créativité littéraire en tunisie

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créativité littéraire en tunisie
Sous la direction de
Najib Redouane
CRÉATIVITÉ LITTÉRAIRE
EN TUNISIE
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Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170
CRÉATIVITÉ LITTÉRAIRE
EN TUNISIE
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COLLECTION « AUTOUR DES TEXTES MAGHRÉBINS »
dirigée par :
Najib REDOUANE
CSU- Long Beach
États-Unis
Yvette BÉNAYOUN-SZMIDT
Université York-Glendon
Canada
Ouvrages déjà publiés dans cette collection :
.Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, Najib Redouane
(s. la dir. de), Paris, Éditions L’Harmattan, 2008, 352 p.
.Vitalité littéraire au Maroc, Najib Redouane (s. la dir. de), Paris, Éditions
L’Harmattan, 2009, 371 p.
.Voix et plumes du Maghreb, Lahsen Bougdal (s. la dir. de), Paris, Éditions
L’Harmattan, 2010, 140 p.
.Diversité littéraire en Algérie, Najib Redouane (s. la dir. de), Paris, Éditions
L’Harmattan, 2010, 302 p.
.Lecture(s) de l’œuvre de Rachid Mimouni, Najib Redouane, (s. la dir.de)
Paris, Éditions L’Harmattan, 2012, 229 p.
.Où en est la littérature « beur » ? Najib Redouane, (s. la dir.de) Paris,
Éditions L’Harmattan, 2012, 369 p.
.Qu’en est-il de la littérature « beur » au féminin ? Najib Redouane et
Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de) Paris, Éditions L’Harmattan, 2012, 444 p.
.Les écrivains maghrébins francophones et l’Islam : constance dans la
diversité. Najib Redouane, (s. la dir. de), Paris, Éditions L’Harmattan, 2013,
460 p.
.Femmes Arabes et Écritures Francophones : Machrek-Maghreb, Rabia
Redouane, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, 304 p.
.Les Franco-Maghrébines autres voix/écritures autres. Najib Redouane et
Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de) Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, 465 p.
Illustration de la couverture :.
© Sylviane de Roquebrune
© Éditions L’Harmattan, Paris, 2015
5-7 rue de l’École Polytechnique, 75005 Paris
http:∕∕www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-343-07992-9
Licence accordée à Wafa Bsaïs Ourari [email protected] - ip:78.47.27.170
Sous la direction de
Najib REDOUANE
CRÉATIVITÉ LITTÉRAIRE
EN TUNISIE
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Autres ouvrages publiés par l’auteur de ce volume :
Ouvrages de critique
•Les Franco-maghrébines autres voix/Écritures autres. Najib Redouane et Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de)
Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2014, 465 p.
•Les écrivains maghrébins francophones et l’Islam : constance dans la diversité. Najib Redouane, (s. la
dir. de) Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2013, 460 p.
•Qu’en est-il de la littérature « beur » au féminin ? Najib Redouane et Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de)
Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2012, 444 p.
•Où en est la littérature « beur » ? Najib Redouane (s. la dir. de) Coll. Autour des textes maghrébins,
Paris, L’Harmattan, 2012, 369 p.
•Lecture(s) de l’œuvre de Rachid Mimouni, Coll. Autour des textes maghrébins, Paris, Harmattan, 2012.
•L’œuvre romanesque de Gérard Étienne. É(cri)ts d’un révolutionnaire, N. Redouane et Y. BénayounSzmidt (s. la dir. de), Coll. Espaces Littéraires, Paris, L’Harmattan, 2011, 254 p.
•AHMED BEROHO, Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de), Coll. Autour des écrivains
maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2010, 298 p.
•Diversité littéraire en Algérie, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des textes maghrébins, Paris,
L’Harmattan, 2010, 302 p.
•Vitalité littéraire au Maroc, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des textes maghrébins, Paris,
L’Harmattan, 2009, 371 p.
•Clandestins dans le texte maghrébin de langue française, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des
textes maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2008, 352 p.
•ASSIA DJEBAR, Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de), Coll. Autour des écrivains
maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2008, 380 p.
•Écriture féminine au Maroc : Évolution et continuité, Coll Critiques littéraires, Paris, Éds L’Harmattan,
2006, 306 p.
MALIKA MOKEDDEM, Najib Redouane, Yvette Bénayoun-Szmidt et Robert Elbaz (s. la dir. de), Coll.
Autour des écrivains maghrébins, Paris, L’Harmattan, 2004, 352 p.
•TAHAR BEKRI, Najib Redouane (s. la dir. de), Coll. Autour des écrivains maghrébins, Paris,
L’Harmattan, 2003, 278 p.
•Rachid Mimouni : entre engagement et littérature, Coll Espaces littéraires, Paris, L’Harmattan. Paris,
2002, 268 p.
•Algérie : Nouvelles Écritures, C. Bonn, N. Redouane et Y. Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de), Coll. Études
Littéraires Maghrébines, No 15, Paris, L’Harmattan, 2001, 268 p.
•RACHID MIMOUNI, Najib Redouane, (s. la dir. de) coll. Autour des écrivains maghrébins, Toronto,
Éditions La Source, 2000, 423 p.
•Parcours féminin dans la littérature marocaine d’expression française, Yvette Bénayoun-Szmidt et
Najib Redouane, Toronto, Éditions La Source, 2000, 202 p.
•1989 en Algérie. Rupture féconde ou Rupture tragique, N. Redouane et Y. Mokaddem (s. la dir. de),
Toronto, Éditions La Source 1999, 261 p.
•La Traversée du français dans les signes littéraires marocains, Y. Bénayoun-Szmidt, H. Bouraoui et N.
Redouane (s. la dir. de), Toronto, Éditions La Source, 1996, 253 p
Recueils de poésie
• Regard à regard, Montréal, Éditions du Marais, 2014, 42 p.
• Murs et murs, Montréal, Éditions du Marais, 2014, 108 p.
• Peu importe, Montréal, Éditions du Marais, 2013,124 p.
• Pensées nocturnes, Montréal, Éditions du Marais, 2013, 68 p.
• Remparts fissurés, Montréal, Éditions du Marais, 2012, 98 p.
• Le Murmure des vagues, Rome, Aracne editrice, 2011, 77 p.
• Ombres confuses du temps, Montréal, Éditions du Marais, 2010, 71 p.
• Ce soleil percera-t-il les nuages ? Montréal, Éditions du Marais, 2009, 70 p.
• Lumière fraternelle, Montréal, Éditions du Marais, 2009, 66 p.
• Le Blanc de la parole, Montréal, Éditions du Marais, 2008, 66 p.
• Paroles éclatées, Montréal, Éditions du Marais, 2008, 66 p.
• Songes brisés, Montréal, Éditions du Marais, 2008, 66 p.
Romans
•À l’ombre de l’eucalyptus, Paris, Éditions L’Harmattan, 2014, 170 p.
•L’année de tous les apprentissages, Paris, Éditons L’Harmattan, 2015, 298 p.
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REMERCIEMENTS
Après Vitalité littéraire au Maroc et Diversité littéraire en Algérie,
voici Créativité littéraire en Tunisie. L’ensemble de l’ouvrage est d’abord
une contribution collective d’une collaboration internationale. Il réunit des
études inédites de chercheurs qui œuvrent en Algérie, au Canada, aux ÉtatsUnis, en France, en Israël, au Maroc, au Pays Bas, en Roumanie et en
Tunisie.
Nous tenons à remercier vivement et sincèrement pour leur
collaboration, leur sérieux et leur soutien les personnes suivantes : Bouchra
Benbella, Faouzia Bendjelid, Lamia Bereksi Maddahi, Sylvie Blum-Reid,
Evelyne M. Bornier, Lahsen Bougdal, Wafa Bsaïs Ourari, Carla Carlagé,
Yves Chemla, Murielle Lucie Clément, Robert Elbaz, Malika Hadj-Naceur,
Leila Louise Hadouche Dris, Assia Kacedali, Sonia Lee, Issam Maachaoui,
R. Matilde Mésavage, Yamina Mokaddem, Rim Mouloudj, Anda Rãdulescu,
Bernadette Rey Mimoso-Ruiz, Alison Rice, Sabah Sellah, Judith SinangaOhlmann, Ana Soler et Lélia Young.
Grâce à la générosité et l’aide de ces amis et collègues : Yves Chemla,
Aïda Hamza, Ali Yédès, Wafa Bsaïs Ourari et Ridha Bourkhis, nous avons
pu obtenir des œuvres publiées en Tunisie et qui étaient difficilement
trouvables en France. Qu’ils trouvent ici l’expression de notre sincère
reconnaissance pour la noblesse de leurs gestes.
Notre profonde gratitude à tous les collègues et les critiques qui ont pris
part à ce projet qui nous tenait à cœur depuis longtemps de présenter une
trilogie portant sur la littérature maghrébine. Ce dernier volume portant sur
la créativité littéraire en Tunisie est nécessaire pour présenter un corpus varié
comportant vingt-cinq écrivain(e)s appartenant à la génération tunisienne
contemporaine.
Et à tous les lecteurs et lectrices nous souhaitons une bonne lecture
espérant que cet ouvrage saura attirer l’attention sur cette mouvance littéraire
en Tunisie par la diversité de ses écrits et l’apport de ses jeunes auteurs qui
contribuent au renouvellement et à la continuité de la littérature tunisienne
d’expression française.
Nos remerciements vont également à Virginie Hureau et aux Éditions
L’Harmattan pour leur soutien dans la publication de cet ouvrage.
N. R.
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À la mémoire de Nohemi Gonzales, étudiante américaine
de l’Université CSULB, partie à Paris par amour de la culture et de la
langue française, qui a été assassinée le vendredi 13 novembre 2015 par le
fanatisme et l’obscurantisme.
À la mémoire de toutes les victimes des attentats de la barbarie qui a frappé
la ville-lumière ce même vendredi noir pour déclarer la guerre à la
civilisation et à la liberté.
À la mémoire de toutes les victimes des attentats de la cruauté qui a porté la
mort à Tunis, à Beyrouth, ou ailleurs, dans une violence aveugle pour
répandre la terreur et le sang.
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Najib REDOUANE
California State University, Long Beach
États-Unis
Effervescence littéraire en Tunisie
« C’est une grande voix qui disparaît », a déclaré à l’antenne le
directeur de France Culture, Olivier Poivre d’Arvor à l’annonce du décès de
l’écrivain franco-tunisien Abdelwahab Meddeb. « Sa disparition est une très
grande perte pour notre chaîne et nos auditeurs pour qui il était une voix
essentielle », a poursuivi le directeur de la radio. Aucun mot ne peut traduire
l’immensité de la perte de cet essayiste, romancier, poète, islamologue,
traducteur et scénariste décédé dans la nuit du mercredi 5 au jeudi 6
novembre 2014, qui animait depuis dix-sept ans le magazine Cultures
d’Islam sur France culture. « La double généalogie d’Abdelwahab Meddeb
lui a permis, à travers des centaines d’émissions, de nous rappeler la
profondeur du legs culturel de l’Islam dont il était le magnifique héritier et
de rendre accessible aux lecteurs de Dante les textes d’Ibn Arabi, tout en
faisant le lien entre tradition et modernité », a ajouté Poivre d’Arvor.
De vifs hommages en France1 et ailleurs2 ont souligné l’apport de « ce
poète qui faisait taire les fanatiques »3, « Tunisien des Lumières », selon
1
Hommage à Abdelwahab Meddeb- Musique, poésie et témoignages à L’Institut du Monde
Arabe, le Mercerdi 26 novembre 2014 à 19h30 avec Najat Vallaud Belkacem, Ministre de
l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Françoise Atlan,
André Azoulay, Mohamed Bennis, Franck Berberich, Leïla Chahid, Michel Deguy, Christian
Jambet, Kamel Jendoubi, Hassan Khiar, Jean-Hubert Martin, Ali Mezghani, Jean-Luc Nancy,
Olivier Poivre d’Arvor, Natacha Polony, Hamadi Redissi, Alain Rey, Elias Sanbar, Judith
Schneider, Vincent Simonet, Benjamin Stora, Salah Stétié, Hans Thill. Une journée
d’hommage a été organisée à l’Université Paris Ouest Nanterre La défense, le jeudi 7 mai
2015.
2
Patrick Chamoiseau lui a rendu un hommage par ce poème : Pour Abdelwahab Meddeb :
Ce que la poésie confie aux solitudes/en cheminements secrètement pratiqués/en distance qui
assemble/amitié comme solaire hors-temps et sans espaces/en signes de connaissance et de
reconnaissance/en belle présence aussi/A tout moment, vraiment : juste simple intense et
renouvelée comme ça/ici dans l’à présent/se concentre et se chante/(tu avais su, Abdelwahab,
lire la plage du Diamant,/ et découvert une improbable fraternité dans l’arganier désolé du
Poète)La rougeur des sargasses s’écarte/Les rochers se souviennent sous une brume acide
Dans le désemparé,/(et tous ces mondes qui s’entrecroisent)/la perte décompte les grains de
sable et dispose des amers sur le sillage du cœur.
3
Dans son hommage, Natacha Polony soulignait ceci : « Il est des voix qui, lorsqu'elles
s'éteignent, emportent bien plus que la chaleur d'un être, son histoire et ses liens
innombrables. Il est des voix qui emportent avec elles la lumière qu'elles avaient fait naître,
celle de l'espérance. Abdelwahab Meddeb n'est pas seulement la voix qui, sur les ondes de
France Culture, dans son émission « Cultures d'Islam », faisait entendre depuis des années
avec la méticulosité précieuse de l'érudit et la fougue émue du passionné la richesse de la
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Créativité littéraire en Tunisie
Faouzia Zouari4, qui a œuvré à se faire un « transmetteur des merveilles de
l’islam », comme il aimait se définir, ou encore un « passeur extraordinaire
du savoir », qui se posait dans ses nombreux ouvrages, « en défenseur de la
laïcité et du retour du dialogue entre l’Islam et l’Occident ». Parfaitement
bilingue, cet écrivain et poète « errant » dont la quête, comme l’indique
Giuliana Toso Rodis, « se caractérise par un désir inépuisé de parcourir le
monde à la rencontre du différent, pour tenter une sorte d’identité à travers la
découverte de l’autre »5, » était passionné de littérature française. Il demeure
parmi les écrivains phares qui ont contribué à donner à la littérature
tunisienne d’expression française ses lettres de noblesse.
À vrai dire, la littérature tunisienne d’expression française qui, selon les
propos d’Éliane Tabone, « ne s’est développée que modérément et
tardivement si on la compare à la littérature algérienne »6, s’est imposée au
sein de la littérature maghrébine en particulier, et, dans la littérature de la
Francophonie du Sud, en général. La littérature tunisienne d’expression
française est devenue un fait littéraire réel qui « n’est plus considérée comme
une espèce d’accident de l’Histoire, une sorte “d’à côté” dont on se
détournait dans les cercles très “sérieux” »7. Cet état de fait négateur et
dévalorisant a sérieusement entravé et le développement et l’expansion de
cette littérature qui est restée longtemps « mal connue au-delà de ses
frontières »8. Dans son étude « problématique de la littérature tunisienne à
l’étranger », Tahar Bekri souligne
qu’il n’est pas rare d’entendre tel critique ou tel chercheur en
France ou dans d’autres pays européens demander s’il existe une
littérature tunisienne, tant sa présence fait défaut. Trois ou quatre
noms sont cités par les spécialistes pour un pays qui en compte des
dizaines. Or, cela est injuste, car il est facile de prouver la
dynamique d’une littérature qui n’a rien à envier à celles de
civilisation arabo-musulmane. Il était celui qui, à travers ses textes, ses tribunes, ses
interventions, ébranlait inlassablement les certitudes de ceux qui veulent confondre, pour le
revendiquer ou le dénoncer, l'islam et l'islamisme », Le Figaro. Fr, publié le 7/11/2014 à
19:35.
4
Faouzia Zouari. « Abdelwahab Medded, Tunisien des Lumières », Jeune Afrique, 13
novembre 2014.
5
Giuliana Toso Rodinis. « Avertissement », Giuliana Toso Rodinis (Études réunies par). Voix
tunisiennes de l’errance, Stampota (Italie), Palumbo, 1995, p. 6.
6
Eliane Tabone. « Tunisie », Extrait de Littérature francophone. Tome I : Le Roman.
Ouvrage collectif sous la direction de Charles Bonn et Xavier Garnier, Paris Haitier et
AUPELF-UREF, 1997.
7
Samira M’rad Chaouachi. « Présence tunisienne », Dossier : Littérature tunisienne,
C.I.C.L.I.M., Bulletin de liaison, No 18-19,1999, p. 6.
8
Myriam Louviot. « La littérature tunisienne francophone », Mondes en VF., Paris, Éditions
Didier, 2013, p. 1.
8
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
nombreux pays arabes ou francophones. Mais cela veut dire
également que sa visibilité reste difficile9.
Continuant sur sa lancée, toujours animé par cette volonté intellectuelle
de faire connaître aussi bien par l’écrit que par l’oral l’histoire littéraire de
son pays en quête de renaissance, Bekri précise ce qui suit :
Certes, ces dernières années, la littérature tunisienne est devenue
plus présente à l’échelle internationale grâce à certaines voix qui
prouvent leurs talents et ont droit à une reconnaissance par la
critique, notamment universitaire. Mais cela reste tributaire d’une
curiosité irrégulière, soumise à des hasards de la recherche qui ne
donne pas une image juste de notre création. Certains chercheurs
en France, en Europe ou ailleurs expliquent « la marginalisation »
de la littérature tunisienne par le fait qu’elle est, essentiellement,
œuvre de poètes et nous savons comment la poésie est laissée au
second plan dans la recherche universitaire. Les littératures
marocaine et algérienne, pour les comparer à la nôtre, prouvent
leur présence avec une création romanesque plus importante 10.
Il reste que même si la production littéraire tunisienne en français
semble peu connue à l’étranger, il n’en demeure pas moins vrai qu’il existe
de remarquables études sur cette mouvance littéraire autant dans des
ouvrages individuels ou collectifs démontrant sa diversité et sa singularité,
que des articles dans des volumes ou des revues évoquant écrivains ou
poètes tunisiens. De même, sur le plan universitaire l’organisation de
colloques et de manifestations intellectuelles aussi bien en Tunisie
qu’ailleurs prouve sa vivacité. Certains critiques se sont également intéressés
exclusivement à la poésie tunisienne ou encore à l’écriture féminine.
Une exploration de quelques recherches sur cette littérature, aussi
intéressantes et utiles soient-elles, confirme l’intérêt porté par la critique
nationale ou internationale à ce fait littéraire qui ne cesse de se développer
frayant sa propre voie qui lui assure sa continuité et la source de sa vitalité
comme véhicule de la culture tunisienne.
Il est très important de signaler en premier lieu, les contributions de
Jean Fontaine qui demeurent un atout considérable dans la compréhension
de l’évolution de l’histoire littéraire en Tunisie. Ayant travaillé sur la
littérature tunisienne écrite arabe, cet éminent critique a varié ses recherches
9
Communication faite à la Rencontre Écrivains de Tunisie, Institut du Monde Arabe, Paris, le
5 novembre 1994, reprise dans son ouvrage. Tahar Bekri. De la littérature tunisienne et
maghrébine et autres textes, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 62.
10
Op.cit.
9
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Créativité littéraire en Tunisie
en englobant des études pertinentes sur la littérature tunisienne
contemporaine en français11.
En 1987, la revue Europe s’intéresse au phénomène littéraire en Tunisie
en réalisant un numéro spécial12, qui vise à faire connaître la particularité et
la richesse d’un champ littéraire qui vient de l’autre rive de la Méditerranée.
On y trouve des textes de : Ali Douâji, Aboul Kacem Chabbi, Mahmoud
Meesâdi, Bechir Khraïef, Ezzedine Madani, Nouveau théâtre de Tunis,
Albert Memmi, Mustapha Tlili, Chems Nadir, Abdelwahab Meddeb, Tahar
Bekri, Helé Béji.
Considérant que la littérature de son pays demeure encore trop
méconnue à l’étranger, malgré une présence et une dynamique réelles, Tahar
Bekri réunit ses différentes études dans un essai suivi de réflexions et propos
sur la poésie et la littérature qui va devenir rapidement une référence
incontournable pour mieux saisir d’une part, l’évolution de la littérature
tunisienne et, d’autre part, pour tenter de combler une lacune dans le concert
des littératures du Maghreb. Poète et écrivain, Bekri est également « un
chercheur scrupuleux et exigeant, passionné et méthodique, ouvert aux
théories textuelles les plus récentes, mais rejetant l’hermétisme. Créateur
comme critique, il bouleverse les données faciles, refuse l’identité figée,
célèbre l’errance enracinée et appelle à une littérature tolérante, fraternelle et
universelle. De Paris à Tunis, de Copenhague à Istanbul, d’Alger à Montréal,
de Rabat à Padoue, de Dakar à Port-au-Prince, de Manchester à Munich, il
est habité par la même passion : la poésie »13.
L’auteur poursuit ici ses recherches et réalise un autre ouvrage sur la
littérature tunisienne de langues française et arabe ainsi que sur la littérature
maghrébine et arabe en général. « Son regard critique est celui du poète, de
l’écrivain rompu aux problèmes de la langue : bilinguisme, diglossie,
francophonie. Dans cet ensemble d’essais aussi brefs que pertinents, il
interroge, compare, témoigne sur son propre parcours, apporte des réflexions
originales et personnelles »14.
11
Citons à titre d’exemple quelques-uns de ses productions : Vingt ans de littérature
tunisienne 1956-1975, Tunis, éd. Maison tunisienne de l'édition, 1977 ; Aspects de la
littérature tunisienne 1976-1983, Tunis, éd. Rasm, 1985 ; Histoire de la littérature tunisienne
par les textes, tome III : De l'indépendance à nos jours, Tunis, éd. Cérès, 1999 ; Études de la
littérature tunisienne 1984-1987, Tunis, éd. Nawras, 1989 ; La littérature tunisienne
contemporaine, Paris, éd. CNRS, 1990 ; La littérature tunisienne contemporaine, Paris, éd.
CNRS, 1990 ; Regards sur la littérature tunisienne, Tunis, éd. Cérès Productions, 1991 ;
Propos de littérature tunisienne 1881-1993, Tunis, éd. Sud, 1998 et Le roman tunisien de
langue française, Tunis, éd. Sud Éditions, 2004.
12
« Littérature de Tunisie », Europe, Paris, oct. 1987, 65e année, N° 702, 218 p.
13
Quatrième de couverture de Tahar Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, Paris,
L’Harmattan, 1994, 254 p.
14
Quatrième de couverture de Tahar Bekri. De la littérature tunisienne et maghrébine et
autres textes, Paris, L’Harmattan, 1999, 134 p.
10
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
Dans la préface de leur ouvrage collectif intitulé : Regards sur la
littérature tunisienne15, Majid El Houssi, Mansour M’Henni et Sergio Zoppi
soulignent que : « [d]epuis que les Italiens s’intéressent au Maghreb, de
nombreuses études sur des auteurs tunisiens ont été rédigées dans des
ouvrages collectifs et dans des revues spécialisées. Et ce, pour réunir les
différentes voix du Maghreb dans une publication d’ensemble : donner à voir
une image complète que possible sur cette région de la Méditerranée ». Ils
ajoutent que : « [l] ensemble de ces essais traduit vraiment la richesse d’une
littérature de qualité, quelle que soit la langue utilisée : l’arabe ou le français.
Disons que l’irruption de cette dernière sur la scène littéraire tunisienne
témoigne depuis des décennies désormais de la densité imaginaire conférée
par l’exploration d’autres civilisations. »16
Poursuivant son objectif d’être un Bulletin de liaison officiel de la
Coordination internationale des chercheurs sur les littératures maghrébines
(C.I.C.L.I.M), Études Littéraires Maghrébines consacre un dossier à la
littérature tunisienne17, réalisé par l’Université Lyon 2 et la Faculté des
Lettres de la Manouba (Université de Tunis I). Les études qui figurent dans
ce dossier ainsi que l’indication des prix littéraires et des stratégies élaborées
pour la promotion du Livre en Tunisie montrent un engouement dans ce pays
pour sa littérature d’expression française qui se distingue par la diversité des
styles et la vitalité des productions romanesques.
L’originalité de la littérature tunisienne d’expression française réside
dans le fait qu’elle se présente comme le creuset d’un tempérament
méditerranéen riche de ses nombreuses interférences et filiations, qui se situe
comme un espace de convergences aussi bien linguistiques que
socioculturelles judéo-arabes. Dans son étude « La littérature judéotunisienne entre identité et mémoire », Hédi Khaddar montre que la
littérature judéo-tunisienne fait partie intégrante de la mouvance littéraire
dans ce pays18. Les écrivains juifs tunisiens, toute génération confondue,
comme Albert Memmi, Claude Kayat, Georges Khaïat, Marco Koskas ou
Colette Fellous, pour ne citer que ceux-là, demeurent imprégnés de la
mémoire et de la culture de leur terre natale. Dans leurs écrits, la vitalité
littéraire et culturelle qui les caractérise et les dote d’une personnalité
particulière dans laquelle leurs coreligionnaires se reconnaissent aisément et
qui permet la (ré) appropriation de la dimension juive comme composante de
l’identité nationale tunisienne.
15
Majid El Houssi, Mansour M’Henni et Sergio Zoppi (dir.). Regards sur la littérature
tunisienne, Roma, Bulzoni editore, 1999, 239 p.
16
___________. « Préface », pp. 13-14.
17
Études Littéraires Maghrébines. Dossier : Littérature tunisienne, C.I.C.L.I.M., Bulletin de
liaison, No 18-19,1999, 99 p.
18
Hédia Khaddar. « La littérature judéo-tunisienne entre identité et mémoire », in Actes du
colloque d’Identité : choix ou combat, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis et
Duke University, « Medistudies », Vol. XV, Tunis 2002.
11
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Créativité littéraire en Tunisie
Docteur en littératures d’expression française et agrégé d’arabe, Najeh
Jegham a réalisé un essai Lectures tunisiennes19 qui comporte des études
intéressantes sur différents écrivains et poètes, entre autres, Abdelwahab
Meddeb, Majid El Houssi, Mustapha Tlili, Hélé Béji, Chams Nadir et Amina
Saïd. De son côté, Majid El Houssi propose une étude très judicieuse qui
indique clairement que la littérature tunisienne de langue française20 est
vivante et riche d’une production diversifiée qui souligne la présence d’une
imagination créatrice féconde régie par cette cohabitation des langues et par
cette dialectique enracinement-ouverture qui donne à voir un phénomène
littéraire en pleine effervescence.
Ayant participé à plusieurs colloques en Tunisie et ailleurs, se
concentrant essentiellement sur l’évolution de la littérature tunisienne et en
réalisant différentes études, Alia Baccar-Bournaz réunit toutes ses
contributions dans un ouvrage Essais sur la littérature tunisienne
d’expression française21. Son but est de faire mieux connaître les écrits
tunisiens contemporains : bien que jeunes, ils n’en témoignent pas moins de
leur bonne santé. Elle espère aussi qu’il sera utile aux chercheurs et à toute
personne manifestant un tant soit peu de curiosité intellectuelle parce que
d’après elle,
La littérature tunisienne d’expression française offre une palette
qui répond aux aspirations kaléidoscopiques, de chaque Tunisien.
C’est une production qui a les yeux fixés sur son patrimoine
qu’elle détient au plus profond d’elle-même. Elle exprime le moi
et ses diverses identifications à cet arc-en-ciel de cultures et de
traditions. Les données géographiques, politiques, sociales,
culturelles, ou religieuses se recoupent, s’enchevêtrent et donnent
naissance à une identité plurielle qui fait la spécificité du
Tunisien22.
Baccar-Bournaz insiste également sur le fait que la littérature tunisienne
revêt un caractère spécial qui va au-delà des frontières traditionnellement
délimitées par les textes révélant un enjeu plus vaste englobant différents
espaces géographiques et d’autres discours critiques. Pour elle, cette
mouvance littéraire est
19
Najeh Jegham. Lectures tunisiennes : De la littérature de langue française, Tunis, L’Or du
temps, 2003, 142 p.
20
Majid El Houssi. « Les murmures montant, descendant par un passage de forme : à propos
de l’écriture tunisienne de langue française », in Actes du colloque Interférences culturelles et
écriture littéraire, Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts, Beït al-Hikma,
Carthage, 2003, pp. 39-44.
21
Alia Baccar-Bournaz. Essais sur la littérature tunisienne d’expression française, LouvainLa-Neuve, Bruylant-Académia, 2005, 174 p.
22
Ibid., p. 23.
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
[…] refus de renier une appartenance et de se réduire à un groupe
unique ; elle dévoile clairement la volonté d’appartenir à la fois au
Maghreb, à l’Afrique, au monde arabe, au monde musulman, mais
aussi et surtout à la Méditerranée qui constitue l’un des supports
de la création littéraire tunisienne23.
L’histoire particulière de la Tunisie qui l’identifie comme une terre de
brassage de cultures et de civilisations a enrichi son identité qui apparaît
plurielle, multiculturelle, mais aussi multiconfessionnelle. Cet état de fait est
explicite et facilement identifiable à travers les pratiques textuelles. À cet
égard, Baccar-Bournaz précise que
L’étude de la littérature tunisienne d’expression française révèle
que l’identité tunisienne est une réalité où les civilisations se
brassent et se recomposent en une unité originale ; en somme, elle
est conforme à l’harmonie des mosaïques inaltérables que des
aïeux venus des rivages lointains lui ont léguées24.
C’est à ce « [p]ays de civilisation millénaire, carrefour de peuples et
d’influences fort diverses », à cette Tunisie plurielle, « terre d’ouverture et
de douceur de vivre », que Guy Dugas présente dans Tunisie - rêve de
partages, qui regroupe romans et récits sur les différentes communautés qui
la composèrent25.
Le domaine de la littérature tunisienne suscite de plus en plus d’intérêt
faisant l’objet de nombreux travaux. Pour les critiques qui s’y intéressent, il
ne semble pas toutefois inutile de mener de nouvelles recherches sur cette
question, dont les enjeux restent extrêmement importants. C’est dans cette
perspective que l’essayiste et écrivain francophone Ali Bassi propose dans
LittératureS tunisienneS. Vers le renouvellement26, une analyse judicieuse
des volets essentiels de cette littérature des cinquante dernières années ; son
renouveau indéniable et sa réception auprès des différents publics. L’étude
s’attache à présenter la littérature tunisienne, dans ses deux versants de
langue arabe et de langue française, recourant à une variété d’auteurs et de
tous les genres, allant des précurseurs à ceux appartenant à différentes
périodes qui caractérisent l’évolution du champ littéraire tunisien. À ce sujet,
l’auteur indique que « la période essentielle de cette littérature en langue
23
Ibid., pp. 23-24.
Ibid., p. 24.
25
Guy Dugas (Textes choisis et présentés par). Tunisie - Rêve de partages, Paris, Omnibus,
2005, 1065 p.
26
Ali Abassi. LittératureS TunisienneS. Vers le renouvellement, Paris, L’Harmattan, 2006,
220 p.
24
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Créativité littéraire en Tunisie
française, celle de son premier renouveau [va] de l’indépendance à 1987 »27.
Et dans le corpus choisi, il a retenu
[…] de ces années-là seulement quelques noms à l’instar d’Albert
Memmi, Mustapha Tlili, Hédi Bouraoui, Faouzi Mellah,
Abdelwahab Meddeb… et un peu moins des écrivains qui font
déjà parler d’eux, mais seront mieux connus dans la période
suivante : Majid El-Houssi, Moncef Gachem, Tahar Bekri, Hélé
Béji…
D’ailleurs, mis à part les trois précurseurs, cités en premier, tous
les autres écrivains de la période en question commencent à
publier vers les années 1975 et ne seront vraiment connus qu’après
1987 ; ils appartiennent donc moins à la période qui nous intéresse
ici qu’à la suivante, qui verra se joindre à eux ceux de la
« troisième génération28 » (A. Bécheur, S. Marzouki, A. Bel Haj
Yahia, H. Jilani, A. Abassi, etc.)
On trouve également dans cet ouvrage d’autres noms d’écrivains
célèbres ou moins connus qui ont contribué à l’enrichissement de la
littérature tunisienne comme : Abdelkassem Chebbi, Mahmoud El- Messâdi,
Mahmoud Tarchouna, Slaheddine Boujah, Jalloul Azzouna, Fredj Lahouar,
M.S. Ouled Ahmed, Youssef Rzouga, Chams Nadir, Amel Moktar, Souad
Guellouz, Anouar Attia, pour ne citer que ceux-là. Force est de préciser que
l’auteur met au centre de sa réflexion littéraire la problématique identitaire
chez les écrivains francophones tunisiens qui s’inscrit immanquablement au
cœur du débat autour du fait d’écrire dans la langue de l’ancien colonisateur
tout en gardant ses racines arabophones ou encore berbérophones, sans pour
autant s’aliéner à une culture dominante au risque de renier ses origines et
son patrimoine séculaire aussi bien humain que socioculturel. Dans son
dernier ouvrage Espaces francophones tunisiens ou Main de Fatma, il se
demande justement
Comment faire, surtout, pour être et demeurer, aujourd’hui, un
francophone tunisien sans complexe, et sans fatalement renoncer a
sa culture arabophone, ni en subir quelques oukases, si l’on
appartient aux espaces de la francophonie par l’écriture, la
recherche, l’enseignement ou la simple empathie culturelle ?29.
27
Ibid., p. 18.
Dans la note de page 11 de son ouvrage, l’auteur précise ceci : «-Une périodisation par
génération, plutôt que par étapes historiques, est tout à fait possible et plus pratique à certains
égards, à condition de donner à ce mot les sens de sensibilité différente, souffle nouveau…» et
de ne pas le limiter à la notion d’âge, puisque Memmi ou Bouraoui, (génération 1) toujours
productifs et lus, ne sont point remplacés par Mellah ou Bekri… (génération 2) ou par
Bécheur et Belhaj-Yahia (génération 3)…, Ibid., p. 19.
29
Ali Abassi. Espaces francophones tunisiens ou Main de Fatma, Paris, L’Harmattan, 2011,
p. 8.
28
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
il ajoute aussi :
C’est même là toute la question ! De quel code et de quel
décodage s’agira-t-il dans l’analyse de la problématique
proposée ? Comment et pourquoi, au sein d’une littérature et d’une
culture fondamentalement arabes, une littérature de langue
française et une culture francophone, issues du fait colonial, sontelles souvent, de part et d’autre, c’est-à-dire à l’intérieur comme à
l’extérieur du pays, l’alibi de certains malentendus involontaires,
sinon voulus et entretenus exactement comme l’est la petite
amulette dans les usages symboliques qu’on en fait pour la
commodité d’une signalétique lisse et consumériste ?30.
Il convient de souligner que ni les multiples incompréhensions ni les
farouches résistances de la part de ceux qui ont toujours dénigré l’existence
de la littérature tunisienne de langue française ne l’ont pas empêchée de se
développer et d’acquérir sa juste place au sein du champ littéraire maghrébin
et francophone. En fait, il existe de remarquables études sur l’évolution du
roman tunisien31 qui embrasse plusieurs genres confirmant la productivité de
cette littérature, tout au moins sur le plan quantitatif, qui ne cesse de
développer depuis l’indépendance du pays. Aussi, des colloques nationaux
ou internationaux ont-ils été organisés qui ont inspiré la publication de
volumes contribuant à faire connaître ce phénomène littéraire qui suscite à
chacune de ces occasions un grand intérêt. À titre d’exemple, signalons
l’ouvrage de Afifa Chaouachi-Marzouki La littérature tunisienne de langue
française : voix anciennes et nouvelles voies32, qui réunit une quinzaine
d’études universitaires présentées lors d’un colloque consacré à la littérature
tunisienne francophone, en novembre 200933.
Il est certain que la littérature tunisienne en français n’est plus
méconnue à l’étranger. Elle fait partie de la littérature maghrébine et de
30
Ibid., p. 8.
Voir à ce titre Mansour M’Henni. « Quel Roman aujourd'hui pour la littérature tunisienne
de langue française », Salha, Habib (Dir). Le Roman maghrébin de langue française
aujourd'hui Rupture et continuïté, Tunis, Publications de la Faculté des lettres de La
Manouba, View Design International, 2008, pp. 209-221.
32
Afifa Chaouachi-Marzouki (Textes réunis et présentés). La littérature tunisienne de langue
française : voix anciennes et nouvelles voies, Tunis, Sud Éditions, 2010, 199 p.
33
Actes du colloque international organisé en novembre 2009 par la Faculté des lettres, des
arts et des humanités, Université de la Manouba, avec le concours de l’Institut français de
coopération. Cet ouvrage regroupe treize communications, présentées en majorité par des
universitaires tunisiens. Ces études portent sur plusieurs recueils de la poésie tunisienne
moderne, comme le Mirliton du ciel d’Albert Memmi, Je ne suis pas mort de Samir
Marzouki, et bien d’autres dont celui de Kamel Gaha. Des récits y sont également commentés
notamment L’œil du jour de Hélé Béji et Les belles de Tunis de Nine Moati. L’intérêt de cet
ouvrage réside dans le regroupement d’études portant sur des auteurs consacrés et d’autres qui
traitent des « voix nouvelles » comme celle de A. Belkhodja.
31
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Créativité littéraire en Tunisie
l’espace francophone comportant une dimension esthétique plus spécifique
et regroupant tous les types d’écrit, poème, roman, théâtre, etc. Elle apparaît
en quelque sorte, comme la principale source d’information et de découverte
de la richesse du patrimoine culturel tunisien. En plus des études sur le
roman tunisien, il y a lieu de signaler la présence de plusieurs études sur la
création poétique tunisienne en français qui traitent soit des poètes majeurs
comme T. Bekri, A. Meddeb, C. Nadir, M. Gachem ou encore A. Saïd ou
abordent l’originalité de cette aventure littéraire en présentant la particularité
et la force de son univers imaginaire, les formes de son style d’écriture, le
système de ses sensations favorites et de ses thématiques récurrentes34 qui
articulent un espace neuf, riche et enrichissant de mots et de sensations.
L’ouvrage de Jean Fontaine intitulé Écrivains de Tunisie35, recense les
écrits de femmes tunisiens en arabe et en français de l’Indépendance jusqu’à
la fin de 1993 situant, comme l’indique Aïcha Ghedira, la naissance de « la
littérature féminine d’expression française […] dans les années 70, plus
précisément avec un recueil de poésie Graines d’espérance de Malika
Golcem Ben Rejeb, suivi de près en 1979 par un recueil de Sophie El Golli,
Signes »36. De son côté, Jean Déjeux, indique que les écrits en français
réalisés par les femmes tunisiennes sont moins importants qualitativement
que ceux de langue arabe. Il rapporte que
Les romans écrits en français par des Tunisiennes commencent
avec l’année de la femme en 1975. Trois Tunisiennes se font
connaître : Souad Guellouz avec La Vie simple racontant le
passage de la vie traditionnelle tranquille à la trépidation de la vie
moderne urbaine. L’auteur y soulève les problèmes d’adaptation à
la vie nouvelle ; l’écriture est simple. Aïcha Chaïbi avec Rachel
montre un ambitieux arriviste, qui, parti de sa campagne, parvient
à la ville, se marie avec une étrangère, revient chez lui, mais fait
34
Voir à titre d’exemple La nouvelle poésie tunisienne de langue française, Actes du Congrès
Mondial des Littératures de langue française, Padoue, 1983, pp. 427-432 ; Jean Déjeux (s. la
dir. de). Poètes tunisiens de langue française, N° spécial de Poésie 1, Paris, N° 115, janv.fév. 1984, 128 p. ; Hédia Khadhar. Anthologie de la poésie tunisienne de langue française,
Paris, L’Harmattan, 1985, 157 p. ; Majid El-Houssi. Poésie tunisienne de langue française, in
Poésie méditerranéenne d’expression française 1945-1990, Bari, Schena-Nizet, 1991, pp.
292-366 ; Giuliana Toso Rodinis (Études réunies par). Voix tunisiennes de l’errance,
Stampota (Italie), Palumbo, 1995, 158 p. ; Samir Marzouki. « La poésie tunisienne de langue
française », dans La littérature maghrébine d’expression française, Charles Bonn, Naget
Khadda, Abdallah Mdarhri-Alaloui (sdd), Paris, EDICEF-AUPELF, 1996, pp. 243-250 ;
Abderrazak Bannour. « Poètes francophones de Tunisie (ou de treize points relatifs à la
poésie francophone en Tunisie) », dans Letterature di frontiera, Vol. III, éd. Univ. di Trieste,
Année III, 2 juil.-déc. 2003, pp. 217-270 et Claude Raynaud. « Panorama de la poésie
maghrébine de langue française. Poésie tunisienne », Bulletin du Centre Culturel Arabe,
Bruxelles, janv.- mars 2004.
35
Jean Fontaine. Écrivaines tunisiennes, Tunis, Gai Savoir, 1990, 100 p.
36
Aïcha Ghedira. « Le roman féminin tunisien d’expression française », dans Letterature di
frontiera, Vol. III, éd. Univ. di Trieste, Année III, 2 juil.-déc. 2003, p. 187. [pp. 187-204].
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
le malheur de tout le monde. Ce roman n’est pas trop
moralisateur ; quant à l’écriture, elle est, elle aussi, on ne peut plus
simple. Enfin, Jalila Hafsia écrit Centre à l’aube qui se présente
comme un retour sur soi et sur sa propre mémoire, sur un univers
de femmes et sur l’opinion aussi, prête à rapporter tous les
ragots37.
Khéfija Lasram Kamoun, pour sa part, a effectué un relevé systématique
des écrits féminins rédigés en arabe, français et anglais, tant en Tunisie qu’à
l’étranger, de 1956 à 199938. Enfin, le Centre de Recherches, d’Études, de
Documentations et d’Information sur la Femme (CREDIF) publie chaque
année, depuis 1994, un fascicule où sont mentionnés Les Écrits de femmes
tunisiennes en langue arabe et étrangère, classés en différentes rubriques :
Études et Actes de colloques, Littérature féminine (roman, poésie,
nouvelles), littérature enfantine. Cependant, c’est dans « Femme et roman en
Tunisie à l’époque contemporaine » que Baccar-Bournaz recense 95 auteurs
qu’elle présente par ordre alphabétique pour offrir un aperçu sur la création
narrative féminine en Tunisie à l’époque contemporaine39. Elle soutient que :
L’arrivée des romans tunisiens de langue française écrits par des
femmes sur la scène littéraire est toute récente, mais ils sont fort
utiles, car ils fixent notre mémoire, nous familiarisent avec nos
racines, brossent un aspect de notre environnement actuel et
contribuent à l’essor scientifique de la Tunisie puisque des
colloques leur sont consacrés tant à l’étranger qu’en Tunisie ; des
travaux de recherche y puisent des renseignements fort utiles et
nous invitent à réfléchir sur la condition qui est accordée aux
femmes et leurs écrits40.
Indiquant clairement que « la production féminine romanesque
tunisienne en langue française n’est pas aussi importante qu’on le
souhaiterait », Baccar-Bournaz manifeste des regrets « à propos de certaines
femmes qui se taisent, souvent découragées par un manque d’assurance et
d’encouragement éditorial »41. En fait, certaines femmes écrivaines sont plus
prolifiques et régulières que d’autres, mais il reste que le pouvoir d’écriture
féminin s’est frayé une grande place dans la littérature nationale tunisienne
parce que
37
Jean Déjeux. La littérature féminine de langue française au Maghreb, Paris, Karthala,
1994, pp. 51-52. [256 p].
38
Khédija Lasram Kamoun (préparé par). Création littéraire des femmes en Tunisie,
Bibliographie 1956-1999, CREDIF, Tunis, 2000.
39
Baccar-Bournaz. Essais sur la littérature tunisienne d’expression française, pp. 55-65.
40
Ibid., p. 64.
41
Ibid., p. 64.
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Créativité littéraire en Tunisie
[…] la littérature féminine d’expression française offre une palette
répondant à tous les goûts, à toutes les aspirations. Elle reflète les
différentes facettes de l’identité tunisienne. On y trouve des
références aux différentes civilisations qui ont marqué la Tunisie :
punique, romaine, vandale, juive, arabe, andalouse, ottomane et
occidentale (espagnole, française, italienne) 42.
La prolifération et la diversité de l’écriture féminine tunisienne n’a pas
connu la même attention que celle accordée par la critique à la littérature
masculine de ce pays43. Cette carence peut s’expliquer par la
méconnaissance, la négligence ou encore la mauvaise diffusion des écrits
féminins. Toutefois, ce fait littéraire mérite donc plus d’attention, du fait
comme le souligne Baccar-Bournaz que
[…] cette production littéraire inscrit le terroir tunisien au centre
de sa structure romanesque, linguistique, et historique. La femme
offre ainsi une image mitigée : ou bien elle est rehaussée comme
cette inaccessible étoile que chante le poète, ou au contraire elle
est écrasée, humiliée, anéantie dans l’indifférence la plus totale.
Quoi qu’il en soit, par sa présence même, elle participe aux
différents courants de l’écriture et de ce fait à l’émancipation des
femmes elles-mêmes44.
Les critiques qui s’intéressent à la littérature tunisienne s’accordent à
dire que les figures littéraires arabophones qui remontent à la période
lointaine de la présence des Arabes dans la région sont les plus dominantes
que celles représentant l’autre versant de cette littérature écrite en langue
française. Celle-ci demeure jeune puisqu’elle est née au lendemain du
Protectorat. Ses débuts sont liés au grand apport d’Albert Memmi qui
demeure un écrivain majeur de la génération des années cinquante. Au
lendemain de l’indépendance du pays, pendant la décennie de 1960 à 1970,
la poésie connaît un essor important et des poètes publient leurs premières
œuvres. C’est à cette époque que la revue Alif a été fondée pour contribuer à
l’épanouissement d’une littérature qui cherche sa voix et sa voie45. De 1975 à
1990, la littérature tunisienne francophone prend un réel élan grâce à la
42
Ibid., p. 63.
Voir à ce sujet Raja BelHaj Ali. « Littérature féminine en Tunisie. L’éternel romantisme »,
Dialogue, No 265, Tunis 1979, Lucette Heller-Goldenberg. « Littérature judéo-tunisienne de
femmes », Cahiers d'Etudes maghrébines. 3, Cologne, 1991. pp. 111-116 et Azza Filali. « La
femme tunisienne et l’écriture », Réalités, No 271, Tunis, 2 novembre 1990.
44
Baccar-Bournaz. Essais sur la littérature tunisienne d’expression française, p. 65.
45
Selon Louviot, « la revue Alif est fondée en 1970 par Lorand Gaspar et Salah Garmadi.
C’est une revue bilingue qui se propose de présenter des auteurs français contemporains aux
Tunisiens ou de faire la promotion des littératures maghrébines, rassemblant auteurs
francophones et arabophones », « La littérature tunisienne francophone », p. 3. (La revue
bilingue Alif a cessé d’exister en 1982).
43
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publication de plusieurs romans par des écrivains tunisiens installés à
l’étranger tels qu’A. Meddeb, M. Tlili et F. Mellah. Dans le domaine de la
poésie, à des poètes connus comme M. Gachem et S. Garmadi, s’ajoutent T.
Bekri, S. El Goulli et A. Saïd qui vont apporter un véritable dynamisme à la
création poétique en Tunisie. Depuis les années quatre-vingt-dix, une
nouvelle génération d’écrivains apparaît qui assure la relève littéraire malgré
des difficultés politiques et éditoriales insurmontables. À cet effet, Myriam
Louviot rapporte ce qui suit :
En 1987, Ben Ali, alors Premier ministre, prend le pouvoir
prétextant que le président Habib Bourguiba n’est plus en mesure
de l’exercer pour raisons de santé. L’espoir d’un relâchement de la
censure grandit alors dans la population, mais il est rapidement
déçu. À la censure d’État s’ajoute même dans une certaine mesure
une autocensure, tant que le climat est pesant. La littérature
tunisienne, toujours sous pression, a donc bien du mal à se
développer46.
Responsable des « Jeudis de l’IMA », Maati Kabbal réunit le 23
novembre 2006 cinq écrivains tunisiens, un poète, Tahar Bekri, quatre
romanciers, dont une romancière, également réalisatrice, Aroussia Nalouti,
deux francophones, Ali Bécheur et Rafik Darragi, un arabisant, Habib Selmi.
Le but de cette rencontre est d’établir une sorte de bilan, tout à fait
provisoire, et à compléter, de(s) littérature(s) tunisienne(s) contemporaine(s),
à partir du témoignage des écrivains eux-mêmes, et de poser, à cette
occasion, quelques questions sur le rapport qu’entretient cette écriture avec
la langue arabe littérale/littéraire, avec les autres pays du Maghreb, avec
ceux du Machrek, avec la littérature mondiale47. Cette initiative fut un
moment de reconnaissance tant attendu qui permet aux deux acteurs de cette
littérature au sens large du terme, de se rencontrer et de dialoguer pour
résoudre un de ses problèmes cruciaux à savoir un rejet systématique et une
méconnaissance réciproque. Bekri ne cache pas son amertume en avançant
que :
[l]a pauvreté du paysage littéraire local : aucune revue littéraire en
français, la censure de l’autocensure pendant des décennies, la
46
Ibid., p. 5.
Littératures de Tunisie : Le jeudi 23 novembre 2006 – 18h30 – Auditorium (niveau -2) :
« Inscrite pleinement dans la modernité par ses deux langues, la singularité de ses styles et de
ses thématiques, la littérature tunisienne a du mal cependant à se forger une visibilité à la
mesure de sa créativité. Ceci ne l’empêche pas d’être au diapason de ce qui agite la création
et les créateurs de par le monde.
Que veut dire écrire aujourd’hui en Tunisie ? Quels sont les sujets abordés par les écrivains
tunisiens ? Quels rapports entretiennent-ils avec les écrivains du Maghreb et du Machrek ?
Cette rencontre est l’occasion d’aborder ces questions et ce, à la lumière de la production
récente de chacun d’entre eux ».
47
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Créativité littéraire en Tunisie
coupure entre les auteurs arabophones (plus nombreux et plus
présents dans la vie littéraire) et francophones qui s’ignorent, la
marginalisation de cette littérature dans l’enceinte universitaire, en
dépit de la conviction de certains48.
Désireux de combler le vide autour de la présence de revues
spécialisées destinées à faire connaître la variété et la richesse de la
littérature tunisienne, en collaboration de Kamel Gaha, Bekri crée en 1997
Ifriquiya : une revue annuelle de critique et de création49.
Pour des raisons qu’il serait vain d’exposer, la création littéraire en
Tunisie demeure marginale, et parfois tout simplement méconnue,
dans le corpus de la recherche sur les Littératures du Maghreb, à
quelques exceptions près. Ces raisons s’ajoutent aux autres défis
évoqués pour mieux indiquer l’urgence d’une résistance à l’oubli
et au silence qui guettent50.
Force est de préciser qu’il existe peu de revues qui ont consacré un de
leurs numéros à la littérature tunisienne. La revue londonienne BANIPAL
(magazine of modern arab literature) a consacré son numéro 39 à la
littérature tunisienne contemporaine, en collaboration avec le Centre national
de traduction51. De son côté, conçu et dirigé par Ridha Bourhis, Missives
48
Propos cités dans « L’histoire d’une enfant malaimée en quête de reconnaissance », Le Blog
de Khalil Khalsi, samedi 21 janvier 2012.
49
Éditée chez l'Harmattan, cette revue s’est arrêtée après le numéro 1 qui comportait des
contributions de Giuliana Toso-Rodinis, Majid El-Houssi, Denise Brahimi, Hédi Abdel
Jaouad, Slaheddine Bougeh, Hédi Khellil, Il y a aussi une rubrique consacree a la creation
avec des textes de Daniel Leuwers, Moncef Ghachem, Fadhila Laouani, Houda Ben
Ghacham, Habib Selmi, Majid El-Houssi et Kamel Gaha.
50
Tahar Bekri/Kamel Gaha. « Introduction », Ifriquiya, No 1, 1997, pp. 1-2.
51
En effet, le numéro 39 de cette revue (automne-hiver 2010) a rendu hommage à 24
hommes et femmes parmi les écrivains tunisiens, avec des portraits, des textes choisis et des
poèmes. Ces écrivains sont notamment Habib Selmi, Amel Moussa, Rachida el Charni,
Moncef Ouhaibi, Walid sliman, Mansour Mhenni, Hassouna Mosbahi, Amina Said,
Mohamed Ghozzi, Faouzia Aloui, Saleh eddames, Tahar Bekri, Noureddine Bettaieb, Fayza
Miled, Adam Fethi, Kamel Riahi, Brahim Darghouthi, Mohamed Ali Yousfi, Hassan Ben
Othman, Sghaier ouled Ahmed et Faouzia Zouari. La revue évoque aussi les parcours de
Abou El Kacem Chebbi, Samir Ayadi et Ezzedine Madani. Le groupe littéraire ''Taht Essour''
qui a marqué la scène culturelle tunisienne dans les années 30 et 40 est également mis en
relief. Le romancier et journaliste Hassouna Mosbahi a présenté dans cette revue des
personnalités qui ont marqué la culture tunisienne dont Kheireddine Bacha, fondateur du
collège Sadiki, Ali Bach Hamba, Ali Douagi, Mohmoud Messaâdi, etc.. La réalisation de ce
numéro a permis de souligner l'importance de traduire vers d'autres langues que le français les
œuvres tunisiennes afin de mieux faire connaître la littérature tunisienne. M. Mohamed
Mahjoub, directeur général du Centre national de traduction, a insisté sur la nécessité de cette
parution dans la mesure où elle constitue une vitrine pour la littérature tunisienne moderne
dans les pays anglophones, recommandant la publication d'un autre numéro impliquant
d'autres écrivains tunisiens.
20
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réserve son numéro 264 aux Écritures de Tunisie52. Dans son avant-propos,
Bourhis évoque l’importance de l’acte d’écrire pour les écrivains et les
poètes qui composent le corpus choisi :
Souvent Tunisiens ou, pour quelques-uns, Franco-Tunisiens,
vivant en Tunisie ou en France, écrivant seulement en français ou
en français et en arabe à la fois, connus ou moins connus, les
auteurs de ce numéro ont au moins quelque chose en partage : la
quête de la beauté et de l’amour à travers cette originale et belle
rencontre littéraire de leur être, de leurs désirs et phantasmes, de
leurs douleurs et espérances, de leur imaginaire et « profondeurs
mythiques » avec les syllabes enchanteresses de la langue
française qu’ils savant fertiliser, qu’ils savant faire chanter, rire et
pleurer53.
Voici l’explication qu’il donne sur le choix de cette thématique bien
spécifique :
Nous avons placé cette édition sous le titre « Écritures
tunisiennes ». Car, pour ces poètes, nouvellistes et romanciers, il
s’agit bien d’écriture, c’est-à-dire de création littéraire supposant
une authentique forme verbale, un style singulier et un patient et
passionnant travail sur le langage. Et comme ils sont tout aussi
nombreux que différents à la produire, cette écriture ne peut se
placer que sous le signe du pluriel.
Plurielle, elle dit aussi, en plus de l’univers psychomental de ces
sédentaires nomades, enracinés voyageurs, une Tunisie aux voix et
aux visages multiples et où les rêves, pour grandir, s’en vont
courir au-delà de la mer qui les inspire et dont ils épousent
l’étendue, ondoyante et bleue54.
Coordonné par Mansour M’henni, le numéro 21 de la revue semestrielle
sur les cultures et littératures nationales d’expression française
interculturelle Francophonies55 est consacré à Littérature tunisienne de
langue française : une autre voix(e) de la tunisianité. Dans sa présentation,
M’henni souligne que :
La littérature tunisienne de langue française a démenti toutes les
prophéties qui la donnaient comme contre-productive et
condamnée à disparaître. En effet, parallèlement aux écrits de
52
Ridha Bourkhis (dossier conçu et dirigé par). Écritures de Tunisie, Missives, No 264, mars
2012, 155 p.
53
Ridha Bourkhis. « Avant-propos », Ibid., p. 7.
54
Ibid., p. 8.
55
Publiée à Lecce (Italie) et dirigée par Andrea Calì (Università del Salento, Lecce),
Interculturel Francophonies a réservé son numéro 21, juin-juillet 2012 à la littérature
tunisienne de langue française: une autre voix(e) de la tunisianité, 250 p.
21
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Créativité littéraire en Tunisie
Tunisiens résidant à l’étranger, la production locale connaît un
épanouissement accru et une dynamique soulignée, après
l’initiation d’un prix littéraire du roman tunisien (Le Comar d’Or),
par une compagnie d’assurances du même nom.
Ce n’est pourtant pas le roman seulement qui se développe et
prospère. Peut-être bien avec moins de lectorat, mais avec autant
d’engagement, les autres genres, l’essai surtout, la poésie et la
nouvelle aussi enrichissent continuellement une littérature qui est
de plus en plus perçue comme un patrimoine national méritant
l’intérêt qu’on lui doit et l’attention qu’elle mérite.
Abordant ce numéro spécial, Yves Chemla conclut son étude en
précisant que :
Cet ensemble d’articles est complété d’entretiens et d’une rapide
anthologie, qui donne visibilité à la nouvelle génération des
écrivains, comme Aymen Hacen, dont le talent certain tarde
encore à être reconnu. Mais l’essentiel est là : cette livraison de la
revue Interculturel Francophonie montre combien les lettres
tunisiennes d’expression française constituent un ensemble de
voix importantes et diverses dans les littératures d’expression
française. Elle témoigne à qui l’ignore encore, de la vitalité de la
recherche dans l’université tunisienne. Elle nous rappelle enfin
combien Interculturel Francophonies mène depuis des années,
contre vents et marées, un travail essentiel de collecte et
d’invention de ce qu’il faut bien appeler les Nouvelles Humanités.
Chaque numéro de la revue, née en 2001, est une référence. On ne
le souligne pas assez, et pourtant cette charge, en ces temps de
restrictions de toutes natures, n’est pas banale. Il faut en remercier
Andrea Cali, son directeur, pour sa ténacité et sa grande rigueur
intellectuelle et morale56.
Il est important de souligner que la littérature tunisienne a beaucoup
souffert du phénomène de la censure qui, pendant des années de dictature, a
étouffé les libertés individuelles et a sérieusement perturbé le processus de
créativité littéraire en Tunisie. La chaîne de censure a touché plusieurs
écrivains tunisiens dont les livres sont restés « bloqués chez les imprimeurs
sur ordre du pouvoir »57 et se sont trouvés, par conséquent, privés de
participer à des foires du livre qui se déroulaient au pays. Cette dure réalité
visant à interdire la circulation des livres et à sanctionner sévèrement aussi
bien les écrivains que les éditeurs qui osaient défier le régime et ses
instances de répression, accorde à l’acte d’écrire et de publier une force
56
Yves Chemla. « Sorties de la nuit et du silence : les lettres tunisiennes », Site d'Yves
Chemla : littératures du Sud et critiques.
57
Voir Fethi Djebali. « Tunisie : les livres sous la coupe de la censure », Syfia Tunisie, www.
Syfia.info, le 28 avril 2008.
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
d’engagement pour une cause. Celle-ci n’a pas cessé de manifester
ouvertement en faveur du droit à la liberté de circulation pour tous les livres
interdits en Tunisie et à l’aspiration des écrivains de laisser couler leur
imaginaire créatif sans nulle crainte ou contrainte. Louviot indique qu’écrire
sous la censure a sérieusement affecté le paysage littéraire en Tunisie :
Depuis son indépendance, la Tunisie a connu deux régimes
dictatoriaux sous lesquels l’expression d’une pensée dissidente
pouvait être durement réprimée. C’était déjà le cas sous Bourguiba
(président de 1957 à 1987), cela le fut encore davantage sous Ben
Ali. Ces longues années pendant lesquelles toute œuvre publiée
devait d’abord recevoir le visa du bureau de la censure ont poussé
les auteurs à pratiquer eux-mêmes une forme d’autocensure ou à
s’exiler. Certains comme le romancier militant Jalloul Azzouna
(1944-) ont fini par imprimer et distribuer gratuitement leurs
œuvres, d’autres comme le poète et romancier Taoufik Ben Brik
(1960-) se sont tournés vers des éditeurs étrangers58.
En dépit de l’immensité et de la rigueur de la censure et de
l’autocensure qui ont freiné le développement de la littérature francophone
en Tunisie, on assiste, à partir des années quatre-vingt-dix, à l’apparition
d’une nouvelle génération d’écrivains qui témoigne de la vitalité littéraire
dans ce pays. En effet, la production littéraire s’est intensifiée et plusieurs
éditeurs59 ont produit une multitude de livres qui abordent une diversité
thématique contribuant à l’enrichissement et à la prospérité de la littérature
tunisienne de langue française. Mais il reste que l’impact de ce dynamisme
éditorial demeure très limité du fait que la publication d’ouvrages ne dépasse
guère les frontières, destinée exclusivement au marché national. Cet état de
fait n’apporte pas la visibilité, indispensable, voire nécessaire à la littérature
tunisienne d’expression française, qui continue à être, selon Yves Chemla,
« méconnue, comme est tout aussi méconnue la Tunisie elle-même, réduite
le plus souvent à un certain nombre de clichés qui neutralisent sa situation
réelle »60.
Cependant, il convient de préciser que quelques écrivains appartenant à
cette relève littéraire ont inspiré des études publiées dans des volumes
réservés à la littérature tunisienne. Mais nombreux sont ceux participant au
renouvellement et à la continuité au fait littéraire tunisien qui n’ont pas
encore bénéficié d’un intérêt considérable de la part de la critique. Ceci dit, il
ne semble pas inutile de mener des recherches adéquates et judicieuses sur
ces nouvelles voix dont la liste de publications est phénoménale. Dans cette
58
Louviot. « La littérature tunisienne francophone », p. 6.
On cite à titre d’exemple Éditions Elyzad, Cérès éditions, Sud Éditions, Demeter, Alif - les
éditions de la Méditerranée, éditions carthaginoises, Med Ali Éditions.
60
Chemla. « Sorties de la nuit et du silence : les lettres tunisiennes », Site d'Yves Chemla :
littératures du Sud et critiques
59
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Créativité littéraire en Tunisie
perspective, cet ouvrage collectif traite de la créativité littéraire en Tunisie
et, s’intéresse plus particulièrement à l’émergence de la littérature tunisienne
de langue française des années 2000 à nos jours61. À vrai dire, cet ouvrage ne
peut être exhaustif, ni même capable de cerner tous les aspects de cette
mouvance littéraire tunisienne contemporaine. Nous sommes conscients des
limites de ces contributions. Peut-on prétendre à une saisie de cette relève
littéraire à partir de ces réflexions critiques sur les œuvres de quelques
écrivains tunisiens ? Toutefois, la présentation de quelques-unes de ces voix
qui abordent des thèmes variés et fait ressortir les éléments caractéristiques
de ce renouveau littéraire en Tunisie entend attirer l’attention que chacune, à
sa manière, participe au développement et à l’épanouissement de la
littérature tunisienne d’expression française en tant que telle et d’un espace
dynamique dans son incessante élaboration, prenant part activement à des
pratiques d’écriture et à la création d’univers bien spécifiques.
Cet ouvrage s’ouvre par la contribution de Yamina Mokaddem intitulée
« D’un exil à l’autre : traces et mémoires dans Vie lointaine de Farès
Khafallah ». Il s’agit du premier roman de cet écrivain qui replace le lecteur,
dans la problématique de l’exil, de la recherche de la trace identitaire, à
travers le récit du narrateur, métis placé en quelque sorte, de par son
ascendance parentale, entre la rive nord et sud de la Méditerranée, et de ce
fait, dans un entre-deux culturel et identitaire qui le désoriente et qu’il ne
parvient pas à assumer. Ainsi, à l’inverse des autres textes liés à l’exil, aux
racines et à l’identité, il ne s’agit pas uniquement, pour le narrateur, fils de
couple mixte (mère française et père tunisien) né en France et donc déclaré
« Français », de rechercher la trace de son origine, mais plutôt les traces et
les mémoires inhérentes à cette double appartenance qui l’envahit, pour
essayer de comprendre et d’apprivoiser le mal-être et les contradictions qu’il
ressent notamment à la mort du père . Cette étape inéluctable, considérée par
la psychanalyse comme nécessaire à l’épanouissement de tout homme et, en
même temps, comme le meurtre inacceptable du personnage dominant de
l’enfance, suscite chez le fils des sentiments contradictoires où se mêlent
amour, haine, culpabilité, pardon qui le mèneront à rechercher dans le
labyrinthe de son histoire personnelle le fil d’Ariane pour trouver son issue,
sans pour autant en ressortir indemne.
Mokaddem soutient que tout le texte de Farès Khalfallah, à travers la
parole émanant du « je » du narrateur qui regarde constamment le monde de
deux lieux différents, la France et la Tunisie, plus précisément Paris et Tunis,
place celui-ci devant un dilemme : celui de ne pas pouvoir choisir parce que
61
C’est à partir des années 1990-2000 que le champ littéraire tunisien va commencer à se
normaliser. Le prix Comar (prix littéraire le plus important de Tunisie et parfois comparé au
Goncourt) est crée (il a notamment récompensé le roman de Yamen Manai, La marche de
l’incertitude en 2009). Des romans de qualité vont voir le jour grâce au courage de certains
éditeurs malgré la force de la répression et de la censure.
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
n’appartenant pas entièrement ni à l’un ni à l’autre. Dès lors, le titre du
roman Vie lointaine trouve ici tout son sens à travers le désenchantement du
narrateur et le questionnement sur l’appartenance à un pays qu’il induit.
C’est ce que la critique a proposé d’analyser en montrant, d’une part,
comment s’élabore la mise en discours de l’imaginaire du narrateur à partir
des deux lieux différents de son dire ; d’autre part, en quoi l’invention d’un
tiers-espace au sein duquel vivre en apprenant à négocier entre différentes
cultures s’avère ici chimérique.
Consacrée au roman de Moktar Sahnoun, l’étude que propose Murielle
Lucie Clément est très judicieuse, voire pertinente dans laquelle elle avance
que Tsunami est une quête de soi, introspective et prospective, mémoire
individuelle et collective simultanément, tout en montrant un clivage où
contrastent ces visions : l’espace, un substantif reprit une trentaine de fois au
cours de la diégèse.
Selon Clément les espaces juxtaposés s’entremêlent. Lointains et
proches, les différents espaces sont côte à côte et cependant, très dispersés.
Sahnoun a réalisé le tour de force en plaçant son narrateur dans l’espace
restreint d’une chambre de le faire voyager « à la Proust », dans l’espace
infini des souvenirs et de la mémoire. Un espace géographique étriqué ne
freine nullement l’imaginaire de sillonner les espaces infinitésimaux entre
les champs mémoriels. Clément affirme qu’en créant un espace ekphrastique
au centre de l’espace narratoire, Sahnoun laisse son héros vagabonder dans
les espaces cinématographiques, livresques et picturaux incrustés dans
l’espace diégétique. Ainsi, le lecteur peut-il, au fil de la narration, traverser à
son tour les différents espaces qui peuplent l’imaginaire du narrateur.
Rim Mouloudj, dans « L’immeuble de la rue du Caire » de Noura
Bensaad. Apports et limites de l’approche fragmentaire », analyse le premier
roman de cette jeune plume féminine tunisienne. Ainsi, elle présente dans un
premier temps l’auteure et son parcours pour ensuite s’intéresser aux
particularités scripturaires qui caractérisent cet écrit publié en 2002.
Mouloudj aborde notamment l’aspect fragmentaire du récit pour ensuite
souligner les apports, mais aussi les limites potentielles de cette technique
d’écriture.
L’étude de Lamia Bereski Maddahi est consacrée au roman de Chedly
El Okby, Le Bâtonnier. Pour la critique, de la quête d’une liberté perdue à
l’enquête menée par Ched Ok, le bâtonnier est confronté à des situations
abracadabrantes. Dépourvu de son bien et ne comprenant pas ce qui lui
arrive, il confie son dossier au détective Ched Ok. Ce dernier qui a tout
perdu et sujet aux pressions de l’huissier se retrouve dans une vie
temporairement confortable. Bereski Maddahi souligne qu’il mène l’enquête
et découvre que tout le complot qu’a subi le bâtonnier n’a de source que le
trésor qu’il possède, dont lui-même, ignorait l’existence et qui a suscité
toutes les convoitises possibles et imaginaires.
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Créativité littéraire en Tunisie
Anda Rãdulescu, dans « Imaginaire et créativité dans le Fou du Roi de
Jamel Ghanouchi », affirme que les douze nouvelles de ce recueil ont
couronné, dès 1998, l’activité d’écrivain, mathématicien de formation, et ont
apporté sa consécration dans le domaine littéraire. Encouragé par son succès
immédiat, il a réussi en peu de temps à réaliser une œuvre inédite, inspirée
par sa passion pour les échecs, les jeux de réflexion et les énigmes. Selon
Rãdulescu, l’intrigue policière se mêle à merveille avec le petit fait
quotidien, la rivalité et les ambitions des joueurs d’échecs, un monde formé
par des surdoués qui se disputent la suprématie dans ce jeu d’intelligence et
de stratégie. Situées dans des lieux ainsi qu’à des époques différentes, les
nouvelles ont comme personnage central Ben Aziz, le narrateur, un alter ego
de l’auteur, qui révèle non seulement ses expériences personnelles comme
challenger du titre mondial, mais aussi comme chasseur de jeunes talents et
comme entraîneur de l’équipe nationale de la Tunisie et de la Russie.
L’atmosphère créée autour du narrateur est étrange, énigmatique, les
personnages et les intrigues sont presque tous décalés, mais en fait ils ne sont
que des prétextes au jeu.
Sabah Sellah précise dans son étude intitulée : « Destins et
compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées de Sidi
Mohamed Djerbi » que c’est à une véritable odyssée que nous convie
l’auteur dans son premier roman qui parvient à décrire, avec réalisme,
l’humble situation de ces hommes qui ont choisi de s’exiler dans ces
contrées lointaines et difficiles afin de subvenir aux besoins de leurs
familles. Travailler dans ces compagnies pétrolières, loin de tout, n’est aisé
pour quiconque. Ces ouvriers de l’ombre en ont fait l’amère expérience. De
plus, l’auteur met l’accent sur les rapports sociaux qui tendent au délitement
dans un univers où les valeurs matérielles supplantent les valeurs
émotionnelles. Enfin, selon Sellah, il nous invite à nous interroger sur le rôle
du profit dans nos sociétés. Vers quelle finalité nous conduit-il, à l’heure où
le monde traverse une crise structurelle sans précédent ?
De son côté, dans « Création littéraire et esthétique de la forme dans
The plagieur de Taoufik Ben Brik », Faouzia Bendjelid indique que le
lecteur se trouve confronté à une écriture hybride, discontinue qui privilégie
le fait romanesque au fait fictionnel. Il se trouve ainsi décontenancé par une
écriture qui conteste le sens. Dans son étude, Bendjelid a tenté de démontrer
que ce roman est construit dans l’écart, car les procédés et mécanismes
formels mobilisés brouillent la lisibilité et transgressent les catégories de
vraisemblance, de linéarité et de transparence du roman réaliste. Il devient
une entreprise d’écriture ludique.
L’étude d’Alison Rice « Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure
amoureux de Fredj Lahouar » s’avère nécessaire pour mieux saisir le recueil
de nouvelles de cet écrivain, ancien élève de l’École normale supérieure de
Tunis et enseignant à la Faculté des lettres et des sciences humaines de
Sousse. Pour Rice, Le Tyrannosaure amoureux, porte un titre qui suscite de
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
la réflexion. La voix narrative se penche dans chacune des nouvelles sur des
questions d’originalité et de spécificité géographique et temporelle, comme
il est indiqué dans la citation suivante : « Nous devons vivre notre époque !
S’adapter ou mourir, nous n’avons pas d’autre alternative ! ». Rice indique
qu’étant donné la prévalence des monstres tels les vampires dans des
ouvrages de fiction depuis des siècles, il serait possible de voir ce genre
d’entreprise littéraire comme appartenant à un universalisme hors du temps.
