainsi investie d’une fonction et d’un rôle nouveaux : l’amour est désormais ce qui doit donner un sens à la vie, lui donner son orientation, diviser le temps et l’espace en profanes et sacrés, et surtout permettre la transcendance, le dépassement de la banalité et de l’uniformité quotidiennes à travers l’expérience d’une réalité autre. Dans ce sens, l’amour qui désormais représente l’un des substituts de l’expérience religieuse doit accomplir le rôle traditionnellement octroyé à la religion, à savoir, se faire le moteur d’une transcendance vers l’utopie. C’est justement ce qui fait de l’amour romantique une expérience liminale dans le sens que cette expérience a lieu à la frontière de deux espaces et de deux temps -le profane et le sacré. Dans Une heure de la vie d’une femme8, Selma rêve constamment de rencontrer celui qui mettra fin à sa solitude et avec qui elle inaugurera une vie d’entente, de partage et de caresses. Parce que rêvé - et donc utopique son amoureux saurait deviner la dose exacte de paroles, de câlins et d’attention : « S’il était auprès de moi, nous pourrions nous faire des câlins, pas au point de nous étouffer bien sûr et de ne plus nous voir » (7), « Enlacés ou délacés, on échangerait des idées » (8). Mais, ne l’ayant pas encore rencontré, Selma ressent le manque qui provient de l’incapacité de jouir pleinement de la vie : « Alors voilà, il me manque les clés qui ouvrent d’autres portes, le « sésame ouvre-toi » qui découvre les richesses de la vie » (10). 6 Roger Caillois. L’Homme et le sacré, Paris, Folio, 1988, p. 19. Mircea Eliade. Traité d’histoire des religions, Lausanne, Payot, 2004, p. 12. 8 Aïda Hamza. Une heure de la vie d’une femme, Tunis, MC-éditions, 1999. Toutes les citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres entre parenthèses. 7 332 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude Il ne faut cependant pas croire que Selma est dupe ou qu’elle ne comprend pas les enjeux de sa rêverie notamment que le monde imaginaire risque de ne pas se conformer à la réalité : Souvent les femmes rêvent de ce Nouveau Monde. Elles parlent d’hommes imaginaires qui atterriraient sur leur planète, des roses plein les mains, de la tendresse plein le cœur, qui les comprendraient, les aimeraient pour l’éternité. (10) Le ton quelque peu ironique de la narratrice décrivant ces rêveries féminines ne permet pas pour autant une distanciation radicale de ces images qui, bien qu’un peu naïves n’en sont pas moins séduisantes pour la jeune femme. C’est pourquoi celle-ci est sans cesse en train de tempérer le romantisme exagéré de ses rêveries par d’autres images plus « réalistes » ou par des commentaires signalant une appréhension de la vie à deux : « Et là finit le romantisme, quand commencent les discussions, quand se lèvent un à un les voiles, quand on commence à entrevoir la vérité » (8). Toutefois malgré son pragmatisme, Selma ne peut s’empêcher de rêver l’amour comme un état de grâce, de bonheur et de partage romantique. Le fait est que dans sa rêverie, la jeune femme qui cherche à affirmer son originalité et son unicité à travers la recherche d’une expérience inédite puise inconsciemment dans un répertoire de scénarios (pré/ré)écrits par et pour les forces économiques qui régissent la société de consommation. Ainsi, les images mobilisées par sa rêverie sont invariablement conformes à celles véhiculées par les médias. Voire, Selma cite sans cesse des chansons (6), des contes (7), des films (8), des séries télévisées (11), mentionne des stars du showbiz (11), autant de produits culturels façonnés par les goûts et les aspirations de la masse, mais opérant également comme un moule façonnant cette dernière. C’est dire que loin de signifier ou de prouver l’originalité de la narratrice, ces images jouent le double rôle de miroir de, et de fenêtre sur, la culture populaire telle qu’uniformisée par les forces homogénéïsantes du capitalisme tardif. C’est pourquoi l’expérience de l’amour romantique devient intimement liée à des pratiques de consommation, mais aussi l’attente construite autour de l’amour se trouve contaminée par les sentiments qui sont générés dans une situation de consommation. La consommation s’articule en effet autour de l’éternel renouvellement du désir, de la mobilisation de la passion en tant qu’état caractérisé par l’intensité, l’imprévisibilité, la vitalité et la nouveauté et finalement, de la satisfaction instantanée du désir avant qu’il ne renaisse une fois de plus. Car en fait, si le désir n’était plus renouvelé, la consommation n’existerait plus. Il en résulte que la promesse du bonheur est sans cesse différée sans qu’elle ne soit pour autant rendue moins réelle puisque l’objet consommé permet d’en avoir un avant-goût. Cette tautologie qui existe au cœur du processus de la consommation, Selma cherche à la 333 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie retrouver dans l’expérience amoureuse. Pour elle, l’amour doit être synonyme de bonheur. Sa sœur Narjess, en revanche, dont l’expérience prouve l’impossibilité de l’existence d’un tel amour lui affirme « Tes questions, c’est bon pour des gens qui lisent tes romans à l’eau de rose, la vie en vrai ce n’est pas la même chose ! » (26). Il n’empêche que le réalisme de Narjess ne l’empêche nullement de passer des heures, « les yeux rivés sur les films d’amour, les films égyptiens, mexicains, les films qu’elle regarde, entourée de toute sa famille et pour lesquels elle délaisse un instant toutes les tâches, les films qui font rêver d’une autre vie » (27). Faut-il croire en une sorte de dissonance cognitive dans le cas de Narjess ? Je crois pour ma part qu’il est plus facile pour un être humain de croire qu’il s’est trompé dans ses propres choix et décisions que de renoncer à l’utopie qu’est l’amour comme expérience sacrée et transcendantale construite et véhiculée par toutes sortes de produits culturels sans cesse consommés. Selma touche indirectement à ce paradoxe lorsqu’elle se demande « Est-ce que la vie en vrai annule les rêves, est-ce que le bonheur est superflu ? » (27). L’affirmation qui suit permet de mieux saisir la contradiction dans laquelle elle se trouve et que la jeune femme ne peut que pressentir : « Le bonheur pour moi c’est réaliser mes rêves » (27). Or les rêves sont précisément fuyants dans le sens qu’ils sont sans cesse remodelés et reconçus au gré de l’évolution, des humeurs ou des besoins de la personne. Si réaliser un rêve s’avère parfois possible, les réaliser tous impliquerait que la personne est incapable d’en générer de nouveaux ; c’està-dire qu’elle est dans un état utopique de bonheur absolu ou bien que ses capacités mentales et son imagination sont paralysées. On comprend dès lors le paradoxe dans lequel se trouve la narratrice : si l’amour est synonyme de bonheur et que celui-ci implique la réalisation des rêves, il en résulte que l’amour ne peut se conjuguer que sur le mode glissant de la différance c’està-dire sur un mode qui produit la différence - dans les deux acceptations du terme - à l’infini du fait que l’amour dépend de signes culturels dont le sens ne peut être fixé. À ce niveau, il devient évident que l’amour ne peut se saisir que comme une trace, Derrida ayant montré comment la trace indique l’impossibilité de l’origine ou la « non-origine » de l’origine. C’est, je crois, la raison pour laquelle Selma est constamment incapable de définir l’amour ou d’en peindre une image fixe qui la satisfasse. Elle va même jusqu’à tenter de débusquer les rêves de bonheur de sa sœur dans les objets matériels transformés en signes culturels : « où sont-ils [les rêves] donc cachés, dans quel recoin de la maison ? Quelle photo précieuse, quelle fleur séchée, quelle poésie inachevée cache-t-elle dans ses cahiers d’écolières » (28). Le fait est que les pensées de Selma - et malgré sa croyance profonde qu’il en est autrement - reproduisent des images et des stéréotypes véhiculés par les médias, qui font de l’amour une autre marchandise qui s’appréhende à travers des rituels invisibles de consommation construits autour de la peur de l’ennui et de la phobie de 334 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude l’ordinaire. En cherchant à débusquer le bonheur dans des objets matériels, Selma reproduit inconsciemment des clichés qui localisent la félicité dans la possession de certains biens « romantisés » par la culture de masse. Dans Consuming the Romantic Utopia, Ilouz montre comment le désir de consommer est déclenché et renforcé par le déplacement du caractère romantique de l’expérience amoureuse sur certains objets : « The modern formula for romance has imbued the commodities […] with a symbolic and emotional life distinct from their economic value as such »9. C’est ce qui fait que l’expérience amoureuse à l’ère du capitalisme tardif soit indissociable de la consommation des produits culturels et des marchandises transformées en symboles culturels associés à l’amour : ainsi, Selma propose de « prendre un café » lors du premier rendez-vous et rêve d’un homme qui lui achète des fleurs et avec qui elle conquiert le monde (22). Elle s’imagine regardant des films avec lui, chantant des chansons d’amour ou commentant des poèmes romantiques. Ilouz ajoute à cet effet que la nouveauté du rôle joué par ces marchandises et ces objets culturels dans l’expérience amoureuse « is that they structure its experiential boundaries and are endlessly repeatable, “recyclable” »10 ; car, justement et comme l’affirme si bien la narratrice : « Tant qu’il y aura des fleurs, on pourra encore rêver d’amour » (9). Il ne faut pourtant pas croire que l’attitude de Selma vis-à-vis de ces pratiques ne souffre d’aucune ambiguïté. Dans La Distinction, Bourdieu a montré que les personnes qui possèdent un capital symbolique élevé tendent toujours à prendre une distance émotionnelle des considérations esthétiques. En d’autres termes, le fait que Selma soit issue d’un milieu solidement bourgeois a conditionné son habitus et son goût de manière à ce que son adhésion à la consommation de l’utopie amoureuse ne se fasse pas sur un mode entièrement participatif et non analytique. Cela explique en partie pourquoi elle cherche constamment à se démarquer des scénarios élaborés par ses amis à propos de l’amour et à s’en moquer. En effet, Selma cherche souvent à affirmer son individuation et son indépendance : « j’ai mon esprit qui est le fruit de mon éducation, de ma culture, de l’enseignement dont j’ai bénéficié et d’un autre élément qui n’appartient qu’à moi seule » (29). L’insistance sur les possessifs, les pronoms toniques et le recours à la première personne concourent dans ce passage à souligner la singularité du moi de Selma. Or, dans l’économie narrative, cette unicité fonctionne en partie dans le but de rendre Selma visible et distincte aux yeux de celui qui sera un jour son Prince Charmant (même si dans le roman, Selma ne l’a pas encore rencontré). Car en fait, la jeune femme veut se marier, mais ayant atteint la trentaine, elle est toujours célibataire. Or, sur le marché de l’amour, Selma en est consciente, la compétition est dure et il s’agit non seulement de 9 Ilouz. Consuming the Romantic Utopia: Love and the Cultural Contradictions of Capitalism, p. 76. 10 Ibid. 335 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie bien décoder les marqueurs sociaux invisibles de l’autre, mais aussi de projeter une image de soi qui soit attirante et alléchante, une image qui se démarque de la masse et qui rende visible la personne. Dans son ouvrage Culture as History, Warren Susman explique que le début du vingtième siècle a accusé une transformation graduelle dans la conception du moi. Les écrits de Freud et la révolution psychanalytique qui ont en effet réfuté l’idée de la centralité et du contrôle du moi conscient arrivent à un moment où s’établissent de nouvelles structures sociales, économiques et politiques. Comme on le sait, cela provoque un changement de base dans la manière dont le moi s’appréhende et se perçoit. Si au dixneuvième siècle « The stress was clearly moral and the interest was almost always in some sort of higher moral law »11, le vingtième siècle quant à lui remplace l’idée de « caractère » chère au siècle précédent par celle de personnalité. Aussi, au lieu de tendre vers un idéal auquel on aspire et pour lequel on se sacrifie, mais par rapport auquel on est toujours déficitaire, la nouvelle conception du moi s’articule autour de sa « réalisation » c’est-à-dire de la découverte de sa nature authentique, de son expression profonde et de son développement. L’ordre moral supérieur est ainsi remplacé par un « moi » supérieur dont le narcissisme est un peu tempéré par la nécessité de se faire reconnaître et apprécier par les autres : « There is an obvious difficulty here, One is to be unique, be distinctive, follow one’s own feelings, make oneself stand out from the crowd, and at the same time appeal -by fascination, magnetism, attractiveness- to it »12. Plaire aux autres devient alors une composante essentielle de la recherche du plaisir. En citant Simon Patten dans The New Basis of Civilization, Warren semble suggérer que ce changement se produit parce qu’ « a society moving from scarcity to abundance required a new self »13. Le problème engendré par une telle transformation revient subséquemment à comprendre comment le moi, qui désormais doit s’autoréaliser, peut le faire en plaisant à « la masse » dont il cherche éperdument à se démarquer ; autrement dit, comment le moi peut atteindre le sentiment de son unicité -ce qui lui permettrait de devenir quelqu’un à ses propres yeux autant qu’aux yeux de la société : « such a popular view of self proposes a method of both selfmastery and self-development as well as a method of the presentation of that self in society »14. Autant dire qu’il s’agit désormais de maitriser une nouvelle manière d’être et de développer des compétences dans un nouveau domaine, celui qu’Ilouz désigne par « le champ émotionnel ». Selon Ilouz « Cette compétence consiste à s’engager dans des exercices d’introspection, 11 Warren Susman. Culture as History: The Transformation of American Society in the Twentieth Century, Washington DC, Smithsonian Books, 2003, p. 274. 12 Op. cit., p. 280. 13 Op. cit., p. 275. 14 Op. cit., p. 278. 336 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude à attribuer des noms à ses propres sentiments, à reconnaître ceux des autres, à pouvoir en parler et à manifester de l’empathie pour trouver des solutions à un problème d’ordre émotionnel »15. Cette compétence que certains nomment également « intelligence émotionnelle » s’articule essentiellement dans et à travers le langage transformé en outil narcissique de la connaissance du moi. Il serait dès lors intéressant de penser que le roman même de Hamza sert ces mêmes fins : la logorrhée de la narratrice qui est une constante tentative d’introspection de sa part opérerait pour augmenter sa valeur symbolique sur le marché de l’amour. En effet, en lui permettant de mieux se cerner et de se définir, cette compétence lui donnerait accès au capital culturel nécessaire pour se distinguer sur le marché de l’amour, y produire une impression et devenir plus « attirante ». Il demeure que l’obsession par la validation de son être et de ses sentiments traduit une profonde insécurité qui caractérise les êtres qui vivent à l’ère du capitalisme tardif, ce, du fait de la transformation de l’écologie amoureuse c’est-à-dire de l’environnement qui conditionne la naissance de l’amour et son évolution16. Il est en effet indéniable que la deuxième moitié du vingtième siècle a témoigné d’un bouleversement radical dans la manière de comprendre et d’envisager le milieu et l’environnement dans lesquels peut naître l’amour. Les transformations sociales qui ont eu lieu sous la poussée de nombreux facteurs dont la révolution féministe n’est pas des moindres, ont résulté en des manières inédites de concevoir la recherche d’un/e partenaire avec qui passer sa vie. Contrairement à ce qui avait cours auparavant, la famille et le milieu social proche d’une personne ne déterminent plus les sentiments que celle-ci éprouvera vis-à-vis de son partenaire. La libération des mœurs ainsi que la transformation des rapports genrés [gendered] sont allés de pair avec un nouvel entendement du citoyen comme d’un consommateur17. Ces bouleversements socioculturels ont donné lieu à une déréglementation du 15 Eva Ilouz. Les Sentiments du capitalisme. (Trad. Jean-Pierre Ricard), Paris, Seuil, 2006, pp. 128-129. 16 Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal…, pp. 72-100. 17 Dans un article publié dans le New York Times en 2010 dans lequel il résume l’idée principale d’un ouvrage qu’il publiera en 2012 sous le titre de Friendship in an Age of Economics: Resisting the Forces of Neoliberalism, Todd May renchérit sur l’idée de la transformation des relations interpersonnelles sous l’égide du capitalisme : Our age, what we might call the age of economics, is in thrall to two types of relationships, which reflect the lives we are encouraged to lead. There are consumer relationships, those that we participate in for the pleasure they bring us. And there are entrepreneurial relationships, those that we invest in hoping they will bring us some return. Faut-il préciser que la relation que cherche Selma appartient au second type susmentionné puisqu’il s’agit d’un investissement dont le rendement symbolique devrait durer une vie entière: « Entrepreneurial relationships have more to do with the future. How I act toward others is determined by what they might do for me down the road ». 