Mais le texte insiste sur autre chose en s’adressant au travail d’un écrivain
tunisien contemporain : « Son ambition consistait dans la nécessité de
contourner tous les sentiers battus de la terreur, un peu trop marqués, à son
goût, par le cachet de la civilisation judéo-chrétienne. Il lui faudrait trouver
une voie qui soit suffisamment familière à son public ». Influencé par la
tradition judéo-chrétienne, l’homme qui écrit cherche néanmoins à sortir de
cet héritage pour trouver quelque chose qui corresponde à son lieu et à son
temps. Ce recueil drôle et imprévisible n’est pas sans rapport avec la pensée
d’Abdelkébir Khatibi qui parle dans Maghreb pluriel de la nécessité d’« une
double critique » chez tous ceux qui font face et à la métaphysique
occidentale et à l’héritage de « notre patrimoine, si théologique, si
charismatique, si patriarcal ». Rice ajoute que Le Tyrannosaure amoureux
répond, de manière à la fois ludique et profonde, à la nécessité identifiée
chez Khatibi d’une nouvelle conception du Maghreb. Le résultat est un livre
qui nous fait rire, tout en attirant notre attention sur une critique astucieuse
de la politique, de la société, et de la langue.
Pour Robert Elbaz, Waltenberg de Hédi Kaddour est, certes, un roman
d’espionnage, mais par delà cette forme d’expression qui n’est que la
coquille du roman, il s’y développe une structure générique des plus
complexes, car quasiment tous les sous-genres s’y évanouissent, pour tenter
de manifester tous les événements historiques importants qui parsèment le
Vingtième Siècle européen. Mais l’événement en lui-même est protéiforme
chez Kaddour, puisque chaque conscience qui l’intériorise lui donne un
nouvel éclairage et, de ce fait, l’événement prend une dimension sérielle. Il
n’est donc jamais épuisé et le texte ou le roman peut ainsi le reprendre
indéfiniment par le biais de la fiction qui demeure un procès de production
indéterminé. Elbaz affirme que par ailleurs, ce roman qui est donné à la
finitude comme tout autre texte, malgré ses sept cents pages, si denses
qu’elles puissent être, implique une dimension interstitielle qui n’a pas de
limites, c’est pourquoi c’est un roman qui vise la totalité : de mondes
parallèles qui sont suggérés dans des micro-récits périphériques
accompagnant la trame narrative centrale du roman d’espionnage du début
jusqu’à la fin du texte.
Dans « Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe
dans Le Sablier de Sofia Guellaty », Matilde Mésavage se demande
comment traverser le passage périlleux entre l’enfance et la vie adulte
lorsqu’on est seul en pays étranger ? Pour Mésavage, telle est la question
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Créativité littéraire en Tunisie
existentielle que pose Sofia Guellaty dans Le Sablier. Titre symbolique par
excellence, un sablier, par sa forme, met en scène un réseau de pistes à
explorer. Aux prises avec le chaos de la conscience humaine, la jeune
narratrice, venue de Tunisie avec sa grand-mère adorée, à présent décédée,
se trouve seule, sans ami, sans occupation, sans but dans la vie. Déracinée,
elle est en situation « hors contexte ». Perdue entre l’être et le néant
sartriens, la narratrice se sert de son corps pour se sentir exister. Comme
Alice au pays des merveilles, elle doit descendre dans le terrier du lièvre afin
de trouver un sens à sa vie. Pour elle, le pays des merveilles se trouve dans le
Sablier, café hors du temps. C’est là où elle fait valoir sa théâtralité et
observe celle des autres. Le Virgile de la narratrice paraît sous forme d’un
vieil écrivain qui, lui aussi, fréquente le Sablier. Ce n’est que ses messages
énigmatiques, laissés pour elle sur des tickets de caisse, qui arrivent à percer
la tyrannie de l’esthétique. Mésavage conclut son étude en indiquant que la
narratrice se réveille à la beauté du monde et à la musique. Pourtant un
monstre habite sous son lit. Que symbolisent ce monstre, le sablier, et
l’expérience du néant qu’approuve la narratrice ? C’est ce que cette étude
explorera dans ce conte initiatique.
Les deux œuvres de Raja Sakka : La réunion de Famille qui est un
recueil de 5 nouvelles (2007) et le roman Un arbre attaché sur le dos (2013)
font l’objet de l’étude de Judith Sinanga-Ohlmann. Celle-ci opère, en
premier lieu, une recension et une analyse un peu plus approfondie de
chacune des nouvelles. Mais quoique chaque nouvelle ait été analysée
indépendamment des autres, l’étude en soi n’a pas manqué à comparer ces
différents textes chaque fois que cela s’est avéré nécessaire. Quant à la
présentation du roman qui a constitué le deuxième pan de l’étude, SinangaOhlmann s’est concentrée sur l’exploration du thème de la condition
féminine et de la question d’errance et quête d’identité. Si l’analyse n’a
dégagé du roman que ces deux thèmes, celle relative aux nouvelles a cerné
un champ thématique plus varié.
Se référant aux deux romans de Sonia Chamkhi, Leïla ou la femme de
l’aube (2008) et L’homme du crépuscule (2013), Sonia Lee constate dans
son étude « Texte et intertexte, l’Importance de la citation dans les romans
de Sonia Chamkhi » qu’ils racontent à tour de rôle la même histoire
d’amour, mais d’un différent point de vue, respectivement celui des amants.
Lee souligne qu’il est évident que la passion mouvementée des deux jeunes
Tunisiens, Leïla et Iteb, non seulement se fait l’écho du mythe de l’amour
éternel de Majnoun et Leïla dont la légende hante le monde arabe depuis le
VIIIe siècle, mais forme la structure intertextuelle qui unit les deux romans.
En plus de la présence du texte fondateur sur lequel est bâti le récit, la
présence d’un considérable intertexte littéraire et musical sert à révéler la
personnalité des deux protagonistes tout autant que les nombreuses
influences de leur milieu culturel.
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De son côté, Wafa Bsaïs Ourari s’intéresse à La marche de
l’incertitude de Yamen Manaï, un roman qui aborde la mise en écriture des
aléas de la vie, leur mise en scène, voire la mise à nu des rouages de leurs
mécanismes, de leur marche sourde et aveugle vers leur destination. Quelles
forces vives, occultes, obscures ou lumineuses en ont décidé ? Quelle
volonté, consciente ou inconsciente, aurait résolu de faire se croiser les
chemins de tous ces personnages qui constituent le canevas de ce roman qui
semble n’être régi que par un leitmotiv à résurgence anaphorique : « Le
hasard maître des dés avait décidé de … » ?
Pour Bsaïs Ourari, Manaï n’écrit pas ce récit à la manière d’un auteur ni
ne raconte cette histoire à la manière d’un narrateur. À son sens, il le fait à la
manière d’un scribe qui veut tenter de démontrer, de manière implacable,
parfois enjouée, souvent détachée mais fréquemment cynique, que c’est
justement l’essence somme toute, totalement fortuite, parfaitement aléatoire,
de notre existence qui nous échappe, celle de nos décisions qui nous
dépassent et de nos rêves qui nous gouvernent. C’est notre vie qui nous
vivrait et non le contraire et c’est notre existence qui décide de nous et non
l’inverse. Et comme pour témoigner de manière encore plus radicale de la
complexité de l’univers dans lequel évolue l’être humain, Manaï mêle dans
sa relation le rationnel et l’irrationnel, le surnaturel et le réel. Est-ce pour
traduire une volonté de circonscrire l’aléatoire et l’arbitraire afin de les
neutraliser par la force des lois de la logique, celles de la raison irréfutable,
du tangible irrécusable ? Peut-être.
Bsaïs Ourari ajoute que la gageure de l’écrivain, ingénieur
mathématicien, de par sa formation, est-elle de supplanter les lois du hasard
en les soumettant à une rigoureuse et intransigeante expérimentation
scientifique ou, au contraire, de s’incliner humblement devant l’indubitable
interprétation des réseaux, infiniment et indéfiniment, contradictoires ?
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Créativité littéraire en Tunisie
Par son étude « Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther
Khlifi », Lélia Young tente de montrer comment le texte du livre Ce que
Tunis ne m’a pas dit de cette écrivaine tunisienne est construit sur une
cataphore poétique qui trouve sa longue résolution sur le plan lexicosémantique au moyen de procédés discursifs et stylistiques qui cousent
péniblement la cohérence textuelle du récit. Ce texte expose la réalité
tunisienne d’avant Le Printemps arabe, réalité qui constitue le contexte
générateur du récit. Pour Young, au moyen de métaphores descriptives,
l’auteure illustre une situation d’exil intérieur qui est une sorte de
manifestation pour le respect des différences et celui de l’intelligence
critique de tout individu, homme ou femme. Ce récit illustre la notion de
« distance rapatriée », élaborée par la critique elle-même, qui repose sur
l’approche stratégique de retourner chez soi par l’écriture. Ainsi, au moyen
du processus de création poétique, les thèmes inhérents à la problématique
de la mosaïque socio-culturelle et politique du récit émergent dans la matière
cohésive du texte.
Selon Malika Haj-Naceur, dans Hôtel Miranda, premier roman d’Iman
Bassalah, le questionnement sur l’exil/les exils se mêle tout à la fois de
raconter des histoires d’errances contemporaines et d’opérer,
subrepticement, une mise en abyme personnelle dans un « Vécrire » qui lie
les traversées topologiques fondatrices du sujet écrivant au feuilletage du
moi protéiforme des exilés disséminés dans les vies en miettes croisées
qu’explore la narration.
Haj-Naceur avance que sur les chemins du manque-à-être et des
rencontres providentielles tracés, le potentiel sémique de l’hôtel - qui
rassemble les obsessions existentielles - et de la plage de Lampedusa - où,
historiquement, se joue la vie et devenir de nombre d’exilés d’hier et
d’aujourd’hui - participe des niveaux de conscience des vécus exiliques, de
la puissance réparatrice des aventures et du jeu combinatoire de la littérature
qui répertorie les lignes de fracture et les rêves en célébrant la capacité de
l’écriture à les sublimer dans la subtile proximité du paysage intérieur du jesoi : « Je pense qu’on se dévoile en racontant les autres » invitait déjà Tahar
Ben Jelloun dans L’auberge des pauvres62.
Dans son étude sur Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ? de Wafa
Bsais, Issam Maachaoui indique que la lecture ce récit, édité chez sahar
édition, en mars 2008, nous met sur la piste du désir, comme un des
possibles littéraires permettant à l’auteure d’explorer tous les secrets du récit.
En fait, monter une histoire, camper des personnages et dévoiler des affects
sont autant les composants dramatiques d’une trame narrative qui prend
corps, tel un désir naissant, sous les yeux d’un lecteur pris au débotté par des
mots qui se révoltent, qu’une manière de vouloir faire parler cette force
obscure, tapie au fond des choses, nommée désir.
62
Tahar Ben Jelloun. L’auberge des pauvres, Paris, Le Seuil, 1999, p. 57.
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
Maachaoui souligne que dans un mouvement de flux et de reflux les
chapitres du récit alternent, se confondent, fusionnent rarement, et finissent
par se séparer douloureusement : lui d’elle ; elle de lui ; l’homme de son
double (dernier chapitre) ; l’eau du sable ; la vague de l’écume ; le jour de la
nuit ; le silence de la musique ; l’Homme du monde… l’amour de la vie.
Serait-on semble nous dire la romancière condamnés à accepter la séparation
comme principe de vie ? de création ?
Maachaoui précise aussi que le programme narratif se construit sur
l’alternance de deux voix, selon une scénographie narrative maintenant la
tension dramatique au plus haut degré, éclatant tantôt la belle symétrie des
chapitres, dérangeant tantôt le déroulé de l’histoire. Ceci dit, le récit vit de
ses tensions, meurt de ses tensions, afin de renaître plus désirant dans le cri
muet d’un corps qui s’écrase à la fin de l’histoire. Le récit prend les
« possibles narratifs » de vitesse, car il donne l’impression d’un texte qui suit
la logique d’un palindrome : le récit se désire une fin sans finitude, un
moment d’inachèvement porté vers l’inconnue d’un départ précipité : le
dernier chapitre signe un retour vers la naissance du mot, dont le signifiant
n’est que la musique étrange d’un orgasme.
Mounira Chatti est une universitaire tunisienne qui a entamé sa carrière
de romancière par un roman aussi inattendu que poignant : Sous les pas des
mères. Bouchra Benbella considère dans son étude que le titre révèle
d’emblée la tonalité sarcastique avec laquelle la romancière va traiter et
critiquer la société tunisienne et ipso facto la société maghrébine. Sous les
pas des mères se trouve non le paradis, comme il est dit dans le célèbre
hadith du Prophète, mais l’enfer : un enfer dont la principale « attisatrice »
est paradoxalement la mère. Ennemie de l’émancipation féminine, la mère,
réceptacle conservateur des traditions ancestrales, perpétue la misogynie
dont elle est la première victime en entretenant une relation fusionnelle,
voire pathologique, avec sa progéniture mâle. Cette ségrégation générique
est aussi bénie et entérinée par une religion machiste, reléguant la femme au
rang d’un sous-humain.
Le roman Ce qu’Allah n’a pas dit de Mohamed Bouamoud est soumis à
une analyse pertinente de Lahsen Bougdal qui indique que le fait religieux
est un des phénomènes fondamentaux qui ont marqué la littérature
maghrébine de langue française depuis la fin des années quatre-vingt. Il ne
s’agit pas de la religion comme sujet, mais plutôt de la relation à la religion
comme expérience et comme vécu d’un individu ou d’une communauté
d’individus qui tente d’imposer sa vision du monde à l’aune d’une crise
identitaire, sociale, politique et économique.
C’est par l’analyse du processus de la négation que Bougdal a tenté, à
partir de ce roman de Mohamed Bouamoud, d’éclairer ce retour du religieux.
Principe clé de la structuration psychique, il nous permettra de comprendre
cette déliaison du sujet s’inscrivant dans une démarche de « non-être » qui
détermine son identité et sa relation aux autres. Ainsi les programmes
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Créativité littéraire en Tunisie
narratifs des personnages masculins du roman sont affectés par cette
mécanique qui révèle l’écart entre l’image affirmée de soi et l’image réelle.
Cette logique est liée au processus psychique du refoulement, car elle est le
fondement inconscient d’un désir de purification. La narration s’articule
autour de deux tendances pulsionnelles. Celle de la négation consubstantielle
de la destruction et celle de l’affirmation corollaire de l’éros. Dans ce roman,
l’accent est mis sur une expérience individuelle radicale de la religion
incarnée par le père et le fils. En épousant la cause collective qui le conduit
jusqu’à commettre un attentat, ce dernier met en exergue l’idée du sacrifice
de soi comme une manière de dénier sa nature profonde. Les femmes
incarnent les seuls remparts contre cette violence infligée aux autres.
Bougdal soutient que l’éclairage de la psychanalyse lui permettra de cerner
cette logique de la négation qui se déploie comme une absence de la
castration. Par conséquent, l’expérience fanatique se donne à lire comme une
projection de la réalité psychique du personnage sur le monde.
Selon Ana Soler, trois grands axes sémantiques construisent Bleu et
constituent les piliers fondamentaux de l’existence de Ridha Bourkhis :
l’amour, l’écriture et l’engagement social. Intimement imbriqués entre eux,
ces thèmes majeurs demeurent profondément ancrés dans l’azur de sa
Tunisie natale et témoignent de l’influence de ce cadre, constellé d’éléments
gravitant autour de la mer et du ciel.
Soler insiste sur le fait qu’un psychisme hydrant émane de ce recueil,
qui exalte la connivence entre le milieu marin et la personnalité du poète,
subjuguée par la « grande bleue ». Pourvue d’un effet talismanique contre
l’emprise menaçante de la mort, la mer constitue un bouclier mitigeant les
affres familiales, sociales, politiques ou religieuses des victimes d’injustice,
pour lesquelles elle attise les flammes de l’espérance d’un jour nouveau.
Mais surtout elle incarne l’ouverture vers l’infini, la liberté absolue, aussi
sied-elle à la nature rêveuse du poète et décuple en lui sa verve créatrice et
son élan onirique.
Sylvie Blum-Reid, pour sa part, réserve son étude « La part du chiffre
dans La Troisième fille » au troisième roman publié en 2011 de Salah El
Gharbi. Blum-Reid a poussé son analyse de ce roman sur la révolution
tunisienne et l’amour entre un couple, Slim et Basma, jusque dans
l’importance des chiffres. La destinée de la femme, Basma, l’un des deux
personnages principaux du roman semble être régie par le chiffre trois. Blum
a essayé de démêler le sens de ces chiffres dans la culture arabe, et elle a
voulu suivre le combat de Basma pour échapper à son destin. Il s’agit aussi
d’un roman sur l’écriture, et l’acte d’écrire au milieu de la révolte qui sourde
autour de l’écrivain, dans la Tunisie d’aujourd’hui. Pour Blum, ce roman
s’inscrit au beau milieu de cette chronologie de la révolte.
L’étude de Carla Carlagé intitulée « À la poursuite du Prince
Charmant : ambivalence, incertitude et marchandisation de l’amour dans
Une heure dans la vie d’une femme d’Aïda Hamza » se propose d’analyser le
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
roman de cette écrivaine tunisienne à travers une approche sociologique de
l’amour tel que présenté par la narratrice. L’idée au cœur de cette étude est
que le champ amoureux qui se définit dans l’œuvre est configuré et structuré
par des composantes économiques et culturelles (inconsciemment)
reproduites par/dans le récit de Selma, la narratrice. La démarche de Carlagé
s’inspire des ouvrages d’Eva Ilouz pour montrer comment la vision
romantique de Selma est en fait culturellement déterminée en ce sens qu’elle
mobilise et reproduit des modes de perception, des définitions et des attentes
largement contaminés par les transformations socio-économiques
provoquées par les forces du capitalisme.
Carlagé poursuit son analyse en précisant que le roman est une
illustration du fait que l’expérience de l’amour romantique à l’ère du
capitalisme tardif est un fantasme construit par, et conforme aux, images et
stéréotypes produits par les médias de la société de consommation : non
seulement l’expérience amoureuse prend forme dans et à travers des actions
profondément enracinées dans la consommation, mais aussi, elle est vécue
par des individus rationnels qui, tout au long de leur expérience, sont
constamment en train de l’évaluer, de la peser et d’en calculer les bénéfices
et les pertes. Ce sont justement ces raisons qui font que, malgré ses efforts de
peindre une image singulière d’elle-même, la narratrice ne parvient qu’à
reproduire des scénarios pré-écrits pour elle.
Yves Chemla réserve sa contribution au roman d’Azza Filali, Ouatann,
qui met en jeu la sortie de la thématique du ressassement. Adossé au constat
du verrouillage social généralisé, il raconte la déprise par plusieurs
personnages réunis dans une maison au bord de la mer, de discours en
boucle qui répètent la mésestime de soi et des espaces de vie. Mais dès lors
que la question « que faire de ce pays ? » est posée, elle devient un levier
pour inciter chacun à prendre position. Les personnages font alors retour sur
les lieux mêmes sur lesquels ils s’interrogent, une maison construite pendant
la période coloniale, et qui a un impact sur eux comme le lieu même de
l’hétérotopie. À la fois théâtre mémoriel et lieu des possibles d’une parole
sans contrainte externe, la maison agit sur les personnages enfermés comme
le lieu d’un passage vers un ailleurs de la conscience et des corps. Chemla
soutient que le roman d’Azza Filali évoque ainsi la métamorphose d’une
société, qui reprend conscience en résistant même passivement, avant de se
dresser contre l’ignominie et de se préoccuper de la nécessaire transmission.
Ce sont ces figures de la mémoire, du dépassement de l’utopie par le passage
dans l’hétérotopie, dont Michel Foucault avait lui-même théorisé en Tunisie
la configuration, qui constituent les fils conducteurs de cette étude.
Quant à Évelyne Bornier, dans son étude « Tout lecteur est un ennemi
de Ridha Smine, entre surréalisme et nouveau roman », elle s’est penchée
sur ce nouvel auteur à la biographie et à l’écriture quasi impénétrables.
Bornier a abordé le fond ainsi que la forme du texte de cet écrivain tunisien
et a tenté d’en dégager les caractéristiques qui ont permis d’identifier ce
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Créativité littéraire en Tunisie
texte comme appartenant à une nouvelle tendance dans le cadre de la
littérature francophone du Maghreb. Elle a aussi examiné cette écriture
divergente, expérimentatrice, qui s’inscrit dans une mouvance originale, à la
croisée du surréalisme et du nouveau roman, dans laquelle on sent un
profond rejet des styles communs, une sorte de Nouvelle Vague dans et de
l’écriture.
Le choix de Leila Louise Hadouche Dris d’étudier Le porte-monnaie
d’Ali Mansour est justifié selon la critique par le fait que dans le Maghreb
postcolonial, rares sont les romanciers à avoir mêlé politique et fiction et à
avoir osé dénoncer ouvertement les dépravations sociales, économiques,
mais surtout politiques de leurs pays. Elle estime que parmi ceux qui se sont
prêtés à cet exercice, le Tunisien Ali Mansour dans son unique roman. Pour
Hadouche Dris, ce roman, paru en 2012, se lit comme un écrit politique au
sens où l’entend Nikola Kovač, c’est-à-dire comme un récit qui « évoque
une situation de conflits et d’antagonismes polarisés, où l’homme est désigné
comme victime, sans protection, vaincu d’avance ». En effet à travers
l’histoire du petit Souleymane, l’auteur met visiblement en fiction un pan de
l’histoire de la Tunisie que le lecteur lambda ne peine pas trop à associer aux
années qui précédèrent la chute du président Benali et la révolte du jasmin.
La lutte qui oppose l’individu au pouvoir et à la loi qu’il représente est le
thème central autour duquel se développent les évènements de ce roman de
Mansour.
Dans « On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied, un
« Tunoche » au pays des droits de l’homme », Bernadette Rey Mimoso-Ruiz
montre que dans ce premier roman, Bakir Zied explore de graves sujets d’un
ton désinvolte, souvent ironique en maniant la dérision pour mieux cerner
ses désenchantements. Parti du « royaume des Tunoches » dans lequel il est
aisé de reconnaître une Tunisie sous le joug d’une dictature, Zénon, cet autre
lui-même, débarque à Paris, certain de trouver paix, bonheur et prospérité.
Dès son arrivée, il perd ses illusions et doit affronter la misère d’une ville
sans pitié, peuplée de créatures à la dérive dont il croise les destins. Seul
demeure le réconfort des livres qui sont ses compagnons d’infortune dont les
références émaillent le texte, tantôt par des citations, tantôt par des allusions,
souvent détournées de leur sens premier, avec un humour décalé qui joue de
la réception lectorielle.
L’analyse de Rey Mimoso-Ruiz révèle la singularité de On n’est jamais
mieux que chez les autres qui aborde de manière originale le délicat
problème de l’émigration, sans pathos ni concession, car il défait la légende
de la France terre d’accueil et pose la question de l’identité d’une jeunesse
égarée. Il nous livre une perception contemporaine des menaces qui la
guettent entre la soumission au régime et l’intégrisme religieux, mais dans
laquelle les cultures de part et d’autre de la Méditerranée se mêlent et
laissent percer l’espoir d’une possible reconnaissance par la grâce de la
littérature.
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
Choisir de parler de soi et des siens de façon plus ou moins fictive n’est
pas sans incidence sur l’écriture. Dans son étude, qui clôt cet ouvrage,
intitulée « Je/jeux et enjeux narratifs de l’autofiction dans Je suis né huit fois
de Saber Mansour », Assia Kacedali montre que ce texte cultive l’ambiguïté
sur un narrateur omniprésent qui ne manque jamais d’établir le contact avec
le lecteur. Nous voilà embarqués dans un voyage dans les mots de ce
personnage au verbe prolixe et plein d’humour, tendre lorsqu’il parle des
siens, plus sarcastique quand il s’agit de contester la façon dont l’Histoire est
restituée. Aussi, la seule façon d’y remédier c’est d’aller la quêter soi-même.
Le concert de voix littéraires et critiques qui constitue cet ouvrage
montre qu’une production littéraire tunisienne en français existe et qu’elle a
dépassé le stade des balbutiements et des tâtonnements. Même si elle ne peut
rivaliser avec les littératures des deux autres pays du Maghreb en termes de
quantité, il n’en demeure pas moins vrai qu’au niveau qualitatif, elle n’a rien
à se reprocher. En fait, la publication de plusieurs œuvres considérables en
langue française indique clairement que le renouveau littéraire a pris
naissance en Tunisie à travers la floraison d’écrivains et d’écrits de genres
très variés, impliquant par là même l’intérêt de la critique. Celle-ci,
d’ailleurs, découvre avec enthousiasme que l’acte d’écriture en français en
Tunisie a désormais son statut à égalité avec celui consacré à l’écriture en
arabe.
Il ressort de ces études que le champ littéraire contemporain tunisien est
traversé de mutations profondes qui attestent de sa vitalité. Diverses
contributions ont exploré les tendances littéraires marquantes et les
métamorphoses actuelles de l’écriture qui paraissent aujourd’hui plus
identifiables que lors des décennies passées. Les chercheurs qui se sont
rendus attentifs à cette créativité littéraire ont relevé ce progrès indiquant que
le pluriel de la littérature tunisienne de langue française est significatif de la
diversité des expériences vécues et des pratiques d’écriture. À vrai dire,
chaque écrivain fraye sa propre voie dans la solitude de ses préoccupations
et se bat pour tenter de se libérer des modèles anciens dans un contexte qui
est, somme toute, en pleine évolution, voire révolution. Alors que certains
auteurs poursuivent leur travail d’exploration, de révélation et de
remémoration, d’autres, aujourd’hui plus nombreux, tentent de renouer avec
la fonction narrative, le plaisir du récit, la vocation lyrique et satirique en
faisant preuve de beaucoup d’inventivité. Le paysage littéraire tunisien est de
plus en plus riche de productions romanesques qui accordent une large place
à l’expression du sujet, à la vérité de la fiction, à la représentation du réel, à
la manipulation de l’imaginaire esthétique, voire idéologique ainsi qu’à des
rappels constants des traces et des mémoires du passé, situés entre nostalgie
et utopie, pour dégager les vicissitudes du présent et les visions sombres du
futur. Ceci dit, ces écrivains tunisiens contemporains sont décidés à intégrer
leur littérature dans l’espace littéraire de leur pays, du Maghreb et de la
Francophonie, à lui offrir surtout de nouveaux enjeux en inventant des
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Créativité littéraire en Tunisie
formes et des expressions qui leur permettent de la mettre en œuvre et
d’établir son rapport au monde. En fait, beaucoup d’écrivains se rejoignent
sur un certain nombre de points présentant une pratique de l’écriture
caractéristique de l’évolution de la littérature tunisienne actuelle.
L’ensemble des études que propose cet ouvrage s’attache à repérer, à la
lumière de l’évolution littéraire, un nouveau territoire dans le paysage
littéraire tunisien et souligne en même temps quelques affinités entre la
littérature et l’évolution de la société. On y trouve l’analyse de textes
marqués par des structures éclatées, fragmentées, disparates, des formes non
conformes aux conventions littéraires réalistes de la fiction, le contenu de
leur contre-discours social corrosif et décapant décrivant une société en
crise, dans la violence de ses dysfonctionnements. Se rencontre également
des textes qui révèlent l’existence de genres littéraires puisant dans le mythe
ou la légende, abordant le fantastique, voire le polar. Force est de préciser
que la variété des contributions introduit des fragments appartenant à des
lieux civilisationnels autres ; elle porte un regard critique sur le monde, sur
la société, sur les autres, un questionnement perpétuel dévoilant inquiétude
et incertitude, mais aussi une forme d’opacité de la pensée humaine dont
l’écriture romanesque vise à transmettre les divergences et les clivages.
Pour ces écrivains tunisiens, écrire c’est agir et leur écriture est tenue de
se ressourcer constamment dans l’évolution de leur société en vue d’élargir
le sentiment d’engagement et d’identité, allant même à interpeller le lecteur
en témoin des événements narrés qui viseraient à renforcer des fonctions
multiples de l’authenticité historique et culturelle. En fait, la spécificité de
ces écrits s’élabore à chaque lecture qui met en évidence la dimension
historique, la perception esthétique, la fonction sociopolitique, la forme
nouvelle de discours romanesques, la vision de mondes spécifiques, la
traversée de frontières réelles ou mythiques, le statut et le rôle d’horizons
littéraires sans cesse renouvelés. En effet, par la recherche constante du
dépassement du conditionnement, la ferme volonté du rejet de toute forme
d’aliénation, l’exaltation de la dimension spirituelle de la Tunisie
indépendante et l’inscription de l’engagement dans diverses manifestations
littéraires, les écrivains tunisiens ont donné naissance et ont consolidé
l’essence à de multiples types d’écriture. Il y a lieu de noter que tenant à
affirmer leur « tunisianité », certains optent dans leur processus d’écriture
pour un nouveau code linguistique qui les pousse à rompre avec le français
académique en y introduisant un rythme et des images propres à leur pays.
C’est ainsi que cherchant à mieux exprimer la sensibilité de leur être et à
revendiquer leur présence, ils inventent une langue riche de toutes les
variances des ressources linguistiques de leur langue maternelle.
Il est intéressant de rappeler que l’évolution de la société tunisienne
politiquement indépendante a largement conditionné le développement de
l’écriture et du sujet romanesque. Suite à une première vague où l’inspiration
et la création étaient tournées vers des productions d’espérance,
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
d’enchantement et de libération, le temps de l’amertume, du désarroi et de
l’indignation a pris rapidement place annonçant des changements décisifs
dans la continuité de la littérature tunisienne. L’un après l’autre, des romans
problématiques, se caractérisant par des tons virulents et des critiques
acerbes, apparaissent s’interrogeant jusqu’à en désespérer sur l’impasse dans
laquelle s’est trouvée la Tunisie par l’abus du pouvoir politique. S’inscrivant
dans la tourmente constante de la misère et dans l’expression de sentiments
d’insatisfaction et de frustration, divers écrits dus à des écrivains tunisiens
contemporains qui, ne s’illusionnent plus sur le grand rêve d’émancipation et
de liberté ayant nourri l’imaginaire tant individuel que collectif posent les
jalons de nouvelles voix/voies en vue de surmonter leur adversité et de
transcender la réalité chaotique, voire l’aporie du devenir de la Tunisie.
Dans ce contexte, loin de continuer à exprimer les rêves, les
articulations de l’identité retrouvée, les existences ordinaires ou les sagas
mythologiques de leur Tunisie, l’écriture se désigne comme une véritable
rupture. En fait, gérée par les tensions du présent et par la violence
répressive du pouvoir politique, l’écriture devient force motrice pour décrire
la souffrance et la misère, dénoncer les injustices et les inégalités, se
soulever contre les pratiques subversives des nouveaux dirigeants, rejeter les
systèmes politiques corrompus qui exigent de leur peuple une docilité
parfaite, à toute épreuve. Ainsi, littérature de témoignage, de dévoilement et
de dénonciation s’impose catégoriquement faisant de l’acte de l’écriture,
dans son expression la plus simple et la plus directe, un processus
fonctionnel allant à l’encontre de tous les mécanismes de domination,
d’exploitation et d’asservissement. Certains écrivains d’ailleurs ne
considèrent la vitalité de la créativité littéraire que dans la force de son
engagement et de sa vocation contestataire.
Certes, certains écrivains visent à montrer la Tunisie dans sa réalité
profonde, à conserver la mémoire des temps anciens, pour dénoncer la
violence, le néocolonialisme, la corruption et le despotisme qui caractérisent
la société tunisienne contemporaine. Sans doute ressentent-ils la trahison, la
désillusion, l’insatisfaction et le désespoir. D’autres, offrent l’image d’une
Tunisie tourmentée, blessée, révoltée, d’une société bloquée qui se conteste
elle-même, d’un univers qui cherche désespérément à surmonter tous les
maux qui paralysent son expansion, d’un monde perdu qui veut acquérir une
place dans le concert de la modernité et de la démocratie des nations en se
débarrassant de ses systèmes oppressifs et de l’absolutisme de ses dirigeants.
Ils baignent leurs textes dans l’atmosphère de tension accrue qui règne dans
le pays en décrivant des situations explosives et des échecs humains. Et leurs
œuvres apparaissent, avant tout, comme une pluralité de voix reposant d’une
part, sur une revendication identitaire tunisienne et, d’autre part, sur la
vivante expression des problèmes humains, des mutations sociales, de dures
conditions économiques et des turbulences politiques.
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Créativité littéraire en Tunisie
Tous ces écrivains sont conscients du fait que la culture nationale doit
avoir des fondements solides pour contribuer à l’affirmation de leur
patrimoine séculaire et à la revendication de leur libération politique. Ils
considèrent essentiel de redonner le crédit à la grandeur de la Tunisie, de
recourir à des écrits d’où émergent des cris de colère et de révolte qui
s’élèvent afin de réaliser une littérature bousculant l’ordre établi qui, face à
des idéologies réductrices et oppressantes, puisse chanter les angoisses de
leur être déchiré, les malaises de leur identité bafouée au sein d’un monde
défiguré par le pouvoir dictatorial. De ce fait, ils ont affiché leur courage et
surtout leur désir d’évoluer et de faire progresser leur société malgré le poids
de la répression intellectuelle et sociale.
Il convient d’ajouter que la littérature tunisienne s’enrichit de plus en
plus de voix nouvelles, qui exigent des lecteurs de se déplacer vers la saisie
de discours surprenants illustrant de façon exemplaire la mouvance de cette
littérature. Ce qui fait que cette littérature se caractérise par une évolution
constante qui se restructure sans cesse par rapport à elle-même et aux
transformations subies par la société. C’est sans équivoque que la littérature
est désormais devenue tributaire du quotidien, de la métamorphose
historique qui se produit dans le pays et que littéraire et politique sont plus
que jamais indissociables.
Ainsi, les auteurs dans cette littérature tunisienne contemporaine
d’expression française écrivent à l’ombre de leur authenticité profonde.
Emplis de leur société dont ils subissent les contradictions et dont ils
partagent la rigueur de la réalité, ils écrivent leurs cris de révolte et d’espoir.
Leurs œuvres en sont des témoignages vivants, originaux. C’est un sursaut
de dignité contre l’humiliation, contre l’avilissement, un écho de
déchirements, de gémissements, mais aussi un jaillissement de lumière, de
cri d’un espoir nouveau dans la condition humaine tunisienne.
C’est dans cette perspective que la variété des textes concrètement mis
en œuvre par les collaborateurs de ce collectif constitue autant de lectures
différentes de cette littérature tunisienne d’expression française caractérisée
par des factures romanesques, poétiques et esthétiques variées et
multiformes, diverses et singulières qui comportent des enjeux politiques et
socioculturels importants.
Un constat traverse l’ensemble de ce collectif : le caractère essentiel de
cette littérature demeure affirmé par l’existence de la langue française et de
la culture tunisienne. Il convient de préciser que la créativité littéraire en
Tunisie, même si elle a emprunté sa voix dans une langue autre, a réussi à
s’adapter à son environnement social, politique et religieux. C’est bien le
pays qui imprime sa marque sur la littérature. On pourrait croire que l’usage
du code de l’écrit en français efface systématiquement les soubassements
culturels et linguistiques. Qu’on ne s’y méprenne pas, car cette littérature se
baigne dans deux langues et dans deux cultures. Les écrivains écrivent dans
la rencontre des langues comme dans celles des genres. Certains d’entre eux
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
sont de parfaits bilingues et vivent une situation de bilinguisme résultant de
l’apprentissage de la langue officielle (française/arabe). Pour eux, écrire dans
la langue de l’Autre n’est plus considérée comme une question obsédante
dans le débat littéraire. Ce dilemme n’est plus douloureux, mais il peut être
aussi heureux, résultant d’un choix culturel de l’auteur qui veut élargir son
univers d’expression. Ainsi, sous la plume des écrivains tunisiens, on
retrouve des formules provenant des langues nationales. Et si certains
auteurs ont souvent recours dans leur processus créatif à leur langue
maternelle, cette modalité d’écriture comporte des interférences linguistiques
ainsi que les différentes formes d’insertions. Ce qui donne tout un travail de
réécriture qui est une réalité pour les écrivains qui, au-delà de cette structure
de surface, se noue une autre profonde qui est le métissage dans l’écriture.
Le métissage culturel et linguistique s’observe donc dans cette trame de
créativité et enrichit la littérature tunisienne dans sa dimension la plus large.
À cet égard, Bekri souligne :
Il y a comme une sorte d’osmose qui se passe entre les deux
littératures, grâce à une nouvelle génération d’auteurs convaincus
que la vraie littérature est avant tout une quête du langage est une
élaboration de l’écriture, quelle que soit la langue d’écriture . C’est
vers cette perspective que semble se diriger la littérature tunisienne
la plus récente, en essayant de dissiper des malentendus, lourds de
non-dits et de rejet63.
Ce constat permet également de dire que cette littérature possède une
spécificité qui résulte d’un vaste mouvement de métissage avec les
influences culturelles endogènes et extérieures, notamment la littérature
arabophone. La critique découvre avec enthousiasme que l’acte d’écriture en
français en Tunisie a désormais son statut comme l’écriture en arabe.
L’écrivain qui écrit donne forme à sa passion d’écrire à partir de son vécu
personnel et d’un noyau de relations aux langues dans lesquelles il écrit, de
leurs possibilités, de leurs contraintes. Pour lui, « [l’] » écriture apparaît alors
comme un espace de tension et de rencontre entre des langues différentes,
espace à l’intérieur duquel l’écrivain va trouver « sa langue », sa ligne
propre unique, d’invention et de création »64.
Il est important de noter que la présence de voix féminines dans ce
collectif indique que des femmes ont pris part à ce renouveau littéraire en
s’emparant d’une parole poétique et libératrice pour réaffirmer, chacune à sa
manière, le pouvoir de la fiction, d’avancer pour dévoiler le visage sombre et
anxiogène d’une Tunisie rongée par un mal protéiforme. Par divers écrits,
63
Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb…, , p. 28.
Jean-Marie Prieur & Gisèle Pierra. « Langues en contact, théorie du sujet et écriture »,
Traverses (« Langages
et cultures »), 1999, p. 28. [24-33]
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Créativité littéraire en Tunisie
des écrivaines se sont dressées contre les menaces qui pèsent sur leur
émancipation. Plus que dans d’autres pays arabes ou musulmans, des
écrivaines tunisiennes ont été très actives par la plume « pour crier leur
colère ou garder vigilante leur liberté »65. Elles sont, d’après Ghedira,
« davantage sollicitées par les emprunts linguistiques, en vue d’une
restitution, la plus fidèle, mais aussi la plus poétique, répondant à un souci
de conservation et de préservation »66.
En Tunisie, la brutalité du réel a investi le champ littéraire tunisien bien
avant l’arrivée de la révolution. Ainsi, la situation répressive qu’a connue la
Tunisie a-t-elle largement affecté le domaine littéraire dans ce pays, donnant
lieu à une littérature expressive, de témoignage, de violence et de douleur
qui focalise visiblement sur la dénonciation du régime dictatorial . Des
romans prémonitoires qui frémissent des signes annonciateurs de la révolte
populaire ont été écrits à l’aube de la révolution. De la sorte, écrits tous deux
dans les mois qui ont précédé la révolution du 14 janvier 2011, ces ouvrages
de fiction retiennent l’attention : La Sérénade d’Ibrahim Santos de Yamen
Manaï et Quatann d’Azza Filali, publiés aux éditions Elyzad en 2012. Sous
couvert d’un récit léger et drôle, Manaï met le doigt sur l’absurdité des
régimes totalitaires et souvent celle de leurs dirigeants. Quant à Filali, dans
son roman au titre hautement symbolique (« Outann » signifie « patrie » ou
« pays »), elle dresse dans une veine plus réaliste un tableau de la Tunisie
prérévolutionnaire à travers le destin de plusieurs personnages.
Il convient de rappeler qu’au moment où Ben Ali évinçait Bourguiba,
Tahar Bekri se demandait si :
Les derniers changements politiques survenus dans le pays ouvrirontils de nouveaux espaces à la création ? Le public des lecteurs suivra-til ? Les derniers événements qui se sont déroulés dans le monde
changeront-ils le regard du lecteur vis-à-vis de ces écrivains ?67.
Ces mêmes questions peuvent être de nouveau posées avec la chute de
Ben Ali. Cet événement considérable inscrit dans la révolution du jasmin qui
a inauguré le printemps arabe a réussi à réconcilier la Tunisie avec sa
volonté populaire et révolutionnaire rappelant les premiers moments de la
lutte pour l’indépendance, la liberté et la dignité humaine. En effet, à l’heure
où le pays en entier cherche sa voie entre le régime ancien et le temps
moderne, une écriture nouvelle, désormais va apparaître, et des formes
novatrices tourneront résolument le dos au passé. La révolution a sonné
comme un réveil pour le peuple tunisien tout comme la quête vers la
démocratie prend évidemment des formes inédites que les écrivains tunisiens
65
Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, p. 11
Ghedira. « Le roman féminin tunisien d’expression française », p. 193.
67
Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, p. 28.
66
40
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
donnent à leur revendication de la liberté culturelle et intellectuelle dans un
pays qui trop souffert de la censure.
Certains critiques estiment qu’écrire après la révolution ne se fera pas
dans l’immédiat, et qu’il est encore trop tôt pour parler de la littérature de
l’après Ben Ali. Certes, de très nombreux essais politiques et témoignages
journalistiques ont été publiés, « mais la littérature de fiction, elle, nécessite
un certain recul, une certaine prise de distance. Par ailleurs, si la censure
d’État a disparu, la pression de certains groupes extrémistes entretient un
climat de méfiance peu propice à faire oublier les réflexes d’autocensure »68.
Toutefois, il reste à souligner que la Tunisie est prise en exemple, sert de
modèle et de laboratoire pour le Maghreb, pour la Méditerranée, lancée dans
ce processus de démocratisation du pays avec des élections parlementaires et
présidentielles. Il est certain que l’écriture de l’expérience révolutionnaire
constituera un champ qui sera privilégié et autour duquel s’articuleront de
nombreuses réflexions des auteurs. Il y aura certainement l’organisation de
manifestations intellectuelles pour souligner ce phénomène69 et des
publications qui vont relater cet événement majeur et ses effets dans le
devenir de la société tunisienne. La littérature joue un rôle non négligeable
dans ce travail intellectuel et sans équivoque elle est désormais devenue
tributaire de la quotidienneté de la métamorphose historique qui se produit
dans le pays et que le littéraire et le politique sont plus que jamais
indissociables. Ces questions, et bien d’autres, pourront être soulevées par la
critique qui s’intéressera à des écrivains singuliers, comme elle sera amenée
à réfléchir à leur propre pratique d’écriture et à ses fondements.
Il est intéressant de remarquer que les figures connues continuent à
écrire et que, grâce aux efforts soutenus d’une multitude de maisons
d’édition nationales, des créations récentes se sont ajoutées aux œuvres
existantes. Des voix nouvelles surgissent pour qui, écrire n’apparaît pas un
choix, mais une nécessité, considérant l’acte d’écrire comme une forme
d’engagement. Leur écriture se veut le reflet du malaise sociétal et de la
violence engendrée par plusieurs années de dictature. Elles incarnent un
renouveau de la littérature tunisienne et si leurs textes diffèrent, tant du point
de vue de la forme que des sujets abordés, toutes n’hésitent pas à recourir à
un ancrage politique et à aller au-devant d’un réel encombré par ses
difficultés. Par le biais d’une écriture où fusionne réel et onirisme, lyrisme et
outils narratifs contemporains, elles donnent à voir une réalité mortifère
affirmant clairement que leur rapport au monde passe par l’écriture, par le
texte. On reconnaît une importance dans le paysage littéraire tunisien à ces
écrivains qui présentent une pratique de l’écriture caractéristique de
68
Louviot. « La littérature tunisienne francophone », p. 7.
À signaler la tenue de la Journée d'études, Littérature tunisienne et révolution, jeudi 6
novembre 2014 à Tunis avec une coordination scientifique : Ophélie Arrouès-Ben Selma et
Kmar Bendana.
69
41
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Créativité littéraire en Tunisie
l’évolution de la littérature tunisienne actuelle. Leur production acquiert sa
propre dimension, confirmant la présence et le dynamisme du fait littéraire
tunisien par « des œuvres aux ambitions littéraires évidentes »70. En fait, ce
qui caractérise la créativité littéraire tunisienne, c’est justement sa diversité
qui semble être dispersée dans ses formes et ses intérêts, et comme le
souligne Bekri, « c’est dans son ouverture que réside sa générosité »71. Il
reste que le problème de la méconnaissance de cette production considérable
est lié à sa diffusion. Plusieurs œuvres publiées en Tunisie ne quittent pas le
pays vers l’ailleurs72, ce qui ne permet pas à la critique de se rendre compte
de l’importance de l’évolution de la littérature tunisienne de langue française
et même d’envisager de l’étudier ou à la rigueur de la présenter, voire
signaler sa présence.
En fait, cette créativité littéraire dégage des singularités propres à
l’entité du pays qui se distingue par des pratiques romanesques, eu égard à la
représentation d’une mouvance littéraire, à voix plurielles, celle de la
différence, de la variation, de l’ouverture et de la tolérance. Aussi, sa
grandeur s’est-elle construite sur la pluralité, voire la diversité, le métissage,
l’interrogation, la quête, l’échange, les valeurs mêmes qui justifient
l’universalité et l’épanouissement du fait littéraire. Cette littérature invite à
dépasser les visions limitatives pour aboutir à une pensée multiple et
prolifique qui sollicite l’intuition poétique et la richesse littéraire.
Au vu de tout ce qui précède, nous pouvons dire que des textes
littéraires d’auteurs tunisiens écrivant en français se sont multipliés, que des
œuvres nouvelles se sont développées, que des récompenses littéraires
majeures sont venues consacrer des écrivains de la Tunisie, et leur apporter
la reconnaissance définitive du monde littéraire tunisien et même
francophone. Il ne fait aucun doute que cette mouvance littéraire tunisienne
lancée dans une voie de continuité qui dispose d’un potentiel d’écrivains
nombreux et variés ne tardera pas à être promue au rang d’institution pour
être enseignée dans les écoles et les universités qui vont lui faire une place
importante au même titre que les autres œuvres des littératures maghrébines
et francophones.
Cet ouvrage est justement consacré à une présentation plurielle de la
créativité littéraire contemporaine en Tunisie. Son objectif principal est de
mettre en évidence un faisceau de traits pertinents du combat identitaire
reflété par la littérature tunisienne d’expression française et de spécifier les
70
Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb, p. 23.
Ibid., p. 10.
72
Nous avons contacté des maisons d’éditions en Tunisie pour avoir certaines de leurs
publications que nous aurions beaucoup aimé inclure dans cet ouvrage, mais nos demandes
étaient restées sans aucune réponse. Nous tenons à remercier vivement ces quelques
personnes de leur générosité. Grâce à l’aide précieuse de Yves Chemla, Aïda Hamza, Ali
Yédès et Ridha Bourkhis, nous avons pu avoir certains romans importants pour constituer le
corpus de ce collectif.
71
42
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Najib Redouane – Effervescence littéraire en Tunisie
voix marquantes dans le champ littéraire francophone tunisien tout en
respectant la singularité de chaque étude dans son analyse d’un roman bien
spécifique ou de plusieurs dans une optique comparative. L’ensemble des
vingt-six études que propose cet ouvrage s’attache à repérer, à la lumière de
l’évolution littéraire, un nouveau territoire dans le paysage littéraire tunisien
et souligne en même temps quelques affinités entre la littérature et
l’évolution de la société. C’est dans cette perspective que la variété des
textes concrètement mis en œuvre par les collaborateurs de ce collectif
constitue autant de lectures différentes de cette littérature tunisienne
d’expression française caractérisée par des factures romanesques, poétiques
et esthétiques variées et multiformes, diverses et singulières qui comportent
des enjeux politiques et socioculturels importants.
Son originalité s’explique par la particularité de cette écriture qui
montre comment ces écrivains justifient leur statut d’intellectuels dans la
langue de l’Autre et comment leur discours suit deuxdirections apparemment
opposées : vers son origine et vers le monde pluriel et ouvert. Les
perspectives, les optiques, les instruments d’approches et les conclusions de
ces études sont très diversifiés, toutefois, nous ne pouvons jamais affirmer
que tout a été dit puisque le texte offre aux lectures un degré d’ouverture
quasi inépuisable. En conséquence, nous considérons que la créativité
littéraire contemporaine est en expansion et peut constituer un corpus actuel
et ardent. De plus, sa force est due à l’importance croissante des thèmes
développés au niveau national qui mettent au premier plan l’être humain, sa
condition, son rôle et statut. En fait, comme ses deux voisins, l’Algérie et le
Maroc, la Tunisie a donné aussi d’écrivains de langue française qui publient
en Tunisie ou en France. La littérature tunisienne apparaît aujourd’hui
florissante et présente dans sa qualité. Il ne semble pas toutefois inutile de
mener de nouvelles recherches sur cette mouvance littéraire, dont les
possibilités d’analyse et de découverte restent extrêmement significatives. Il
est certain que la diversité de la production romanesque va attirer l’attention
de la critique littéraire et que des travaux seront publiés sur ces créations
littéraires dont la richesse et la variété ne manqueront pas d’inspirer de
nombreuses études. Nous espérons que cet ouvrage contribuera à mieux faire
connaître les écrits tunisiens contemporains : bien que jeunes, ils n’en
témoignent pas moins de leur bonne santé. Nous espérons aussi qu’il sera
utile aux chercheurs et à toute personne manifestant aussi bien de la curiosité
intellectuelle que de l’ouverture littéraire.
43
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ÉTUDES
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Yamina MOKADDEM
Paris - France
D’un exil à l’autre : traces et mémoires
dans Vie lointaine de Farès KHALFALLAH
« Je me suis endormi en rêvant d’un
jardin secret où il n’y avait pas de
racines, rien que des branches,
et pourtant ça poussait
sans problème. »
Abdelkader Djemaï. La dernière nuit de
l’Émir
« De la disparition du passé,
on se console, finalement,
c’est de la disparition de l’avenir
qu’on ne se remet pas. »
Amin Maalouf. Les désorientés
Premier roman de Farès Khalfallah Vie lointaine1 nous replace, dans la
problématique de l’exil, de la recherche de la trace identitaire, à travers le
récit du narrateur, métis placé en quelque sorte, de par son ascendance
parentale, entre la rive nord et sud de la Méditerranée, et de ce fait, dans un
entre-deux culturel identitaire qui le désoriente et qu’il ne parvient pas à
assumer.
Ainsi, à l’inverse des autres textes liés à l’exil, aux racines et à
l’identité, il ne s’agit pas uniquement, pour le narrateur, fils de couple mixte
(mère française et père tunisien) né en France et français, de rechercher la
trace de son origine, mais plutôt les traces et les mémoires inhérentes à cette
double appartenance qui l’envahit, pour essayer de comprendre et
d’apprivoiser le mal-être et les contradictions qu’il ressent violemment à
partir de la mort du père.
Tout le texte de Farès Khalfallah, à travers la parole émanant du « je »
du narrateur-personnage qui regarde constamment le monde de deux lieux
différents, la France et la Tunisie, plus précisément Paris et un petit village
proche de Tunis, place celui-ci devant un dilemme, celui de ne pas pouvoir
choisir parce que n’appartenant pas entièrement ni à l’un ni à l’autre.
Dès lors, le titre du roman Vie lointaine trouve ici tout son sens à
travers le désenchantement du narrateur et le questionnement sur
l’appartenance à un pays qu’il induit. C’est ce que nous nous proposons
1
Farès Khalfallah. Vie lointaine, Paris, Balland, 2000.
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Créativité littéraire en Tunisie
d’analyser en montrant, d’une part, comment s’élabore la mise en discours
de l’imaginaire du narrateur à partir des deux lieux différents de son dire ;
d’autre part, en quoi l’invention d’un tiers-espace au sein duquel vivre en
apprenant à négocier entre différentes cultures s’avère ici chimérique.
Le roman, peut-être récit autobiographique2, s’ouvre sur la visite du fils
au père hospitalisé dans le treizième arrondissement de Paris, quartier auquel
il est attaché et où le narrateur a grandi. Mais, dès l’incipit, c’est un père
diminué par la maladie qui est présenté et décrit, comme si la présence de
cette silhouette malingre reflétait et anticipait déjà, dans l’imaginaire du fils
désemparé, les souffrances morales à venir et les tourments de la culpabilité.
Le temps et l’espace l’avaient emprunté. Ils le rendaient en triste
état. Dans la chambre d’hôpital, je sentis le sol se dérober sous
mes pieds. Je crus m’être trompé d’étage, de service, de numéro
de chambre. Sur son lit, j’eus des difficultés à l’apercevoir. Je fis
même l’hypothèse de sa disparition. Évidé de lui-même, il pouvait
s’être volatilisé. […]. Il titubait un peu dans la chambre, appuyé
sur mon bras ou tenant la tige à perfusion comme une béquille.
[…]. Entrer dans le nouveau rôle. Marcher, agiter les doigts, sentir
la maigre obéissance du corps. Apprentissage in extremis. Avant le
néant. (11-13)
Cette étape inéluctable, celle de la disparition du père, appréhendée par
le narrateur est considérée par la psychanalyse comme nécessaire à
l’épanouissement de tout homme et en même temps comme un meurtre
inacceptable. C’est pourquoi dans le récit du narrateur, la perte du
personnage dominant de l’enfance va susciter chez ce dernier des sentiments
contradictoires où se mêlent amour, haine, culpabilité, pardon, sentiments
qui le mèneront à rechercher dans le labyrinthe de son histoire personnelle le
fil d’Ariane qui lui permettra de trouver une issue possible, sans pour autant
pouvoir en ressortir indemne.
C’est d’abord le père malade et mourant qui, tel un passeur, va raviver
la mémoire du fils à travers l’évocation du passé et des lieux liés à des
moments heureux de vie, comme si, pour lui, cette lente anamnèse
représentait le socle nécessaire au maillage et à la transmission des liens
familiaux et des racines originelles.
Tirés par les racines qui remontaient des strates les plus reculées,
des lopins de terre mentale émergeaient. Des blocs de roche
mémorielle. Des plateaux de peuplement temporel considérable.
Des zones de mémoire habitée sur lesquelles pouvaient d’ailleurs
avoir poussé des villages, des villes à la surface desquelles
pullulaient encore des centaines d’existences - dont la mienne 2
L’auteur Farès Khalfallah est également né, à Paris, en 1965.
48
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
auxquelles son histoire s’enroulait par un réseau de liens ténus,
fortuits, décisifs. Des terreaux différents, multiples, glissaient, se
frottaient, se mêlaient, s’effaçaient à travers d’autres stratifications
mobiles et transitoires, feuilletages fragiles, soumis à des
éboulements soudains, à des affaissements imprévisibles, à de
curieuses absences (quand, par exemple, il interrompait son récit).
(22-23)
Ce socle indispensable à la fertilisation de la mémoire évoqué par cet
extrait à travers une suite de métaphores en lien avec la terre et la nature, va
déclencher le besoin de se dire et libérer la parole du père qui, de ce fait,
ouvre l’espace des souvenirs liés à l’enfance de son fils, la seule présence de
ce dernier lui permettant, en quelque sorte, de retrouver les morceaux épars
du puzzle mémoriel familial et de le reconstituer en abolissant la distance et
le temps.
Dès lors, pour le fils, éloigné du père depuis la séparation de ses
parents, ce retour au monde de l’enfance par le biais des souvenirs évoqués,
tout en renouant avec le passé, va lui permettre de sortir de son exil affectif
et de retrouver, l’espace d’un moment, « l’âge magique par excellence qui,
ignorant les disjonctions de la raison, laisse à l’existence son unité
primordiale»3. Redevenir enfant par la magie d’un temps révolu raconté, va
non seulement représenter le fragment daté d’une biographie personnelle,
peut-être occulté ou enfoui dans l’inconscient, mais aussi soustraire une
séparation que l’on pensait irréversible.
Cependant, ce retour à l’enfance par le biais de l’évocation des
souvenirs ne marque pas uniquement la fin d’un exil affectif, il est aussi un
argument voire une nécessité, pour le fils maintenant adulte, de renouer avec
le passé, avec une « vie lointaine », pour en faire son présent. C’est ainsi que
la présence du père mourant, loin d’être pour le fils l’image diminuée d’une
simple apparition, à un moment donné de son parcours d’homme, agit, en
fait, comme un catalyseur. Le père devient, en quelque sorte, le magicien par
qui tout s’éclaire, tout se révèle comme absolument incontournable : à
l’inverse de la mère, il est alors celui qui stimule la mémoire et les souvenirs
tout en cédant progressivement au fils son rôle et sa place de guide. Malgré
l’absence, il redevient pour le fils celui qui « incarne le principe mâle d’où
émane la force mystérieuse qui organise la communauté et assure la
cohésion »4.
Ai-je demandé à ma mère de me décrire quelques intérieurs
anciens où nous avions habité ? Elle ne savait plus très bien. Sa
mémoire était comme recouverte d’un voile replié sur les faits
3
4
Marthe Robert. Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard, 1977, p. 111.
Ibidem, p. 129.
49
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Créativité littéraire en Tunisie
anciens, comme un drap dans lequel on se retrouve emmitouflé, le
matin, au réveil. (…).
Nous [le père et le fils] avons progressé encore un peu dans les
sous-bois du temps. Lui couché, moi assis à côté de lui. Sur le lit
d’hôpital, l’organisme gavé de morphine et de médicaments, il
descendait à grande vitesse le fleuve furieux de sa durée. Ses
paupières s’abaissaient sous l’effet des calmants. Les tendons de
son cou tremblaient comme la racine d’un banian qui cède sous la
poussée d’une crue. Je rajustais les plis de ses draps. Je lui
demandais s’il avait soif. (31-33)
Au niveau de l’énonciation, l’utilisation du « nous » inclusif opposé au
« elle » qui individualise la mère, traduit bien ici, non seulement, la force des
retrouvailles entre le père et le fils à travers l’évocation des souvenirs
communs, mais aussi celle de la transmission, du passage de témoins, du
relais qui se met en place. Comme pour un radeau fragile, le fils est alors
celui qui prend la barre pour diriger le frêle embarcadère et, loin d’être
fortuite, l’image du père terrassé par la souffrance comparé à un banian,
« figuier de l’Inde à de nombreuses racines aériennes »5 évoque également
l’association entre la figure du père et celles des origines, de l’identité qui
sont, de fait, transmises.
Comme une mine prête à se fragmenter au moindre choc, la mort du
père, en réveillant chez le narrateur-personnage tous ses tourments intérieurs
jusqu’ici enfouis et refoulés, va mener ce dernier à entreprendre un
changement total du cours sans arête de sa vie.
Rien n’a de fin. Tout continuera, quoi qu’il advienne. […].
Je suis allé m’installer en Tunisie dans le village de mon père
quelques jours après sa mort. J’y avais passé une partie de l’été,
chaque année, depuis l’âge de cinq ans. Mon père n’y était
retourné avec moi qu’après une absence de douze ans. Une sorte
de rupture. Voulais-je retrouver ses traces ? Maintenir tendus les
fils du temps ? Était-ce une solution de facilité ? J’ai accompagné
le cercueil dans l’avion. (39)
Jusqu’alors, le narrateur dont le prénom et le nom, précisons-le, ne sont
à aucun moment mentionnés dans tout le récit, semble avoir mené, en
apparence, une vie sans problème en France, son pays natal. Du pays de ses
origines paternelles, dont il ne parle même pas la langue, il n’a que de
vagues souvenirs de vacances qui remontent à l’enfance, mais la mort du
père va totalement bouleverser son projet de vie, en ce sens qu’en allant à la
recherche de ce père qu’il a, en définitive, si peu connu, il arrive, en quelque
5
Selon la définition du Petit Robert.
50
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
sorte, à sublimer son deuil : ne plus tuer le père comme dans l’Œdipe, mais à
l’inverse, le faire revivre en essayant de reconstituer son itinéraire au pays.
En présence du père malade, une lente anamnèse s’amorçait, déjà, à
partir de photos regroupées et conservées dans un album que le fils
redécouvre en essayant de se repositionner dans l’espace familial tel que
représenté par l’image laquelle réunit les éléments d’une réalité déjà passée.
La photo joue ici, non seulement le rôle d’un médiateur, mais place aussi en
évidence un moment où le narrateur, sujet de celle-ci, se sent, peu à peu,
devenir objet : il est en re/présentation, le « spectrum »6 d’une scène qui s’est
alors passée, qui n’est plus et qui ne peut plus être. C’est ce que Roland
Barthes décrit comme le « ça a été »7.
Pour meubler le silence qui s’était instauré entre nous trois [les
parents et le fils] dans la chambre, pour faire diversion, j’orientais
la conversation sur la localisation précise d’un appartement, sur
l’endroit où avaient été prises les photographies de l’album.
Moi sur ce balcon parisien. […]
Momies engourdies, tout juste extirpées du caveau, les yeux à
demi soufflés par le baiser du temps. Bientôt nous serons morts.
Nos noms oubliés, effacés. À peine conservés sous la forme de
silhouettes floues dans le souvenir d’anciennes connaissances.
Vieilles photos jaunies. (26-27)
Par ailleurs, le choix d’une photo en particulier parmi toutes celles qui
figurent dans l’album prouve aussi que le narrateur cherche inconsciemment
à privilégier, parmi tous ses souvenirs liés à la figure du père, celui qui
correspond à l’idée qu’il veut se faire de ce dernier en particulier et de la
famille en général.
Cette idée selon laquelle la photographie donne à voir quelque chose
qui ne pourra plus se répéter existentiellement va se retrouver tout au long du
récit et cette idée de mort, de confusion des espaces-temps entre ce qui a été
et ce qui ne l’est plus, connotée par la photo est clairement évoquée par le
narrateur devenu photographe, à la fois par choix personnel et pour rester
dans la trace du père, au pays.
Les familles prennent place devant l’appareil photo. On sourit. Les
bras puis le buste se figent le long des corps. Une rigidité qui
rappelle la mort. (49)
Dès lors, pour le narrateur-personnage, la photographie va constituer le
moyen susceptible de déréaliser ce monde nouveau qui l’entoure et au sein
6
Terme utilisé par Roland Barthes dans son essai La chambre claire, pour désigner le
référent, celui qui est photographié et qui se voit en tant que tel.
7
Roland Barthes. La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, coll.
Cahiers du cinéma, 1980.
51
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Créativité littéraire en Tunisie
duquel il va désormais vivre. Les gens côtoyés, les parents et amis seront,
avant tout, perçus à travers l’objectif de son appareil de photo et, de ce fait,
distanciés comme par effet de miroir. C’est d’ailleurs ce qu’il ressent vis-àvis de lui-même, lors de son installation au village natal du père, son image
étant presque toujours reçue, comme le feraient les séquences d’un film, par
le biais d’un vecteur réfléchissant le reléguant au rang d’objet et/ou
d’élément étrange.
Quelques semaines plus tard, je me fondais dans la foule du souk.
Je me sentais léger. On chuchotait sur mon passage. J’apercevais
ma silhouette reflétée sur la vitre sale des salons de coiffure ou
dans le regard des badauds perplexes quant à mon statut exact :
émigré récent, authentique enfant du pays, rejeton égaré sur les
frontières d’une ascendance imprécise ?
J’étais le Français. Je ne trompais personne. Il suffisait de me
regarder ou de m’entendre. (43)
Ainsi, comme pour une photographie que l’on regarderait du point de
vue du « spectrum » comme de celui du « punctum »8, cette relégation, par le
regard, apparaît ici à un double niveau : le sien propre et celui des natifs qui
n’arrivent pas, à partir de petits détails, à le situer.
Et plus loin, dans le cours du récit, cette même idée est encore reprise
par le narrateur-personnage comme pour appuyer le sentiment d’étrangeté
qu’il ressent sans cesse et qui fait de sa vie une suite d’événements qui se
déroulent sur une « autre scène »9, celle du rêve et de l’imaginaire : le
narrateur se dérobe ainsi aux manifestations concrètes et tangibles de la
réalité qui l’entoure pour se réfugier dans la fiction laquelle constituerait le
mode de médiation à l’immédiateté du réel et pallierait donc, par les images,
l’impossibilité de le considérer normalement tel qu’il est.
Parfois, quand je prends la voiture pour rentrer du magasin, on
dirait que des diapositives, des images de films sont projetées
autour de moi, réfléchies par les rétroviseurs. La route penche par
la vitre arrière. (…) tout flotte entre le ciel et la terre. Les arbres le
long de la route ont l’air rajoutés. Des eucalyptus usés, comme sur
une vieille pellicule. […].
Dans mon dos, devant moi, à travers la vitre sale du pare-brise,
une surface impressionnée […]. Fausses rues, fausses enseignes,
faux ciel, faux passants, faux sentiments. (67)
8
Pour Roland Barthes, in La chambre claire, op. cit., le punctum correspond au détail qui
attire perçu par celui qui regarde la photo et qui le place dans l’affect. La seule présence de ce
détail arrive à changer la lecture d’une photographie et lui donne une autre valeur.
9
Expression empruntée à Octave Manonni in Clés pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Paris,
Le Seuil, 1969.
52
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
Dans le texte de Farès Khalfallah, la « photographie » représente un
élément thématique important de la trame du récit, dans le sens où ce thème
participe non seulement à la mémoration d’une histoire individuelle, mais
aussi au renforcement de cette fonction mémorielle : le narrateur-personnage
vit, de ce fait, de façon plus accrue son rapport à l’intime et au passé du père
qu’il va découvrir progressivement.
C’est par les témoignages de personnes amies qui ont côtoyé, par le
passé, le père que le narrateur va s’approprier l’histoire personnelle de ce
dernier. Et c’est par le biais de l’évocation des différents souvenirs rapportés
que le récit de filiation prend forme narrativement.
C’est ainsi que, à l’instar de la structure des Mille et une nuits, l’histoire
du père consiste en la relation de différents micro-récits rapportés par une
multitude de personnages-témoins10 que le narrateur cite nommément
comme pour nous faire accorder crédit à ses dires, l’apparition de chaque
personnage nommé permettant d’embrayer sur un élément nouveau de
l’histoire. Ces micro-récits sont, à leur tour, enchâssés à l’intérieur de
l’histoire seconde, celle du père laquelle se trouve elle-même enchâssée dans
l’histoire première du roman, celle du narrateur-personnage, qui sert, en fait,
de cadre.
J’ai appris qu’au milieu des années cinquante, avant de venir en
France, mon père a travaillé pour deux Suédoises installées au
milieu de la colline dans une grande villa. Il a même, parait-il,
séjourné chez elles plusieurs mois en qualité de secrétaire.
[…]
À partir de ce qu’on disait au village, les semaines suivantes, j’ai
tenté de reconstituer le séjour de mon père chez les deux
Suédoises. (68 et 71)
Ces micro-récits présentent alors un univers scriptural foisonnant du fait
même de la présence de l’activité de la parole de ces différents personnages,
parole elle-même liée à la réminiscence de la mémoire et des souvenirs dans
la recherche de la trace, des traces du père.
Tous ces éléments de la narration, qui concernent toujours des faits déjà
accomplis, relient donc un passé, celui du père, à un présent, celui du
personnage qui raconte et qui rapporte l’histoire. Mais dans le récit enchâssé
que rapporte le narrateur, c’est le père qui devient le personnage principal
d’une nouvelle histoire, les marques de l’énonciation pour le désigner
oscillant entre « il » ou « mon père ».
Si le narrateur choisit d’évoquer avec précision cette séquence de la vie
de son père liée à l’existence des deux sœurs suédoises, c’est parce qu’elle
10
À titre d’exemple, citons ce passage, parmi tant d’autres : « C’est Hassan Khetif qui me
raconte cette histoire. Il fait de grands mouvements en parlant : il a des expressions
d’effarement disproportionnées » (84).
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reproduit, à quelques détails près, une partie de sa propre histoire. Et, il en
est de même pour le récit de la « femme » que le père est amené à côtoyer
incidemment alors qu’il devient « factotum » et est hébergé chez les deux
suédoises. C’est ainsi que dans la structure narrative du roman, l’histoire de
cette « femme » va représenter le troisième récit enchâssé, à son tour, dans le
récit second se rapportant au père.
Un matin, on l’autorise à se rendre dans l’une des chambres du
deuxième étage dont l’accès lui a été jusque là interdit. La pièce
est coupée en deux par un grand drap blanc légèrement opaque,
une sorte de rideau de scène derrière lequel il aperçoit une
silhouette allongée sur un lit surélevé. Il devine un corps
considérablement vieilli, immobilisé. […].
Après un long moment de silence une voix monte, comme mangée
par la distance. Elle commence un long récit. (Est-ce la tante ?)
L’âge de la narratrice invisible, son accent, ses phrases
incomplètes, parfois incompréhensibles, qui filtrent à travers le
tissu, désorientent mon père. Il peine à retranscrire le récit. […].
L’auditeur note. Que sont devenues ces pages ? (88-89)
Essayer de capter une voix difficile à entendre, écrire et noter le récit de
cette « femme », personnage invisible d’une scène qui se donne à entendre et
non à voir comme pour accentuer plus encore le mystère et laisser libre cours
à l’imaginaire et au rêve, reconstituer sa trace par le récit de son parcours de
vie, tout ceci montre bien la similitude entre deux situations, l’une passée se
rapportant au père, l’autre présente en relation avec le fils narrateurpersonnage, qui va à la recherche de l’itinéraire paternel et qui s’approprie
cette histoire en tentant de « combler les trous du récit » (90) tout en y
associant également le lecteur.
De par la structure du roman de Farès Khalfallah, ce sont donc trois
itinéraires qui prennent forme peu à peu au fil des différents récits, trois
parcours de vie qui s’entremêlent les uns les autres et qui sont, en quelque
sorte, des mises en abyme les uns des autres. Mais les actes d’énonciation
qui sont ainsi multipliés par les enchâssements et qui introduisent différents
niveaux narratifs donnent aussi à voir une diégèse morcelée, lieu, à notre
sens, de l’errance et de l’exil qui va se révéler progressivement comme un
lieu de mort pour les différents personnages principaux, dont le narrateurpersonnage.
Dès lors, que raconte la femme invisible qui devient le personnage
central du troisième récit enchâssé, sinon un pan de vie tumultueux à travers
l’histoire d’une quête, celle d’une passion amoureuse pour un inconnu et la
recherche de sa trace envers et contre tout, jusqu’à se perdre et tout perdre,
jusqu’à devenir, en quelque sorte, un personnage de fiction, une image ?
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
Il pourrait y avoir quelque chose d’une enluminure d’ancien
roman dans l’image de cette femme au bord du fleuve, scrutant la
silhouette d’un homme perdu dans une lutte contre les éléments et
qui ne soupçonnerait pas qu’on puisse le regarder de loin, l’aimer
d’une manière aussi pure. (94)
Elle devient l’image-reflet11d’une situation paradoxale, où rien ne
favorise la rencontre et la re/connaissance, situation dans laquelle le
narrateur-personnage semble lui-même se reconnaitre, et qui reprend, à
quelques éléments près, la photographie du balcon parisien retrouvée dans
un vieil album, déjà décrite au début du roman, connotant fortement
l’isolement et l’enfermement parce que toute forme de communication
s’avère impossible voire utopique.
Il est là. Elle le regarde de loin.
Je suis comme cet homme et comme cette femme.
Je m’accroche à quelques gestes vagues, à des souvenirs. J’ai vécu
dans de vieux albums oubliés. (100)
Par ailleurs, qu’apprend-on de l’histoire de vie du père par rapport à
celle narrateur-personnage, sinon un mal-être, une impression de ne pas
pouvoir trouver sa place nulle part, malgré les passerelles jetées, en vain, par
le mariage, entre autres ?