337 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie marché des sentiments qui, tout comme celui des marchandises, s’est trouvé régi par un même critère de base qui est celui du choix. Ilouz écrit à cet effet que « Le choix est la « marque de fabrique » culturelle déterminante de notre époque, car il incarne, au moins sur les scènes économique et politique, l’exercice de la liberté et des deux facultés qui justifient l’exercice de cette liberté : la rationalité et l’autonomie »18. Aimer donc quelqu’un revient à choisir une personne dans la masse de celles qui sont sur le marché de l’amour, mais aussi, aimer quelqu’un « c’est être sans cesse confronté à des choix : « Est-il/elle un bon partenaire pour moi ? », « Croiserai-je sur mon chemin qui peut-être me correspondra mieux ? […] »19. En d’autres termes, si la déréglementation du marché des sentiments permet une plus grande liberté dans l’exercice du choix, elle n’en génère pas moins de nouvelles angoisses relatives à la certitude de trouver la meilleure option, de faire le meilleur choix et de pouvoir acquérir la personne qu’on a élue. Il est facile de deviner que ce procédé du choix du partenaire opère sur le même modèle que celui de la consommation des marchandises ; ce qui est pour le moins paradoxal puisque ce qui est censé assurer l’unicité du partenaire fonctionne en même temps à le réifier en le transformant symboliquement en marchandise. Ainsi, pour Selma, la désirabilité va de pair avec le statut socio-économique. En effet, la phrase d’ouverture du roman, qui présente la narratrice, lie son identité à l’exercice de sa profession -et par conséquent au statut sociosymbolique qui y est rattaché : « Je m’appelle Selma, je suis dentiste » (5). Cette même phrase revient plus tard dans le roman, lorsque la jeune femme rencontre Habib pour la première fois (43). La culture capitaliste ayant contaminé, sinon structuré, les relations interindividuelles, Habib est donc invité à décoder les marqueurs sociaux de Selma et à évaluer du coup les avantages sociosymboliques, économiques et autres qu’une association avec elle lui procurerait. De même, dès les premiers instants de la rencontre, Selma tente d’évaluer les marqueurs sociaux de son compagnon : « la superbe Mercédès grise » n’est pas pour lui déplaire et l’apparence physique de Habib non plus (37). Selma « capitule », car dit-elle « on est toujours sensible à la beauté, je ne suis pas déçue » (37). Ce genre de calcul rationnel et froid, Selma va continuer à le faire tout au long du roman. Il est intéressant de noter que les termes que la jeune femme emploie rappellent les transactions économiques. Ainsi, la première impression que lui donne Habib lui fait dire que « Cela valait la peine d’accepter une équation à quelques inconnues : le niveau d’instruction que je ne connais pas, la fonction qu’il occupe à la douane, je ne sais pas non plus s’il a une maison et si… » (37-38). Ces considérations sont justifiées en fait par le bouleversement, décrit plus tôt, dans l’écologie amoureuse qui implique que 18 19 Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal…, p. 38. Ibid. 338 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude les êtres sont désormais seuls dans leur choix dans le sens qu’il n’existe plus aucun réseau social proche qui les aide dans leur sélection, les réseaux sociaux traditionnels ayant éclaté au cours des transformations sociales engendrées par la modernité. Selma en a vivement conscience puisqu’elle affirme que les manières de faire traditionnelles deviennent obsolètes « à une époque moderne où se connaître, se parler, se découvrir avant de se lier pour la vie semble s’imposer comme une nécessité » (38). Il en résulte qu’à une époque caractérisée par la déréglementation du marché du mariage, l’entreprise de recherche d’un partenaire est désormais conçue sur le modèle d’un marché caractérisé par le libre échange des attributs du moi 20. Cependant, et Selma le sait pertinemment, lors de ces échanges, il y a des informations que l’on désire donner celles qui rehaussent la qualité et la valeur du moi -les informations que l’on veut dissimuler- celles qui diminuent la valeur de ce moi sur le marché- et les informations que l’on ne peut pas contrôler et qui échappent à l’insu du moi. La rencontre devient alors structurée autour d’un processus de voilement et de dévoilement -conscient ou inconscient- dont la maîtrise des règles est nécessaire pour faire un bon choix. Dans la situation d’échange que représente le rendez-vous, il s’agit donc d’offrir la meilleure image de soi et de chercher à débusquer la nature véritable de l’autre. Le moi est alors performé dans le but d’attirer, d’impressionner et de charmer l’autre dont le regard et la reconnaissance deviennent essentiels à la validation de ce moi. Une telle situation est naturellement génératrice d’angoisse puisque l’individu cherche sans cesse à améliorer sa « valeur » sur le marché de l’amour. C’est ce qui explique que Hamza consacre un chapitre entier à « La femme recherchée » par Habib et que Selma cherche follement à entrevoir : « J’ai besoin qu’elle apparaisse, qu’elle me donne vie, qu’elle me passe son oxygène, qu’il me la décrive, que je la reconnaisse. […]. Il me la dérobe à chaque fois » (56-7). Or dans ce jeu du voilement et du dévoilement, Habib semble avoir davantage de dextérité que Selma, car celle-ci admet n’avoir pas bien pu lire en lui alors que lui sait qu’« elle n’est pas la femme [qu’il] cherche » (75). Autrement dit, alors que Habib a su demeurer caché derrière ses lunettes21 et n’a projeté de lui-même qu’une image séduisante quoique 20 Op. cit., p. 93. Il serait possible de rédiger une autre étude qui explorerait la prégnance des images dans le texte de Hamza et naturellement dans la rêverie de sa narratrice. La rencontre est entièrement conçue comme un échange d’images dans lequel Selma compense la « carence » imagière de Habib, avare de mots qui permettraient à la jeune femme de s’en constituer une image (plus) précise, par une multiplicité d’images métaphoriques qu’elle invente pour l’habiller de charme et de glamour. Ainsi le transforme-t-elle en berger, la Mercédès en méhari etc. pour se créer un équivalent de conte de fées dans lequel elle serait une sorte de Cendrillon moderne. Ce faisant, les images qu’elle a projeté d’elle-même ont été passé « aux rayons X » des yeux de Habib, qui en tant qu’employé de douane, sait comment lire correctement une personne et deviner « ce qu’[elle n’a] pas déclaré [au] douanier » (77). Dans ce jeu du voilement et du dévoilement, le temps est précieux et il s’agit d’opérer vite et efficacement. 21 339 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie superficielle qui a laissé Selma sur sa faim, la jeune femme, elle, s’est laissé découvrir ou tout au moins a malencontreusement dévoilé des images d’ellemême qui n’ont pas plu à son compagnon : « Mon voleur d’images m’a vue et connue à mon insu et je n’ai rien remarqué. Je n’ai eu quant à moi que des impressions le concernant, elles n’étaient pas suffisantes pour choisir encore » (76). Le malheur (pour elle) est qu’elle ne sait même pas ce qui a déplu à Habib puisqu’elle n’a pas pu deviner les traits de la femme qu’il cherche. Tout au plus peut-elle spéculer qu’il l’a trouvée ennuyeuse puisqu’elle aussi a connu un moment d’ennui pendant le temps passé avec lui. Comme on s’en doute, la décision de Habib ébranle profondément Selma. C’est que le regard de l’autre revêt encore plus d’importance sur le marché des sentiments puisque c’est précisément la validation du moi qui devrait en résulter qui permettrait d’assurer l’unicité du moi en confirmant les efforts entrepris par Selma pour se singulariser. Lorsque la rencontre est un succès, les partenaires sont convaincus de la valeur de l’autre ce qui, par extension, définit la valeur de la relation elle-même sur laquelle sont déplacés les rêves et les désirs d’utopie. En revanche, lorsque la rencontre est un échec, comme c’est le cas de Selma, le verdict de l’autre signifie que la jeune femme n’a pas réussi à projeter une image d’elle-même qui la montre unique et attirante. Or, parce que le « moi » est désormais intimement lié à sa performance22, l’évaluation donnée par Habib représente un coup dur à l’estime de soi de Selma. En d’autres termes, la nouvelle « architecture du choix » amoureux23 est génératrice de beaucoup d’angoisse du fait des risques que l’on prend lorsqu’on se positionne sur le marché de l’amour24. 22 Dans ses ouvrages, Ilouz explique et commente la réification du moi par les technologies numériques de l’information. Elle montre comment les individus se projettent dans les forums de rencontre à travers un discours profondément contradictoire qui en assertant leur singularité ne les transforme pas moins en objets et marchandises sur le grand marché virtuel de l’amour. Le Speed Dating serait peut-être un exemple extrême de la consommation rapide des individus qui cherchent, en l’espace de quelques minutes à projeter une image plaisante de leur moi respectif et à décoder celles offertes par les autres. Un calcul du coût/bénéfice est toujours au centre de telles transactions. 23 Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal…, p. 39. 24 Pour contrecarrer l’invalidation du moi qui résulte de la décision de Habib, Selma s’insurge par une tentative d’affirmation dans le processus décisionnel : Je ne veux pas être en reste, je ne veux pas que l’on prenne la décision sans moi, j’ai fait partie du processus depuis le début, j’ai accepté la rencontre. Je serai là pour la fin du spectacle, au baisser du rideau, pour le salut final. (77) Il est intéressant de remarquer, encore une fois, que Selma conçoit la rencontre sur le mode d’une performance dont elle ne veut pas être exclue comme une mauvaise actrice. Il n’empêche qu’en ré-assertant sa participation elle court un risque encore plus grand de voir son identité niée par celui qui n’a pas voulu affirmer sa singularité. C’est d’ailleurs ce qui se passe lorsqu’après lui avoir envoyé le message de rupture, Habib appelle la jeune femme pour s’enquérir de l’identité de l’origine de ce message. Selma répond et Habib rétorque « Selma 340 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude Il me semble que ces risques sont intimement liés à l’ambivalence constitutive de la nouvelle écologie de l’amour telle que déterminée par le capitalisme tardif et exacerbée par les nouvelles technologies de l’information. Ilouz résume brillamment ces enjeux dans Les Sentiments du capitalisme : le moi [est alors] dans une position contradictoire : d’un côté, le moi est invité à se tourner vers l’intérieur, obligé à se concentrer sur lui-même pour saisir et transmettre ce qu’il a d’essentiellement unique, à savoir des goûts, des opinions, des fantasmes et une certaine compatibilité émotionnelle. D’un autre côté, le moi est traité comme une marchandise qu’on expose sur la place publique25. Or c’est justement cette contradiction qu’illustre tout le roman de Hamza. Non pas seulement l’histoire du roman, mais aussi l’œuvre ellemême en tant que récit à la première personne essentiellement tourné vers une introspection de soi de la part du personnage. En effet, ce récit constitue à bien des égards, une entreprise narcissique d’un moi qui recherche désespérément à prouver sa singularité, mais qui ne parvient en fait qu’à se marchandiser et à se réifier à travers son inévitable médiation par les signes culturels. Peut-être que le meilleur exemple illustrant ce paradoxe serait le commentaire de Selma à propos du recours à l’internet pour rencontrer l’amour : « Les sites de rencontres se multiplient pour que chacun trouve chaussure à son pied » (13). Dans cette phrase qui résume à elle seule les enjeux discutés dans cet article, est indirectement évoquée la transformation de l’amour en grand marché censé satisfaire « chacun » (il faut noter ici que l’emploi du pronom indéfini permet à la fois la singularisation et la nonidentification des individus). Mais l’internet convertit « chacun » (et donc tous) en marchandise comme l’indique la métaphore de la chaussure, ce, malgré l’illusion de l’unicité puisque la chaussure sied parfaitement au pied ce qui d’ailleurs, n’est pas sans rappeler le conte de Cendrillon puisque l’image de l’amour se conjugue souvent comme celle d’un conte de fées. Dans ce sens, le récit entier imiterait les efforts de ceux qui utilisent l’internet avec la différence que la narratrice emploie un autre médium : le qui ? » (79) ce qui accentue davantage la crise initialement provoquée par l’invalidation identitaire : « Dois-je répondre à cette question ? Peut-être me suis-je trompée de prénom, non je m’appelle bien Selma. Que faire ? Vérifier, sur ma carte d’identité ? Me regarder dans le miroir ? » (79). Autant de questionnements qui non seulement soulignent la crise identitaire, mais surtout illustrent la dépendance de la reconnaissance identitaire de soi sur les signes et les images et sa médiation par eux. Pour qu’il existe, le moi a désormais besoin de signes et d’images dans et à travers lesquels il s’affirme, se perçoit et se projette. 25 Ilouz. Les Sentiments du capitalisme…, p. 146. 341 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie roman26. Il n’empêche que son récit recourt tout autant que les forums virtuels de rencontre à la médiation des (mêmes) signes culturels et serait, par conséquent, sujet aux mêmes contradictions. Pour conclure cette étude, j’aimerais me pencher sur la dédicace faite de l’œuvre par la romancière. Je dédie ce livre à la révolution tunisienne, à une liberté retrouvée, acquise au prix du sang de nos martyrs. […] Pour que nous ne cédions plus au mensonge que nous ne détournions plus les yeux de la vérité. […] Je dédie ce livre à tous les Habib et toutes les Selma, pour leur recherche de la vérité. (87) Cette dédicace plutôt émouvante de l’œuvre à la Révolution opère à plusieurs niveaux. Elle reconfigure, en premier, la rencontre et des deux personnages et son échec en la plaçant sous le signe d’une recherche de la vérité, dans la nouvelle ère inaugurée par le changement du régime politique en Tunisie. Au-delà des intentions (louables) de l’auteur de soutenir ce changement, ce qui est intéressant pour la critique c’est d’établir et de définir les contradictions et les ambivalences de l’œuvre et de ses personnages. En effet, si l’on souscrit que la « recherche de vérité » de Habib et de Selma est largement structurée par la reconfiguration de l’architecture amoureuse telle que déterminée par les forces du capitalisme tardif qui, en synchronisation avec les bouleversements sociopolitiques du vingtième siècle en Occident a provoqué une nouvelle écologie de l’amour et une importance inégalée à l’introspection, et si l’on souscrit que les nouvelles écologie et architecture amoureuses ont été exportées par l’Occident un peu partout dans le monde au travers de la mondialisation, on comprend que l’histoire et les efforts des protagonistes sont beaucoup plus déterminés par une conformité à un schéma mondial qu’à une certaine singularité nationale. Bien plus, il est vrai que la Révolution tunisienne qui a commencé à Sidi Bouzid, suite à l’autoincinération et au décès de Mohammed Bouazizi en décembre 2010, représentait un soulèvement contre la dictature de Ben Ali qui s’était installé au pouvoir depuis le 7 novembre 1987. Il n’empêche que le véritable moteur ayant accentué le mécontentement populaire peut être largement attribué à la corruption du président et de sa famille notamment la famille de sa femme Leila, née Trabelssi. La corruption du régime n’était naturellement pas nouvelle, mais elle avait, dans les dernières années, atteint des proportions inédites, car gargantuesques. Or, cela était largement dû et facilité par une 26 Je suis consciente que cet emploi pourrait indiquer de ma part une confusion entre l’auteur et la narratrice ce qui n’est pas le cas. Le fait est que le récit de la narratrice, même s’il imite le flot de la conscience, est trop structuré pour qu’il en soit un. Il s’agit d’un récit adressé à un destinataire qui n’est autre que le lecteur. C’est dans les cadres de cette perspective que j’utilise le mot « roman » malgré les objections -très légitimes- que l’on peut y faire. 342 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude restructuration de l’économie selon les préceptes néolibéraux, préconisant la privatisation de la chose publique. On le sait, cette nouvelle version du capitalisme, que Naomi Klein a brillamment expliqué dans son ouvrage The Shock Doctrine : The Rise of Disaster Capitalism (2007)27, représente le stade le plus avancé et peut-être bien le plus dangereux, car le plus agressif du capitalisme. Dans un pays comme la Tunisie pourtant, il a donné lieu à des soulèvements populaires, voire à une Révolution, qui a résulté en un changement de régime, mais aussi, qui a inspiré d’autres pays arabes à se rebeller contre leurs propres dictatures. On connaît les déboires auxquels ont mené les soulèvements en Égypte, au Bahreïn, au Yémen, en Libye et en Syrie. La Tunisie est le seul pays où demeure encore un quelconque espoir. Il n’empêche que dans un contexte mondial, caractérisé par le triomphe du capitalisme lequel à la fois, structure et détermine les relations néocoloniales, mais aussi les « mois » intimes des citoyens, il est légitime de se demander si l’on peut échapper aux schémas prédéterminés par les forces économiques. Cet article a cherché à montrer les contradictions dans lesquels se trouve l’individu « libre » lorsqu’il est confronté au choix de son partenaire à l’ère du néolibéralisme triomphant. Ce même choix qui asserte la liberté et l’unicité fonctionne en fait pour réifier les humains (auto)(re)présentés comme marchandises. Comment dès lors penser la liberté de la nation et la formation identitaire du citoyen ? Est-il possible d’échapper à cela même qui, en donnant la solution, se révèle être l’origine du problème ? 27 Voir aussi l’ouvrage de David Harvey. A Brief History of Neoliberalism, (2005). 343 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BOURDIEU, Pierre. La Distinction : Critique sociale du jugement. Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. CAILLOIS, Roger. L’Homme et le sacré, Paris, Folio, 1988. ELIADE, Mircea. Traité d’histoire des religions, Lausanne, Payot, 2004. HAMZA, Aïda. Une heure de la vie d’une femme, Tunis, MC-éditions, 1999. HARVEY, David. A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2005. ILOUZ, Éva. Consuming the Romantic Utopia: Love and the Cultural Contradictions of Capitalism, Berkeley, University of California Press, 1997. ___________. Les Sentiments du capitalisme. (Trad. Jean-Pierre Ricard), Paris, Seuil, 2006. ___________. Pourquoi l’amour fait mal : L’expérience amoureuse dans la modernité. (Trad. Frédéric Joly), Paris, Seuil, 2012. KLEIN, Naomi. The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, 2007. MAY, Todd. « Friendship in an Age of Economics », The New York Times. July 4 2010. Web. http://opinionator.blogs.nytimes.com/2010/07/04/friendship-in-an-age-ofeconomics/?_php=true&_type=blogs&_r=0> ___________. Frendship in an Age of Economics: Resisting the Forces of Neoliberalism, Lanham, Maryland, Lexington Books, 2014. SUSMAN, Warren. Culture as History: The Transformation of American Society in the Twentieth Century, Washington DC, Smithsonian Books, 2003. 344 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Sylvie BLUM-REID University of Florida États-Unis La part du chiffre dans La troisième fille de Salah EL GHARBI Ce temps heureux prend son identité (sa clôture) de ce qu’il s’oppose (du moins dans le souvenir) à la « suite » : « la suite », c’est la longue traînée de souffrances, blessures, angoisses, détresses, ressentiments, désespoirs, embarras et pièges dont je deviens la proie, vivant alors sans cesse sous la menace d’une déchéance qui frapperait à la fois l’autre, moi-même et la rencontre prestigieuse qui nous a d’abord découvert l’un à l’autre1. Le troisième roman de l’auteur tunisien Salah El Gharbi La troisième fille se compose de cent vingt-sept pages ; il se construit autour de dix-sept chapitres qui s’entrelacent les uns et les autres pour donner voix d’une part au personnage masculin, Slim, et d’autre part, au féminin, Basma. L’alternance qui s’ensuit montre un souci d’équilibre et d’égalité entre les deux points de vue, et une vision personnelle sur la vie, leur condition et leur amour, telle qu’elle semble régir cette œuvre. L’histoire se déroule avec comme toile de fond la Tunisie contemporaine, jusque dans ses récents événements, à savoir le printemps arabe tunisien ou la révolution du jasmin qui vit la dissolution du gouvernement de Zine al-Abidine Ben Ali, qui démissionne en 2011, et les remaniements pour une plus grande démocratie dès lors. L’univers de La troisième fille se situe dans le milieu intellectuel d’un journal, qui n’est nommé que dans son appellation toute générique de Journal, tout comme les événements politiques qui se présentent en parallèle à l’intrigue, et en sont sous-jacents. Ce milieu intellectuel déborde du monde journalistique pour inclure la sphère universitaire, puisque le personnage féminin Basma, divorcée, mère de deux enfants, retourne poursuivre des études universitaires et retrouve par hasard, après un intervalle de douze années, un ancien copain de la faculté des Lettres, Slim. Slim, ancien enseignant, vit maintenant du métier de journaliste, employé au « Journal » à Tunis. Sa véritable passion est l’écriture, qui constitue en fait le noyau du livre : il décide de rédiger un nouveau projet de 2 1 Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977. Salah El Gharbi. La troisième fille, Tunis, Arabesques, 2011. Toutes les citations prises de ce roman son indiquées par des chiffres placés entre parenthèses. 