Car en fait, ni le mariage du père avec une Française, en France, ni à
l’inverse celui du narrateur-personnage avec Sonia, une Tunisienne, en
Tunisie, ne pourra leur apporter plénitude et paix intérieure. À l’inverse, il va
contribuer
à
accentuer
la
différence,
l’incompréhension,
l’incommunicabilité, le mal-être et le sentiment de n’être de nulle part. Et
dans les deux cas, la naissance d’un enfant au sein du couple va représenter
l’élément déclencheur de la rupture.
De la similitude des situations, il nous faut également retenir
l’impression de mal-être que l’évocation de ces parcours de vie donne à
ressentir. La parole des personnages-témoins rapportée par les micros-récits,
évoque, en effet, s’agissant du père, un homme qui semble avoir été pris en
otage par ces deux sœurs suédoises, femmes étrangères et étranges vivant
dans un lieu semblable à un « no mans land » circonscrit et interdit à toute
autre présence humaine.
C’est pourquoi la séquence des papillons rapportée dans l’histoire
reconstituée du père est loin d’être fortuite : elle préfigure la situation de ce
dernier pris entre les rets du filet que les sœurs suédoises ont
11
Dans sa Poétique de la prose, Paris, Le Seuil, coll. Points, 1978, Tzvétan Todorov, à propos
des Mille et une nuits, et des récits enchâssés explique que « l’histoire racontante devient
toujours aussi une histoire racontée, en laquelle la nouvelle histoire se réfléchit et trouve sa
propre image » (45).
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précautionneusement tissés pour, semble-t-il, leur simple plaisir ou par
besoin de domination.
La lampe attire des papillons vers le piège de gaze transparent.
(Les Suédoises les collectionnent-elles ?). Le bocal sert à recueillir
le plus beau d’entre eux, un papillon rare, à chaque fois différent,
que Khan [le serviteur indien des sœurs suédoises] désigne à mon
père sur la feuille froissée d’une vieille encyclopédie tirée de sa
poche. (80-81)
Comme un papillon fasciné et attiré irrésistiblement par la lumière de la
lampe, le père, alors qu’il avait été recruté, parce que maîtrisant le français,
pour « servir de secrétaire à leur vieille tante [qui] désir[ait] écrire ses
mémoires » (75), devient ainsi une sorte de personnage fantoche
complètement asservi, simple reflet d’une image subvertie telle que figée sur
une photographie et, de ce fait, objet d’une collection, d’un palmarès de
chasse ou tout simplement d’un album exotique de photographies.
On lui confie d’autres tâches que la capture des papillons. […].
Il doit fabriquer des hamacs que les deux sœurs n’utilisent jamais.
Il tient la pose pendant qu’Harriett, derrière un vieil appareil
photographique à soufflets, prend des portraits de lui dans
différents costumes. Antique, Renaissance, Japonais etc. (83)
Signe tangible de certains moments particuliers dans le cours de
l’itinéraire passé du père, l’appareil photographique accentue
symboliquement, encore plus, la notion d’enfermement, en ce sens qu’il
« enferme une image du monde [ici celle du père] de la même façon que le
psychisme enferme les représentations, les affects (…) liés à une situation
inassimilable »12. La photographie enferme donc, mais la forme d’inscription
qu’elle réalise « fonctionne comme tous les autres désirs de trace »13.
Car ce sont bien des désirs de trace qui animent la quête du fils,
narrateur-personnage, et par là même, son retour au pays natal du père et son
installation.
Ce sont toujours des désirs de trace qui orientent le fils, même
inconsciemment, une fois installé au pays, vers l’exercice de la
photographie, dans la mesure où il nous faut penser celui-ci - et c’est ce que
le récit nous donne à entendre Ï comme une pratique et donc comme une
dynamique de la « trace ». C’est ce qu’explique Serge Tisseron, dans son
12
Serge Tisseron. Le mystère de la chambre Claire.Photographie et inconscient, Paris,
Flammarion, 1996, p. 167.
13
Ibidem, p. 174.
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
ouvrage, déjà cité, en différenciant ce qui relève de « l’empreinte » et de la
« trace »14.
Et ce sont encore ces mêmes désirs de trace qui le poussent à envisager
un projet de vie, celui de « faire [sa]vie » au pays , projet de vie qui le
conduit, comme pour marquer sa place de son empreinte, à épouser, à
l’inverse du père, une Tunisienne, et d’avoir, un peu plus tard, un enfant.
Toutefois, alors même que le narrateur découvre que c’est le pays natal
du père qui va lui permettre de retisser les liens qui l’unissaient à ce dernier,
le cours de sa vie en Tunisie va progressivement l’amener à sentir que sa
place n’est pas plus en Tunisie qu’en France.
La voix narrative du personnage, en effet, va évoluer au fur et à mesure
du développement du récit, jusqu’à arriver à traduire, de façon envahissante,
un mal-être profond, plus, un état dépressif, voire schizophrénique.
Initialement, pour le narrateur-personnage, malgré de multiples
tentatives de dissuasion émanant de la mère, son installation au pays devait
lui permettre de changer de vie, de rompre avec ses habitudes de
« Français » pour échapper au dilemme de son identité.
C’est ce qui explique pourquoi à son arrivée, les sentiments ressentis
par le narrateur, relevaient plus de l’ordre de la culpabilité et du désir
d’effacer une faute, de rembourser, en quelque sorte, une lourde dette, que
de celui du plaisir ressenti en retrouvant la terre natale du père. Sa présence
sur la terre des ancêtres et son « installation au village était un retour à
l’ordre des choses » (40) pour la famille et surtout pour lui-même.
Au fur et à mesure du déroulement du récit premier, le ton assez
détaché du narrateur-personnage s’accentue encore plus jusqu’à devenir
complètement déconnecté de la réalité environnante. Ce ton désabusé qui
restitue son paysage mental, ajoute à sa solitude et son retrait par rapport aux
autres et à lui-même : écriture neutre par l’emploi quasi systématique du
passé composé, phrases brèves comme si le narrateur voulait couper court à
tout épanchement, comme s’il voulait arrêter le désarroi qui l’envahit voire
la folie sous-jacente qui couve et donner à entendre le rythme d’une
respiration contenue.
C’est sans nul doute pourquoi, en devenant photographe, il choisit, en
fait, de se retrancher, de se barricader, en quelque sorte, derrière l’appareil
photographique lequel lui donne, par la distanciation, une image
métaphorique du monde et des autres.
Au village, j’ai ouvert un magasin de photographie. […]. À
l’arrière du magasin, j’ai aménagé un petit studio de prise de vue :
un sol en linoléum qui se décolle un peu, un rideau de velours vert
s’ouvrant sur un mur blanc, quelques accessoires dont les modèles
14
Pour Serge Tisseron, op.cit., la trace est liée à l’action alors que l’empreinte relève de la
marque laissée en creux ou en relief. Autrement dit, l’une est dynamique alors que l’autre est
plus statique.
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Créativité littéraire en Tunisie
peuvent se servir pour personnaliser leur photo : un pot de fleurs
artificielles, une chaise, un ballon de football, un coussin brodé.
(44 et 46)
C’est donc un monde arrangé, artificiel qui se présente au photographe
derrière son appareil, les personnes devenant uniquement à ses yeux des
modèles et les objets, des décors nécessaires à une mise en scène. Dans
l’espace de ce « studio », les personnes photographiées deviennent des
personnages dans un espace qui n’est pas le leur, les accessoires proposés,
hors contexte usuel et habituel, accentuant encore plus l’effet factice d’une
re/présentation.
Dans le même ordre d’idées, c’est aussi, non seulement, pour se
déculpabiliser et racheter une « faute commise », mais aussi pour se situer,
bien malgré lui, dans la re/présentation d’une vie conforme à la norme
sociale que le narrateur-personnage se marie, sans manifester le moindre
sentiment amoureux.
Deux ans après mon installation, je me suis marié avec une jeune
fille que je connaissais à peine, Sonia. Je l’avais aperçue pour la
première fois lors d’un mariage où je faisais des photographies .
(106)
Alors qu’il ne semble même pas l’avoir voulu et encore moins désiré, le
mariage est ainsi, pour lui, un pont nécessaire pour assurer son émancipation
de ses attaches antérieures et échapper ainsi à son passé. En cela le mariage
représente bien la juste suite logique de son « installation » au pays.
Ce faisant, si cet acte apparait comme un élément nécessaire à cette
« installation », il apparait aussi, à l’instar du symbolisme de la photographie
et de la mise en scène de l’appartenance, comme un élément indispensable
puisqu’il est appelé à assurer la totale inclusion du narrateur à l’intérieur du
groupe de référence, ici, la société tunisienne unie et régie par les rites sacrés
de la religion et par la langue, l’arabe.
L’iman m’a félicité en français de mon retour dans le village de
mon père, de mon mariage avec une musulmane. À la fin de la
cérémonie, nous avons tous élevé une prière. J’ai imité les gestes
des autres, les paumes tournées vers le plafond. Je remuais les
lèvres, mais aucun son ne sortait de ma bouche. (109)
Aussi, comment le narrateur, totalement étranger à la cérémonie, auraitil pu se situer dans un groupe social dont il ne parle pas la langue et dont il
n’a ni la culture, ni la religion et, par là même, les « blessures » narcissiques
- ici la circoncision - qui la caractérisent ?
En cette circonstance, qui se voudrait plutôt heureuse et importante, le
narrateur-personnage ne trouve ni son lieu, ni sa place, ni ses mots, pour ne
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
pas avoir codes culturels et religieux de ceux qui l’entourent, codes qui vont
devenir, alors, des facteurs déclencheurs d’un processus de rupture : il subit
ainsi une situation qu’il ne comprend pas et n’est plus en cela sujet de sa
destinée.
Par ailleurs, si la langue a vocation à demeurer le pivot essentiel de
l’identité culturelle, le poids du religieux et celui de la croyance sont
également à considérer, dans ce contexte, comme des facteurs de
reconnaissance et d’intégration importants. L’assignation religieuse apparait,
ainsi, dans le texte de Farès Khalfallah, comme une étiquette indélébile qui
marque à jamais du sceau communautaire toute personne faisant partie du
groupe. Or, le narrateur, à partir de son inclusion par le mariage au sein du
groupe, ne remplit pas entièrement toutes les conditions nécessaires à sa
re/connaissance. Il est considéré comme quelqu’un qui s’est égaré du groupe
communautaire, notamment à cause de son ascendance mixte, de l’éducation
reçue et de sa vie, jusque-là, hors du cercle des origines et de l’identité. Le
passage, ci-dessus, sur la cérémonie religieuse du mariage représente en cela
un exemple édifiant, le narrateur simulant, par mimétisme, son semblant
d’adhésion à des rituels en lien avec un sacré qu’il ne connait pas.
Par ailleurs, même si la circoncision est une pratique antérieure à
l’Islam, elle est, au regard de la communauté musulmane la preuve
irréfutable de l’appartenance de l’homme à cette religion. Or, il s’avère que
le narrateur-personnage n’est pas circoncis et, dans ce cas, comment alors
rendre licite aux yeux du groupe son union avec une musulmane.
Quelques mois plus tard, Sonia attendait un enfant. […]. À la
même époque, des bruits ont circulé. On s’est demandé si j’étais
circoncis (les femmes de ma famille avaient-elles appris que je ne
l’étais pas ?).
Peu à peu, les doutes ont infiltré la mairie jusqu’aux rues qui
entourent le souk et la mosquée. En quelques jours tout le monde
était au courant. Dans les rues, les passants me suivaient des yeux.
(148)
La curiosité, voire le rejet qu’il suscite, va progressivement le conduire
à se situer, d’abord, inconsciemment en dehors des codes culturels et
religieux de re/connaissance imposés par groupe communautaire. C’est ainsi
qu’il s’oublie dans sa voiture devant la clinique où l’on devait procéder à sa
circoncision, rate son rendez-vous avec le chirurgien et coupe court, ensuite,
avec tous ses projets initiaux, en prenant la fuite.
Car c’est bien d’une fuite qu’il s’agit, même si celle-ci semble régie par
des motivations indépendantes de la volonté du narrateur et par un impérieux
besoin, inconscient certes, non seulement de se déconnecter d’une réalité qui
l’écrase parce qu’il n’en comprend pas le fonctionnement, mais aussi de
s’éloigner du poids imposé par un groupe dans lequel il ne peut être admis,
malgré ses simulations, faute de re/connaissance.
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Créativité littéraire en Tunisie
Je suis monté dans la voiture. […]. Je ne sais plus très bien quand
j’ai mis en marche le moteur. J’ai roulé vers la plage. J’espérais
m’éloigner. […]. Je me serais oublié. Je n’aurais été personne.
(152 et 160)
Dès lors le narrateur-personnage va, peu à peu, s’exclure du monde qui
l’entoure et son comportement bizarre, voire incohérent, s’explique, à notre
sens, par la nature du cadre culturel et identitaire qui l’entoure et à l’intérieur
duquel il se sent perdu comme abandonné. Ce retrait du monde va le mener à
côtoyer tous les exclus du pays qui l’accepte tel qu’il est, sans aucune
question, et avec lesquels il partage les petits boulots, le gite et le couvert,
non pas pour s’infliger une « épreuve volontaire », mais plus pour s’effacer
et ne représenter qu’un corps anonyme parmi tant d’autres.
J’aimais cet anonymat. Cette existence enfouie. Ma disparition.
Dans le simple cube sans meubles de la chambre, dans le rite
quotidien du sommeil, au milieu des rires sombres et glaireux, je
ne suis rien. Un corps endolori. Une odeur de crasse et de ciment.
Une douleur dans mes membres. (175)
C’est alors qu’il tente, par la suite, grâce à l’aide d’un chanteur égyptien
dont il devient le secrétaire15, un retour en France, son pays natal, pays dans
lequel sa mère et ses anciens amis résident. Ce retour n’est pas pour autant
un acte volontaire de sa part, il lui est suggéré voire fortement conseillé par
son employeur, d’abord, pour régler quelques affaires, ensuite, parce que
« prendre un peu le large » (195) lui ferait du bien.
Mais ce retour à Paris semble être également un échec, tant sa recherche
du temps perdu et peut-être du paradis perdu, ressemble plus à une
désillusion qu’à de véritables retrouvailles avec sa ville natale, sa mère et ses
amis. Si la mémoire et les souvenirs du passé sont bien présents, la recherche
des traces de son enfance ne le mène à rien, tant le paysage social et
environnemental a changé.
C’est ainsi qu’il n’arrive pas à joindre sa mère partie en voyage « à
l’étranger » et que sa déambulation dans les quartiers de son enfance qui
auraient pu lui rappeler des souvenirs heureux ont changé d’apparence et ne
sont plus ce qu’ils avaient été dans le passé. Le narrateur se trouve ainsi pris
dans des considérations qui n’ont plus de rapport avec le présent, dans une
sorte de vision kaléidoscopique suscitée par les différents angles de vue qu’il
entretient avec le temps passé, le moment présent et le moment passé tel
qu’il le revit au présent. Le temps perdu n’est plus, pour lui, celui du temps
retrouvé16. Et malgré les lieux dans lesquels il déambule et qui lui rappellent
15
Autre similitude dans les parcours du fils et du père en Tunisie.
Pour reprendre le titre de l’œuvre de Marcel Proust et de l’un des sept tomes qui la
composent.
16
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
sa mère, son enfance et ses amis, et a sein desquels il aurait pu bien se sentir,
c’est une vision présente désenchantée qui est donnée à voir, parce que
placée en dehors de la dynamique du temps.
Paris. Je venais d’arriver. Mes oreilles bourdonnaient. […].
Je sentais par moments un vêtement ancien prendre possession de
mon corps. Certains trajets en métro ou en bus réveillaient des
sensations. Ils amorçaient des parcours possibles. […] ; il me
semblait que je m’installais dans un lieu protégé, une fin de
dimanche, à la veille d’une semaine qui ne commencerait pas.
(199- 200)
Se dessine, ainsi, pour le narrateur de retour en France, l’impossibilité
de revivre dans le pays qu’il a quitté et dont il ne retrouve ni les traces ni les
empreintes qu’il a laissées. Et, même sa rencontre avec une ancienne amie à
laquelle il ne dit rien de son expérience de vie en Tunisie, puis son
acceptation d’une échappée avec elle, à Londres, dans le cadre de son travail
de reporter, ne lui apporte ni apaisement ni réconciliation avec lui-même.
Plus encore, c’est dans une zone désaffectée de Londres où il
accompagne cette amie, pour prendre des photos interdites d’un tournage,
parce que très confidentiel, qu’il comprend que l’« on peut recréer un pays
n’importe où » (225) à la condition que les détails soient bien choisis. C’est
d’ailleurs ce qu’il avait créé lui-même, par la photographie, dans sa
boutique, à son arrivée au village natal de son père, lorsqu’il avait à
reconstituer par des décors factices un environnement propice aux désirs
d’évasion des personnes qui venaient se faire photographier, pour créer
l’illusion et faire comme si c’était vrai et réel.
Pour les portraits « à thème », je déplie contre un mur, blanc de
préférence, des panneaux portatifs. Je les ai fabriqués moi-même.
Des affiches sur support cartonné représentant les châteaux de la
Loire, des ruines romaines, le Sacré-Cœur, la façade du château de
Versailles, l’Arc de Triomphe. (48)
Ce constat, somme toute, tragique pour qui décide de partir à la
recherche des traces identitaires et de la reconstitution mémorielle, place le
narrateur devant une réalité amère dans la mesure où tout finalement est
illusion. Reste alors à savoir si celui qui s’est égaré parce qu’il a perdu sa
route, faute de boussole, est voué à disparaitre ou à vivre en sursis avec ses
rêves.
C’est la seconde alternative à ce dilemme, que prendra, presque par
automatisme, le narrateur-personnage, le pèlerinage vers son passé n’ayant
duré que le temps des souvenirs et des illusions sans vraiment susciter aucun
sentiment d’appartenance.
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Créativité littéraire en Tunisie
J’ai laissé Nina à Londres et j’ai passé quelques jours à Paris avant
de revenir au village. (240)
Toutefois, en revenant au pays, en reprenant son activité professionnelle
de photographe et en essayant de reprendre sa vie auprès de sa femme et de
son fils telle qu’elle aurait dû être, le dilemme ne s’efface pas pour autant.
Le personnage apparait comme un étranger qui accepte, en quelque sorte, de
vivre à la fois avec ses illusions et désillusions pour aller, malgré tout, au
bout de sa trajectoire de retour, au bout des traces laissées même si encore
ténues.
Je suis resté quelques minutes dans le fauteuil, sans bouger, à
attendre que Sonia redescende ou m’appelle. Je fixais le mur en
face de moi. Je me rappelle avoir pris le verre posé sur la table.
Voulais-je me donner une contenance en tenant un objet ?
Une mobylette passait sur la route. […] un rideau de poussière a
dû se former sur son passage, voilant d’un coup l’horizon. Dans la
pièce, par contrecoup, l’intensité de la lumière a diminué
simplifiant la forme des objets et des meubles. (251)
Le récit du narrateur, qui ferme ainsi le roman, suggère bien
l’impossibilité d’un retour pourtant initialement envisagé et peut-être
souhaité. Tout se passe comme si le personnage restait étranger à lui-même
et aux autres, la focalisation sur la mobylette et le rideau de poussière, à
l’extérieur de la maison, connotant bien l’idée d’un à venir occlusif et
sombre, sans aucune lumière ni ouverture possible.
Ce voyage à la recherche de la trace du père et par voie de conséquence
de ses traces propres, mène finalement le narrateur au bord du vacillement,
au bord d’un paradoxe, dans la mesure où la création d’un tiers espace pour
l’aider à surmonter, plus, à revendiquer sa dualité identitaire et lui permettre
de s’accepter tel qu’il est, parait impossible : le narrateur se trouve en porteà-faux à la fois avec son passé et son présent qui, pour lui, ne sont plus,
comme pour la photographie, que des arrêts sur image témoignant, en fait, de
l’immobilisation du temps et donc de l’obsession de la mort : « […] on ne
revient pas en arrière, il faut aller jusqu’à la consommation ! »17.
17
Albert Camus. Caligula, Paris, Gallimard, 1958, p. 110.
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Y. Mokaddem – D’un exil à l’autre : traces et mémoires : dans Vie Lointaine
BIBLIOGRAPHIE
BARTHES, Roland. La chambre claire : note sur la photographie, Paris,
Gallimard, coll. Cahiers du cinéma, 1980.
CAMUS, Albert. Caligula, Paris, Gallimard, 1958.
KHALFALLAH, Farès. Vie lointaine, Paris, Balland, 2000.
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Seuil, 1969.
ROBERT, Marthe. Roman des origines et origines du roman, Paris,
Gallimard, 1977.
TISSERON, Serge. Le mystère de la chambre claire, Photographie et
inconscient, Paris, Flammarion, 1996.
TODOROV, Tzvétan. Poétique de la prose, Paris, Le Seuil, coll. Points,
1978.
63
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Murielle Lucie CLÉMENT
Amsterdam - Pays-Bas
Tsunami de Mokhtar SAHNOUN :
une poétique de l’espace en ekphrasis
L’auteur et le roman
Lauréat du Comar d’or 2013 du roman en français (prix tunisien) pour
Le Panache des brisants1, Mokhtar Sahnoun est professeur de littérature et
de langue dans le département de français de la Faculté des Lettres de
Manouba2. Son enfance et son adolescence se sont déroulées au cœur de la
ville de Tunis dans l’un des quartiers mythiques de la médina, Bab Souika.
Mokhtar Sahnoun a publié un texte critique sur Samuel Becket3. En outre, il
est l’auteur de recueils de poésie, dont Suaire4 et Embruns suivi de Buissons
de menaces5.
Tsunami (2001)6, consiste en quatorze chapitres au cours desquels un
narrateur se souvient des instants marquants ou anodins de sa vie. Tesnim, le
héros narrateur, se réfugie dans une chambre anonyme pour écrire une
autobiographie faite de solitude et de quelques moments heureux. Ainsi, se
rappelle-t-il les histoires que lui contait son père durant son enfance. Ce sont
des « chants des temps anciens » que le père fait revivre de la voix et du
geste pour son fils. Ces contes forment le récit encadré du roman7.
Ainsi, plusieurs épisodes côtoient les pensées de l’enfant analysées par
l’adulte qu’il est devenu : le tout modelé par un conteur : le narrateur qui
reprend le style de la tradition orale avec les phrases qui terminent un
épisode, répétées au début de l’épisode suivant8. Par exemple : « Tesnim
venait d’effacer les distances qui le séparaient de l’espace de ses aïeux.
1
Mokhtar Sahnoun. Le Panache des brisants, Tunis, Éditions Sahar, 2012.
Tsunami, quatrième de couverture, dont nous reprenons, ici, les éléments biographiques de
l’auteur.
3
Mokhtar Sahnoun. Samuel Becket : une sémiotique des objets de valeur, E.N.S., 1998.
4
_________. Suaire, Tunis, A.T.P.F., 1990.
5
_________. Embruns, suivi de Buissons de menaces, Tunis, Atlas Éditions, 1993.
6
Mokhtar Sahnoun. Tsunami, Tunis, Cérès Editions, 2001.
7
Pages : 18, 19-20, 23-27, 34-35, 36-37, 116-117, 129, 143-145, 152.
8
Sur les définitions et pratiques de l’oralité cf. Soazig Hernandez. Le Monde du conte :
Contribution à une sociologie de l'oralité, Paris, L’Harmattan, 2006 ; Collectif, Oralité et
gestualité, Paris, L’Harmattan, 2000 ; Baumgardt, Ursula & Derive, Jean (dir.). Paroles
nomades, écrits d’ethnolinguistique africaine, Paris, Karthala, 2005, e.a.
2
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Créativité littéraire en Tunisie
Maintenant, respirait, dans ce lieu étranger, le souffle rassurant des temps
anciens »9.
Parfois, une concaténation de répétitions en début de chapitre produit
l’effet oratoire comme ici :
Parmi les fissures de sa mémoire, parmi ses lézardes, s’échappait
une voix, la voix de sa mère aussi pure que l’eau susurrant dans sa
source.
Parmi les mille scissures de sa mémoire, dans le silence de
l’espace étranger de la chambre, s’élevait la voix de son père
résonnant du mystère des temps anciens.
Parmi les fissures de sa mémoire et ses lézardes, scintillait la
lumière d’une étoile si lointaine, mais si éclatante, parmi ses
craquelures et ses scissures se dessinait un rameau de lyciet.
(38)10.
Le narrateur subsume chaque épisode - qui par une déhiscence
évanescente - engendre l’épisode suivant. Épisodes qui, pour la plupart, sont
la traduction d’un certain espace ; espace objet d’interrogations multiples
obsédant le narrateur par les souvenirs fragmentés qui se révèlent dans une
écriture hétérogène accentuée par une typographie distincte : normale pour la
parole du narrateur soi-même ; italique lorsqu’il relate celle d’autrui : son
père ou Selsébile. Deux écritures dans leur forme trouvent leur unité dans
l’authenticité de l’expression : le langage littéraire. Nous allons éviter la
discussion de la littérarité du texte, notre propos étant autre. Néanmoins,
nous en avons déjà souligné l’oralité ; nous pouvons aussi y voir une certaine
oraliture11.
Tsunami est une quête de soi, introspective et prospective, mémoire
individuelle et collective simultanément12, tout en montrant un clivage où
contrastent ces visions : l’espace, un substantif reprit une trentaine de fois au
cours de la diégèse.
9
Ces deux phrases terminent le chapitre 1 et débutent le chapitre 2.
Ici, la concanétation est produite avec « Parmi les fissures de sa mémoire » avec « les
lézardes » et « Parmi les mille scissures de sa mémoire ».
11
Néologisme emprunté à Patrick Chamoiseau qui y voit « tout ce qui, dans l’ordre du
discours, mais aussi de la culture, la sienne, relève de l’oralité et non de la littérature écrite. »
Cf. Bernard Reymond. De vive voix. Oraliture et prédication, Genève, Editions Labor et
fides, 1998, p. 9.
12
Pour autant intéressant qu’il soit, le sujet de la mémoire individuelle et la mémoire
collective est vaste et dépasse le cadre de notre présente étude. Toutefois, nous avons abordé
cette question dans plusieurs de nos publications antérieures. Cf. notamment notre thèse
Andreï Makine. Présence de l’absence : une poétique de l’art (photographie, cinéma,
musique) ou « Mémoire et identité dans Le Silence des géants de Mouloud Akkouche », Najib
Redouane (s. la dir. de). Où en est la littérature « beur » ?, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 337348.
10
66
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
Ce roman est aussi celui de l’apprentissage de l’amour et de l’oubli
pour Tesnim. L’amour de la nature, insufflé par sa mère ; l’oubli de sa
solitude et de Selsébile, mais c’est - majoritairement - de l’espace dont nous
parlerons dans notre étude.
L’espace, comme indiqué plus haut, occupe une place proéminente et
délimite les différentes expériences du narrateur. Nous différencierons
quelques-uns de ces espaces et étudierons leur fonction au sein de la diégèse
à la suite de Foucault et Bachelard, mais aussi plusieurs autres qui se sont
penchés sur la notion de l’espace. Dans un très bel article, « Les
(mur)mur(e)s de cette féminité détestée dans Nos silences de Wahiba
Khiari »13, Émilie, Notard le formule ainsi :
De Lefebvre (1974) à Soja (1989) en passant par Foucault (1984)
et Bachelard (1989), le concept d’espace n’est plus seulement de
l’ordre du géographique, du localisable ou du matériel. L’espace
s’avère être aussi le produit de pratiques sociales, d’idéologies et
de pouvoirs. Il ne précède ni les relations sociales, ni l’ordre
symbolique, ni les constellations politiques : il en est le résultat14.
En ce qui nous concerne, nous relevons et classons différents espaces :
ekphrasique, imaginaire, géographique, émotionnel, mémoriel…
Les espaces imaginaire, géographique, émotionnel et mémoriel
Par la phénoménologie de l’imagination, Bachelard dans La Poétique
de l’espace (2004) entend « une étude du phénomène de l’image poétique
quand l’image émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur,
de l’âme de l’être de l’homme saisi dans son actualité »15. Pour Tesnim,
l’espace dans lequel évoluent les héros de cinéma est un monde imaginaire,
presque onirique dans lequel il peut les admirer. « Tesnim ne se lassait pas
de regarder ces affiches. Il se délectait à admirer longuement les couleurs,
les formes, les moindres détails. Il rêvait aux espaces sublimes dans lesquels
évoluaient ces héros fantastiques et qu’il situait dans les confins d’un monde
irréel » (47).
Et aussi, l’espace onirique surgit dans l’espace quotidien grâce à
l’imaginaire lorsque sa mère lui confie un peu d’argent pour lui permettre de
s’acheter une place de cinéma en ville : « Le monde du rêve s’écroulait.
Mais le contact de la pièce, bien serrée dans la paume de sa main, recréait le
rêve, l’espace, la lumière, la magie » (49).
13
Emilie Notard. « Les (mur)mur(e)s de cette féminité détestée dan Nos silences de Wahiba
Khiari », dans Claudia Groenemann et Wilfried Pasquier (Edité par). Scènes des genres au
Maghreb, masculinités, critique queer et espaces du féminin/masculin, Amsterdam/New
York, Rodopi, collection Francopolyphonies, 2013, pp. 31-56.
14
Ibidem, p. 31.
15
Gaston Bachelard. La Poétique de l’espace, Quadrige / PUF, 2004, p. 2.
67
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Créativité littéraire en Tunisie
L’espace géographique est l’espace le plus évident dans tout le roman.
Il passe par les rues de la ville où le narrateur enfant s’amusait, les rues où il
déambulait avec son père, le cinéma où il allait regarder les projections de
films et, adulte, c’est l’espace de la chambre où il s’est réfugié qui surgit
page après page : « Parmi les lézardes de sa mémoire, dans le silence de la
chambre, dans la solitude de cet espace étranger, des fleurs avaient éclos »
(16). Toutefois, cet espace géographique est souvent accolé à l’espace
mémoriel, car les souvenirs et la mémoire le jouxtent « Tesnim venait
d’effacer les distances qui le séparaient de l’espace de ses aïeux » (16). Pour
lui, la distance est franchissable par la mémoire. Seul l’espace des cartes
géographiques reste infranchissable et synonyme d’isolement, mais un
isolement peuplé de rêves.
Il passait de longues heures les yeux fixés sur les cartes
géographiques de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Europe, de
l’Asie, de l’Australie, du Groenland, et son regard émerveillé, se
déplaçait d’une région à une autre, découvrant des contrées dont
les noms aux sonorités exotiques exhalant une poésie inattendue,
le faisaient rêver, excitaient son imagination : Mer de Barents,
Détroit de Yougor, Mer de Weddell, Saskatchewan, Socotora,
Cluj-Napoca, Rajna-mundri, Bandar Seri Begawan. (89-90)
Et, bien entendu, c’est l’espace de la chambre où il s’est réfugié pour
écrire qui lui permet d’avancer et de se mouvoir à l’aise dans ses souvenirs :
« L’esprit préoccupé, le corps livré à son travail d’horloge remontée à vie,
Tesnim continuait à avancer dans l’espace de la ville » (141).
L’image poétique pourrait donc être un produit du cœur, de l’âme de
l’homme. Selon Bachelard, « il semble que l’image de la maison devienne la
topographie de notre être intime »16.
Dans l’espace des émotions qui avaient secoué son être comme un
tsunami, dans l’espace de la passion tout dégoulinant de souvenirs,
Tesnim avait entrepris, une fois, de composer un texte pour faire
chanter les plantes et les paysages qui avaient illuminé son
enfance et sa jeunesse. (28)
Dans son introduction, Gaston Bachelard explique « par l’éclat d’une
image, le passé lointain résonne d’échos et l’on ne voit guère à quelle
profondeur ces échos vont se répéter et s’éteindre ». C’est exactement la
situation dans laquelle se trouve Tesnim dans le roman. Chaque image mise
en mémoire en appelle une autre à laquelle une autre encore fait écho.
Après avoir pénétré dans une chambre - d’hôtel probablement - où il
s’est réfugié pour écrire ses mémoires, quitter des yeux le spectacle
16
Ibidem., p.18.
68
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
affligeant qui s’offre à sa vue de la fenêtre, Tesnim commence le lent travail
de remémoration.
Il détourna son regard de ce spectacle vide, et dans sa mémoire des
images défilèrent comme les pages d’un album. C’étaient des
images de rues désertes inondées d’ombre, de passants au regard
vide de statues, d’un enfant, atrocement seul, jouant au cerceau
dans l’espace sans vie, sans amour, d’une ville irréelle. (9)
Dans ce paragraphe, image après image, s’étale toute la solitude de
l’enfant qu’il a été, similaire à celle des passants dont le « regard vide de
statues » le renvoie à l’« espace sans vie » de cette ville.
Le narrateur réalise s’être échappé du présent pour rejoindre - grâce aux
souvenirs - son passé, mais surtout les temps anciens que lui contait son
père : « Tesnim venait d’effacer les distances qui le séparaient de l’espace de
ses aïeux. » (16) C’est aussi la voix de sa mère qui résonne en lui : « Dans
cet espace où se déployait le rameau de lyciet paré de sa fierté séculaire
résonnait la voix de sa mère » (32).
C’est dans les interstices des souvenirs qu’il voit le mieux comment
était sa vie d’enfant : « Parmi les lézardes de sa mémoire, dans le silence de
la chambre, dans la solitude de cet espace étranger … » (16) et une image
acoustique transforme l’espace visuel. Après avoir entendu la voix de sa
mère - tout aussi importante que celle du père, mais pour d’autres raisons -,
« Une limpidité diaphane accentuait la profondeur de l’espace » (39) car la
voix de la mère est liée à la nature ; elle est comparée à la pureté d’une
source. L’espace devient alors tridimensionnel et acquiert une profondeur
Dans le silence de la chambre où flottait l’âme des aïeux, dans ce
lieu étranger où, maintenant, respirait le souffle rassurant des
temps anciens ; dans la solitude de cette chambre, au rythme du
chuintement de la plume du stylo, Tesnim recréait les images de
cet autre espace, géode refermée sur le cœur de son azur, les
images du temps réfugié dans les yeux de Selsébile, incrusté dans
l’écran de sa mémoire. (55)
Selsébile qui le subjuguait par son univers de femme et cet accord qu’ils
avaient tacitement conclu sans jamais en avoir parlé. Ses souvenirs ayant
envahi sa mémoire, l’espace de la chambre se transforme au fil de leur
transposition sur le papier et c’est Selsébile qui lui apparaît, qui lui signifie
l’immortalité de l’image entrevue ensemble alors qu’ils se penchaient côte à
côte au-dessus de la margelle17 :
17
« Dans le cadre circulaire que formait l’eau au fond du puits, les deux visages étaient unis »
(128).
69
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Créativité littéraire en Tunisie
Tesnim ! Te souviens-tu de notre image dans l’eau du puits ?
C’est une image indélébile.
Elle est dans les yeux de ta mémoire, elle est dans les yeux de ma
mémoire, elle est à nous, personne ne pourra plus jamais l’effacer,
jamais la modifier.
Notre image a la pureté de l’eau et sa transparence. (157)
Cette réflexion de Selsébile est à jamais ancrée dans la mémoire de
Tesnim et elle lui fait part de leur union indestructible et de l’indéfectibilité
de leur entente. Toutefois, le lecteur comprend la séparation exprimée
significativement, la césure du cœur en dépit de l’opacité narrative et l’oubli
qui peine à se réaliser dans l’espace carcéral, choisi, dirait-on :
Tesnim poussa la porte et découvrit un espace sans âme, une
chambre sans histoire, sans trace. Une table en formica, une chaise
aux pieds de métal et un abat-jour à support noir, étaient noyés
dans un silence épais, une solitude glauque, un dérisoire
désespérant. (7)
Que la solitude soit son lot de toujours, est évident lorsqu’il tente une
évasion que même une marche rapide est incapable à réaliser : « Il pressait
davantage le pas pour échapper à l’espace, pour échapper à lui-même »
(146).
La mise en mémoire des souvenirs constitue le véritable enjeu de la
retraite de Tesnim au niveau de la fiction et celui de Mokhtar Sahnoun à
celui de l’écriture. À travers l’histoire de Tesnim, c’est celui du déclin d’une
certaine façon de vivre qui est dépeint. Le langage littéraire opère une fusion
entre la tradition populaire des contes et la littérature européenne. Ainsi voiton un processus transitionnaire de l’oral à l’écrit ; mais aussi de la vision à
l’écrit ou pour mieux le dire, à la description verbale du visuel, transition qui
nous amène à considérer l’espace ekphrasique du roman.
L’espace ekphrasique
La description de photographies, d’illustrations ou d’images dans le
roman n’est jamais fortuite18. Quelle peut donc être la fonction de ces
descriptions ? Pour éclairer notre propos, nous traçons brièvement un court
récapitulatif sur l’ekphrasis et la description19.
Le concept d’ekphrasis est apparu au 1er siècle ap J. C., en tant que
description dans des traités de rhétorique : celui de Aelius Théon :
18
À ce sujet cf. Philippe Ortel. La littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une
révolution invisible, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 2002. Nous avons amplement
étudié le concept de l’ekphrasis dans Andreï Makine. L’Ekphrasis dans son œuvre,
Amsterdam/New York, Rodopi, 2011.
19
Pour un récapitulatif complet sur la description, cf. Philippe Hamon, La Description
littéraire. De l’Antiquité à Roland Barthes : une anthologie, Paris, Macula, 1991.
70
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
Progymnatasmata et L’Art rhétorique d’Hermogène20 pour qui : « On a des
descriptions de personnes, de faits, de lieux et de temps »21. Chez ces deux
auteurs, l’ekphrasis est considérée comme l’un des exercices de rhétorique
réservés aux étudiants les plus avancés. Selon la définition qu’en donne
Théon D’Alexandrie22, il s’agit d’un discours périégétique qui apporte au
regard ce qui doit être montré. Il emploie le terme périégétique qui signifie
« faire le tour de l’objet de la description ». On peut dire, en simplifiant à
l’extrême, que du domaine de la rhétorique, l’ekphrasis passe à celui de la
critique littéraire. Partant de là, le terme « ekphrasis » désigne une pratique
littéraire. Quelle est cette pratique ?
Si nous référons à William J. Thomas Mitchell dans Picture Theory
(1994)23, la critique a souvent voulu voir dans la description du bouclier
d’Achille, le modèle de l’ekphrasis au sens moderne du terme, c’est-à-dire le
modèle de la description de l’œuvre d’art. Il est vrai que la réception du texte
d’Homère a fait de cette description d’un objet d’art artisanal, presque un
passage obligé de l’épopée. On le retrouve dans Les Argonautiques
d’Apollonios de Rhodes (IIIe siècle av J.C.) ou dans L’Énéide de Virgile (7019 av J.C.). Pour cette raison, le texte d’Homère, la première ekphrasis et
certainement la plus célèbre, est considéré fondateur en ce qu’il crée un
motif qui devient caractéristique du genre épique. À la fin du chant XVIII de
l’Iliade, il donne une description du bouclier d’Achille forgé par Héphaïstos.
Le contexte narratif dans lequel s’inscrit la célèbre description est celui de la
colère d’Achille contre Agamemnon. La mère d’Achille, la déesse Thétis,
demande à Héphaïstos de forger une nouvelle armure pour son fils, non pour
résister à la mort, mais pour être en mesure de venger celle de son ami
Patrocle (survenue au chant XVII). Ce bouclier devra susciter l’admiration de
tous, d’où la superbe description.
Pour les Anciens, la fonction première d’un discours était de montrer
« l’enargia » généralement traduite par « visibilité ou évidence ». Pour
Aristote (384-322 av J.C.) et ses successeurs, ce principe de visibilité repose
essentiellement sur le sens de la vue. Dans ce contexte, l’auditeur ou le
lecteur devient spectateur, ce qu’affirment aussi Denys d’Halicarnasse et
Ciceron (Ier siècle av J.C.) ou Quintillien (Ier siècle ap J. C.). Dans
L’Institution oratoire, Quintillien précise : « Le discours ne produit pas son
plein effet et n’exerce pas cet empire absolu auquel il a le droit de prétendre,
si son pouvoir s’arrête aux oreilles, et si le juge croit entendre simplement le
20
Michel Patillon. La Théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, essai sur la structure
de la rhétorique ancienne, Paris, Les Belles lettres, 1982.
21
Aelius Théon. Progymnatasmata, Paris, Les Belles Lettres, 1997. Traduction : Michel
Patillon, p. 118.6.
22
Michel Patillon. La Théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, essai sur la structure
de la rhétorique ancienne, op. cit.
23
William J. Thomas Mitchell. Picture Theory (1994), University Press of Chicago, 1995,
pp. 176-181.
71
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Créativité littéraire en Tunisie
récit des faits sur lesquels il doit prononcer, au lieu qu’ils se détachent en
relief aux yeux de son intelligence »24. Même si le terme s’inaugurait
principalement dans le domaine de la rhétorique, la caractéristique
métadiscursive de l’ekphrasis reste particulièrement notable dans la
définition qu’en donnent les rhétoriciens contemporains tels William J.
Thomas Mitchell ou Gérard Genette25 qui considèrent l’ekphrasis comme la
description d’une œuvre d’art imaginaire ou réelle comprise dans un texte. Il
s’agit là d’une conception moderne de l’ekphrasis. Cette conception semble
appropriée à définir les descriptions d’images ou d’affiches dans le cas de
notre roman. C’est donc ce concept que nous manipulons. Dans notre
analyse, l’ekphrasis est entendue comme la description d’une œuvre d’art. Et
par « œuvre d’art », un concept au sens large, nous comprenons aussi les
affiches de films.
Meschonnic reproche à « “image” de glisser surtout vers le visuel
alors qu’il est capital de noter que l’analogue ne comporte aucune présence
nécessaire du visuel, ne se situe pas ou pas seulement dans le visuel »26, mais
la description est la forme la plus courante d’ekphrasis27.
D’autre part, nous estimons ces deux descriptions d’affiches de films
être un point de focalisation dans le roman. En cela, nous référons à Mieke
Bal dans Narratology, Introduction to the Theory of Narrative (1985)28 :
« Description is a privileged site of focalization, and as such it has a great
impact on the ideological and aesthetic effect of the text » (36). Bal définit la
description dans les termes suivants : « … a textual fragment in which
features are attributed to objects. This aspect of attribution is the descriptive
function. We consider a fragment a description when this function is
dominant » (36). Les descriptions sont le fait du narrateur et elles nécessitent
une motivation. Dans Tsunami, nous pouvons lire les deux ekphraseis
suivantes qui ont ceci de particulier qu’elles sont des descriptions d’affiches
24
Quintillien. L’Institution oratoire, Paris, Garnier, t. III, livre VII, 1934. Traduction : Henri
Bornecque.
25
Gérard Genette. Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 59, William J. Thomas Mitchell. Picture
theory, op. cit., pp. 176-181.
26
Henri Meschonnic. Pour la poétique, Paris, Gallimard, 1970, p. 102.
27
Mitchell note que la description est la forme la plus courante d’ekphrasis et réfère à Genette
pour signifier l’absence de différentiation sémiologique entre la description et la narration,
plus précisément que chaque narration et chaque description sont uniquement différentiées par
le contenu et non le contenant et qu’il n’y a « rien grammaticalement parlant qui distingue la
description d’un tableau de la description d’un kumquat ou d’un jeu de baseball » (cf. William
J. Thomas Mitchell. Picture theory, op. cit., p. 159). La légère différence que voit Genette
entre description et narration est l’accent temporel et dramatique mis par la narration sur le
récit, alors que la description apporte plutôt, selon lui, une contribution à l’étalement spatial
du récit. Ceci en raison de l’attachement de la narration aux actions et événements considérés
comme de purs procès et du fait que la description envisage des procès eux-mêmes comme
des spectacles (cf. Gérard Genette. Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 59.
28
Mieke Bal. Narratology, Introduction to the Theory of Narrative, University of Toronto
Press, 2ème edition, 1992.
72
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
de films ce qui conjuguent plusieurs médias, le graphique, le filmique, le
littéraire, le visuel et l’imaginaire dans ce cas précis, rapportés par le
mémoriel.
L’une des deux affiches représentait Tarzan, perché sur un énorme
tronc de baobab, une mèche luisante sur le front, les muscles en
forme d’armure, le buste penché, tendu vers un ennemi qu’on ne
voyait pas, brandissant avec une détermination menaçante, un
poignard. La lame de l’arme étincelait sous le soleil dont la
lumière filtrait à travers le feuillage et les entrelacs des lianes. Le
héros de la jungle serrait contre son flanc, avec un geste
protecteur, Jane au regard effrayé, frêle dans sa robe en peau de
bête. Tchita, le chimpanzé, accroché à une liane, rechignait,
exprimant ainsi sa frayeur face au danger suggéré dans le hors
champ que fixait le regard des trois protagonistes. (45-46)
À la lecture contraponctique, se révèle un hors champ, détail invisible
qui attire cependant l’œil du spectateur par le regard ou l’action des
personnages représentés. Le narrateur précise que Tchita démontre de la
frayeur pour un danger non explicité par l’image, mais bien présent pour le
spectateur sans qu’il puisse en définir la nature. Dans une situation
semblable face à une photo, Barthes parle aussi de punctum29.
La seconde affiche donnait à voir, dans toute sa majesté, un autre
héros mythique. Des sandales en lanières de cuir et un pagne en
peau de lion mettaient en valeur le galbe de ses muscles, l’arrondi
de ses cuisses et l’étonnante étroitesse de sa taille. Ses
abdominaux et ses pectoraux, tels des remparts taillés dans le roc,
étaient démesurément accentués par les ombres profondes. Les
muscles de ses épaules et de ses biceps aux contours sculptés en
biseau et tressés comme les cordages des grands vaisseaux
l’obligeaient à arquer les bras et à les écarter de part et d’autre de
son buste, tout en lui imposant une démarche rigide et belliqueuse.
Toute son allure rappelait celle d’un coq de bruyère aux plumes
ébouriffées, prêt au combat ou pavanant pour la parade. C’était
Hercule. (46-47)
Les ekphraseis et leur fonction
Quelle est la fonction de ces ekphraseis ? À première lecture, nous
pouvons voir qu’elles sont un lieu où s’entremêlent des liens intertextuels et
interculturels ; elles établissent un lien avec les Autres. Elles représentent
des héros de la culture occidentale. L’une, de l’Antiquité : Hercules ; l’autre,
celui d’un passé beaucoup plus récent, un personnage fictif mis en scène par
29
Sur le hors-champ et le punctum, cf. Roland Barthes. Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1994,
t. III, p. 1175.
73
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Créativité littéraire en Tunisie
Edgar Rice Burroughs en 1912 dans Tarzan and the Apes30. La bande
dessinée et l’art cinématographique en feront un personnage mythique :
Tarzan.
Pour nous convaincre de ces liens enchevêtrés dans les ekphraseis
comme une règle pratiquement inéluctable, il nous suffit de lire, par
exemple, Philippe Ortel, à qui l’on doit le recueil La Littérature à l’ère de la
photographie (2002) : « Poésie lyrique et photographie s’affirment comme
des arts du lien, lien avec les autres, lien avec le passé. Cet usage mémoriel
de l’image est encore célébré dans les commentaires modernes sur la
photographie »31. Bien que Sahnoun, dans le cas présent, écrive non pas de la
poésie lyrique, mais un roman et qu’il s’agisse d’affiches de films et non pas
de photographies nous pensons cette remarque pertinente en rapport à son
œuvre, car il mêle ainsi la littérature et l’art visuel. De même, il entremêle
l’imaginaire puisque le narrateur « voit » la marche et la dégaine du héros
graphique qui ne peut se déplacer autrement que dans l’imagination du
narrateur.
« Le cinéma procède de la photographie, qui elle-même descend de la
peinture » énonce Laurent Aknin dans Analyse de l’image32. Mais, seul le
cinéma procure des images mobiles ; photographie et peinture ne peuvent
que suggérer la mobilité d’un sujet, car toutes les deux sont des
représentations fixes. Roland Barthes dans La Chambre claire33 dit, en
résumé, que si la photographie donne l’illusion de la révélation, le cinéma
offre celle de la réalité. Persuadés de participer à une situation réelle se
produisant dans leur quotidien, les spectateurs sont souvent subjugués par le
visionnement des films même lorsque les images, de toute évidence, ne
peuvent participer de la réalité, car elles sont d’une qualité déplorable :
Les images exerçaient une étrange fascination sur les spectateurs,
quoiqu’elles ne fussent pas toujours de bonne qualité. À certains
moments, elles étaient floues ou superposées, à d’autres, elles se
mettaient à défiler de manière saccadée, à un rythme accéléré. Des
fois, le son changeait. (52)
Mais, là où la photographie stimule l’imagination du spectateur et lui
fait entrevoir ce qui a été devant l’objectif, le film lui procure un sentiment
de réel au présent. Le spectateur a l’impression de faire partie de la scène qui
se déroule devant lui. Dans les deux cas, la lecture ou la perception de
30
Publié en France sous le titre : Tarzan chez les singes ou Tarzan, seigneur de la jungle
selon les éditeurs.
31
Cf. Philippe Ortel. La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution
invisible, Paris, Jacqueline Chambon, 2002, p. 31.
32
Laurent Aknin. Analyse de l’image, Cinéma et littérature, Paris, Pocket, 2005, p. 11.
33
Roland Barthes. « La Chambre claire. Notes sur la photographie » dans Œuvres complètes,
Paris, Seuil, t. V, 2002, pp. 785-900.
74
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
l’image, animée ou immobile, passe par les facteurs culturels et
psychologiques du spectateur et sa capacité à lire les codes. À ceux-ci,
Aknin joint ce qu’il nomme « un système de codes plus flous, mais
essentiels : les codes socioculturels »34 qui incluent la reconnaissance, les
implications, les goûts (codés eux aussi) et la connaissance de
l’environnement35.
Lorsque Tesnim regarde les affiches ou écoute son père ou encore
converse avec lui, tous deux s’accommodent des situations les plus diverses.
Au contraire, lorsqu’ils visionnent un film, les circonstances matérielles, le
« dispositif cinématographique », sont toujours les mêmes : en groupe,
rassemblés devant un écran. Même lorsque les films sont pratiquement
devenus incohérents par leur vieillesse et un entretien aléatoire, ils procurent
toujours cette fascination :
À force d’être rapiécé, le ruban projetait des images sans
cohérences : on passait sans transition de l’esquisse d’un geste à sa
fin ou même à un autre geste. On voyait le héros et l’héroïne,
enlacés, rapprochant leurs têtes pour le long et classique baiser,
mais, sans que les têtes ne se touchent, les têtes se séparaient
comme repoussées par une décharge électrique, produisant ainsi
un effet de marionnette désarticulée. (52)
Selon André Gardies, dans Le Récit filmique36, le « dispositif
cinématographique » prédispose le spectateur au visionnement des histoires
qui vont défiler sur l’écran. Ainsi, Tesnim, tout comme les autres
spectateurs, est-il déjà prédisposé au visionnement par les affiches des films
et peut-être vice versa puisque déjà à la contemplation des affiches il voit les
héros agir. Plongé dans le noir relatif de la salle, dans un état où son activité
motrice est réduite à un niveau avoisinant la nullité, sa perceptivité s’en
accroît d’autant plus que l’obscurité conjointe à la luminescence renvoyée
par l’écran s’apparente à une attente familière similaire à celle de l’enfant en
attente de la voix maternelle lui racontant sans fin des histoires. Le
spectateur a beau savoir que « ce n’est que du cinéma », il y croît quand
même le temps que dure la projection, car durant ce laps de temps les
événements qui se déplacent sur l’écran produisent un effet bien réel et
visible.
Ainsi, la réception-perception des images et des sons s’inscrit dans
une expérience phénoménologique de l’« ici-maintenant ». Et celleci s’ajoute, pour la renforcer, à l’impression de réalité que produit la
ressemblance photographique (et sonore). Dès lors, ce qui va m’être
raconté bénéficiera d’une prime vérité. La fiction n’est jamais
34
Laurent Aknin. Analyse de l’image, Cinéma et littérature, Paris, Pocket, 2005, p. 20.
Sur les codes culturels et socioculturels, cf. Pierre Bourdieu. Langage et pouvoir
symbolique, Paris, Seuil, Coll. Points Essais, 2001.
36
André Gardies. Le Récit filmique, Paris, Hachette, 1993.
35
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Créativité littéraire en Tunisie
totalement fictive puisque, quelle que soit ma part de rationalité et
de lucidité, toujours un « quand même » me souffle autre chose à
l’oreille. Alors entretenu par cette hésitation, par cette ambivalence
fort proche du compromis psychanalytique, mon imaginaire a libre
cours. (14)
Ce phénomène de l’« ici-maintenant » et de l’impression de réalité ne
manque pas de produire son effet sur Tesnim, déjà à la vue des affiches.
Pour lui, ces héros sont le reflet d’une réalité tout comme pour les
spectateurs qui réagissent et commentent le film qu’ils regardent comme
s’ils y participaient. Comme si le film était une réalité se passant dans leur
environnement quotidien et répondait à des moments usuels, habituels, qu’ils
ont coutume de percevoir régulièrement.
Les voix noyées, dans une sorte de chuintement assourdissant, et
enveloppées dans un grésillement rugueux, devenaient indistinctes
et incompréhensibles. On eût dit le bruit d’un avion traversant de
gros nuages ou les voix étouffées dans le haut-parleur d’un antique
gramophone. (52)
Pour définir les fonctions de ces ekphraseis, nous utilisons la distinction
suivante37, à savoir, la fonction psychologique où le film est entièrement
soumis au personnage et renforce la voix narrative en servant
d’amplificateur aux éléments de caractérisation dudit personnage ; la
fonction rhétorique où le film exerce un effet persuasif et affectif sur le
personnage du récit, ce qui entraîne des développements narratifs qui
n’auraient pas pris place sans cela ; la fonction structurale où l’ekphrasis
correspond à certains éléments de l’histoire et parfois à une mise en abyme
et peut être prémonitoire de la suite des événements diégétiques et enfin, la
fonction ontologique où le film s’immobilise dans une symbolisation du sens
même de l’œuvre et n’a plus uniquement un statut narratif.
Comme l’écrit André Gardies38, il n’y a point d’équivalences entre
roman et film, entre littérature et cinéma, tout au plus quelques
ressemblances : « Adapter un roman à l’écran ce n’est pas établir une
équivalence entre l’écrit et le film »39. L’adaptation d’un roman à l’écran ne
revient donc pas à l’établissement d’une équivalence entre l’écrit et le film.
Le contraire est tout aussi vrai. Rapporter un film dans un roman n’équivaut
certes pas à une séance de cinéma. Toutefois, on peut relever certaines
références, situées généralement au niveau du récit, dont la comparaison
peut se révéler utile à la compréhension du discours de l’auteur. « Si le
roman (ou la nouvelle) et son adaptation filmique ont en commun la
37
Distinction déjà utilisée dans notre thèse et plusieurs articles de façon satisfaisante.
André Gardies. Le Récit filmique, op. cit., p. 7.
39
Ibidem, p. 4.
38
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
narrativité, ils restent irréductibles quant à leur écriture »40 toujours selon
Gardies. Selon nous, le contraire est tout aussi vrai. Raconter un film dans un
roman - pour aussi repérable et compréhensible que soit la description manquera toujours à rendre les images. En effet, comme le dit André
Gardies : « Le propre du cinéma, ce qui le distingue d’autres médiums ou
d’autres arts, c’est de donner à voir grâce à l’image mouvante »41. De ce fait,
le lecteur ne peut voir le film, mais il peut voir grâce à l’ekphrasis d’un film,
la référence à un certain film ce qui pose la question de l’intertextualité :
l’allusion ou la citation. Dans le cas de Shanoun, le lecteur, par les
ekphraseis, voit les affiches et les films dont parle Tesnim et, en outre,
comme nous l’avons mentionné plus haut, les héros sont très connus et font
partie de son capital culturel. Le lecteur a donc ainsi la capacité de
s’imaginer les films qu’il a très probablement déjà vus ou pour le moins il
connaît l’univers dans lequel les héros cinématographiques évoluent.
De son côté, Jean-Bernard Vray dans Littérature et cinéma, Écrire
l’image42 stipule que si la littérature est une référence et une source
inépuisable de renseignements pour l’écriture cinématographique, le cinéma,
quant à lui, produit souvent un « fond nourrissant pour l’écriture littéraire ».
Il semblerait que ce soit le cas pour Mokhtar Sahnoun qui, dans ce roman,
fait visionner des films à son personnage principal qui en donne une
description plus ou moins détaillée par l’affiche représentée, rapportant ainsi
la spécificité de la visualité filmique. Ces films, qu’ils portent un titre ou
non, représentent des scènes célèbres les trahissant et sans être nommés
explicitement sont néanmoins aisément reconnaissables pour le lecteur
cinéphile.
Un autre trait de reconnaissance est souvent le titre. Ici, mentionné par
une seule indication « Un large ruban de papier annonçait en gros
caractères : « DEUX GRANDS FILMS » (45), sans qu’il soit question du
titre de l’œuvre cinématographique, le lecteur apprend qu’il s’agit de grands
films et l’ekphrasis de l’affiche lui a déjà suggéré de quels films il pouvait
s’agir.
Pour Tesnim adulte qui se remémore les films et leurs affiches, tout
devient soudain mouvant, comme dans un film. La situation s’inverse et le
fantastique se mêle aux hallucinations : « Il avait placé une glace au bord de
la table, contre les vitres de la fenêtre. Le reflet des objets changeait, se
métamorphosait selon l’heure du jour, la lumière et l’angle de vision » (77).
Pour le spectateur, l’espace imaginaire devient hallucinatoire par la lumière :
« La lumière qui prenait la forme de l’illusion, illuminait leurs regards,
faisait danser le rêve dans leurs yeux. Ils étaient à la fois devant l’écran et
40
Ibidem, p. 7.
Ibidem, p. 10.
42
Jean-Bernard Vray (éd.), Littérature et cinéma, Écrire l’image, Publications de l’Université
de Saint-Étienne, 1999, p. 7.
41
77
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Créativité littéraire en Tunisie
dans l’espace des hallucinations » (53). L’insolite et l’épouvantable se
rejoignent :
En fixant cette grande tache sur le mur, il finissait par voir des
traits reliant entre elles de nombreuses aspérités et se profiler des
figures fantastiques : des patriarches vénérables au regard terrible
et aux visages noyés dans des vagues écumantes de barbes, des
figures menaçantes de bêtes imaginaires qui lui rappelaient celles
gravées par Escher ou décrites par son père quand il lui racontait
les contes des Mille et une nuits ou qu’il avait vues dans un
ouvrage illustré reproduisant les animaux rencontrés par Darwin,
lors de ses périples, à travers des contrées lointaines. (100)
Mokhtar Sahnoun conquiert une liberté pleine et entière d’invention ou
l’imagination tient une place royale. Une imagination que le narrateur alors
enfant possédait déjà en se lançant dans la reproduction des taches
auxquelles seule son imagination donnait une structure soutenue par les
récits plus ou moins mythologiques du père où la fondation des villes
s’enchevêtrait avec les pratiques de sorcellerie et les arnaques des voleurs
opérant sur les places de marché.
Le lecteur peut aussi découvrir l’espace ekphrasique du narrateur
lorsque celui-ci décrit, non seulement sa fascination pour des taches sur les
murs, mais aussi son utilisation à des fins picturales de ces mêmes taches.
Souvent, précipitamment, il abandonnait la contemplation de ces
figures et, s’emparant d’un crayon et de feuilles de dessin, il se
mettait immédiatement, avec des gestes fiévreux, à les reproduire,
en regardant dans sa mémoire où leur empreinte était gravée
comme par un burin. Il prenait, ensuite, ses pinceaux et ses tubes
de gouache et couvrait les esquisses des couleurs des enfers et des
ténèbres, en creusant, au moyen d’un jeu subtil d’ombre et de
lumière, des sillons accentuant les traces profondes du temps.
(100-101)
Bien que la description des dessins ainsi réalisés soit succincte, le fait
qu’ils soient mentionnés en déclare l’importance dans la vie de l’enfant et
son attrait pour le pictural.
Un autre moment typique de l’espace ekphrasique chez Shanoun est la
lecture. En effet, le narrateur enfant, toujours attiré par le pictural, lit des
bandes dessinées, ce que le lecteur peut déduire de l’ekphrasis des images.
Quand l’heure de la sieste lui pesait, quand les instants étaient
moites, visqueux, quand le temps stagnait, devenait aussi épais
que l’eau d’une mare, Tesnim ouvrait un illustré, commençait
d’abord par le feuilleter, fasciné par les images, s’arrêtant
longuement sur les images représentant de gros plans qui mettaient
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
en valeur l’expression de la violence, de la colère : une bouche
grande ouverte d’où sortaient une série de « A…A…A…A…A…A »
allant grossissant, progressivement, pour signifier le volume et
l’intensité du cri. (87)
L’espace ekphrasique se manifeste aussi dans l’écriture même, car les
expressions argotiques prononcées par les personnages de bande dessinée le
transportent dans des endroits sublimes, des villes et des paysages
merveilleux qui l’enchantent :
Tesnim s’arrêtait aussi, à chaque fois que les personnages
employaient des mots argotiques. Il soupçonnait les auteurs de
bandes dessinées d’en inventer à loisir. Ces expressions rutilantes
auxquelles ont recours des personnages étonnants par leur
originalité, marins, charlatans, voleurs ou voyageurs, aventuriers,
amoureuses impénitentes ou énergumènes sans consistance, le
plaçaient comme par enchantement dans des espaces, des
paysages, des villes, des pays d’une nouveauté troublante. (89)
Mais, on pourrait aussi voir que l’imaginaire, l’émotionnel et le
géographique se mêlent pour l’enfant. Tout comme pour les taches sur le
mur, ce sont les formes des images qui subjuguent l’enfant comme écriture.
Les images étaient insérées dans de grands carrés ou rectangles
qui s’étalaient souvent sur toute une page. Elles pouvaient aussi
avoir des formes très variées, les formes les plus inattendues,
parce que d’autres vignettes venaient déformer l’un des côtés ou
l’un des angles de ces figures. (88)
Sa fascination pour toute forme d’écriture se dévoile aussi devant une
partition : « Il ne savait pas déchiffrer une partition ; mais les pages de
solfège le fascinaient » (96). Sahnoun montre la fascination de l’enfant à
l’aide de ces espaces ekphrasiques. Que ceux-ci fassent partie de bandes
dessinées, soient des taches d’humidité sur les murs ou les dessins élaborés
et reconnaissables par tous des affiches de film. De cela, nous pourrions
déduire que l’imaginaire du narrateur est le plus puissant facteur de son vécu
existentiel.
Conclusion
« L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace » écrit
Foucault pour continuer, « Nous sommes à l’époque du simultané, nous
sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain,
du côte à côte, du dispersé »43. Cette époque dont parle Foucault pourrait très
bien résumer celle du roman. Il n’y aurait qu’à remplacer le mot « époque »
43
Michel Foucault. Dits et écrit II, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, p. 1571.
79
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Créativité littéraire en Tunisie
par « espace » et l’on aurait tout simplement une description, un résumé du
livre où les espaces juxtaposés s’entremêlent. Lointains et proches, les
différents espaces sont côte à côte et cependant, très dispersés. Sahnoun a
réalisé le tour de force en plaçant son narrateur dans l’espace restreint d’une
chambre de le faire voyager « à la Proust », dans l’espace infini des
souvenirs et de la mémoire. Un espace géographique étriqué ne freine
nullement l’imaginaire de sillonner les espaces infinitésimaux entre les
champs mémoriels. En créant un espace ekphrasique au centre de l’espace
narratoire, Sahnoun laisse son héros vagabonder dans les espaces
cinématographiques, livresques et picturaux incrustés dans l’espace
diégétique. Ainsi, le lecteur peut-il, au fil de la narration, traverser à son tour
les différents espaces qui peuplent l’imaginaire du narrateur.
Sahnoun, par sa configuration narratologique, dans laquelle sont
répartis différents espaces temporels, imbrique le temps dans l’histoire et
l’histoire dans le temps. « L’espace lui-même dans l’expérience occidentale
a une histoire, et il n’est pas possible de méconnaître cet entrecroisement
fatal du temps avec l’espace » écrit encore Foucault44. Ainsi semble-t-il qu’il
aurait été impossible à Sahnoun de tisser l’histoire de Tesnim sans y inclure
l’espace et le temps de façon si implicite que les structures temporelles et
spatiales s’enchevêtrent dans le mémoriel narratif où le géographique, le
pictural et le littéraire se côtoient et se mêlent dans les ekphraseis sans
toutefois ne jamais s’occulter l’un l’autre.
44
Ibid., p. 1572.
80
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Murielle. L. Clément – Tsunami de Mokhtar Sahnoun : une poétique de l’espace
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Rim MOULOUDJ
Université de Blida
Algérie
L’immeuble de la rue du Caire
de Noura BENSAAD
Apports et limites de l’approche fragmentaire
Noura Bensaad est une écrivaine de nationalité franco-tunisienne1. Elle
a effectué des études de lettres et exercé les métiers d’enseignante et de
traductrice-interprète. Vivant actuellement à Tunis, elle a séjourné
auparavant quelques années en Europe notamment en France et en Italie,
mais c’est en Tunisie qu’elle a vécu la plupart du temps. Après avoir réalisé
trois ouvrages dont un roman : L’Immeuble de la rue du Caire2 et deux
recueils de nouvelles : Mon cousin est revenu3 et Quand ils rêvent les
oiseaux4, elle se consacre de plus en plus à la rédaction d’un blog intitulé
« La Tunisie c’est comme ça » qui lui donne l’occasion de commenter et de
réagir à l’actualité souvent tumultueuse de la Tunisie postrévolutionnaire.
Cette activité semble fournir à notre auteure un espace libre et propice à
l’expression d’une parole nettement en prise sur les soubresauts de l’Histoire
de la Tunisie d’aujourd’hui. Une telle posture scripturaire, ouvertement
référentielle, s’explique peut-être par le fait que l’écrivaine envisage la
littérature d’une manière totalement différente. En effet, elle considère
davantage la littérature comme une activité artistique libre de toute
obligation de contingence historique. Aussi confesse-t-elle son ambition
d’écrire un livre sur « rien ».
Toutefois, l’auteure admet volontiers la difficulté, voire l’impossibilité
d’une telle ambition particulièrement dans un contexte aussi mouvementé
que celui que connait la Tunisie d’aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins
que cette volonté première de l’écrivaine se ressent à la lecture de son
premier roman publié bien avant la Révolution du jasmin en 2002.
1
Née à Salambô en Tunisie de père tunisien et de mère française, Noura Bensaad a suivi des
études de lettres modernes. Après avoir passé quelques années en France et en Italie, elle vit
actuellement en Tunisie. Professeur de français, puis traductrice, elle est aujourd’hui
rédactrice Web. Elle écrit depuis une dizaine d'années.
2
Noura Bensaad. L'immeuble de la rue du Caire, Paris, L’Harmattan, 2002.
3
__________. Mon cousin est revenu, Paris, L’Harmattan, 2003.
4
__________. Quand ils rêvent les oiseaux, Tunis, Éditions elyzad, 2009.
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Créativité littéraire en Tunisie
En effet, L’Immeuble de la rue du Caire se construit sur une intrigue
très ténue, davantage centrée sur les menus événements du quotidien sans
éclats des habitants de l’immeuble de la Rue du Caire. Écrit dans une langue
sobre et assez classique, voire quelque peu scolaire, le récit se subdivise en
huit petites parties constituées chacune de plusieurs fragments portant pour
intitulé les numéros des appartements (il y a en tout dix appartements)
accompagnés des noms des différents personnages qui y résident. Cette
organisation narrative est assimilable à une approche fragmentaire qui aurait
le mérite dans le récit de multiplier les tranches de vie et peut-être de se
situer dans une forme de modernité littéraire. Il est entendu en effet, comme
le souligne Françoise Susini-Anastopoulos, que :
Le recours à la forme fragmentaire s’inscrit dans le sillage d’une
triple crise aux manifestations déjà anciennes, et à laquelle on peut
identifier la modernité : crise de l’œuvre par caducité des notions
d’achèvement et de complétude, crise de la totalité, perçue comme
impossible et décrétée monstrueuse et enfin crise de la généricité,
qui a permis au fragment de se présenter, en s’écrivant en marge
de la littérature ou tangentiellement par rapport à elle, comme une
alternative plausible et stimulante à la désaffection des genres
traditionnels5.
Cela étant dit, la question de ce que désigne la pratique concrète de
l’écriture fragmentaire reste complexe, car « elle désigne des réalités
littéraires très diverses »6, par ailleurs notre œuvre semble plutôt en faire un
usage qui reste somme toute assez conventionnel comme nous tenterons de
le démontrer.
En dehors des multiples fragments de récits consacrés aux appartements
de l’immeuble et à leurs habitants, on relève également des fragments de
récits qui se rapportent aux parties communes de l’immeuble plus ou moins
emblématique tel que la cour intérieure ou le toit. Ce lieu de rencontre
traditionnel des femmes maghrébines se fait ainsi le prétexte à des scènes
bucoliques représentant ces dernières tendant leur linge sur la terrasse
ensoleillée et conversant en observant avec vigilance leur progéniture.
Ainsi, il est intéressant de relever d’emblée ce que le découpage adopté
dans l’organisation narrative du récit met en relief, à savoir que l’immeuble
occupe manifestement une place centrale dans l’économie du récit, à la fois,
en tant que lieu de l’action, mais également en tant qu’espace-limite de ce
microcosme de la société tunisienne qu’il semble englober et délimiter. Le
5
Françoise Susini-Anastopoulos. L’écriture fragmentaire définition et enjeux, Paris, Presse
Universitaire de France, 1997, p. 2.
6
Mustapha Trabelsi. « (Im)puissances fragmentales ? », Eric Benoît et Hafedh Sfaxi (s. la dir.
de). (I)mpuissances de la littérature, Presses Universitaires de Bordeaux, coll.
« Entrelacs », 2011, p. 241.
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Rim Mouloudj – L’immeuble de la rue du Caire de Noura Bensaad
seul personnage récurrent qui échappe à cette délimitation est celui du
mendiant qui n’habite pas dans l’immeuble, mais qui s’installe
quotidiennement à proximité de la bâtisse, les parties qui lui sont consacrées
sont ainsi précédées par le titre « Devant l’immeuble ».
En effet, l’immeuble abrite des personnages issus de différents milieux
socioprofessionnels qui représentent subtilement les multiples facettes de la
société tunisienne en milieu citadin. On y retrouve ainsi de jeunes couples
mariés à l’instar de Farida, jeune et ravissante mère au foyer, totalement
dépendante financièrement de son mari, le beau Mohsen. Le couple élève ses
enfants dans ce qui semble être le parfait petit cocon familial.
Les personnages de Habib et Salha forment pour leur part un couple
harmonieux et heureux en ménage. Un certain équilibre semble caractériser
leur relation et les rôles paraissent échapper à la configuration relativement
traditionnaliste qui caractérise par exemple le ménage de Farida et Mohsen.
En effet, contrairement à Farida, Salha l’épouse de Habib travaille tout
comme son mari.
Un autre duo d’habitant interpelle le lecteur, il s’agit de Fadhila et de
son fils Mounir. Le jeune homme célibataire, sensible et très solitaire vit
avec sa mère dans un petit appartement coquet. Il apparaît comme le fils
modèle s’occupant avec abnégation de sa vieille mère malvoyante et veillant
lui-même à entretenir leur intérieur toujours impeccable.
D’autres protagonistes peuvent aussi être évoqués tels que Mamy Léa,
la vieille dame qui a toujours refusé de quitter son petit appartement et la
Tunisie, pays de son cœur, malgré le départ de ses enfants pour la France. Ce
personnage sympathique et apprécié de tout l’immeuble suscitera une vague
de solidarité toute naturelle chez les habitants qui se relayeront à son chevet
lorsque la maladie l’affectera. Il y a là également la vieille Fatima, mégère
attitrée de l’immeuble constamment à l’affut des secrets des habitants qu’elle
cherche à découvrir par tous les moyens. Toujours prompte à juger et
accabler les autres en traquant ceux et surtout celles qui s’écartent de la
« norme » telle la pauvre Myriam, qui élève seule ses enfants après son
divorce et gagne sa vie en travaillant comme bonne chez le vieux couple
tranquille que forment Mohamed et Habiba.
Néanmoins, derrière la banalité paisible de ce quotidien que l’écriture
transpose en de multiples fragments, tels de petits tableaux parfois marqués
par un certain lyrisme, petit à petit le récit dévoile l’envers de ces apparences
si lisses. Apparaissent ainsi subrepticement dans le roman les failles et les
blessures des personnages. L’on découvre par exemple que le couple idéal
que forment Farida et Mohsen est menacé, le mari trompant son épouse avec
une femme plus jeune, sans doute une collègue. La beauté de Farida et son
comportement tout à fait en adéquation avec une conception très
traditionnaliste du couple où l’homme serait incontestablement le « maître
de maison » n’empêchent donc pas ce dernier de la tromper sans véritable
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Créativité littéraire en Tunisie
motivation si ce n’est l’ennui d’une certaine routine que le récit suggère
furtivement.
Habib et Salha quant à eux sont certes unis et heureux depuis treize ans,
mais ils souffrent de n’avoir jamais pu procréer. Myriam la mère divorcée
qui élève seule ses enfants a du mal à gérer la crise d’adolescence d’un de
ses fils qu’elle doit régulièrement récupérer au commissariat, quant au
couple qui l’emploie, ils sont rongés par une querelle familiale qui a disloqué
leur petite famille. Mohamed, l’époux de Habiba, a en effet renié sa fille
cinq ans plus tôt pour avoir épousé un Français, un « non-musulman », ce
qu’il a considéré comme un affront et une humiliation et, malgré ses regrets
et le manque de sa fille, sa fierté l’empêche de revenir sur cette décision.
Enfin, Mounir, le fils idéal, étouffe parfois sous le poids de l’amour
possessif de sa mère et on le devine en dépression. Incapable de se faire des
amis ou de vraiment progresser, il se donne la mort et bouleverse ainsi la
quiétude profonde de la petite communauté. Mais cet événement tragique
n’impactera finalement que très peu sur les autres personnages qui
poursuivront leurs vies en s’organisant afin d’aider la mère du défunt
désormais seule dans son appartement confortable.
Parmi tous ces personnages aux vies somme toute assez banales se
distingue toutefois un personnage féminin qui pourrait être une
autoreprésentation de l’auteure elle-même. Il s’agit de Monia, jeune femme
belle, libre et indépendante occupant seule, un des appartements de
l’immeuble, et travaillant comme traductrice-interprète, métier qui fut
également exercé par l’auteure. Mais, le mode de vie de Monia suscite
parfois la réprobation, comme l’illustrent les propos accusateurs de la vielle
Fatima, gardienne attitrée de la morale : « Elle (Monia) ferait mieux de se
chercher un mari et de faire des enfants. Je me demande pourquoi elle vit
seule, ce n’est pas normal. Elle est pourtant jeune et jolie » (38). Ce genre
d’observations semble suggérer la difficulté sociale pour une femme de
mener sa vie librement, cela dévoile également que l’émancipation féminine
est parfois ralentie par les femmes elles-mêmes qui se montrent souvent plus
virulentes et encore plus réfractaires au changement que les hommes.
Le personnage de Monia est celui dont l’épaisseur est sans doute la plus
importante au sein du roman. Le narrateur omniscient du récit donne en effet
beaucoup d’informations sur les sentiments, les sensations et les pensées
profondes de cette dernière. La personnalité forte et anti-conventionnelle du
personnage
- Oui, évidemment, mademoiselle la femme libre ne sait pas ce
que c’est que d’avoir peur pour son mari, peur qu’une autre vous
le prenne. Après que vous vous êtes casée avec un homme, que
vous avez fait des enfants avec, que vous vous pensez installée
dans la vie, voilà qu’une autre arrive, pas forcément jolie, mais
jeune, disponible et elle lui joue le jeu de celle qui est amoureuse,
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Rim Mouloudj – L’immeuble de la rue du Caire de Noura Bensaad
de celle qui ne voit que lui, n’attendait que lui et hop… Envolé
l’oiseau ! Un matin, on se retrouve seule, avec les enfants sur les
bras, sans travail, sans position sociale… Foutue ! (70-71)
La réaction de Farida est ici intéressante dans la mesure où elle dévoile
le décalage entre elle et son amie, car Monia est manifestement
profondément sceptique en ce qui concerne le mariage et les relations
amoureuses en général. D’ailleurs, pour apaiser sa voisine elle se contente
simplement de lui asséner assez froidement un lieu commun qui se veut
rassurant : « Tu sais bien que les hommes ont trop peur de quitter leur petit
confort ; et puis, il y a les enfants » (71). La réponse de Monia peut
surprendre de la part d’une femme n’ayant jamais été mariée ni même
vraiment amoureuse, mais qui semble nourrir des certitudes bien arrêtées
quant à la psychologie masculine, mais elle souligne, en tout état de cause,
l’aspect relativement stéréotypé de ce personnage sur lequel nous
reviendrons plus loin.
Cela étant, la réponse lucide et acerbe de l’épouse bafouée a le mérite
de nuancer quelque peu la représentation de cette dernière. En effet, Farida
incarne, tout du moins au début du roman, de manière manifeste l’archétype
de la femme futile, pleinement soumise aux conventions et de l’épouse
docile et dépendante, mais, elle apparaît ici un peu moins superficielle, sa
grande lucidité illustre la réalité de la position vulnérable d’une femme sans
emploi et sans mari. Sa peur de perdre son mari dénote ainsi à la fois la
précarité de sa situation, mais également, d’une certaine manière, le poids
des conventions sociales qui régentent la vie de nombreuses femmes à tel
point qu’elles sont convaincues d’être incapables de s’assumer par ellesmêmes et se perçoivent dans une position d’infériorité sociale si elles se
retrouvent dans la situation de la femme divorcée.
Cet échange entre les deux personnages et la représentation générale de
Farida et de Monia créent une impression de contraste absolu entre les deux
protagonistes qui n’échappent malheureusement pas à la facilité d’une
construction trop schématique et assez stéréotypée. En effet, si Farida
représente le modèle d’une femme régentée par les conventions se plaçant
elle-même dans une position de mineure éternelle, Monia n’en incarne pas
moins pour sa part, et de manière assez précise, un autre archétype : celui de
la femme intelligente qui s’est libérée des conventions et des normes sociales
pour s’assumer et vivre sa vie librement.
Toutefois, son manque de compassion vis-à-vis de son amie et sa
posture globale à l’égard des hommes (perçus majoritairement comme des
lâches et des égoïstes comme l’indique l’extrait) nous laissent penser qu’elle
est elle-même dans une certaine mesure esclave de ses idéaux « féministes »
bien trop tranchés. En effet, si les actions et les propos de Monia font
apparaître l’extrême liberté de pensée qui la caractérise la présentant comme
une véritable antithèse des femmes parfois futiles et souvent vulnérables que
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Créativité littéraire en Tunisie
nous dépeint le roman, cette dernière semble elle aussi, bien que de manière
différente, totalement conditionnée par ses principes comme en témoignent
les idées reçues et les préjugés qui affectent ses relations particulièrement
avec les hommes.
Ses convictions la poussent notamment à vouloir conserver sa liberté à
tout prix, liberté qu’elle n’envisage que dans la solitude d’un célibat
volontaire, car pour elle le mariage semble se réduire à une forme d’entrave
à l’autonomie et à l’épanouissement de la femme. Cela explique donc le rejet
farouche de Monia pour tout sentiment amoureux. En effet, même lorsque la
jeune femme finit par céder aux avances du beau Wahid, homme de théâtre
vivant seul comme elle dans un des appartements de l’immeuble, elle refuse
de se projeter dans une quelconque éventualité d’union officielle comme
l’illustre ce passage :
Elle continua de garder les yeux fixés sur l’appartement de son
amant. Elle l’imagina près d’elle, dans sa chambre, dans son lit,
elle les imagina mari et femme. Comme cela devait être bon,
pensa-t-elle, reposant, d’avoir ainsi quelqu’un auprès de soi,
chaque jour, chaque nuit. Mais ce désir à peine exprimé, sa raison
le fustigea, comme un maître corrige son élève, un parent son
enfant. Ne savait-elle pas ce que signifiait la banalité d’un tel
quotidien. (99)
Cet extrait qui démontre à quel point Monia est engluée dans ses
certitudes nous permet de conclure qu’en définitive elle n’est pas plus libre
que les autres femmes de son entourage, même si ses pensées manifestent
une évolution vers une position moins radicale, le récit s’achève sans
véritable changement pour elle ce qui semble signifier qu’elle demeure
attachée à son attitude féministe obsolète. D’ailleurs, le roman de manière
générale et à travers les différents récits qui le constituent semble s’orienter
avec une certaine insistance vers un dévoilement dénonciateur de la
condition féminine.
Aussi, le récit nous fournit-il un autre exemple édifiant de la situation
délicate des femmes dans la société traditionnelle tunisienne à travers
l’histoire qui se veut cocasse de l’épouse d’Abdelkader. En effet, celui qui
prend ses quartiers quotidiennement en face de l’immeuble et qu’on qualifie
de « mendiant philosophe », s’est marié deux ans plus tôt malgré sa
condition financière précaire avec une femme dont il espérait faire la
compagne aimante de son quotidien modeste. Toutefois, l’épouse s’est très
vite montrée trop exigeante pour les maigres moyens du mendiant lui menant
la vie dure à force de réclamations et de réprimandes. Un événement
rétablira néanmoins la quiétude dans le foyer, lorsqu’Abdelkader et sa
femme assistèrent à un esclandre entre un couple du voisinage dont l’époux
insatisfait et aigri après un mariage malheureux décidera de chasser sa
femme qui, en plus de son caractère difficile, était apparemment stérile.
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Rim Mouloudj – L’immeuble de la rue du Caire de Noura Bensaad
L’époux excédé avait ainsi crié son mécontentement devant tous ses
voisins : « Les flancs stériles d’une femelle étaient semblables à des savates
trouées qui n’ont de chaussures que le nom » (126).
L’incident aura un impact inattendu sur l’épouse d’Abdelkader qui
s’adoucira brusquement et se fera bien plus compréhensive et aimante
craignant elle aussi de se voir répudiée pour n’avoir pas enfanté. Abdelkader,
personnage très observateur et taquin, n’ayant par ailleurs aucun désir de
paternité ne manquera pas néanmoins de constater le changement et de
rappeler à son épouse l’anecdote du voisin dès que l’ancien caractère
acariâtre de celle-ci menaçait de refaire surface.
Derrière l’aspect cocasse de ces événements, le récit semble
s’engager là aussi dans une forme de dénonciation féministe en mettant en
scène le véritable rôle dévolu à la femme dans la société traditionnaliste. En
fait, le roman offre plusieurs exemples de femmes stigmatisées, jugées ou
mises au ban de la société si leur choix ou leur mode de vie ne correspond
pas à ce que l’on attend d’elles. Mais l’aspect souvent stéréotypé des
personnages, de leurs caractères et des situations évoquées réduit
sensiblement la portée esthétique de l’œuvre.
Ainsi, les nombreuses tranches de vie présentées dans ce roman qui
effleure également de multiples thématiques, de la vieillesse à la solitude en
passant par le mariage ou la situation des femmes, dévoilent indéniablement
l’ambition de ce premier récit. Mais, ce foisonnement relatif, empêche peutêtre l’approfondissement nécessaire à l’attention et l’intérêt du lecteur. En
effet, la panoplie de personnages qui peuplent le roman n’est finalement que
très peu développée et le parcours et l’évolution de ces derniers restent assez
sommaires. Cela peut s’expliquer dans une certaine mesure par la volonté
affichée par l’auteur d’approcher un idéal d’écriture flaubertien où l’intrigue
serait très épurée, mais le style manquant d’originalité de l’auteure et versant
parfois dans le cliché dessert l’ensemble et limite la portée de cette œuvre.
En définitive, l’aspect fragmentaire de la narration qui tend vers une
prolifération de micro-récits somme toute assez moderne contraste avec une
écriture qui manque quelque peu d’originalité. Par ailleurs, cette
multiplication d’intrigues et de protagonistes portée par une approche
scripturaire fragmentaire donne parfois l’impression d’un manque de
cohérence et de nuances, car ces instantanés de vie que l’auteure cherche à
dépeindre sont peut-être trop nombreux pour être vraiment attachants et
aboutis. Cependant, il faut souligner les passages assez poétiques qui
émaillent élégamment ce premier roman, notamment les descriptions de
l’immeuble et du quartier qui parviennent à recréer avec finesse
l’atmosphère particulière de cette bâtisse atypique.
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Créativité littéraire en Tunisie
BIBLIOGRAPHIE
AMOSSY, Ruth. Les idées reçues, sémiologie du stéréotype, Paris, Éditions
Nathan, 1991.
BENSAAD, Noura. L'immeuble de la rue du Caire, Paris, Édition
L’Harmattan, 2002.
SUSINI-ANASTOPOULOS, Françoise. L’écriture fragmentaire définition
et enjeux, Paris, Presse Universitaire de France, 1997.
TRABELSI, Mustapha. « (Im)puissances fragmentales ? », Éric Benoît et
Hafedh Sfaxi (s. la dir. de). (I)mpuissances de la littérature, Presses
Universitaires de Bordeaux, coll. « Entrelacs », 2011.
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Lamia BEREKSI MADDAHI
Université Marne-la-Vallée
France
Quête et enquête
dans Le Bâtonnier de Chedly EL OKBY
Écrivain consacré, Chedly El Okby connait un vif succès, en 2002, avec
la publication de son roman Le Bâtonnier1 dont l’intrigue se situe dans les
années soixante d’une Tunisie récemment indépendante. Déjà, sous le
pseudonyme de Al Sid, il avait rencontré son lectorat avec des romans
policiers, mais, en affichant sa véritable identité, non seulement il se dévoile
davantage, mais il assume en quelque sorte les propos qui seront tenus, sous
couvert d’une intrigue policière. En effet, il appartient à une famille réputée
de Tunis et sa situation de fils d’avocat accorde une crédibilité certaine à
l’observation de la classe bourgeoise des années soixante, époque de sa
propre jeunesse. Ainsi, à la différence des romans précédents, la dimension
critique prend-elle la parole quasi officiellement, à la fois pour dénoncer les
résidus coloniaux qui subsistent encore dans la société tunisienne quelques
années après l’indépendance et par induction, les malaises et la corruption
des temps présents.
L’intrigue se joue autour de deux personnages que le hasard va mettre
en relation : le détective Ched Ok, présenté comme un perdant et le
bâtonnier, juriste et bien installé dans la vie. Par ailleurs, il faut noter que si
le héros est nommé, son client est simplement désigné par son ancienne
fonction, ce qui le place dans une sphère sociale précise. De plus, comment
ne pas faire le rapprochement entre l’enquêteur, qui débusquera la vérité, et
l’écrivain, il porte une partie du nom Ched Ok (Chedly El Okby), signifiant
ainsi le rôle et la situation de ceux qui approfondissent les apparences et
sont, à l’identique du personnage, floués par le système ? Si les éléments du
policier sont déclarés avec la présence du couple du détective marginal et
malchanceux accompagné de la jeune Lily, la rencontre d’une autre sphère
sociale prend une dimension nouvelle par rapport aux codes du roman
policier et peut s’inscrire dans le roman d’enquête plus que dans le roman
« noir ». Le protagoniste rejoint les personnages filmiques incarnés par
Humphrey Bogart ou ceux présents dans les séries policières américains
mettant en scène un détective en grande difficulté qu’une enquête va
transformer. Les références cinématographiques jalonnent tout le roman, le
plaçant dans une fiction identifiable d’une part, et d’autre part, renvoyant à
1
Chedly El Okby. Le bâtonnier, Tunis, Éds Cérès, 2002.
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Créativité littéraire en Tunisie
une Amérique pervertie telle qu’elle apparaît dans les films « noirs ». De
plus, l’ironie est présente dans cette approche du personnage : il souffre du
mal du siècle et compense ses angoisses par des tranquillisants « miracle de
la chimie « (9) et l’alcool tant il se sent impuissant dans le monde où il vit.
Dès les premières pages, le portrait qui en est fait lui accorde le statut de
perdant :
Lily dormait et Ched Ok pensait. Il contemplait avec effarement le
désastre de sa vie, ses échecs affectifs et surtout financiers. Il
regardait avec dégoût le monticule de factures impayées posé sur
la commode de la chambre à coucher, les sommations de paiement
des pensions alimentaires pouvant le conduire en taule s'il tardait
trop. (7)
Le roman s’ouvre sur une situation périlleuse qui annonce une intrigue
complexe et sans doute dangereuse pour ce personnage présenté comme un
anti-héros, tant il a accumulé de maladresses, de malchance et de
négligences que lui reproche sa compagne : « Il se sentait dans ces moments
amoindri, humilié, incapable de réagir, car elle avait rarement tort dans ses
jugements sur lui » (21). La visite de l’huissier n’est pourtant pas dépourvue
d’absurde ainsi qu’il le remarque : la maison mise sous scellés « lui
interdisait de faire la cuisine », mais lui laisse « le petit cabinet de toilette »
(12). L’incohérence des décisions de justice se dessine et jette le doute quant
à la probité même du bâtonnier, lui aussi enrichi par l’exercice de son métier.
Si le chômage mène à l'exclusion sociale, la mauvaise gestion voire la
mauvaise foi conduit elle aussi à être privé de ses biens. Le héros n’est donc
pas seulement une victime, un innocent poursuivi par la malchance, mais il
est présenté comme responsable de ce qui lui est advenu et, en cela, le
concept du libre arbitre apparaît, ce qui invite à penser que Chedly El Okby
s’éloigne d’une fatalité trop vite accusée pour souligner que chacun est aussi,
essentiellement responsable de ses actes. Lorsqu’il s’interroge sur ce qu’il
veut croire un acharnement du destin, il s’inscrit également dans une
perspective peu recommandable :
Qu'est- ce que j'ai bien pu leur faire à mes semblables pour que je
sois dépossédé de ma maison ?
-Les nombreuses femmes qui ont accepté de se retrouver nulle
part, les as-tu jamais dédommagées de leurs Années perdues ?
Leur payais-tu régulièrement leurs pensions alimentaires pour leur
permettre de survivre ? Non. L'eau de la SONEDE qu'il t'arrivait
de boire de temps en temps quand le whisky se faisait rare, le
payais-tu normalement ? Non. L'argent des banques assez
imprudentes pour te l'avancer, t'arrivait-il de le rembourser ? Non.
Tu préfères changer d'agence, et l'électricité de la STEG et les
factures de l'épicier qui se crève à la tâche, dépérit à force
d'économies et de privations et vit dans un grenier insalubre et mal
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Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby
éclairé au-dessus de son magasin, t'arrivait-il de les rembourser ?
Non. Tu préférais lui demander de continuer à marquer, sur son
vieux cahier tout taché d'huile, des sommes que le pauvre ne
parviendra jamais à récupérer. Là où tu passes, tu laisses peine et
désolation sans bien t'en rendre compte. Ce qui est un comble !
(20)
La réponse de Lily est claire : il est grandement responsable de sa
destinée et, ce n’est pas un hasard, si la remarque est faite par une femme,
sans doute plus proche du réel et moins embarrassée par le sentiment de la
fatalité qu’elle est accoutumée à combattre.
À moins d’un événement imprévu, la situation semble sans issue.
L’originalité du roman repose sur la résolution d’une énigme quand Ched Ok
rencontre un avocat célèbre et ancien bâtonnier de surcroît. Celui-ci a été
expulsé de chez lui par une machination dont il demande à Ched Ok de
démêler les fils et démonter les rouages. De fait, l'enquête doit être menée
discrètement, les intérêts personnels se trouvant mêlés aux intérêts publics :
On était au mois de juin 1965 et c'est durant ce mois que devait se
dérouler un événement qui allait changer la destinée de Ched Ok
[…] Après moult verres de vin, le bâtonnier fixant Ched Ok de son
regard bleu quasi insoutenable, poussa vers lui l'enveloppe en
Kraft, lui demandant de l'ouvrir. Ched Ok obtempéra. Il en sortit
une liasse de billets à ordre. Le bâtonnier le pria de les lire
attentivement. Ce qu'il fit scrupuleusement […] c'était des billets à
ordre tirés par la Caisse-Foncière Italo-Tunisienne, la CFIT sur la
banque du bâtonnier, la Société Méditerranéenne de Crédit, la
SMC. Ces billets à ordre, au nombre d'une quarantaine environ,
avaient tous été renvoyés par la banque du tiré, la SMC, avec un
papillon rose soigneusement collé au côté, mentionnant " Effet
impayé pour provision insuffisante. (34-35)
Le genre du policier traditionnel s’éloigne pour s’orienter vers une
observation de la société dans ses fonctionnements secrets, ses intrigues
souterraines, dont les fils sont tenus par des puissances occultes. Roman
policier, certes, mais roman sans crime apparent, sans qu’une goutte de sang
ne soit versée, du moins dans le début de l’enquête, pour se changer en
plongée dans les rouages du pouvoir. On peut songer au roman de Yasmina
Khadra2 Morituri qui dénonce, sous le prétexte d’une enquête, les
corruptions du régime algérien.
Le personnage du bâtonnier relève d’une approche cinématographique :
mystérieux, inquiétant et porteur de documents dont le sens sera à déchiffrer.
Le regard bleu du bâtonnier (« son regard bleu quasi insoutenable ») ne peut
manquer d’évoquer « le mauvais œil », traditionnel, mais qui ici prend une
2
Yasmina Khadra. Morituri, Paris, Baleine, 1997.
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Créativité littéraire en Tunisie
autre valeur, car il va l’entraîner dans une aventure dont il ne sortira pas
indemne et qui confère au roman un caractère peut-être initiatique, et
surement d’apprentissage :
Les yeux embués de larmes, il quitta l'univers magique qu'il avait
côtoyé l'espace d'une saison […] même les deux lingots d'or que le
bâtonnier lui avait refilés, puisés dans le stock que les autorités
avaient consenti à lui laisser en vertu des dispositions légales bien
claires, ne parvenaient pas à le consoler. (150)
Ainsi, à partir du portrait d’un homme ordinaire sans travail fixe, à la
vie sentimentale fluctuante, le récit entraîne le lecteur dans l’univers glauque
des machinations, des combinaisons malfaisantes qui peu à peu se doublent
du paysage de la Tunisie postcoloniale, bien éloigné de l’image idyllique
diffusée par le pouvoir et donné en exemple comme une réussite de la
décolonisation et la victoire de la démocratie. Un tableau des maisons closes
souligne les conditions des femmes amenées à se prostituer, mais il ne s’agit
pas pour Chek Ok de s’attendrir, bien au contraire, il note que « elles
rêvaient du jour où elles quitteraient ces lieux de travail forcé pour retourner
au village se marier avec quelque naïf ignorant tout de leur passé et attiré par
l’impressionnant magot accumulé à force de dur labeur et de sacrifices »
(27). Une manière de dire que la corruption a tracé son chemin jusqu’au plus
profond du peuple, gangrénant le pays tout entier. D’ailleurs, la ville de
Tunis elle-même exhale une odeur nauséabonde.
Les chaleurs de l'été tunisois bien précoce, cette année-là,
commençaient à se faire sentir, au sens figuré comme au sens
propre. L'odeur du lac de Tunis si caractéristique, un mélange
d'algues longtemps séchées au soleil et de poissons pourris,
commençait à embaumer une grande partie de la capitale. Ses
fleuves nauséabonds envahissaient les quartiers situés dans le
pourtour de l'avenue Mohamed V. Comme si des milliers de
bouches d'égout avaient été entrouvertes en même temps par
quelque mauvais génie. Les Tunisois, habitués à ces odeurs, loin
d'en être incommodés, les accueillaient au contraire dans la joie
par ce qu'elles étaient annonciatrices de l'été. (31)
En enquêtant sur la confiscation de la maison du bâtonnier, Ched Ok
sera amené à découvrir que la « maison Tunisie » a été également confisquée
au mépris de la loi.
Bien que libéré du joug colonial, il n'empêche que l'héritage en est
perceptible : Se retrouvent le « café de l’Univers où e retrouvent, des
« intellectuels de gauche barbus et faméliques, philosophes chevelus nourris
à la pensée de Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir» (33). « L’avenue de
France » (41) et des références cinématographiques qui parcourent le roman
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Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby
achèvent de souligner que le pays n’est pas totalement libéré
psychologiquement et qu’il se complait sans doute à cultiver cet héritage au
moins par une sorte de pose qui sépare les nantis du petit peuple.
Dans ce climat, Ched Ok enquête sur les questions que se pose le
bâtonnier à propos de la confiscation de ses biens sans raison apparente,
résultant visiblement d’une manœuvre de la banque.
Pourquoi, la CFIT ne m'a jamais avisé des effets impayés […]
pourquoi la SMC n'a jamais débité mon compte du montant des
échéances successives et a retourné les effets à la CFIT avec le
fameux papillon rose, alors que mon compte a toujours été
généreusement alimenté et n'a jamais connu le rouge, pour parler
le langage des banquiers […] pourquoi la CFIT a-t-elle tellement
insisté pour la saisie de la maison au lieu de rechercher un
règlement amiable qui lui aurait permis de récupérer l'ensemble de
sa dette majorée des intérêts. (39)
Pour résoudre l'énigme, Ched Ok s’introduit dans la banque en ouvrant
un compte à la SMC et, de son côté, Lily est chargée de contracter un crédit
logement auprès de la CFIT. Tous deux espèrent gagner la confiance d’un
employé, de pénétrer le fonctionnement des établissements pour mieux en
démonter les mécanismes. La description du bureau du directeur de la
banque marque combien sa situation est aisée et son pouvoir étendu.
Salvatore Camicella, italien, a conservé les rênes de l’économie, même après
l’indépendance, prouvant ainsi que le pays demeure sous tutelle de son
ancien colonisateur. La parodie de la faconde italienne dans l’attitude du
banquier a valeur d’indice quand il est question du rappel du Duce et ce n’est
pas un hasard si ce rapprochement est prêté à Lily, plus intuitive que le
détective lui-même :
Quand elle pénétra dans la pièce, si on peut appeler ça une pièce,
le directeur fit une courbette puis s'éclipsa. Ce qu'elle vit en
premier : une grande bibliothèque avec en son milieu une tête de
Neptune en bronze posée dans une niche creusée dans le mur.
Devant la bibliothèque, un fauteuil recouvert de velours couleur
miel sur lequel se tenait Camicella, impérial, pareil au Duce ou à
quelque monarque sur son trône, les mains sur les accoudoirs
sculptés. De chaque côté de la pièce, deux bergères recouvertes
d'un tissu vert à petites fleurs blanches, très insolites en ce lieu de
la haute finance. (48)
La piste suivie s’avère être la bonne, car grâce à ses charmes, Lily sera
courtisée par Carmicella et la conduira chez lui découvrant ainsi le pot aux
roses le directeur italien qui occupe la maison du bâtonnier ce que Ched Ok
annoncera au bâtonnier :
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Créativité littéraire en Tunisie
-Votre maison, maître, est occupée à l'heure actuelle par le propre
directeur général de la CFIT, le sieur Salvatore Camicella. Le
bâtonnier demeura un instant interdit, comme sonné. Puis il se
reprit et des éclairs jaillirent de ses yeux bleus devenus soudain
très durs :
-Trouvez-moi, détective, la raison qui fait que cet Italien habite
ma maison. (68)
Mais le mystère demeure entier, car si le banquier voulait une villa
confortable, voire luxueuse, tout lui était possible. A priori, il s’agit de
dénoncer l’ampleur de la corruption et de l’attribuer à l’ancien colonisateur,
car le Bâtonnier a été privé de ses biens, malgré son aisance financière :
Le solde permettait à chaque tombée de couvrir largement le
montant de la créance de la CFIT. Pourtant la créance n'avait
jamais été portée au débit du compte. (35)
Les détournements et l'appât du gain ont envahi la société tunisienne
après l'indépendance. Ce que nous retrouvons dans le dialogue de Lily avec
Camicella, après avoir remarqué une plaque gravée dans le mur d'enceinte
sur laquelle était inscrit le nom du bâtonnier :
-Mais à qui appartient cette maison ?
-À celui qui l'occupe, madame, répond sans sourciller Camicella
-Occupation n'est pas propriété, souligna ironiquement Jo Hamia
Pour ne pas être en reste, Annie enchaîna :
-Tout ce qui appartient à la SMC appartient à Salvatore, puisqu'il
en est le patron. (64)
Outre l’amalgame entre les biens confiés par les clients à la banque et
les revenus personnels du directeur, une autre énigme se dessine, plus
complexe dans les étranges relations du Bâtonnier avec sa belle maîtresse,
Alba, qui fréquente également Camicella. Le Bâtonnier s’avère aussi retors
que son adversaire, car Lily lui rapporte avoir vu son beau-frère chez le
banquier. La réponse qu’elle reçoit est totalement cynique : « Comme il a
introduit Alba dans ma vie, j’ai fait de même en téléguidant le Marquis et
son épouse chez lui. Il savait ainsi ce qui se passait chez moi et moi chez lui.
On était donc quitte » (142).
Une telle passion pour une villa cache un secret dont Ched Ok va avoir
la révélation grâce à un marginal, Bimbo, qui lui raconte l’histoire de cette
maison si convoitée, anciennement propriété de « Cesar Casanegra, le chef
des Chemises noires » (128) et qui aurait caché un trésor ce qui fait dire au
détective : « Le fait que Casanegra ait habité ces deux maisons pourrait avoir
une certaine importance pour notre enquête » (130). En suivant Alba, le
détective va s’introduire dans la cave et après avoir résolu une énigme sous
forme de rébus, il pénétrera dans le sous-sol de la villa. La métaphore est
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Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby
claire, le trésor des fascistes enfoui dans les profondeurs indique les
tractations souterraines d’un pays où les richesses sont dissimulées aux yeux
de la population.
La mise en scène prend des accents de roman fitzgéraldien assumés et
revendiqués lors d’une magnifique fête pour clore la saison d’été où tous les
protagonistes se retrouvent et qui verra la découverte du trésor. Mais les
splendeurs passées ne revivent pas et la brillante réception s’achève dans le
sang : il émanait de la fête une atmosphère magique fitzgéraldienne si l’on
peut dire, où Gatsby le magnifique paraissait sur le point de surgir à tout
moment de quelque antichambre inconnue. Hélas ce fut le mort qui apparut à
sa place, en fin de soirée quand la fête commençait à décliner et à perdre de
sa vitalité initiale » (137). La mort d’Alba, femme fatale téléguidée par le
banquier, permet la résolution de l’énigme et conduira à la découverte du
trésor au fonds d’un puits, là où traditionnellement se cache la vérité. Si le
Bâtonnier laisse couler une larme à la mort d’Alba, il manifeste un cynisme
total devant celle du complice de Camicella et n’hésite pas à tirer lui-même
sur Camicella. Le trésor lui est désormais acquis et il explique en toute
sérénité les deux meurtres par « un règlement de compte entre deux
malfrats » (146), sachant pertinemment qu’il n’y aura pas d’enquête, sa
situation le protégeant de toute curiosité : « Comme le bâtonnier était un
personnage considérable et tenu en haute estime dans les milieux de la
justice, le directeur de la P.J. préféra ne pas polémiquer et se tut » (146).
Certes, Ched Ok a mené son enquête avec brio, débrouillé les fils de
l’énigme avec finesse et se trouve récompensé. Néanmoins, une fois que son
travail s’achève, la complicité quasi amicale que lui manifestait le bâtonnier
s’efface totalement, et avec la fin de l’été, chacun retrouve sa place dans la
société. Le Marquis s’empresse de lui signaler que, maintenant que ses dettes
ont été épongées par le bâtonnier, « il serait temps pour lui de regagner ses
pénates » (149) et comme à la fin d’un rêve le détective « quitta l’univers
magique qu’il avait côtoyé l’espace d’une saison. Il savait qu’il en était
définitivement expulsé et qu’il n’aurait plus l’occasion d’y retourner » (150).
Funeste pressentiment, car un accident sur la route du retour vers Tunis ne
lui permettra pas même de profiter de cette nouvelle aisance. La mort qui
clôture le roman laisse penser que, né pauvre, on ne peut échapper à son
destin.
Ce roman met en scène la corruption à tous les niveaux, le
cloisonnement social et l’empreinte pérenne des puissances étrangères dans
la Tunisie. Bien que située en 1965, cette situation où la révélation de
l’humble Bimbo permet d’éclaircir la situation peut évoquer la chute de
Benali qui, suite à un incident, change le destin de la Tunisie :
[…] Pour la « révolution du jasmin » le déclencheur est un
vendeur de fruits de légumes ambulant qui habite à Sidi Bouzid,
dans le centre de la Tunisie. Parce qu'il lui manque l'autorisation
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Créativité littéraire en Tunisie
d'exercer, il se fait confisquer sa marchandise à plusieurs reprises
par les employés municipaux. La « dernière fois », protestant de
ces faits et demandant la restitution de sa carriole, il se fait
violenter, et, paraît-il, est giflé par un agent de police qui est …une
femme. Le 17 décembre, il s'asperge d'essence et tente de
s'immoler par le feu devant la préfecture, à Sidi Bouzid. Il
décèdera des suites de ses brûlures, à l'hôpital de Ben Arous, le 4
janvier 20113.
Le départ précipité de Ben Ali, sous la pression du peuple, a permis de
découvrir toutes les richesses accumulées par lui-même et son épouse, Leila.
Le trésor caché par les fascistes, les somptueuses villas, laissent
entendre combien les dirigeants du pays ont amassé des biens comme le
rapporte Lotfi Ben Chrouda :
La première initiative de Leila lorsqu'elle devient Mme Ben Ali
fut d'acheter des biens immobiliers. Pour ses plus proches parents
comme pour la cousine la plus éloignée, pendant vingt ans elle
s'est lancée dans l'acquisition de maisons dans les lieux les plus
stratégiques de la Tunisie, en particulier dans le nord de la Tunisie.
Il est arrivé que certaines d'entre elles soient payées avec des sacs
de billets de 10 dinars qu'elle me remettait et que j'avais ordre de
porter au destinataire. On ne peut s'empêcher, malheureusement,
de penser au compte 2626, la caisse de solidarité nationale
devenue caisse de solidarité familiale !4.
C'est cette injustice qui a été mise au jour informant le monde entier de
tout ce qui se tramait pendant que le peuple souffrait. Paru en 2002, le roman
Le bâtonnier peut être considéré comme visionnaire par rapport à la
révolution du jasmin et jusque dans ses suites. En effet, le héros perd la vie à
la fin du roman, comme si la découverte de la vérité ne peut conduire qu’à sa
perte, le soulèvement des Tunisiens n'a en réalité laissé qu'un sentiment
amer, propos recueillis du Manifeste 2012 :
Aujourd'hui, un an et demi après la fuite de Ben Ali, notre colère
ne cesse de gronder. Et pour cause : les alliés réels et virtuels […]
ceux qui mendiaient sa bénédiction au temps de la dictature, ont
non seulement réussi à confisquer les slogans de la révolution,
mais plus encore à la dénigrer, à l'exclure des défis actuels voire
de l'éradiquer purement et simplement de la mémoire collective
[…] ces alliés réels et virtuels ont même tenté de pervertir la
Révolution de la Dignité en un théâtre d’identités meurtrières,
3
4
Bassam Tayara. Le printemps arabe décodé, Éds Dar Albouraq, 2011, p. 77.
Lotfi Ben Chrouda. Dans l'ombre de la reine, Éds Michel Lafond, 2011, p. 94.
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Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby
dans lequel rétrogrades des Lumières et rétrogrades de
l'obscurantisme rivalisent deux à deux5.
Le souvenir de la lutte menée par Bourguiba pour éviter à ce que le pays
ne sombre dans la corruption n’a pas été assez efficace pour éviter que la
même situation ne revienne dans les années 2000 tel que l'explique NicolasDot-Pouillard :
L'État bourguibiste eut sans doute à cœur, à l'origine, de répondre
partiellement à ces disparités. L'idée d'un État fort prédomine. Le
fondateur de la République tunisienne avait certes en détestation
profonde les théories marxisantes, ou les versions socialisantes des
nationalismes arabes à l'œuvre en Égypte par exemple.
Néanmoins, l'influence développementaliste et tiers-mondiste est à
l'œuvre. La force de l'État doit se déployer sur l'ensemble du
territoire, au travers de politiques économiques et sociales tendant
à résorber l'ensemble des inégalités6.
Or, la période à laquelle Chedly El Okby fait référence, 1965, est
précisément celle du règne du président Bourguiba qui déclarait lors d'une
interview :
Je n'ai jamais adopté une attitude butée ou sentimentale que je
considérais comme négative […] Tant qu'on était sous la
domination française, on ne peut pas dire un mot gentil pour la
France […] Les juifs, on peut très bien vivre avec eux si le
problème de dignité est sauf, de liberté, de droit. Il y a un travail
d'action et de réaction. Les leaders pour avoir les
applaudissements se sont montrés très patriotes, ils flattent les
instincts, la souffrance, la douleur, l'humiliation de ces foules et
leur promettent monts et merveilles pour demain, même pour ce
soir7.
Le roman vient en totale contradiction avec ces propos et se range ainsi
dans l’analyse de Jean-Marc Moura à propos de la théorie postcoloniale :
La perspective postcoloniale me semble fondamentalement
concernée par l'analyse de l'énonciation : non seulement elle
s'attache aux rites d'écriture, aux supports matériels, à la scène
énonciative (tout élément relevant d'une étude habituelle de la
littérature), mais elle le fait selon une direction particulière
puisqu'elle réfère ceux-ci aux pratiques coloniales, à
5
Id.
Ibid, p. 99.
7
Habib Bourguiba parle, collection Cinq colonnes à la une : 68, 02/04/1965. Document
audio-visuel.
6
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Créativité littéraire en Tunisie
l'enracinement culturel et à l'hybridation caractéristique d'un
contexte social8.
C'est au sein du contexte social que la liberté se remarque, mais elle est
brimée et censurée. Ce que souligne Noura Borsali : La désillusion qui
succède aux révolutions ou aux indépendances est identique, qu’elle soit due
aux étrangers qui conservent la main sur le pays ou aux ambitions nationales.
À propos de Bouguiba Tahar Belkhodja en note les dérives.
Tout au long de son règne, Bourguiba a cherché à faire adopter
pour tous son modèle de pensée, à inculquer les valeurs auxquelles
il croyait : le tout imprégné cependant de modernité, et s'exerçant
dans le cadre de l'adhésion sinon de la discipline. C'était "le
bourguibisme" qu'il voulait imprimer dans les esprits, c'était
"l'école bourguibienne" qu'il voulait instituer 9.
La révolution du jasmin a révélé tout ce qui était tu pendant de longues
années. Le peuple qui aspirait à la liberté se trouve dans un espace éclaté où
il n'y a pas de place à la démocratie. Ce qu'écrit Nicolas Dot-Pouillard :
La perspective d'une démocratie autoritaire, fruit d'un habile
compromis entre les nouveaux dirigeants issus de l'ancienne
opposition au benalisme, et ses anciens gestionnaires, n'est plus à
exclure : elle combinerait formalisme démocratique, à travers une
contribution dont le caractère pluraliste ne saurait être dénié, et
perpétuation de la logique d'ancien régime, notamment au travers
du fonctionnement de l'appareil judiciaire, de médias plus ou
moins contrôlés, de pratiques clientélistes, et d'un ordre politique
s'appuyant sur des services de sécurité à peine réformés 10.
En effet, en devenant président, Ben Ali était face à une jeunesse
dominante comme le précise Bernard Cohen :
Le Maghreb, espace de traditions et d'anciennes épopées, se
présente au XXIème siècle avec une jeunesse renouvelée : les
moins de vingt- cinq ans constituent dès à présent la majeure
partie de sa population, phénomène d'autant plus spectaculaire que
vieillissement de l'Europe11.
Cette jeunesse ne demandait qu'à travailler en donnant le meilleur
d'elle-même. Mais malheureusement dans un lieu où celui qui représente le
pouvoir est doté d'une mauvaise foi croyant que son poste lui offre le droit
8
Jean-Marc Moura. Littératures francophones et théorie postcoloniale, Éds PUF, 2007, p. 50.
Tahar Belkhoudja. Les trois décennies Bourguiba, Éds Publisud, 1998, p. 19.
10
Nicolas Dot-Pouillard. Tunisie: révolution et ses passés, Éds L'Harmattan, 2013, p. 61.
11
Bernard Cohen. Habib Bourguiba le pouvoir d'un seul, Éds Flammarion, 1986, p. 9
9
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Lamia Bereski Maddahi – Quête et enquête dans le bâtonnier de Chedly El Okby
de s'approprier ce qui ne lui appartient pas, il devient difficile de répondre à
la loi de la justice. C'est ce que nous constatons dans Ma vérité de Leila Ben
Ali :
J'étais enceinte de Halima, en 1991, quand mon mari m'a fait
visiter l'emplacement de la future maison. C'était un terrain vide,
adossé au cimetière et surplombant la mer. Au cours de la visite,
nous avons découvert un homme en train de prier sur une tombe.
Questionné, il a répondu qu'il s'agissait du tombeau de son grandpère. Nous lui avons dit que si nous venions à construire, nous
déplacerions la dépouille au cimetière, comme il se devait 12.
Cette dernière phrase nous montre toute l'audace qu'ont les personnes
qui ont le pouvoir. Même les morts sont déplacés pour leur céder la place.
Autrement dit plus rien n’est respecté même ce qu’il y a de plus sacré, et
cela au nom du profit personnel.
Les personnages de Ched Ok et de Lily sont un des aspects de cette
jeunesse en butte aux difficultés quotidiennes, et de ce fait prête à tout pour
se sortir du bourbier, mais la clausule du roman ne laisse que peu d’espoir à
ceux qui parviennent pour un temps à espérer changer de situation.
Chedly el Hocky, au prétexte d’un récit divertissant placé sous le signe
d’un genre populaire dresse un portrait féroce de la Tunisie rongée par la
corruption et finalement dominée par les puissances de l’argent. Les valeurs
républicaines dont l’État se prévalait sur la scène internationale dans les
années soixante, les avancées sociales élevées au rang d’exemple,
deviennent sous sa plume un décor qui disparaît dès qu’une enquête
approfondie se met en place. En la confiant à un personnage ordinaire, à un
perdant, elle devient exemplaire et signifie que chacun peut s’apercevoir des
dysfonctionnements du pays, s’il s’en donne la peine. Les découvertes de
Ched Ok sont accessibles à tous et peuvent s’appliquer aussi bien dans les
années 2000 que dans les premiers temps de l’indépendance. Le constat
pessimiste d’une telle continuité des années avant la révolution du Jasmin
exprime le malaise d’une nation qui éclatera en janvier 2011 et accorde à la
littérature une fonction prémonitoire.
12
Leila Ben Ali. Ma vérité, Éds Du moment, 2012, p. 113.
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Créativité littéraire en Tunisie
BIBLIOGRAPHIE
BELKOUDJA, Tahar. Les trois décennies Bourguiba, Éds Publisud, 1998.
BEN ALI, Leila. Ma vérité, Éds Du moment, 2012.
BEN CHROUDA, Lotfi. Dans l'ombre de la reine, Ed/Michel Lafond, 2011.
BORSALI, Noura. Bourguiba à l'épreuve de la démocratie 1956-1963, Éds
Samed, 2012.
CHADLY, Amor. Bourguiba tel que je l'ai connu, Éds Berg international,
2013.
COHEN, Bernard. Habib Bourguiba le pouvoir d'un seul, Éds Flammarion,
1986.
EL OKBY, Chedly. Le bâtonnier, Tunis, Éds Cérès, 2002.
KHADRA, Yasmina. Morituri, Paris, Baleine, 1997.
MOURA, Jean Marc. Littératures francophones et théorie postcoloniale,
Éds PUF 2007.
TAYARA, Bassam. Le printemps arabe décodé, Éds Dar Albouraq, 2011.
POUILLARD, Nicolas-Dot. Tunisie : la révolution et ses passés, Éds
L'Harmattan, 2013.
Document audiovisuel :
Habib Bourguiba parle, collection Cinq colonnes à la une : 68, 02/04/1965.
Document disponible à la Bibliothèque nationale de France.
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Anda RÃDULESCU
Université de Craiova
Roumanie
Imaginaire et créativité dans le Fou du Roi
de Jamel GHANOUCHI
Apprenez-moi à jouer aux échecs.
Vous avez bien dit que c’était le
jeu parfait par excellence ?
(Ghanouchi, L’oasis)
Jamel Ghanouchi est l’un des écrivains contemporains tunisiens de
langue française1. Ingénieur et mathématicien de formation, né à Sousse en
1957, il est arrivé comme par hasard au champ des lettres, après avoir écrit
en 1998 un livre formé de douze nouvelles à intrigue policière, publiées sous
le titre générique de Le fou du Roi. Inspiré de la passion de l’auteur pour les
jeux de réflexion et notamment par les échecs et les jeux mathématiques, ce
« roman » autobiographique qui a joui d’un succès considérable dès sa
première publication a marqué un tournant dans la carrière de Jamel
Ghanouchi. Récompensé par le second prix de la Communauté française de
Belgique la même année, ce recueil a été réédité dans une anthologie en
Belgique.
Lues et enregistrées pour être diffusées sur les ondes de RTCI et de la
RTBF, ainsi que sur d’autres chaînes du CIRTEF, les nouvelles ont été
réimprimées en 2002 par L’Harmattan, en France, preuve de l’intérêt que
son recueil a suscité dans le monde des littéraires. Après cette performance
incontestable dans le domaine des lettres, Jamel Ghanouchi décide de se
consacrer à l’écriture et, dans une quinzaine d’années, il arrive à donner vie à
une œuvre considérable, constituée d’une centaine de nouvelles, d’une
quinzaine de romans, de trois pièces de théâtre, de deux essais et même d’un
recueil de poésies, œuvres publiées tant en France (L’Harmattan, Terriciae)
qu’en Tunisie (Alyssa, Joker, MC-Editions et Arabesques). Des distinctions
ont continué à couronner ses productions littéraires, dont le roman La
solitude du Mathématicien, qui a obtenu le second prix de l’association
Regards en 2009 et la nouvelle Au nom des miens, que la même association
1
Sites internet consultés le 5 janvier 2014 : fr.allafrica.com/stories/201205080675.html ;
www.3cetudes.com/.../Chiffres%20et%20lettres%20 ; tuniculture.net/.../jamel-ghannouchila-litterature-au-bout-du-jeu ;
books.google.com/books/about/Le_fou_du_roi..html ;
fr.wikipedia.org ; hanniballelecteur.over-blog.com/article-27036533.html
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Créativité littéraire en Tunisie
a récompensée par le prix de la francophonie. Par ailleurs, La solitude du
Mathématicien a figuré dans la liste des best-sellers de la radio Mosaïque
FM.
Nous nous sommes demandé quel est l’ingrédient de la réussite
littéraire et de la note originale dans les nouvelles et les romans de cet
écrivain qui s’inspire de ses expériences personnelles de scientifique et de
joueur d’échecs et qui deviennent ainsi ses sujets de prédilections. La
réponse se trouve dans les trois parties sur lesquelles est fondée notre
analyse, car, selon nous, le succès du Fou du Roi2 est assuré par le souffle
nouveau que Jamel Ghanouchi apporte dans ses nouvelles, tant au niveau de
la thématique, que de la technique d’écriture romanesque et des formes
d’humanisme qui s’en dégagent.
Thématique et techniques d’écriture
Contrairement aux productions littéraires tunisiennes de beaucoup de
ses contemporains, il rompt avec la voie tracée par les universitaires ancrés
dans un académisme qu’il considère comme anachronique et essaie de
répondre plutôt aux attentes de la jeunesse tunisienne, passionnée davantage
d’internet et de jeux vidéo que de littérature « traditionnelle ». Jamel
Ghanouchi partage l’opinion des joueurs épris d’échecs et affirme que ce jeu
« développe l’imagination, la mémoire, la créativité voire l’intelligence et
bien d’autres choses encore » (Les Fous des Échecs, 151) et qu’en jouant
partie sur partie on arrive à devenir également « un fin psychologue » (id.),
qualités extrêmement importantes pour l’intégration et la prospérité des
jeunes dans le monde actuel, si compliqué et si déroutant.
Ses écrits s’éloignent du prototype maghrébin, où l’auteur exploite au
maximum le déchirement identitaire, la quête des racines, la guerre,
l’exclusion, l’émancipation, l’effort pour se forger un avenir dans un pays
autre que le sien, les représentations et les stéréotypes sur l’Autre, etc. Pas de
marques d’oralité, pas de conteur apparaissant sur la place publique pour
dire une histoire par l’entremise d’une prose rythmée à incantation magique,
pareille à une mélopée, pas de parabole haussée aux dimensions d’un mythe,
rien qui rappelle les chefs-d’œuvre de la littérature de son peuple.
Il en garde pourtant la propension à l’imaginaire comme espace
d’échange, de création libre et d’anticonformisme. Car Jamel Ghanouchi est
un écrivain qui surprend par la façon dont il envisage la relation insolite
établie entre le jeu d’échecs et la société, par le passage déroutant du réel à
l’imaginaire3 par l’atmosphère étrange créée autour du narrateur, par la
temporalité décalée de ses nouvelles, par l’intrigue qui relève de l’énigme
2
Jamel Ghanouchi. Le fou du Roi, Paris, L’Harmattan, 2002, 151 p.
La rupture entre le réel et l’imaginaire n’est pas toujours radicale et Gilbert Durand dans
Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1963 insiste sur le mélange des
deux, qui devient une source importante de la dimension créative de l’œuvre littéraire.
3
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Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi
policière et de l’analyse psychologique, mais qui finalement n’est qu’un
prétexte au jeu.
Il n’est certainement pas un novateur dans son thème de prédilection,
celui du joueur d’échecs, mais il l’est assurément dans la façon de déceler les
parallélismes et les connexions entre « La vie et les échecs [qui] sont tous
deux un perpétuel combat qui ne s’arrête qu’à la mort du roi » (L’Oasis, 99).
Avant lui, le monde et la vie des joueurs d’échecs a été la source
d’inspiration d’autres grands écrivains qui en ont fait le sujet de leurs
romans : Vladimir Nabokov avec La défense Loujine, Stephen Carter avec
Échec et mat, Henrichs Bertin avec La joueuse d’échecs, Arturo PerezReverte avec Le tableau du maître flamand, Robert Löhr avec Le secret de
l’automate, etc. Ce qui l’en distingue et qui constitue sa griffe c’est d’abord
la mise en exergue de l’universalité et de la complexité de ce jeu de stratégie
et d’intelligence, inséparable des hommes, mais qui exige un affrontement
entre des adversaires de valeur comparable, parce qu’autrement il perd de
son intérêt :
Je demeure convaincu, encore aujourd’hui, que le jeu d’échecs est
le plus complet des jeux de réflexion inventés par l’homme. De
plus, c’est un jeu universel, car quelle grande civilisation ne lui at-elle pas apporté une contribution plus ou moins importante ? […]
Je ne connais qu’un seul petit défaut au jeu d’échecs : il nécessite
des adversaires de forces à peu près égales pour être apprécié à sa
juste valeur. (L’Oasis, 99-100)
C’est la raison pour laquelle tous les personnages des douze nouvelles
sont d’excellents joueurs d’échecs, en dépit des apparences trompeuses, qui
opposent devant l’échiquier de grands maîtres internationaux comme
Karpasov4 aux criminels et aux fous comme Gentler.
En deuxième lieu, Jamel Ghanouchi a pour but déclaré de faire
connaître et faire aimer ce jeu, de le vulgariser, « une tâche qui peut paraître
ingrate, mais c’est fort utile au genre humain » (Les Fous des Échecs, 147),
ce qui détermine le narrateur, Ben Aziz, à renoncer aux compétitions
internationales pour « écrire quelques livres pour vulgariser certaines de
[s]es théories » (Un Tueur dans la Ville, 58).
Quoique ses personnages fassent partie du monde des élus, des
surdoués, ils sont confrontés aux mêmes problèmes que les gens ordinaires :
rivalités, violences, crimes, échecs personnels, déceptions en amour,
trahisons, etc. L’auteur veut en quelque sorte « humaniser » le génie, le
rapprocher du quotidien et du mortel.
L’originalité de son recueil consiste dans l’unité assurée par le thème du
jeu d’échecs qui relie les douze nouvelles, en dépit de leur valeur inégale, le
tout s’articulant autour d’une narration qui rappelle non seulement sa
4
Jamel Ghanouchi pratique une aphérèse sur le nom du célèbre Garry Kasparov.
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Créativité littéraire en Tunisie
formation de mathématicien, mais aussi les déplacements des pièces sur
l’échiquier. Les nouvelles ne sont pas présentées dans un ordre
chronologique5, ce qui rend difficile la découverte de l’évolution de Ben
Aziz, tant comme joueur d’échecs que comme psychologue, mais elles
incitent le lecteur à refaire la biographie du narrateur.
L’action est condensée, exprimée par des phrases relativement brèves,
sans subordination compliquée, où le contraste et les connecteurs adversatifs
et concessifs abondent :
Il ne mettait pas plus de quelques secondes pour répondre à un
coup, même dans une position que n’importe qui aurait jugée
désespérée. Mais il finissait toujours par égaliser. […] Je
rencontrai Gentler – j’appris enfin son nom – à plusieurs reprises.
Et malgré tous mes efforts, toute la science et l’expérience que je
possédais du jeu d’échecs, je n’arrivais toujours pas à comprendre
son jeu. (Le Fou du Roi, 13-14)
Je compris qu’ils se concertaient à chaque coup dans leur langage
insolite. J’acceptai de jouer quand même. Eu égard à leur jeune
âge, cependant, je consentis à me passer d’un pion. (Le monde du
fou, 25)
Contrairement à Karpasov, Michka n’était pas invincible. (Le
Monde du Fou, 27)
Jamel Ghanouchi a eu l’idée d’y ajouter une intrigue supplémentaire,
indépendante de celles des nouvelles : la présence du narrateur à travers les
douze nouvelles, soit en qualité de compétiteur, soit comme entraîneur, qui
assure l’unité intrinsèque du livre. Chaque nouvelle a une parenté avec Le
Fou du Roi, la nouvelle-phare qui ouvre le livre, cette parenté étant
exacerbée par un jeu d’humour et d’ironie. C’est pourquoi les nouvelles
portent également un sous-titre relevant une relation de parenté ou sociale
(Le père, La mère, La fille qui tient de la mère, La copine du fils, La femme
de ménage, Le frère, L’oncle d’Amérique, Le cousin, Le demi-frère, Le
camarade de classe, Le grand-père, Le fils surdoué), un prétexte pour réaliser
la liaison entre le monde réel et le jeu d’échecs.
L’intrigue policière de quelques-unes des nouvelles est également un
faux-fuyant, parce que ce qui compte c’est d’interpréter une sorte de rêve et
non de résoudre une énigme, comme le suggère la citation « Une menace est
plus forte que son exécution » que Jamel Ghanouchi puise chez un autre
5
Ainsi, les premières nouvelles le présentent à fleur de l’âge, dans la neuvième, L’Oasis, il est
déjà vieux et fatigué par tant de parties jouées en simultané, alors que dans la douzième, Les
Fous des Échecs, il est jeune étudiant.
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Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi
maître en échecs, Aron Niemzovitch6, et qui ouvre la première nouvelle et
donne le ton de l’ensemble. La fin, en queue de poisson de certaines
nouvelles où le meurtrier (auto)démasqué n’est pas puni, vu sa célébrité, ne
semble pas gêner le lecteur, dont l’imagination est mise à l’épreuve, parce
que Jamel Ghanouchi pourvoit son écriture d’un imaginaire basé sur un peu
de folie, de magie, d’irrationnel et d’inexplicable qui épice le récit et enrichit
les univers des personnages et des lecteurs.
La forme littéraire développe un pouvoir second, indépendant de
son économie, et de son euphémie ; elle fascine, elle dépayse, elle
enchante, elle a un poids, on ne sent plus la littérature comme un
mode de circulation social, privilégié, mais comme un langage
constant, profond, pleins de secrets, donnés à la fois comme rêve
et comme menace7.
Ou encore, comme l’affirme Maryème Rami8, l’imaginaire est
l’ingrédient indispensable à « ce monde à part, intime, difficilement
accessible, indescriptible propre à l’artiste et qui lui permet d’édifier cet
autre univers particulier qu’est l’œuvre. L’artiste passe par l’imaginaire pour
créer un monde de signes et de symboles où lui-même y trouve place ».
« Marginalité » et errance
Les douze nouvelles de ce merveilleux écrivain de romans policiers, de
science-fiction, d’aventures fantastiques, considérées par Adel Latrech9
comme « un alchimiste du verbe par excellence », lèvent le voile sur un
monde à part, celui des surdoués et des joueurs d’échecs. Cette catégorie de
privilégiés, ayant un coefficient supérieur d’intelligence évalué par des tests,
dont le génie est une qualité naturelle, un don en vertu duquel tout leur est
accepté, semblent être investis de pouvoirs presque surnaturels qui leur
permettent de surpasser tout obstacle et de ne pas se soumettre aux lois des
mortels. L’écart par rapport à la norme qu’ils transgressent grâce à leur
intelligence prodigieuse les rapproche des « marginaux », mais dans un sens
positif, valorisant, dépourvu de connotations négatives, leur « anormalité
6
Joueur d’échecs d’origine lettone, né le 7 novembre à Riga et décédé le 16 mars 1935 à
Copenhague, fondateur de l’école hypermoderne du jeux d’échecs et l’auteur d’un ouvrage à
caractère didactique, Mein System, ouvrage qui a connu un très grand succès et a donné lieu à
de nombreuses traductions. Dans la préface de l'édition française, le traducteur n'hésite pas à
comparer l'impact de l'ouvrage dans le monde des échecs avec celui du quasi contemporain
Manifeste du surréalisme d'André Breton en littérature.
7
Roland Barthes. Le degré zéro de l’écriture, tome I, Paris, Seuil, 1993, p. 139.
8
Maryème Rami. «L’imaginaire », e-litterature.net, 25 mars 2010.
9
Article paru dans le journal de langue française La Presse Tunisie le 8.05.2012
(www.lapresse.tn)
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[étant] tolérée par la norme (ou même fondant la norme) »10. Dans les douze
nouvelles, la normalité est franchie souvent, non seulement vers le haut, par
les surdoués, mais aussi vers le bas, par les fous, les paranoïaques et les
criminels. Dans cette perspective, on pourrait envisager les personnages du
Fou du Roi comme placés sous le signe de l’hubris11 grecque, à cause de leur
démesure, de leur ambition d’être les premiers dans les compétitions des
joueurs d’échecs, de leur passion singulière pour ce jeu qui, dans nombre de
cas, devient une obsession au point qu’ils finissent dans des hôpitaux pour
malades mentaux ou les entraîne au suicide. Seuls l’amour et la vie
équilibrée d’une famille normale constituent la bouée de sauvetage pour les
fascinés des échecs, tel Ben Aziz.
Ce personnage-narrateur est l’alter ego de l’auteur, grand maître
international d’échecs avant sa majorité, numéro deux mondial,
sélectionneur officiel et entraîneur-joueur de l’équipe nationale tunisienne et
russe des jeunes « espoirs », étudiant précoce à quatorze ans en ethnologie et
psychologie à l’université de Tunis. Ses scores exceptionnels l’ont aidé « à
décrocher [s]es diplômes en deux ans au lieu de quatre » (Les Fous des
Échecs, 151), à devenir un psychologue habile, capable « de faire le lien
entre la façon de jouer et de vivre » (Les Fous des Échecs, 150), un fameux
« spécialiste des jeux de réflexion » (L’Oasis, 112). Il est le challenger pour
le titre mondial de maître international des échecs, mais n’arrive jamais à
surpasser Karpasov, le maître incontestable de tous les temps, le champion
du monde surnommé « le tueur » (Le Fou du Roi, 18), « le champion des
champions » (Le Fou du Roi, 19), « le Roi des rois » (Le Fou du Roi, 20),
qui suscite l’envie même des fous comme Gentler. Celui-ci, en vrai
personnage dostoïevskien, est également un « éclairé », qui, dissimulé sous
son air d’arriéré mental, est un individu extrêmement dangereux, dont le jeu
« échappait à toute explication rationnelle » (Le Fou du Roi, 14), mais qui
réussissait toujours à faire une partie nulle avec tout adversaire, quelque
expérimenté et célèbre qu’il fût. L’habileté incroyable dont il fait preuve
dans le complot génial monté pour tuer Karpasov le range dans la catégorie
des marginaux situés en dessous de la norme, dont font partie d’autres
criminels (Youri, l’un des frères jumeaux autistes) des nouvelles de Jamel
Ghanouchi, des fous obsédés de jeux (Peter O’Grady), des surmenés résidant
dans des hôpitaux psychiatriques (Parsky), des autistes (les jumeaux
Michka), des aveugles (Ouali).
Tous ces personnages en rupture avec la société ou atteints d’un
handicap (autisme, cécité, folie, surmenage, dépressions nerveuses)
10
Pierre Halen. « Primitifs en marche - Sur les échanges intercollectifs à partir d’espaces
mineurs », in Bogumil Jewiewicki, Jocelyn Létourneau (éd.). Identités en mutation - Socialité
et germination, Sillery, Québec, 1998, p. 142.
11
C'est un sentiment violent inspiré par les passions, et plus particulièrement par l’orgueil.
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Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi
interagissent avec Ben Aziz et partagent sa passion pour les échecs, lui
donnant ainsi la possibilité d’investiguer la complexité de la nature humaine
sous tous ses aspects : aspirations, faiblesses, fragilité, désirs et ambitions
cachées, parfois démesurées, qui mènent souvent à l’échec personnel.
Pourtant, un bon joueur d’échecs ne peut être qu’un fin psychologue et « Je
ne dirai jamais assez combien le jeu d’échecs développe l’imagination, la
mémoire, la créativité voire l’intelligence et bien d’autres choses encore »
(Les Fous des Échecs, 151).
L’auteur laisse pourtant entendre que les marges entre les deux
catégories de « marginaux » placés au-dessus ou au-dessous de la normalité
sont facilement franchissables et qu’on peut déchoir, malgré soi, et se
retrouver dans l’autre camp. Mais les qualités hors du commun d’un
individu, sa singularité, son intelligence, sa renommée et son talent
exceptionnel constituent autant de privilèges et d’atouts qui lui permettent
d’échapper aux règles et aux principes appliqués aux simples mortels. Car
autrement, comment se fait-il que Ben Aziz ne fût pas emprisonné pour un
double meurtre commis à son insu ? Il aurait pu bénéficier de circonstances
atténuantes vu les dommages irréparables provoqués par une lésion dans son
cerveau, suite à une agression qu’il a subie en pleine rue. De plus, il s’est
autodénoncé à la police, dans une déclaration écrite remise au commissaire,
mais sa popularité et sa réputation empêchent son entourage de voir clair et
d’accepter la réalité.
Le commissaire ne voulut pas me croire. Personne ne voulait me
croire. On m’enregistra quand même sur une bande magnétique
puis on me laissa partir comme si je n’étais pas dangereux. Je
déplorai le comportement de mon entourage. […] C’était
incroyable. J’avouais à tout le monde que j’étais un tueur et
personne ne me croyait. (Un Tueur dans la Ville, 62-63)
Dans la nouvelle Les Amours, Jamel Ghanouchi s’arrête également sur
une autre forme de marginalité, représentée par les femmes qui jouent aux
échecs, dont le rôle a toujours été de second plan, et sur la discrimination
sexuelle dans le monde des jeux mentaux. Mais l’auteur est parfaitement
conscient que « cela changerait dans un avenir proche » (Les Amours, 45),
non parce qu’il les considère avec la sympathie qu’on a pour le « sexe
faible », mais parce qu’il se rend compte de leur détermination, de la qualité
de quelques fortes joueuses et de leurs résultats remarquables obtenus dans
des compétitions. Il avoue avoir de l’estime pour ces femmes, dont il
apprécie l’intelligence, la subtilité, l’élégance du jeu et l’intuition. C’est
pourquoi dans les clubs dont il faisait partie il les a incorporées, l’une des
meilleures joueuses d’échecs étant la belle Judith, une « grande Dame » (Les
Amours, 46) qui
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Créativité littéraire en Tunisie
[…] était la quinzième joueuse mondiale au classement Elo. Je
savais, cependant, qu’elle valait plus que cela. Elle n’avait jamais
joué dans la catégorie des joueuses femmes car son jeu n’avait rien
à envier à celui des hommes. (Les Amours, 46)
Les « marginaux » de Jamel Ghanaouchi évoluent dans un espace
double, réel et métaphorique12, représenté par un territoire immense, qui
recouvre la géographie de quatre continents (l’Asie, l’Europe, l’Afrique et
l’Amérique), mais aussi un espace individuel, psychologique où se
consument les drames intérieurs des personnages vivant dans des
agglomérations urbaines (Paris, Tunis, Lausanne) ou dans des bleds perdus
(l’oasis du Mali). Parfois l’espace réel cède la place à un espace imaginaire,
métaphorique, mais obsessionnel, qui acquière la configuration de
l’échiquier, comme dans Le Pays des Surdoués, où tout est peint en carrés
noirs et blancs (rues, lotissements, taxis, chambres de l’hôtel, lits, salles de
bains) ou rappellent les pièces de ce jeu (le couvert du palais présidentiel) :
Cette volonté de faire ressembler l’hôtel à un échiquier géant se
maintenait même dans les chambres […] Les salles de bains
n’avaient pas été épargnées. La baignoire était posée sur quatre
tours, les robinets étaient des fous ou des cavaliers. Bref, tout
évoquait le jeu d’échecs à l’hôtel international. (Le Pays des
Surdoués, 132)
Le narrateur voyage beaucoup, parce que les concours organisés par la
Fédération internationale des Échecs exigent sa présence dans de nombreux
endroits et ses tâches de sélectionneur le font « errer » du Nord au Sud, de
l’Est à l’Ouest. Son errance volontaire a de multiples visages et revêt de
différents aspects13 : un simple déplacement physique14, un cheminement
intellectuel ou une pathologie mentale.
En vrai globe-trotter, le narrateur est tantôt en Russie pour découvrir
des jeunes talents (l’action de Le Monde du Fou et de Roi et Reine se passe
en Sibérie et à Vladivostok), tantôt en France (Les Amours du narrateur sont
placés à Paris), tantôt en Tunisie (à Tunis il devient l’entraîneur d’Ouali, le
non-voyant qui est Un Échéphile Singulier). Il voyage en Californie pour
mettre au point un programme d’ordinateur pour les jeux d’échecs
électroniques dans Le Joueur Masqué, fait un atterrissage forcé à Belle-Île
où son avion est détourné par Peter O’Grady, un magnat inventif, mais fou et
paranoïaque, qu’il réussit à vaincre et à punir en même temps (Le
Problémiste). Fatigué par cet incessant périple et devenant trop âgé pour
12
Momar Désiré Kane. Marginalité et errance dans la littérature et le cinéma africains
francophones, L’Harmattan, Paris, 2004.
13
Dominique Berthet (sous la direction de). Figures de l’errance, L’Harmattan, Paris, 2007.
14
Action de marcher, de voyager sans cesse. (TLFI)
110
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Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi
continuer à participer à des compétitions, Ben Aziz cherche refuge à Tozeur
(L’Oasis) pour se retirer de la vie publique, aide la police d’un village perdu
à Tamret à trouver un tableau volé (Le Faux et le Vrai), grâce à ses
connaissances de joueur d’échecs et à sa prodigieuse mémoire du détail qui
fait la différence, et découvre Le Pays des Surdoués, dans une région
avoisinant l’Inde, où « tout le monde était né pour jouer aux échecs » (131).
Le cheminement personnel du narrateur, sa progression et son
perfectionnement dans l’art de ce jeu d’intelligence et de stratégie sont
sinueux, concurrentiels, avec des hauts et des bas, plein de rivalités,
parsemés souvent de satisfactions, mais aussi de défaites.
J’avais bien rempli ma vie de joueur en remportant quelques titres
dans des tournois nationaux. Cela suffisait. Globalement, le bilan
était positif. (Roi et Reine, 35)
Quelques semaines passèrent, et je sombrai dans une profonde
dépression. Mon moral était littéralement à plat. Je jouais aux
échecs sans arrêt, leur sacrifiant tout en bon joueur qui se
respectait. (Le Fou du Roi, 13)
Pourtant, le narrateur devrait être content d’avoir toujours fait partie du
« Top 10 » (Le Fou du Roi, 9), sans jamais devenir le numéro 1 mondial, son
rêve inaccompli, parce que « Le monde était alors dominé par la classe sans
égale du plus grand joueur d’échecs de tous les temps […], Karpasov » (Le
Fou du Roi, 9).
En fin psychologue, il est capable d’anticiper non seulement les
mouvements de ses adversaires (Un Échéphile Singulier), mais aussi de
« comprendre la psychologie d’une personne rien qu’en analysant son jeu »
(Les Fous des Échecs, 145). Tout comme un professionnel expérimenté, il
arrache l’aveu des agressions commises par un malfaiteur dangereux, suite à
une confrontation verbale pendant des parties d’échecs disputées avec
plusieurs suspects, malgré le jeu déguisé du bandit (Les Fous des Échecs). Il
réussit également à déjouer les plans criminels de Gentler contre Karpasov
(Le Fou du Roi) ou à démasquer la trahison de sa première femme, Marie, à
qui il tend un piège pour dévoiler comment elle fait connaître à ses
adversaires la stratégie de jeu des élèves qu’il entraîne (Les Amours).
La pathologie mentale de certains joueurs d’échecs est un aspect non
négligeable d’une certaine forme d’errance de l’esprit qui imprègne les
nouvelles de Jamel Ghanouchi, car beaucoup de ses personnages illustrent
des hypostases de diverses maladies ou dérèglements mentaux. Ainsi, le
narrateur semble être atteint de la folie des grandeurs et du culte de la
personnalité. Il est tellement accaparé par le plaisir du jeu que parfois les
frontières du monde réel tendent à s’estomper et ses personnages se
comportent comme des pièces d’échecs, mais il s’y réserve le rôle du Roi.
111
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Créativité littéraire en Tunisie
Certains joueurs nous ont donné des exemples où la lutte peut se
situer simultanément sur l’échiquier et dans la vie avec, il est vrai,
toujours quelques carences de l’une des parties impliquées sans
cela il ne pourrait y avoir de combat, ni de vaincu, ni de
vainqueur. […] En poursuivant la similitude jeu d’échecs-vie, ne
peut-on dire que ce roi c’était moi ? (L’Oasis, 99)
Il se considère imbattable dans les jeux de réflexions, il est enlevé par
Peter O’Grady pour mesurer son intelligence avec la sienne dans un jeu à la
vie et à la mort, d’où il sort vainqueur parce qu’il trouve la bonne solution au
labyrinthe (Le Problémiste) et défait Brahim dans la compétition pour la
suprématie dans l’invention du jeu le plus intéressant et se voit offrir le titre
de chef de la tribu d’une oasis du Mali (L’Oasis). Très sûr de ses
compétences, il affirme que :
Mon jeu était supérieur à celui de Brahim, je le savais parce que
j’étais maître du jeu d’échecs, un spécialiste de réflexion et que
j’avais réussi à sonder l’esprit des jeux de cette tribu du bout du
monde. (L’Oasis, 112)
Où qu’il aille, même dans les pays les plus lointains et les plus fameux
pour la qualité et le grand nombre de leurs joueurs d’échecs, son arrivée
atteint des dimensions hyperboliques, attirant comme un aimant toute la
population du pays, impatiente d’assister à un évènement si important et
d’acclamer un joueur si renommé.