2 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie roman : La troisième fille. Les chiffres sont importants ici, et nous nous y attarderons bientôt. Slim écrit des livres, pas uniquement des articles journalistiques. Or depuis la publication de son premier livre : Nocturnes (un roman), il est incapable d’écrire, comme paralysé (13). Pour son prochain ouvrage, il pense s’inspirer de l’histoire de sa cousine Zohra. Une grande partie de l’ouvrage présent s’interroge sur l’écriture, et les mots, mélange habilement l’ouvrage en train de se créer sous la plume de Slim, et littéralement sous nos yeux, et celui que nous, lecteurs, avons entre les mains, au titre éponyme. Dans ce va-et-vient, nous sommes souvent à essayer de démêler ce que nous lisons, tellement leur sujet est proche, et lié et parfois indiscernable ; voir s’il s’agit de l’ouvrage en train de s’écrire, ou s’il s’agit de l’histoire de Slim et Basma, et si cela est, en quoi ces deux diffèrent. Le thème de l’Écriture Le thème de l’écriture est donc conséquent ici, tant dans la valeur des mots, la peur de la page blanche que dans l’association au journalisme et à la censure de l’écrit. L’auteur évoque deux sortes d’écriture : l’une journalistique, de facture critique, l’autre de fiction. L’une se destine à paraître dans un journal, en tant que critique culturelle (et plus tard audiovisuelle), l’autre est romanesque. Slim aime écrire librement, « sans bâillons » (9). Les mots sont soigneusement pesés, et Slim, un homme cérébral, fait parfois la critique des critiques, et ne s’épargne pas : « On était tellement habitué à une parole lisse, consensuelle que tout discours critique ne pouvait que déranger » dit-il (71). Il arrive cependant à une période de mi-vie, où il ne va plus se laisser faire, et même, si possible, il pourra ignorer les critiques. Il dénonce ce qui l’entoure, et la médiocrité ambiante qui se niche dans ce qu’il considère « des paroles serviles » qui résistent à l’insoumission ambiante (9). Il a trop perdu son temps à cautionner ces « mesquineries » (9) au cours des années passées. Pour son nouveau projet d’écriture romanesque, il choisit d’écrire sur une femme trahie, ce qu’il fait de façon manuscrite dans un cahier. D’une certaine façon, il travaille traditionnellement avec le stylo. Les parallèles entre son personnage et Basma jalonnent le texte jusque dans la toute dernière partie de l’ouvrage. Ce parcours lui fait se poser des questions sur son travail, par lesquelles nous, lecteurs, passons. Il lira à Basma quelques extraits de son livre, et elle aura même la primeur de commenter le choix du nom de son héroïne, celle qu’il crée presque en se rapprochant d’elle. Elle se trouble devant les ressemblances qui existent entre elle et celle-ci. Basma, étudiante en lettres modernes est donc la première interlocutrice privilégiée de Slim ; elle suit des cours de littérature anglaise maintenant. Elle n’est pas insensible à Slim, l’écrivain qui s’inspire d’elle. Certaines références littéraires sont soulignées, d’autres se devinent : ainsi Anouilh, dont Slim souhaite projeter le personnage d’Antigone sur son héroïne finit 346 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Blum-Reid – La part du chiffre dans La troisième fille de El Gharbi par se différencier de Basma en final. Nous détectons l’admiration de Basma pour la femme divorcée du roman d’Henri James : What Maisy Knew (1897). La passion qui les unit l’espace de ce roman, et dont on ne connait toujours pas l’issue emprunte certaines tournures Proustiennes, surtout dans les allusions à la passion mentale incontrôlable, et l’attente anxieuse de la femme aimée, sans compter une certaine jalousie, qui anime le personnage masculin. Si Slim commence à comprendre les semi-confidences de Basma (102), elle continue à le charmer, bien que derrière son visage « angélique » se profile « un air inquiétant » (103). Totalement « envoûté » par cette femme, il pense un moment qu’il aurait aimé se guérir d’elle (104), tout dans la lignée de Charles Swann de Proust, par rapport à Odette, pour lequel l’amour est vécu comme une maladie dont il faut se guérir et dans une jalousie sans pareille. Le passé Une grande partie du livre, même s’il est porté par les événements récents et le souffle de la révolte qui plane sur le pays (jamais ouvertement nommé), retourne au passé, individuel et national, j’implique ici celui de Slim, de Basma et à l’échelle nationale. La crise personnelle à l’approche de la quarantaine « Qu’avait-il fait de sa vie ? » (10) renvoie à celle du pays qui exhibe plutôt toutes les facettes d’une insoumission croissante et d’une rébellion face aux « mensonges ». Slim fait sa propre autocritique, par rapport à ce qu’il a écrit dans son passé, en tant que journaliste : « dix années de sa vie perdues à célébrer la médiocrité et à claironner les mensonges » (9) et plus tard, en tant qu’auteur. Or, certaines personnes témoins de moments historiques significatifs pour le pays l’entourent, réfléchissant le miroir des années soixante-dix, où les « mots libres s’étaient mis subitement à germer et que le mot « démocratie » était porté triomphalement par les cris des marchands de journaux… » (9). Ces mots-là ont leur importance dans le texte, qui traite autant du pays et des troubles actuels que de leur liaison. S’agit-il de nostalgie alors pour Slim qui parle de la « belle époque » (8) ou plutôt du roman de la maturité, la quarantaine qui approche tant pour lui que Basma ? Dans cette atmosphère de tumulte, Slim, journaliste au service « culturel », vivant modestement dans un petit studio, restant seul au sortir d’une autre déception amoureuse, décide de se consacrer à son roman, et même si celui-ci n’avance guère, au moins, il le nomme. Au cœur de ce passage à vide devant la tyrannie de la page blanche, il retrouve Basma, dans la foule de la ville, douze années après leur première rencontre. Leur histoire va dès lors se raconter à deux voix, suivant l’alternance des chapitres. Elle puise dans le quotidien de leur vie présente et passée. Chacun a connu des tragédies personnelles, et ils se confient l’un à l’autre, tant sur le papier que dans leur intimité. L’auteur campe deux personnages différents, composant une étude du genre si l’on veut, puisque ses 347 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie personnages sont différents l’un de l’autre, l’un né homme, et l’autre femme, dont la condition dès sa naissance n’était pas désirée, la famille espérant un garçon. Basma a dû se battre pour vivre et survivre à différents coups du sort. Deux temporalités s’alternent : entre le passé de Basma jeune fille, puis jeune femme (étudiante), et le présent, divorcée, et meurtrie, approchant la quarantaine, délaissée par son mari pour une jeune cousine « La Vilaine », que sa famille avait pris sous sa protection. Basma est forcée de vivre chez ses parents, avec ses filles, sans autre possibilité de s’assumer, et finalement étant encore et toujours restée dans un état prolongé de l’enfance, en dépit de sa « maturité », de par sa dépendance matérielle. La personnalité de cette femme est complexe. Basma est une belle femme remplie d’amertume, qui ne s’aime pas, mais qui aime plaire aux hommes surtout et les aime cependant distants. Or Slim est surtout très attaché et « fougueux ». Elle est aussi remplie de joie. Elle fait sa dure autocritique (16), et revient en arrière plus souvent que Slim sur « les égarements de jeunesse », son mariage malheureux, ses déceptions amoureuses et ses conquêtes passagères. Les retrouvailles leur permettent de revivre leur passé, de ranimer la passion non consommée alors pour Basma, lors de leur fréquentation alors qu’elle était une copine de fac mariée. Leur histoire était restée chaste, mais en suspense. Libre, en cet état de vacance juste avant l’écriture, il succombe cette fois-ci au désir, à la passion physique des sens, subjugué par elle, à nouveau (27). Basma : La troisième fille Basma est une femme dans la société tunisienne moderne en lutte contre beaucoup de préjugés. Elle est plurielle, et ne peut se définir en un mot, ou une phrase. Elle échappe à toute description ou définition unitaire, qui la ramènerait au chiffre « un ». Elle se révèle à l’auteur, au cours du récit, dans ses confidences, et dans ce qu’elle ne dit pas, le non-dit. Il existe d’ailleurs des zones d’ombres dans sa vie dont elle ne s’ouvre pas à Slim. Depuis la défection de son mari, elle est sans ressources, et la pension inconséquente que lui verse celui-ci, « l’innommable » qui triche avec elle ne pourrait lui suffire. Cet état d’infantilisation la met sur un pied d’inégalité : « elle n’était qu’une adulte amoindrie » (30). Elle est perçue par la société rurale où elle réside, comme responsable des écarts de l’ex-mari et a apporté le déshonneur en rentrant au berceau familial. Elle provoquerait encore plus de scandale si sa liaison avec Slim se savait, mais elle arrive à mener celle-ci dans le secret, loin, dans la grande ville où elle étudie. Elle souffre elle-même d’être « la troisième fille » de ce couple qui voulait un garçon après avoir eu deux filles. Sa mère a basculé dans une dépression après sa naissance et refusé de lui faire une place au sein de la famille. Peut-on dire que psychologiquement et culturellement, sa place dans la famille la marque à tout jamais dans son destin ? Le roman s’oriente maintes fois vers le passé, il est parfois difficile d’y démêler le présent du passé par ailleurs ; on y explique comment elle a grandi, acceptée par des bandes de jeunes garçons, avec lesquels elle jouait ; 348 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Blum-Reid – La part du chiffre dans La troisième fille de El Gharbi ce trait insiste sur un certain côté viril de Basma, que Slim reconnait à son corps de dos, la première fois dans la foule du soir, « C’était elle, avec sa démarche masculine, qui hâtait le pas » (13). Le paysage de son enfance est marin et influence le caractère de celle-ci. Basma n’est pas quelqu’un qui se satisfait de tranquillité et de médiocrité. Une sorte de malédiction plane sur les enfants (filles) qui naissent en troisième place dans une famille, tout comme un couple sans garçon qui assurerait la relève du nom. Le prophète Mohamed pour remédier à cette tragique situation a dit dans un hadith : « Celui qui a eu trois filles et qui a assuré leur bonne éducation, Allah le fait entrer au Paradis ». Pourtant il n’est jamais question de religion dans ce texte, mais plutôt de culture. Tout étant étroitement lié. Très vite, les deux amants doivent composer avec les autres, la société qui les entoure et auxquels ils sont tributaires, les exposant au quotidien et sa banalité, même si la liaison connait d’abord des envols. L’écriture pour se faire emprunte des formules de langage courant en rupture avec le registre employé. Basma se dérobe des regards soupçonneux portés par sa mère, tandis que Slim, qui espère faire partager son bonheur à sa mère et ses sœurs se heurte à un barrage d’incompréhension. Il pense construire quelque chose avec Basma. Or, il aime trop sa mère et ses sœurs pour leur faire du mal. Sa fonction de fils aîné constitue un obstacle à leur amour puisqu’il doit suivre leur volonté. Or une femme divorcée avec enfants ne peut être acceptable. Malgré toutes les zones d’ombres pesant sur Basma, et sur Slim, dont la vie familiale a connu une tragédie avec le frère, Basma, l’amante, lui apporte d’abord apaisement et grande sérénité. C’est dans cette liaison que Slim reprend goût à l’écriture et s’attèle à son projet. Basma est la muse de l’auteur. Elle est aussi, comme nous lecteurs, sa première lectrice. C’est à son contact que l’écriture se délie, et qu’il s’inspire d’elle pour le personnage féminin. L’ambiguïté voulue du titre dénote la dualité du personnage de Basma, et renforce la lecture du nombre trois, que lui confère le roman. Si elle est la troisième fille, c’est de par sa naissance, mais aussi de par le devenir possible de leur couple, à savoir s’ils resteront ensemble, auront des enfants, ce qui indiquerait pour elle, un troisième enfant. Le récit est en quelque sorte marqué par les nombres. En tant que muse de l’écrivain, elle est fortement impliquée dans la production d’une œuvre où s’inscrit cette trinité. Elle est toutefois sa première lectrice. Les Blessures Évoqué précédemment au début de cet essai, le personnage de Slim, double de l’auteur sans doute, jongle entre ses activités de journaliste et d’auteur. Il tombe à nouveau amoureux de Basma, celle qu’il aimait quand il était étudiant en Lettres Modernes. Il sombre dans cette passion avec fougue, suit son désir, s’abandonne et s’adonne aussi simultanément à son nouveau projet littéraire, qui traite d’une femme trahie, un roman qui s’intitule La troisième femme. Célibataire, proche de la quarantaine, il arrive à une 349 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie époque de maturité et de réflexion, tant dans sa carrière que dans sa vie privée. Proche de sa famille, privé du jeune frère aimé disparu trop tôt, dans une mauvaise histoire d’émigration et de drogue, la tragédie le poursuit. Le père souffre d’Alzheimer, et arrive en fin de vie. Slim se confie à sa mère et ses sœurs dont il est proche au sujet de Basma, mais sans succès. Basma, une jeune divorcée, mère de deux enfants, n’est pas un parti désirable pour un homme comme lui. La tragédie du frère est revisitée alors que les troubles dans le pays commencent : elle est même datée du 10 mars 2004. Le récit manie passé et présent ici, avec l’intervention sur scène de l’éditrice du journal (54). Slim rapporte l’épisode du frère revenu au pays natal, malade, d’abord dans un passage à l’hôpital psychiatrique, avant le retour à la maison familiale où il se suicide en final. Cette disparition va hanter Slim qui était proche de lui comme frère et père. Basma souffre d’un traumatisme qu’elle n’a jamais pu révéler et qu’elle a subi dans un accident de bicyclette dont elle a été victime, à treize ans, qui lui aurait fait perdre d’un coup sa virginité (45). Cet incident majeur relève du domaine médical ; elle souffre d’une blessure émotionnelle autant que physique. Ce traumatisme aurait terni sa relation avec Jalel, son fiancé alors puis mari, qui le premier a découvert la chose : l’hymen percé. Même s’il l’a « accepté », il n’a jamais respecté Basma car la virginité d’une femme équivaut à sa pureté (et chasteté), sa perte signifiant le contraire. Elle n’aurait jamais pu révéler cet accident à ses parents. L’Écriture Slim est passionné par l’écriture et vit pour elle, dans la solitude. Elle est source de plaisir, mais aussi de souffrance. Basma est la seule personne qui puisse entrer dans son univers. Confronté à la feuille blanche et au doute sur sa créativité, exacerbé par certains critiques, il reprend pied et pensait boucler son roman non sans peine sous le signe de la paternité : « je l’aurai ma « troisième fille », je l’enfanterai dans la douleur… » (68). Le dernier paragraphe avec Wafa, l’héroïne, clôt le livre de Salah El Gharbi, et la dépeint en marche dans la ville se rendant à son nouveau travail de stagiaire au journal (127). C’est à peu près la même situation physique que celle de Basma, lors de leurs retrouvailles, c’est à dire d’une femme qui marche dans la foule de la ville, sauf qu’elle est comme lui, journaliste. On imagine que son livre s’est conclu ainsi. Dans son autocritique, la question de l’écriture revient souvent et est même forcée par Basma qu’il implique en tant que lectrice : « Pourquoi écris-tu ? » (86). « -Était-ce pour plaire comme elle le prétendait ? ». « Écrire n’est-il pas un acte narcissique, égoïste et à la limite gratuit » ? (86). Basma a réussi à semer le doute chez Slim. Il croit la connaître, mais en fait, Basma résiste à toute définition. On se pose la question quant au personnage de 350 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 S. Blum-Reid – La part du chiffre dans La troisième fille de El Gharbi Wafa qu’il a enfanté, mais dont nous ne connaissons qu’une infime partie, celle qu’il veut bien nous laisser entrevoir. Lors de la transformation qui s’opère au sein de leur relation, dans la deuxième partie, Basma et Slim s’éloignent, non sans cesser de s’aimer. Cette relation souffre à cause d’autrui et de leur perception qu’ils ont de la femme dite « abîmée ». Alors qu’il veut s’impliquer plus dans sa vie, et même berce l’espoir d’avoir un enfant avec elle, quitte à avoir « une troisième fille », ou un fils, sa famille essaie de l’en décourager (72-73). Il ne peut se résoudre à décevoir sa mère Yemma. Basma semble plongée dans des « histoires de femmes » avec l’histoire de son amie Soukeina et d’un vol de bijoux, et le recours à divers stratagèmes pour les retrouver. À la transformation progressive de leur relation s’ajoute une révélation: l’auteur croyait que ces deux femmes étaient semblables dans leur amertume. Basma ressemble à la troisième fille (90), mais il veut la sienne autre, comme l’Antigone de Jean Anouilh, c’est à dire, « noiraude, mélancolique, fragile, secrète, introvertie, possédant une intériorité riche et dense » (90). Or, cette allusion littéraire révèle que Basma n’est pas celle-là, et qu’il finit par trancher avec sa création littéraire. Donc, le doute qui s’emparait du lecteur ou de la lectrice jusque là prend fin dans cette évocation. Le retour à l’écriture se signale pour Slim qui enfin y revient après un blocage initial, et après une discussion avec elle (91). Ce passage est crucial dans le roman puisqu’il se pose des questions quant à l’écriture : « -Quel point de vue choisir ? Celui de la femme ou de l’homme ? » (91). Or, nous voyons que l’auteur/Slim a choisi et a accordé deux voix en alternance à ses personnages pour couper court à toute interrogation. Basma possède même un chapitre supplémentaire avec son point de vue. Le personnage féminin, sa création, se distingue, et s’affranchit pour ne plus le laisser libre ou seul. Il est comme habité par lui/elle : « l’impression que l’image d’un être nouveau s’imposait à lui. Partout où il allait, à n’importe quel moment de la journée » (91). À partir de ce moment, nous savons que Basma n’est pas un personnage de roman, sauf qu’il existe pourtant comme tel dans ce roman que nous lisons, dans sa mise en abyme. Basma connaît des doutes vis-à-vis de Slim qui l’irrite avec ses questions trop personnelles. Elle a peur de s’être laissée piéger. Elle le manipule cependant pour dissiper ses soupçons car « il était comme tous les hommes ». L’inégalité hommes-femmes ressort dans ce chapitre treize, « ils sont tous les mêmes » (95) s’insurge-t-elle. L’innommable, celui qui jaloux lui a fait changer sa garde-robe, passant du jean aux tailleurs (97), ou l’exmari, remonte sournoisement à la surface, après une remarque faite par Slim sur son habillement. Elle aurait même proposé de porter « le voile » à son mari (97) sans toutefois avoir passé jamais à l’acte. 351 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Le pays Au moment où la relation paraît se défaire, nous assistons à « l’éveil de la nation arabe » (78) ce qui relègue le côté intime à un plan secondaire. Le monde vacille. Un bouleversement politique en Tunisie a lieu dont l’intensité se profile à la rédaction du Journal. Les événements se précipitant dans le dernier chapitre (dix-sept, 123). Pour finir, les retours en arrière s’achèvent pour laisser place au présent de l’histoire contemporaine, et de leur histoire tout court. Le haché des phrases rompt avec le style précédent et introduit des « points de suspension », alternant le rythme. « L’air de la liberté tant rêvée sonna » (124). À l’heure où le roman s’achève et paraît, la révolution tunisienne bat son plein. Se profilant dans les dernières pages de La Troisième fille que l’auteur a écrites sur le vif, au cœur de l’histoire, « L’enchaînement des événements était vertigineux et l’escalade de la rébellion sans précédent » (123). Ce mouvement populaire allait faire boule de neige dans d’autres pays du Maghreb, et au MoyenOrient. Les effets sont remarquables jusqu’à maintenant alors qu’une nouvelle constitution vient d’être adoptée en janvier 2014, soit trois ans après le début de la révolution, jetant les bases d’un état démocratique et marquant la fin des années de corruption et de répression. Après différents passages de transition, la constitution, dans l’attente d’être ratifiée, pour la première fois inscrit la parité homme-femme dans les assemblées élues d’un état arabe3. L’article 45 de ce document préserve les droits acquis aux femmes tunisiennes et considère leur rôle comme complémentaire et égal à celui de l’homme dans la famille4. Une nouvelle Tunisie est « en train de naître » sans aucun script, ainsi que commentait Pierre Vermeren lors des événements de 2011, « c’est une vraie révolution, cette fois-ci, sur une page blanche »5. 3 « En Tunisie, la nouvelle constitution adoptee », Le Monde 26-1-2014. <http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2014/01/26/le-premier-ministre-tunisien-a-composeson-gouvernement_4354757_1466522.html 4 Frida Dahmani. « Constitution tunisienne : victoire sur le fil pour le droit des femmes », 111-2014. Jeune Afrique. 5 Pierre Vermeren. « Tunisie, le goût amer de la révolution de Jasmin », L’Express, 14/1/2011. http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/tunisie-le-gout-amer-de-larevolution-de-jasmin_952360.html 352 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Evelyne M. BORNIER Auburn University États-Unis Tout lecteur est un ennemi de Rhida SMINE : entre surréalisme et nouveau roman « La matière romanesque, à l’image de la réalité, doit paraître inépuisable ». Alain Robbe-Grillet. Pour un nouveau roman « Je persiste à réclamer les noms, à ne m’intéresser qu’aux livres dont on laisse battants comme des portes, et desquels on n’a pas à chercher la clef ». André Breton. Nadja « De ce double, qui est l’homme et qui est son double ? Sans sombrer dans la folie en tentant de répondre » (9) ; ainsi débute le texte de Ridha Smine, Tout lecteur est un ennemi1, dont nous traiterons ici. Question complexe qui préfigure le style auquel le lecteur abordant ce texte devra s’attendre. Dans l’étude qui suit, nous nous pencherons sur cet auteur à la biographie et à l’écriture quasi impénétrables. Nous examinerons le fond ainsi que la forme du texte de Smine et tenterons d’en dégager les caractéristiques qui permettront d’identifier ce texte comme appartenant à une nouvelle tendance dans le cadre de la littérature francophone du Maghreb. C’est une écriture divergente, expérimentatrice, qui s’inscrit dans une mouvance originale2, à la croisée du surréalisme et du nouveau roman, dans laquelle on sent un profond rejet des styles communs, une sorte de Nouvelle Vague dans et de l’écriture. Mais avant même de sonder le texte, interrogeons-nous sur son auteur. Qui est Ridha Smine ? Personnage aussi mystérieux et insaisissable que ses 1 Ridha Smine. Tout lecteur est un ennemi, Paris, L’Harmattan, 2011. Toutes les citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèses. 2 On peut à ce titre consulter notre étude sur un autre texte précurseur de ce nouvel élan/nouveau courant, Zone Cinglée de Kaoutar Harchi. « Kaoutar Harchi : Zone Cinglée Apocalypse Now made in banlieue », Najib Redouane. Où en est la littérature « Beur » au féminin ? Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 377-389. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie textes, Smine est d’emblée difficile à cerner. En effet, les quelques éléments biographiques glanés çà et là laissent l’inquisiteur sur sa faim. On ne sait rien, ou plutôt presque rien de cet auteur qui, comme ses textes a la fâcheuse habitude de nous filer entre les doigts sans jamais se laisser saisir. Le quatrième de couverture de chacun de ses ouvrages répète inlassablement et laconiquement la même information, sans toutefois nous en apprendre plus sur cet auteur fuyant ; si ce n’est qu’il serait né en Tunisie en 1965 et aurait fait des études de sociologie. Mais qui et surtout quoi croire ? On en finit même par se demander si Ridha Smine existe réellement ou s’il n’est pas un auteur créé de toutes pièces comme cela s’est déjà vu dans le monde des Lettres. Abonné aux introuvables, Ridha Smine serait-il le pseudonyme de quelque auteur cherchant à s’immiscer sur la scène littéraire par le biais d’un stratagème auquel d’autres ont bien avant lui eu recours3 ? Le récit qui nous intéresse ici s’ouvre sur le personnage de Najwa (tantôt Nadia), jeune fille mystérieuse, qui confesse au lecteur qu’elle vient de tenter d’assassiner son amant prénommé Nabil. Najwa, entre en scène les mains couvertes de son sang : « Je me prénomme Najwa. Je sais ! Il y a des prénoms qui saignent comme une blessure » (9). On apprend qu’elle avait en fait deux amants et que l’un d’eux est un Imam : J’ai deux Amours. […]. L’un vit la nuit, l’autre l’après-midi. Avec l’un je fais tout, sexe compris. Avec l’autre on discute langoureusement. L’un est Imam, l’autre est spirituel à sa façon. (9) Mais le texte ne nous en révèle pas plus. Le reste, c’est au lecteur de le deviner ou de le déduire en glanant, au fil des mots, quelques bribes d’informations, toutes aussi décousues les unes que les autres. D’emblée, l’auteur nous avertit : Le récit de Nadia est-il la banale histoire d’une complaisante victime d’ordures ? Ou bien condense-t-elle, dans son supplice, l’âme meurtrie de ce pays ? (97) Car Najwa, c’est tout le monde et personne (nadie = personne en espagnol). C’est une femme dont l’ombre hante le texte de Ridha Smine, mais c’est aussi un personnage « absent », difficile à cerner, qui file entre les lignes, dans le sfumato du texte et dont l’authenticité est sans cesse remise en question. On la sait belle, capable de violence extrême, mais sans d’autres détails précis. Présente/absente, elle surgit, puis s’évanouit mystérieusement, 3 On se souviendra ici du cas « Chimo ». Pour plus d’informations, consulter : http://rdereel.free.fr/volDZ1.html Plusieurs courriels envoyés à l’adresse supposée de l’auteur ([email protected]) ainsi qu’à son éditeur (l’Harmattan) sont restés sans réponse. 354 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme surprenant parfois le lecteur au détour d’une page, puis l’abandonnant subitement quelques lignes plus loin. Bien entendu, le personnage de Najwa/Nadia n’est pas sans évoquer celui d’André Breton dans son ouvrage éponyme. La manière dont les faits y sont relatés n’est pas non plus sans similarité. Ainsi, le texte de Breton débute-t-il par la fameuse question du « Qui suis-je ? ». Le récit, décousu comme on le sait, se déroule sous des formes variées : faits-divers, anecdotes, impressions prises sur le vif, appartenant au quotidien et non proprement dit à la littérature. Tout comme Breton, Ridha Smine semble s’attacher plus au fonds qu’à la forme de son texte. Il va droit au but et relate le quotidien sous une forme quasi documentaire. À la manière de Breton, qui déambulait au hasard des rues à la recherche de l’insolite sous toutes ses formes (stations de métro, statues, objets du quotidien transformés sur le champ en œuvres d’art, panneaux publicitaires, etc.), Smine laisse aller sa plume face au monde qui l’entoure et relate ce qu’il voit sans concession, offrant au lecteur des séries d’images fortes, souvent bouleversantes (scènes de guerre, meurtre, catastrophes naturelles, etc.). On sait combien la photographie est chère au cœur de Breton. On retrouve cette même fascination envers l’image chez Smine. Le spectacle du monde qui tourne, ou plutôt qui tourne à l’envers, devient sujet de création qui permet à Smine de réaliser son œuvre ; c’est-à-dire d’écrire son texte. La rencontre du lecteur et des protagonistes du texte de Smine avec Najwa, femme étrange, dotée d’un magnétisme singulier et personnage central, s’avère bouleversante : Ma vie n’était irrémédiablement qu’une hypothèse. Quelle phrase assassine ! Jeu d’équilibre flottant entre désirs et frustrations. Jardin où s’entremêlaient belles fleurs et plantes vénéneuses. (13) D’emblée, Najwa nous prévient et donne le ton : J’aime deux hommes ! Un double. L’un est le contraire de l’autre, son frère au sens spirituel et, dialectiquement, sa négation aussi. Lumières et contrées sombres, sages et démons. L’un d’eux me ressemble comme deux gouttes d’eau. (10) Femme-sirène, attirante, aguichante, elle s’avère destructrice et sème la mort et le chaos sur son passage : « Je transformerai ta vie en véritable cauchemar, et pas seulement pendant ton sommeil ! Connais-tu le rêve éveillé ? » (44). Jeune femme énigmatique ; on la sent détentrice d’une vérité rétive à toute logique. Elle inquiète. Tout comme la Nadja de Breton, son apparente fragilité et son côté sauvage, presque animal, envoûtent ceux qui la croisent. On l’observe, entre fascination et inquiétude, et une tension palpable naît de ses contradictions. « Sommes-nous plusieurs personnes ou bien une 355 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie personnalité multiple ? » (TL, 23), murmure-t-elle sournoisement à notre oreille. Najwa n’est pas sans rappeler ici la Nadja de Breton, cette femmeserpent devenue sirène qui assouvit l’appétit de merveilleux des surréalistes. On soulignera, au passage, combien Breton fut toujours intrigué par les manifestations de l’inconscient et de la folie, car ces dernières lui semblaient être les manifestations les plus proches de l’Esprit. Cependant, le comportement aberrant, si fascinant soit-il, de l’héroïne fait naître l’inquiétude chez l’auteur qui s’aperçoit rapidement que la jeune femme souffre de troubles mentaux. Najwa, semble elle aussi, avoir perdu la raison. Femme aux mœurs légères, elle est prise dans une spirale de violence à laquelle ses amants ne peuvent échapper et envers qui elle révèle des dessins sordides : « J’ai voulu me heurter à leurs cordes sensibles, les confondre, affronter leurs frustrations et leurs traumatismes par mon histoire de vie. Séduire leur désir et leur passion pour les vaincre et soumettre leurs profondeurs » (11). Son étreinte est dangereuse et l’homme qui s’y aventure risque fort de s’y perdre : Je me trouve englouti parmi les restes des souffles, l’étreinte des ossements et la blancheur de la page. Mon souffle suit ses chemins, l’air égaré et la forme s’échappent. Comment dire ce que seul un roman peut dire ? Me regardes-tu, Najwa, avec cet air poétique, parce que tu me vois comme une fiction, une de plus ? (28-29) Personnage mi-monstre mi-humain à travers lequel l’homme s’égare, femme-serpent ou sirène chez Breton, Najwa/Nadja est devenue la Goule chez Rhida Smine et toute fuite est impossible : « Moi aussi j’ai voulu écrire un récit ! L’histoire de cette ville au présent autrefois jaillissant de force et de raffinement. J’ai tout raconté, sauf… un détail… La Goule c’est moi et je suis déjà chez toi » (59). Créature diabolique des folklores arabe et perse4, la Goule se nourrit de cadavres qu’elle déterre dans les cimetières et dévore les voyageurs perdus dans le désert qui cèdent à ses appels. Chez Smine, elle « vit dans la maison N.7, dans le grenier, et apparait tantôt sous forme d’un décérébré à peau bleuâtre dévorant des restes d’animaux, tantôt un être ni femme ni homme ni bête, ayant reçu d’importantes doses d’une radiation quelconque » (50). Elle se terre et guette sa proie, toujours prête à l’attaque : La Goule attaquait par-derrière, sautait du toit ou jaillissait du sol. Femelle étrange et déroutante appréciant la chair humaine, tueuse remplie de préjugés, recrutée par le Capital, superstitieuse très sombre, castratrice du désir des résidents qui habitaient les vastes 4 Al-ghoûla, l’ogresse, en arabe On la retrouve, entre-autre, dans les contes des Mille et Une Nuits. 356 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme complexes souterrains. Sensualité insatiable qui mangeait les cœurs ! Goule de cimetière avide de chair fraîche ! Affamée dévorant les corps ! (55) La Goule, c’est aussi la personnification du destin furieux qui ravage les hommes et leur environnement ; les hommes devenus « mécaniques » dans leurs actes quotidiens et fatalistes face aux catastrophes qui les frappent. Les accidents, les drames et les morts se succèdent dans une folle valse, avec une régularité métronomique. La mort fait partie de la vie, s’immisce dans le quotidien, le détruit, laissant la misère et la terreur dans son sillon et des centaines de cadavres derrière elle. À tel point, que « La morgue de l’hôpital est pleine à craquer » (55) et « [...] la liste macabre n’en finissait pas » (57). À ce sujet, Jacqueline Benahmed se demande « Quand l’équation de l’amour se résout dans le sexe et la mort, ou au contraire qu’elle se décline entre domination et dépendance par la soumission consentie. L’amour est-il crédible ?5 » Ici, entre les cadavres et les ordures, que vaut le pouvoir sultanesque, les blondes, les rousses, les brunes, les noires, les bronzées, les jeunes, les mûres, les paysannes, les citadines, les vierges, les perverses, les passionnées, les lingots d’or et d’argent ? Ouvre donc les yeux… ouvre-les donc par deux fois ! Ton regard reviendra vers toi, déçu et harassé. La mort est proche. Séparé à jamais des vivants par la boue et la dalle épaisse, à l’étroit dans une tombe, durement ligoté par des cordes invisibles, terrorisé par la folie des ténèbres, pétrifié et conscient. Comme tout être humain, c’est une certitude, tu seras enterré vif. La Goule avait faim malgré les accidents de la route. Une faim dévorant l’esprit, pulvérisant toute autre sensation, brûlant la chair, terrible envie qu’on ne pouvait mater, besoin vorace qu’on devait assouvir à n’importe quel prix. La faim devenait de plus en plus massacrante « J’ai faim… J’ai vraiment faim. Pour ceux qui partagent la même faim que moi, un seul cri de guerre : Manger ! Mangeeeeeeer ! ». (59) Najwa, tout comme la Nadja bretonienne, représente l’impossibilité de concilier rêve et bonheur6. Dans un monde ravagé par un constant chaos, la paix et l’amour ne seraient-il alors qu’utopies, ou bien le chaos serait-il nécessaire ? Car, comme Ridha Smine l’explique : « Le mystère du cri ! Que d’horreurs en deçà du cri… Celui qui n’a pas d’ennemis jamais il 5 Jacqueline Benahmed. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha SMINE. », 16 février 2012. http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1591 6 Breton. Nadja : « Se peut-il qu'ici cette poursuite éperdue prenne fin ?... Qui étions-nous devant la réalité, cette réalité que je sais maintenant couchée aux pieds de Nadia, comme un chien fourbe ?... Est-ce vous Nadja ? Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette vie ? Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? », p. 126. 357 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie n’avancera… là où il y a guerre il y a volonté de vie, là où il y a lutte il y a volonté d’amour et là où il y a désir il y a volonté de dévoilement » (61). Dans le cas de Breton, ce dernier a reconnu n’avoir jamais aimé Nadja, mais d’avoir ressenti pour elle de la compassion lorsqu’il apprit les détails de sa vie sordide (Nadja est une prostituée). La Najwa de Ridha Smine mène, elle aussi, une vie dissolue : elle a deux amants. Et pourtant, il existe une alchimie incroyable entre ces êtres qui se déchirent, une sorte de « compagnonnage magique » pour reprendre les termes employés par Alain et Odette Virmaux à l’endroit de Breton et de son personnage mythique7. Dans un cas comme dans l’autre, l’arrachement se produit de façon brutale. Chez Breton, la jeune Nadja est rejetée parce qu’elle a « démérité » (un terme qui revient souvent chez l’auteur). Chez Ridha Smine, Najwa commet l’irréparable et devient, instantanément, le « rejet » d’une société au ban de laquelle le crime qu’elle vient de commettre la place. « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » proclame Breton8. Pour lui, la création serait le résultat direct d’une sécrétion naturelle spontanée. Ainsi, Breton préconise-t-il une écriture naturelle, spontanée et sans relecture. Comme il l’explique dans « Point du jour », il est inutile de « corriger, se corriger, polir, reprendre, trouver à redire et non puiser aveuglément dans le trésor subjectif pour la seule tentation de jeter de-ci delà sur le sable une poignée d’algues écumeuses et d’émeraudes ». Le texte peut donc être lu comme un bildungsroman ou un récit de formation où Breton était non seulement en quête de Nadja, mais aussi à la recherche de lui-même. Ainsi, à sa question du « Qui suis-je ? », il a fait écho en répondant : « Tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je hante ? », ce qui laisserait à penser que Nadja surgit de son moi le plus profond tel un fantôme. Ainsi naît un texte au ton journalistique que l’on croirait presque débité à la manière d’un procès-verbal. C’est aussi un texte d’aspect « scientifique » (Ce que Breton prétendait) dont les séquences éclatées et sans lien nécessaire les unes avec les autres permettent à l’écriture et aux faits de se télescoper et de faire jaillir une autre dimension de la pensée et des faits qui sont relatés. Il s’agit d’une dimension magique, où l’imagination et la déraison ont toute leur place. On rappellera au passage la volonté de Breton que Nadja ne soit pas lu comme un roman, il avait des préjugés contre ce genre, tout comme il en avait contre la littérature en général, n’hésitant pas à annoncer, dans son Manifeste du surréalisme (1924) avec un plaisir certain la mort de « la littérature psychologique à affabulation romanesque » 9. 7 , Alain et Odette Virmaux. André Breton : Qui êtes-vous ? Lyon, La Manufacture, 1996. p. 25. 8 Breton. Nadja, p. 187. 