J’avais prévenu les autorités de ma venue et on m’attendait avec
ferveur. En effet, dès que je mis les pieds à l’aéroport, je vis une
foule sage et disciplinée venue m’acclamer et me souhaiter la
bienvenue. Les dix mille habitants du pays étaient là. (Le Pays des
Surdoués, 131)
Vu sa gloire internationale et sa notoriété, « des sommités
internationales » (Un Tueur dans la Ville, 57) se déplacent pour soigner ses
maux de tête insupportables causés par une agression physique et qui
risquaient de diminuer sa concentration au jeu et l’empêcher de participer
aux concours et aux simultanées d’échecs.
Il est tellement ambitieux, qu’il souffre de ne pas avoir pu se classer
premier dans le top international des joueurs d’échecs au point qu’il se retire
des compétitions avec un sentiment de profonde humiliation et
d’insatisfaction qu’il ressent après les nuls et les défaites dans les parties
disputées contre Karpasov.
La période faste de ma vie échiquéenne a duré deux ans, pendant
lesquels je serais certainement devenu champion du monde s’il n’y
avait eu Karpasov. […] je fus défait sur le score sans appel de
112
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Anda Rãdulescu – Imaginaire et créativité dans Le Fou du roi de Jamel Ghanouchi
douze et demi à un et demi. À la suite de ce déboire je me retirai dix
années durant de la vie publique, tant le sentiment de l’humiliation était
vif en moi. (Le Fou du Roi, 9-10)
Obsédé de jeux d’échecs, de perfection et d’esprit, il ne s’éprend que
des femmes « d’une beauté exquise et à intelligence aiguë » (Les Amours,
49) comme Judith, Françoise ou Marie et ne se sauve que par l’amour
constant porté à sa seconde femme, Françoise.
Nous nous mariâmes Françoise et moi quelques mois plus tard.
C’est la femme de ma vie, encore aujourd’hui. Je lui dois une plus
grande stabilité mentale et affective. Grâce à elle, je me mis à
jouer moins souvent aux échecs. (Les Amours, 54)
Le monde des joueurs d’échecs est concurrentiel, déchiré par conflits
qui mènent à la vengeance, voire même au crime. En dépit de leur singularité
et de leur « marginalité », les criminels de Jamel Ghanouchi sont
d’excellents joueurs d’échecs, ils ont l’air inoffensif, mais sont guidés
uniquement par des sentiments de haine violente contre tous ceux qui les
affrontent et qui pourraient les faire sortir de leur routine. C’est le cas de
Gentler, joueur à aspect évocateur d’insuffisance mentale, résident d’un
hôpital psychiatrique où « nul ne pouvait répondre à la catégorie des arriérés
mentaux que ce personnage […] qui ne pipait mot et restait imperturbable
derrière une carapace solide de "bête" » (Le Fou du Roi, 11), dont le jeu se
caractérisait par irrationalité et manque de logique, mais qui arrivait toujours
à égaliser, même avec les meilleurs joueurs du monde. Quand il sent sa
position de joueur de parties nulles menacée par la victoire certaine de
Karpasov, il essaie de le tuer avec un poison mortel posé sur la dame et qui
agissait dès qu’on touchait la pièce, mais l’intervention du narrateur le fait
échouer dans sa tentative. Quant à Youri, l’autiste, il n’hésite pas à tirer deux
balles sur sa sœur jumelle à la fin d’une partie d’échecs comptant pour le
titre suprême de Vladivostok, au moment où elle réussit à avoir une position
supérieure, malgré une pièce de moins et que les grands maîtres arbitres de
la partie voyaient déjà victorieuse par un mat contre son frère.
Il avait tiré sur sa sœur quand il se sentit vaincu, sans que
personne ne s’en rende compte, de sous la table, puis il avait caché
l’arme dans ses sous-vêtements. (Roi et Reine, 42)
C’est également l’ambition démesurée et le désir d’être le premier dans
ce jeu, qui déterminent Ouali à se crever les yeux pour devenir le champion
du monde des non-voyants. Mais, comme il n’accepte pas d’être appelé « le
joueur aveugle », il se tire une balle dans la tête. Le suicide devient alors une
façon de mettre fin à une carrière de succès, non seulement pour Ouali,
113
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Créativité littéraire en Tunisie
mais aussi à Karpasov, ce maître incontestable des échecs, que personne n’a
réussi à vaincre.
Nouvelles formes d’humanisme
Envisagé sous l’un de ses aspects promus par la Renaissance,
l’humanisme porte sur la vulgarisation de tous les savoirs. C’est exactement
ce que fait Jamel Ghanouchi de la promotion des jeux mentaux, dont les
échecs sont pour lui l’une des formes qu’il considère parfaite et universelle,
ne serait-ce que par son ancienneté et par sa dispersion géographique.
La vulgarisation de ce jeu de stratégie, d’imagination et d’intelligence a
le don d’unir les gens, de les faire s’affronter dans des parties dominées par
le fair-play et l’esprit de tolérance. Pour Jamel Ghanouchi « le jeu des échecs
était une leçon de civisme et de paix entre les hommes » (L’Oasis, 102).
Apprendre à respecter un code préétabli, avec des règles strictes, reconnaître
la victoire d’un adversaire mieux préparé ou plus chanceux, sans avoir de
ressentiments, sans nourrir le désir de vengeance ou d’anéantissement de
l’opposant, c’est une autre leçon de vie et d’humanisme. Même la punition
de Brahim, détrôné par Ben Aziz après une confrontation portant sur
l’invention du meilleur jeu mental s’inscrit dans une morale nécessaire à tout
concurrent :
Je veux que Brahim soit condamné à ne plus être le chef de la
tribu car il a enfreint les règles du pacifisme en demandant ma
mort et insulté la religion en inventant un jeu ridicule. Je veux
aussi qu’il vive désormais pendant cinq années, seul et reclus,
dans une maison sans avoir le droit d’en sortir. (L’Oasis, 113)
L’humanisme façonne également le caractère et la psychologie des
personnages, qui deviennent altruistes, au fur et à mesure du passage du
temps et de l’acquisition de nouvelles expériences. En tant qu’entraîneur,
Ben Aziz se rend compte qu’il n’est pas « à l’origine du succès de [s]es
poulains15 » (Roi et Reine, 38), que leur talent est inné et qu’il ne peut pas
trop intervenir dans leur style de jeu, parce qu’en fait il est incapable de
communiquer avec les jumeaux autistes. Il établit avec eux une
communication inédite, au-delà des gestes et des paroles, au niveau mental,
par l’entremise des affects. Souvent, il se contente d’occuper le deuxième
échiquier « non que je me jugeasse indigne de figurer au premier mai je
n’avais pas oublié les enseignements de notre entraîneur et je voulais donner
leur chance à des joueurs plus jeunes que moi » (Les Amours, 5).
Nous croyons que même la devise de Karpasov (« gagner, quel que soit
l’adversaire ») constitue une leçon de vie que le narrateur s’approprie vite16
15
16
Il s’agit des deux jumeaux autistes qu’il entraîne en Russie.
« J’étais un tempérament très batailleur et ne m’avouais jamais vaincu » (Roi et Reine, 36).
114
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et une exhortation pour les autres de n’y jamais renoncer sans avoir essayé
au préalable.
Conclusions
Si les simples mortels tendent à les marginaliser, c’est parce que les
joueurs d’échecs s’en distinguent non seulement par leur passion
obsessionnelle pour les échecs, mais aussi par leur intellect, leur
perspicacité, leur capacité d’anticiper la stratégie de leurs adversaires. Or
Jamel Ghanouchi essaie de rapprocher du monde ordinaire, quotidien, ces
êtres forts intelligents, si différents du commun des mortels. C’est dans cette
vision inédite du monde des joueurs d’échecs que réside l’originalité du Fou
du Roi, recueil écrit en français qui a immédiatement consacré l’auteur en
Belgique. Quoique supérieurs aux autres, ils sont animés par les mêmes
sentiments que leurs semblables (amour, haine, jalousie, envie démesurée
d’être les meilleurs, déloyauté, vengeance) qui parfois les poussent à des
violences extrêmes, au crime ou au suicide.
Le choix de Jamel Ghanouchi d’organiser les douze nouvelles dans un
ordre qui n’est pas strictement chronologique oblige le lecteur à une
réflexion sur la personnalité du personnage-narrateur, qui assure l’unité de
l’ensemble, au travers du récit de ses aventures. Le style alerte, plein de
suspense et parfois de drame, avec des touches ironiques, le sens de
l’humour du narrateur rendent agréable la lecture des douze nouvelles. Et
l’errance physique et mentale des personnages, l’intrigue policière,
l’imaginaire qui se mêle constamment au réel, la réflexion philosophique sur
certains aspects de l’esprit humain (courage, intuition, détermination,
rivalité, humanisme) mis dans des situations limite (meurtres, enlèvements,
espionnage, agressions en pleine rue, drames) constituent autant de motifs
qui attirent le lecteur en suscitant son intérêt et sa curiosité. Car, découvrir le
visage caché du monde des surdoués, de l’élite des joueurs d’échecs ne peut
que faire valoir la diversité des êtres humains, si différents les uns des autres,
mais tellement semblables dans leurs passions !
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BIBLIOGRAPHIE
BARTHES, Roland. Le degré zéro de l’écriture, tome I, Paris, Seuil, 1993.
BERTHET, Dominique (sous la direction de). Figures de l’errance,
L’Harmattan, Paris, 2007, 262 p.
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1963, 535 p.
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partir d’espaces mineurs », in Bogumil Jewiewicki, Jocelyn Létourneau
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cinéma africains francophones, L’Harmattan, Paris, 2004, 322 p.
RAMI, Maryème. L’imaginaire, e-litterature.net, 25 mars 2010.
116
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Sabah SELLAH
Paris, France
Destins et compagnonnage dans un exil en partage
dans Les ailes repliées de Sidi Mohamed DJERBI
« Le sens de mon existence est que la vie
me pose une question ou,
inversement, je suis moi-même
une question posée au monde
et je dois fournir ma réponse
sinon je suis réduit à la réponse
que me donnera le monde. »
Carl G. Jung.
Introduction
« Dans chaque mot se trouve un oiseau aux ailes
repliées qui attend le souffle du lecteur ». E. Lévinas.
« Où est le monde avec ses variétés de roses,
le musée, ses oiseaux empaillés ?
Et tu regardes et regardes encore à travers tes larmes
1
ces ailes qui n’ont pas de nom » .
La planète malade2 ! Tel pourrait être le titre de l’ouvrage magistral de
Sidi Mohamed Djerbi3. En effet, ce premier roman réussi met l’accent sur
des problématiques très contemporaines comme les dérèglements
climatiques, l’écologie et ses défis, les mouvements migratoires et la
paupérisation de masse. Son étude nous confronte à des personnages en butte
à des problèmes sociaux et environnementaux. Devant la pléthore
d’ouvrages traitant de notre système terrestre en crise, l’homme ne sait plus à
quel saint se vouer. On nous prédit des cataclysmes endémiques, mais que
peut faire le citoyen lambda face à ce constat d’échec ? Rester spectateur ?
Ou bien se muer en un ardent protecteur de la cause écologique, urgence
planétaire ?
1
Vladimir Nabokov. Poèmes et Problèmes, Paris, Gallimard, 1999, p. 49.
Guy Debord. La planète malade, Paris, Gallimard, 2004, 94 p.
3
Sidi Mohamed Djerbi. Les ailes repliées, Paris, In Octavo, 2003, 379 p. Les citations prises
de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèse.
2
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Créativité littéraire en Tunisie
Dans ce roman, à plusieurs entrées (tant poétiques que sociologiques),
l’auteur nous convie à une odyssée où nous assistons à la genèse de parcours
sociaux. Telle une fresque, il nous dépeint une âpre réalité connue de celles
et ceux qui ont fait l’expérience du départ. En effet, ces exils, aux chemins
rocailleux, ont été dictés par des impératifs économiques. Ces candidats au
départ n’ont guère eu le choix : suivre les voies de l’exil ou périr ! Dès lors,
les contraintes qui les ont conduit à quitter leurs familles ont été vécues
comme de véritables sacrifices sur l’autel de la « sacro-sainte économie de
marché » telle qu’elle est professée par ses zélotes et ses « stipendiaires ».
Aussi, nous pencherons-nous sur l’œuvre d’un auteur qui cultive le
mystère biographique en abordant trois grands axes. Le premier axe traitera
des réflexions propres à l’auteur sur les changements sociétaux. Le second
axe abordera les rapports entre le monde salarial et l’univers de l’économie
de marché. Enfin, le troisième axe mettra en exergue ces travailleurs, grâce
auxquels, les nations avancent et s’enorgueillissent de leurs progrès.
I. Réflexions sur l’état du monde
« Mal nommer les choses, c’est ajouter
au malheur du monde ». A. Camus
« […]. Le moment est venu […] pour ma terre d’écrire afin de porter
la sagesse, l’histoire et la mémoire de mille douleurs, de mille histoires,
de mille combats, de mille rêves. Le moment d’écrire pour laisser
des traces, autres que celles du désert de l’homme et de nos égarements,
le moment de faire naître une sagesse ressuscitée, peut-être un patrimoine
et, qui sait ? Une mémoire »4.
« Tout ce que l’économiste t’enlève de vie et d’humanité,
il le remplace par de l’argent et de la richesse »5.
La réalité décrite par l’auteur n’est pas chimérique. En effet, c’est avec
une rigueur chirurgicale que le narrateur nous dépeint l’état d’un monde aux
prises avec des réalités que l’on a du mal à admettre. Dès l’incipit, le ton est
donné et annonce d’irréfragables vérités :
Le temps présent est marqué par la dégradation de
l’environnement, le réchauffement de la planète, la rareté de l’eau,
une forte densité humaine, l’allongement de l’espérance de vie, le
développement des biosciences, l’avancement de la génétique,
l’extension de l’informatique, de nouvelles technologies, la
mondialisation de l’économie, la répartition inégale des fruits du
4
Mohamed Benchicou. Le mensonge de Dieu, Paris, Michalon 2011, p.145.
Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. fr. de Jacques-Pierre Gougeon, Paris, Flammarion,
coll. « GF », 1996, p. 189.
5
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S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées
progrès humain, la montée des périls, le crime organisé et la
prolifération des armes de destruction massive. (7)
À travers l’énumération (semblant sans fin) des problèmes de société,
c’est la civilisation dans laquelle nous évoluons depuis des siècles, que le
narrateur interroge. En effet, les différentes technologies ont permis d’abolir
les frontières et les distances. Cependant, ces progrès ont, aussi, contribué à
renforcer les inégalités :
Ceux d’en haut et ceux d’en bas se regardent dans le fond des
yeux. Les dominés connaissent les dominants infiniment mieux
qu’autrefois. Ici, c’est la jonction de l’opulence, de l’indifférence,
de l’égoïsme, de l’arrogance et du paternalisme. Là, c’est la zone
de l’archaïsme, de la déstructuration sociale, du désarroi, du
besoin et de l’oubli. […]. La situation économique globale
conditionne pour une large part la vie des hommes et détermine
l’itinéraire particulier de chacun. (8)
Ces propos généralistes, et au combien réalistes, décrivent aisément la
situation que nous vivons au XXIème siècle. Les inégalités nord/sud, les
déplacements migratoires forcés, les bouleversements écologiques créant de
nouveaux réfugiés climatiques, constituent les défis majeurs auxquels les
Nations doivent s’attacher à combattre. En effet, concomitamment à
l’inégalité croissante, la montée des intégrismes apparaît, pour certains
désœuvrés, comme l’ultime salut :
Les règles économiques mondiales de l’heure étendent le
paupérisme dans de vastes régions du globe avec ses inévitables
cohortes de maux sociaux, d’injustices, de déchéances, de
frustrations, de soulèvement et de répressions. […]. Les motifs de
la colère ne manquent pas. Les intégrismes de tous bords se
confortent. Les fossés se creusent. […]. L’intolérance se répand.
La haine germe. (9)
Qui peut encore faire l’éloge d’un système moribond ? Ou s’enorgueillir
à l’instar de Milton Friedman affirmant que « le marché est un mécanisme
magique permettant d’unir quotidiennement des millions d’individus sans
qu’ils aient besoin de s’aimer, ni même de se parler » 6 ?
Ce profit à tout prix provoque la destruction de la société et de
l’écosystème. L’homme, par sa rapacité, a engendré sa propre destruction, sa
« némésis ». Dès lors que faut-il accomplir afin d’enrayer ce cycle infernal ?
Doit-il tenter, à l’instar des Grecs de l’Antiquité, de rechercher « la mesure
en toute chose » (pan metron) afin d’éviter la démesure, « l’hybris »,
6
Citation de Milton Friedman. In l’ouvrage de Geneviève Ferone & Jean-Didier Vincent.
Bienvenue en Transhumanie. Sur l’homme de demain, Paris, Grasset, 2011, p. 125.
119
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Créativité littéraire en Tunisie
annonciatrice de la chute ? Ou bien continuer à s’enferrer dans la croyance
en sa propre puissance, aussi éphémère fût-elle ?
La surabondance, l’excès ne sont guère de solutions face aux défis qui
attendent l’homme à l’aube du nouveau millénaire. D’ailleurs, de nombreux
analystes7 fustigent les dérapages provoqués par une économie de marché
amorale et en déclin. En effet, en dénonçant la décadence des démocraties
industrielles, Bernard Stiegler affirme que « le capitalisme a perdu l’esprit :
la misère spirituelle y règne. Les sociétés de contrôle sont devenues
incontrôlables, profondément irrationnelles, sans raison, sans motif
d’espérer. Ceux qui pensent ne plus rien avoir à attendre du capitalisme
hyperindustriel y sont de plus en plus nombreux »8.
L’argent, cette divinité qui ne cesse de régir nos sociétés, empoisonne
l’essence même des relations humaines : « La finance alimente les racines
des pensées et des choses. Les questions centrales sur toutes les lèvres
tournent autour des biens, de l’avantage matériel, du capital, de la rente, du
profit […] » (25).
Parallèlement à cet état de fait, la question de la survie de l’espèce
humaine sur la terre est aussi pointée du doigt. Aujourd’hui face aux
cataclysmes qui secouent la planète, l’homme semble s’en être accommodé :
« Il n’y a plus de saisons ! Il n’y a plus de raison ! C’est le temps des
extrêmes ! […] C’est le temps des combinaisons humaines ! […] » (10).
L’être humain semble avoir oublié le caractère éphémère de sa
condition de mortel bien qu’il caresse l’espoir d’atteindre un jour
l’immortalité à l’égal des Dieux. Mais ce temps ne semble pas encore
d’actualité tant : « Les créations de l’homme sont aisées à détruire et la
science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi servir à leur
anéantissement »9.
Nous assistons, impuissants, au spectacle de l’indifférence. En plus de
dénoncer la recrudescence de l’individualisme ainsi que le délitement des
liens sociaux et de la famille, l’auteur met l’accent sur l’attitude fataliste des
individus. En effet, chaque citoyen, enfermé dans sa solitude politique, est là
à constater cette érosion environnementale comme le note à juste titre Gilles
Lipovetsky :
Qui, à l’exception des écologistes, a la conscience permanente de
vivre un âge apocalyptique ? La ‘thanatocratie’ se développe, les
catastrophes écologiques se multiplient sans pour cela engendrer
7
« Que faire pour mettre un terme à ce processus bipolaire d’accumulation capitaliste, devenu
apparemment incontrôlable, qui entasse, au bénéfice des possédants, des montagnes de
richesses et de jouissance, en même temps qu’il creuse des abîmes de privation et de
souffrance pour des masses de dépossédés ? », Alain Accardo. De notre servitude
involontaire. Lettre à mes camarades de gauche, Marseille, Agone, 2001, p. 6.
8
Bernard Stiegler. Mécréance et discrédit, t.3 : L’esprit perdu du capitalisme, Paris, Galilée,
2006.
9
Sigmund Freud. L’avenir d’une illusion, Paris, Presses Universitaires de France, 1971.
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S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées
un sentiment tragique de ‘fin du monde’. On s’habitue sans
déchirement au ‘pire’ que l’on consomme dans les médias […] 10.
D’où la mise en garde de l’auteur face à la suprématie de l’oracle du
XXème siècle, à savoir la télévision. En effet, bien qu’aujourd’hui, son
influence demeure moins forte (notamment, grâce à l’outil internet), la
télévision n’en demeure pas moins un vecteur d’informations à grande
échelle ainsi que le prêt-à-penser des masses, par excellence. Ainsi, l’auteur
exhorte l’homme à « […] sauvegarder son libre arbitre face à l’emprise de la
télévision », car « le champ d’action de cette dernière couvre le monde
entier » (14) et « […] qu’informer, c’est également chercher à convaincre »
(15).
Aussi, afin de ne pas se noyer dans le mainstream médiatique, l’être a
besoin de « se couper », de « […] se libérer de la tyrannie et de la
dépendance du tube cathodique » (19) pour être en capacité de réfléchir,
mais surtout d’agir.
En échappant à « cette paralysie mentale, corporelle et sensorielle […] »
(20) d’images, le téléspectateur acquerra une autonomie certaine et sortira, in
fine, du schéma standardisé, dans lequel le média a tenté de l’emprisonner.
En outre, l’auteur invite le citoyen à se soustraire au mimétisme pour ne plus
être perçu comme un consommateur passif, mais comme un être humain,
pensant et objectant :
Les gens sont exclusivement perçus, étudiés et traités en tant que
consommateurs de temps, de modes, de formes, de couleurs, de
rythmes, de revues […] de valeurs, de biens et de services . (24)
Le cerveau doit ou s’ajuster au moule universel ou périr. Cette
dictature absolue qui dissimule habilement son nom est très
perverse. Ne brandit-elle pas très haut le flambeau de la liberté
individuelle, de la libre préférence et de la libre pensée ? (26)
Afin de combattre nos addictions, notre uniformisation, afin de
combattre cette lente « machinisation » des esprits, sans doute faudra-t-il
creuser d’autres voies, d’autres sillons plus féconds afin de sortir des
ornières de l’hyperconsommation, car « […] l’arme la plus puissante entre
les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé »11.
À travers ces réflexions, l’auteur nous plonge dans des débats
eschatologiques. En effet, il met l’accent sur des problématiques qui
concernent, avant tout, le vivre-ensemble. Constatant la montée de
l’hyperindividualisme, le délitement des rapports sociaux ajoutés à cela la
précarité ambiante ainsi que les dérèglements économiques comme
10
Gilles Lipovetsky. L’Ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain, Paris,
Gallimard, 1993, p.74.
11
Ryad Assani-Razaki. La main d’Iman, Paris, Liana Levi, 2012, p. 201.
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environnementaux, il nous exhorte à mettre des mots sur nos conduites tant
individuelles que collectives afin d’engager de radicaux changements.
II. La Condition ouvrière12
« À chaque individu, plusieurs vies me semblaient être dues »13.
« […]. Il faut […] commencer par leur faire relever la tête »14.
« Emerson 1848. ‘Comment donc nous y sommes-nous pris pour que le
progrès du machinisme ait servi à tout le monde, l’ouvrier seul excepté.
Il en a été blessé à mort’ »15.
« Nous sommes automates dans les trois quarts de nos actions »16.
On ne peut connaître la difficulté que rencontre un ouvrier dans sa
condition, sans avoir, au préalable, vécu cette vie ouvrière, à l’instar de
Simone Weil qui fit l’expérience du travail en usine non pas en tant que
« professeur agrégé » en vadrouille dans la classe ouvrière,17 mais en tant
que simple manœuvre avec toutes les vicissitudes qu’une telle activité
engendre.
Celle qui voulait entrer en contact avec « la vie réelle »18 a expérimenté
les difficultés de la besogne ouvrière en travaillant aux côtés des prolétaires :
« J’ai le sentiment, surtout, de m’être échappée d’un monde d’abstractions et
de me trouver parmi des hommes réels »19. « Les théoriciens étaient peut-être
mal placés pour traiter ce sujet [la condition ouvrière], faute d’avoir été euxmêmes au nombre des rouages d’une usine »20.
De cette expérience inédite pour un tel profil universitaire, Simone Weil
affirmera qu’elle a reçu, à l’usine, et pour toujours, « la marque de
l’esclavage »21 : « La servitude est dans le cours du travail lui-même, dans la
monotonie de sa cadence. ‘Machine de chair’, le travailleur n’a pas pour
autant ‘licence de perdre conscience’ »22. En effet, les activités répétitives, à
l’œuvre dans le processus aliénant du système, annihilent toute conscience
réflexive. Le rythme, la cadence des tâches anesthésient l’esprit de l’ouvrier
12
Titre de l’ouvrage de Simone Weil. La condition ouvrière, Paris, Gallimard, 2002, 525 p.
Citation d’A. Rimbaud. In l’ouvrage d’Ali Benmakhlouf. L’identité, une fable
philosophique, Paris, PUF, 2011, p. 101.
14
La condition ouvrière, p. 232.
15
Citation d’Albert Camus, p. 1127, In Cahier VII (mars 1951-juillet 1954). Albert Camus.
Œuvres complètes IV, 1957-1959, Paris, La Pléiade Gallimard, 2008, 1600 p.
16
Leibniz. Monadologie, 28.
17
La condition ouvrière : Lettre à Albertine Thévenon (le 15 janvier 1935), p. 54.
18
Ibid., p. 319.
19
Ibid., p. 68.
20
Ibid., p. 304.
21
Ibid., p. 24.
22
La condition ouvrière : Expérience de la vie d’usine, p. 337.
13
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en l’accaparant exclusivement à sa besogne. C’est une véritable oppression
qui est à l’œuvre dans la fonction qu’occupe l’ouvrier à l’usine :
L’arrachement à la condition humaine, dans l’usine, tient à cette
forme de machinisme dans laquelle l’ouvrier est réduit à exécuter
des séries […]23.
La relation malheureuse de la conscience et du corps au temps, la
réclusion de la conscience et du corps dans l’instant, telles sont les
clefs de l’oppression à l’usine : « La chair et la pensée se
rétractent »24.
Michel Foucauld énonce que l’on écrit pour « n’avoir plus de visage »25.
Disparaître, en effet, derrière son œuvre, ne laisser que l’empreinte des mots
à l’instar des ouvriers, qui à l’usine, finissent par disparaître derrière la
machine. Ainsi, ce système taylorien conduit l’ouvrier à devenir prisonnier
de sa tâche, puisqu’il s’englue dans un présent semblant sans fin. Il applique
à la lettre les ordres : « Son assujettissement au système […] est complet »
(41).
C’est de cette obéissance passive, à laquelle l’ouvrier ne doit pas
déroger, que naît le sentiment de spoliation. L’état de subordination dans
lequel le réduit sa situation le frustre et le dépérit : « L’homme est réduit
strictement à l’ouvrier pendant sa présence dans le désert, c’est-à-dire
pendant neuf mois sur douze. Et son mois de travail pèse trente jours et
trente nuits » (71). Ces ouvriers, « […] techniciens spécialisés dans les
métiers des hydrocarbures […] font fonctionner des installations pétrolières,
gazières et pétrochimiques vingt-quatre heures sur vingt-quatre » (70).
Ces « invisibles indispensables » de l’entreprise oublient qu’ils
demeurent des rouages indispensables, car sans eux, les machines seraient au
point mort. Ils endurent une existence dépouillée d’humanité. En plus de
partager l’inconfort et la solitude d’un lieu aussi sauvage que le désert, ces
hommes ont en commun des souffrances analogues et d’inaudibles colères :
Ici, il n’y a que des ouvriers qui ne peuvent croiser que des
ouvriers. Il n’y a que de cases minuscules sommairement
meublées dans lesquelles ils s’isolent pour dissimuler leurs
souffrances, ruminer leurs souvenirs, enterrer leurs espoirs et
exhaler leurs soupirs. Il n’y a dans les environs qu’une route, celle
qui mène à leur usine. Il n’y a aucune femme à la ronde. Cette
absence fausse les règles sociales universellement admises, distord
les relations, les nivelle par le bas et engendre un mode de vie
particulier, très particulier. Le comportement de l’ouvrier en subit
les contrecoups. Pourquoi être à jour ? Pourquoi faire de l’esprit ?
23
La condition ouvrière, p. 331.
Ibid., p. 331.
25
Michel Foucault. L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1972, p. 28.
24
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Créativité littéraire en Tunisie
[…]. Pourquoi mettre ses plus beaux habits ? Pourquoi se
parfumer ? Pourquoi se raser de près ? Pourquoi le faire chaque
jour ? Pourquoi se regarder dans la glace ? […]. (70-71)
L’effet de scansion produit par l’anaphore décrit l’abrupte réalité de leur
condition de travail. Ces techniciens se sentent déconsidérés à l’instar
d’objets. Ils ont le sentiment d’être des sous-hommes, des marmousets. Ils
sont à l’encan dans l’univers économique26. Le travail à la chaîne (ou
Fordisme) finit par abrutir l’ouvrier par un jeu de répétitions qui semblent
sans fin, entraînant une stagnation de l’esprit.
L’habitude, en effet, conditionne, en créant des « habitus ». L’ouvrier
devient un « roseau dépensant » : « Le corps est parfois épuisé, le soir, au
sortir de l’usine, mais la pensée l’est toujours, et elle l’est davantage »27.
« Aucune intimité ne lie les ouvriers aux lieux et aux objets parmi lesquels
leur vie s’épuise, et l’usine fait d’eux, dans leur propre pays, des étrangers,
des exilés, des déracinés »28.
Ces réflexions très contemporaines sur la finalité de l’activité salariale
nous interrogent. Le travail, en effet, vaut-il que l’on sacrifie tout pour lui ?
Ces ouvriers ont des familles et ne peuvent ad nutum tout abandonner
bien qu’ils le désirent. Les impératifs du profit font d’autrui un outil, un
instrument. Et bien que l’ouvrier soit celui qui fait œuvre en dépit du fait
qu’il n’en ait pas, parfois, conscience, il n’en demeure pas moins vrai que
l’asservissement de sa liberté lui est intolérable. Ces besognes sans fin, qui
syncopent le rythme de ses jours, accentuent sa rétivité. En effet, il ne peut
plus souffrir cette « […] docilité de bête de somme résignée »29 qu’engendre
en lui son activité. Il ne se sent pas la force d’obéir, ad vitam aeternam, à un
modus operandi qui nie son essence. Ces puissances, ces masses désirantes
s’opposent, en leur for intérieur, à ce système oppressif qu’est la rhapsodie
économique, cadence imposée aux ouvriers.
La fonction de l’ouvrier exige des efforts soutenus de sa part. Son
engagement est entier. Son abnégation est totale. L’énergie mise
26
« En quoi consiste l’aliénation dans le travail ? D’abord dans le fait que le travail est
extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son
travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne
déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son
esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du
travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille
pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais
contraint, c’est du travail forcé ». Karl Marx. Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996,
p. 112.
27
La condition ouvrière, p. 334.
28
Ibid., pp. 340-341.
29
In Lettre à Albertine Thévenon (datant de décembre 1935). La Condition ouvrière de S.
Weil, p.59.
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S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées
en œuvre est considérable. La performance professionnelle est
quotidienne. La concentration est maximale. Il se tue pour être
parfait. Et il ne le remarque pas. […]. Les nerfs finissent par lâcher
avec le temps. Le cœur fléchit. La raideur des muscles est
fréquente. […]. Le toucher, l’odorat, la vue et l’ouïe baissent. […].
Les limites de sa résistance sont atteintes un jour ou l’autre. (9495)
Ces derniers ont conscience qu’ils doivent se montrer quasi infaillibles
et donc quasi inhumains afin de conserver leur emploi :
La rivalité personnelle, qui est de mise, stimule et presse. La place
n’est jamais gagnée d’avance. Il faut la mériter chaque jour en
prouvant sa détermination, sa capacité et son efficacité sur le
terrain. […]. C’est que le danger est grave. Un suppléant en chair
et en os veille et menace. […]. Les ouvriers se méfient
énormément de leurs collègues qui ne sont que des adversaires
potentiels. […] Il y a toujours au magasin la pièce de rechange
adéquate pour remplacer aussitôt celle qui s’use. (92)
Force est de constater que l’assertion marxiste reste toujours
d’actualité : « Les ouvriers contraints de se vendre au jour le jour, sont une
marchandise comme tout autre article de commerce ; ils subissent, par
conséquent, toutes les vicissitudes de la concurrence, toutes les fluctuations
du marché »30.
Ils sont entraînés à vivre sous ce rythme. Seuls, celles et ceux qui ont
travaillé en usine savent et ont conscience que les modes d’exécution restent
inscrits dans leurs ordres de mission et deviennent, de ce fait, ne varietur tant
il est vrai que l’usine reste « […] cet endroit morne où on ne fait qu’obéir,
briser sous la contrainte tout ce qu’on a d’humain, se courber, se laisser
abaisser au-dessous de la machine31» : « […] L’étau de la subordination leur
est rendu sensible à travers les sens, le corps, les mille petits détails qui
remplissent les minutes dont est constituée une vie32 ».
Il y a, semble-t-il, comme une « […] logique du mépris… »33 derrière le
traitement réservé à ces hommes. Selon une lecture marxiste de leur
situation, ces hommes seraient des prolétaires exploités34 par le Capital. En
30
Karl Marx et Friedrich Engels. Manifeste du parti communiste, Paris, Le TEMPS DES
CeRISES, 1995, p.16.
31
La condition ouvrière, p. 57.
32
Ibid., p. 330.
33
Stéphane Beaud et Michel Pialoux. Retour sur la condition ouvrière, Paris, La
Découverte/Poche, 2012, p. 164.
34
« Il y a deux facteurs, dans cet esclavage : la vitesse et les ordres. La vitesse : pour ‘y
arriver’ il faut répéter mouvement après mouvement à une cadence qui, étant plus rapide que
la pensée, interdit de laisser cours non seulement à la réflexion, mais même à la rêverie. Il
faut, en se mettant devant sa machine, tuer son âme pour 8 heures par jour, sa pensée, ses
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effet, selon Marx, le prolétariat est la classe de ceux qui vivent uniquement
de la vente de leur force de travail pour un salaire, et qui sont donc soumis à
l’exploitation par le capital.
Ces derniers viennent dans cet univers désertique « […] coupé du reste
du monde, plongé dans le vide et frappé du sceau carcéral » (75), en espérant
« […] une élévation de leur niveau de vie, une épargne consistante et le
retour auprès des leurs après une durée raisonnable » (75).
En effet, comme nous l’avons évoqué, précédemment, le travail en
usine finit par engendrer des esprits asthéniques, réduits à néant dans des
tâches sans âmes :
La vie dans ce milieu hermétiquement fermé sur lui-même signifie
travailler, manger, dormir, s’immobiliser, endurer et se taire. (71)
Les horizons sont bouchés. Le cœur est verrouillé. Les ailes sont
repliées. Les yeux sont éteints. Le cerveau est encroûté. (73)
Bien qu’ils aient le sentiment d’être des « outils » aux mains de
l’entreprise, d’avoir le cerveau « […] robotisé » (80), ces hommes aspirent à
une vision de la vie moins mortifère que celle que leur livre l’univers de
l’usine.
La manière de penser de l’ouvrier doit se calquer sur un certain
modèle, celui qui est conçu par la compagnie. Son activité
cérébrale est un sujet qui la préoccupe au plus haut point. Il faut
savoir l’exciter, la manœuvrer, l’orienter et l’accaparer. […]. La
tête de l’ouvrier doit remplacer celle de l’homme. C’est un
impératif absolu. […]. Aussi, l’individualité, le libre arbitre, le
changement, le risque, l’incertitude, l’éventualité, l’accidentel […]
sont délibérément exclus de cette forme de vie […]. Sa vie privée,
c’est sa vie d’ouvrier. (78)
Le désert loge en lui. (79)
En effet, l’extrême pénibilité des tâches, le sentiment de relégation et de
dépréciation de soi, les conduisent à dénoncer leur travail, vécu comme
déshumanisant. Face au pouvoir incarné par les compagnies pétrolières, ils
ne veulent demeurer atones et anesthésiés sous le joug de l’habitude
monotone :
sentiments, tout. Est-on irrité, triste ou dégoûté, il faut ravaler, refouler tout au fond de soi,
irritation, tristesse […] : ils ralentiraient la cadence. […]. L’ordre peut être pénible ou
dangereux à exécuter, ou même inexécutable ; […] ça ne fait rien : se taire et plier. […]. Cette
situation fait que la pensée se recroqueville, se rétracte […]. On ne peut pas être ‘conscient’.
Tout ça, c’est pour le travail non qualifié, bien entendu », In Lettre à Albertine Thévenon
(datant de décembre 1935). La Condition ouvrière de S. Weil, p. 60.
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L’état d’âme n’existe pas pour l’organisation. Les sacrifices
humains, les brûlures du cœur, les déchirures du corps, les
maladies professionnelles, les hospitalisations, les amputations des
membres […] ne figurent pas dans les ordres du jour des réunions
de travail. […]. Les rapports […] portent sur toutes les questions,
excepté celles qui intéressent l’ouvrier. Ces dernières sont mises
intentionnellement de côté. Personne n’en parle. […]. C’est un
sujet tabou. (95)
En adoptant une grille de lecture capitaliste, on comprend que l’ouvrier
n’existe qu’en tant qu’objet comme le notait déjà Marx : « En tant que
capital, la valeur de l’ouvrier augmente selon l’offre et la demande ; même
physiquement, son existence, sa vie, est et a été considérée comme une
marchandise analogue à toute autre marchandise qui s’offre »35.
Quelle est, donc, la solution ad hoc face à ces tâches qui mobilisent le
salarié in extenso ? Que doit-il faire ? Entrer en rébellion contre le système
ou « danser avec [s]es chaînes » comme le préconisait Nietzsche ? À quoi
rêvent ces ouvriers ? Rêvent-ils, à l’instar du marxiste italien Antonio
Gramsci, de l’hégémonie du monde ouvrier ? Qu’en est-il de leur
mobilisation ? Quid du militantisme ouvrier ?
À quand un aggiornamento de la condition ouvrière ?
En outre, si, comme l’affirme Karl Marx dans son Manifeste du Parti
Communiste (1848), « toute l’histoire jusqu’à nos jours est l’histoire de la
lutte des classes », n’est-il pas possible d’espérer promouvoir une autre
conception des choses, à savoir un nouvel éthos, un nouvel être-ensemble
afin d’œuvrer au dépassement des classes sociales ? Sans doute a-t-on tort de
croire que l’utopie est impossible ! En effet, celle-ci est, par excellence,
l’anticipation d’un possible de l’humanité sachant que le désir fait notre
histoire et peut contribuer à la changer.
III. La tentation d’Icare
« Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non.
Mais s’il refuse, il ne renonce pas […] »36.
« Surmonter ? Mais la souffrance est cela justement,
ce à quoi on n’est jamais supérieur »37.
« […]. J’appartiens à cette catégorie d’individus prêts à
tout pour fuir leur lieu de naissance » 38.
« Mon âme est un trois-mâts cherchant son Icarie »39.
35
Karl Marx. Ébauche d’une critique… Extrait de Philosophie, Paris, Gallimard, 2009, p.180.
Citation d’Albert Camus p. 423, In L’homme révolté, In Essais, Paris, Gallimard, 1965,
1975 p.
37
Citation d’Albert Camus p. 1065, In Cahier VI (février 1949-mars 1951). In Œuvres
complètes IV, 1957-1959, La Pléiade Gallimard, 2008, 1600 p.
38
Youssef Jebri. Réflexions clandestines, Paris, Editions du Cygne, 2007, p. 7.
36
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Créativité littéraire en Tunisie
Face à ces usines taylorisées qui mobilisent une main-d’œuvre très
nombreuse, l’ouvrier n’a pas le sentiment d’appartenir à un corps
professionnel. Conscient que nul n’est indispensable, il sait qu’il peut être,
du jour au lendemain, remplacé par un autre coreligionnaire qui viendra
effectuer les mêmes tâches.
Simple rouage de l’immense mécanisme de la machine, l’ouvrier doit
toutefois compter sur ses pairs afin de progresser et ce, en dépit du fait, que
cette collaboration ne soit que de façade :
Il y règne une coopération étroite à tous les échelons et chacun
trouve son intérêt dans cette entraide. Le sentiment de solidarité
professionnelle se renforce avec le temps. Les ouvriers apprennent
beaucoup de choses grâce aux épreuves vécues en commun. (9192)
Cependant,
le sentiment d’appartenance à un collectif n’existe pas. Chacun
tire la couverture à lui. L’autre n’est ni ami, ni neutre. […] Il ne
peut pas être inoffensif. (168)
Aussi, n’y a-t-il pas de véritable ethos, d’être-ensemble : « Il y a des
nous sans fraternité, mais il n’y a pas de fraternité sans nous […] »40. La vie
de ces ouvriers s’est, tout entière, cristallisée autour de ce mirage d’une
meilleure vie à laquelle, ils n’ont, pour la plupart, pas goûté :
Sofiane fait partie de ces ouvriers-là. […]. À son arrivée ici, il
n’avait pas un seul cheveu blanc. Aujourd’hui, il ne porte pas le
moindre cheveu noir. Il avait oublié de quitter les lieux, lorsqu’il
était temps de partir. Il ne pense plus s’en aller d’ici aussi bien
aujourd’hui qu’à l’avenir. […]. Le monde l’a profondément déçu.
[…]. Partout, c’est le même désenchantement, la même histoire, le
même début et la même fin ! Et ce ne sont pas les visites
bimensuelles à sa famille qui lui prouveront le contraire. (189)
Dans cette œuvre à tonalités multiples, Sidi Mohamed Djerbi nous
dresse le portrait de trois personnages dont l’un reste central. Il s’agit de
Sofiane Essafi (de l’arabe sufyan41 signifiant « celui qui marche
rapidement », « celui qui déplace la poussière ») qui partage avec deux de
ses coreligionnaires (Platon et Le-Poste) la même vie au cœur du désert.
Platon le mutique et Le-Poste, personnage fantasque et volubile, constituent
les deux pôles opposés de la personnalité de Sofiane. En effet, en désirant
39
Citation de Charles Baudelaire extraite de son poème, Le Voyage.
Régis Debray. Le moment fraternité, Paris, Gallimard, 2009, p.15.
41
Le prénom peut être aussi dérivé de « safi » qui signifie « pur » et « serein ».
40
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S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées
ardemment savourer l’existence, il s’est rendu compte qu’il s’était « […]
séparé des hommes en croyant les devancer. Il [s’était] séparé dans le même
temps du monde, de la vie et de lui-même » (191).
Celui qui était si « […] pressé de vivre […] tout de suite, de vivre
l’instant » (193) en sautant « […] les étapes normales et brusquer le circuit
logique des événements pour gagner du temps, surpasser les autres […] »
(190) n’aura, finalement, été qu’aveuglé par l’illusion d’un ailleurs qui se
révèlera mortifère. C’est après avoir subi les assauts du racisme et les
désillusions de l’amour, qu’il quittera la France pour le désert et ses
mirages : « Ce milieu devrait être complètement différent de la ville, la ville
qui l’a énormément déçu. Et là-bas, il n’y a pas de femme qui lui rappellerait
celle [Catherine] qu’il continue d’aimer malgré tout » (246).
Que pensait-il trouver en abandonnant des études prometteuses, à peine
entamées ? Pensait-il y trouver son Icarie ?42 Son « Utopie »43 ? Sa « Cité du
Soleil »44 ? Force est de constater que le rêve laissera place à un cruel
désenchantement.
L’être dynamique, ambitieux, regorgeant de vie aura perdu son temps et
ses forces. Ces hommes, qui portent l’errance en commun, ont poursuivi des
chimères. Ce départ, qui à l’origine, était consubstantiel, à un mieux vivre,
n’a pas été à la hauteur de leurs espérances. Ces ouvriers, qui mènent des
existences ascétiques, ont perdu l’estime d’eux-mêmes. En effet, le
dénuement émotionnel règne et la désespérance quasi chronique le dispute
au désœuvrement. Ces derniers se retrouvent enfermés dans deux déserts. Le
premier désert correspond à l’espace arachnéen et fait écho à l’espace
labyrinthique propre à l’univers de ces hommes. Le second désert est
analogue à celui que l’on s’impose ou qu’autrui nous impose. Il s’agit du
désert de la solitude. Ce désert relationnel fait écho à l’immensité du désert
géographique tant par son étendue que par la sécheresse qu’il traduit. En
outre, la vision quotidienne du désert leur montre de manière frappante
l’impermanence des choses et l’inanité de leur activité :
L’ouvrier se sent coupable de l’énorme gâchis qu’il a fait de sa
vie. Il est désenchanté, amer, gris, défait, déchu. Les conditions de
vie l’ont marqué au fer rouge et il sait qu’il n’est plus ce qu’il
était. Son assurance n’est plus. Ses rapports avec le monde sont
distordus. Son front est bien bas. Tout ce qu’il observe passe à
travers les prismes de la déchéance, de la tristesse, de la nostalgie,
de la déroute et de l’impuissance. (109)
42
« Allons en Icarie » : Deux ouvriers isérois aux Etats-Unis en 1855. Textes établis et
présentés par Fernand Rude, éd. Presses Universitaires de Grenoble, 1980, 315 p.
43
Citation de Thomas Morus.
44
Citation de Campanella.
129
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Créativité littéraire en Tunisie
Le destin de Sofiane a été à l’image de ces centaines de milliers
d’ouvriers anonymes qui ont œuvré dans ces usines : « Les ouvriers étaient
venus ici pour […] améliorer leur niveau de vie puis repartir vers d’autres
horizons. Cela n’a pas été le cas pour la plupart d’entre eux parce qu’ils se
sont laissés manipuler, duper et aveugler par le miroitement de l’argent et
leurs faux calculs » (113).
La finalité étant que l’argent équivaudrait au bonheur : « Le but =
argent = bonheur » (120). Qui ferait, en effet, l’éloge de la pauvreté, à part
peut-être Proudhon ?45. Quelques exégètes, anachorètes mystiques, soucieux
d’un total dépouillement matériel, sans doute !
Pour atteindre ce graal, ces « gens de peu »46 se sont « […] éloignés de
leurs cités, de leurs familles, de leurs proches et de leurs idéaux. Leurs
repères sont recouverts de sable » (141).
Celui qui avançait « […] avec rapidité » et dont les « […] pieds légers
[battaient] nerveusement la chaussée » (205) n’est plus ce qu’il était. En
vivant, depuis si longtemps, loin des siens et de la vie, Sofiane est devenu, à
l’instar de ses collègues, semblable à n’importe quel autre ouvrier. Il s’est
comme dépersonnalisé dans son activité qui l’accapare totalement :
« Les aspérités qu’ils avaient à leur arrivée disparaissent avec le temps »
(166). En effet, « Vivre dans le désert exclusivement avec les mêmes
personnes, tous des mâles, pendant dix ou vingt ans, implique des
conséquences singulières. Les rapports tendus qui existent entre eux, leurs
discours comparables et leurs comportements similaires indiquent un même
état d’esprit, l’état d’esprit ouvrier » (161).
Le rêve icarien a échoué et ils ont été sommés de rester à terre, dans ce
désert, symbole de l’inanité des choses. Les cohortes de désillusions et de
songes éteints ont été douloureusement vécus. Ces ailes repliées préfigurent
la défaite, l’abandon des rêves de ces hommes. L’élévation dans la sphère
sociale n’a pas été à la hauteur de leurs aspirations. Seul le triomphe du
profit, vade-mecum et bréviaire de ces apôtres de l’économie, a prospéré au
détriment de l’humain. L’homo oeconomicus, inféodé à l’argent, n’a cure de
l’homo faber et de l’homo socius, par surcroît. Quid de l’homo empathicus ?
Ces hommes qui apparaissent comme les pièces d’un système dans
lequel il n’est pas aisé de se déprendre sont conscients qu’ils demeurent
interchangeables, à l’instar d’outils. Sofiane veut sortir de cette léthargie
dans laquelle ces activités abrutissantes le réduisent. Ces êtres finissent, en
effet, par devenir étrangers à eux-mêmes tant leurs destins sont phagocytés
45
« […]. La pauvreté est bonne, et nous devons la considérer comme le principe de notre
allégresse. La raison nous commande d’y conformer notre vie par la frugalité des mœurs, la
modération dans les jouissances, l’assiduité au travail et la subordination absolue de nos
appétits à la justice », Proudhon. La guerre et la paix, livre IV, chap. II, ad finem. Cité par
Georges Sorel. Matériaux d’une théorie du prolétariat, Genève-Paris, Slatkine, 1981, p. 294.
46
Pierre Sansot. Les gens de peu, Paris, Quadrige/PUF, 2003, 223 p.
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S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées
par un système économique vorace et des contingences sociales auxquels ils
ne peuvent se soustraire.
Un tragique événement bouleversera l’existence norme de Sofiane. En
effet, c’est en ayant appris la mort d’un de ses collègues, Guirète, que
Sofiane remettra en cause la vie qu’il mène laborieusement depuis de si
nombreuses années. Sentant, en effet, poindre en lui l’aiguillon de la mort, il
s’interrogera sur la finitude de l’existence. Guirète est mort en n’ayant à
peine profité des joies de sa retraite. Cette mort lui apparaîtra comme une
mise en garde du destin. En effet, celui dont les ailes ne cessaient d’être
déployées lors de sa prime jeunesse va, littéralement, bousculer son
existence : « Revivre, c’est possible. Il n’a fait que survivre jusque-là. Il doit
se relever de la chute et reprendre la marche » (349).
Il se doit de reconquérir l’aigle aux ailes déployées qu’il fut jadis et non
l’oiseau chétif et perclus aux ailes repliées qu’il incarne dorénavant : « Le
contraste entre le passé lumineux et le présent intolérable, ensablé et déserté
est invraisemblable. Avant, il respirait sans y penser, et, aujourd’hui, il
étouffe et il en est conscient » (347).
Sofiane prend, soudainement, conscience que le mal qui lui échoit n’est
pas une fatalité et qu’il doit cesser de ruminer sa situation malheureuse en
sortant de ses ornières. En effet, il en a assez de vivre ainsi, l’espoir « plié »,
en berne ! Il a à cœur de déployer, à nouveau, ses ailes. Nonobstant les
obstacles, il va mettre en œuvre son projet. Cette salutaire évasion lui
sauvera la vie. En quittant cette geôle, Sofiane donnera raison à Proudhon
qui affirme que : « L’homme ne veut pas qu’on l’organise, qu’on le
mécanise. Sa tendance est à la désorganisation, ce qui veut dire à la
défatalisation […], partout où il sent le poids d’un fatalisme ou d’un
machinisme »47.
C’est avec une certaine fébrilité que Sofiane lira ses poèmes de jeunesse
à Le-Poste. Des poèmes qui révèlent son talent, mais aussi ses aspirations. Et
à la lecture de ses propres mots, il se sentira renaître :
Sofiane achève sa lecture avec les larmes aux yeux […]. Cette
ancienne histoire conservée dans les mots qui viennent de sortir de
sa bouche le secoue vigoureusement. (346)
Le léthargique qu’il est devenu aujourd’hui admet difficilement
qu’il avait été capable de chanter la vie, de s’ouvrir au monde et
de glorifier l’espérance à une certaine époque, une époque
largement révolue. (347)
Comme, le héros de Mohammed Dib, Habel, Sofiane se retrouvera jeté
dans la civilisation et se sentira perdu. Il redécouvrira une ville très
47
De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. (Rivière, t.3, p. 422). Cité p. 40 in Petit
lexique philosophique de l’anarchisme, de Proudhon à Deleuze de Daniel Colson, Paris, Le
Livre de Poche, 2001, 378 p.
131
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Créativité littéraire en Tunisie
cosmopolite où « chacun se comporte comme s’il était seul » (368). Par
ailleurs, le regard que porte le protagoniste sur sa situation est un regard
lucide et courageux, car il a saisi que « se comporter en homme, [c’était] agir
en sujet et non subir en objet… » (377) et que « vivre, [c’était] ouvrir son
propre chemin et jalonner son trajet de ses empreintes » (377).
Petit à petit, Sofiane va réapprendre à vivre avec les autres en se mêlant
à la vie et à ses tumultes. Le roman s’achève sur une image qui résonne en
lui. Nous voyons le protagoniste à la sortie d’une station de métro. C’est, en
effet, dans l’un de ces endroits que Catherine apprit la nouvelle de son
départ. En arpentant « ce milieu souterrain, en agitation perpétuelle […] »
(378), sans doute espère-t-il, in petto, la retrouver.
Conclusion
« Il faudrait une piqûre spéciale ou des comprimés. On trouvera bien ça
un jour. J’ai toujours été un gars confiant. Je crois au progrès. On mettra
sûrement en vente des comprimés d’humanité. On en prendra un le matin
avant de fréquenter les autres »48.
« Puisque nous sommes tous perdus, soyons frères » 49.
« Sa longue expérience de la douleur devrait être enseignée dans une
époque où l’on apprend tout sauf à faire face à la tempête de la vie » 50.
« Personne ne peut céder sa faculté de juger » 51.
Comme l’affirmait un ouvrier des usines de Peugeot, « […] La mal-vie,
c’est long… […] »52 ! En effet, l’expérience collective de ces ouvriers est
éclairante à plus d’un titre. Tout au long du récit, nous avons assisté, sous la
plume de Sidi Mohamed Djerbi, à une véritable dissection de l’univers
social, professionnel et familial de ces manœuvres aux prises avec des
réalités difficiles à appréhender.
Face à la vacuité qu’incarne le profit, face à l’incurie des dirigeants
d’entreprise, l’auteur nous a montré combien des vies, enserrées dans des
carcans, pouvaient s’extraire de ces étaux dans lesquels les condamnaient les
aléas de la vie. Et bien que le désarroi prédomine, la tonalité générale de
l’œuvre se veut à la fois polémique et didactique. Cette œuvre, aux accents
« littéro-sociologiques », s’inscrit, d’emblée, dans une dénonciation contre le
48
Citation de Romain Gary In Les racines du ciel.
Citation d’Edgar Morin In L’évangile de la perdition.
50
Dany Laferrière. L’énigme du retour, Paris, Grasset, 2009, p. 84.
51
Spinoza, TP, III, 8. Cité par Frédéric Lordon. La société des affects. Pour un structuralisme
des passions, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 283 p.
52
Christian Corouge & Michel Pialoux. Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de
Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011, pp. 322-323.
49
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S. Sellah – Destins et compagnonnage dans un exil en partage : Les ailes repliées
travail déshumanisant. Elle demeure d’une brûlante actualité à une époque
où les crises économiques, environnementales et sociales prédominent.
En outre, ce récit, non dénué de poésie, a mis en avant l’indéfectible
désir qui pousse, encore et toujours ces hommes en quête d’une meilleure
existence et ce, parfois, même au péril de leur vie.
Que faire, en effet, quand tout semble indiquer que le futur aura les
mêmes formes que le présent oppressant ? S’engager ? Serait-ce la solution
aux maux ? L’engagement de ces hommes, dans ces contrées qui semblent
intemporelles, fait figure de véritable sacerdoce. L’expérience de la solitude
dans ce désert physique et psychologique conduit les travailleurs à
s’interroger sur le sens de la vie. En effet, le désert, personnage aussi
silencieux qu’omniprésent, leur fait face, et tel un miroir, réfléchit leur
propre situation.
Enfin, c’est à l’aune de sa propre expérience que l’ouvrier a compris
que pour transformer sa condition sociale, il fallait qu’il s’évade de la prison
dans laquelle il s’était tapi.
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Créativité littéraire en Tunisie
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Alison RICE
Université de Notre Dame
États-Unis
Intempéries tunisiennes :
Le Tyrannosaure amoureux de Fredj LAHOUAR
« Nous devons vivre notre époque !
S’adapter ou mourir, nous n’avons pas
d’autre alternative ! »
(Le Tyrannosaure amoureux)
Les temps qui courent
Le Tyrannosaure amoureux1 est un recueil qui s’ouvre avec une
nouvelle qui s’intitule « Si par un soir, un parapluie… » et les lecteurs sont
plongés dans une conversation après une épigraphe attribuée au Livre des
superstitions : « Un parapluie qui rechigne à s’ouvrir ou qui se retourne sous
les bourrasques de vent n’annonce rien de bon » (9). Comme dans de
nombreuses nouvelles de ce recueil, ce premier chapitre se concentre sur un
dialogue entre mari et femme. Il fait un temps caniculaire et la femme de
Naïm, Fadhila, évoque la possibilité d’un climatiseur miniature qu’il trouve
extraordinaire, car avec un tel appareil, il estime qu’ « on est paré contre tous
les mauvais tours possibles et imaginables, y compris les pannes
d’électricité » (12). Le parapluie est une autre possibilité bien réelle qui
promet de protéger contre la chaleur de l’été, tout comme il protège contre le
froid et la pluie dans d’autres saisons, mais cette invention humaine n’est pas
infaillible, car rien n’est « plus désagréable », selon Fadhila, « qu’un
parapluie qui flanche et qui s’en va dans les airs ! » (12). Fadhila est une
interlocutrice vive et perspicace qui n’est pas du tout soumise à son mari ; au
contraire, elle met en question toutes les propositions de son conjoint et sa
voix défend les femmes avec conviction. Lorsque Naïm débute une réflexion
ainsi : « Quand l’homme sage… », Fadhila intervient aussitôt pour déclarer :
« Une femme sage ferait tout aussi bien l’affaire, n’est-ce pas ? » et son mari
répond sans broncher, « Bien entendu » (13).
Le thème du parapluie court tout au long de cette nouvelle qui fait rire
les lecteurs lorsqu’ils imaginent le passager dans un bus avec « un pareil
engin à la main » (13). Les voix s’élèvent dans « la foule compacte » pour
protester : « Hé monsieur, vous avez failli me crever un œil avec votre engin
1
Fredj Lahouar. Le Tyrannosaure amoureux, Sousse, Dar El-Mizen, 2007. Toutes les
citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre des parenthèses.
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Créativité littéraire en Tunisie
de malheur » ; « Faites attention où vous mettez votre parapluie » et les cris
de douleur s’amplifient. La nouvelle juxtapose cette évocation du parapluie,
véritable arme qui permet à « l’homme sage » « d’occuper un siège dans le
véhicule bondé » avec une mention du « danger imminent des armes de
destruction massive de l’Arik » (14). Ce nouveau pays nommé « l’Arik » une parenthèse nous explique qu’il est composé de deux nations réunies,
« l’ancien Irak que les couleurs Yankee ont métamorphosé » - doit son
existence à un soupçon, et ces armes dissimulées sont « susceptible[s] de
causer, d’un seul coup, la mort de quelques trois mille personnes et demie »
(15).
L’image du parapluie suggère des interprétations multiples qui ajoutent
à l’humour de cette première nouvelle. Les allusions sexuelles abondent :
« C’est fou comme le parapluie, à manche long, impressionne les femmes !
Et cela, vous en conviendriez, n’a rien d’étonnant quand on fait l’effort de se
rappeler que leurs parapluies, à elles, n’ont jamais de manche long » (16).
Mais afin qu’on puisse se promener avec un parapluie légitime, il faut subir
un temps qui le nécessite : « Un parapluie n’a de sens que sous la pluie »
(17). Le mauvais temps qui règne dehors est lié au temps qui passe, à
l’époque actuelle. L’air dans cette nouvelle n’est pas sans rapport avec l’ère,
homophone qui a une importance énorme dans cet ouvrage publié en 2007.
La mention de l’Arik, ci-dessus, donne le ton pour une exploration de
l’atmosphère générale dans le monde à la suite de l’invasion américaine de
l’Irak.
Il existe des échos des grands dramaturges de la langue française dans
cette nouvelle qui se lit comme une pièce de théâtre : « On ne badine pas
avec un parapluie ! » (16) rappelle, bien évidemment, le célèbre titre
d’Alfred de Musset : « On ne badine pas avec l’amour ». Tandis que les
échanges entre le mari et la femme sont souvent caractérisés par la
taquinerie, voire par la badinerie, les thèmes évoqués dans leurs discussions
deviennent de plus en plus graves. Lorsque le mari déclare que « c’est le
pétrole qu’il faudrait détruire, Fadhila et non les armes de destruction
massive », celle-ci répond avec une autre allusion dramaturgique : « Dieu
merci, jubila Fadhila, la guerre du Golfe n’aura donc pas… » (18) nous
renvoie à la pièce de Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu.
La conversation qui a lieu au sein de ce couple au début de ce texte
n’hésite pas à s’adresser à des réalités du monde contemporain, évoquant le
terrorisme comme menace qui mène à la possibilité d’une explosion à tout
moment, dans toutes les grandes villes internationales :
Dans un monde débarrassé définitivement des armes de
destruction massive arikiennes, il ferait vraiment bon vivre. Les
civils n’auraient plus la moindre raison de craindre leur vie, car
plus personne ne viendrait se faire péter la gueule au milieu de la
foule, dans un bar, dans un restaurant ou dans un autobus. Plus
136
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A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar
personne n’aurait de raison de haïr son semblable de Londres, de
Washington, de Jérusalem ou de Pékin. (19-20)
Le mari a trouvé la solution à cette situation, une solution qui mène à
l’anéantissement des armes. Selon lui, il faudrait seulement qu’on supprime
les autres saisons, qu’on fasse « en sorte que l’année ne soit plus qu’un
éternel hiver » dans lequel les gens se promèneraient « à longueur d’année,
sur les boulevards des grandes métropoles de notre pauvre planète, un
parapluie, à manche long, à la main ! » (19). Mais le froid qu’il propose si
ardemment entraînerait d’autres conséquences, moins désirables que la perte
des armes : « la terre finirait par ressembler à une chambre frigorifique » et
« le nouvel ordre climatique » mettrait « fin à tout espoir de vie sousmarine ! » (20). Bref, la vie entière sur terre en souffrirait :
Le monde, sous le froid et la neige, sombrerait dans une désolation
sans nom. D’innombrables chaînes de télévision sous l’effet des
intempéries, arrêteraient définitivement leurs programmes. Il n’y
aurait plus de coupe du monde de football. Ni de tennis, ni de
base-ball, d’ailleurs. Plus rien. Plus de cinéma, plus de théâtre,
plus de galas musicaux, plus de boîtes de nuit parce que les hôtels
n’auraient plus de clients et les prostituées de luxe seraient
condamnées au chômage. Il en irait de même des casseurs, des
cascadeurs, des kidnappeurs, des violeurs et des malfrats. (21)
Si tout ceci n’est guère prometteur, il n’en reste pas moins que « la
guerre ne serait plus possible » ! (21). La femme est ravie. C’est au moins
dans certaines régions du monde que ce rêve deviendra une réalité, précise le
mari : « Les guerres ne seraient plus possibles, tout au moins certaines
d’entre elles, en l’occurrence les plus sales et les plus meurtrières » (22).
L’idée de transformer les parties chaudes du monde en pays hivernaux rend
la femme très joyeuse grâce à ce raisonnement, mais le mari se moque d’elle,
revenant à sa propre logique maintenant très tordue : « Et dire que tout cela
s’est fait grâce à la bénédiction d’un simple parapluie ! » (22). La destruction
massive qui résulte des intempéries salvatrices, semble avoir échappé à
l’analyse de la femme à la fin, et la voix narrative s’exclame, « La pauvre ! »
(22).
Cette première nouvelle n’est pas la seule dans ce recueil à se tourner
vers un couple afin d’explorer en profondeur ce qui se passe lors d’une
conversation entre un homme et une femme. Dans deux autres nouvelles, le
microcosme d’une relation intime au sein d’un couple s’ouvre à d’autres
grandes questions de l’actualité dans le monde entier, telles les guerres et le
terrorisme, mais aussi celles du genre - c’est-à-dire de la masculinité et la
féminité - de la religion, ainsi que celle du rôle de l’écrivain dans le monde
contemporain.
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Créativité littéraire en Tunisie
En temps et en heure
Dans « L’enfant », un couple souffre d’un mal particulier, celui de ne
pas pouvoir donner naissance. Il s’avère que c’est la faute du mari, selon le
récit, et il subit des accusations de sa femme depuis des années pour son
incompétence dans le domaine de la fécondité :
Tout compte fait, Mourad ferait mieux de se choisir un autre
médecin. Il en trouverait bien un à sa convenance. A un étranger,
il se permettrait de raconter tout, jusqu’aux misères quotidiennes
dont Neïla n’avait pas arrêté de l’accabler depuis plus de vingt
ans. Et tout cela à cause de ce sacré môme qu’elle n’avait pas pu
avoir, ou plutôt qu’il avait été incapable de lui faire. (98)
Non seulement elle l’accable de reproches parce qu’il ne l’a pas rendue
mère, mais cette femme ne laisse pas tranquille son mari quant aux détails de
son aspect physique. Il comprend bien que les commentaires qui se
focalisent sur l’apparence de ses droits mettent en question son appartenance
au genre masculin :
C’était peut-être pour cela que Neïla n’arrêtait pas de lui répéter
qu’il avait les doigts d’intellectuel, mais qu’il n’en avait,
malheureusement pour lui, ni l’air ni les manières. Il ne pouvait
s’empêcher de penser alors qu’elle entendait par-là qu’il avait les
mains d’une femme, peut-être même voulait-elle dire qu’il était
efféminé, lui qui n’était pas foutu, vingt ans durant, de
l’engrosser ! (98)
Cette analyse proposerait, alors, que le mari n’ait pas été capable de
créer un enfant parce qu’il n’est pas assez masculin.
Le mari entend régulièrement la remarque qu’il a des doigts
d’intellectuel, commentaire qui le plonge dans la nausée à chaque fois. La
femme rit de le voir gêné et soupire lorsqu’il exclame : « Qu’à tes yeux, je
ne suis qu’une femme, nom de Dieu ! beugla-t-il » (99). Il apparaît qu’elle
n’éprouve aucune empathie à son égard, qu’elle cherche à le blesser par tous
les moyens. Les insultes de la femme ne s’arrêtent pas à ses traits physiques.
Elles vont toucher à sa carrière aussi, qui non seulement ne lui semble pas
respectable, mais qui ressemble à une autre profession bien étrangère au
sien : « sa tête d’intello, son cher époux, la devait, semble-t-il, à son métier
de psychiatre ! Un homme qui passe son temps à écouter divaguer
l’humanité affligée et endolorie finit par avoir l’allure et la mine d’un
prêtre ! » (101). Le mari est bien étonné par cette accusation imprévue,
criant : « Un prêtre ! Parce que, d’après son illuminée de bourgeoise, un
prêtre était censé avoir la bouille et le maintien d’un intellectuel ! » (101).
Pour certains lecteurs, les qualités qu’énumère la femme afin de soutenir
cette affirmation ne sont pas entièrement négatives, mais leur rapport avec la
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A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar
figure du prêtre semble étrange : « Tu es doux, prévenant et patient,
exactement comme un prêtre, reprit-elle » (101).
Il n’y a rien de positif dans l’association qu’établit la femme du
psychiatre entre ses caractéristiques personnelles et la profession religieuse
qu’elle évoque : « Et la vicieuse Neïla de se tordre les mains de dépit parce
que ce métier extraordinaire, humanitaire et noble, n’était pas pratiqué en
Terre d’Islam » (101). Non seulement Mourad est-il un traître à sa
masculinité, mais il est aussi un traître à la religion de son pays. Elle ne
pourrait pas chercher à l’insulter de manière plus accablante. Mais si, elle va
encore plus loin lorsqu’elle affirme qu’en fait, le prêtre accomplit des actes
utiles : « En tout cas, en ce qui la concernait, Neïla aurait préféré le métier de
prêtre à ce foutu métier de psy ! Un prêtre, ça vous console, ça vous soulage
et ça vous absout de votre crasse intérieure » (102). À la différence du
psychiatre, le prêtre a des motivations pures, pas monétaires : « Je me
trompe ? le défia-t-elle du regard. Des psys, comme toi, ne vous écoutent
que moyennant du fric et vous renvoient à vos hantises quand ils estiment
que vous avez eu suffisamment pour votre blé ! » (102). Elle répète l’idée
qu’il n’y a pas de cure pour ceux qui voient des psychiatres, qu’ils ont à faire
avec leurs démons même après leurs analyses.
La femme voit son mari comme un être entièrement égoïste, n’ayant pas
de considération pour autrui. Sa frustration quant à l’enfant désiré qui ne
vient pas, alors que les années passent, se focalise de plus en plus sur son
mari. Le comble, c’est qu’il prend du poids ; en plus de le traiter
d’intellectuel et de prêtre, elle peut faire allusion à son embonpoint. C’est
surtout une partie de son corps qui reçoit son attention, un endroit bien
arrondi qu’elle accable d’insultes :
Ce que la pauvre femme voulait dire au fait, c’était que, ce ventre
bien gros et bien arrondi qu’il trimbalait comme un trophée, lui
revenait de droit, à elle ! Logique, non ! Après tout, c’était elle la
femme de la maison. Et s’il y avait quelqu’un qui devait avoir un
ventre aussi épanoui, c’était bien elle, non ? (103)
C’est ce dernier détail corporel qui fait basculer les choses, car le mari
commence à voir le point de vue de sa femme : « il se rendait compte, pour
la première fois, que ce que Neïla lui reprochait, et avec tant de hargne,
c’était de lui avoir volé son rôle de femme ! » (104). D’après cette
perspective, il a pris la place de la femme après lui avoir nié le rôle
particulièrement féminin d’être mère, « de l’avoir privée du plaisir de tenir
un bébé dans ses bras et de celui, bien plus enivrant, de lui donner le sein »
(103). S’il ne lui a pas accordé ces bonheurs, ce n’est pas son seul défaut,
maintenant qu’il a un gros ventre lui-même : « Neïla lui reprochait-elle
d’avoir… d’être devenu la femme du foyer ! » (104). Il a pris sa place !
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Créativité littéraire en Tunisie
Au fait, pour Neïla, il n’était plus tout à fait un homme - si
toutefois il l’avait été un jour - parce que le devoir d’un homme
était d’abord d’engrosser sa femme et qu’il s’en était montré
incapable.
Pire encore, Mourad se serait arrangé, par un quelconque
stratagème, de ressembler de plus en plus à une femme enceinte
tandis que le ventre de la pauvre Neïla restait désespérément plat !
(105)
Cette vision du monde à l’envers finit par convaincre le mari qu’il porte
un enfant dans son ventre, et il se rend chez la gynécologue de manière
sincère et croyante à la fin de cette nouvelle.
En dehors du temps
Le couple dans la nouvelle éponyme, « Le tyrannosaure amoureux », est
composé d’un écrivain et une femme qui n’est pas sensible au métier de
celui avec qui elle partage sa vie : « L’indifférence, dans la voix de sa
moitié, indisposa l’écrivain. Jamais il ne put l’associer à ses hantises
d’homme de lettres. Elle prétendait ne rien comprendre à ses salades, qui lui
coûtaient beaucoup de temps et ne rapportaient rien à leur foyer » (113).
Pourtant, l’homme a envie de partager ses pensées avec son épouse, et il ne
tarde pas à lui exprimer dans quelle direction il veut lancer son écriture à
présent : « J’ai idée de m’essayer à la terreur » (113). Il est bien conscient du
fait qu’il n’est pas le premier à se tourner vers ce genre ; au contraire, il est
au courant des précédents qui existent dans des textes écrits dans plusieurs
autres traditions dans un passé récent, ainsi que dans des textes beaucoup
plus anciens :
Son ambition d’écrivain n’était-elle pas de sonder le fantastique
pour le biais de la terreur ? Si c’était le cas, le vampire ou le loupgarou feraient bien l’affaire, quoiqu’il ne voie pas, à première vue,
ce qu’il pourrait ajouter à ce qui s’était dit, pendant des
millénaires, sur ces monstres sanguinaires. (114)
Étant donné la prévalence de ces monstres dans des ouvrages de fiction
depuis si longtemps, il serait possible de voir ce genre d’entreprise littéraire
chez l’écrivain comme appartenant à un universalisme hors du temps. Mais
l’écrivain insiste sur autre chose :
Son ambition consistait dans la nécessité de contourner tous les
sentiers battus de la terreur, un peu trop marqués, à son goût, par
le cachet de la civilisation judéo-chrétienne. Il lui faudrait trouver
une voie qui soit suffisamment familière à son public. (114)
Influencé par la tradition judéo-chrétienne, l’homme qui écrit cherche
néanmoins à sortir de cet héritage pour trouver quelque chose qui
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A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar
corresponde à son lieu et à son temps. Il cherche à transposer des histoires et
des êtres sur le territoire tunisien.