9 Le Manifeste du surréalisme s'emploie d'abord à régler son compte à la description : « Et les descriptions ! Rien n'est comparable au néant de celles-ci ; ce n'est que superposition d'images de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses 358 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme De façon similaire, le texte de Ridha Smine apparait comme un roman d’apprentissage : « Dans quel combat secret, dans quels souvenirs ce désir-là est-il niché ? Pourquoi son visage me ramène-t-il, chaque fois que je le vois, à tant de peines, de souffrances ravageuses et d’angoisses secrètes ? Une histoire de vie entre neurones, social et culture… réparer le passé toujours singulier. Mes ancêtres appellent ça l’apprentissage » (10). Le texte laisse perplexe et est tout aussi inclassable. On y retrouve, en effet, les mêmes caractéristiques que chez Breton. Le texte de Smine est ardu à lire et encore plus complexe à décoder/déchiffrer. Ce texte peut-il être considéré comme un texte surréaliste et plus précisément comme une réécriture de la Nadja de Breton ? Pour emprunter des termes bretonniens, le roman de Ridha Smine semble relever d’un « automatisme psychique pur »10 qui rappelle l’écriture automatique surréaliste. Le texte est décousu, parfois obscur. Les mots coulent, alignés les uns à la suite des autres dans un parfait désordre. Rien ne semble combiné, pensé. Tout semble « automatique ». Texte labyrinthique qui se lit comme un roman policier ou un roman à cléfs, chaque chapitre, dévoile un aspect du drame, le tout sur fond de folie, d’amour fou, et de passion destructrice. L’affectif est à fleur de mots et la plume du narrateur vibre d’une sensibilité tout exacerbée. Le texte est habité des images du meurtre qui s’est produit et qui lui sert de toile de fond. On pourrait dire que le texte est « lancinant » ; il est hanté par les acteurs vivants et morts du drame qui s’est dénoué plus tôt. La force de la passion déstabilise Najwa et la plonge dans un état de profonde confusion où elle se déconnecte de la réalité et perd le contrôle avec la réalité : Qui va me sauver, moi, jeune bibliothécaire, des flammes ou des eaux ? Il m’a proposé à notre sixième rencontre de corps à corps de remonter avec lui le fleuve du désir à travers des voies sinueuses et souterraines, de se mouvoir dans les connexions complexes de nos neurones, afin que je puisse répondre à mes questions. (12) Najwa a peine à s’exprimer. Le langage verbal, porteur des valeurs masculines qu’elle prétend subvertir lui échappe. Elle veut raconter son histoire, mais en est quasiment incapable : « […] je vais écrire mon histoire. Personne ne peut vivre sans histoire », explique-t-elle (9). Mais le récit qu’elle nous livre est confus et les événements s’entre-chevauchant avec des anecdotes anodines en rendent la lecture difficile. Il y a, chez Smine tout comme chez Breton, un renouvellement de l’acte d’écriture. Chez l’un, comme chez l’autre, le spontané est au cœur de la cartes postales, il cherche à me faire tomber d'accord avec lui sur des lieux communs… ». André Breton. Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert, 1962, p. 19. 10 Il s’agit là de la définition bretonienne même du surréalisme. 359 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie création au même titre que l’expérimentation. Mais Smine va un plus loin et l’on retrouve dans son texte certaines caractéristiques du nouveau roman, notamment l’absence de véritable intrigue (il y a certes, le meurtre commis par Najwa au début du livre, mais la suite part un peu dans toutes les directions et nous offre un texte en étoile). La place de premier choix faite aux événements courants de l’actualité est aussi un élément que l’on retrouve dans le Nouveau Roman. La lecture du texte se doit d’être active et participante. En effet, le lecteur ne peut l’approcher sans avoir, au préalable, une certaine connaissance de la culture de l’auteur, car c’est elle qui permet au livre d’exister en tant que tel : Un ordre secret pour agencer les mots, si bien que je pourrais trouver un déplacement qui placerait mes lecteurs-ennemis en présence d’une fissure au sein même du réel, qui leur permettrait d’être saisis d’un sentiment face au vent. J’échangerais ainsi avec eux, les suggestions, les choses, les relations, les formes, les corps, les odeurs, les signes, les parfums, les désirs et les rêves. Ensemble, serions-nous enfin visibles dans ce spectacle que les débris et les luttes de la vie voilent ? (100) Dans Pour un Nouveau Roman, Robbe-Grillet rejette les notions d’intrigue et de nécessité des personnages11 au profit s’une interrogation sur le narrateur et sa place dans l’intrigue. Selon lui, « [r]essemblante, spontanée, sans limite, l’histoire doit, en un mot, être naturelle »12. Dans Les Choses (1965), Georges Perec nous invite, quant à lui, à découvrir comment les protagonistes du roman sont écartés au profit des objets du quotidien qui en deviennent, eux-mêmes, les vrais héros. Mal-être, angoisses, états d’âme, événements tragiques du quotidien sont véhiculés par un texte dont ils effacent les protagonistes et deviennent les éléments centraux. On retrouve la même chose chez Smine13. Comme il l’explique : « Cette familiarité entre les choses donne au récit son unité, beaucoup plus que l’enchainement des événements. Un jeu subtil entre lumière, écho et prochain dévoilement » (100). Le passage suivant illustre clairement cette façon de concevoir l’écriture : Énoncer le murmure que tant de désirs et d’angoisses habitent. Narrer les profondeurs inexplorées, les villes, les monstres et les 11 Alain Robbe-Grillet. Pour un Nouveau Roman. Paris : Editions de Minuit. 1963, 144p. . Robbe-Grillet va même plus loin en instant sur le fait que l’idée de portrait psychologique (à la manière de Zola, Balzac, ou Flaubert) est dépassée. « Raconter est devenu proprement impossible », écrit-il dans Pour un nouveau roman, p.31. 12 Ibid., p. 30. 13 On se souviendra d’Histoire de Claude Simon (1967), collage de souvenirs mêlant l'Histoire et l'histoire personnelle de l'auteur, dont la ponctuation ignore volontairement les règles orthographiques et typographiques. 360 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme rêves des personnages. Exploiter la connotation, la métaphore, l’intertextualité et la mise en relief… interroger les produits de la civilisation dominatrice, l’État, le groupe, la famille, la communauté et les vagues modernes. (99) Acte de déchiffrement et de saisissement, la lecture est un travail d’équipe entre l’auteur et son lecteur : Il s’agit de regarder les mondes souterrains qui nous guettent et de prêter l’oreille aux effarés. Écouter… oui, être capable d’écouter ! Le récit dans la ville c’est la rencontre des personnages portant en eux une part de la nuit, attendant ce qui n’est pas encore nommé, parlant de ce qui est en cours de formation, cernant les mensonges et les dévoilant tout en restant à l’écoute du frémissement de la raison, lisant le Coran et refusant les testaments. Des personnages qui palpitent, expérimentent, émigrent et s’approchent des blessures… Être, de nouveau… (100) La déconstruction du roman traditionnel, tel qu’on le connaît, est totale chez Smine, qui qualifie d’ailleurs son texte, non pas de roman, mais de nouvelle14. Novateur, son style devient le lieu d’une expérimentation de l’écriture et remet en question les fondements du roman traditionnel. Mais cet exercice n’est pas sans tension ni danger. Si l’éclatement des codes et l’écriture sont libérateurs, ils sont aussi source d’angoisse, car « [s]emblable au corps, le récit s’amuse à habiter les limites obscures entre la mort et la vie, le mouvement circulaire et les forces ennemies, la personnalité de base et les relations qui fuient, la tension entre le Je et ses strates, le NOUS et ses références » (99). Quelques pages plus loin, Smine se demande : Écrire, est-ce une action pour se débarrasser des « créatures » afin qu’elles n’agressent pas l’auteur qui couve ses besoins dans ceux de ses personnages ? Cette écriture est-elle le résumé d’un texte absent ou nié ? Citations en embuscade ou syndrome de Frankenstein ? Raconter est-il un amusement avec la « magie » pour celui qui vit avec la police à ses trousses ? Se perdre dans la pratique du brouillage ! Une résistance face à la folie, face au gouffre… . (101) L’acte d’écriture est aussi cathartique : « Je ne la couche sur le papier que pour mes fantômes » (93). Jacqueline Benahmed15, explique le rôle de 14 « J’écris cette nouvelle pour moi-même, et j’espère sincèrement que jamais elle ne tombera dans les mains d’un quelconque lecteur, qu’il soit imbécile ou lâche. Je ne la couche sur le papier que pour mes fantômes » (93). C’est moi qui souligne. 15 Benahmed. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha SMINE », 16 février 2012. http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1591 361 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie l’écriture comme « Initiateur, acteur de la renaissance, l’auteur conjure le sort par le verbe. Il a vocation d’exorciste. » C’est lui qui, grâce à sa plume, relate, commente, anticipe et dénonce. L’écriture est en cela puissante : Cerné par l’horreur, le visiteur lecteur se perd et sent toute confiance se rétracter, l’abandonner. Mais, pour se sauver, y a-t-il d’autres choix que d’affronter son histoire et la réalité ? Avec la perception, la sensibilité aigüe de l’écrivain, l’auteur met en scène les maux de l’humanité pour les rendre visibles, lisibles. Avec un style puissant, des mots qui choquent et frappent comme des poings, des situations d’où toute malice n’est pas absente, Ridha Smine en dessine les reliefs, les décrypte. Il nous place face au miroir, les yeux dans notre vérité, et guide notre prise de conscience, nous obligeant à choisir notre camp dans un monde binaire16. Face aux horreurs de ce monde, le silence est impossible, car comme il le proclame : « Les mots sont mon destin, le silence est l’abri qui me séduit, mais […] je ne pourrais l’habiter » (20). Car le rôle de l’écrivain est aussi d’interroger, de remettre en question, de sonder et d’aider celui qui le lit à percevoir autrement, à ouvrir les yeux, à voir au-delà des certitudes des codes établis (sécurisants, car familiers) auxquels l’être humain se confine. « Tout récit est une mémoire agissante », écrit Smine, qui poursuit : « Mais en fait de quel désir veux-je parler : de l’irruption du douloureux dans l’heureux ? Au cœur du rituel se terre l’angoisse » (10). Smine souhaiterait que la littérature maghrébine se libère des préjugés et stéréotypes occidentaux qui l’entravent. « Les récits s’enchevêtrent, luttent ou font de l’échangisme ! Comment le social se fond-il dans l’esthétique sinon en dévoilant le refoulé, et donnant à l’oubli sa voix maghrébine ? » (TL, 99) Dans le chaos du monde et la littérature mondiale, il faut que la littérature maghrébine brise ses chaines et trouve sa voix, car comme il l’explique : Le récit maghrébin n’est pas une subjectivisation du romantisme oriental ni « la transmission » de ce que les visages pâles voudraient écouter à propos de nos femmes au hammam, ou quand elles sont supposées être battues, de même il ne serait pas la pseudo-connaissance qui s’exhibe. La Nouvelle Maghrébine c’est de l’écriture sauvage. Le récit inflige aux choses des coups lancinants et acides, une pluralité de narrateurs qui transpercent les voiles. Un réel brisé qui offre des failles desquelles surgissent le trouble et la joie. (100) 16 Ibid. 362 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme C’est à l’auteur d’insuffler une dose de réalité à la littérature maghrébine en la débarrassant de ses attributs occidentaux et en lui redonnant une couleur locale, sans artifices, aussi chaotique cette dernière soit-elle, car seule « [l] » arène du récit donne vie au territoire exilé, refoulé, habité, effacé… et nous fait don des impressions, des cauchemars, des blessures saignantes, des rêves, des merveilles, des rapaces, de la dérision subtile et du retour de l’étonnement individualisé » (100). Jacqueline Benahmed explique : Au cœur de toute question naît le pouvoir de la réponse apportée, de celui qui apporte la réponse, bonne ou mauvaise. C’est le maître mot : pouvoir, l’armature de tous ces récits : pouvoir de l’homme sur la femme, ou l’inverse, pouvoir du politique sur le peuple, ou l’inverse, de l’homme sur la nature ou…l’inverse…. Quel que soit le lieu où il prend sa source, dans l’apparente beauté de la planète bleue, il dépasse souvent à celui qui le détient. De moyen, il devient fin. Mais l’homme est un être surprenant. Et quand le tyran se penche sur lui pour recueillir dans la plus malsaine des jouissances son dernier souffle, la peur de la peur disparaît : l’homme ne craint plus rien et emporte avec lui dans la mort son oppresseur. Avec humour. Contre-pouvoir ! La démocratie, le moins imparfait des modes de gouvernement naît dans la douleur17. L’auteur est amené à remettre en question le sens même de la vie. L’homme a été déshumanisé par la violence, la guerre, la haine et les extrémismes. Smine dénonce l’attitude fataliste des Arabes face à ce chaos et se demande : « […] pourquoi la catastrophe, chez les Arabes, qu’elle soit individuelle ou collective, ne produit-elle pas de la connaissance, mais de l’attente ?! » (33). Le chaos dans les rets duquel l’homme est pris devrait être source d’enseignement (« Quel usage une société fait-elle de son passé ? », 15) et le refus d’être victime passe par une prise d’action, cependant, Smine constate que « La majorité vit pour manger, déféquer, sortir et rire. Corbeaux avec des haut-parleurs à la télé et des centaines de morts aseptisés pour ménager la ménagère, comme il s’agit des autres ce n’est pas si grave que cela, juste le dire autrement, et mouiller le tout puis oublier » (21). C’est au peuple de se lever et de s’ériger tout entier contre les injustices et le refus de la fatalité doit passer par une participation active aux affaires du pays. Selon Smine, l’un des premiers actes de rébellion est le vote aux élections, car voter c’est s’exprimer et faire entendre sa « voix » : « Ceux qui n’ont pas voté le 23, je leurs dirai ceci : La démocratie, c’est comme la femme, elle se donne à celui qui la poursuit et non à celui qui la regarde 17 Ibid. 363 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie passer dans la rue sans même lui dire un mot ! Votez, la prochaine fois »18, s’exaspère-t-il. Cette participation active doit s’étendre aux intellectuels du pays qui, selon Smine, ont trop longtemps adopté une attitude instinctive et vis-à-vis desquels l’auteur ne cache pas sa désillusion : Les intellectuels tunisiens abîmés comme ils sont dans les bons sentiments d’une laïcité francophone un peu trop figée. Attachés dans la résignation et le double langage des droits de l’homme. Pourquoi déranger leur sommeil ?! Ils ont renforcé les murs aux alentours de leur modernisme de supermarché, et depuis l’aube du 24 octobre, on n’entend plus qu’un lourd et bavard silence 19. Le danger est omniprésent. La menace de la perte d’identité personnelle et collective, le risque de la dilution de son identité dans le chaos du monde, qui planent sur l’être humain poussent ce dernier à se demander si l’avenir est possible (Benahmed20). Le texte de Smine est une réflexion sur la vie et le destin (la fatalité) auquel nul n’échappe jamais. C’est aussi une critique vive de la société et ses abominations, contre lesquelles l’écriture reste encore le meilleur moyen de faire face : Le plus urgent c’est d’écrire, écrire nos soucis, nos inquiétudes, nos illusions, nos lacunes… peu importe le genre du texte, le style… sinon cette attente est stérile. (15-16) Réflexion poétique et philosophique profonde sur la condition humaine, le texte de Smine dénonce son mal-être dans une société minée par la violence : Le Mal redevenu cauchemar. […] l’appartenance et la perte des repères, la menace d’une indescriptible expérience. Le désir démolit la quiétude, la tord. Cette réalité-là, ce présent collectif, je ne peux m’en défaire. Un tableau d’épines me hante au quotidien. (15) C’est une critique acerbe des siens que nous offre Smine, qui s’indigne non seulement de leur attitude fataliste, mais aussi de leur ignorance et des abus et manipulations politiques dont ils sont victimes au quotidien : Que peuvent faire des ignorants dans un monde où le savoir est la seule arme ?! Les défauts, l’agressivité, la stupidité mentale, l’indélicatesse, la grossièreté… sont par trop visibles chez mes 18 Ridha Smine. « L’Espoir ou le bidet ». Article paru en ligne le 19 novembre 2011. Consultable sur http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1540 19 Ibid. 20 Benahmed. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha SMINE », 16 février 2012. 364 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme compatriotes. C’est dégoûtant. Dès que je compare avec d’autres profils, d’autres peuples, je me dis : pourquoi tant de défauts qui agressent les yeux et les oreilles ?! (17-18) Pour lui, il n’y a qu’une seule solution : « Comprendre et voir […]. Comprendre et livrer combat. Croire et agir » (73), car sinon « [q]ui racontera l’histoire ? Les pauvres, les rejetés, les affamés, les bannis, les frustrés, les misérables ? » (74). C’est à l’homme de se réveiller et de prendre en main son destin et de rompre avec la facilité des assertions et faire que le dialogue soit une exploration de ce lieu secret en soi, à partir duquel nous pourrions construire un autre monde différent de celui que nous connaissons. (74) Alors, dans cet abominable chaos, comment redessiner le monde, ou du moins, y trouver sa place ? Cette revendication toute surréaliste, hante le texte, car : « Chaque individu de mon peuple, comme moi-même, a le droit de vivre en paix, de prier Dieu qui n’a ni associé ni fils ni un groupe élu quoi qu’il fasse, de jouir de la vie, de s’entraider, d’être respecté et de ne pas être souillé ni rabaissé, ainsi que le droit à la sécurité. » (TL, 95). Dans un monde pris dans l’affreux tourbillon de la violence gratuite, la paix ne serait-elle qu’un rêve inaccessible ? L’homme se tourne alors vers Dieu, source d’espérance : « Il faut chercher dans le religieux le fondement d’une éthique individuelle, elle aiderait à supporter la douleur de la solitude », nous explique Smine (18), car « Quand Allah est notre interlocuteur intime, les épreuves prennent sens une fois prises comme moments, et comme énigmes sur la ligne du temps du récit personnel » (19). Mais l’homme trouvera-t-il ce qu’il cherche dans la religion ? Chez Smine, « Seule l’aventure du verbe « Iqraâ » et ses conséquences, quête du sens, donner de la voix… rendent la vie supportable dans son immédiateté » (19). « L’écrivain doit accepter avec orgueil de porter sa propre date, sachant qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre dans l’éternité, mais seulement des œuvres dans l’histoire ; et qu’elles ne se survivent que dans la mesure où elles ont laissé derrière elles le passé, et annoncé l’avenir » écrit Alain RobbeGrillet21. Motif poétique ou femme tangible ? Najwa échappe jusqu’au bout du récit à toute interprétation et à tout saisissement, mais laisse, indélébile, sa marque sur le récit et donne le ton à ce que réserve l’avenir. Ennemi ou ami, où se place le lecteur à la croisée du texte ? Texte, hors-normes, Tout Lecteur est un ennemi se place naturellement dans une nouvelle vague d’écriture originale en ce début de XXIème siècle. 21 Robbe-Grillet. Pour un nouveau roman, p.10. 365 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BENAHMED, Jacqueline. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha SMINE. », 16 février 2012. http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1591 BRETON, André. Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert, 1962, 363 p. _________. Nadja, Paris, Gallimard, 1964. 187 p. ROBBE-GRILLET, Alain. Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de Minuit, 1963, 147 p. SMINE, Ridha. Tout lecteur est un ennemi, Paris, L’Harmattan, coll. Lettres du Monde Arabe, 2011, 101 p. __________ 2011. Consultable sur http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1540 366 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Bernadette REY MIMOSO-RUIZ Institut catholique de Toulouse France On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir ZIED, un « Tunoche » au pays des droits de l’homme La Tunisie, ce troisième état du Maghreb, distingue sa littérature de celle de l’Algérie et du Maroc ne serait-ce que par la nette domination de l’écriture en arabe par rapport à l’expression francophone. Il n’en demeure pas moins que des écrivains de grande valeur ont porté haut le flambeau de la langue française depuis les premiers temps du protectorat de 1881 jusqu’à nos jours1. Si l’on en croit un article publié dans Babelmed, le renouveau de la littérature maghrébine repose sur la liberté d’expression linguistique que la journaliste Nadia Khouri-Dagher nomme « Nouvelle Andalousie » à propos d’écrivains qui élisent actuellement le français bien que la page du colonialisme ait été tournée et rappelle qu’il ne s’agit ni d’une allégeance à l’ancien colonisateur, ni de traîtrise envers ses racines. Elle précise qu’au contraire : […] face à un islamisme montant dans ces pays, qui, comme le nazisme dont il partage bien des traits, prône une identité « pure », unique, centrée sur l’arabe et sur la langue sacrée du Coran figée depuis des siècles, écrire en français devient un acte de résistance, une manière de s’ancrer dans l’universalité, et non dans des « racines » que certains voudraient uniques2. Si ces propos étaient éclairants en 2009, ils prennent toute leur dimension actuellement après la révolution du jasmin qui voit dans la vie politique grandir l’influence de principes d’un islam rigoureux. Une nouvelle génération se lève pour revendiquer la mémoire historique et culturelle d’une nation qui a, depuis la nuit des temps, été confrontée à la variété des apports culturels et s’est ainsi forgée une identité spécifique. 1 Cf. Tahar Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb suivi de Réflexions et propos sur la poésie et la littérature, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 24-27. 2 Cf. Nadia Khouri-Dagher, 13/02/2009. 3 Bakir Zied renoue avec la démarche de Kateb Yacine en inscrivant nom à la manière maghrébine. Sans doute une façon de se placer dans une lignée littéraire. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Bakir Zied3, réside en France depuis plus de six ans et s’est fait connaître dans le faubourg Saint-Germain de manière assez originale en transposant une technique de marketing et de publicité à la vente de son premier roman4 On n’est jamais mieux que chez les autres5. Le titre en est audacieux, espiègle et provocateur en détournant un dicton qui affirme exactement l’inverse6. La première de couverture est révélatrice de sa démarche avec une insertion aux allures de slogan publicitaire « Le premier roman de celui que l’on nomme déjà le "dealer de littérature" ». Cependant, il serait insuffisant de s’arrêter à ces mots accrocheurs et déroutants dans leur assimilation de la littérature à une drogue, alors qu’une attention spéciale devrait être portée au décor sur lequel se détache le portrait de l’auteur. Il s’agit d’un cimetière fort évocateur. En effet, si l’on se réfère aux difficultés rencontrées par le héros Zénon, durant les premiers temps de son séjour à Paris, il vient à l’esprit deux références littéraires. La première rejoint une nouvelle de Naguib Mahfouz L’amour au pied des pyramides7, où, à bout de ressources, le personnage finit par se loger dans une tombe, et la seconde n’est pas sans rappeler l’aventure d’un jeune écrivain russe, exilé en France, dont l’obtention du prix Goncourt en 1995 a enfin fait reconnaître le talent. Andreï Makine8 a confié s’être abrité au Père Lachaise à son arrivée à Paris. De cette manière, Bakir Zied se place sous le double parrainage du dénuement et d’un succès à venir. Composé de chapitres courts, porteurs de titres suggestifs, le roman manie l’autodérision et l’ironie pour s’achever, sans pathos sur un contrôle d’identité, crainte suprême des immigrés clandestins. Le destin de Zénon semble scellé car « en bon Tunoche fidèle au principe, il n’opposa aucune résistance mais en perdit son latin » (174) et son expulsion apparaît probable. La clausule demeure ouverte et chaque lecteur pourrait poursuivre le récit s’il n’y avait l’intervention de l’auteur se réclamant de l’idée de la contribution des lecteurs satisfaits de l’ouvrage, comme un consommateur 3 Bakir Zied renoue avec la démarche de Kateb Yacine en inscrivant nom à la manière maghrébine. Sans doute une façon de se placer dans une lignée littéraire. 4 Voir la critique – acide – de Salim Jay à ce propos (Le Soir, 28 mai 2012 (http://www.lesoirechos.com/bakir-zied-et-abdallah-badis-deux-facons-detre-soi-chez-les-autres/culture/51958/) et la vidéo sur le site You tube où Bakir Zied explique sa démarche (http://www.youtube.com/watch?v=fCCCmqTbOMQ). 5 Bakir Zied. On n’est jamais mieux que chez les autres, Paris, Encre d’Orient, 2012. 6 Bakir Zied, certainement à son corps défendant, prend le contrepied des propos de Guy Dugas : « Tous les voyageurs l’attestent : il est difficile de ne pas se sentir chez soi lorsqu’on arrive en Tunisie », Tunisie rêve de partages, textes choisis et réunis par Guy Dugas, Paris, Omnibus, 2005, p. 7. 7 Naguib Mahfouz. L’amour au pied des pyramides, recueil de nouvelles traduites de l’arabe par Richard Jacquemond, Aix-en-Provence, Sindbad, Actes Sud, 1999. 8 Andrei Makine a demandé l’asile politique en 1987. Son premier roman est paru en 1990. Pour Le testament français, il a reçu le Prix Goncourt, le prix Médicis et le Goncourt des lycéens en 1995. 368 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied laisse sur la table du café une pièce en reconnaissance du service : « J’aimerais voir s’instaurer la coutume, chez les lecteurs qui sont contents d’un livre, d’envoyer à l’auteur un petit cadeau en argent liquide […] » (175). Cette boutade rappelle un ouvrage de Cyril Connoly9 nommément cité et le place dans la lignée de cet écrivain, connu pour son sens du constat acide. Ainsi le roman s’ouvre-t-il sous l’égide d’un Voltaire confiant dans la nature humaine et se clôt sur la double désillusion de l’impossible égalité entre les hommes et l’inutilité de l’écriture. Le renvoi aux deux Zénon qui ont traversé la philosophie présocratique et socratique constitue un clin d’œil destiné à souligner le paradoxe de l’immigration pour ce qui est du Zénon d’Élée et la rigueur des conditions de vie pour le second, Zénon de Citium. Mais l’allusion pour être éloquente n’en est pas pour autant le diapason du ton dominant du roman. Bien au contraire. Placé sous l’égide voltairienne dont le Candide serait devenu un Zénon tunisien, le roman s’emploie à raconter comment traverser la Méditerranée sans anicroches pour fuir un roi-tyran et échapper à une lente mort civique. L’Eldorado élu sera la France et sa capitale, espace de tous les fantasmes de liberté au pays de Danton et des droits de l’homme. Le « royaume des Tunoches » qu’il quitte avec un empressement non dissimulé au prétexte de poursuivre ses études, est dévoilé avec l’ironie du conte philosophique. Le roi Zaba, dans lequel on reconnaît sans peine le président Ben Ali, déposé depuis la révolution du jasmin10, est présenté avec une distance et une fausse ingénuité : Un homme mystérieux qui ne se montrait guère, lisse et trapu comme une colline. On disait de lui qu’il n’avait pas un cheveu blanc sur le crâne malgré son âge avancé […]. Cependant de mauvaises langues répandaient que Zaba utilisait pour ses cheveux blancs la même politique de camouflage qui était en vigueur face aux soucis du Royaume. Les Tunoches n’y voyaient que du feu. Du beau travail d’Arabe. Rien dans les mains. Et sur les mains ? Du sang ? Allons donc. (10-11) Le ton polémique est donné sous l’aspect d’une candeur enfantine dont le rappel du conte du Roi nu11 renforce l’innocence et la spontanéité, tout en soulignant la vérité patente. Quitter le pays semble donc l’unique solution pour ne pas se joindre au troupeau, garder sa dignité et sauver sa liberté. Le thème de l’émigration prend donc une tournure pittoresque bien 9 Cyril Connoly. [Enemies of Promise 1938, revu en 1949], Ce qu’il faut faire pour ne plus être écrivain, traduction d’André Delahaye, Paris, Les Belles Lettres, 2011. 10 De décembre 2010-janvier 2012. Ben Ali prend la fuite le 14 janvier 2012. 11 Il s’agit en fait Des habits neufs de l’Empereur de Hans Christian Andersen publié en 1837 et plus connu sous le titre du « Roi nu ». 369 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie éloignée des récits présents dans la littérature maghrébine à la gravité dramatique. On n’est jamais si bien que chez les autres retrace le parcours quasiment picaresque d’un étudiant avide de liberté en trois étapes : « La caverne de Zaba » dresse un portrait au vitriol du royaume des Tunoches tandis que l’exil se veut aller « Vers la lumière ! Car la lumière est douceur et beauté12 » Ce paradis fantasmé de la Ville-Lumière s’achève dans l’expression de la réalité la plus cynique « Expulsez-les haut et court ! », version moderne de la sentence de pendaison dans l’usage médiéval. Dans ce raccourci saisissant se résument les espoirs, les illusions et les déconvenues des candidats à l’immigration et traite de manière ludique une situation d’où le tragique n’est pas absent. Paris Ville Lumière Fuir la Tunisie, le royaume de Tunoches aux accents argotiques13, est déjà se projeter dans l’univers parisien. L’attraction pour Paris appartient à l’imaginaire tunisien depuis le milieu du XIXe siècle où « les modernistes tunisiens entreprennent des voyages en Europe conscients qu’ils étaient du caractère urgent des réformes à apporter à l’état de la régence de Tunis14 » et qui se poursuivra à l’époque contemporaine en figurant dans de nombreux ouvrages comme espace de liberté ouvrant sur tous les possibles. Pour Zénon, arriver à Paris représente « un petit pas pour l’humanité mais c’est un grand pas pour moi » dit-il en parodiant la célèbre phrase de Neil Amstrong posant le pied sur la lune le 21 juillet 1969, tant « son » Paris est attaché à ses lectures et à l’image qu’il s’en est faite selon Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Balzac et Flaubert. Ce n’est pas en vain que l’homme de Ferney est convoqué dans l’article « Égalité » du Dictionnaire philosophique justifiant sa décision de s’exiler : Parmi les ouvrages qu’il embarque, Le Dictionnaire philosophique, dégoté chez un bouquiniste de la vieille ville. Il l’ouvre à l’article Égalité pour lire une énième fois cet extrait qu’il connaît par cœur, refrain d’une vie : « […] à l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d’être reçu partout avec l’air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs monsignori n’ont ni plus de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s’ennuie d’être quelquefois dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre ? Celui de s’en aller ». (17) 12 La citation de Abou el Kacem Chebbi, poète national tunisien, place le texte sous le signe de la rébellion et de la lutte contre les dictatures, Aux tyrans du monde [Ela Toghat Al Alaam, ]ﺍﻝﻯَّﻁﻍﺍﺓَّﺍﻝﻉﺍﻝﻡ, publié en 1934. 13 Le suffixe « oche » appartient au registre argotique et familier. 14 Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb…, p. 59 et suiv. 370 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied Contrairement à certaines références citées, le texte de Voltaire est retranscrit dans son intégralité, soulignant ainsi l’influence toujours actuelle des philosophes des Lumières, porteurs des idées révolutionnaires dans un pays « qui s’était défait de son roi il y a des lustres » (12). L’attirance pour la France et surtout pour sa capitale, est largement partagée même par les représentants officiels du régime, comme en témoigne l’entretien de Zénon avec le doyen de sa faculté : « Vous serez dans la plus belle ville du monde, vous verrez Parris est une femme fatale, il vous faudrra beaucoup de courrage pour vous extirrper de ses bras. J’ai moi-même fait mes études làbas… » (32). Le chapitre « Monsieur le Tunoche » qui relate cet entretien se présente comme la projection d’un possible futur repoussé ardemment par le jeune homme. L’image du doyen cristallise tout ce que rejette Zénon : la soumission au régime, la corruption et une apparence dont il détaille le ridicule et le dégoût qu’elle lui inspire : Trois mois auparavant, Zénon avait été convoqué par le doyen de sa fac qu’il surnommait « le bide » à cause de sa panse qui le devançait d’au moins cinquante centimètres ; elle devait contenir toute sa ferveur au Parti. Sa fonction lui imposait le port du costume intégral. Pour mettre une touche personnelle ; il portait une cravate avec une pochette assortie, et étalait avec du gel les cheveux qui lui restaient sur le crâne. (27) Un dialogue imaginaire illustre le refus de devenir une copie de ce personnage soumis qui a étouffé ses velléités de justice : Écoute, c’est moi le vendu. Quand j’avais ton âge, au temps ancien du tyran Bougre-Bas, j’avais les mêmes ambitions que toi, je rêvais d’un monde plus juste, nous étions un groupe de jeunes barbus imbibés de valeurs inflammables, hélas trop peu nombreux, nous ne faisions pas le poids contre le chitan15. (30) S’il rappelle les illusions perdues de la jeunesse et les compromis concédés pour se frayer un chemin dans la société, ce dialogue fantasmé marque aussi la présence souterraine de l’islamisme que Bourguiba et après lui, Ben Ali, ont maintenu en marge de la politique. Bien que l’auteur affirme avoir écrit son roman avant la révolution du jasmin, il apparaît que les forces vives du religieux fondamentaliste ne pouvaient que resurgir après la chute du Président. Le choix de Zénon s’en trouve justifié, pris entre la dictature et l’intégrisme, sa fuite s’explique pleinement. En contraste, la France se dessine comme un espace idéal au « parfum de liberté » (38) nourri des souvenirs de lecture parmi lesquels Zénon convoque « Voltaire, Rousseau, Montesquieu et Cie » (30) et se sent devenir 15 Le chitan désigne le diable. 371 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie un nouveau Rastignac (38) qui sera, lui aussi, fasciné par les grandeurs et victime des misères de la vie parisienne. La chute sera d’autant plus dure que les rêves ont été longuement entretenus par un imaginaire collectif résultant de la colonisation et des récits enjolivés des immigrés qui reviennent dans leur famille. La chimère de l’émigration D’autres avant lui se seront égarés dans ces méandres fallacieux, à commencer par Tariq, prénom évoquant le premier guerrier ayant franchi le détroit de Gibraltar, Tariq ibn Zyad, dont il n’est que la très pâle copie. À ce moment, le roman quitte à peine l’ironie pour la retrouver très vite, pudeur pour écarter l’ombre des disparus : « […] des milliers de tiers-mondains pour qui le rêve européen est une idée fixe et qui sont prêts à tout pour quitter leurs terres ingrates, quitte à y laisser la peau. Leur chemin est jonché de cadavres, de portés disparus, de mères désespérées et de poissons se pourléchant les babines » (101). L’épopée de ce Tariq-là sera moins glorieuse que son illustre modèle mais retrace les multiples astuces utilisées pour émigrer et le cheminement accompli pour parvenir en France. Tout commence par la tentation distillée par la vue des immigrés de retour « accueillis en fanfare dès ports et aéroports » (102), suivent les offres des passeurs aux chômeurs en déroute, puis les errances entre Kiev, Istanbul, Athènes, Milan, Bari, Milan, Vintimille, Nice et enfin Paris. Ce parcours hasardeux et semé d’embûches relève d’une filière secondaire, plus longue que la traversée par la mer mais qui présente l’avantage d’utiliser la libre circulation de l’espace Schengen avant de conquérir l’autre pays de la liberté : l’Angleterre. Pour ceux qui parviennent à s’installer, la vie qui les attend laisse grandir la nostalgie des origines en les transformant en bête de somme : Ces gens réduits à une simple force de travail vivent par cycles ; ils se tuent à la tâche dix à onze mois l’année devenant ainsi des immigrés aussi bien chez eux que dans leur pays d’accueil, et ils s’en vont se ressourcer auprès de leur famille les quelques jours qui restent. (146) Le pays de Cocagne perd très rapidement son prestige, à commencer par l’effondrement de deux préjugés favorables : la réussite sociale par l’émigration et la solidarité familiale. Lorsque Zénon est accueilli par le Cousin, il constate que l’homme est bien éloigné du flambant conquérant que l’été ramenait au pays et que son soutien, si ardemment annoncé, ne représente plus que des paroles envolées. En cela, l’auteur dénonce la légende qui entoure l’exil, nourrie d’une part par les immigrés qui reviennent de temps à autre apporter la preuve du bien-fondé de leur départ sous forme 372 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied de mirifiques cadeaux, et, d’autre part, par l’envie admirative de ceux qui sont restés au village : Ces immigrés sont enviés dans leur pays d’origine où ils sont souvent considérés comme une classe supérieure ; le monde moderne, la technologie vorace, le luxe, la liberté ! Alors si un Zénon débarque dans leur vie, viole le secret et constate qu’ils pataugent en bas de l’échelle, forcément, il gêne. (42) Plus encore, il met à jour l’un des stratagèmes pour quitter le pays en toute légalité par la voie du mariage avec une parente née en France, ce qui autorise de facto l’accession à une carte de séjour et favorise l’obtention éventuelle de la nationalité de son épouse. Un certain cynisme entoure ce regard porté sur le phénomène migratoire ainsi qu’un rejet des générations qui en résultent : « Tiens, voilà du beur » (41) disait-il en voyant sa lointaine cousine, dans une plaisanterie héritée du refrain militaire de la Légion étrangère « Tiens, voilà du boudin »16. L’usage en Tunisie d’un terme déjà dévalorisant en France comprend à la fois un mépris certain et une indicible envie. Dès ce moment, Zénon perd ses illusions et constate que les valeurs essentielles qu’il avait reçues dans son enfance ont disparu dans la traversée de la Méditerranée : Cousin était là pour rendre service parce que c’est la famille et la famille pour un Tunoche, aussi troupoïste soit-il, c’est sacré […] La camionnette essoufflée freine devant un grand bâtiment qui ressemble à un poulailler géant. (43) Il sera seul, car l’hospitalité légendaire fait largement défaut et loin de Paris, puisque « arrivé à Trouille-su-Noise » (43) le Cousin l’abandonne, la conscience en paix. La sollicitude familiale s’arrête aux portes d’un foyer dont une chambre a été libérée par un compatriote retourné au pays pour la période du ramadan. Bakir Zied prolonge l’ironie jusque dans la définition de la banlieue, dite du « quatre-vingt-treize », où il a échoué et dont il concentre les stéréotypes par l’invention d’un toponyme mettant en évidence la crainte de ses habitants et les violences qui s’y déroulent. Le ton se veut léger pour dire le revers de l’émigration et dénoncer les conditions de vie indignes dont pâtissent ceux qui ont cédé aux chants des sirènes. Paris, « femme fatale », certes, mais la séduction y est moins figurée que ne le sont les poisons qu’elle distille. 