C’est ici que le recueil de Fredj Lahouar, ancien élève de l'École
normale supérieure de Tunis et enseignant à la Faculté des lettres et des
sciences humaines de Sousse, rejoint la pensée d’un autre écrivain
maghrébin, Abdelkébir Khatibi, de façon la plus évidente. Dans Maghreb
pluriel, Khatibi parle de la nécessité d’« une double critique » chez tous ceux
qui font face et à la métaphysique occidentale et à l’héritage de « notre
patrimoine, si théologique, si charismatique, si patriarcal ». Khatibi déclare
la nécessité d’une nouvelle conception du Maghreb :
Il faudrait penser le Maghreb tel qu’il est, site topographique entre
l’Orient, l’Occident et l’Afrique, et tel qu’il puisse se mondialiser
pour son propre compte. D’une certaine manière, ce mouvement
est depuis toujours en marche. Mais ce mouvement historial exige
une pensée qui l’accompagnerait. D’une part, il faut écouter le
Maghreb résonner dans sa pluralité (linguistique, culturelle,
politique), et d’autre part, seul le dehors repensé, décentré,
subverti, détourné de ses déterminations dominantes, peut nous
éloigner des identités et des différences informulées. Seul le
dehors repensé - pour notre compte - est à même de déchirer notre
nostalgie du Père et l’arracher à son sol métaphysique ; ou du
moins l’infléchir vers un tel arrachement, vers une telle différence
intraitable qui se prend en charge dans ses souffrances, ses
humiliations, et dirai-je, dans ses problèmes insolubles2.
L’écrivain dans la nouvelle « Le Tyrannosaure amoureux » est très
conscient de sa position, de l’endroit où il se trouve et des perceptions de ce
lieu qui règnent ailleurs. Il est influencé par des fictions d’autres traditions et
de sa propre perspective lorsqu’il pénètre dans des cinémas :
Pour le bougnoule qu’il était, le fantastique s’était toujours réduit
aux spectacles horribles ou féeriques que proposaient les salles de
cinéma. Le même que celui dont il s’abreuvait dans les fictions de
Stephen King, de Fred Saberhagen, de James Herbert, d’Anne
Rice, de Dean R. Koontz et de Graham Masterton. (114)
Il fait face à des difficultés lorsqu’il envisage de donner une identité
tunisienne à un vampire, dans cette quête de créer « un buveur de sang qui
aurait vu le jour sur notre propre sol » : « Si seulement son projet de roman
vampirique était réalisable ! Un jeune vampire, du nom de Farhat ou de
Tijani, qu’on découvrirait dans la cave du théâtre municipal de Tunis »
(115). Ces défis lui font penser à la possibilité d’inventer un tout autre
monstre littéraire, celui qui figure dans le titre de ce livre même !
2
Abdelkébir Khatibi. Essais. Paris, Éds de la Différence, 2008, p. 26.
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Créativité littéraire en Tunisie
L’écrivain se tourne vers le travail du cinéaste Stephen Spielberg et
envisage de recréer « Jurassic Park, servi à la tunisienne ! » (116). Il
cherche l’avis des autres, posant la question suivante : « Un dinosaure vous
ferait-il aussi peur qu’un vampire ? » (116). Même si la réponse peut être
négative pour le dinosaure, le vampire continue à poser problème pour celui
qui aimerait rester sur place : « Le vampire par exemple est bien plus
terrifiant, mais un Dracula ou un Lestat dans une ville comme Tunis aurait
du mal à se trouver un refuge » (118). Sa femme reste sceptique, ne croyant
pas en ce projet littéraire, mais il se défend avec certitude : « Tu te goures
ma chère, riposta-t-il en lui caressant l’épaule. Je suis méthodique et
appliqué. Je potasse mon sujet » (118). La créature à laquelle l’écrivain
donne vie est un « poète accompli » (124), capable de prononcer
des « alexandrins passionnés chaque fois qu’il se retrouverait en présence de
sa dulcinée » (125), un être qui se comporte bien en amoureux.
Moncef est très heureux de lire la critique de son œuvre dans la presse
française : « ‘L’imagination débridée d’un écrivain bougnoule parvient, en
un tournemain, à faire toute la lumière sur l’extinction subite des
dinosauriens !’ En gros caractères dans Le Monde ! » (125). Cette
affirmation jubilatoire a une influence importante quant aux prix littéraires
décernés à l’automne en France : « Alain Triolet, l’auteur de cet étonnant
article qui ne manquerait pas d’incliner le comité du Prix Goncourt en faveur
du chef-d’œuvre de Moncef Diwani » (126). En effet, l’écrivain tunisien
parvient à décrocher le plus grand prix grâce à l’article élogieux qui n’ignore
pas l’origine de l’auteur du roman : « Il venait juste de décacheter la lettre où
on lui apprenait qu’il avait obtenu le prix Goncourt pour son roman Le
tyrannosaure amoureux » (127). Le prix qu’il reçoit nous donne l’impression
que l’écrivain a réussi à trouver son angle, qu’il a pu « penser le Maghreb »
et en même temps « repensé » « le dehors » d’une façon convaincante :
Si l’originalité était vraiment son ambition, il lui faudrait donc
trouver un filon, un bon qui lui éviterait de plagier les autres,
même s’il était convaincu que la littérature ne pouvait échapper à
la malédiction de la reprise, de la réécriture. (115)
Si Moncef, celui qui reçoit le Prix Goncourt, est parvenu à donner
forme à quelque chose d’original, comme il le souhaitait, il est néanmoins
renvoyé à ses origines par la désignation « bougnoule » dans la critique,
terme qui nous rappelle qu’il existe toujours un rapport postcolonial entre la
France et le Maghreb. Pour Fredj Lahouar, auteur bilingue qui publie des
romans et des poésies en arabe, cet aspect historique doit être présent à
l’esprit lorsqu’il se dévoue à l’écriture en français. Au lieu de se lancer dans
des critiques très précises, il semble se réjouir de la création textuelle,
comme l’explique Hédi Bouraoui : « Non seulement l’auteur maîtrise à
merveille ce ton de libertinage linguistique, avec tous ses échos aux grands
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A. Rice – Intempéries tunisiennes : Le Tyrannosaure amoureux de Fredj Lahouar
maîtres des littératures françaises et arabes, mais il possède aussi l’art
inventif d’accoupler les mots ou de les malaxer pour en extraire des effets de
surprise hilarants »3. Nous en trouvons un exemple frappant le titre même de
la dernière nouvelle du recueil, « Le chancemeur », un terme qui paraît dans
un café et les habitants du pays se demandent si ce n’est pas « du chinois ce
machin ? » L’étranger dans cette scène inattendue corrige cette supposition
ainsi : « C’est de l’arabe monsieur. Il s’agit là d’un mot rare, hors d’usage
depuis bien des décennies ! » (144).
En temps voulu
Un homme a perdu une femme dans la nouvelle intitulée « Monna
Lisa » et il en est bien inquiet lorsqu’il en parle au commissariat de Tunis.
La femme en question a décidé de fuir et les agents ont eu du mal à la
suivre :
La nuit durant, ils durent pourchasser la fugitive, la traquer dans
les rues, les venelles et les impasses de la Médina où elle les avait
sciemment entraînés. Sans se donner la peine de courir, sans se
presser le moins du monde, elle leur glissait entre les doigts au
moment où ils croyaient l’avoir enfin coincée, s’éloignait de
quelques centaines de mètres, puis s’arrêtait, bien en vue, son
sourire ambigu, étincelant comme un astre, sur ses lèvres pourtant
sans fard et se mettait à feuilleter un gros magazine. (85)
La femme a su profiter de la structure urbaine de cette ville :
« Commissaire, vous savez très bien que Tunis est un véritable labyrinthe ! »
(87). Mais l’homme n’est pas sûr qu’elle sache ce qu’elle fait dans ce lieu
compliqué : « N’empêche que mon trésor risque de s’y perdre à jamais, se
plaignait Si Ezzeddine. La pauvre petite ! » (87).
Bien entendu, la femme qui fuit n’est rien d’autre que La Joconde, un
dessin qui a décider de « déserter son cadre et de se perdre dans les rues de la
ville » (91). La fuite « d’un tableau pas comme les autres, qu[i] marchait
comme une femme, une vraie, surtout la nuit, qu’il était très vieux et que,
pour cela, il coûtait énormément cher » de donner aux hommes l’occasion de
discuter du statut de la ville capitale tunisienne. Il y en a qui insistent sur le
fait qu’elle n’est pas entièrement tranquille : « N’empêche que Tunis est un
véritable lieu de perdition pour une âme si pure, insista le lourdeau » (87). Si
quelqu’un insiste : « Notre capitale n’est pas si grande que ça ! », un autre
argumente : « Mais elle est si dangereuse ! » (88). Si quelqu’un dit : « Notre
capitale est devenue un véritable coupe-gorge ! », un autre répond : « Tunis
n’est pas Harlem quand même ! » (87). Si l’homme qui cherche la femme dit
« Je ne me sens pas du tout en sécurité dans cette maudite ville ! », le
3
Hédi Bouraoui. « Fredj Lahouar. Ainsi parlait San-Antonio… Polaroman. Tunis: L’Or du
Temps, 1998 ». LittéRéalité, 11:1, 1999, p. 117.
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Créativité littéraire en Tunisie
commissaire demande, de manière provocatrice : « Vous vous serez mieux
senti à Chicago ? » (93). Les points de comparaison avec des
villes périlleuses aux Etats-Unis sont intrigants ; ils s’ouvrent à une
perspective mondialisée qui marque la plupart des nouvelles dans ce recueil
qui est à la fois terre-à-terre, situé précisément géographiquement et
temporellement, et quelque part ailleurs, en dehors du lieu et du temps, dans
un espace ludique qui ne cesse néanmoins de porter une critique astucieuse
de la politique, de la société, et de la langue.
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BIBLIOGRAPHIE
BOURAOUI, Hédi. « Fredj Lahouar. Ainsi parlait San-Antonio…
Polaroman. Tunis : L’Or du Temps, 1998 ». LittéRéalité, 11,1 (1999), pp.
116-117.
KHATIBI, Abdelkébir. Essais. Paris, Éditions de la Différence, 2008.
LAHOUAR, Fredj. Le Tyrannosaure amoureux. Nouvelles. Sousse, Dar ElMizen, 2007.
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Faouzia BENDJELID
Université d’Oran
Algérie
Création littéraire et esthétique de la forme
dans « The plagieur » de Taoufik BEN BRIK
Dans le champ littéraire tunisien actuel se sont distingués un certain
nombre d’écrivains reconnus par leur production qui suscite l’intérêt du
lecteur et des chercheurs ; nous pouvons citer des noms comme Haymen
Hacen, Hélé Beji, Tahar Bekri, Abdelwaheb Meddeb, Fawzi Mellah,
Mustapha Tlili et d’autres. C’est dans cet espace des écritures actuelles
qu’évolue Taoufik Ben Brik dont la publication d’ouvrages prend de
l’ampleur par sa régularité. Aussi, dans le cadre de cet article, interrogeronsnous son roman, The Plagieur dont la spécificité et les variations de
l’écriture l’inscrivent dans l’écart qui se perçoit déjà dans le titre qu’il
construit sur une incohérence associant la particule « the » et un néologisme,
« plagieur ». Le lecteur comprend bien que le ton est donc donné aux
associations les plus inattendues qui annoncent les perversions de l’écriture
dans ce « roman », tel que mentionné en première page. Le titre anticipe sur
le contenu d’une expérience littéraire axée sur les aspects de l’esthétique du
texte. Or, tout lecteur admet d’emblée qu’un écrivain s’assigne pour objectif
de rendre compte d’expériences réelles ou imaginaires et qu’il se propose de
le faire dans un langage spécifique qu’il partage, à des degrés divers, avec
lui. En d’autres termes, ce que tout lecteur semble attendre d’un roman, c’est
que celui-ci lui propose « une représentation homogène de la réalité à partir
d’un ensemble de descriptions, de dialogues, de monologues réunis autour
d’un ou plusieurs personnages qui vivent des « aventures » (récit, narration),
en un temps donné (temporalité, durée, chronologie) ». Il attend qu’on lui
raconte tout simplement une histoire de façon intelligible. Toutefois, avec
The plagieur, ce « lecteur modèle » est complètement désarçonné, car il se
trouve face à un roman hors-normes, composite, disparate, où le romanesque
prime sur le fictionnel ou le contenu d’une histoire. Ce roman se présente
sous forme d’une texture complexe dans laquelle s’installent dans la
contigüité plusieurs voix narratives aux discours discordants et aux trajets
indépendants. Elles se disent et se racontent sans que la signification ou la
construction du sens soit l’élément essentiel du propos. Dans un contexte
fictionnel des plus intrigants, le lecteur se rend bien compte que l’auteur
affiche alors son entière liberté par rapport à la narration classique, ordinaire.
Le texte se déploie comme un « anti-roman » empreint d’illisibilité et
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Créativité littéraire en Tunisie
d’incohérence. Dans ce cadre-ci, nous essayerons de voir en quoi The
plagieur incarne le type même d’un texte aux décalages narratifs et
énonciatifs tout à fait déroutants pour le lecteur, en quoi et comment le
protocole romanesque issu de l’héritage du 19e siècle, âge d’or du roman, se
trouve délibérément transgressé. Pour cerner cette « esthétique de l’écart »,
nous retenons deux axes d’analyse : il s’agit dans le premier, faillite du
projet réaliste ou radicalités de l’écriture, de déceler la stratégie d’écriture
qui permet de déployer les formes dissidentes qui impriment au récit un
caractère atypique en bousculant du même coup les attentes du lecteur dans
le champ de la réception, donc mettre en évidence et comprendre
théoriquement les mécanismes qui permettent l’émergence du roman en tant
que récit, et dans le second, entre « utopie du langage » et lisibilité, où il
s’agit de dégager l’énonciation du discours, ses formes, ses contenus, sa
confrontation aux élans d’un imaginaire autonome qui refuse de se plier à ce
qui est lisible au plan formel et peut produire du sens.
1. Faillite du projet réaliste ou radicalités de l’écriture
Comment est articulé ce roman et quel contenu véhicule-t-il ? Telles
sont les premières questions que se pose un lecteur qui arrive au terme de la
lecture de ce roman inextricable et provocateur par ses formes
narratologiques qui empêchent l’émergence immédiate du sens, tant les
catégories réalistes de lisibilité, de linéarité, de vraisemblance et de
transparence sont l’objet d’une agression formelle perpétuelle, au rythme
époustouflant. La tension entre lisibilité et illisibilité, entre sens et non-sens,
est opprimante pour celui qui lit.
Variations énonciatives du récit
Ben Brik excelle véritablement dans les variations énonciatives du
récit à chaque page, à chaque paragraphe, voire à chaque ligne. Les dérives
des conventions romanesques classent The Plagieur dans cette catégorie de
récits que Bruno Blankeman nomme : « les récits indécidables » tant
« l’excès de romanesque conduit ainsi parfois à une dissolution de la fiction :
intrigue, personnages, logique référentielle, vecteurs de sémantisation
éclatent, dans une indistinction des imaginaires romanesques et poétiques ».
Pour le comprendre, il faut saisir l’ossature du roman qui sort de l’ordinaire.
En effet, le récit s’élabore en unités narratives autonomes aux multiples voix
énonciatives qui consacrent sa polyphonie. Leur imbrication dans le tissu
narratif perturbe la lisibilité et la linéarité du discours littéraire. Chaque voix
tente de livrer un récit ou un discours où la motivation n’est pas du tout
évidente. Nous pouvons lire dans cette texture les unités suivantes :
Des séquences dialoguées ou une théâtralité du roman : le récit
s’ouvre sur une séquence dialoguée entre des journalistes, décrits
de façon incongrue, « neuf journalistes, six hommes et trois
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F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur »
femmes, habillés de complets et de robes de soirée, étaient assis
autour du bureau de 2TB, chroniquer à El Barrah » (11).
Ils sont engagés dans un débat d’idées dissonant et contradictoire sur le
contenu grivois de « El Korsi El Hazzaz, la chaise qui se balance », roman
d’Amel Mokhtar (écrivaine arabophone), un fait qui perturbe l’actualité. Ces
personnages ne portent pas de nom, mais sont qualifiés juste par leur tenue
vestimentaire ce qui les désincarnent totalement ; le lecteur n’en trouvera
aucune autre identification qui soit proche de la réalité : « Le costume noir »,
« la robe immaculée », « le costume froissé », « le costume bon
marché », « le costume délavé », « la jupe courte », « le pantalon serré ». Le
chroniqueur du journal n’est autre queT2B, initiales de Taoufik Ben Brik ;
cet effet stylistique est en fait l’intrusion de l’auteur dans son texte. T2B
s’intéresse au personnage du « Plagieur », ou mieux : « le plagiaire alias le
Plagieur » (13). Cette représentation du personnage n’est pas étrangère à la
démarche des nouveaux romanciers des années 60 qui gomment le
personnage, son histoire, sa composante psychologique et morale, car
envisagée comme une fabrication de l’imaginaire : « L’écriture, comme
toute forme d’art […] est une intervention. Ce qui fait la force du romancier,
c’est justement qu’il s’invente, qu’il invente en toute liberté, et sans modèle
institué. Le récit moderne a ceci de remarquable : il affirme de propos
délibéré ce caractère, à tel point même que l’invention, l’imagination,
deviennent à la limite le sujet du livre ». Dès l’incipit, nous saisissons bien
que le personnage-héros du roman est l’écriture, la création littéraire, thème
qui traverse tout le roman. La distribution du dialogue des journalistes se fait
par bribes, car elle réapparait subrepticement à plusieurs reprises avec
d’autres thèmes aux voix qui manquent d’harmonie et de cohérence (11-14,
68-70, 112-113) ; il se réinstalle en fin de roman en lui donnant son côté
d’inachèvement. Cet aspect de l’écriture semble mettre en évidence une sorte
de théâtralité du roman qui se perçoit dans la dispersion des voix et la
dislocation du propos qui annulent toute possibilité coordonnée d’un
échange (une technique privilégiée par le théâtre de l’absurde). Nous
retenons quelques fragments de l’incipit :
- Je déteste Amel. C’est une pute. Elle parle de sexe plus que moi
et tous les hommes réunis. Une femme ça… dit le costume bon
marché.
[…]
- Ça y est, merde ! Bagdad est tombée sans résistance, dit le
costume collé à la télé. […]
- Allô… Allô… Le plagieur… Le plagiaire ? Le plagiaire ou le
plagieur ? Le plagieur, ça n’existe pas, répond au téléphone T2B.
(12)
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Créativité littéraire en Tunisie
Le récit biographique éludé ou déréalisé : c’est une autre unité narrative
qui constitue une rupture dans la linéarité ; elle interrompt l’espace textuel
théâtralisé pour précipiter subitement le lecteur dans une narration à la
première personne ; le foyer d’énonciation est T2B ; il s’identifie dans le
roman : hésitant sur son âge, « 40 ans « (90), « 43 ans » (110), il affirme
peser « 96 kilos » ; il combine deux activités, le journalisme et l’écriture
romanesque. « Journaliste, je peine pour confectionner un petit billet. Je dois
trimer comme un Sénégalais pour pondre un papier » (89), reconnait-il, tout
comme il a le projet d’écrire un roman ayant pour titre Les Chiens. Les
Chiens revient très régulièrement dans la narration, c’est le roman à venir :
« Pour Les Chiens, ce titre de roman que je trimballe depuis dix ans […],
tout ce que j’avais, c’était ceci : des chiens, fils de chiens, se révoltent contre
les hommes pour leur faire payer la vie de chiens qu’ils leur font mener »
(46). Le récit se fait dans l’inachèvement. Ce qui est clair, c’est que la
narration n’arrête pas de jouer sur les ambiguïtés, de se faire dans les jeux du
langage et les contradictions, une volonté d’user de l’opacité narrative et
d’égarer le lecteur. Foyer d’énonciation, ce « je » narratif se propose d’écrire
la biographie de son fils Ali dans un brouillage du propos :
Ça y est. C’est dans les jours qui viennent. J’ai promis un livre. Je
ne l’ai pas. Il ne vient pas. Je l’ai promis à qui ? À personne ? Pas
à moi en tout cas.
- Ça va ?
- Je suis sur un livre.
Mieux qu’un « ça va » ou « un ça ira… » Ta boulimie, la famille,
la guigne, on s’en fout. Du livre aussi. Je suis à court d’images.
Là, maintenant, je n’ai que l’historiette de mon fils Ali à étaler »
(21)
Mais l’« historiette » (récusation de la notion d’« histoire ») d’Ali n’est
pas écrite, ne connaît pas de développement. Le narrateur choisit d’exposer
son point de vue sur l’écriture en général et sur le plagiat en particulier. Le
récit biographique laisse place à une réflexion critique dont l’objet est
l’écriture. Ajoutons qu’un récit autobiographique prend place dans lequel
s’infiltre un semblant de fiction familiale enrobée, de doute, de
contradictions, de singularité. Ali est interpellé par le narrateur (son père) qui
se raconte, et à plusieurs reprises locuteur et énonciateur, destinateur et
dentinaire se confondent dans le texte. De quoi laisser le lecteur
complètement pantois. Biographie et autographie se croisent dans une
narration qui les détourne de leur objectif premier, aucune ne se déroule avec
sérénité ; l’écriture se fait dans le déchirement des mots et des formes.
Le récit en marge : ce qui est surprenant pour le lecteur est que se
déploie en notes et sous notes des plus confuses en bas de page ; les propos
qui s’amplifient, gagnent presque toutes les pages, dans un véritable délire
par moment. Leur objectif est de dévoiler le rapport de l’agent spécial Ben
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F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur »
M’Barek qui mène une enquête sur le « plagieur » ; son rapport est mis à la
disposition de T2B qui « était en train d’écrire la pathétique histoire de la
capture du plagiaire fou, dit le Plagieur » (14 ) ; ce personnage et ses
acolytes « avaient dévalisé la bibliothèque nationale, la librairie El Moez,
visité Claire-Fontaine et El Kitab […]. Le plagiaire fou avait compris que
piller un livre rapportait plus que de dévaliser une banque […]. D’après ses
aveux, le plagiaire fou […] préférait la réécriture à l’écriture » (14-15). En
réalité, ce fait divers insolite sert de tremplin à l’auteur pour afficher sa
vision de l’écriture. L’écrit rejeté à la marge, a été exploitée par les auteurs
du roman moderne en France. Leurs pratiques expérimentales et
textualisantes qui dominent la scène littéraire à la fin des années 70 sont
parvenues à leurs extrêmes limites. La notion même de « roman » s’y est
perdue au profit de celle, plus générale, de « texte ». Ces écrivains usent
alors de « collages d’emprunts compliqués de notes de bas de page […] se
subdivisent en sous-notes, elles-mêmes proliférantes ».
Ainsi défaite, sans transition, sans liens, la texture narrative mélange
les genres. Bien plus, elle est rendue plus complexe par l’injection de
multiples fragments de poésies, de chants populaires, de chansons anciennes,
de contes, de légendes, de citations (Malcolm Lowry, p. 28 ; Frederico
Fellini, p. 42 ; Flaubert, p. 47 ; « les anciens » pp. 41-42, de résumés (Mme
Bovary mais histoire réinventée, pp. 16-17)... À cela, s’ajoutent des
références innombrables à des auteurs et penseurs, de simples allusions
(Proust, Marquez, Elia Kazan, Georges Lucas, J.M.G. Le Clézio, Kamal
Yachar, Yukio Mischima, Steinbeck, Mohhammed Dhib, alain Storma,
Nikos Kazantzaki, Dostoïevski, Aboul Kacem Chebbi, Mahmoud Messaâdi,
Béchir Khraief, Shakespeare, Balzac, Javier Cerca, Michael Cunnigham,
Paco Ignacio Talbo II, Ibn El Moukafaa, Dante, Homère, Ghania Mouffok,
Edward Saïd…, à des personnages de fictions notoires (Emma Bovary,
Gargantua, Don Quichotte, Raskolnikov, Anna Karénine, Nastasia…), à des
titres de romans (cent ans de solitude, La Mer de la Fertilité, Les frères
Karamazov, l’Ombre de l’ombre, les Soldats de salamine …). Le renvoi est
également fait à des acteurs et cinéastes (Woody Allen, Akira Kurosawa,
Toshiro Mifune, MCMurphy, Charlie Chaplin, Vittorio de Sica, Paul New
Man, Francis Ford Coppola, Youcef Chahine, Almodovar, François
Truffaut…), à des titres de films (La Forteresse cachée, Dr Jekyll & Mr
Hyde, Dracula, Jurassik Park III, Rambo VI, Luke la main froide, les
Nouveaux monstres…). Les noms de personnalités tunisiennes ne manquent
pas à ce tableau nominatif foisonnant, étourdissant, littéralement envahissant
(Néjib Hosni, Gilbert Naccache, Moncef Marzouki, Sihem Bensedrin, Hédi
Sassi, Ben Ali, Heddi Nouira…). La fonctionnalité de l’intertextualité dans
ce type de récit atypique, devient un système de références internes à
l’œuvre, qui la construit, la charpente en témoignant de la culture de l’auteur,
de sa formation, du monde dans lequel il vit. C’est du « roman cultivé » dont
il est question et qui embrasse dans certains cas les domaines du savoir pour
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Créativité littéraire en Tunisie
en rendre compte très furtivement ; la mémoire du patrimoine culturel
universel et la mémoire cognitive deviennent l’objet du roman : surtout d’un
héritage culturel. Ces romanciers sont des lecteurs. Dans leurs phrases se
glissent des allusions, des réminiscences d’autres livres. Parfois, cela tient du
pastiche (imitation) mais l’œuvre jamais ne s’y arrête. Cette culture est
toujours l’objet d’une réappropriation au profit de l’œuvre elle-même. Pour
quelques-uns, l’autonomie de l’œuvre est capitale […], pour d’autres, la
culture est l’objet du roman : qui la recherche en découvre des pans oubliés,
au besoin les invente et se prend à leur vertige.
Les exemples du répertoire culturel volumineux et excessif, dont nous
avons relevé quelques bribes infimes plus haut, sont puisés dans la culture
universelle sans aucune expansion textuelle qui puisse relever d’une
érudition ou d’un savoir encyclopédique. La fragmentation du texte littéraire
montre un roman : aux prises avec la dispersion, la discontinuité par
collage […]. Le roman se donne pour ce qu’il est peut-être, au fil des
siècles : le réceptacle du monde et de son chaos, ou la littérature désespère
de trouver un fil conducteur. Car cette performance est aussi un éloge de
l’écriture qui rassemble le divers.
Ce trait caractéristique du roman contemporain rassemblant des
fragments les plus hétéroclites instaure une quête de tout ce qui peut rappeler
les acquis de l’homme à travers l’histoire des idées et s’occupe donc de
préserver un patrimoine mémoriel et spirituel dans le cadre du dialogue des
textes. Cela pourrait être lu également comme un appel à la cohabitation des
hommes dans la diversité de leurs cultures, bien différentes les unes des
autres ; il s’agit en fait de célébrer l’esprit humain dans ce qu’il a de noble :
la création, l’inventivité, l’art, même si cela est fait de façon très
évanescente.
Nous comprenons bien, finalement, que l’imbrication de l’ensemble de
ces mécanismes d’écriture que nous venons d’analyser dans le roman de Ben
brik, mettent beaucoup plus l’accent sur le jeu parodique de l’écriture que
sur la transitivité du message qui semble n’avoir aucune priorité. C’est
des « arts du roman » dont il est question, le travail artistique sur les formes
ludiques du langage, ses associations incongrues, ses combinaisons
inhabituelles, son agencement de segments épars provocateurs, ses
désarticulations formelles, ses phrases décousues, créent la surprise chez le
lecteur qui a du mal à désigner un sens : « Cryptés, allusifs, ces romans
s’offrent à une autre lecture, métalittéraire, une ironique allégorie de
l’histoire du genre ». Dans The Plagieur, Ben Brik renoue avec un procédé
romanesque, né avec les nouveaux romanciers et l’ère du soupçon, qui
installe la réflexion sur l’écriture romanesque au cœur de la création
fictionnelle qu’ils héritent d’André Gide. Ainsi, tous les canons du roman
traditionnel sont-ils évincés pour faire place à un seul héros : l’écriture :
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F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur »
« L’écriture possède – c’est un fait établi – une certaine
autonomie : elle n’est plus l’accessoire du texte, mais devient
l’objet principal, prenant la place du récit ».
L’écriture devient objet du discours de Ben Brik, explicitement
circoncis, il traverse tout le roman ; en effet, la seule préoccupation du
narrateur est de proposer au lecteur sa vision de la création littéraire en
général et du plagiat en particulier. Pour le narrateur/auteur, l’écriture ne
peut se concevoir en dehors d’une quête et conquête de liberté dans
l’expression et donc le rejet de toutes les contraintes conventionnelles
inhérentes au genre romanesque. Leur respect irait à l’encontre de sa quête et
étoufferait la possibilité d’innover, tout en réduisant le pouvoir de
l’imaginaire créatif par le langage, dans ses banalités (« celui de la rue »),
ses registres le plus variés et les plus inattendus :
L’écriture : nécessité de sortir du ghetto du langage enfermé,
nécessité de chercher un langage multiplié comme l’est celui de la
rue, avec ses personnes passagères, qui s’entrechoquent,
s’entrecroisent, s’arrêtent, discutent, se reflètent l’une dans l’autre,
essayant de rapatrier la parole de l’exil, nécessité de s’enraciner
dans les lopins de vie, dans les formidables réceptacles
d’imaginaire qu’ils connaissent. (25)
Procédant d’une récusation du réel et de l’esthétique du reflet,
l’écriture est une invention, non la copie fidèle d’une réalité quelconque,
c’est l’écriture qui invente le réel :
Je devrais me passer de la béquille du réel, car un écrivain n’écrit
jamais sur ce qu’il connaît, mais précisément sur ce qu’il ignore.
(42)
L’énonciateur cite Frederico Fellini dont la parole intervient en tant
qu’argument d’autorité pour signifier que le réel n’est qu’illusoire, l’œuvre
d’art le transforme, le transpose en « mensonge » :
Je ne peux pas nier que je suis né à Rimini, mais le vrai Rimini
s’est éloigné et a été remplacé par celui qui figure dans mes films.
Cette déconstruction me semble appartenir bien plus à ma vie que
le Rimini qui existe topographiquement. En somme, je suis un
grand menteur. (42)
L’écriture du personnage dans la fiction est également abordée pour
mieux définir ses contours. Ainsi, le personnage est-il l’émanation d’une
construction de l’esprit et l’enjeu des effets de style, de la rhétorique, voire
de la beauté du langage et ses métaphores :
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Créativité littéraire en Tunisie
J’aurai du mal à meubler ce roman avec des personnages en chair
et en os. Le décorer avec la lumière du jour, le saupoudrer
d’odeurs, de dialogues, de bruits et de fureurs. (32)
Dans ce sens là, le narrateur ne fait que confirmer sa revendication
d’une écriture affranchie, hors normes, contestant « les ingrédients usuels de
la taxidermie romanesque : le personnage, l’histoire, la vraisemblance, le
primat de l’idée, conformiste ou contestataire ». Pour justifier que l’écriture
est avant tout un art, façonnage, composition ou agencement, le narrateur
établit un rapprochement avec le travail, tout artistique, qui s’effectue avec
dextérité par des artistes sous un chapiteau ou par une couturière ; la
métaphore s’écrit sur accumulation de termes (substantifs ou verbes) et sans
transition, partant du fait que le langage précède tout écrivain, qu’il en est le
libre héritier pour édifier son texte romanesque ; l’art se réduit à une magie ;
écrire c’est faire dans le beau :
Tous les écrivains écrivent le même livre […]. Ils te dressent un
chapiteau, font circuler à une vitesse vertigineuse des phrases
domptées, des jongleurs, des trapézistes, des chevaux et de la
magie […]. Ils te facilitent la lecture. Ils balayent devant ton
perron, desserrent les nœuds, gomment les coutures, aplatissent les
bosses, cachent les entorses. Ils n’encombrent pas leurs espaces.
Gagnent de l’espace te laissent les virgules flâner. Un feu
d’artifices. (46-47)
En somme, cette vision de la poétique préside à l’écriture du roman The
Plagieur qui s’affiche au lecteur dans des formes autonomes, délivrées qui
ne prennent pas en considération l’intelligibilité et la cohérence du discours
littéraire. Elle se trace ainsi ses propres limites puisqu’elle incommode,
rebute et met à mal le lecteur. Mais le désir de renouvellement, de
distanciation est bien moins nuisible qu’il n’apparait puisque c’est par cette
pratique, qui met en avant la littérarité du texte, que l’écrivain envisage
sérieusement établir sa relation au lecteur, l’inviter à lire l’insolite, à
réfléchir, à remettre en cause, à critiquer, à évoluer : « Combien même le
roman se fait abscons ou semble se refuser à la lisibilité, c’est encore un
choix qui implique un certain rapport à l’autre, que l’on veuille l’ignorer, le
séduire, le troubler ou le faire réfléchir ». Il s’agit bien dans cette optique de
faire participer l’autre à l’évolution des idées et de l’esprit en se libérant du
cliché, et du stéréotype accrédités comme normes par la tradition. En
somme, tenter de lutter ensemble contre le dogmatisme par une libération
intellectuelle. C’est dans cette optique, que Ben Brik assume un discours
particulier sur le plagiat ; sa position relève d’un plaidoyer qui bouscule les
idées reçues. Quelle perception apporte-t-il de cette rhétorique du discours ?
Quels en sont ses arguments ?
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F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur »
Poétique et plagiat
Le récit du Plagieur, ce « fou du paragraphe », « ce voleur de
paragraphes », « ce fauteur de trouble » (17) est recherché par la police et
dont le journaliste T2B tente d’écrire un article à partir du dossier que lui a
remis par l’agent spécial Ben M’barek : « il lui a refilé le dossier, ça va faire
plus d’un an : 20 boîtes, 3224 livres, 543 heures d’écoutes téléphoniques, des
kilomètres de télécopies, des cartons de coupures de presse, 77 cassettes
vidéo, et un amoncellement de rapports rédigés par les voisins, les cousins,
l’épicier, le cafetier, le vendeur de journaux… » (Note de bas de page, p.
21). Ce fait divers curieux, étrange fait partie de la réflexion sur l’écriture
introduite par l’auteur. Cet évènement n’a pas de suite ni d’itinéraire ; il reste
confiné dans les notes de bas de page qui se perdent parfois dans un discours
des plus déliriels. Le plagiat est présenté comme un procédé d’écriture
incontournable puisque, comme le pense Bakhtine, il n’y a pas l’Adam du
langage ; seulement le plagiat se doit de recomposer dans le renouveau de la
littérarité ; un « recyclage » comme promoteur d’une nouvelle poétique :
Pour le voleur de paragraphes, la vie est un songe et les songes ne
sont que des songes. Comment inventer dans un univers où il n’y a
rien de neuf sous les soleils depuis Salomon ? Le plagiaire peut
mieux dire : « je recycle ce qu’il y a, je n’invente rien ». (21)
Dans cette plaidoirie du plagiat, il est fait une grande place à la création,
à l’invention, à la réécriture ; plagier n’est pas copier passivement, car « le
Plagieur » est un artisan menteur fabricant- de fables » (note p. 55). Bien
plus, plagier devient un jeu de l’écriture et celui de l’avènement d’une
poétique qui enracine la beauté dans le texte ; pour se dire, le propos du
narrateur manifeste de nombreuses métaphores, les unes sont
sémantiquement singulières alors que d’autres rappellent le jeu d’échecs :
Le plagiaire est une poche de paragraphes, une bouche édentée, où
se dressent en même temps des phrases incisives, un gouffre qui
s’alimente du mieux dire. Dans sa caboche trottent des
paragraphes Rois, libres dans toutes les directions. Des
paragraphes Reines qui ne s’écartent jamais de leurs couleurs. Des
Cavaliers qui se déplacent sans dessein retors. Des Tours en
première ligne et des Fous pour la contre-offensive. (pp. 20-21)
Le narrateur rêve d’écrire un livre à partir des « gribouillages »
remodelés de certains auteurs illustres. C’est par le rêve que se déploie
l’écriture qui finit par conquérir son sens le plus noble : « Ah ! Si tous les
auteurs me donnaient leurs gribouillages, je les récrirai et j’en ferais un livre
monumental. Il y a certainement de belles pages froissées et jetées de
Hemingway, Hugo, Kafka… » (53). Pour lui « Calquer un livre c’est lui
donner une longue vie » (50). Une sorte de devoir de mémoire pour
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Créativité littéraire en Tunisie
immortaliser les auteurs, actualiser leur dire à travers les siècles et les temps.
De ce genre totalement éclaté, quelle lecture pourrait-on faire au niveau de la
structure profonde du texte ? Comment déceler la lisibilité au niveau du
discours ?
2. Entre « utopie du langage » et lisibilité
Il n’en demeure pas moins que le lecteur peut extirper, de ces structures
narratives protéiformes du genre, une thématique récurrente mais disséminée
dans le texte. Car il est entendu que l’auteur prend pour principe qu’un texte
doit fonctionner dans le sens d’une perturbation de toute forme de lisibilité.
La lisibilité et le sens quêtés par le lecteur sont sans cesse piégés, détournés,
amoindris par l’imbrication et l’association de structures invraisemblables,
car sans lien sémantique. Dans sa tentative de réaliser son autobiographie,
T2B aborde quelques thèmes sans se départir d’un certain brouillage comme
principe fondateur de son propos. Leurs contenus sont livrés de façon
originale et inattendue et nous retenons l’idée que « la désintégration du
langage ne peut conduire qu’à un silence de l’écriture » ou comme le pense
Roland Barthes : « le texte a besoin de son ombre : cette ombre, c’est un peu
d’idéologie, un peu de représentation, un peu de sujet […] : la subversion
doit produire son propre clair-obscur » ; ainsi peut-on retenir quelques
données thématiques redondantes qui n’échappent pas à une lecture
immédiate, somme toute vigilante, dans « l’utopie du langage ».
La représentation de Tunis est un thème qui occupe et préoccupe
l’esprit de l’instance d’énonciation. Cet espace dans lequel il évolue apparait
selon deux perspectives à valeur descriptive : T2B, fait part au lecteur de sa
déception de voir Tunis refléter un lieu effondré par l’effet de l’exode rural,
une ville « où les ouvriers travaillaient quelques heures par semaine,
essayant de ne pas oublier leurs origines paysannes » (38). Précarité, sousemploi, chômage, déracinement, paupérisation, tels sont les conséquences du
déplacement des populations vers la capitale en quête d’un espace viable ; la
dégénérescence des mœurs la transforme en lieu « bucolique » : « Les
populations d’origine rurale s’appropriaient les rues. Le vin […] sortait
timidement à l’air libre. Mendiants, pères de famille ou amoureux éperdus se
transformaient en ivrognes » (38). De fait, le narrateur fort du sentiment
d’être étranger à sa ville (« On avait perdu pour toujours Tunis », p. 36) part
à la quête du passé de Tunis, celui d’un âge d’or ; la ville devient l’objet d’un
discours mythique dans une errance à travers l’espace pour retrouver les
traces d’un passé qu’il affectionne tout particulièrement, « Je te fais un
voyage à travers les hommes » (33), surgit alors la mémoire de gens simples,
du quotidien, connus autrefois, « monsieur Abdallah, le petit gros
boulanger » (33), « monsieur Lakhdar, le maître réparateur des tournedisques » (34), « monsieur Mahmoud, le beau professeur du lycée Bab El
Khadra… » (34). Inaccessible, Tunis devient alors le lieu d’un fantasme dans
une divagation langagière et un vagabondage de l’écriture : la ville est
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F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur »
assimilée à Berlin, mais le Berlin tel qu’il existe dans le conte merveilleux et
fantastique :
Tunis n’est pas Tunis. Pas de bas-fond. Pas de pègre. Un nulle
part. Ce n’est pas un roman noir, un film policier. Elle vit la paix
bucolique des villes saoudiennes. Je n’ai pas mon Berlin. Je l’aurai
autrement. (39)
- Donnez-moi un rêve pour que le donne à un Roi pour qu’il me
donne la main de sa fille, la moitié de son royaume et son
Berlin. (39)
Ce thème s’amplifie dans la contigüité d’un autre : l’exil. Il reste
synonyme de dépression, d’égarement identitaire, de perte de tous les
repères :
Des gens de Paris, d’Alger, du Caire, de New York me disent : ta
place est parmi nous. Qu’est-ce-que tu fous, là-bas, à Tunis ? […]
Dès que je débarque à Orly, j’ai envie de chialer. Je cherche ma
mère, mon père, mes frères, mon épicier, mon coiffeur, mon
cordonnier, mon couturier, mon boulanger. (98)
L’exil c’est aussi un puissant sentiment d’être étranger, dans
l’insécurité, marginalisé ; le langage désarticulé trouble toutes les données du
réel : l’écrivain de langue française ne sait plus communiquer dans une
société où il devient la cible potentielle de l’extrémisme, la discrimination, le
racisme :
Les gens sont blancs, parlent blanc. Je les évite. […]. Je me sens
poursuivi, pris en chasse. Ils sont chez eux. Ils ont des cousins, des
voisins et des chiens. Pas mes chiens à moi, de mon roman, Les
Chiens, qui peuvent se liguer contre moi. À Paris, je ne suis qu’un
réfugié, quelqu’un n’ayant qu’une connaissance rudimentaire du
français, qui essaye désespérément d’exprimer un besoin sans
connaître la phrase adéquate. (98)
Tunis, et par association d’idées, c’est aussi l’évocation de l’enfance.
L’enfance de son fils, Ali, se confond avec celle de tous les enfants dont les
parents subissent l’oppression et l’injustice et qui les supportent à leur tour
par « procuration ». Le récit biographique annoncé, son « historiette »
projetée se trouvent déviés de son objectif. Ce procédé de généralisation du
discours est illustré par des noms issus du réel, comme « Jihad, le fils de
Néjib Hosni », Slim, le fils de Gilbert Neccache », « Douraïd, le fils de
Mohamed Hédi Sassi » « Ziad, l’aîné de Siheme Bensedrine » (30). Cette
enfance, ayant enduré « la déprime, le refus de l’appétit, la rêverie, la labilité
de l’humeur, le mensonge, le vol, la violence, l’absence » (30), est très
proche de celle qui peuple les fictions, née de l’imaginaire d’auteurs
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Créativité littéraire en Tunisie
illustres ; réel et irréel se confondent dans une narration surprenante : « Et
tous les autres. Tous les Kolia Krassotine, l’enfant que Dostoïevski a enfanté
pour pleurer Aliocha […] Kolia, l’ancêtre de tous les « Kid » de Charlie
Chaplin, de Vittorio de Sica, d’Elia Kazan, de J.M.G Le Clésio, de
Mohammed Dib… » (30-31). L’énonciation de ces faits, ainsi analysés,
affiche le glissement de l’univers du réel vers celui fictif opéré par le foyer
d’énonciation ; la jonction est de nature analogique. Dans l’ensemble, le récit
de vie de T2B propose une variété de thèmes soutenus par des associations
qui marquent des disparités sémantiques.
Il faudrait souligner que d’autres thèmes sont abordés par l’auteur ; ils
sont représentés dans des situations narratives portant sur la violence
policière, des scènes de répression, un attentat sanglant à Bagdad, et bien
d’autres. Et constamment, l’écriture s’emporte dans des envolées verbales ;
l’imaginaire de l’auteur précipite le lecteur dans un contexte distancié du réel
où le sens est maintenu sous la pression des jeux du langage, leurs
ambiguïtés, leurs opacités, leurs contradictions, leurs indécisions. Ces
mécanismes de l’écriture abolissent ou masquent toute vraisemblance.
Dans ce roman, tous les mots concourent à miner le sens ; « écrire […]
c’est résister » (72), soutient Ben Brik ; nous comprenons bien que cette
thématique illustre le parcours de l’auteur dans son long et ardent combat de
journaliste, en Tunisie même, pour le triomphe d’une presse indépendante, la
liberté d’opinion et les droits de l’homme sous le régime du président Ben
Ali, déchu de son pouvoir par la toute récente Révolution populaire, en
janvier 2011.
Nous venons de montrer, de manière non exhaustive, que The Plagieur
est confectionné d’une matière particulièrement dense. Ben Brik opte pour
une écriture de la démesure qui se déploie dans des distorsions formelles, des
ruptures sémantiques, une autonomie énonciative en vue de sortir du
« ghetto du langage », des règles, des schémas traditionnels du récit. Il
privilégie le pôle inventif en s’investissant dans des formes qui détruisent
l’illusion référentielle et en prônant l’intransitivité du discours littéraire. Son
roman verse dans la dérision. La littérature et ses procédés d’écriture
deviennent questionnement et remise en cause. Cette libération du dire de
l’écriture contestée et contestataire réduit la lisibilité du texte et nécessite
une mobilisation attentive du lecteur, de sa connaissance des textes, de leur
histoire. L’auteur, qui choisit de mettre en avant le fait romanesque sur le fait
fictionnel, bâtit dans l’innovation poétique qui étonne et déconcerte le
lecteur par ses audaces narratologiques. Ce modèle générique s’inscrit dans
l’une des tendances actuelles de la fiction qui s’écarte du roman de grande
consommation et ses banalités et fait fusionner « fonction poétique et
« fonction critique » :
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F. Bendjelid – Création littéraire et esthétique de la forme dans « The Plagieur »
Aujourd’hui, le problème de la finalité littéraire ne se pose
plus […]. Il est établi que, maintenant, le texte littéraire est
autonome, qu’il construit son propre univers, y organise son
système de références. De ce fait, la littérature ne dissocie plus
l’acte d’écriture, du questionnement qu’il suscite. On ne sépare
plus fonction poétique, au sens de création, de fonction critique,
c’est-à-dire réflexion sur sa propre élaboration ».
Dans ses réflexions, M. Kundéra s’inquiète sur le devenir du roman
contemporain, et exactement de l’éventualité de son extinction, sa mort s’il
continue dans cette voie :
Est-ce que cela veut dire que, dans le monde « qui n’est plus le
sien », le roman va disparaître ? Qu’il va laisser l’Europe sombrer
dans l’oubli de l’être » ? Qu’il n’en restera que le bavardage sans
fin des graphomanes, que des romans après l’histoire du roman ?
Je n’en sais rien. Je crois seulement savoir que le roman ne peut
plus vivre en paix avec l’esprit de notre temps : s’il veut encore
continuer à découvrir ce qui n’est pas découvert, s’il veut encore
« progresser » en tant que roman, il ne peut le faire que contre le
progrès du monde.
Cette évolution du roman est irrémédiable, car elle répond à un besoin
de l’homme moderne qui tente de se situer par rapport à l’esprit de son
propre temps, de son propre siècle. Il reste que, pour ce genre de roman, le
champ de la réception se rétrécit indubitablement. Mais, objectivement, le
Maghreb peut-il isoler sa création romanesque des tendances littéraires
universelles et d’une « littérature-monde » mutantes qui reflètent un état
d’esprit, une étape et une histoire des hommes auxquels appartiennent les
auteurs maghrébins ? Et le lecteur bien entendu.
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Créativité littéraire en Tunisie
BIBLIOGRAPHIE
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Robert ELBAZ
Université de Haïfa
Israël
Vers un roman de la totalité :
Waltenberg de Hédi KADDOUR
S'il est des œuvres uniques et essentielles, des œuvres qui réinvestissent
l'Histoire en élargissant notre conscience du monde, des œuvres qui
redéfinissent nos modes d'expressions romanesques, Waltenberg1 de Hédi
Kaddour est bien de celles-là, qui renouvelle le rapport intime entre le réel et
le fictionnel, le texte et le contexte, le littéraire et le social. Waltenberg est
un roman pluriel où quasiment tous les sous-genres romanesques
s'évanouissent : roman d'espionnage, roman historique, roman d'aventures,
roman réaliste aussi qui combine le reportage journalistique, le roman
philosophique, le roman d'amour, etc. Il ressortit aussi au politique dans son
sens le plus large ; il y va aussi d'un dialogisme et d'une polyphonie des plus
complexes sans pour autant menacer l'intégrité textuelle et la trame narrative
du récit qui avance parfois même en filigrane. En bref, un roman où tout se
tient et malgré la longueur du texte tous les éléments y sont fonctionnels.
Ainsi le lecteur ne perd jamais le fil de la trame narrative. Cette trame
qui est renforcée par un processus de répétitions très subtil. Les événements
sont souvent repris parfois par le même protagoniste parfois par d'autres ; et
dans cette visée imbricationnelle, non seulement l'événement est repris, mais
il est de plus en plus approfondi, surtout quand le lecteur est exposé à
plusieurs lectures de ce même événement par des protagonistes différents. Et
ceci a trait à cette technique narrative des plus complexes dont Kaddour fait
usage, puisque la continuité du récit n'est plus garantie par une seule et
unique séquence linéaire, comme on la pratiquait dans le roman réaliste
classique, mais justement par plusieurs trames qui se chevauchent et
s'interpénètrent, en conformité avec la complexité et la pluralité du moindre
événement. De là, le dialogisme et la polyphonie, qui parfois même borde la
cacophonie, inhérents à ce roman.
Tout événement, nous suggère Kaddour, est par définition sériel, car il
ne peut jamais s'épuiser. Non seulement pour la même conscience qui le vit à
des moments différents dans le temps de façons différentes, mais surtout
lorsqu'une pluralité de consciences variées s'y mesurent tout à tour, ces
consciences qui sont perpétuellement en dialogue les unes avec les autres - et
1
Hédi Kaddour. Waltenberg, Paris, Gallimard, 2005. Les citations tirées de ce roman sont
indiquées par des chiffres placés entre parenthèses.
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Créativité littéraire en Tunisie
ce n'est pas pur hasard que la plus grande partie du roman soit constitué de
dialogues, parfois articulés in vivo par les protagonistes et parfois rapportés
par l'un des narrateurs ou ce narrateur-témoin, qui témoigne de tout ce qui se
passe dans le récit - pour le bénéfice de l'élargissement de la vision du
monde du lecteur. Et même un petit événement banal dans cette
monumentale fresque qu'est Waltenberg, tel que la mort d'un Beria, par
exemple, se retrouve complexifié, puisqu’au bout du compte nous avons
affaire aux sept morts de Beria : Beria aurait donc connu pas moins de sept
morts différentes. Au lecteur de choisir celle qui lui est la plus conforme, s'il
ne désire pas lui-même contribuer une huitième version à la série.
L'omniscience narrative est évacuée et la créativité du lecteur est mise à
contribution, puisqu'il peut continuer à étendre les limites de ce monde
fictionnel indéterminé. L'événement est ainsi éclaté et contribue à
l'indécidabilité narrative. Certes Beria est mort, mais le comment de cette
mort ressortit à la narration, qui est la seule voie pour toute conscience de
l'appréhender. Il en résulte que dans l'optique romanesque de Kaddour rien
n'est jamais conclu ou décidé, et tout est donné à une réinterprétation
indéfinie.
C'est d'ailleurs l'une des dernières notes du roman, et nous reviendrons
sur la dimension métatextuelle de ce roman, peut-être la plus importante. Ce
dernier dialogue entre Lilstein, le grand espion de l'Allemagne de l'Est, qui
avait fait les camps de concentration ainsi que les goulags du temps de
Staline, et Philippe Morel, l'historien nommé au Collège de France, cette
taupe qu'on n'a jamais réussi à découvrir malgré les efforts incessants des
services du contre-espionnage français. Dans toutes les rencontres entre ces
deux espions à l'hôtel Waldhaus où toutes les conférences de Waltenberg
étaient tenues, le dialogue prenait une forme de monologue énoncé par - au
point ou parfois nous avons l'impression que le locuteur auquel il s'adresse
est absent-, qui utilisait à tous les coups le pronom « vous ». Cependant, lors
de cette dernière rencontre, c'est Morel qui assume le dialogue et qui entend
faire travailler, à son tour, ce même Lilstein, qui l'avait engagé des décennies
auparavant, pour « refaire le monde » dit-il. Et voici ce qu'il propose à
Lilstein, celui qu'il l'avait formé en tant qu'espion :
Ne pas jeter les mots, au contraire, suspendre, faire attendre les
rimes, les mots, les rythmes, si vous allez trop vite, les gens se
mettent à attendre le moment où vous arrêterez, ils n'écoutent plus,
si vous suspendez ils attendent au contraire chaque petit
événement, ça vous dit quelque chose ce que je raconte ? Ralentir,
faire attendre, l'interprétation comme suspens, oui, c'est la dernière
conférence de Kappler, à Fribourg trois semaines avant sa mort, il
parle de Goethe et du travail de l'acteur dans Faust. (701)
162
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Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour
Deux espions, donc, qui font de la théorie littéraire, -Kappler est le
grand écrivain dans le roman et quasiment tous les protagonistes pratiquent
l'écriture d'une manière ou d'une autre, si ce n'est pas véritablement la
Littérature-, et pour cause, puisque Kaddour, lui-même, adopte cette
technique du faire attendre, étant donné que le roman se termine sur une
suspension sous forme d'une question, les derniers mots du roman, que pose
Morel à Lilstein : « vous auriez quelque chose sur monsieur Kohl ? ». À la
limite, je dirais que cette procédure du retardement, cette technique de la
suspension, on la retrouve tout au long du roman, car les trames narratives se
suspendent les unes les autres et se relayent indéfiniment tout au long du
récit. Ce qui crée un suspens qui nous accompagne dès l'ouverture du roman,
puisqu'il y a un va-et-vient perpétuel entre des périodes différentes, éloignées
dans le temps les unes des autres. Ce qui nous donne, par ailleurs,
l'impression d'un renouveau perpétuel du récit à l'intérieur du texte luimême. Comme nous le verrons plus bas, de toute évidence, ce roman est un
véritable laboratoire de fiction qui articule en synchronie une chaîne
narrative des plus élaborées, mais aussi les conditions de production de cette
même chaîne. Un véritable laboratoire où le procès de production est mis à
l'avant du Texte. Rien n'est donc conclu ou décidé, comme je viens de le
dire, et tout est à reprendre, indéfiniment.
Waltenberg est un roman français à part entière et je dirais même qu'il
renouvelle la pratique romanesque française de ces dernières décennies si ce
n'est que parce qu'il nous montre, avec force détails, comment des
consciences individuelles se mesurent avec leur destin historique, comment
elles sont prises dans l'Histoire et, de ce fait, Hédi Kaddour est un écrivain
français à part entière. Le fait qu'il soit né en Tunisie en 1945 n'en fait pas un
écrivain maghrébin. Ou si l'on insiste sur sa maghrébinité, étant donné qu'il
pratique la langue arabe, et qu'il est traducteur littéraire de cette langue parmi
d'autres, c'est que cette maghrébinité est le produit d'un processus historique
irréversible, qui manifeste ce moment particulier où la conscience colonisée
bascule dans l'espace culturel du colonisateur, où la conscience narratrice du
colonisé s'accapare de l'espace discursif du colonisateur et y apporte une
nouvelle optique. Et la question du choix linguistique de l'écrivain ne se pose
plus, tout comme pour les écrivains beur de notre génération.
Le lecteur averti trouvera dans ce texte non seulement un
renouvellement de la pratique romanesque, mais aussi un renouvellement de
la langue française ou du moins de la rhétorique narrative. Sans aucun doute,
la légèreté narrative de Hédi Kaddour, au niveau de la phrase même, apporte
une souplesse jusque-là inédite au discours narratif du roman français tel que
nous le connaissons. Il y va même d'une pointe d'humour qui nous
accompagne du début jusqu'à la fin du roman. Mais d'un humour qui bascule
vers le tragique, puisque le message global de ce texte ressortit à une critique
dévastatrice du carnage que les humains infligent les uns aux autres, et de
toute la mystification sous toutes sortes de bannières idéologiques qui
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Créativité littéraire en Tunisie
accompagne ce carnage depuis la Première Guerre Mondiale, comme
l'héroïsme, la patrie, la nation, le champ d'honneur, le panthéon, etc. En bref,
c'est une pointe d'humour macabre qui vise l'élargissement de la conscience
lectrice.
Certes, l'on pourrait chercher la dimension maghrébine de ce roman au
niveau des contenus, au niveau du narré. Du point de vue thématique, on
pourrait faire référence aux enfumades, par exemple, dont il est fait mention
dans le texte, cette pratique courante de l'armée française au lendemain du
viol d'Alger en 1860, ou bien à la guerre du Rif, avec les prouesses de Abd el
Krim, le chef de la résistance, qui reviennent à plusieurs reprises dans le
récit. Le journaliste Max Goffard, l'un des protagonistes principaux du
roman, est littéralement obsédé par cette guerre du Rif dont il a fait de
douloureuses expériences, tout en l'amplifiant à chaque occasion qu'elle se
manifeste dans sa mémoire. Chaque fois, de nouveau, des éléments sont
ajoutés au reportage sur cette guerre, la constituant ainsi comme série
ouverte dans la mémoire et l'imaginaire de Goffard. Cependant, ne l'oublions
pas, ces événements qui ont lieu sur le sol maghrébin sont partie intégrante
et intégrée de tous les événements importants qui ont formé la texture
historique du Vingtième Siècle.
Ce roman du siècle court, comme le définit Kaddour lui-même dans une
entrevue télévisée, qui couvre la période 1914-1989, depuis le début de la
Première Guerre Mondiale, avec son caractère tragique et surtout grotesque,
jusqu'à la chute du mur de Berlin, mis à part son côté esthétique et
métatextuel, est là pour témoigner avant tout, pour lutter contre l'amnésie,
pour ne pas oublier les horreurs qui se sont répétées tout au long du
Vingtième Siècle. Le récit s'ouvre sur l'une des dernières charges de la
cavalerie française, sabre au poing, contre des avions et des mitraillettes
allemandes dans une clairière à Montfaubert. Les deux premiers chapitres,
intitulés Monfaubert 1914, nous fournissent tout le contexte du carnage qui a
lieu dans cette clairière, les doctrines militaires, (par exemple : « l'attaque à
cheval et à l'arme blanche, qui seule donne des résultats décisifs, est le mode
d'action principal de la cavalerie ») (59), les formations des dragons dans le
combat, les équipements, en bref, tout ce qui rentre dans l'équation de ce
carnage. Et la scène, elle-même, manifeste la simultanéité et la juxtaposition,
qui défient toute linéarité chronologique, que le texte va adopter du début
jusqu'à la fin du roman. Tout événement n'est jamais singulier et
autosuffisant ; il comprend une infinité de tentacules le reliant à tous les
autres événements qui l'accompagnent dans le temps. Max Goffard, le
journaliste aux grandes oreilles, participe à cette charge insensée, mais le
texte nous renvoie à d'autres réalités, d'autres contextes guerriers. Voici donc
une section intercalée entre des séquences décrivant ce qui se passe dans
cette clairière :
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Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour
Max, plus loin, plus tard, d'autres blessures, dans les tranchées, le
front de la Somme, il voit arriver des fumées brunâtres, à côté de
Max le commandant comprend plus vite que d'autres, repli, en
courant. Quelques hommes ont commencé à tousser, un coup de
vent latéral venu de la mer a sauvé Max, son commandant et leurs
hommes, mais il a fait beaucoup de dégâts un peu plus loin.
C'est une autre guerre qui commence a dit le commandant, il
croyait avoir tout vu en Algérie, vingt ans auparavant, les grottes,
après qu'on avait mis le feu à des bottes de paille devant l'entrée,
les vieux coloniaux appelaient ça chasser le crouillat, une vieille
tradition dans le pays, la fumée, une bonne grosse toux, comme
pour les taupes, cinquante ans qu'ils ne comprennent que ça, les
coloniaux répétant notre Pélissier avait raison, il a eu la paix, une
fois en fond de grotte, une petite faille, un courant d'air, les
sauvages s'y étaient agglutinés, femmes, enfants.
Deux ou trois seulement auraient pu respirer par là, écrasés par les
autres pendant que la chimie du feu de paille transformait les
poumons de sauvages en bouillie de flamme rouge, quelques
hommes avaient tenté de sortir, les fusils attendaient.
« Pas de prisonniers avait dit le colonel, personne, ils n'en font pas
non plus, souvenez-vous des camarades retrouvés avec les choses
dans la bouche, et puis la ferme des Morin, toute la famille, il faut
faire des exemples. »
Le jour où un lieutenant a demandé si les exemples ne devenaient
pas trop nombreux au point que dans le secteur il n'y aurait bientôt
plus personne pour les suivre, il a pris un mois de forteresse pour
insubordination, en fait simple mutation à Paris, car il portait un
nom à six siècles et demi, trop grand pour de la forteresse, même
républicaine.
« C'est pour ça que malgré mon ancienneté je ne suis que
commandant, mon cher Goffard. » (37-38)
Simultanéité donc et juxtaposition des événements ; il s'agit dans cette
section de trois scènes qui s'illuminent les unes les autres : la charge des
dragons à Monfaubert, les attaques au gaz sur le front de la Somme et les
enfumades en Algérie. Tout ceci se passe dans une sorte de monologue
intérieur aux contours flous à l'intérieur de la conscience de Goffard, qui
rapporte un dialogue avec son commandant sur le front de la Somme.
Cependant, un autre narrateur, celui qui témoigne de tout et qui s'infiltre
incognito sur la scène narrative, pénètre ce monologue intérieur de Goffard
pour ajouter une dimension ironique des plus coupantes. Ironie de la
question naïve de ce lieutenant qui constate que les exemples devenaient trop
nombreux et qu'il n'y aurait bientôt plus personne pour les suivre. Ironie
aussi ressortissant à cette soi-disant sévère punition qu'il avait reçue. Car on
ne touche pas aux grandes familles françaises qui portent un nom vieux de
six siècles et demi. En fait, ce n'était pas une punition, mais une simple
mutation et tout est bien qui finit bien. Au bout du compte ce qui a dérangé
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Créativité littéraire en Tunisie
ce fameux lieutenant, qui continue sa carrière militaire sans aucune entrave,
(il est maintenant commandant), c'est le fait qu'il ne soit pas monté de grade
aussi vite qu'il l'aurait souhaité ; il n'aurait pas dû poser cette question
gênante sur cette population qui avait été décimée et qui n'était donc plus là
pour suivre ces exemples.
L'armée coloniale française n'est pas la seule à ne pas être épargnée ; les
Allemands aussi ont eu droit à leur carnage et toujours sur des populations
colonisées. Une autre section, mais cette fois-ci côté allemand, contribue à
amplifier la scène de Monfaubert :
Une voiture au centre du bivouac allemand de Monfaubert attaqué
par les dragons. Une voix domine le combat, un Offizier, qui
hurle, regroupe ses hommes. Il s'est installé sur le marchepied
d'une voiture, il fait tirer par groupes, par directions, par salves,
remettre de l'ordre, l'ordre est la moitié de la vie.
L'Offizier sait se battre, un colonial, il était à Waterberg, en
Namibie, sept ans déjà, les troupes prussiennes contre les Hereros,
toute l'ethnie rebelle refoulée dans la steppe d'Omaheke,
pourchassée de point d'eau en point d'eau.
Et quand il n'y eut plus de point d'eau les sauvages creusaient des
trous de quinze mètres pour essayer d'en trouver. Les patrouilles
allemandes repérèrent beaucoup de squelettes autour des trous
restés secs, quatre-vingt mille membres répertoriés de l'ethnie
herero, et là-dessus quinze pour cent de survivants, 1907, début du
siècle oublié. La dureté du bilan herero s'explique, selon les
milieux diplomatiques, par la relative inexpérience du Reich dans
les affaires coloniales. Les râles des mourants, écrit
l'Oberleutenant, Graf Schweinitz, et leurs cris de folie furieuse
résonnèrent dans le silence sublime de l'infini. Sur son
marchepied, l'Offizier se fait de plus en plus entendre et obéir. (5859)
Nous commençons la section avec le marchepied et nous la finissons de
même avec ce marchepied sur lequel s'est installé cet officier allemand
obsédé par l'ordre et les ordres. Et le lien s'établit avec une autre réalité en
Afrique, car l'officier, le narrateur nous l'indique, est un colonial. Entre ces
deux parenthèses du marchepied se déploie sous nos yeux tout le côté
insensé de la guerre et surtout du carnage dans les colonies. Ce narrateurtémoin récupère, pour nous lecteurs, ces événements oubliés depuis bien
longtemps tel que ce massacre des hereros. Et le massacre des hereros
s'intègre ainsi dans le carnage qui a lieu en ce moment du récit sur cette
clairière de Monfaubert. Soulignons encore une fois, tout simplement, la
manière dont la chose est rapportée.
Notre narrateur intègre l'Histoire dans le récit en citant ce texte écrit par
cet officier allemand, qui a participé à ce massacre, et cette juxtaposition des
faits rapportés et de la citation accentue l'absurde et le gouffre qui existe
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Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour
entre ces deux réalités. D'une part, le massacre de dizaines de milliers de
personnes, ces sauvages africains, en l'occurrence, et de l'autre, le silence
sublime de l'infini tel qu'il est conçu par cet officier allemand. Comment
peut-on médiatiser, et là est l'ironie, et je dirai même, la dérision, entre ce
silence sublime de l'infini, création de toutes pièces de l'idéologie romantique
allemande et européenne, en bref, création de l'homme blanc, et la
destruction d'une société humaine dans son entier ? De toute évidence, cet
abîme ne peut point être comblé. Il ne reste au narrateur que d'utiliser un
langage indiciel, qui montre du doigt, pour seulement rapporter les choses de
façon tout à fait neutre, mais dont l'ironie indépassable incorpore une
critique dévastatrice de ces pratiques guerrières et de la folie des hommes.
Et qui plus est, ce narrateur discret et invisible, présent pourtant sans
jamais se manifester, est aussi à la source de ce que j'ai intitulé
l'indécidabilité textuelle, car il rapporte les choses même si elles sont
encombrantes et menacent l'intégrité des versions formelles ou acceptables
des événements. Et ceci est conforme aussi au fait que rien n'est jamais
arrêté dans l'univers fictionnel de Hédi Kaddour. J'ai mentionné plus haut les
sept morts de Beria. Le texte nous fournit aussi les morts multiples et variées
d'Alain Fournier, grand écrivain français. Au départ, la constatation d'un
soldat rescapé : « Le lieutenant est mort ! ».
Puis beaucoup de phrases, Alain Fournier est mort, la littérature
blessée à jamais, la fin de notre enfance, les arbres de Sologne
sont en deuil, la communale est morte, la salle de classe a goût de
foin et d'écurie, tout, la maison rouge, les vignes vierges, la lampe
au soir, Noël, ballots de châtaignes, tout, les victuailles,
enveloppées dans des serviettes, et les odeurs de laine roussie
quand un gamin s'est réchauffé trop près de l'âtre, pas de corps
identifié. La dépouille de Fournier manquait à l'appel. (48)
Mais comment Fournier est-il tombé ? Balle au front affirme le beaufrère, Jacques Rivière, qui le tient d'un soldat. Donc « balle au front dans une
action héroïque ». Cette version est renforcée par plusieurs témoignages,
auxquels s'ajoute celui de Pauline Benda, actrice de théâtre et maîtresse du
défunt, qui ajoute : « À l'heure précise où Henri fut touché, je ressentis au
milieu du front une douleur soudaine, comme due à un coup porté du
dehors » (49). Puis un autre témoignage d'un autre soldat qui dit : non pas
une balle au front, mais plutôt à la poitrine. Un autre, anglais cette fois-ci :
Fournier est arrêté par une blessure au bras, il tombe sur un genou et
disparaît à jamais. Au bout du compte, d'autres témoignages rapportent qu'il
s'agirait d'une ambulance allemande attaquée par l'unité de Fournier. Et à ce
propos, les Allemands disent que c'est un crime de guerre et que les
coupables ont été fusillés. D'autres témoignages allemands renforcent cette
idée de crime de guerre. Cependant, le dernier paragraphe du chapitre et
dernier témoignage, côté français cette fois-ci, mais de la part de
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Créativité littéraire en Tunisie
l'Association des amis de Jaques Rivière et Alain Fournier, « jamais Alain
Fournier n'a été fusillé pour avoir attaqué une ambulance, et d'ailleurs ce
n'était pas une ambulance, mais une charrette à brancards » (53).
Résistance idéologique à la thèse de l'ambulance attaquée par Fournier
et ses soldats, car cela ne convient pas un officier français et surtout pas à un
grand écrivain d'une moralité intègre. Il n'aurait pu tomber que comme un
héros avec une balle au front. D'ailleurs, tous les héros tombent
héroïquement atteints d'une balle au front. La balle au front revient à
plusieurs reprises dans le texte, c'est le voile légendaire qui vient calfeutrer
des réalités un peu trop gênantes. Mérien, un protagoniste secondaire, patron
du quotidien Le Soir, pour qui Max Goffard travaille comme reporter, qui
avait perdu son fils Stéphane à la guerre, « ce maniaque de la lucidité
soignait son chagrin de père avec une légende de balle au front et champ
d'honneur dont il n'aurait voulu pour personne d'autre » (467).
Ceci pour ce qui est de la complexité de l'événement tel qu'il est vécu
par des consciences variées à des moments différents du processus
historique. Mais Waltenberg comprend aussi une dimension intertextuelle
très élaborée, peut-être des plus élaborées que je n’aie jamais rencontrées. Il
va sans dire que ce roman est le produit d'un grand intellectuel et surtout d'un
grand littéraire : Hédi Kaddour est professeur de littérature et de journalisme,
poète avant tout et romancier sur le tard. Il avait obtenu le Goncourt du
premier roman pour Waltenberg. Ce roman répond aux attentes du grand
public de lecteurs, mais pas moins aux horizons d'attente de ceux qui
pratiquent la littérature, lecteurs, critiques et écrivains confondus. La liste
serait trop longue à établir de toutes les œuvres et tous les écrivains qui sont
mentionnés à travers le texte. Parfois, même le narrateur se met à titiller le
curieux lecteur avec des références à des œuvres dont l'écrivain n'est pas
mentionné et ceci intentionnellement ; parfois, le titre du texte lui-même
n'est pas non plus mentionné alors qu'on cite des passages de l'œuvre en
question. Le lecteur ne peut s'empêcher d'aller dénicher l'œuvre à laquelle le
texte renvoie, comme malgré lui. Lors d'un dialogue entre Lilstein et la taupe
à Waltenberg en 1956, celui-ci mentionne un livre sur lequel il était tombé et
qu'il avait lu pour des raisons de propagande. On vient tout juste de souligner
le fait que Lilstein connaît des kilomètres de poèmes par cœur, et ceci en
plusieurs langues :
Un salopard d'écrivain bourgeois ! Écoutez, ça aussi je connais par
cœur l'allemand restera la langue de mon esprit, parce que je suis
juif, je veux garder en moi ce qui reste d'un pays dévasté c'est
beau... le sort de ses fils est aussi le mien, mais j'apporte en plus
un héritage c'est généreux, humaniste ! J'apporte ! Alors attention
à la fin je veux contribuer à ce qu'on leur sache gré de quelque
chose, double distillation, le petit coup de fouet dans l'arrièregorge, si j'étais un gros aryen, c'est ce genre d'ironie qui
m'humilierait le plus. (196)
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Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour
Ce passage est pris dans Le Territoire de l'homme2 d'Elias Canetti. Il va
sans dire que Canetti n'est pas un écrivain bourgeois et Kaddour ne le prend
pas pour tel ; il l'est sans doute dans la bouche de Michael Lilstein, l'un des
protagonistes principaux du roman, un communiste juré et un espion-maître
de l'Allemagne de l'Est. L'épaississement de la dimension intertextuelle du
roman de Kaddour se fait par le biais d'autres œuvres qui soulignent son
élasticité indépassable. L'un des grands romans autotéliques du Vingtième
Siècle est aussi intégré dans la trame de Waltenberg, sans qu'on y fasse
nommément référence. Il s'agit des Faux-monnayeurs3 de Gide, publié en
1925. Dans ce roman, il se développe une relation homosexuelle entre
Édouard, l'écrivain-protagoniste, qui est en train d'écrire un roman intitulé,
Les Faux-Monnayeurs et Olivier Molinier, son neveu. Et voilà qu'Édouard
sort de l'espace romanesque de Gide pour être convié au Forum annuel de
Waltenberg ; il y arrive accompagné d'un beau jeune homme blond qu'il ne
présente à personne.