16 Marche officielle de la Légion qui date de 1850. Il faut y voir un rappel ludique de la colonisation. 373 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Misères parisiennes Un tableau sinistre des institutions, une vision sans concession de la misère des laissés-pour-compte de la société se dessinent à travers plusieurs personnages. Thierry jeté à la rue après un licenciement, sa descente dans l’alcool et la solitude que Zénon résume en une seule phrase assassine avant de lancer un dérisoire précepte : « L’érémiste heureux n’aura rien à envier au milliardaire heureux, qui, contrairement à l’érémiste, aura plus de mal à conserver son bonheur » (52). La peinture de ce microcosme qu’est le foyer pour « z’imigris » (44) retrace la hiérarchie qui s’y installe où l’argent, à l’identique de la vie quotidienne, domine. Là, toutes les nations se côtoient de manière plus ou moins harmonieuse, et l’on y rencontre aussi des « Français de sang pur » (70). Zénon s’improvise médiateur dans une querelle qui oppose un Français à un Africain et joue avec les mots pour ne pas céder au désespoir17 : « Un Français et un Africain étaient à deux doigts de s’empoigner. Le premier était en ire, tandis que le second ripostait par le rire » (148). Il laisse entendre toutefois que la xénophobie, exacerbée par l’indigence, se trouve recueillie par les partis de droite que ce soit le Front National dont il est question à plusieurs reprises, soit nommément désigné (102), ou, par simple allusion, dans les pratiques du ministre de l’intérieur du moment, Brice Hortefeux (109, 170). Le racisme latent se devine entre les lignes dans le contrôle d’identité (174), mais la dérision de son destin fait qu’il ne peut même pas se prévaloir de sa différence pour être retenu dans un casting autour de l’affaire Medhi Ben Barka. Les stéréotypes sur l’ancienne métropole que Zénon a transportés existent aussi pour les Français à propos des Maghrébins : « Mais on cherchait des têtes de Maghrébins, et lui avec ses yeux vert-gris-bleu et ses cheveux châtain-brun-blond et sa peau mi-mate de primate ... ni harissa ni moutarde. On n’avait pas voulu de lui » (130). Les immigrés ne sont pas les seuls à souffrir. Le jeune Rudy, dont il est uniquement dit qu’il est un « SDF sans papiers bien que français-nosancêtres-les-gaulois » (132) reçoit rebuffades et insultes des passants qu’il interpelle. Peu à peu, il perdra la raison et connaitra un destin tragique dans un acte d’autodestruction qui sera entériné comme un banal fait-divers : « Personne ne put arrêter le forcené. Les secours étaient arrivés trop tard et le trouvèrent sans connaissance gisant dans une mare de sang. Le mur campant sur sa décision, Rudy se résolut à se faire hara-kiri. Le lendemain on parla de la disparition d’un jeune SDF » (154). La « femme fatale » annoncée se transforme au fil des pages. De la séductrice il ne reste que l’impossibilité de lui échapper et la destruction qui 17 Attitude qu’il exprime plus clairement à propos des malheurs de Thierry : « Zénon […] se presse de rire de tout cela de peur d’être obligé d’en chialer » (61) où l’on distingue une allusion à Alfred de Musset à propos du Misanthrope : « Quelle mâle gaieté, si triste et si profonde/ Que lorsqu’on vient d’en rire on devrait en pleurer », « Une soirée perdue » in Poésies Nouvelles, 1836. 374 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied en résulte. Une forme de ghoûla18 des temps modernes qui prend les hommes au piège de ses filets pour les conduire à la mort. Celle-ci revêt l’aspect de « La grande Dame » allégorie nouvelle de la faucheuse baroque que Zénon voit s’approcher de lui avec un calme apparent et un détachement quasi clinique. Il en fait un portrait atypique sous l’aspect d’« une dame d’un certain âge, bien en chair, souriante et toute de rose vêtue. Cela ne faisait que la rendre encore plus cruelle » (150). La dégradation progressive de son état est notée avec dérision et application par étapes : la condition d’étudiant qui a été son laisser-passer sera rapidement abandonnée à la fois pour des raisons matérielles et une inclination à se poser en observateur plus qu’en acteur. Les sujets les plus graves sont toujours traités avec une distance et un humour dans lequel perce des échos de la nokta égyptienne19. Alors que le réduit où dort Zénon est envahi de cafards, il laisse libre cours à son imagination et rêve « de rassembler tous les dictateurs de la planète » (156) puis se met à les interroger : Alors, mon Zaba, une devinette pour te changer les idées : Sais-tu quelle est la différence entre une démocratie arabe et l’orgasme d’une actrice de porno ? Hé bien y’en a pas tous les deux sont simulés. Tu ne trouves pas ça drôle ? Moi non plus. Et toi Kacadafi, peux-tu me dire quelle est la différence entre un chef d’état arabe et un pit-bull ? Voyons, imbécile, le pit-bull peut lâcher prise. (156) Le tableau que Zénon trace de la société française ne comporte aucune concession. Réaliste et vif, le constat d’une ville en décomposition envahit rapidement le texte qui plonge dans les dédales du métro où l’on distingue l’allusion aux égouts de Paris lorsque Jean Valjean les traversait pour sauver Marius : À l’origine les conduits du métro parisien étaient prévus pour faire office d’égout. Aujourd’hui cela revient au même sauf que la merde circule dans des rames et que les rats ont des sacs de couchage. (55) 18 Cf. Edgard Weber. Petit dictionnaire de mythologie arabe et des croyances musulmanes, Paris, Entente, coll. « Mythologies » 1996, p. 138. 19 Voir Amr Helmy Ibrahim. « La nokta égyptienne ou l’absolu de la souveraineté », in L’humour en Orient, Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, N° 77 78, Aix-enProvence, Édisud, 1996, pp. 199-212. Il donne en conclusion la définition suivante de la nokta : « […] un trait de souveraineté et de souveraineté absolue qui soit donnée à l’homme. Côté esprit, côté langue avec cette dernière identité que l’individu retient dans une façon de dire l’unique histoire du monde et de sa propre vie dont il reconnaisse la validité et la légitimité » p. 211. 375 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Nonobstant ici, l’acidité de Céline a remplacé la sublimation hugolienne dans le grouillement des individus et l’étalage de la misère. Les deux chapitres consacrés au métro portent des titres révélateurs « Merde ! » et « Dix manchots mendient un dimanche chaud», version pitoyable du virelangue célèbre des « chaussettes de l’archiduchesse » et marque de manière ludique la facilité à trébucher de chaque individu. Si le premier chapitre est partiellement consacré à relever l’aspect de fourmilière des stations de métro, l’indifférence de la mégapole laisse percevoir un soupçon de nostalgie des traditions ancestrales : Qu’il est loin le village des aïeux où l’on ne croise une âme qu’une fois par semaine. Ho ho ! Bonjour bonjour ! Comment va-t-y ? Et la famille ? Et les enfants ? Et les bêtes ? Votre vache a mis bas ? Dieu est généreux, venez-donc boire un thé… . (56) Les salutations simples et naturelles qui accompagnent toute rencontre dans les campagnes et l’attention portée à la personne illustrent, en contrepoint, la déshumanisation de la capitale où « il y a toute la solitude que vous ne trouvez pas dans le désert » (55). Le thème n’en est pas nouveau mais la mimesis des salamalecs maghrébines retracée dans cette évocation lui apporte une couleur particulière, restituant la détresse des immigrés plongés d’une société de la parole vers un monde de silence et d’individualisme. Lorsque la question de l’isolement se dessine, Zénon note combien est grande la misère sexuelle, en parfaite conscience d’enfreindre un tabou, tant aux yeux de la société française crispée dans son déni, qu’à ceux des immigrés eux-mêmes formés à l’interdit de l’évocation du sexe. Malek Chebel considérait il y a vingt ans que la sexualité appartient au « trois structures fondamentales de l’imaginaire arabo-berbère et musulman » et en constitue « le tabou absolu de la société arabe d’aujourd’hui20 ». En parler demeure difficile mais, si l’on en croit Zénon, les faits sont quant à eux parfaitement intelligibles : Les couleurs de femmes qu’il croisait dans l’escalier en état de coquetteries et qui semblaient attendre on ne sait qui et qui disaient « Banjou’ » en montrant les dents, auxquelles Zénon répondait amusé « Bajou’ ça va ? » en dévalant les marches, savaient, en fait très bien qui elles attendaient. Zénon avait lu dans un autre magazine que des Africains envoyaient leurs femmes « travailler » en Europe ; eh bien ce sont elles. Elles viennent faire l’escalier. (101) 20 Malek Chebel. L’imaginaire arabo-musulman, Paris, P.U.F. coll. « Sociologie d’aujourd’hui », Paris, P.U.F., 1993, p. 383. 376 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied Un autre visage de la prostitution apparaît avec le personnage de Lola dont la présentation se colore de dérision par la citation de L’Éducation sentimentale. Du vapeur glissant sur la Seine aux toilettes d’un café et de l’inaccessible Madame Arnoux à la jeune femme réclamant « une clope », la distance est grande et « Ce fut comme une apparition » (134) en dit long sur la déconvenue de Zénon. Néanmoins ce personnage lui inspire poèmes et rêves bleus dans une inaltérable confiance en la vie qui le conduit jusqu’à la clinique psychiatrique où elle est en traitement. De cette anecdote, il retient la fragilité des êtres, leur vide existentiel et octroie à Lola le nom très signifiant de « Aimée Renfol » (139). L’allusion au dîwân du grand Majnûn21 est perceptible : Le fou de Laylâ sublime l’amour à l’identique de Zénon idéalisant un temps Lola qui se révèle un succédané bien prosaïque de la belle bédouine. Toutefois, l’humour ne perd pas ses droits, même dans une déception sentimentale dont il tire une leçon sur le comportement humain : « Comme à chaque fois qu’une opportunité nous file entre les doigts, son amour pour elle se mua aussitôt en dépit » (139). Dans le traitement du centre névralgique qu’est le métro à Paris, Bakir Zied s’arrête à des saynètes prises sur le vif. Ainsi voit-on le discours débité par un professionnel de la mendicité, du moins ainsi semble-t-il présenté, discours retranscrit et commenté par le narrateur pour en dénoncer les artifices « Je m’excuse de vous déranger par une si belle journée (il pleuvait) » (63). Zénon qui a conservé son sens de l’humour ne peut réprimer un rire aussitôt condamné par les voyageurs : « Zénon ignorait qu’il était interdit de rire dans le métro » (63). La mention de l’interdit du rire, proscrit par les autorités ecclésiastiques médiévales au nom de l’exemplarité du Christ qui, selon le Nouveau Testament, n’aurait jamais ri durant sa vie terrestre22, défait le truisme du français bon vivant et du « gai Paris ». Le grotesque et le carnavalesque23 sont convoqués, pour peindre les intrusions des mendiants qui, tels des bouffons, jettent à la face des citoyens au-dessus de tout soupçon la précarité de leur existence : « Pas problème vous n’avez pas argent, problème vous tous comme la mort » (64) ou étalent leurs plaies à la vue de tous. Le regard que Zénon porte sur eux est dépourvu d’empathie et il se fait l’écho des rumeurs en détaillant les divers moyens employés pour la mendicité, allant jusqu’à rapporter : « Ainsi le mendiant des Champs21 Majnûn. Le Fou de Laylâ, traduction et annotations d’André Miquel, Aix-en-Provence, Actes sud Sindbad, 2003. Le poème de Zénon rappelle ceux rassemblés dans « Plaintes et reproches », pp. 267-312. Lola s’avère une version occidentalisée et pervertie de la femme aimée si l’on se souvient de Lola Montez ou, plus encore, de Lola chantée par Jacques Demy (Lola, 1961). 22 Voir à ce propos Bernard Sarrazin. « 2000 ans de sérieux ? Bilan du rire chrétien », in Deux-mille ans de rire, Actes du colloque international, Besançon, Presses universitaires Franc-comtoises, 2002, pp. 19-29. 23 Selon les distinctions opérées par Mikhaël Bakhine. L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1982. 377 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie Elysées a-t-il, selon une rumeur bénigne, une villa et une grosse voiture chez lui dans un pays perdu de l’Europe de l’Est » (65). Il est bien évident qu’il reprend la thématique de la xénophobie ordinaire et des préjugés qui circulent par la vox populi. Ce mendiant de l’Europe de l’Est symbolise l’une des populations dans la ligne de mire des autorités : les Roumains. Derrière ce commentaire cynique ; le lecteur débusque l’allusion aux évacuations des campements des tsiganes dont la brutalité avait mis en émoi toutes les associations se réclamant des droits de l’homme. Néanmoins, le ton demeure indéfinissable et l’influence voltairienne pourrait laisser croire à une adhésion à ces dires « Mendiant professionnel s’il vous plaît. Vingt ans de métier » (65). On se rappelle ce qu’écrit Voltaire à propos de la mendicité : « Tout pays où la gueuserie et la mendicité est une profession est mal gouverné24 », ce qui laisse entendre que la France telle que la découvre Zénon n’a rien de commun avec l’idée de prospérité et de justice qu’il pouvait en avoir depuis son pays natal. De l’éloge de la paresse Mais a contrario du philosophe, Zénon trouve une certaine noblesse à cette situation. En effet, le renvoi à Albert Cossery sollicité par la vue d’un « quémandant […] complètement absorbé par la lecture d’un bouquin et semblait ignorer le monde autour de lui, jusqu’à sa sébile […] » (66) évoque Gohar25, le philosophe devenu mendiant qui conserve une dignité exemplaire dans les dédales des ruelles du Caire, après s’être dépouillé des artifices de sa vie antérieure. Cossery lui-même dans ses entretiens avec Michel Mitrani précise le sens du titre Mendiant et orgueilleux : C’est tiré d’un adage égyptien. La phrase exacte, en deux mots, en arabe, c’est : « mendiant et qui pose ses conditions. » Un mendiant en Egypte à qui vous donnez une piastre, il vous disait « Non, non, garde ça pour toi, tu en as besoin… » C’est-à-dire, qu’est-ce que c’est, une piastre ? il n’en voulait même pas. Donc, c’est de là que vient le titre26. La mention de l’écrivain égyptien, si atypique dans le paysage littéraire27, se prolonge dans la suite du roman jusqu’à tisser un réseau dans lequel l’esprit de ce marginal de l’écriture éclaire toute la démarche du roman. Si le parallèle se dessine entre Le Caire, Al Qahira, la triomphante, et 24 Voltaire. Le Dictionnaire philosophique portatif, article « Gueux ». Albert Cossery. Mendiants et orgueilleux. [1993] Paris, Joëlle Losfeld, 2004, Gohar en est le personnage principal. 26 Michel Mitrani. Conversation avec Albert Cossery, Paris, Joëlle Losfeld, 1995, p.45. 27 Des éléments biographiques sont réunis à la fin de l’ouvrage de Raymond Espinose. Albert Cossery, une éthique de la dérision, Paris, Orizons chez L’Harmattan, 2008, pp. 75-78. 25 378 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied La Ville Lumière28, qui ne sont pas si éloignées de Tunopolice dont la misère relève de la responsabilité et de l’imposture des gouvernants, la présence de Cossery dépasse ce constat. En effet, la vie de l’écrivain est particulièrement révélatrice d’un mode de pensée dans lequel la matérialité n’a pas sa place et d’une manière de vivre qui fait fi de toutes les conventions. Zénon semble subjugué par cet exilé de génie qui a vécu toute sa vie dans un petit hôtel et dont il fait un modèle : À Saint-Germain-des-Prés, Zénon chercha l’hôtel où vivait depuis 1945 Albert Cossery. Plus de soixante ans dans la même chambre d’hôtel. Qui dit mieux ? Ami d’Albert Camus, de Henry Miller ou de Lawrence Durell, Albert Cossery les a tous enterrés. Son secret ? Il se lève tous les jours à midi, démentant ainsi la sagesse populaire qui voudrait que la vie appartienne à ceux qui se lèvent tôt. « Je ne suis pas venu en France pour travailler » disait-il. (Il était venu faire des études mais n’en a rien fait). (85-86) Cependant, l’attraction de Zénon repose davantage sur l’éloge d’une paresse particulière que sur l’œuvre elle-même. En cela il rejoint les propos tenus par l’écrivain : Ensuite le mot « paresse » est mal compris dans les pays d’Occident, parce que, pour ces pays, paresse veut dire presque stupidité, et ce n’est pas cela du tout. Pour moi, la paresse, c’est une forme d’oisiveté. Indispensable à la réflexion. C’est pourquoi en Orient on trouve des prophètes, des sages29. Zénon se projette dans l’avenir comme une figure légendaire dans la lignée de Cossery qui ne vécut que pour écrire, à son rythme, sans tenir compte des obligations matérielles. Le Rastignac convoqué à son arrivée dans la capitale, n’est plus qu’un souvenir. Le goût de l’oisiveté contemplative se rallie à la quintessence de l’otium, cette attitude du « loisir » comme expression de la profonde liberté qui permet de saisir le sens de ce qui nous entoure et s’oppose au negotium, activité de rentabilité. Zénon s’affirme donc comme homme libre, en opposition au monde consumériste dont il dénonce les égarements. Cela confirme le choix de son départ de Tunisie en déclinant l’offre d’une bourse gouvernementale qui l’aurait enchaîné, d’une part au Parti30, et d’autre part, à une obligation de résultats et de retour au pays : « Il prenait ça pour de la charité et il aurait 28 Dans l’enthousiasme de son arrivée, Zénon décline toutes les appellations données à Paris par des écrivains. Qu’il complète ainsi : « Une ville impitoyable, quand ce n’est pas un tremplin, c’est un précipice (Zénon) ». p. 48. 29 M. Mitrani. Conversation avec Albert Cossery, p. 108. 30 Le Néo Socialisme Nestourien puis le Rassemblement Constitutionnel Démocratique à partir de 1988. 