Maynes ne le laisse pas en placer une, il a lu le dernier roman
d'Édouard en français, ces histoires de roman dans le roman ce
n'est pas ce qu'il y a de plus crucial dans votre livre, ce que j'aime
beaucoup c'est quand vous vous occupez des cœurs d'or, des pères
de familles qui veulent que la morale soit l'étalon-or de l'existence,
votre personnage de juge celui qui s'appelle Moulinard, je le
trouve très drôle.... (480)
Évidemment, ce n'est pas d'un « Moulinard » dont il s'agit dans le
roman de Gide, mais du juge Molinier, père d'Olivier et beau frère
d'Édouard. Quant à Bernard, le troisième protagoniste principal, il vient de
découvrir que son vrai père n'est pas le juge Albéric Profitendieu, collègue
du juge Molinier, mais un ancien amant de sa mère. C'est ce dernier qui va
détenir la fausse pièce, (et qui va corriger les tentatives d'écriture d'Édouard
dont il va devenir le secrétaire au cours du roman), métaphore de l'œuvre
littéraire. Et les notions métaphoriques de fausse monnaie, d'inflation, de
crédit que l'on retrouve dans le roman de Gide sont ici transformées et
retravaillées, puisque le Forum va traiter de la question des valeurs dans
toutes sortes de domaines, inclus l'économique, bien entendu. Et Maynes,
l'ami d'Édouard, est le grand économiste d'origine anglaise, Sir John, qui
désire refaire toute l'économie de l'Europe. Mais l'intertexte est autrement
fonctionnel dans ce roman. Waltenberg reprend, d'une manière ou d'une
autre, Les Noyers de l'Altenburg de Malraux : Kaddour reprend et retravaille
Les Noyers de l'Altenburg. À ce propos, je devrais dire que Kaddour est un
écrivain de son temps et je n'ai aucun doute qu'il a lu et synthétisé les textes
2
3
Elias Canetti. Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, 1989, p. 1032.
André Gide. Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1925.
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de Marcel Bénabou, Secrétaire Définitivement Provisoire de l'Oulipo, pour
ce qui est du procès de production scripturale romanesque. Qui repose sur un
jeu de répétitions, variées à l'infini, d'un récit qui n'est jamais complètement
raconté, mais qui instaure, dans cet entre-temps, une série indéterminée de
commencements, qui viennent compenser le manque de sa complétude.
Ce qui fait que dans l'écriture, tout est toujours repris, dans une variété
à jamais indéterminée. Et que chaque texte ne constitue que le relai, pour un
temps seulement, d'un autre texte, qui lui-même est le relai d'un autre, dans
une relation cyclique à l'infini. Ce qui me fait penser que toute expression
artistique, la littéraire parmi toutes les autres, et ceci est suggéré par la
pratique romanesque de Kaddour, n'est qu'un processus sériel d'échecs
indéfinis. J'utilise échec comme concept positif dénotant un procès de
production indéfini auquel contribuent, tour à tour, les écrivains et artistes
qui se succèdent dans le temps. Comme par hasard, dans ce chapitre intitulé,
La locomotive et le kangourou, on discute beaucoup du pastiche et du cliché
en littérature - par excellence des stratégies de reprise et de répétition. Dans
ce chapitre, il se développe un dialogue entre Malraux et Goffard, et je
reviens plus bas sur le contexte de ce dialogue, justement au sujet de la
matière première de l'écrivain, et nous sommes bien loin des théories de la
muse et du génie si courantes au dix-neuvième et début du vingtième siècle
pour ce qui est du processus créateur.
Telle est, par ailleurs, la logique de base de cette bibliothèque
universelle de Borges ; de toute évidence, Kaddour a bien visité cette
bibliothèque, je dirais même qu'il y séjourne à plein temps, et son roman
constitue un véritable topos où se déploie une infime partie de cette
bibliothèque. Il nous suffit de voir l'ampleur et la complexité de l'intertexte
pour en arriver à cette conclusion. Et Bénabou de nous dire, dans son roman,
Jette ce livre avant qu'il soit trop tard4, « Quelle que soit la page soumise à
ma lecture, je n'y vois d'abord qu'une version provisoire, toujours susceptible
de retouches, d'un texte non encore écrit (et qui me revient bien entendu
d'écrire... un jour) ». C'est précisément dans ce sens que je conçois la reprise
de Kaddour du texte de Malraux. Car Les Noyers de l'Altenburg, que
Malraux n'avait jamais terminé, se complète dans Waltenberg de Kaddour.
Ils s'illuminent mutuellement, tout comme d'autres textes se réfléchissent et
se réfractent dans ce roman de Kaddour.
De toute évidence, vu la profusion de la matière littéraire qui parsème
ce roman de bout en bout, (toutes les œuvres essentielles de la littérature
occidentale y figurent) Waltenberg est avant tout, à mon sens, le roman des
romans, non seulement parce que des protagonistes issus d'autres univers
fictionnels s'y promènent nonchalamment -gommant ainsi tout écart entre le
réel et le fictionnel et entre les mondes fictionnels variés, et ceci touche,
évidemment, à la question du genre autobiographique qui, selon les
4
Marcel Bénabou. Jette ce livre avant qu'il soit trop tard, Paris, Seghers, 1992, p. 217.
170
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Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour
définitions les plus courantes, est le plus réaliste des genres, étant donné le
soi-disant rapport terme à terme essentiel entre le texte et le monde qui est à
la base du genre-, mais surtout à cause de la problématisation, des plus
complexes, du processus créateur et de la démystification de toutes sortes de
théories qui relèvent de ce processus. Kaddour nous le prouve, on peut
mélanger tous les genres, même les moins sérieux tel que le roman
d'espionnage, qui était relégué jusqu'ici au sous-genre de la littérature
populaire, pour arriver à une œuvre monumentale, des plus sérieuses, avec
des messages lourds, tout en gardant une pointe d'humour.
Dans le roman de Malraux, Altenburg, en Alsace, est aussi une plaque
tournante où se tiennent des colloques pour intellectuels, tout comme
Waltenberg est une plaque tournante où des penseurs, des écrivains, des
philosophes, des économistes, des politiques, et Kaddour ajoute, des belles
femmes, se rencontrent une fois par an pour résoudre les problèmes de la
planète. D'ailleurs, en 1972, la fameuse taupe, et on découvre à la fin qu'il
s'agit de Morel, historien et grand intellectuel ainsi que conseiller du
Président de la République, est nommé secrétaire général du Forum annuel
de Waltenberg, ce qui va lui faciliter ses rencontres avec Lilstein à l'hôtel
Waldhaus où se tient ce Forum annuel. Et si dans Les Noyers on se concentre
principalement sur la définition de l'Homme, plutôt dans une optique
métaphysique, dans Waltenberg, l'approche est beaucoup moins sérieuse,
toujours avec cette pointe d'ironie amusante de la part du narrateur, du moins
dans sa présentation.
D'une part, nous avons donc des définitions variées de ce qu'est
l'Homme : « Pour l'essentiel, l'homme est ce qu'il cache. Un misérable petit
tas de secrets », c'est ce que prétend Walter Berger, l'oncle du narrateur, et
réponse de son interlocuteur, « L'homme est ce qu'il fait ! répondit mon père
avec brutalité »5. On nous donne aussi une troisième version de cette
définition dans la bouche de Rabaud, un autre protagoniste : « Je crois à un
homme éternel, dit le conte, parce que je crois à l'éternité des
chefs-d'œuvre »6. Cette lourde atmosphère ascétique disparaît complètement
chez Kaddour et le destin de l'Homme n'est plus de mise, sauf qu'on va
parler de l'unité de mesure de travail humain, l'unité Neuville ou unité N, « la
quantité d'énergie physiologique utile qu'un être humain normalement
constitué peut déployer en une minute » (126). Sinon, le cadre est beaucoup
plus détendu et il y a une atmosphère à la Clappique dans l'hôtel Waldhaus :
La veille, la soirée avait été un peu folle, danses et poursuites dans
des couloirs qui sentaient bon la cire d'abeille, la crème de nuit, le
bois de mélèze, le tabac blond, les grands parfums, la tyrannie des
belles femmes, on toquait à une porte, on obtenait une réponse ou
5
6
André Malraux. Les Noyers de l'Altenburg, Paris, Gallimard, 1948, p. 89.
Ibid, p. 113.
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Créativité littéraire en Tunisie
on n'en obtenait pas, se cherchait, on envoyait chercher entre
salon, bibliothèque, fumoir, terrasse, allées du parc, salle de
billard, salon de musique, on avançait à pas vifs, un homme
cherchait une femme qui cherchait un homme comme dans une
comédie, le mouvement final, le moment du partage des amants,
on se hâte, mais avec élégance, en tenue de soirée, on s'est dit des
choses entre deux pas de danse, je voudrais vous poser deux
petites questions, toutes petites, faites donc cher ami . « - Où et
quand ? ». (518-519)
Mais non seulement le cadre est repris, dans cette optique à la Borges,
Malraux, lui-même est l'un des protagonistes qui joue son propre rôle
d'écrivain et de Ministre de la Culture dans le gouvernement de De Gaulle.
Aussi, des sections entières de La Condition humaine sont discutées par un
certain nombre de caractères dans le roman, lors d'une rencontre chez
l'ambassadeur de France à Singapour en 1965. À cette occasion, le
journaliste Max Goffard, qui connaît Malraux depuis un demi-siècle, se met
à jouer le rôle de Clapiqque, le fameux clown de La Condition humaine. Ce
Clapiqque, Malraux, lui-même, va le rencontrer en personne dans Les
Antimémoires, effaçant ainsi tout écart entre la réalité et la fiction, puisque
cet être de papier, dans le roman, devient chair, dans l'autobiographie, ou si
l'on veut, dans l'autofiction de Malraux. Comme s'il sortait du roman pour se
mettre à vadrouiller dans les rues à la rencontre de son créateur.
C'est encore une fois la fameuse légende du Golem, dans l'imaginaire
hébraïque, et du rapport entre le Golem et son créateur. À Singapour donc en
1965, dans la résidence de l'ambassadeur de France, tout un groupe de
politiques et d'intellectuels - dont de Vèze, un autre protagoniste au centre du
roman, héros de la Deuxième Guerre Mondiale et ambassadeur de France à
Rangoon, puis à Moscou, (et c'est dans son ambassade à Moscou qu'on va
essayer de déterrer la fameuse taupe) - se met à discuter autour de la table de
certains aspects du roman de Malraux, en présence de Malraux lui-même.
Pour commencer, on se défait des théories de la création depuis longtemps
surannées, selon lesquelles l'écrivain crée son monde à partir de rien, tout
simplement sur la base de son génie personnel.
Moi au moins je n'étais pas un cliché, dit Max. (Référant ainsi à sa
nature clapiquienne, à son statut de Golem, qui veut dire que la
nature de Clapiqque n'est pas du ressort du cliché. Et ceci est
adressé au créateur de ce personnage lui-même.)
- En êtes-vous sûr ? demande Malraux, cliché, pastiche, imitation,
c'est le cœur du sujet, on ne s'exprime pas, on imite, matière
première de l'écrivain : l'œuvre des autres, et le cliché c'est ce qui
reste des autres dans le langage...
On pastiche et on isole le dixième qui n'est pas imité, on essaie de
mettre le reste en accord avec ce dixième . (418-419)
172
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Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour
On passe à la scène de la locomotive dans La Condition humaine : en un
geste de fraternité et de virilité - termes clés dans la vision du monde de
Malraux, que certains des participants à cette discussion essaient de démystifier
- le cyanure passe de main en main dans la scène de la locomotive où l'on brûle
les résistants vivants. Pendant toute cette discussion, menée de front par la
femme de Morel, qui dévoile des connaissances approfondies de ce roman, il y a
des échanges sur ce geste d'héroïsme. Ceci pour ce qui se passe à table, mais en
dessous de la table, de Vèze fait du pied à Muriel. C'est la première fois que de
Vèze la rencontre et elle deviendra son amante par la suite. Nous sommes, par
ailleurs, témoins d'une grande scène de jalousie qu'elle lui fait subir. Mais de
Vèze nous intéresse autrement, que comme ambassadeur de France à Moscou
chez qui le Colonel Berthier, mandaté pour la cause sécuritaire de contreespionnage, va chercher la taupe qui s'y est apparemment installée. Il est non
seulement héros de la Deuxième Guerre Mondiale, mais il est le fils d'un héros
décoré de la Première Guerre Mondiale, de Thomas de Vèze, ce père, modeste
instituteur, qui a perdu une jambe dans les affrontements et de sa femme,
Hélène, infirmière d'origine Suisse, qui va perdre la boussole et que l'on va
traiter par une décharge électrique. (En filigrane, histoire des traitements
psychiatriques de ce début de Siècle.)
La biographie de Thomas et Hélène, les parents de l'ambassadeur de
Vèze, c'est le roman que Goffard, qui en a marre d'être journaliste, est en
train de produire, à l'instar du Journal d'Édouard, l'écrivain reconnu dans Les
Faux-Monnayeurs, dans lequel Édouard est en train de verser tous les
éléments nécessaires à la composition de son roman, qu'il va intituler « Les
Faux-Monnayeurs ». Et pour ce faire, il fait appel à la contribution de Hans
Kappler, le grand écrivain allemand et son ami depuis la charge de
Montfaubert où Kappler s'est fait prisonnier. Je voudrais souligner ici que ce
qui est en cause à un niveau métatextuel c'est que nous avons, imbriqués l'un
sur l'autre, le récit de ce couple avec les conditions de production de ce
même récit par des protagonistes résidant dans ce même univers fictionnel.
Comme s'il y avait des gradations dans le statut ontologique des différents
protagonistes, puisque Goffard et Kappler vont être les écrivains qui vont
produire le récit de Thomas et Hélène. Thomas et Hélène, les parents - des
êtres vivants - de l'ambassadeur de Vèze que nous accompagnons pendant
des centaines de pages de ce récit.
L'amorce du projet se fait dans une conversation entre le journaliste et
le romancier, à Paris, en 1928, dans le chapitre intitulé, Le buste de Flaubert.
Les deux hommes s'informent mutuellement de leurs activités :
« Tu as vraiment arrêté le roman ? » Demande Goffard à Kappler.
« Je suis le romancier qui se met au journal, dit Hans, et toi...
- Oui, je suis le journaliste qui vient au roman, tu es gentil, mais ça
n'est pas exactement un roman ; c'est une histoire vraie, des gens
que j'ai croisés l'an dernier, en Haute-Savoie. » (435)
173
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Et Goffard souhaiterait que Kappler se charge des descriptions, mais il
le voudrait dans un style simple et direct sans phrases composées, car le
lecteur français est paresseux à l'opposé du lecteur allemand qui est habitué à
des « phrases mille-pattes avec plein de ramifications, de subordonnées... »
(439). Et Max Goffard est à la recherche d'un certain style qu'il voudrait
intégrer dans son écriture pour exprimer les choses de façon plus adéquate,
plus pertinente, plus conforme à la réalité, car il est finalement question
d'une scène intime entre Thomas et Hélène. Un style qu'il va dénicher chez
un écrivain anglais :
Il a fallu que ce soit cet Anglais vieillissant qui écrive ce que Max
devait écrire, pas tellement l'histoire elle-même d'un garde-chasse
et d'une lady, mais cette façon si directe avec des mots comme
trou, pénis, baiser, couilles, et en même temps une tendresse, un
goût de pomme, des gestes fins.... (456)
Il est donc question de rhétorique narrative que Kaddour intègre dans
son roman, par l'entremise de l'un de ses protagonistes, Goffard, journaliste
qui voudrait se transformer en écrivain ou chroniqueur, puisque d'une
manière ou d'une autre Lady Chatterley's Lover de D. H. Lawrence, cet
Anglais vieillissant, est ici considéré comme réservoir sinon de fiction, du
moins de rhétorique narrative. Encore une fois, il y a un approfondissement
du texte qui se fond dans le métatexte, du récit qui se fond dans ses
conditions de production.
Je voudrais terminer cette étude sur une autre dimension primordiale
dans le roman de Kaddour, ce que je qualifierai volontiers, la dimension
interstitielle du Texte. Et là évidemment, nous avons affaire à une dimension
indéfinie, puisque les interstices n'ont pas de limites ; ce sont des réservoirs
sans fond, dans lesquels on pourrait entasser une infinité d'autres récits. C'est
dans cet espace que se déploient les récits périphériques. Et le texte de
Kaddour le suggère à maintes reprises. J'ai mentionné plus haut le récit de
l'ethnie herero, décimée par les soldats allemands en 1907. Ce paragraphe,
consacré à ce récit des Hereros, constitue une sorte de microrécit intercalé à
l'intérieur du récit central qui se déroule dans Waltenberg. Certes, l'officier
allemand en question fait l'expérience de Monfaubert et celle des hereros est
télescopée par celle de Monfaubert ou l'inverse, à l'intérieur de la conscience
de cet officier allemand. N'empêche que la mention même de ce carnage
n'est pas nécessaire à la continuation de la séquence narrative centrale du
roman. Il y a véritablement une sorte d'ouverture de parenthèses pour inclure
cette histoire des Hereros. Cette histoire qui en elle-même pourrait constituer
un roman à part. Un monde parallèle digne d'un espace narratif à part.
Cet espace interstitiel est déployé à travers tout le roman. Un autre
exemple : Mme Cramilly, qui travaille à l'ambassade de France à Moscou.
Cette femme, petite secrétaire tout à fait inintéressante, a une plante, un
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Robert Elbaz – Vers un roman de la totalité : Waltenberg de Hédi Kaddour
papyrus, « Non, madame Cramilly ne dialogue pas avec le papyrus, elle ne
fait que lui parler pendant qu'elle l'arrose, oui, elle a aussi fait venir l'arrosoir
par la valise diplomatique, oh, mais avec une autorisation... » (265). Puis
nous apprenons que Mme Cramilly a des amis, les Kipreiev, avec qui elle
pratique les tables tournantes. On nous dit même qu'avant l'arrivée du
Colonel Berthier à l'ambassade, cet officier chargé de découvrir la taupe, ce
papyrus se portait bien, et maintenant il est devenu mélancolique, « la
mélancolie, ça doit aussi exister pour les papyrus » (267). Tout un monde
parallèle qui se déploie dans les marges de Waltenberg. Il y aurait une
histoire à raconter, sous forme de roman sur Mme Cramilly, son papyrus et
son entourage, qui nous est présentée sous forme de microrécit. L'ouverture
de la parenthèse traverse tout le texte de Kaddour et elle a rapport avec cette
stratégie du retardement que j'ai mentionnée plus haut, car au bout du
compte toutes ces trames narratives qui se chevauchent et s'interpénètrent
tout le long du roman ouvrent, en elles-mêmes, des parenthèses pour
accommoder les mondes parallèles qu'elles introduisent. Et de là l'élasticité
du texte à laquelle j'ai référé. Ce qui fait que le roman accommode en luimême cet espace interstitiel indéterminé et sans limites. Et si j'ai intitulé
cette étude, 'vers un roman de la totalité', c'est parce que ce roman qui ne
peut être exhaustif, puisqu'il est donné, comme tout texte, à une finitude
matérielle, vise la totalité, il la suggère, il tend vers elle, dans ses interstices.
175
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Créativité littéraire en Tunisie
BIBLIOGRAPHIE
BÉNABOU, Marcel. Jette ce livre avant qu'il soit trop tard, Paris, Seghers,
1992.
CANETTI, Elias. Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, 1032.
GIDE, André. Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1925.
KADDOUR, Hédi. Waltenberg, Paris, Gallimard, 2005.
MALRAUX, André. Les Noyers de l'Altenburg, Paris, Gallimard, 1948.
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R. Matilde MÉSAVAGE
Rollins College
États-Unis
Le chaos du néant : théâtralité, musique
et la magie du verbe
dans Le Sablier de Sofia GUELLATY
« Ces peurs à jamais indicibles,
jusqu’au seuil du néant. Elle en
est revenue cependant »1.
« Il y a dans le mot, dans le verbe,
quelque chose de sacré
qui nous défend d’en faire
un jeu de hasard.
Manier savamment une langue,
c’est pratiquer une espèce
de sorcellerie évocatrice »2.
Comment naviguer le passage périlleux entre l’enfance et la vie adulte
sans tomber de Charybde en Sylla, lorsqu’on est seul en pays étranger ?
Telle est la question existentielle que pose Sofia Guellaty dans Le Sablier3.
Titre symbolique par excellence, un sablier, par sa forme, met en scène un
réseau de pistes à explorer dans ce conte initiatique. Aux prises avec le chaos
de la conscience humaine, la jeune narratrice, venue de Tunisie avec sa
grand-mère adorée, à présent décédée, se trouve seule, sans amis, sans
occupation, sans but dans la vie. Déracinée, elle est en situation « hors
contexte », ou, comme dirait Camus en parlant de Kierkegaard, dans « le
chaos d’une expérience privée de ses décors et rendue à son incohérence
première »4. Perdue entre l’être et le néant sartriens, la narratrice se sert de
son corps pour se sentir exister.
Tout en niant les rapports trop évidents entre elle et la narratrice, la
jeune auteure se confond avec la narratrice à plusieurs reprises :
1
Maïssa Bey. Nouvelles d’Algérie, « Le Cri », Paris, Grasset, 1998, p. 19.
Charles Baudelaire. Œuvres complètes, « Art romantique », Paris, Louis Conard, 1925, p.
125.
3
Sofia Guellaty. Le Sablier, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2006. Toute référence à ce roman
renvoie à cette édition, indiquée par un chiffre placé entre parenthèses.
4
Albert Camus. Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, pp. 44-45.
2
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Créativité littéraire en Tunisie
La seule chose que je gère, la seule chose que je peux offrir aux
autres avec certitude et maîtrise, c’est mon corps […qui] par la
chair, le toucher, le regard s’exhibe, sans pudeur, sans secret.
Comme l’héroïne ne sait pas qui elle est, elle compte sur le seul
élément certain : son corps. […] En fait, elle privilégie, dans la
rencontre, la dimension charnelle au dépens du verbal, du
dialogue5.
En se référant à son corps comme une « chose » ou un « élément », elle
le réduit à un objet extérieur à son être psychique, une simple marchandise
pour le plaisir des autres ; elle le réifie et s’en distancie. Ainsi y a-t-il
fragmentation au profit du toucher et de la vue, c’est-à-dire au bénéfice de la
surface. La narratrice devient elle-même spectatrice de sa propre mise en
scène, sans toutefois éprouver le même plaisir qu’un observateur ordinaire
aurait senti en regardant une belle femme. Comme une star de cinéma qui
« n’a rien d’un être idéal ou sublime : elle est artificielle. […] Artifice et
non-sens : tel est le visage ésotérique de l’idole, son masque initiatique »6.
Elle cherche un rôle à jouer afin de se sentir exister. Et en effet, chaque
soir elle met sa robe rouge et ses talons aiguilles, se promène en ville en
espérant que quelque chose arrivera, « l’amour, des choses extraordinaires
qui ramènent à l’enfance »7. Ensuite, comme toutes les nuits, elle s’installe
au café le Sablier :
Je suis là, devant un verre d’eau et de bulles, avec ma robe, mes
cheveux tirés et mon rouge à lèvres carmin et je regarde droit
devant et je revois cette scène de l’extérieur. Et cette scène, je la
trouve tragique. Elle me rappelle à la vacuité de mon existence.
(15)
Engagée comme assistante à American Dream Productions par un roux
au physique repoussant, elle lui donne son corps dans la plus grande
indifférence : « Je pourrais le lui offrir si cela lui procure du plaisir ou même
comme passe-temps » (46). Perdue dans un monde d’imposture et
d’existants bruts, la narratrice se raccroche à la beauté de son corps en se
transformant en objet opaque inaccessible psychologiquement. Loin de lui
offrir une panacée, l’aliénation entre le corps et l’esprit la poursuit sous
forme de vide et de monstre. Elle s’évade par l’imagination.
5
Interview de Sofia Guellaty, Propos recueillis par Thomas Yadan pour Evene.fr Avril 2006,
le 11/4/2006.
6
Jean Baudrillard. De la séduction, Paris, Éditions Galilée, 1979, pp. 130-133.
7
Entretien au VIe arrondissement, Le Salon du livre de Paris, 17-22 mars, 2006.
http://le21eme.com/sofia-guellaty/
178
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M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe
Cette expérience fait partie du vécu de Guellaty elle-même :
J’ai réalisé que je n’existais pas si personne ne pouvait manifester
concrètement de cette existence. Qui me dit que je suis réellement
là finalement ?8.
Comme l’auteure, la narratrice fait l’expérience du néant de la
conscience humaine face à l’opacité de l’en-soi. « Autour de moi, le vide,
mais des tas d’objets. Ces choses me définissent » (82). C’est à partir de
l’âge de huit ans, la nuit où elle s’est rendu compte de la mortalité de sa
grand-mère, que l’angoisse existentielle du néant s’est manifestée sous
forme de monstre extérieur à elle-même. Dans un vain effort d’expulser « la
chose » de sa conscience, elle crée un être fantôme qui partage sa couche,
l’empêche de dormir, la fait frémir de dégoût au contact de ses membres
rigides. « Il a une carapace dure comme une armure et une sorte de bec »
(34). Comme Grégoire Samsa, son monstre, qui paraît sous forme d’un
énorme cancrelat, métaphorise un sentiment d’exclusion, du monde dit
« normal » ; elle est étrangère. Dans le domaine symbolique, « [l]e monstre
est là pour provoquer à l’effort, à la domination de la peur […]. Il faut
vaincre […] toute espèce de monstre, y compris soi-même, pour posséder les
biens supérieurs »9. Ainsi le monstre incarne-t-il un niveau archaïque de soi
qu’il faut dépasser pour avoir accès à un moi supérieur. Dans les contes de
fées, le monstre protège souvent le trésor ; vaincre le monstre, c’est avoir
accès au trésor.
Tout être traverse son propre chaos avant de pouvoir se structurer,
le passage par les ténèbres précède l’entrée dans la lumière 10.
Pourtant, il ne faut pas oublier la lenteur de la maturation ni
l’importance d’un guide. Chacun a besoin de son Virgile ou de sa Béatrice,
selon le cas. « Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a toujours
quelqu’un quelque part qui peut nous sauver » (66). Marie-Louise Von Franz
nous rappelle que
[l]es processus intérieurs ont leurs propres délais, leurs propres
rythmes et ne peuvent être hâtés. C’est comme la croissance d’une
plante : on peut tout juste la favoriser, mais non tirer dessus pour
la faire pousser ! De là provient l’idée de moments magiques, de
minutes de vérité11.
8
Interview de Sofia Guellaty, Propos recueillis par Thomas Yadan.
Chevalier et Gheerbrant. Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 644.
10
Ibid., p. 645
11
Marie-Louise Von Franz. L’Ombre et le mal dans les contes de fées, Paris, Éditions
Jacqueline Renard, 1990, p. 95.
9
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Comme Alice au pays des merveilles, la narratrice doit descendre dans
le terrier du lièvre afin de trouver un sens à sa vie. Pour elle, le pays des
merveilles se trouve dans le Sablier, café hors du temps. C’est là où elle fait
valoir sa théâtralité et observe celle des autres. « Le Sablier est devenu mon
Neverland » (49). Que ce soient la personne qui feint d’être Charles
Lindbergh ou Édith Piaf, le vieil étudiant maoïste, la Josette, ou même
Soraya, qu’elle rencontre dans la rue des Aulnes, quartier des prostituées,
tous se composent des personnages, ce qui indique une aliénation volontaire.
Mais la narratrice dit à Soraya « qu’elle est au moins une pute, et c’est déjà
quelque chose, moi je suis juste une fille » (56). Elle confie à Soraya les
contradictions de sa personnalité : « Un être informe dans un corps formé »
(56). Et plus tard, elle dira à son voisin pianiste qu’elle n’a ni talent ni
passion pour rien : « [J]e n’ai pas vraiment d’identité » (78). Accablée du
sentiment de son inexistence, elle mise sur « la brillante surface du non-sens
et de tous les jeux qu’elle rend possibles »12 à savoir, sur la séduction. Au
Sablier, elle séduit les habitués et leur permet de lui donner un nom. Chantet-elle bien ? elle s’appelle Ella, envoûte-t-elle les hommes ? elle s’appelle
Marilyn. On l’appelle alors Marynella et elle s’intègre au théâtre du Sablier
ou chacun, sauf un, valorise le jeu des apparences.
Après une expérience particulièrement douloureuse, où elle a
l’impression d’être morte, flottant entre deux mondes, elle aperçoit son reflet
dans les vitrines :
Rien ne dépasse, je suis belle comme ma grand-mère. […] en me
concentrant bien j’arrive à devenir un autre personnage, me voici
Princesse. (84)
La surface reste séduisante, tout en cachant le chaos intérieur.
Le Virgile de la narratrice paraît sous forme d’un vieil écrivain qui, lui
aussi, fréquente le Sablier. C’est le seul à ne pas se composer un personnage
théâtral. Ce n’est que ses messages énigmatiques, laissés pour elle sur des
tickets de caisse, qui arrivent à percer la tyrannie de l’esthétique de
« Marynella ». Puisqu’il n’y a jamais de conversation entre le vieil écrivain
et la narratrice, ses messages la jettent dans un jeu de décryptage fiévreux. Il
est intéressant de noter encore une fois les rapports entre la vie réelle et le
monde romanesque de Guellaty. Dans un entretien, elle avoue que pour créer
le personnage de l’écrivain, elle s’est inspirée de l’écrivain égyptien, Albert
Cossery, qui vivait dans le même quartier parisien qu’elle à savoir, SaintGermain-des-Prés, dans l’hôtel La Louisiane depuis 1945. Né en 1913,
auteur de sept romans, lauréat du Grand Prix de la Francophonie décerné par
l’Académie française (1990), ami de Camus, de Vian et de Giacometti,
Cossery évoque tout un monde de sens historique, artistique, philosophique
12
Baudrillard. De la séduction, p. 79.
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M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe
et culturel pour la romancière et sa narratrice. « [J]’ai cette idée folle et
secrète qu’un jour je me retrouverai dans un de ses romans » (11). Elle fait le
jeu de la séduction, tient la pose, prend un air qu’elle veut « triste et
mystérieux. Comme une mauvaise comédienne de sitcom » (11). L’écrivain
la fascine parce qu’il « passe son temps à réfléchir […] il regarde des mots,
des histoires, il met la vie en mots » (13). Il l’inspire à vouloir écrire et lire
comme lui. Mais elle veut lui demander pourquoi elle est si angoissée face à
la vie adulte. Et elle commence à lire son œuvre pour mieux le connaître,
pour mieux apprendre ce qu’il sait. Peu à peu, elle constate que tout est
changé grâce à lui, car elle croit qu’il a la clé qui lui permettra de découvrir
le trésor. Si le premier message dit que tout est passager, le deuxième parle
d’attente. Sûre que les messages sont pour elle, la narratrice a l’impression
de partager une certaine complicité avec le vieil écrivain. Entre les messages,
la narratrice commence à réfléchir sur elle-même et à son inertie. Elle
imagine ce qu’elle dira à l’écrivain à savoir, qu’elle a compris que « rien ne
sert d’attendre le bonheur, il faut le construire comme une trame. Le tout est
qu’il m’explique comment » (28). Désirant répondre à ses messages, la
narratrice se met à écrire ses pensées sur sa solitude, ses besoins émotifs et
l’amour, mais elle déchire tout aussitôt. Le troisième message de l’écrivain
semble indiquer une sorte de télépathie, car lui aussi parle de l’amour
comme le seul temps qui ne pèse pas. Grâce à ce message, la narratrice se
remémore son enfance passée avec sa grand-mère qui lui peignait la joie et la
beauté de la vie en Tunisie. Elle lui parle :
de la mer, du soleil, des dattes, de cette maison où tout le monde
pouvait entrer, où l’on s’asseyait sur la terrasse sous le jasmin
pour refaire le monde […], du vendeur de charbon avec son âne,
du hammam, des premiers cinémas, du café vert, des amours dans
les oliveraies. (36-37)
Cette douce rêverie nostalgique semble être réfutée par le quatrième
message de l’écrivain : « Ce qui est passé a fui ; ce que tu espères est
absent ; mais le présent est à toi » (41).
Pour la première fois depuis son bac, la narratrice se lève à sept heures
trente afin d’aller à son nouveau travail à American Dream Productions.
Inspirée par le message, la narratrice s’éveille au monde autour d’elle en
montrant une conscience aiguë des sons, des odeurs et des mouvements de la
vie matinale. Elle compare le son des camions-poubelles à un opéra de
Wagner, le parfum de la boulangerie à du linge frais :
Sept heures et demie du matin a ses musiques et ses couleurs qui
lui sont exclusives. […] Les gens de sept heures et demie du matin
construisent leur journée. […] Les gens de mdi sont des assistés.
À leur réveil tant de choses se sont passées sans qu’ils aient eu
l’occasion d’y participaient. Tout est déjà en place, ils dormaient.
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Créativité littéraire en Tunisie
Je n’aurais pas dû manquer ce rendez-vous pendant toutes ces
années. (44)
Après le travail, elle se laisse entraîner par Charles dans une valse
tourbillonnante devant le Sablier, heureuse comme une enfant.
Le bonheur, c’est peut-être ça : l’imagination. Quand on en
manque, il ne reste que les platitudes de la vie. (29)
Incapable de traverser le gouffre entre l’écriture et l’oralité avec
l’écrivain, la narratrice se réfugie au comptoir où elle boit avec la clique des
marginaux. Au départ de l’écrivain, Charles lui tend son cinquième message
télépathique : « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler
sans bruit » (51). Ce message l’encourage à lire d’autres livres de l’écrivain
et de le rechercher sur internet où elle trouve des articles élogieux. Cette
nuit-là, l’écrivain la regarde, ce qui lui dit qu’elle existe pour lui :
Notre rencontre a changé le cours de mon existence […] petit à
petit, les choses s’éclaircissent pour s’obscurcir de nouveau […].
Je suis vide et le vieux me remplit chaque jour de mots de
silences. Des silences éloquents qui changent tout. (61)
Le sixième message reprend la pensée de la narratrice lors de sa danse
avec Charles devant le Sablier : « Le désespoir n’est qu’un manque
d’imagination » (61).
Le lendemain au travail, elle apporte les six messages de l’écrivain et
essaie de trouver une cohérence afin de trouver le secret. Puisque son travail
l’ennuie plus que l’errance, elle s’évade par l’imagination. Elle se projette
par-dessus les toits, telle Amélie Nothomb13, et regarde par les fenêtres où
elle voit les gens jouant à leur métier, comme le garçon de café qui joue à
être garçon de café14. L’inauthenticité semble planer sur tout le monde.
Pourtant, elle croit que « la terre entière a une fonction sauf moi, personne ne
m’attend et je n’ai rien à faire » (67).
Grâce à son voisin musicien, elle écoute Gaspard de la nuit de Ravel, et
sent que son « cœur bat au rythme des notes qui s’enchaînent, ça tourne, ça
monte et ça descend. […] » (69). Elle est emportée, envoûtée par la musique
qui l’inspire à en savoir plus. Et cette nuit-là au Sablier, elle danse et chante
des couplets en arabe d’un air de Dalida. En partant, l’écrivain lui lance un
sourire aussi bien qu’un mot : « Nous ne vivons que pour découvrir la
beauté. Tout le reste n’est qu’attente » (71). Et, en effet, elle découvre la
beauté à travers Ravel :
13
14
Amélie Nothomb. Stupeur et tremblements, Paris, Albin Michel, 1999.
Jean-Paul Sartre. L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.
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M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe
La mélodie m’emporte, j’ai envie de courir à travers la pièce […].
Je suis une nymphe de la forêt et je me cache, espiègle, qui
regarde des voyageurs. […] Je me transforme en gouttes de larmes
et me fonds dans le ruisseau. (75-76)
Mais le dernier morceau la secoue tant, qu’elle descend chez son voisin
musicien. Il lui explique la magie de la musique qui relève de la sensation et
peut provoquer des bouleversements. Cette nuit-là, le message de l’écrivain
l’encourage à vivre dans le présent, car l’attente est « le plus grand obstacle à
la vie » (80).
Peu à peu, les rapports qu’elle développe avec le musicien et l’écrivain
la rassurent et lui donne le courage de parler à son monstre qui semble lui
prêter une oreille attentive. Il lui apprend qu’elle n’est pas la seule personne
à qui il rend visite. Ainsi n’est-elle pas toute seule dans sa quête de
transformation. Le musicien aussi est piégé par son monstre, mais il trouve
de l’inspiration auprès de la narratrice. Pourquoi ne pas porter leur histoire à
l’écran ? « Je me sentirais vraiment réelle sur une scène. […] [J]e crois que
tout le monde n’attend qu’une chose, monter sur scène » (92). À chacun sa
réalité, car, selon le message de l’écrivain, « La réalité n’est qu’un point de
vue » (89). Et, dans un entretien entre Albert Cossery et Pierre-Pascal Rossi,
l’écrivain dit : « le monde vit sur l’imposture »15. On trompe les autres par la
séduction, par les apparences, en se faisant passer pour ce qu’on n’est pas.
Mais qu’est-ce qu’on est réellement, sinon une conscience qui observe le
kaléidoscope du monde extérieur et intérieur ?
La narratrice s’assoupit sur son lit et imagine une série d’images qui se
déroulent, mais une explosion de notes de chez son voisin la réveille :
Le voisin cherche à casser son clavier à coup de poing. Les notes
affolées et enchevêtrées l’une dans l’autre luttent tant qu’elles
peuvent et lancent des
« au secours » tantôt aigus et hystériques tantôt graves et
caverneux […]. (93-94)
La narratrice court chez lui en apportant les messages de l’écrivain afin
de l’encourager à avoir du courage face à ses monstres. La musique opère
une transformation dans leurs rapports et une forte complicité naît. « Nous
chantons, nous parlons, nous nous taisons, nous rions. Tout a un sens » (95).
Ils sont envoûtés par les vagues de musique qui les emportent hors de la
chambre. Au Sablier, elle reçoit le message pénultième de l’écrivain,
message encore plus obscur que les précédents : « Ni la réalité d’une nuit, ni
même celle de toute une vie humaine ne peut signifier notre vérité intime »
(96). Tel un koan zen, ce message est à méditer afin d’aller au-delà de la
15
1996 interview avec Pierre-Pascal Rossi.
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Créativité littéraire en Tunisie
pensée discursive. Bien que la narratrice ne semble jamais analyser ces
messages, ils exercent une influence magique sur son comportement.
Le lendemain, elle décide d’arrêter de « jouer à la secrétaire », et met sa
robe rouge, comme au début du roman, et sort. Mais rien ne marche comme
elle souhaite. Puisque son voisin n’est pas là, elle décide d’aller voir
l’écrivain. Elle le suit à la trace jusqu’à ce qu’il s’enfonce dans un bâtiment.
Mais en traversant la rue, il laisse tomber quelque chose. Elle ramasse « un
morceau de bristol blanc, rien dessus. Carte Blanche » (98). Si cette carte
symbolise sa pleine liberté d’action et de choix, elle marque aussi la
responsabilité de ce choix. La carte blanche rappelle aussi le petit livre tout
blanc laissé pour les hommes par Micromégas ; livre dans lequel les hommes
étaient censés voir le bout des choses. Mais le secrétaire de l’académie des
sciences n’était pas surpris par la mystification, car il n’y a pas de fin à la
découverte extérieure ou intérieure, et personne ne peut nous tracer le
chemin.
Après une expérience particulièrement désagréable dans un bar
d’homosexuels, elle va au Sablier pour retrouver l’écrivain. Désorientée par
un sentiment d’inexistence, elle s’effondre sur le trottoir. Lorsqu’elle arrive
au Sablier et se regarde dans la vitre, elle ne voit plus l’image parfaite d’ellemême comme auparavant. Elle ne se reconnaît même pas :
Une fille me regarde, l’air absent, son rouge à lèvres a filé partout
sur ses joues et son menton, sa robe est tachée, des larmes ont
dessiné un sillon à travers la couche de fond de teint […], son
chignon est défait. Je regarde cette fille en face de moi, son regard
et celui du vieux se superposent dans la vitre, ils ne font plus
qu’un. Un regard perçant me tranchant la gorge, je ne peux plus
bouger ni respirer. (102)
Pour la première fois, son intérieur et son extérieur se joignent, son
visage reflétant le désarroi de ses émotions. Elle ne peut plus se cacher
derrière la façade des apparences. L’écrivain semble devenir un élément
subconscient de son être. Le choc de voir se manifester sa réalité profonde
est si grand, qu’elle perd conscience. Elle a passé sur « le Pont de l’Épée »16 ;
c’était l’épreuve du courage.
Les notes liquides telles des gouttes d’eau la réveillent, et elle reconnaît
« Ondine » que joue le pianiste. Elle apprend que le vieil écrivain, l’oncle du
pianiste, l’a ramenée chez celui-ci. En écoutant la musique, elle s’endort
blottie contre son monstre, sur le lit du pianiste. Mais c’est le monstre qui lui
livre le dernier message de l’écrivain : « Prenez garde à la tristesse, c’est un
vice » (104). La note vient-elle vraiment de l’écrivain ou plutôt de sa propre
intuition ? Et l’écrivain même, ne pourrait-il être qu’une projection de la
vérité intime de la narratrice ? Le portrait superposé et l’épilogue soulèvent
16
Chrétien de Troyes. Le Chevalier de la charrette, Paris, Honoré Champion, 1970, p. 75.
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M. Mésavage – Le chaos du néant : théâtralité, musique et la magie du verbe
ces questions. Dans l’épilogue, l’écrivain devient le narrateur et prononce
plusieurs phrases de la narratrice, comme s’ils partageaient une
communication extrasensorielle. En avouant qu’il ne peut rien lui apporter, il
ajoute : « Dans l’infinie grâce, il y a toujours une part d’abîme tout aussi
immense » (106). C’est exactement la même phrase qu’a prononcée la
narratrice. De plus, il se sert de la même phrase qu’elle et sa grand-mère :
« les choses ne sont pas aussi simples. » L’alternance entre un sentiment de
grâce et celui d’un vide est peut-être la marque de l’esprit d’artiste :
« L’imbécile ne peut être qu’heureux » (66).
Si le sablier mesure le passage du temps, elle symbolise également la
possibilité de renversement du temps :
Le vide et le plein doivent se succéder ; il y a donc passage du
supérieur dans l’inférieur […] du céleste dans le terrestre et
ensuite par renversement du terrestre dans le céleste. Telle est
l’image du choix, mystique et alchimique17.
On passe de l’informe à la forme ; comme la création artistique, on se
trempe dans l’infini chaotique afin d’extraire l’idée platonicienne de la
Beauté qui se réalise dans une belle fleur, une belle femme, un beau roman.
Il n’est pas sans intérêt de noter que Sofia Guellaty s’est lancée dans la
mode. À partir de 19 ans, elle est collaboratrice indépendante pour des
publications françaises. Elle est directrice de Style.com/Arabia, ce qui lui
permet de conjuguer ses connaissances de la mode et sa passion pour la
culture tunisienne. Albert Cossery est décédé en 2008, à l’âge de 94 ans,
deux ans après la parution du roman de Guellety. On ne sait pas s’il l’a lu.
17
Chevalier et Gheerbrant. Dictionnaire des symboles, p. 838.
185
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Créativité littéraire en Tunisie
BIBLIOGRAPHIE
BEY, Maïssa. Nouvelles d’Algérie, Paris, Grasset, 1998.
BAUDELAIRE, Charles. Œuvres complètes, « Art romantique », Paris,
Louis Conard, 1925.
Baudrillard, Jean. De la séduction. Paris, Éditions Galilée, 1979.
___________. L’Échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976.
CAMUS, Albert. Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942
CHEVALIER, J. et GHEERBRANT, A. Dictionnaire des symboles, Paris,
Robert Laffont, 1982.
DE TROYES, Chrétien. Le Chevalier de la charrette, Paris, Honoré
Champion, 1970.
GUELLATY, Sofia. Le Sablier, Paris, Éditions Joëlle Losfeld, 2006.
KAFKA, Franz. La Métamorphose, Paris, Gallimard « Folio classique »,
traduit par Claude David, 2000.
NOTHOMB, Amélie. Stupeur et tremblements, Paris, Albin Michel, 1999.
SARTRE, Jean-Paul. L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.
VOLTAIRE. Romans et Contes, Paris, Garnier Frères, 1960.
VON FRANZ, Marie-Louise. L’Ombre et le mal dans les contes de fées,
Paris, Éditions Jacqueline Renard, 1990.
Site internet
http ://le21eme.com/sofia-guellaty/
www.pinterest.com/sofiaguellaty/
http ://www.rst.ch/archives/tv/culture/hotel/3447575-albert-cossery.html
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Judith SINANGA-OHLMANN
Université de Windsor
Canada
Raja SAKKA :
imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
Les masses populaires tunisiennes aiment
[l’émission télévisée Notre littérature en son temps],
car elle trouve l’image de la Tunisie dans la littérature
qui, dans ses buts, expose certains des problqui concernent
leur vie quotidienne1.
Cette remarque de Rachad Hamzawi trouve son écho dans les textes de
Tahar Bekri, Marie Naudin et Isaac A. Ogunbiyi. Non seulement ils
s’accordent sur le fait susmentionné, mais aussi ils reviennent tous sur les
mêmes questions thématiques qu’Isaac A. Ogunbinyi a résumé en ces trois
points :
- Le thème du nouveau réveille qui apparaît après la léthargie
religieuse et intellectuelle précédant la période du 20e siècle
- Le thème politique et nationaliste ; et
- Le thème de la condition économique et sociale des masses
populaires2.
Ces thèmes ou du moins certains d’entre eux se trouvent-ils dans ces
deux œuvres de Raja Sakka : La réunion de Famille3 et Un arbre attaché sur
le dos4 ? Cette écrivaine est-elle de ceux qui peuplent leurs fictions de faits
1
Trad. libre de ces propos : « The Tunisian masses enjoy the [television program Our
Literature in its Time] because they found in the literature the image of Tunisia and in its
goals certain issues concerned with their daily life », Rachad Hamzawi. « Realities of
Contemporary Tunisian Literature », American Journal of Arabic Studies, vol. II, 1974, p. 59.
2
Trad. libre des propos d’Isaac A. Ogunbinyi recueillis de l’article : « Twentieth-Century
Tunisian Arabic Creative Writing as a Study in the Social, Cultural and Political History of
the Country », p. 61, cités en ces termes en anglais :
(1) The theme of re-awakening from pre-twentieth century religious and intellectual
lethargy;
(2) The theme of politics and nationalism; and
(3) The theme of people’s social and economic conditions.
3
Raja Sakka. La réunion de famille, Paris, L’Harmattan, 2007, 71 p. Les citations tirées de ce
recueil sont indiquées par des chiffres et placées entre parenthèses.
4
________. Un arbre attaché sur le dos, Paris, L’Harmattan, 2013, 150 p. Les citations tirées
de ce roman sont indiquées par des chiffres et placées entre parenthèses.
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Créativité littéraire en Tunisie
tirés de la réalité ou est-elle de ceux qui utilisent la littérature comme un jeu
divertissant ? Qu’elle soit de ceux qui écrivent pour instruire ou qui le font
pour divertir, de quelle manière s’y prend-elle et sous quelle forme d’écriture
communique-t-elle à son public lecteur ? Telles sont certaines des questions
auxquelles cette étude a essayé de répondre.
Je me suis intéressée dans un premier temps au contenu des nouvelles
du recueil La réunion de Famille dont j’ai essayé de comprendre les
différents messages, si message particulier il y a. Je suis ensuite passée à
l’analyse du roman Un arbre attaché sur le dos tout en essayant de le mettre
en parallèle avec le recueil de nouvelles susmentionné.
Avant toute réflexion sur le recueil de nouvelles de Raja Sakka, une
question s’est avérée inévitable, celle concernant le titre qu’elle a choisi pour
cet ouvrage - La réunion de Famille.
La réunion de Famille ?
Mais de quelle famille ? Celle de la nouvelle Une rencontre tardive ou
celle de tous les déplacés et errants dont elle a peuplé aussi bien son recueil
de nouvelles que son roman Un arbre attaché sur le dos ? S’il y a en effet un
élément commun aux deux œuvres de l’auteure tunisienne et à tous les
personnages dont elle a narré les aventures, c’est bien les thèmes de
déplacement et des retrouvailles qui, de manières variées sont le résultat des
problèmes soulignés par Isaac A. Ogunbinyi. Il est donc juste de reconnaître
que ces migrations constantes qu’elles soient physiques ou mentales,
volontaires ou choisies, puisqu’elles sont le lot de tous les personnages créés
par Raja Sakka, présentent aux lecteurs un semblant de portrait familial.
L’idée de « famille » est ainsi une sorte de « déjà vu » ou plutôt « déjà lu »
d’une nouvelle à l’autre et des nouvelles au roman. En d’autres mots, tous
les personnages de Raja Sakka semblent partager un gène de déplacement,
ce qui fait donc d’eux une sorte de famille. Mais leur ressemblance ne
s’arrête pas là ; ils sont tous d’une manière ou d’une autre pris dans les
différentes situations dressées par Isaac A. Ogunbinyi dans sa liste
thématique susmentionnée. Chacun dans son errance fait face ou est victime
des problèmes politiques, nationalistes, sociologiques ou économiques.
Par quels sentiers nous fait déambuler Raja Sakka dans son recueil de
nouvelles et quelles situations thématiques nous fait-elle explorer dans
chacun de ses textes ?
La réunion de famille est un recueil de cinq nouvelles qui introduit aux
lecteurs cinq principaux personnages tous en mal d’instabilité : Yasmine des
Rencontres tardives, Hassan de La réunion de famille, Habib de la Fumée au
premier wagon, Ilhem de En route pour Hori et la narratrice sans nom de La
statuette perdue.
Rencontres tardives est l’histoire de Yasmine, une jeune femme qui,
pour tuer le temps, erre dans un aéroport où elle attend le vol qui doit la
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J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
ramener au bercail5. Alors qu’on n’apprend rien au sujet de la semaine de
vacances qu’elle a passée dans un pays étranger, les dernières heures de son
voyage sont remplies d’anecdotes suite aux rencontres qu’elle fait pendant
son attente dans l’aéroport. Elle croise en premier un taximan antipathique et
ensuite un maronite qui, comme on le lit dans la nouvelle, ayant été frôlé de
près par la mort croquer la vie à pleine dent, et enfin Iheb - un chiite qui
vénère son peuple voué au martyre et en guerre depuis 14 siècles. À travers
les conversations qu’elle a avec ces trois inconnus, le lecteur est, de façon
subtile, mené à réfléchir à des faits aussi graves que les conflits religieux qui
un peu partout au monde sont la cause des instabilités sociales, du
terrorisme, des pertes en vies humaines… Ce texte qui ne compte que 11
pages invite donc à réfléchir aux grands thèmes évoqués par Isaac A.
Ogunbinyi. Jacques le maronite et Iheb le chiite représentent, dans leurs
brefs témoignages, la question de politique et de nationalisme tandis que le
taximan affiche la colère de celui qui est mécontent de sa condition
économique et sociale. On peut même percevoir à travers les récits de
Jacques et Iheb les querelles et conflits religieux qui opposent constamment
les différents peuples du Moyen-Orient ce qui amène le lecteur à penser
aussi au thème de la quête d’identité. En effet, les situations de conflits
causent chez ceux qui y sont impliqués ou en sont victimes un désir
d’appartenance à un groupe ou un autre ainsi que l’a démontré Amin
Maalouf dans son texte Les Identités meurtrières6. Cela est justement le cas
suggéré par le comportement de Jacques et Iheb qui ne semblent pas être à la
quête d’une identité, mais plutôt sa confirmation. Suite aux problèmes
auxquels ils ont dû faire face dans leur vie, ils s’alignent d’un côté ou de
l’autre de leur société. Leur choix d’appartenance en est déterminé de la
façon même dont l’explique Amin Maalouf dans son texte susmentionné7.
Ceci est surtout apparent dans le personnage d’Iheb le Chiite qui dans sa
conversation avec Yasmine insiste sur l’histoire de son peuple. Il la raconte
d’une façon qui semble indiquer une certaine revendication d’appartenance,
mais aussi son récit est comme un plaidoyer pour son peuple dont tout le
monde devrait essayer de comprendre les actes à cause des péripéties qu’il a
traversées et du mal qu’il a enduré.
5
Quoique le nom de l’aéroport où elle se trouve ne soit pas mentionné, Adel Latrech
dans son compte-rendu publié dans La Presse de Tunisie (novembre 2007) dit que c’est
l’aéroport de Beyrouth sans doute à cause des deux personnages que Yasmine y rencontre et
avec lesquels elle a une conversation - Jacques le Maronite et Iheb le Chiite.
6
Amin Maalouf. Les identités meurtrières, Paris, Grasset & Fasquelle, 1998.
7
Dans son livre Les identités meurtrières, Amin Maalouf montre que dans ce monde
conflictuel où une bonne partie de l’humanité vit, il est difficile, voire inconcevable, de
n’avoir qu’une seule identité. Mais il insiste aussi sur le fait que bien des fois on est obligé de
s’affirmer une identité particulière car on est souvent placé dans des situations ou on doit
choisir un camp ou un autre si on est citoyen d’un pays divisé par des conflits soient
politiques, soient religieux. C’est bien ce que semble être le cas de Jacques et Iheb dans la
nouvelle rencontre tardives.
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Créativité littéraire en Tunisie
La deuxième nouvelle, La réunion de famille narre l’histoire d’Hassan,
un homme qui retourne chez lui après 25 ans d’absence. Il se remémore son
passé duquel surgissent des membres de famille séparés par diverses
disputes - conflits d’héritage, rivalités, procès de querelles familiales… Le
lieu où doit se rencontrer la famille est encore désert quand Hassan arrive et
le temps d’attente lui permet de se laisser envahir par des souvenirs d’antan.
Cependant, à la fin de la lecture de cette nouvelle, le lecteur reste sur sa soif,
car les raisons derrière cette réunion ne sont pas élucidées. Il n’est pas clair
non plus pourquoi Hassan qui revient chez lui après une longue absence de
vingt-cinq ans ne soit pas l’invité d’honneur sur cette grande table dressée
pour toute la famille. Le retour du fils prodigue n’est pas de toute évidence la
raison de la réception organisée par la famille. Quelques indices semblent
même suggérer qu’Hassan, qui par ailleurs est le narrateur de cette histoire,
soit peut-être mort et que la réunion de famille n’ait d’autre motif que son
enterrement. Observons ces propos à titre d’exemple :
Tout à fait à gauche, devant une chaise en fer forgé ne se trouvait
point de rectangle ni de plaque indiquant l’occupant de cette
chaise. Était-ce un oubli ou s’agissait-il d’un invité de la dernière
minute ? La réponse aurait été pour lui une énigme la veille. Mais
maintenant, il ne pouvait pas faire semblant de l’ignorer, car cette
réflexion était la seule logique et vraisemblable. (28)
On se retrouve ici devant un des moments mystérieux de la nouvelle,
car ce que le narrateur déclare savoir n’est pas communiqué au lecteur.
L’invité qui manque est le seul dont le nom n’a pas été mis sur un rectangle
et déposé sur un coin spécifique de la table est bien le narrateur, car le nom
Hassan est celui qui y manque. Si donc le nom Hassan n’est pas sur cette
table, c’est qu’il ne fait pas partie des invités ; or cela ne fait aucun sens
puisqu’il dit qu’il est revenu au bercail après une absence de 25 ans. Mais
aussi quand les convives arrivent à l’endroit où doit se tenir la réunion, il se
joint à la foule et même aux tristes chants religieux qu’ils chantent et qui
naguère lui faisaient peur. Le seul problème est que personne de cette famille
n’émet aucune surprise de le revoir après une si longue absence. Aucun
commentaire n’est fait sur sa présence un peu comme s’il était invisible à
cette foule à laquelle il s’est pourtant joint. Au lieu des chansons gaies qui
exprimeraient la joie de la famille à la visite de l’un de ses membres qui
retourne au bercail après plusieurs années, c’est plutôt des mélodies
mélancoliques et pas n’importe lesquelles, mais religieuses. Ailleurs dans la
nouvelle, ce narrateur et invité invisible évoque quelles sortes de fleurs
embellissent le lieu de la rencontre et parmi elles des « coquelicots rouges
[qui] formaient des cercles dans l’herbe comme pour se concerter sur
quelques sujets d’extrême gravité » (24). Cette description des coquelicots
fait, ainsi qu’il le dit, penser plus à un moment triste que joyeux comme dans
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J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
la tradition occidentale où l’on utilise ces fleurs comme signe de souvenir
des soldats tués sur les champs de guerre8. Mais là où le comble atteint son
paroxysme est à la fin de la nouvelle où on lit :
En second lieu, il constata que la terre avait été remuée autour
d’un certain périmètre de la propriété, une dune de terre était
apparue en conséquence. Enfin, il nota la présence de deux
hommes qui s’affairaient. Il ne réussit pas à voir ce qu’ils faisaient
exactement, car ils lui tournaient le dos.
En regardant dans la direction de la porte d’entrée, il vit un flot
d’arrivants l’assaillir et se retrouva tout d’un coup noyé dans une
foule immense. Les chants religieux de la foule étaient si proches
de lui qu’ils l’envahirent. Sans s’en rendre compte, il se joint à
cette chorale. Il regarda dans toutes les directions, à part les
hommes autour de lui, il n’y avait que des murs hauts peints en
blanc. Au-dessus de lui, le soleil était haut dans le ciel bleu sans
nuages. C’était bien l’heure convenue ! (32-33)
Cette parcelle de terre qui a été remuée, des chants religieux tristes et
puis tout d’un coup ce lieu qui au départ était décrit comme un terrain vague
et complètement à découvert se retrouve soudainement délimité par des murs
hauts peints en blanc est un moment de la nouvelle qui porte encore à
confusion. Ce bout de terrain où la terre a été remuée a fait surgir en ma
pensée l’image d’une grève récemment creusée alors que la présence des
hommes uniquement en ce lieu suggère un enterrement, car dans la tradition
musulmane, il est conseillé aux femmes de ne pas assister à l’inhumation
d’un défunt. Un autre détail non moins important est la mention du soleil audessus de lui. La position du soleil est significative aussi, car elle permet à
ceux qui sont chargés de l’enterrement de savoir dans quelle direction
coucher le corps du défunt9. Tout est implicite dans cette nouvelle et c’est
dans le non-dit et le symbolisme que réside sa richesse.
Fumée au premier wagon est une autre nouvelle qui est pleine de
moments mystérieux et qui est même plus énigmatique que le récit narré
dans Rencontres tardives. En effet, si l’on peut se hasarder à donner un sens
aux moments ombrageux de la nouvelle Rencontres tardives, les événements
qui se déroulent dans Fumée au premier wagon se refusent au travail
d’herméneutique si l’on peut dire. Habib, le narrateur est aussi gardé dans
l’ignorance que le lecteur. Il est, comme les autres passagers dans ce train,
prisonnier des bourreaux inconnus. Aucun d’eux ne sait ni les raisons pour
lesquelles deux personnes ont été tuées et quatre autres blessées, ni pourquoi
il y a un feu au premier wagon. Tout fait penser ici à un acte terroriste dont
8
Je pense ici à la journée du souvenir qu’on célèbre le 11 novembre en Europe et en
Amérique et au chant-poème du Colonel canadien John McCrae « In Flanders Fields ».
9
C’est tout le moins mon interprétation et n’étant pas de religion musulmane, je pourrais me
tromper sur bien des faits.
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Créativité littéraire en Tunisie
personne ne sait les raisons. N’importe qui peut en être victime y compris les
journalistes dont le rôle est pourtant uniquement de s’enquérir de ce qui se
passe. L’auteur n’a pas manqué de rappeler ce fait en faisant jouer le rôle de
journaliste à l’un des passagers de ce train pris d’assaut par on ne sait quels
diables. Diables, car il me semble que la vitesse à laquelle il roule ne saurait
mener ailleurs qu’aux enfers. Pour souligner combien cet acte de terrorisme
est ignominieux, son choix s’est porté sur Moez un jeune homme en proie au
désir d’aller retrouver sa bien-aimée. Comme ce dernier ne peut plus tenir en
place dans ce moment d’ignorance qui risque de l’éloigner de son amour au
lien de l’en approcher, c’est lui qui décide de se porter volontaire pour jouer
à l’envoyer spécial. Ceci rappelle la vulnérabilité de ceux qui exercent ce
métier, mais aussi la triste réalité que ce sont toujours des êtres innocents qui
se font tuer. Cette nouvelle donc, comme la première et la deuxième histoire
narrées dans le recueil de Raja Sakka, met en évidence des faits graves
comme les conflits entre différentes sectes religieuses, le terrorisme, les
mésententes et querelles familiales qui sont tous des problèmes de la vie
quotidienne ainsi que l’ont souligné les auteurs que j’ai évoqués
précédemment. Raja Sakka ne fait donc pas exception. Elle aussi, comme ses
compatriotes tunisiens, utilise la littérature comme un outil de mise en garde
pour ne pas dire de dénonciation, un outil pour la mise en scène des
problèmes de la vie quotidienne non seulement en Tunisie, mais dans la
plupart des pays du Maghreb et du Moyen-Orient.
Quant aux deux dernières nouvelles du recueil, quoiqu’elles contiennent
des sujets sans gravité, elles ne sont pas moins révélatrices de la hantise de
l’auteur du désir d’habiter dans un monde stable dans lequel règne la paix et
le droit de rêver au bonheur. Si la nouvelle En route pour Hori témoigne de
cette quête d’un monde meilleur qui transparaît dans les rêves de la
narratrice, celle de La statuette dérobée, quoiqu’elle laisse croire à une
invitation aux aventures amoureuses, elle ne met pas moins au centre du récit
Athéna, la déesse grecque aux conseils de sagesse, mais aussi déesse de la
guerre et protectrice des cités.
Dans En route pour Hori, nous avons une narratrice libérée des
traditions anciennes qui met la femme au service de son compagnon marital
et qui, au lieu d’assumer ce rôle se laisse embarquer dans un univers peuplé
de rêves. Ce refus du rôle de compagne aux petits soins pour son partenaire
est exprimé dans la réponse négative qu’Ilhem la narratrice donne à
Noureddine son compagnon lorsque celui-ci lui demande de lui préparer un
café10. Observons ce petit dialogue inséré dans un discours direct dans la
narration :
10
Pour plus d’information sur la situation sociale de la femme tunisienne, lire l’article de
Tahar Bekri « Femmes écrivaines de Tunisie » dans lequel il a déclaré : « Certes les lois
tunisiennes sont parmi les plus courageuses du monde arabo-musulman et ceci est un fait
incontestable, mais les interdits, les tabous, les obstacles qui proviennent du poids des
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J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
Noureddine s’approcha de moi.
« Tu me prépares un café ?
Je ne peux pas, je fais faire la sieste.
Tu ne perds jamais l’occasion de dormir, toi ! » (53)
J’ai également noté dans cette nouvelle que ce n’est pas le terme de
mari ou époux qui est employé, mais celui de « compagnon » qui peut bien
désigner un mari tout comme un partenaire avec qui l’on est lié sans que l’on
soit nécessairement passé par un acte de mariage légalisé. Ceci est en soi une
manifestation d’un état de libération de celle qui parle, état qui est aussi
renforcé dans ce refus de lui préparer du café. Au lieu de s’acquitter de cette
tâche, Ilhem choisit la sieste - symbole d’évasion du monde réel vers celui
du rêve. Avant de se plonger dans le sommeil, la narratrice raconte un autre
moment d’évasion où en flottant dans l’eau, non seulement elle se libère du
monde, mais comme elle le dit elle se voit aussi « délivrée des problèmes
liés à son corps ». Nombreux textes écrits par des femmes, surtout les
ouvrages de celles qui se reconnaissent comme féministes, traitent du corps
de la femme et de comment, quand il n’est pas le lieu du désir et des
sensations, il devient emprisonnement.
Si En route pour Hori est le témoignage de celle qui se libère de son
quotidien et de la prison que constitue son corps que ce soit du fait de sa
féminité en proie aux contraintes sociales ou à la vieillesse, l’héroïne sans
nom de la statuette dérobée est plutôt toute sensation et désir. Comme Ilhem,
elle s’évade de la vie ordinaire pour s’aventurer non dans le rêve, mais dans
le souvenir d’un moment vécu avec un ancien amour. Telles les
protagonistes d’une série télévisée qu’elle regarde et qui la sortent de son
monde réel, elle sent son corps se transformer en désir, la même sorte de
désir que Marguerite Duras voit comme l’objet qui peut donner un caractère
particulier à l’écriture des femmes ainsi que l’a constaté Jean Soumahoro
Zoh dans ces propos11 :
[…] Marguerite Duras, elle estime que c’est par l’expression du
désir que la femme peut donner à son œuvre un caractère
particulier : « La femme c’est le désir. On n’écrit pas du tout au
même endroit que les hommes. Et quand les femmes n’écrivent
pas dans le lieu du désir, elles n’écrivent pas, elles sont dans le
plagiat12.
traditions, parfois tout simplement de reflexes machistes, restent vivaces », « Femmes
écrivaines de Tunisie », in De la littérature tunisienne et Maghrébine et autres textes, Paris,
L’Harmattan, 1999, p. 34.
11
« L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala et la problématique d’une écriture africaine au
féminin » consulté le 18 novembre 2014 sur le site
http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/8710.pdf, p. 343.
12
Dominique Viart. Le roman français au XXème siècle, Paris, Hachette, 1999, p. 96.
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Créativité littéraire en Tunisie
Jean Soumahoro Zoh a recueilli d’autres propos aussi intéressants au
sujet du corps de la femme dans les œuvres d’auteurs féminins. Il cite entre
autres Béatrice Didier et Béatrice Rangira Gallimore dont les critiques
illustrent bien les deux dernières nouvelles du recueil de nouvelles La
réunion de Famille de Raja Sakka13. À titre d’exemple :
La présence de la personne et du sujet impose immanquablement
la présence du corps dans le texte. Et il est évident que c’est peutêtre le seul point sur lequel la spécificité soit absolument
incontestable, absolue. Si l’écriture féminine apparaît comme
neuve et révolutionnaire, c’est dans la mesure où elle est écriture
du corps féminin, par la femme, elle-même. […] On assiste alors à
un renversement : non plus d’écrire […], mais exprimer son corps,
sentir, si l’on peut dire de l’intérieur : toute une foule de sensations
jusque-là un peu indistinctes interviennent dans le texte et se
répondent. Au vague de rêveries indéterminées se substitue la
richesse foisonnante de sensations multiples14.
Je n’ai pu m’empêcher de trouver en cette citation un lien avec le récit
de la nouvelle La statuette dérobée de Raja Sakka comme dans ce passage :
Je trouvai un réconfort dans les actions, les amours et les
déconvenues des protagonistes. J’essayais de me mettre à la place
de l’héroïne qui voyait, le cœur battant, l’homme qu’elle avait
rencontré, il y avait quelques jours, s’approcher d’elle avec un
regard plein d’amour et de désir. J’arrivais à sentir la panique, le
désarroi mêlé à l’excitation de l’héroïne et j’en arrivais à éprouver
un plaisir presque physique. (65)
Cette panique, ce désarroi mêlé à l’excitation qui consument l’héroïne
ne durent qu’un court instant, car aussi vite qu’elle s’était laissée prendre au
piège du rêve, aussi rapidement qu’elle en avait été arrachée par la
constatation d’un objet manquant tout près du téléviseur dont les images lui
avaient servi d’échappatoire. La panique et le désarroi sont bien le signe que
même dans un moment d’égarement, cette femme reste enchaînée à son
quotidien, puisqu’elle avoue « Tout d’un coup arrachée à un monde irréel et
qui somme toute ne me concernait que très peu, mon regard fut alerté par
une anomalie constatée dans le paysage habituel » (65).
13
Je pense aux propos que Jean Soumahoro a tirés de ces ouvrages critiques : L’écriturefemme de Béatrice Didier publié aux éditions PUF, 1981 et L’œuvre romanesque de Calixthe
Beyala : le renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne de
Béatrice Rangira Gallimore publié chez L’Harmattan, 1997.
14
Béatrice Didier. L’écriture-femme, Paris, PUF, 1981, p. 35. Propos cités par Jean
Soumahoro dans son article « L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala et la problématique
d’une écriture africaine au féminin » consulté le 18 novembre 2014 sur le site
http://ler.letras.up.pt/uploads/ficheiros/8710.pdf, p. 343.
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J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
Quoique le mot « paysage » ici réfère en premier à l’idée d’un lieu tout
simplement, force est de reconnaître qu’il pourrait aussi être appliqué à la
condition d’existence de celle qui raconte l’histoire et même à la condition
des femmes au foyer en général. Il nous est suggéré dans cette courte
nouvelle la vie de trois différentes femmes. Celle de la narratrice, celle de la
mère de Farid - l’amour du passé de la narratrice -, mais aussi la condition de
la femme que Farid a épousée. Observons à titre d’exemple ces propos :
Je sentis toute énergie me quitter définitivement comme si cette
statuette m’avait maintenue en vie toutes ces années. Elle était - je
m’en rendais compte sur le coup - l’aimant qui me ramenait à cet
appartement quelconque, sans âme, toutes les fois qu’il me prenait
l’envie de changer de vie, de lieux ou de paysages. (68)
Cette citation ne trompe point quant à l’absence de bonheur dans la vie
conjugale de la narratrice. La disparition de la statuette est le moment pour
elle de s’apercevoir qu’elle vivait comme dans un songe donc le mensonge
puisque quoique mariée, sa joie de vivre ne tenait qu’à un souvenir d’un
moment de bonheur avec un autre homme. Quant aux deux autres femmes,
leur sort ne semble pas être ou avoir été plus enviable. Ainsi, lorsqu’elle
apprend la mort de Houria, ce qu’elle pense n’indique point que cette
protagoniste ait vécu heureuse ou que sa mort ait mis fin à sa misère.
Examinons la remarque de la narratrice tout de suite après qu’elle ait
entendu qu’Houria n’était plus :
Chère Houria, le temps ne l’avait pas épargnée. Le temps qui
m’avait terrassée et délavée l’avait rayée de la surface de la Terre
pour qu’elle vive dans son ventre une autre histoire. (70)
L’adjectif « chère » qui qualifie Houria dans la citation ne porte pas
seulement le sens de l’être aimé/regretté mais aussi de celui que l’on plaint.
La défunte dont le souvenir ne fait surgir aucun autre sentiment que celui de
repli sur la souffrance endurée ne saurait être la représentation du bonheur
qu’il soit conjugal ou autre. La surface de la Terre dont elle a été arrachée est
le lieu où se trouve « terrassée » la narratrice. Le mot « terrassée » a dans
cette citation aussi bien le sens d’être vaincu/abattu que celui d’être retenu
contre son gré. Vivre sur cette terre décrite par la narratrice ou en être
englouti pour devenir prisonnier de son ventre n’a rien de positif. Par
ailleurs, l’idée de « ventre » fait à nouveau penser à un emprisonnement.
Ainsi, pour Houria, que ce soit la vie sur terre ou dans le ventre de cette
dernière, c’est toujours la même histoire qui recommence. En effet, le
déterminant « une » qui précède le mot « histoire » ne suggère pas le sens de
ce qui est indéfini ni nouveau, mais de ce qui se répète/éternel
recommencement.