379 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie fallu adhérer au Parti. Il n’y a pas mieux pour apprendre à nager que de se jeter à l’eau, et si la galère est un passage obligé, qu’il en soit ainsi, pensaitil » (33). Dans cette conception de la liberté, se retrouve également les traces de la sagesse traditionnellement attachée aux peuples méditerranéens31 et signe ainsi une reconnaissance de ses racines. Saisi par l’inutilité de ce qu’il apprend, comme Gohar l’a été de ce qu’il enseignait, Zénon se livre à une critique de l’enseignement universitaire et qualifie le professeur de « coq brailleur » (74) et les étudiants de « greffiers » (75) avant de décider de ne plus poursuivre ses études, renonçant ainsi à une future carrière de pédagogue. Son choix se place sous l’égide de Brassens : « Et tant pis pour "les braves gens (qui) n’aiment pas qu’on suive une autre route qu’eux" » (75), autre marginal qui avait élu une forme d’oisiveté. Les horizons culturels des deux rives de la Méditerranée se mêlent et ponctuent le roman tout entier par de multiples références littéraires. Des dangers de la superstition Celles-ci ont forgé sa personnalité et l’accompagnent dans tous ses actes. Il renvoie à Jules Renard en citant son Journal32 lorsque son cousin le chasse définitivement de son existence. En effet, bien que laissé à l’abandon, Zénon n’en demeure pas moins sur surveillance quant à son respect de la religion. Visiblement peu enclin à obéir aux règles majeures de l’islam, il partage la nourriture de son colocataire et s’entend reprocher d’avoir bu de la bière et « mangé du halouf » ! Circonstances aggravantes en plein cœur du mois de ramadan ! C’est comme s’il était mort. Famille ou pas, il y a des limites à ne pas dépasser, bon débarras, il n’avait qu’à rester chez lui » (91). Outre le fait que le Cousin ne lui a pas été d’un grand secours, cette quasi malédiction marque pour lui l’inanité d’une religion crispée sur des principes et qui s’arrête aux apparences. S’en suit un pastiche des sourates très iconoclaste dans l’esprit des Versets sataniques de Salman Rushdie33 et se conclut sur le titre du roman de Tahar Ben Jelloun évoquant les prisonniers de Tazmamart : « Et ma porte -si jamais j’en ai une- te sera toujours ouverte, /Malgré cette aveuglante absence de lumière34 qui t’accable » (95). 31 Il faut noter que le jeune SDF, Rudy, exprime une conception chrétienne quand il déclare « l’esprit est une maison et que le corps l’habite » (70) ce qui devrait être exprimé sous la forme inverse, a contrario de Platon qui sépare le cheval blanc de l’esprit du cheval noir du corps. Cette insertion met en avant les résidus mal assimilés des empreintes véhiculées par les religions. 32 Jules Renard. Journal 1897-1910, Paris, Actes sud, coll. « Babel » 2008, Le texte cité date 1903. 33 Salman Rushdie. Les Versets sataniques, [The Satanic Verses, London, Viking Press, 1988], traduction de A. Nasier, Paris, Christian Bourgois, 1989, La fatwa lancée à Zénon est une version euphémisée de celle dont fut victime l’auteur britannique. 34 Tahar Ben Jelloun. Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Seuil, 2001. Ce récit qui reprend le témoignage de Aziz Binebine a été contesté par les survivants du bagne, en 380 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied Provocation, évocation des exactions des dictatures et revendication d’une liberté de parole, de pensée et d’action, tel se présente ce passage qui s’élève contre la présence d’un islamisme intolérant et démonstratif car « la piété ne se mesure pas à la longueur de la barbe » (93). Plus pittoresque, mais tout aussi mordant, est le portrait du vendeur de brochettes « 100% halal […]. Il se disait musulman à 100 % parce qu’être musulman, c’est au pourcentage. Zénon ? Voyons voir … bip bip bip, même pas la moyenne, t’iras rôtir en enfer ! » (113), dans lequel Zénon retrouve la verve voltairienne dans la présentation du pèlerinage à La Mecque : Voir La Mecque et mourir. (La croyance populaire veut que quiconque meurt en pèlerin est directement expédié au paradis, sans même passer par la douane. Il est donc probable que les bousculades rituelles du hadj soient provoquées par des pèlerins qui pensaient duper Dieu en maquillant leur suicide en mort accidentelle. (114) L’article « Superstition » du Dictionnaire philosophique n’est pas loin et Zénon pousse le raisonnement jusqu’au syllogisme pour défaire la rigidité du fondamentalisme et tenter d’éclairer Ibrahima, le vendeur de brochettes : Si ceux-là veulent pratiquer leur religion comme au bon vieux temps, eh bien qu’ils ne se servent plus de kalachnikovs, de voitures, de téléphones portables, de montres à quartz et tutti quanti parce que tout cela n’existait pas au bon vieux temps de nos ancêtres les califes et qu’ils ressortent leurs sabres et leurs pursang et tous au front ! Le malentendu, vois-tu, vient du dogme mal assimilé que la religion est valable pour tout temps et en tout lieu. (116) En cela Zénon s’apparente à sa manière aux défenseurs d’un Islam adapté à son temps35 et non à un puritanisme obsolète qui relève de la violence et, par conséquent, se trouve en totale opposition avec l’enseignement du Coran. Déplacées dans la banlieue où sont majoritairement cantonnés les immigrés, ces théories conservatrices prennent une dimension dangereuse que l’ironie balaie d’un revers, sans toutefois espérer modifier le cours de leur avancée. Si la piété naïve est stigmatisée, l’autre visage des quartiers considérés officiellement comme « difficiles » est également présent dans la courte séquence du chapitre intitulé « Un air de famille36 » qui met en scène sa rencontre avec « un particulier par Ahmed Marzouki. Tazmamart. Cellule 10, Paris, Paris-Méditerranée, coll. « Documents, témoignages », janvier 2001. Aziz Binebine écrit Tazmamort, en 2009. 35 En particulier son compatriote tunisien Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l'islam, Paris, Seuil, Paris, 2002. 36 Il faut y lire l’allusion au film éponyme de Cédric Klapish, 1996. 381 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie "rebeu" rebutant aux airs "chelou" » (127) qui lui propose un joint. L’omniprésence de la drogue et les trafics qui en résultent sont donc évoqués dans un registre en adéquation avec le réel du langage où le verlan côtoie des notions directement issues de la culture arabo-musulmane. Ainsi est-il question de « haram » pour désigner l’interdit du cannabis, et du juron « wallah » pour marquer l’étonnement : la présence islamique est clairement affirmée mais les mots vidés de leur contenu sont utilisés mécaniquement. La Goutte d’Or, parangon du quartier originel des immigrés, est également scrutée par Zénon, bien loin de la poétique dont Michel Tournier avait pu l’entourer37. Il y trouve des pickpockets et un marabout peu inspiré lui prédisant qu’il « est paumé et malchanceux » (97) alors qu’il vient de lui confier avoir été victime de joueurs de bonneteau. Ce jeu, attaché depuis les origines à l’escroquerie et à la clandestinité, l’attire car il est naïf mais aussi parce qu’il croit se retrouver dans la peau du Joueur de Dostoïevski pris du désir de défier le sort : « Il découvrit ainsi que la tentation vient du désir de taquiner le sort -outre l’appât du gain facile- et que la dépendance vient du désir de prendre sa revanche sur le mauvais sort qui l’emporte toujours. » (96) De la littérature avant tout Le lien qui s’établit entre les réminiscences littéraires et le réel appartient à son apprentissage et représente la finalité du roman. Les intertextes destinés à mettre en relation sa culture francophone qu’il nomme « le service après-vente de la colonisation » (127) et la confrontation à une dure réalité est soulignée par le narrateur dès les premières pages : « Il venait de quitter une planète pour atterrir dans une autre. Un véritable voyage dans le temps. Il lui faudra quelques mois pour s’adapter à sa nouvelle « vie » et dépasser le troc de civilisation » (43). Ce rappel détourné de l’ouvrage polémique de Samuel Huntington38 s’il insiste sur les écarts entre les deux rives de la Méditerranée, laisse ouverte l’interprétation d’une intégration qui se ferait dans l’abandon de la culture originelle. Or, le roman, bien que notant des écarts d’un pays à l’autre, constate avant tout la chimère d’une France paisible, heureuse et libre qui appartient avant tout à la littérature. Zénon arrive à Paris imprégné des textes lus et la tête emplie des références dans lesquelles il place ses espoirs, mais très vite la littérature devient une compagne de misère pour finalement demeurer la seule drogue dont il se réclame : « il n’avait pas besoin de pétarder pour partir dans les nuages parce qu’il avait sa drogue personnelle » (128). À chacune des situations, il évoque un auteur, un personnage, une citation. Ainsi, comme il a été vu, sont nommés Voltaire, Jules Renard, mais aussi Gandhi dont il 37 Michel Tournier. La Goutte d’or, Paris, Gallimard, 1985. Samuel Huntington [The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996] Le choc des civilisations Paris, Odile Jacob, 1997. 38 382 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied reprend la définition de la démocratie extraite de Tous les hommes sont frères39. Ce panthéon personnel, fruit de sa passion pour la lecture prend valeur de résistance si le lecteur se souvient que l’entrée des ouvrages au royaume des Tunoches est fermement contrôlée : La douane veillait au grain et filtrait les entrées plus que les sorties. Dans son collimateur, les livres, ces petites bestioles qui vous gangrènent l’esprit la noble fin était d’empêcher qu’il n’entre quelque pensée en contrebande dans la caverne de Zaba, susceptible d’y introduire une quelconque lumière qui dissiperait l’ignorance des habitants. Laquelle ignorance était indispensable au rayonnement de sa Majesté. (34) 39 Mohandas Karamchand Gandhi. Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1969, p. 239. 383 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie BIBLIOGRAPHIE BAKHINE, Mikhaël. L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1982. BEKRI, Tahar. 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Comme le rappelle Raphaël Baroni, le pathos est en mesure d’ouvrir des perspectives temporelles, parce que le futur ne devient présent (ne trouve son actualité) que lorsqu’il se gonfle de menaces ou de promesses incertaines, et le passé ne nous habite que lorsque nous prenons conscience qu’il recèle des zones d’ombre, dont l’irrésolution continue de nous affecter1. En effet, la narration ne s’achève pas dans la représentation d’actions, elle se manifeste d’abord par l’exploration des possibles. La réticence, qui vise à la production d’effets (de surprise, d’attente, de curiosité), l’ouverture à des interprétations possibles, pas nécessairement nommées, la présence dans le fil du texte de la désignation d’autres textes, les changements de narrateur, participent de cette complexité narrative. À cette évidence, il faut aussi ajouter que dans des contextes sociologiques et politiques de déliaison et de dépression, liés à des situations de marasme, de répression et de blocage, l’attente d’un jour nouveau se fait d’autant plus pressante, et correspond à une demande sociale maintenue en général sous le boisseau. Mais le roman ne saurait tenir ces considérations comme des évidences : son souci est de ménager les effets d’attente, car les personnages ne sauraient savoir que les événements auront eu lieu, à la date de publication du roman, et l’histoire, pour devenir roman, va alors se manifester comme la résultante des conflits entre les histoires individuelles, 1 Franco Passalacqua et Federico Pianzola. « Intrigue artificielle, intrigue naturelle et schèmes cognitifs. Entretien avec Raphaël Baroni », Enthymema, 2011, No 4, pp. 51-64. Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie puisqu’opprimés et bénéficiaires de la situation sont évidemment en opposition. La Tunisie de la décennie 2000-2010 présentait cette caractéristique de blocage et de demande sociale, mais que la répression de nature dictatoriale rendait quasi mutique. C’est cette situation que raconte et décrit le roman d’Azza Filali, publié en 2012 par la maison Elyzad. Ce n’est pas tant alors un roman prémonitoire qui révèle des lendemains à venir et qui chanteraient, que le constat d’un verrouillage généralisé de la société que publie l’auteur dans l’après coup des événements de décembre 2010 à janvier 2011 qui ont conduit à la fuite du président dictateur et ont déclenché l’espoir d’un renouvellement social sans doute comparable à celui qu’avait suscité l’indépendance du pays en 1956. Mais pour le lecteur, c’est bien dans cette porosité entre le texte du roman et son extériorité que la discordance narrative fait sens. Je cite encore Raphaël Baroni : ce débordement du logos qui fonde l’intrigue lie le destin de cette dernière à la question fondamentale du pathos. Le pathos narratif découle précisément […] de l’écart entre ce qui est connu et une alternative : ce qui arrive d’inconnu, ce qui pourrait ou aurait pu arriver2. Le roman d’Azza Filali raconte un de ces possibles, dont l’interprétation par les personnages qui le vivent vient informer alors l’interprétation de ce plan de l’histoire qui est extérieur au roman. Or dans le roman, ce sont justement les discordances entre une évidence placée sous le regard et le hors-champ de ce regard qui constituent le moteur même du récit. Il s’agit bien pour les protagonistes de parvenir à localiser une Tunisie réelle, avec ses contradictions, comme ses mémoires concurrentes. Le titre déjà renvoie à cet espoir : Ouatann, translittéré en Patrie, mais qui dans cette graphie en fait peu commune3 est déjà pour le lecteur d’expression française le signal d’une charge renouvelée de ce dont un tel nom peut être porteur. Mais en même temps, il fait clignoter une alerte : le passé n’est pas soldé, et des parts d’ombres, des armoires remplies de spectres sont toujours là, qui n’ont pas reçu la lumière de la catharsis. La patrie, ici, est quand même en mauvais état. Restons-y un instant, car le terme de patrie n’est pas indifférent, quoique quelque peu usé par les acceptions et les revendications dont il a été l’objet. Il faut relever que la traduction ne saurait supporter les mêmes effets de sens, en particulier la référence à la paternité, qui a subi des avatars divers dans le contexte franco-français, et en Tunisie, à l’évidence. La patrie comme entité dont l’État a la sauvegarde est en effet une référence courante du discours nationaliste bourguibien. Pourtant, les signifiés ne sont pas équivalents : le terme ouatann semble avoir une extension différente de celle 2 3 Ibid., p. 56. Watan, comme le nom du quotidien algérien, est d’un usage plus familier. 388 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Yves Chemla – Hétérotopie et discordance narrtative dans Ouatann de Filali du mot patrie. C’est d’abord le lieu que l’on habite et où l’on est né. C’est un lieu et plus précisément une terre. Le lien avec le pays, bilad, est moderne. Ouatann se charge en effet pendant les luttes pour les indépendances d’une dimension affective et épique, à travers poésie, chants et hymnes nationaux en particulier. Il ne porte donc pas la même charge que le mot patrie, qui implicitement renvoie à la lignée des pères, et qui change de genre dans ses représentations courantes, ce dont l’expression mère-patrie, en français, qui désigne le pays dont une colonie dépend peut traduire le trouble et l’inconséquence. Pourtant semble se manifester, selon plusieurs informateurs, la dimension identitaire : ouatann serait la terre des racines. C’est alors celle qui est désirée dans l’exil. C’est la terre dont manque la présence, voire la perception sensorielle et sensuelle. Et l’auteur de préciser : « Ce mot va au-delà du pays et du territoire. Il exprime une valeur très intime et très forte qui a un lien avec le “chez moi” »4. Et ce n’est sans doute pas tout à fait un hasard que le roman s’ouvre par une dédicace à la mère de l’auteur, Saïda Filali. Présentation d’Azza Filali Azza Filali écrit et publie depuis 1990, tout en menant une carrière de médecin gastro-enterologue, et d’enseignant-chercheur de cette spécialité. Progressivement, une œuvre a vu le jour, et la voix d’Azza Filali s’est donnée à entendre, devenant celle d’un écrivain majeur de la Tunisie. Les titres récents (Chronique d’un décalage, Tunis, Mim, 2005 ; L’Heure du cru, Tunis, Elyzad, 2009 ; Ouatann, Tunis, Elyzad, 2012), ainsi que la présence de l’auteure dans des ouvrages collectifs, confirment cette reconnaissance, malgré la désaffection de la lecture en Tunisie même5. Il faut aussi noter qu’Azza Filali s’intéresse de près au discours philosophique, et qu’elle a repris il y a peu un cursus universitaire à Paris, consacrant un mémoire de mastère à « Foucault, lecteur de Descartes ». Azza Filali est également l’auteure d’une chronique sociale et politique dans le quotidien en langue française La Presse, et sur le site de ce journal, près de 230 textes sont disponibles à la lecture6. Le roman Le titre du roman d’Azza Filali prend alors une tournure énigmatique, dès lors que l’on considère le synopsis. Le roman réalise la rencontre de plusieurs personnages dans une maison dressée face à la mer, à proximité de Bizerte. Les protagonistes couvrent le spectre social tunisien, des couches 4 http://geopolis.francetvinfo.fr/le-regard-dune-romanciere-tunisienne-sur-ses-concitoyens8931, entretien avec Laurent Ribadeau Dumas (consulté le 30 septembre 2013) 5 « Tous les personnages deviennent magiques quand on les écrit' : entretien avec Azza Filali », propos recueillis par Yves Chemla. (http://www.culturessud.com/contenu.php?id=756). 6 http://www.lapresse.tn/ (consulté le 30 septembre 2013) 389 Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170 Créativité littéraire en Tunisie populaires désœuvrées, survivant dans la précarité et les marges de l’économie informelle, le chômage comme un emprisonnement7, à l’espace de la brillance affairiste, en passant par les classes moyennes, en perte de repère. Construite à l’époque du Protectorat par un Français, Jacques Lambert, et qui y est demeuré après l’Indépendance, elle a été acquise par un commerçant Tunisois, Si Mokhtar, qui s’en désintéresse à l’époque de l’histoire. Mehdi, le fils à qui elle était destinée vit désormais au Canada et ne revient que rarement voir ses parents. De dépit, le père a « exclu de sa vie ce fils apatride »8. C’est la fille, Michkat, qui en a désormais la charge. Proche autant qu’elle peut de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle est avocate, quadragénaire, divorcée, et écœurée par les pratiques du cabinet qui l’emploie : le roman s’ouvre par le récit d’une réunion de travail entre elle et un promoteur prêt à mener une opération immobilière juteuse, tout en se parant de l’éclat de la citoyenneté. Le patron demande ensuite à Michkat de prendre en charge les transactions avec sa propre épouse en vue d’un divorce. Le second protagoniste de l’histoire s’appelle Rached. Titulaire d’un « emploi sans âme » (48) dans la fonction publique, marié tristement, nageur énergique et joueur de poker, il est subitement embauché par Mansour, un ami réapparu un soir, pour un emploi mystérieux et grassement rémunérateur de garde du corps. Il est chargé tout d’abord de trouver du côté de Bizerte une maison isolée. C’est celle dont Michkat a désormais la charge, qu’il choisit, grâce à la complicité de son gardien, Sleim, homme à l’esprit quelque peu dérangé, et surtout aviné. Sa femme Saadia, qui prépare la cuisine pour Rached et celui qui va arriver, ses deux fils - « l’aîné ne rate plus une prière, le second rôde tous les soirs sur le port », espérant voguer vers Lampedusa (83) - et celui du cadet, Ashraf, qui est en quelque sorte le guide de Rached dans les recoins de la maison, complètent le décor. Avec l’arrivée de Naceur, ingénieur emprisonné pour des malversations sur des calculs de béton et qui a été relâché prématurément, le tableau est complet. L’enjeu, pour les commanditaires de Rached, est de parvenir à obtenir de Naceur des calculs équivalents à ceux qui avaient précipité sa chute, et de lui faire croire qu’alors il pourra être exfiltré. Le roman raconte le quotidien de plusieurs semaines de cette vie de confinement, que Rached rompt par des baignades intenses et Naceur par de longues marches le long de la mer et à aider Achraf dans ses travaux d’écolie