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Créativité littéraire en Tunisie
La troisième femme de cette nouvelle est l’épouse de Farid l’ancien
amour de la narratrice. Un passage du récit nous suggère l’idée que cette
dernière a été abandonnée par son mari. A-t-elle divorcé ? Est-elle peut-être
obligée de partager son conjoint avec une autre ? A-t-elle, comme la
narratrice, été trahie par Farid ? Si le récit n’est pas clair sur ce point, il ne
laisse aucun doute sur le fait que Farid et son épouse vivent séparés. En
témoigne cette remarque :
- « Monsieur Farid est-il là ?
- Farid ? C’est mon père ! il habite à Gafsa ! »
Pourquoi Gafsa ? Farid était comptable. Pourquoi irait-il s’installer
à Gafsa ? (70-71)
Ces questions que se pose la narratrice fournissent en même temps des
réponses quant aux raisons de l’existence certaine de Farid à Gafsa.
Existence certaine, car son fils affirme qu’il habite à Gafsa et non qu’il y
travaille ou qu’il y est en voyage. Mais aussi son étonnement et interrogation
lorsque le nom de son père est prononcé, un peu comme si cela le surprenait
que quelqu’un s’enquiert de lui à cette adresse, confirme également qu’il est
inhabituel que l’on cherche à le joindre à ce numéro de téléphone.
L’étrangeté de cette histoire est renforcée par les questions de la narratrice
dont on peut déduire quelques hypothèses : d’une part, que Farid a peut-être
divorcé de sa femme d’autre part, qu’il a pris une deuxième épouse ou qu’il
a simplement abandonné la mère du garçon qui parle. Les questions de la
narratrice réfutent cependant la possibilité que Farid habite à Gafsa pour son
travail et semblent dire qu’aucune raison ne peut soutenir cela. La mère de
l’enfant dans cette scène rejoint donc le lot des deux autres femmes dans
cette nouvelle - celui d’une existence où le bonheur conjugal n’a pas de
place.
Le dernier paragraphe de cette nouvelle est aussi intéressant pour ce qui
est du sort de la femme mariée/mère. On sent comme une sorte de fatalité
dans la voix de celle qui annonce les dernières phrases de l’histoire de La
statuette dérobée. Ainsi conclut-elle son récit :
C’en était fini de mes rêves. Mon fils m’appelait pour me montrer
ses devoirs. Je quittai mes pensées et ma vie pour réintégrer la vie
de mon fils et la vie tout simplement. (71)
Cette note finale nous suggère le portrait d’une femme qui ne vit pas
pour elle-même, mais surtout pour les autres. Quant à sa vie, elle n’a aucun
sens spécial, c’est un sort qu’elle a accepté, une existence dont elle n’obtient
nulle autre satisfaction que celle de vivre tout simplement.
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J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
À ce sujet, Zouhou Harbaoui a remarqué :
Même avec une once de regret, cette femme va se tourner vers le
présent et l'avenir quand son fils l'appela pour lui montrer ses
devoirs, au sens propre comme au sens figuré. D'ailleurs, Raja
Sakka fait dire à son personnage, en conclusion : « Je quittai mes
pensées et ma vie pour intégrer la vie de mon fils et la vie tout
simplement »15.
Ce qui est le plus frappé dans ces propos de la narratrice de la nouvelle
La statuette dérobée n’est pas la décision de cette dernière de se tourner vers
le présent ni vers l’avenir comme l’a remarqué Harbaoui, mais plutôt l’aveu
de quitter « ses pensées et sa vie ». Il me semble que ses propos font allusion
au fait qu’en dehors de ses devoirs en tant que mère et sans doute épouse, il
y a une autre vie à laquelle elle aspire et à laquelle elle n’a accès qu’à travers
le rêve, car sinon quel autre sens donner à sa remarque « je quittai ma
vie… » ? Quelle est donc son autre vie en dehors de celle dont elle rêve ou
qu’elle imagine en regardant ces séries télévisées ? D’ailleurs en disant « je
quittai ma vie », ne confirme-t-elle pas par cela qu’elle mène une double vie
- une qui est sa routine quotidienne et l’autre qui n’a d’existence que dans
ses pensées, ses rêves. Ne pouvant donc pas avoir celle qu’elle imagine, elle
prend la décision de se tourner vers la réalité, ce qui est à mon avis une sorte
de résignation.
Cette dernière nouvelle a mis en scène la vie des femmes et leur
condition sociale un peu comme si en clôturant son recueil de cette manière,
Raja Sakka pensait déjà à un prochain ouvrage dans lequel elle allait se
concentrer sur une histoire qui explore plus en profondeur la condition
féminine d’où la création de l’aventure/mésaventure de Nora l’héroïne du
roman Un arbre attaché sur le dos. Ce livre ne présente cependant pas
seulement la question de la condition féminine, mais aussi celle de l’idée
d’errance et de la quête d’identité bien mises en évidence également dans le
recueil de nouvelles La réunion de Famille.
Un arbre attaché sur le dos : de quoi s’agit-il ?
Un arbre attaché sur le dos raconte principalement l’histoire de Nora,
une femme qui décide un jour de quitter sa ville natale pour aller s’installer
dans un village loin des siens. Elle est dans la quarantaine au moment où elle
prend cette décision et ce n’est que vingt ans plus tard qu’un événement
étrange la force à prendre le chemin du retour au bercail. Le roman
commence par ce moment, qui est comme une sorte d’appel magnétique
auquel, même si Nora, qui est aussi la narratrice, l’avait voulu, n’aurait pu
15
Propos tirés du compte-rendu de Zouhou Harbaoui consulté le 30 mai 2014 sur ce lien
http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=14295
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Créativité littéraire en Tunisie
résister, mais aussi toute l’œuvre est construite autour de cet événement
déclencheur. On nous présente donc dans l’incipit Nora qui aperçoit au loin
une lumière par laquelle elle est attirée et quand elle parvient à l’endroit d’où
provenait cette dernière, elle se trouve face à face avec deux hommes qui lui
intiment l’ordre d’emporter avec elle un jeune arbre qu’ils avaient dans une
tente. Ce qui est plus étrange n’est pas le fait que deux inconnus lui
ordonnent de prendre cet arbre, mais surtout qu’ils réussissent à la
convaincre de force que c’est son enfant. Ainsi raconte-t-elle :
Alors, en montrant l’arbre, il me fit signe que c’était mon enfant et
que je l’avais porté dans mon ventre. Là, je fus vraiment indignée.
[…]. Mais c’est ton enfant, c’est toi qui l’as mis au monde. (6)
Que peut donc symboliser un arbre ? Et que penser de ce dernier s’il lui
est donné des qualités humaines et que l’on vous convainc de plus qu’il est
votre progéniture ? Les lecteurs et le personnage à qui arrive l’aventure
entrent dans une sorte de symbiose, car ni le personnage qui vit l’histoire ni
le lecteur à qui elle est racontée ne reçoivent aucune explication de l’auteur.
Raja Sakka a choisi de faire de son héroïne Nora une narratrice
homodiégétique dont la seule fonction est de raconter le récit. Nora
embarque donc le lecteur dans son aventure et ensemble ils parcourent le
chemin sans qu’une voix externe vienne éclairer le lecteur des moments
mystérieux qu’elle traverse. Les questions qu’elle pose aux deux inconnus,
son bouleversement lorsqu’ils lui ordonnent de prendre l’arbre et de
l’accepter comme son enfant est un moment aussi consternant pour les
lecteurs. Ce sentiment de consternation est néanmoins ce qui suscite la
curiosité et l’intérêt dans la suite de l’histoire relatée dans Un arbre attaché
sur le dos. L’arbre en question est « un jeune arbre avec, au bout de son
tronc, des racines… » (6). Ce n’est donc pas seulement un arbre, mais un
jeune arbre et qui a des racines. L’adjectif « jeune » est sans doute ce qui a
fait dire à Harbaoui qu’« On ne peut rattraper le temps passé… » dans son
introduction du compte-rendu du roman de Raja Sakka. Quant à Samia
Harrar, elle n’a opté que pour le seul mot : « Racines… » et a procédé
ensuite par une série de questions :
Qu'est-ce que cela veut-il dire au juste ? Qu'il faut trancher dans le
vif, pour pouvoir avancer, sans avoir à ployer sous un quelconque
poids, qui s'appellerait regret ou nostalgie, et qui vous ferait le pas
lourd, et la démarche hésitante, devant les contingences d'une vie,
qui n'aurait pas été choisie, mais subie ? (1)
« Jeune », c’est le temps passé et révolu que la narratrice ne pourra plus
jamais rattraper malgré son désir de se rajeunir en s’embarquant dans une
relation amoureuse avec Marouene l’exilé dont elle fait la rencontre une fois
de retour au bercail. Mais comme cet homme étranger, elle est aussi devenue
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une inconnue à Soba - sa ville natale -, car tous ceux qu’elle connaissait, sauf
son amie d’enfance Olfa, ont déménagé ou sont peut-être décédés. Quelle
importance donner à l’idée de « racines » ici puisque comme on le montre
dans le roman, personne ne veut de son arbre dans Soba ? L’arbre me semble
être la narratrice elle-même, un fruit de son imagination comme la vie des
rêves de la femme de La statuette dérobée. Sans s’en rendre compte, le désir
de retrouver les siens et ce qu’elle croit avoir perdu en les quittant est ce qui
a fait naître en Nora le fantasme de l’arbre-enfant que lui offrent les deux
inconnus. Ce moment du roman fait par ailleurs penser à l’histoire
d’Abraham dans la Bible lorsque trois inconnus envoyés de Dieu le
surprennent devant l’entrée de sa tente et lui révèlent qu’il allait avoir un
enfant alors que lui-même et son épouse Sara étaient déjà trop âgés pour
procréer. Sara qui avait entendu toute la conversation à l’intérieure de la
tente avait ri en entendant cela, car une telle révélation lui semblait
impossible. L’analogie entre Sara et Nora s’arrête là cependant, car Sara
désirait procréer alors que Nora dit n’en avoir jamais eu le désir. Mais Nora
étant de toute évidence musulmane et donc de religion abrahamique, elle a
ceci de commun avec Sara, l’un des rôles que doit assumer une femme est la
procréation16. Or, Nora avoue : « Les enfants, ça ne me disait pas grandchose et voilà que deux hommes me mettaient un arbre de force sur le dos et
prétendaient que c’était mon enfant » (14).
N’y a-t-il pas ici ressemblance entre les propos de la protagoniste du
récit de La statuette dérobée et la situation dans laquelle est mise Nora dans
la citation ci-dessus ? Nora est forcée d’accepter la maternité et toutes les
responsabilités qui en découlent de la même manière que l’héroïne de La
statuette dérobée qui n’a pas d’autre choix que de s’y résoudre. En cela
transparaît le thème de la condition féminine qui est également bien évidente
dans la nouvelle En route pour Hori.
Quant au roman Un arbre attaché sur le dos, la problématique de la
condition féminine y a été mise en évidence à travers le portrait de deux
femmes - Nora et sa camarade d’enfance Olfa. L’onomastique me semble
avoir une certaine importance dans Un arbre attaché sur le dos et j’aimerais
commencer mon analyse de ces portraits de femmes par l’explication des
prénoms que l’auteur a choisis. Le prénom Nora renvoie à l’idée de lumière
et il y a quelques indices dans le roman qui soutiennent cette idée. Pensons à
la lumière par laquelle elle est attirée au début de son aventure quand elle se
laisse guider par l’éclat qui l’a conduite jusqu’à la tente des deux inconnus
qui lui donnent l’arbre. Mais aussi on voit en elle un être qui symbolise la
lumière par l’éclat même de son intelligence et par son désir pour
l’accomplissement et l’excellence. Quant à Olfa dont le prénom
16
Sa camarade d’enfance essaie de l’en convaincre en lui disant : « Es-tu sûre que l’arbre que
tu as planté rue des Tulipes n’est pas une sorte d’enfant que tu n’as jamais eu ? Tu aurais
voulu l’installer là où tu as été élevée toi-même. Tu es sûre que ce n’est pas ça ? », p. 77.
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Créativité littéraire en Tunisie
signifie « entente, amitié et sociabilité », le rôle qui lui échoit dans le roman
semble corroborer aussi avec le sens de son nom - elle est la seule personne
du passé de Nora qui va la couvrir de son amitié et va essayer de la
comprendre. Elle est aussi joviale en toutes circonstances et semble avoir
accepté sans aucune résistance17 la place que la société lui a réservée. En
effet, bien qu’à l’école elle était aussi intelligente que Nora, il est suggéré
qu’un avenir brillant qu’elle aurait pu avoir a été empêché par le fait qu’elle
était belle et que de son propre gré (ou à cause de sa famille) aurait pris le
choix de se marier à un âge précoce. Olfa est décrite ainsi dans le roman :
Olfa était belle avec ses longs cheveux noirs. Pendant la fête de
l’école, c’était elle qu’on habillait élégamment pour présenter les
manifestations. De surcroît, elle était la première de la classe. (30)
L’expression « de surcroît » confirme qu’à son intelligence s’ajoutait le
charme de sa beauté et on dirait même que par « surcroît », la narratrice veut
insinuer qu’Olfa était première de la classe plus grâce à ses traits physiques
avantageux qu’à cause de son intelligence supérieure à celle de ses
camarades de classe. En témoignent ces paroles qui ne font que reprendre de
façon plus explicite celles de la page trente citées ci-dessus :
J’avais bien eu une Olfa dans ma classe, la plus belle et aussi la
plus brillante. Elle se mettait presque toujours au premier rang et
les instituteurs étaient tous sous son charme, me semblait-il.
Comme j’étais ignorée dans ma classe malgré mes bonnes notes,
je l’enviais. (64)
Il serait juste de noter que dans toutes les cultures humaines, c’est une
double aubaine que d’avoir la beauté et l’intelligence spécialement en ce qui
concerne les femmes. Cependant, il est aussi juste de dire que la beauté chez
une femme, si elle peut être avantageuse, elle peut aussi jouer un rôle négatif
ainsi que cela est suggéré dans le cas d’Olfa. Contrairement à Nora qui parce
qu’elle n’était pas belle n’avait pu trouver un mari et avait même dû s’isoler
pour ne pas être un fardeau pour sa famille, Olfa, elle avait été obligée
d’interrompre ses études pour se marier à l’âge de 18 ans. Aucune des
femmes n’a pu trouver le bonheur. Nora malgré sa réussite professionnelle a
été obligée de se condamner à une existence solitaire18. Quant à Olfa, comme
dans le sens même de son prénom - entente, amitié et sociabilité - elle s’est
docilement inclinée devant un destin qui lui a été tracé par la société et
17
Excepté ces deux divorces inexpliqués.
C’est sans doute à cela que Samia Harrar fait allusion quand elle explique le sort de Nora en
termes de « contingences d'une vie, qui n'aurait pas été choisie, mais subie ? », arbre attaché
sur le dos de Raja Sakka « Racines…. » (Compte-rendu consulté sur http://www.editionsharmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=14295, le 30 mai.
18
200
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J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
quoique toujours amicale et sociable ainsi qu’on s’en aperçoit dans son
accueil pour Nora, sa vie n’a été ni plus enviable ni plus heureuse. Une
conversation entre ces deux femmes nous en dit un peu sur la vie d’Olfa :
-Est-ce que tu as travaillé ? me demanda-t-elle [Olfa]
-J’étais employée dans une entreprise, répondis-je [Nora].
-Moi, je n’ai jamais travaillé ailleurs qu’au bain maure qui
appartient à ma famille.
-Comment ? Une élève aussi brillante, je l’imaginais médecin,
avocate ou professeur. Comme si elle prévenait une question, elle
ajouta :
-J’ai dû interrompre mes études tôt, car je me suis mariée à l’âge
de dix-huit ans. […]. (75)
Je vis toute seule, j’ai divorcé deux fois et je n’ai pas eu d’enfants.
(77)
La beauté d’Olfa ne l’a pas préservée d’une vie de solitude tout comme
la réussite professionnelle de Nora ne lui a pas permis de se marier et de se
sentir plus acceptable dans la société. Cet arbre-enfant qu’elle s’invente a
sans doute un autre sens que celui de retour aux racines, il exprime aussi ses
regrets et son désir de se réinventer. Seulement est-il possible de rattraper le
temps perdu, pour revenir à la remarque de Zouhour Harbaoui ? La réponse
est dans deux autres thèmes mis en évidence dans le roman - l’errance et la
quête d’identité - bien aussi représentées dans le rôle joué par l’arbre.
Après plusieurs jours de discussions, la ville de Soba accepte de laisser
vivre l’arbre que Nora a planté sur la rue de son enfance malgré sa couleur
rougeâtre qui le différenciait des autres et dérangeait au départ les gens de
Siba. Nora le raconte ainsi : « Ils ne voulaient pas de l’arbre juste parce qu’il
avait une couleur rougeâtre, différente de celle des autres arbres ou parce
qu’il n’avait pas été planté par un des leurs. Ils ne voulaient pas de moi non
plus » (44). En lisant ce passage, j’ai eu du mal à ne pas penser que Nora soit
elle-même symbolisée par l’arbre. Son idée du bonheur réside uniquement
dans l’enfance qu’elle a vécue sur la rue où elle planté l’arbre et rien d’autre
dans sa vie ni aucun autre lieu ne peut lui permettre de retrouver la paix et le
bonheur. Il me semble que l’on a affaire à une quête de soi, mais comme ce
soi a été altéré par une longue absence, le retour ne peut pas se faire sans
difficultés comme le rejet, le dépaysement… Vingt ans d’absence est un
long vide difficile à combler même si la distance entre le bercail et le lieu
d’origine n’est pas si grande ainsi que cela est le cas dans l’histoire de Nora.
Quoiqu’elle retourne dans son lieu de naissance, après vingt ans d’existence
menée ailleurs et en silence, son statut est le même que celui d’un vrai exilé
tel Marouene l’homme étranger qu’elle rencontre à l’hôtel. Au moment où il
s’inquiète du fait qu’il est sans papiers donc illégal, Nora, elle, sait que
201
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Créativité littéraire en Tunisie
personne ne peut l’expulser de cette ville et cependant pendant plusieurs
semaines suivant son retour, elle n’y est pas plus tolérée et c’est ce que le
rejet de son arbre symbolise. L’arbre qui est différent des autres, l’arbre qui
est d’une couleur rougeâtre, c’est bien Nora qui a changé et qui n’est plus la
femme peureuse qui avait choisi de s’exiler plutôt que d’affronter la vie que
ceux de Soba lui destinaient. La couleur rouge de l’arbre symbolise la force
de résistance dans la femme mûre qu’est devenue Nora. Si elle a réussi à
s’imposer et forcer la ville à l’accepter, elle n’a malheureusement pas à
accepter ce que cette ville était devenue en son absence et elle n’a pas non
plus réussi à s’y réhabituer. Ni les sentiments qu’elle ressent pour Marouene,
ni son amitié pour Olfa ou sa reconnaissance envers Nizar ne lui ont pas
permis de s’y sentir épanouie comme pendant son enfance. L’arbre qu’elle
avait planté et pour lequel elle s’était battue pour qu’on le laisse vivre est de
nouveau déraciné, mais cette fois-ci par ceux qui le lui avaient imposé
comme son enfant. Aucune explication ne lui est donnée par ces derniers ni
même la femme au caftan africain qui lui avait conseillé d’aller le planter là
où il allait s’épanouir. L’arbre, les deux hommes, la femme africaine ne sont
tous qu’une personne à mon avis - Nora elle-même. Quand enfin elle se rend
compte que Soba est trop loin dans ses souvenirs et qu’on ne peut pas
rattraper le temps perdu, le retour aux origines et l’épanouissement, là où on
a vécu, ne sont pas toujours possibles. Cela, c’est aussi un peu l’exil. Le
retour aux origines ne garantit pas le bonheur et il vaut mieux, sans doute
comme Nora, le reconnaître et cesser de se faire violence pour le temps
qu’on ne peut pas rattraper.
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J. Sinanga-Ohlmann – Raja Sakka : Imagination fantaisiste ou réquisitoire social ?
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Sonia LEE
Trinity College
États-Unis
Texte et intertexte, l’importance de la citation
dans les romans de Sonia CHAMKHI
Le roman n’examine pas la réalité mais l’existence.
Milan Kundera
Aimer est une douleur baptisée, tyrannie.
Tahar Bekri
Les deux romans de Sonia Chamkhi, Leïla ou la femme de l’aube1
(2008) et L’homme du crépuscule2 (2013), publiés à cinq ans d’intervalle
forment un diptyque c’est-à-dire les deux volets de la même histoire
d’amour. Les deux textes, de l’aube au crépuscule, racontent à tour de rôle,
la vie de Leïla et d’Iteb, deux jeunes métisses tunisiens qui s’aiment depuis
l’enfance et vivent une passion contrariée par les difficultés de la vie, les
préjugés racistes de leurs familles respectives autant que ceux de la société.
Cela dit, en ce qui me concerne, l’intérêt de ce diptyque ne réside pas dans le
sujet en lui-même mais dans l’omniprésence d’un important intertexte
poétique et musical que je me propose d’analyser dans le présent essai.
L’amour éternel mais contrarié de Leïla et Iteb est évidemment une
référence à la célèbre histoire de Madjnoun et Layla ou le fou de Layla qui
hante l’imaginaire arabe depuis le VIIIème siècle3. La réalité historique du
poète est contestée mais ses poèmes ont été traduits dans plusieurs langues et
l’histoire du « Fou de Layla » a inspiré de nombreux écrivains dont Le fou
d’Elsa d’Aragon pour ne citer que celui-là. André Miquel qui a traduit les
poèmes de Qays en français déclare que : « Majnun, selon toute apparence,
1
Sonia Chamkhi. Leïla ou la femme de l’aube, Tunis, Elyzad 2008. La référence à ce roman
est indiquée comme suit [LL] suivie d’un chiffre placée entre parenthèses.
2
_____________. L’homme du Crépuscule,Tunis, Arabesques 2013. La référence à ce roman
est indiquée comme suit [LC] suivie d’un chiffre placée entre parenthèses.
3
La légende raconte que : Quays Banou-‘Amir Ibn Sa’sa’a, appelé Madjnoun Layla, ‘le Fou
de Layla’ a laissé un ensemble de poèmes consacré à celle qu’il a aimée jusqu’à en perdre la
raison. Le père de Layla, refusant Quays, marie sa fille à Ward Ibn Mouhammad. L’amant
erre à demi nu dans les lieux déserts, ne recouvrant sa raison que pour chanter celle dont il est
passionnément épris. René R. Khawam. La poésie arabe des origines à nos jours, Paris, Éds
Marabout université, 1967, p. 95.
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Créativité littéraire en Tunisie
n’a jamais vécu. Et pourtant, il existe. La légende, pour lui, a forcé la main à
l’histoire4.
Cet hypotexte5 du mythe de l’amour éternel se dessine en filigrane dans
les deux romans et constitue la charnière du diptyque. Comme un fil
d’Ariane, il nous mène dans les diverses péripéties de la vie de Leïla et
d’Iteb, une existence ordinaire qu’ils vivent séparément puisque Leïla est en
Tunisie et Iteb exilé dans le désert de « la grande ville du nord », alias
Bruxelles. Contrairement au poète légendaire, c’est Leïla qui écrit son
amour, non pas à l’aide de poèmes mais de lettres destinées à Iteb. Ces
dernières sont au nombre de quatorze, chacune précédées par un texte
relativement court narré à la troisième personne décrivant divers aspects de
la vie de la jeune femme. Le roman s’ouvre par ce qui pourrait être considéré
comme un avant- propos et se termine par un post-scriptum. À travers tout le
texte, hormis les lettres, une voix narratrice commente la vie de Leïla et ses
états d’âme. Dès l’avant-propos, la narration à la troisième personne est
brièvement interrompue par la voix de l’héroïne :
Je suis Leïla, j’ai trente ans. Je suis métisse, divorcée et stérile. […] J’ai
cru au plus versatile des sentiments : l’amour. Je l’ai exalté et lui ai attribué
le prénom d’un homme, Iteb, mon amoureux d’enfance qui vit au-delà de
l’autre rive de la Méditerranée, là où le soleil se couche. (LL, 11)
Cette intrusion inattendue de la voix de Leïla dans la narration à la
troisième personne, se poursuivra à travers les lettres de cette dernière qui
interrompent le récit à intervalles réguliers. À la fin du texte, dans le postscriptum, la voix narratrice résume la vie de Leïla avec une certaine ironie :
« Elle a la forte intuition que son histoire amoureuse n’est au fond qu’un
pauvre récit, fait de morceaux, d’emprunts et de citations » (LL, 189).
Remarquable changement de ton, entre la première et troisième personne,
indiquant une dissension entre le point de vue de la narration et celui de
Leïla. Ce glissement discordant transforme le discours narratif à la troisième
personne en une sorte de dialogisme dominé par une voix narratrice-témoin.
En fait Leïla ou la femme de l’aube est un récit à deux voix contradictoires,
truffées de citations hétéroclites autant littéraires que musicales. À ces deux
voix s’ajoute celle de Nada, l’amie d’enfance qui elle aussi écrit des lettres
passionnées à un supposé amant dont la réalité est sans importance puisque
pour la jeune femme : « Peu importe qui il est, il me donne l’occasion de
rêver, je prends ce qu’il y a à prendre. […] Je ne veux pas le connaître, je
préfère l’inventer » (LL, 154).
Peut être est-ce le grand dilemme de Leïla qui ne peut inventer Iteb
puisqu’il existe dans toute sa complexité. Quoiqu’il en soit, à en croire la
4
Cité par http://fr.wikipedia.org/wiki/Majnoun-et-Leila André Miquel. L’amour poème, 1996,
p. 11.
5
Voir Gérard Genette. Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
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S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi
voix narratrice, Leïla est incapable de surmonter les préjugés racistes de sa
mère et de sa société et bien que métisse elle hésite à enfreindre les tabous
raciaux : « En réalité, Leïla n’osait lier son destin à celui d’un Noir, fût-il
l’authentique amour de sa vie » (LL, 38).
Un commentaire nié par la jeune femme qui dans la troisième lettre dit
tout le contraire : Moi, Iteb, c’est toi que j’épouserai ! J’aurai des enfants qui
auront la noirceur de la nuit et son mystère […] Et ils prendront le bateau des
négriers dans le sens inverse » (LL, 44).
Cette dichotomie du point de vue entre l’héroïne et la narration comme
nous l’avons déjà mentionné est une technique narrative intéressante qui
donne au personnage de Leïla une certaine complexité existentielle et
psychologique mais qui toutefois s’avère peu convaincante car non aboutie.
En effet, à travers tout le texte, la jeune femme semble souffrir des préjugés
de sa famille et en particulier ceux de sa mère, ainsi que les tabous de la
société tunisienne sans pourtant s’insurger suffisamment et surmonter son
mal de vivre. Tout au long du roman, on ne comprend pas clairement ce que
veut Leïla, à part un amour éternel qu’elle poursuit comme une idée fixe.
Cette complexité narrative n’existe pas dans le deuxième roman dont la
voix unique est celle d’Iteb, qui de ce fait prend en charge sa propre histoire.
Le jeune homme nous raconte sa vie en vingt cinq courts chapitres encadrés
par un prélude et un post-scriptum. Il nous raconte une existence
relativement ordinaire d’étudiant, puis de travailleur émigré avec en plus les
difficultés familiales dues à l’égoïsme du père, aux prétentions sociales de sa
mère et à la fragilité psychologique de son frère. À tout cela, s’ajoute sa
relation difficile et mouvementée avec Leïla, son amour d’enfance et la
femme de sa vie.
Ce qui va changer la vie d’Iteb c’est son amour de la musique : « La
musique a toujours représenté une sorte d’inaccessible divinité vers laquelle
je ne cesserais de tendre les mains » (LC, 99).
Cette passion se matérialise grâce à sa rencontre avec Ramzi, musicien
irakien qui se produit dans un cabaret de la grande ville du nord. Ramzi va
initier Iteb à l’art de la musique, lui apprendre à jouer du luth ce qui le
mènera au chant et pour lui chanter : « […] c’est recouvrir la voix de
l’âme […] » (LC, 50). Cette voix de l’âme, il ne la perdra plus. Rentré en
Tunisie, il va se rendre au village de son père près de Gabès et découvrir
sans complexes ses origines :
Ce soir, je peux dire, sans rougir, sans me sentir humilié, les mots
innommables : je suis petit-fils d’esclave. Je suis exilé et pauvre.
J’ai laissé derrière moi un amour au goût de l’absolu et un pays
entier où je n’avais pas ma place. (LC, 178)
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Créativité littéraire en Tunisie
La libération d’Iteb, sa réconciliation avec le père et ses origines
coïncident avec la révolution tunisienne et le grand espoir qu’elle a suscité6.
Iteb entend pour la première fois, la voix de son père lui crier « Iteb, tu
réalises ! Nous sommes libres, nous avons chassé le tyran ! » (LC, 179). Le
jeune homme se sent maintenant prêt à aimer ouvertement Leïla, à
poursuivre des études musicales, être enfin lui-même, et faire partie des
lendemains qui chantent : « Demain, tel l’aloès, essabara, qui pousse dans la
terre désertique de mes ancêtres, je sais que je ne me laisserai pas périr après
avoir fleuri (LC, 182).
Après avoir esquissé la trame duelle du roman de Leïla et d’Iteb,
histoire d’un éternel amour, écho moderne de l’ancien mythe de Madjun et
Layla qui constitue l’axe intertextuel sur lequel se construit la diégèse des
deux textes. J’aimerais maintenant analyser ce qui me semble le grand
intérêt de ce double texte, c’est-à-dire son importante intertextualité poétique
et musicale qui en dehors de quelques exceptions, est des citations précises
citées sans équivoque même lorsqu’elles n’indiquent pas l’auteur. D’après
Sophie Rabeau :
L’intertextualité n’est pas une simple manière d’en rester à
l’immanence du texte. Elle est une nouvelle manière de construite
le sens, une herméneutique, mais une herméneutique qui se passe
de l’idée d’écoulement temporel7.
Devant une telle abondance de citations, il semble impossible de ne pas
considérer l’intertexte comme une partie majeure du texte et non pas une
simple illustration, mais en effet une herméneutique, une manière de rentrer
dans l’esprit ou la compréhension profonde de la psychologie des
personnages et les affinités culturelles à partir desquelles ils se sont
construits.
Pour corroborer ce propos, j’aimerais, en premier lieu, ouvrir une
parenthèse sur l’intertexte commun aux deux protagonistes et que l’on
retrouve dans les deux romans : à savoir, le Coran et la musique de la grande
Diva égyptienne Oum Khalthoum. Les citations du Coran servent à illustrer
aussi bien le culturel que le religieux soulignant ainsi que l’Islam est autant
une religion qu’une manière de vivre inhérente au monde islamique et à la
culture tunisienne. De plus, les sourates choisies s’intègrent autant dans
l’esprit du texte que dans la musicalité qui caractérise l’intertextualité des
deux romans. À part la sourate XXIV, les autres appelées sourates
mekkoises sont les plus courtes, les plus anciennes et considérées les plus
musicales. Pour le grand poète Adonis : « On peut dire que le texte
coranique est avant tout une musique et que ses rythmes ne s’intègrent pas
6
La Révolution tunisienne commencée en décembre 2010 à Sidi Bouzid s’est terminée en
2011 par la chute du président Ben Ali.
7
Sophie Rabau. L’intertextualité, Paris, Flammarion 2002, p. 34.
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S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi
dans un système fixe, mais sont mouvement et ouverture »8. Quant à Oum
Khalthoum, la plus grand chanteuse du monde arabe dont les chansons
d’amour ont fait vibré des générations, elle est citée abondamment dans les
deux romans et en particulier dans le récit d’Iteb au point que l’on pourrait
considérer les chansons de la Diva comme la trame musicale qui unit les
deux volets du diptyque. L’attitude envers la grande artiste diffère chez les
deux jeunes gens mais elle constitue néanmoins un lien culturel
incontournable. Pour Leïla, elle fait partie de son héritage culturel et musical
de jeune femme arabe qui a grandi avec les chansons de la star égyptienne. Il
est donc impossible pour elle de ne pas se référer ici et là à des chansons
connues de tous mais sans plus car Leïla écoute une grande variété d’artistes,
tels Abdel Halim Hafez grand chanteur égyptien contemporain d’Oum
Kalthoum, la grande vedette libanaise, Fayrouz et son fils Ziad Rahbani ;
Rachid Taha vedette algérienne, Najet Attia et même Les Négresses vertes.
Par contre, pour Iteb, la musique d’Oum kalthoum a une tout autre
importance. Elle est citée cinq fois et en particulier les grandes chansons qui
sont maintenant des piliers de la culture musicale du monde arabe tels Anta
omri, tu es ma vie ; El Hobi Kollou, tout l’amour ; Alf lila oua lila, les Mille
et une Nuits ; El Attlal, les ruines.
En dehors de ces deux incontournables, l’intertexte littéraire invoqué
par Leïla diffère énormément de celui d’Iteb. La différence résidant dans la
personnalité des protagonistes mais aussi dans l’éducation littéraire de Leïla.
Par contre, malgré la diversité des citations le lien profond qui unit
l’intertexte semble être en dehors de la musique en elle-même, la musicalité
des textes cités.
Dans Leïla ou la femme de l’aube, du prologue au post-scriptum, le
roman compte une pléthore de citations. Ne pouvant les énumérer toutes,
j’en limiterai les exemples au prologue et à la première lettre dans le but de
démontrer comment fonctionne l’intertexte. Il semble utile de rappeler que
dans le premier roman la voix narratrice est duelle et que le but des citations
est d’éclairer l’état d’esprit de Leïla soit que cette dernière s’exprime
directement ou à la troisième personne. Dès le prologue, la jeune femme
donne le ton et l’esprit du récit en déclarant : « Ma mémoire est un chaos
blasphématoire. Amalgame d’images qui célèbrent mes errances à l’aube et
au crépuscule » (LL, 12). Cette déclaration s’appuie sur le verset 40 de la
sourate XXIV du Coran, intitulée La Lumière.
Elles sont encore comparables
à des ténèbres sur une mer profonde :
Une vague la recouvre,
Sur laquelle monte une autre vague ;
8
Adonis. La prière et l’épée (essais sur la culture arabe), Paris, Mercure de France, 1993, p.
116.
209
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Créativité littéraire en Tunisie
Des nuages sont au-dessus.
Ce sont des ténèbres amoncelées les unes sur les autres.
En fait, au premier abord l’à propos de cette citation est loin d’être
claire car le « elles » du texte coranique fait allusion « aux actions des
incrédules »9 ou des mécréants et non pas à l’anxiété et au désarroi de la
jeune femme. Cette appropriation de la citation est une constante chez Leïla
et tous les textes cités, reconnus ou anonymes lui appartiennent un peu
comme une bibliothèque personnelle et il est évident que ses lectures
forment la substance qui nourrit sa vision du monde. Néanmoins, le verset
35, de ladite sourate XXIV, sera de nouveau citée à la fin du roman : Dieu
guide, vers sa lumière, qui il veut. Dieu propose aux hommes des paraboles.
Dieu connaît toute chose » et cette fois-ci, la citation illustre clairement l’état
d’esprit de la jeune femme pour qui la lumière divine n’apportera pas de
réponse à son désarroi car en ce qui la concerne, elle : « […] n’a pas été
touchée par la grâce » (LL, 190).
Pour revenir au prologue, la narration passe ensuite à la troisième
personne tout en continuant d’explorer les états d’âme de Leïla qui allongée
par terre dans son appartement imagine la présence d’oiseaux de toutes
sortes dont un aigle dévorant sa proie, une vision sibylline qui amène une
citation non documentée du très énigmatique texte de Nietzsche, Ainsi
parlait Zorathoustra : « À chaque âme appartient un autre monde ; pour
chaque âme, chaque autre âme est un arrière-monde » (LL, 3). Le philosophe
lui-même, dans une lettre à son ami Overbeck écrit : « Mon Zarathoustra est,
avant tout, incompréhensible parce qu’il a une quantité d’expériences vécues
que je n’ai partagées avec personne »10. Cet aveu s’applique au texte de
Chamkhi car les divers monologues intérieurs de Leïla sont souvent
difficiles à suivre et sans doute pour les mêmes raisons évoquées par le
grand philosophe allemand. Il s’en suit une évocation des pensées de Leïla,
genre de déambulation mentale à travers laquelle la jeune femme évoque ses
souvenirs d’enfance, ses déceptions et sa colère en un mot son mal de vivre.
Enfin dans l’avant dernier paragraphe du prologue dans lequel Leïla
prend la décision de rompre son silence et d’écrire à Iteb, cette résolution
s’appuie sur une citation anonyme : « et ce que j’ai dans le cœur, avec ses
racines, je l’arracherai » (LL, 17), une citation accompagnée par sa
translittération arabe, venant peut-être d’une chanson populaire de la région
de Gabès11.
De même, dans la première lettre, comme dans toutes les autres, Leïla
appuie tout ce qu’elle dit sur des citations célèbres qu’elle modifie
9
Coran.XXIV, 40. Traduction de D. Masson, revue par Dr. Sobhi El-Saleh, Dar Al-Kitab Al
Masri, Dar Al-Kitab Allubnani, 1980, p. 465.
10
La lettre de Nietzsche est citée par Michel Onfray. La construction du surhomme VII,
Paris, Grasset et Fasquelle, 2011, p. 214.
11
Mes remerciements au poète tunisien, Tahar Bekri, pour cette suggestion.
210
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S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi
quelquefois à sa guise. Pour se disculper du fait qu’elle est très instruite, une
réalité qui semble avoir creusé un fossé entre les amants, elle déclare que
cette culture « c’est mon butin de guerre » (LL, 20) phrase très connue de
Kateb Yacine qu’elle s’approprie en lui donnant un sens légèrement différent
puisque Yacine faisait référence à la langue française et non à la culture. De
même, elle invoque Les nourritures terrestres de Gide sans pourtant nommer
l’auteur faisant sienne la célèbre phrase « je t’enseignerai la ferveur » (LL,
20) ou le nom d’Iteb remplace celui de Nathanaël. Cette référence gidienne
fait entrevoir la thématique de la révolte, du désir, de la sensualité et de la
frustration qui parcourt toute l’histoire de Leïla à l’exception pourtant de
l’exaltation à la vie si présente dans l’œuvre du Maitre. Mais c’est surtout
par la poétique du style que le texte se rapproche de celui de Gide.
Finalement, la première lettre se termine sur « le refrain d’une chanson de
Fayrouz, composée par son fils Rahabani » (LL, 23). Un texte inquisiteur
dont le ton est à l’accusation et à la complainte. Cette chanson qui
commence par « Où es-tu ? et Qui es-tu ? » donne le ton à toutes les lettres
qui vont suivre, missives qui sont pour la plupart comme de longues
mélopées dans lesquelles Leïla traîne sa déprime et son désenchantement.
Enfin, elle se dit « Désenchantée du Verbe » (LL, 191) et après quatorze
lettres elle se résout à ne plus écrire.
Si l’intertexte littéraire du premier roman semble démesuré, il sert à
éclairer l’état d’esprit de Leïla dont les expériences personnelles renvoient
toujours à l’écriture ou à la musique. « Ainsi l’intertextualité est un flux
entre le réel et le livre plus qu’une fuite du réel dans le livre »12. De plus, il
permet de situer le récit dans un contexte arabe contemporain, celui de la
Tunisie d’aujourd’hui, une culture mixte, ouverte aux influences du monde
méditerranéen ainsi qu’à la culture française, résultat de la colonisation.
Quant à l’intertexte de L’homme du crépuscule il est beaucoup moins
important que celui du premier roman et se porte principalement sur la
musique. On peut dire que l’histoire d’Iteb commence par des chansons car
dès la première page, le jeune homme cite Il neige sur Liège de Jacques Brel,
Avec le temps de Léo Ferré et la très célèbre Envoie-moi une lettre et
rassure-moi du grand chanteur syrien Sabah Fakhri et cela sans pour autant
donner ses sources car comme les citations de Leïla, elles font partie de son
bagage culturel et il n’en discerne plus la provenance. Tout est musique pour
le jeune homme, même son surnom Iteb (reproches) donné par Leïla en
référence à une chanson du chanteur égyptien Abdelhalim Hafedh.
Quant au coran, cité deux fois : la sourate CI pour la psalmodie du texte
récité (LC, 91) et la sourate CXIV citée par sa mère « pour conjurer le
mauvais sort » (LC, 135). Il semble que pour le jeune homme, le texte sacré
ne reflète aucunement ses états d’âme ni une quelconque religiosité mais soit
simplement un référent culturel dans le cas de la sourate citée par sa mère
12
Rabau. L’intertextualité…, p. 32.
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mais surtout une manière d’appréhender la musique à travers les psalmodies
du coran. En fait, après avoir écouté la sourate CI, Celle qui fracasse, il
remarque : « […] je clame les psalmodies qui préfigurent l’au-delà mais les
sourates s’épuisent de tout sens à mesure que je les prononce » (LC, 91).
Pour Iteb, la voix d’Oum Khalthoum devient une expérience spirituelle
autant qu’artistique : « Ce soir-là, la voix de la diva s’élevait vers le toit
humide de mon studio.[…]. Elle escaladait les montagnes, enfourchait un
cheval de prophète, Al-Bouraq ailé. Et comme lui, elle traversait les cieux »
(LC, 50). De même qu’elle remplit une double importance car elle le
conforte en tant que musicien et en tant qu’amant malheureux :
[…] je reprenais toutes les chansons de la diva. J’essayais
d’apprendre par l’écoute. Je savais à peine lire une partition.
C’était par l’oreille que je tentais de retenir tous les détails
mélodiques. […] Le chant m’accordait une voie pour éprouver des
sentiments dont j’étais privé. C’était le visage de Leïla qui se
confondait avec ce rêve et ce désir. (LC, 51)
À mesure que le temps passe il se rend compte que : « La musique a
toujours représenté une sorte d’inaccessible divinité vers laquelle je ne
cesserais de tendre les mains » (LC, 99).
Avec le temps, l’art de la grande vedette égyptienne et sa passion pour
le chant vont guider le jeune homme à accomplir son destin de musicien. Par
conséquent, il décide de rentrer au conservatoire de musique de Tunis où il a
été accepté afin d’étudier le chant classique et l’opéra. Pour Iteb, la musique
c’est l’avenir, l’ouverture vers une nouvelle vie. Néanmoins, lors de son
séjour dans la grande ville du nord, il a découvert la lecture et entre autre
François Mauriac et Le Petit Robert. Il s’est mis alors à écrire ses souvenirs,
un manuscrit dans lequel il a enterré son passé, ses angoisses et ses
malheurs. Tout comme la Tunisie, il a tourné la page des mauvais jours et
peut dorénavant envisager sereinement son avenir et ses retrouvailles avec
Leïla. Dès son retour au pays, il projette de passer la nuit avec elle, leur
première nuit : « Après l’amour, je chanterai rien que pour elle, les plus
belles phrases qui ont jamais célébré l’amour » (LC, 181). C’est-à-dire, la
très fameuse chanson, Les Milles et une nuits d’Oum Kalthoum, chanson
d’amour culte connue dans tout le monde arabe.
Néanmoins, la dernière citation revient au grand poète persan Rûmi :
« À chaque fois que je viens à la fontaine étancher ma soif, dit-il, je
découvre que l’eau qui y coule a soif aussi. Alors, elle me boit comme je l’ai
bue » (LC, 182). La musicalité de sa poésie et la sagesse de sa pensée font
entrevoir un dénouement heureux à cette histoire d’amour qui semblait
pourtant vouée à l’échec.
Mais ce bonheur annoncé n’est pas uniquement celui d’Iteb et de Leïla,
c’est en fait les jours heureux de tout un peuple qui se profile dans L’homme
212
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S. Lee – Texte et intertexte, l’importance de la citation dans les romans de Chamkhi
du crépuscule de Sonia Chamkhi. C’est à la Tunisie et à son avenir que
reviennent les mots de la fin car comme Iteb, le pays ne se laissera pas périr
après avoir fleuri (LC, 182).
213
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BIBLIOGRAPHIE
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France, 1993.
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______________. L’homme du crépuscule, Tunis, Arabesques, 2013.
GENETTE, Gérard. Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris,
Seuil, 1982.
KHAWAM, René. La poésie arabe, des origines à nos jours, Belgique,
Marabout Université, 1967.
ONFRAY, Michel. La construction du surhomme, Paris, Grasset, 2011.
RABEAU, Sophie. L’intertextualité, Paris, Flammarion, 2002.
214
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Wafa BSAÏS OURARI
Institut supérieur des langues de Tunis
Tunisie
Le jeu du hasard et du déterminisme
dans La marche de l’incertitude
de Yamen MANAÏ
La marche de l’incertitude1 de Yamen Manaï est la mise en écriture des
aléas de la vie, leur mise en scène, voire la mise à nu des rouages de leurs
mécanismes, de leur marche sourde et aveugle vers leur destination. L’auteur
pose le problème existentiel à savoir d’où nous venons et ce que nous
sommes. Quelles forces vives, occultes, obscures ou lumineuses en ont
décidé ainsi ? Quelle volonté, consciente ou inconsciente, aurait résolu de
faire se croiser les chemins de tous ces personnages qui constituent le
canevas de ce roman semblant n’être régi que par un leitmotiv à résurgence
anaphorique : « Le hasard maître des dés avait décidé de… » ? Sommesnous donc le produit d’un hasard aveugle, ou bien celui d’une nécessité
inexorable ? Ou encore autre chose ?
Ce qui arrive à l’homme est hasard ou nécessité, déterminisme ?
Yamen Manaï écrit-il ce récit à la manière d’un auteur omniscient qui a
tout prévu des moindres faits, gestes et préoccupations de ses personnages
ou raconte-t-il cette histoire à la manière d’un conteur ? À mon sens, il écrit
en témoin qui observe, écoute, prend acte et consigne dans des notes qu’il ne
se soucie même pas d’ordonner, qu’il ne tente même pas d’organiser ;
Yamen Manaï semble s’être lui-même résigné à n’être qu’un simple
transcripteur, un relateur (dans le sens strict de relater), tout juste un témoin,
qui nous fait part d’une relation de ce qu’il aurait vu ou entendu, dans un
objectif quasi « scientifique ». À mon sens, il le fait à la manière d’un scribe
comme se contentant d’être lui-même placé sous le signe du destin, afin de
recopier un texte déjà écrit, sous la seule gouvernance des lois de la nature,
c’est-à-dire, selon Yamen Manaï, l’absolue loi du hasard « maître des dés ».
Le récit de La marche de l’incertitude multiplie les histoires de
rencontres, celle de Christian et Marie mais aussi celle de Rima, quittant, à
16 ans, le domicile paternel à la poursuite de son rêve de devenir chanteuse,
et de Milan Miratka, peintre polonais, ayant fui la fureur de la révolution de
son pays : « Ils se retrouvèrent dans un monde qui les avait persécutés et où
chacun d’eux se demandait ce qu’il était venu y faire. L’amour les attacha de
1
Yamen Manaï. La marche de l’incertitude, Elzévir, 2008, Elyzad poche, Tunis, 2010, pour
la présente édition.
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son ruban invisible […] » (47), évoquées au Chapitre six et au Chapitre sept
et rapportant le retour précipité de Milan à son pays, ignorant qu’elle était
enceinte ; celle de Rima qui, après avoir abandonné son enfant, s’installe
« Porte des lilas » « comme s’installe un mort dans sa tombe » le « cœur vide
et le regard éteint », et de Marcel qui lui lèguera sa boutique de fleuriste, où
elle allait croiser Moussa (chap. 18) et reconnaitre son fils Christian
(chap. 24). Les chapitres six, sept, huit et neuf auront couvert, sur une
dizaine de pages à peine, cinquante ans, se situant de 1954, aux années
soixante-dix et environ « cinquante ans plus tard », où elle tombe sur un
article de journal, où elle s’apprêtait à mettre les pétales rebelles et les tiges
épineuses, annonçant une exposition du peintre Milan Miratka, pour le 17
mai.
Ces rencontres multiples, présentées comme étant toutes plus
imprévisibles les unes que les autres, placées entièrement sous le signe « du
hasard maître des dés », sont rendues encore plus confuses par un
embrouillement volontaire que l’auteur introduit dans la trame narrative. En
effet, tout au long du récit, le lecteur est déstabilisé face à la désinvolture
dont Manaï fait preuve à l’égard de deux composantes pourtant essentielles à
la compréhension des faits et de leurs enchainements : celle de l’espace et
celle du temps.
L’auteur nous trimbale (le mot est sciemment choisi pour exprimer le
peu de souci de Manaï de ménager le lecteur désorienté) de Paris, au nord de
la France, précisément à la colline des coquelicots, où il situe les faits, au
Chapitre quatre de son récit, à l’occupation allemande et trente ans plus tard,
lorsque le Colonel Boblé y est accueilli à son retour en héros pour avoir
chassé l’ennemi, comme le raconte l’auteur à la page 31 ; cette même colline
où, au Chapitre cinq, le colonel Boblé découvrit « vingt-cinq ans » plus tôt la
corbeille dans laquelle Christian a été abandonné, recouvert d’un drap bleu ;
ce même chapitre qui présente ce même lieu où se situent les périples de
Marie rapportés par l’auteur de la page 11 à la page 22, et que, sans que
l’auteur ne l’ait signalé, le lecteur finit par saisir comme étant les lieux de
l’enfance de Marie et Christian, l’endroit qui a vu naître leur amour tu.
Découvrant, dans ces pages, les circonstances, ayant décidé du départ
de Marie, le lecteur est projeté, moyennant de la part de l’auteur qui s’offre
le luxe d’une prolepse nous envoyant « onze ans plus tard » par un simple
saut de ligne, dans « un vieux café de Paris » où Marie recroise Christian,
par le plus pur des hasards. Il situe son récit sur un axe de temps qui va
d’une époque où le franc était en vigueur : « Elle (la mère de Marie) pleura
en secret pendant des heures ses cinq mille francs de la veille » (19) à une
période où, une dizaine de pages plus loin, page 27, le lecteur, désarçonné,
constate l’établissement de l’euro. Les retrouvailles de Christian et de Marie,
« quand le hasard maître des dés avait décidé de recroiser leurs routes, onze
ans plus tard » évoquées à la page 20, jouent sur une double acrobatie
temporelle : celle effectuée dans le temps « onze ans plus tard » et celle
216
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Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme
effectuée dans la diachronie narrative puisque, à ses retrouvailles ainsi
annoncées, l’auteur n’y reviendra qu’une quarantaine de pages plus loin, soit
à la page 63, chapitre dix, pour décrire les détails de cette rencontre,
l’abandonne aux chapitres suivants et la reprend aux Chapitre treize et au
Chapitre quatorze.
Cependant, au Chapitre vingt-deux, comme nous avons pu le constater
plus haut, dans le récit de Marie, l’auteur semble changer totalement
d’optique et ce même auteur, qui a traité, tout au long du récit, l’espace et le
temps avec autant de désinvolture semble, désormais, à l’affut des dates et
de l’heure, en donnant des précisions minutieuses ; le Chapitre vingt-deux
échappe à l’insignifiante donnée temporelle que le lecteur a dû subir jusqu’à
ce stade du récit ; nous sommes le 17 mai, il est 10h30 ; « 3 heures plus tard,
il (Christian) descendait du train », avec la corbeille et le drap bleu ; à 15h, il
repart à Paris avec la corbeille ; trois heures plus tard, il était « Porte des
lilas » pour acheter des fleurs à Marie ; l’histoire se poursuit aux Chapitre
vingt-quatre, Chapitre vingt-cinq, Chapitre vingt-six, avec l’exposition de
Milan et la découverte, par Christian, de ses parents biologiques.
Au final, « le hasard, maître des dés, l’enfant gâté de la volonté divine,
sourit, fier de son œuvre, et bailla sur son nuage. À qui le tour ? murmura-til. Il tendit la main vers un jeu de cartes où figurent toutes les créatures de
Dieu, et tira au sort un village dans une contée lointaine » (161).
Volonté de l’auteur de renforcer cette impression d’aléatoire, d’absence
d’ordre ou de chaos dont il cherche à persuader le lecteur par le biais d’une
narration discontinue, multipliant les digressions, se promenant de prolepses
en analepses, dans le mépris total de toute logique chronologique ? Un scribe
qui veut tenter de démontrer, de manière implacable, parfois cynique,
souvent enjouée mais fréquemment détachée, que c’est justement l’essence
somme toute, totalement fortuite, parfaitement aléatoire, de notre existence
qui nous échappe, celle de nos décisions qui nous dépassent et de nos rêves
qui nous gouvernent. Incipit et clausule se rejoignent sur le même principe
qui se présente comme étant le seul véritable fondateur de l’existence de
l’homme :
Quand quelques années plus tard, Christian Boblé monta les marches
sous les applaudissements de toute la communauté scientifique
mondiale afin de recevoir le prix Nobel pour ses travaux sur
l’antimatière, le monde lui sembla une évidence. Il ne prononça que
quelques mots :
« Mes chers amis,
C’est le hasard, et non la gravité, qui a fait tomber une pomme sur la
tête de Newton.
C’est le hasard, et non la radioactivité, qui a envoyé des radiations sur
Pierre et Maric Curie.
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Créativité littéraire en Tunisie
Ah, le hasard ! Cette manifestation d’un monde qui se dévoile ! Il
dérange, parce qu’on ne sait pas l’expliquer, il agace, parce que
quelquefois, il bouleverse nos certitudes.
Mais ce n’est pas seulement grâce à ses explications posthumes et à ses
certitudes qu’un homme avance, c’est aussi grâce à sa capacité à croire
en la subtilité » de ce monde qui se dévoile. Ce monde est loin d’être cet
enchainement de mécanismes. Celui qui aura compris cela résoudra
toutes les équations. (9-10)
En invoquant la seule et unique suprématie du hasard, il apparait
clairement que l’auteur exclut, d’emblée, l’idée d’un monde régi par la loi du
déterminisme qu’impose un enchainement nécessaire de mécanismes. Selon
lui, tout semble se décider en dehors d’une volonté humaine, ce qui est de
nature à inciter le lecteur à réfléchir sur la condition humaine, à s’interroger
sur la nature de ses actes et surtout leurs origines ; nos instants de vie, les
étapes cruciales que nous franchissons relèvent-ils du pur hasard ou est-ce si
complexe que les liens de cause à effet nous échappent ?
Le mot « hasard » vient de l’arabe az-zahr qui signifie « jeu de dés ».
Le hasard, par définition, n’obéit à aucun principe de détermination, ou à une
cause particulière connue et reconnue. Déjà, au Vème siècle av. J.-C,
Euripide, l’auteur tragique grec écrivait ceci « […] il faut tenir le hasard
pour un dieu et les dieux pour moins puissants que le hasard »2.
En somme, en considérant que notre vie est régie par le hasard, nous
serions amenés à penser, comme Manaï, que c’est notre vie qui nous vivrait
et non le contraire et c’est notre existence qui déciderait de nous et non
l’inverse. « L’homme a appelé hasard, écrit Paul Valéry, la cause de toutes
les surprises, la divinité sans visage qui préside à tous les espoirs insensés, à
toutes les craintes sans mesure, qui déjoue les calculs les plus soigneux, qui
change les imprudences en décisions heureuses, les plus grands hommes en
jouets, les dés et les monnaies en oracles… »3.
L’espace du récit La marche de l’incertitude représente l’espace d’une
vie, de la vie ; le récit n’invente pas, ni n’affabule, il assiste à la mise en
marche d’un destin, à la mise en terre de la graine qui deviendra semence et,
murissant, donnera des fruits. L’injection séminale d’un couple illégitime et
qui allait finir par se séparer, celui de Rima et du peintre polonais Milan
Maratka, qui se transforme en embryon puis en fœtus avant de devenir
enfant. Quelle autorité a veillé à la sélection de cette graine au lieu d’une
autre ? Quelle divinité a personnellement veillé à la survie d’un
spermatozoïde, en lieu et place de milliers d’autres ? Le spermatozoïde
vainqueur de la course de vitesse engagée contre ses rivaux, scellant ainsi le
patrimoine d’un nouvel être humain, issu d’une cellule unique, génératrice à
2
Henri Berguin et Georges Duclos (trad.). « Le Cyclope », in Théâtre 2, Paris, Classiques
Garnier, p. 313.
3
Paul Valéry. Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, nrf Gallimard, 1973.
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Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme
son tour des cent mille milliards de cellules qui donneront un être de sexe
masculin ou un être de sexe féminin . Dans son fameux ouvrage Patience
dans l’azur, qui lui valut, en 1982, le prix de la fondation de France,
l’astrophysicien, Hubert Reeves, écrivait à ce propos : « L’homme est un
accident de parcours, dans un cosmos vide et froid. Il est un enfant du
hasard »4.
Ainsi naîtra l’homme ou la femme, et ainsi naquit Christian, résultante
accidentelle et ô combien fortuite d’une épopée utérine fantasque dont le
trophée sera une cellule, une seule et unique cellule dont dépendra pour la
vie notre capital génétique. Ainsi, le règne de l’aléatoire s’est imposé à
l’homme depuis sa création, depuis son origine ; l’aléatoire souverain aura
bénéficié d’un capital génétique que l’homme devra porter et supporter tout
au long de son existence, comme le confirme cette citation de Nietzsche :
Le caractère général du monde, écrit Nietzsche, est de toute éternité
chaos, non pas au sens de l’absence de nécessité, mais au contraire au
sens de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de
sagesse, et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom
qu’on leur donne.
En réalité, ajoute-t-il plus tard, ça et là quelqu’un joue avec nous – le
cher hasard : il mène notre main à l’occasion, et la providence la plus
sage ne saurait inventer plus belle musique que celle qui réussit à notre
main insensée5.
Ce point de vue, évidemment, souligne l’absurdité totale de notre
condition humaine.
À la fin de son ouvrage intitulé « Le hasard et la nécessité »6, Jacques
Monod semble, également, se rendre à l’évidence d’un monde absurde
évoluant dans une suite de hasards et de nécessités : « L’ancienne alliance
est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente
de l’univers d’où il a émergé par hasard. [… Ceci] heurte notre tendance
humaine à croire que toute chose réelle dans l’univers actuel était nécessaire,
et de tout temps ».
Christian et Marie se sont perdus de vue pendant onze ans ; leur
séparation, d’ailleurs le terme « séparation » est-il judicieux lorsque l’on sait
que les deux personnages n’ont jamais été unis, s’est jouée sur des
circonstances qui, comme je vais tenter de le démontrer par ce tableau,
reconstituent ce que l’on désigne comme « un arbre de causalités » ; or ce
4
Hubert Reeves. Patience dans l’azur, L’évolution cosmique, Paris, Édition du
Seuilcollection « Science ouverte », 1981. Éd° de poche dans la collection « Points
Sciences », 1988. Prix de la Fondation de France en 1982.
5
Friedrich Nietzsche. Le gai savoir, (« La gaya scienza »), Trad. Henri Albert, Société du
Mercure de France, Paris, 1901 (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 8, pp. 161229)
6
Jacques Monod. Le hasard et la nécessité, Paris, Édition du Seuil coll. Point Essai, 2014.
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Créativité littéraire en Tunisie
qui est remarquable c’est que dans ce laps de vie des deux personnages, les
causes sont générées uniquement par un jeu de hasard :
Marie. « Le hasard, maître des dés avait décidé de recroiser leurs
chemins » (11), onze ans plus tard. Il est évident que si nous nous attardions
sur les croisements et les haltes qui font qu’à un moment notre destinée
bascule, nous ne pourrions qu’être consternés par le caractère insignifiant,
voire ridicule des causes qui nous y auront précipités. Ainsi, parodiant la
célèbre déclaration de Benjamin Franklin soulignant l’origine souvent
tellement futile des faits qui, découlant les uns des autres par un effet
d’enchainements nécessaires, peuvent décider du déroulement d’une vie7, je
pourrais écrire ceci en rapport avec « l’arbre de causalité » constitutif d’un
tournant décisif de l’existence du personnage :
Grâce à l’œuf, Marie devint mathématicienne
Grâce aux maths, elle acquit une grande renommée dans le monde
scientifique
Grâce à cette renommée, elle fut recommandée à Christian par son
directeur de thèse
7
Ce que d’autres désignent aussi par « l’effet papillon, en y introduisant quelques légères
nuances comme le fait que si le clou aurait pu être identifié par Franklin, la cause première,
dans « l’effet papillon » restera toujours incertaine.
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Grâce à cette recommandation, Marie et Christian se retrouvèrent
onze ans plus tard
Grâce à ces retrouvailles, ils purent vivre en couple
Grâce à cette union, Christian put croiser sa mère
Grâce à cette reconnaissance, il put connaitre son vrai père
Tout cela pour un simple œuf8.
Dans notre récit, ce n’est pas le clou qui allait être à l’origine de
plusieurs événements, voire de la destinée de plusieurs personnes, mais un
œuf ! La mère de Marie a dû obliger sa fille à quitter la colline des
coquelicots et partir à Paris parce que le père de celle-ci s’est préparé une
omelette, le soir, en rentrant, avec les œufs qu’un marabout avait donnés à la
mère pour qu’elle les fasse manger au garçon dont Marie était amoureuse
pour qu’il s’en éprenne éperdument. La mère « exila » sa fille à Paris,
redoutant le pire : que le père en tombe amoureux pour avoir mangé les œufs
magiques !
Traumatisée par ce monde surnaturel sur lequel le commun des mortels
n’avait aucune prise et qui avait le pouvoir de décider du sort des êtres, en
dehors de leur propre volonté et au-delà de tout ordre conscient, « elle eut la
certitude que l’homme qui se tenait debout devant elle (le marabout)
communiquait avec quelques esprits d’un autre royaume » (17), Marie prit la
décision de se consacrer à la connaissance du monde rationnel et son
expérimentation, comme dans un désir d’exorciser cette angoisse de
l’insensé en y opposant le monde de la logique implacable .
Obsédée par la nécessité de trouver aux événements leurs raisons d’être
profonde, elle fut reçue première de son lycée au bac scientifique, obtint un
D.E.A de l’E.N.S et finissant par jouir d’un esprit d’analyse remarquable,
elle soutint une thèse de doctorat qui « provoqua un séisme » au sein du
monde scientifique.
Lorsque, onze ans après, Christian recroise Marie, c’est sur les
recommandations de son directeur de thèse qui lui donne le numéro de
téléphone d’une brillante mathématicienne, Professeur à l’Université de
Standford et Berkelay et Directrice du département de recherches en
Mathématiques appliquées à l’E.N.S, qui va l’aider à résoudre une
impossible équation sur laquelle il flanchait « depuis six semaines » ; c’est
8
Benjamin Franklin racontait l’histoire suivante :
« À cause du clou, le fer fut perdu.
À cause du fer, le cheval fut perdu.
À cause du cheval, le cavalier fut perdu.
À cause du cavalier, le message fut perdu.
À cause du message, la bataille fut perdue.
À cause de la bataille, la guerre fut perdue.
À cause de la guerre, la liberté fut perdue.
Tout cela pour un simple clou. »
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en ces termes qu’il lui expose son projet ainsi que son objectif, partant de la
découverte de l’expansion de l’univers, faite par Hubble en 1929, qui
a entraîné à sa suite celle de l’antimatière, faite par Dirac pour tenter
d’expliquer le fait que l’univers, au lieu de « se rétrécir et se condenser »
« selon la loi de gravitation universelle » qui fait s’attirer « les masses de
matière », au contraire, « s’étend indéfiniment » (65-68).
Ainsi, comme pour témoigner de manière encore plus radicale de la
complexité de l’univers dans lequel évolue l’être humain, Yamen Manaï
mêle dans sa relation le rationnel et l’irrationnel, le surnaturel et le réel, le
scientifique et le fantastique ; Christian, lui-même, ne dit-il pas,
paradoxalement, à Marie que « certaines équations ne se soumettent à
aucune loi terrestre », « Continue ta marche vers la certitude, lui dit-il, certes
avec une certaine ironie à Marie, et souviens-toi, jamais il n’a été question
d’équation, mais d’invention, d’invocation de couleurs » (131). Est-ce pour
traduire une volonté de circonscrire l’aléatoire et l’arbitraire afin de les
neutraliser par la force des lois de la logique, celles de la raison irréfutable,
du tangible irrécusable ? Au XIXe siècle, Antoine Augustin Cournot,
mathématicien également affirmait « Le hasard est la rencontre de deux
séries causales indépendantes », traduisant le résultat saugrenu, voire obscur
de la rencontre fortement improbable de certains événements, somme toute
parfaitement prévisibles, quand ils sont pris pour eux-mêmes.
Peut-être.
Après la mort du colonel, Christian quitte la colline des coquelicots et
part vivre à Paris dans son appartement légué par son père adoptif, il
poursuit ses études en physique quantique et s’inscrit en thèse, inspiré par les
travaux de Hubble sur l’expansion de l’univers et ceux de Dirac sur
l’antimatière9.
Le rêve d’une énergie pure est encore loin, et je pense que la terre ne
nous survivra pas assez longtemps pour voir se trimbaler au-dessus
d’elle des voitures, à l’antimatière. Mais bon, voilà, soutient l’auteur, les
9
Notons que les explications et les commentaires développés par l’auteur sur la notion de
l’anti-matière sont largement puisés dans les ouvrages traitant de cette question et ne relèvent
nullement d’élucubrations romanesques ou de fantaisies. Les recherches de Dirac ainsi que
ses hypothèses se rapportant principalement à la révolution que générerait le stockage de
l’anti-matière malgré son énorme difficulté sont largement reprises, de manière quasi
intégrale, dans le récit : « L’antimatière est très difficile à obtenir : comme on a vu, il suffit
qu’une particule d’anti-matière rencontre une particule de matière pour que les deux
disparaissent dans une explosion. Et par « matière » on peut sous entendre n’importe quoi. Si
l’on stockait l’anti-matière dans un bocal, cela créerait une explosion immédiatement puisque
le bocal est constitué… de matière ! Maîtriser l’anti-matière pourrait offrir une source
énergétique absolument dingue à l’humanité. Bon, les voitures à l’anti-matière, c’est pour
quand ? » www.physiquequantique.fr/antimatiere-quest-ce-que-cest/.
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Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme
dés sont jetés, et il faut que je continue à poursuivre le mirage (il sourit).
C’est mon fardeau, en quelque sorte. (65-68)
Au fil des pages, la lecture de La marche de l’incertitude place le
lecteur dans une position instable, lui faisant croire tantôt à l’irrévocabilité
d’un destin géré par la seule volonté de l’homme et les règles qu’il s’impose
pour réussir son avancée et tantôt sous le signe d’une force désinvolte qui se
joue de lui et le tient sous son joug, comme en témoigne l’expression « les
dés sont jetés ». La gageure de Yamen Manaï, ingénieur mathématicien de
par sa formation, est-elle de supplanter les lois du hasard en les soumettant à
une rigoureuse et intransigeante expérimentation scientifique ou de s’incliner
humblement devant l’indubitable interprétation des réseaux, infiniment et
indéfiniment contradictoires, et avouer comme l’avait déjà fait le génie
pascalien :
Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de
l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout.
Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes ; la fin des choses, et
leur principe, précise Pascal, sont pour lui invinciblement cachés dans
un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est
tiré, et l’infini où il est englouti10?
D’ailleurs, pure coïncidence ou subterfuge d’auteur ? La vie de
Christian, l’un des principaux personnages qui nouent la trame de La marche
de l’incertitude, n’est pas sans offrir quelques similitudes avec celle de
Blaise Pascal11.
Comme Pascal, il est élevé par son père (adoptif pour le cas de
Christian). Tous les deux sont des enfants précoces : à seize ans,
mathématicien de génie et physicien, Pascal publie un traité de géométrie
projective ; Pascal, rappelons-le également, contribue de manière importante
à l’étude des fluides et parvient à clarifier les concepts de pression et de vide.
Christian savait lire à cinq ans et finit à treize ans le programme de seconde
même s’il ne rejoint le lycée qu’à quatorze ans, pour être inscrit en première.
En 1654, à 18 ans, Pascal développe une méthode de résolution du
« problème des partis » qui donneront naissance, au cours du XVIIIe siècle, au
10
Blaise Pascal. Pensées, « Bibl. de la Pléiade », Paris, éd. Gallimard, 1950, pp. 105-110.
Enfant précoce, il est éduqué par son père. Les premiers travaux de Pascal concernent
les sciences naturelles et appliquées en étendant le travail de Torricelli. Pascal a écrit des
textes importants sur la méthode scientifique. Après une expérience mystique qu'il éprouva à
la suite d'un accident de carrosse en octobre 1654, il se consacre à la réflexion philosophique
et religieuse. Il écrit pendant cette période Les Provinciales et les Pensées, ces dernières
n’étant publiées qu’après sa mort qui survient deux mois après son 39e anniversaire, alors
qu’il a été longtemps malade (sujet à des migraines violentes en particulier).
https://fr.wikipedia.org/wiki/Blaise_Pascal
11
223
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Créativité littéraire en Tunisie
calcul des probabilités, influençant fortement les théories économiques modernes et les sciences sociales. Christian, prix Nobel pour ses
travaux sur l’antimatière, est spécialiste en physique quantique.
Et enfin, dans les deux cas, les méditations profondes s’intéressent à
une question existentielle, celle, en l’occurrence, de la prédestination ou du
libre arbitre, de la certitude ou du hasard. Tout comme Pascal, Christian
illustre le paradoxe alliant l’objectivité du scientifique à la sensibilité du
poète. À la fin de la présentation de son fameux pari sur l’existence de Dieu
sous l’angle mathématique, Pascal écrit, tentant de souligner le
caractère raisonnable de l’approche qu’il suggère en matière de foi :
S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour
la Religion ; car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-on
pour l’incertain, les voyages sur la mer, les batailles ! Je dis donc qu’il
ne faudrait rien faire du tout car rien n’est certain ; et qu’il y a plus de
certitude à la Religion, que non pas que nous voyions le jour de
demain : car il n’est pas certain que nous voyions le jour de demain,
mais il est certainement possible que nous ne le voyions pas. On n’en
peut pas dire autant de la Religion : il n’est pas certain qu’elle soit,
soutient-il. Mais qui osera dire qu’il est certainement possible qu’elle ne
soit pas ? Or, quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit
avec raison. Car on doit travailler pour l’incertain ; par la règle des
partis, qui est démontrée12.
Selon une lecture proposée par certains philosophes, quand par
« hasard » on entend « contingence », le hasard suggèrerait alors l’aspect
insensé et fortuit des choses qui nous arrivent, la suprématie d’une
contingence qui nierait l’existence d’une réalité nécessaire plaidant en faveur
de l’inexistence de Dieu. Albert Camus ne soutenait-il pas dans la chute
cette idée du « Dieu qui n’est plus à la mode », affirmant par là l’hégémonie
de : « la seule divinité raisonnable, je veux dire le hasard ». Mais, on est en
droit de nous demander si, réellement, ou du moins d’après le rôle que
Manaï lui prête dans son récit, si le hasard est aussi puissant que le prétend
l’auteur ? Si pour les athées toute notre vie n’est que le fait du hasard, pour
la croyance théiste, en revanche, comme le démontre, à titre d’exemple la
pensée de Pascal, tout est la volonté de Dieu, l’homme ne jouit aucunement
du libre arbitre, ses actes restent prédestinés.
Ainsi, dans le récit qui nous intéresse, c’est la volonté divine qui aura
servi le rêve de Moussa, un autre personnage témoignant du caractère
insolite de notre marche et de nos démarches. En effet, lorsqu’arrivé devant
le douanier, en même temps qu’Azouz, son compagnon de voyage et ami de
toujours, se tenait devant un autre officier du guichet voisin, Moussa était
12
Pascal. Pensées, Nouvelle édition illustrée et annotée par Henri Massis, Paris, Audin, 1949,
p. 195.
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Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme
complètement désorienté ; il n’était pas sans ignorer que son visa n’était pas
légitime et que l’argent qu’il avait avancé à d’autres fonctionnaires n’incluait
pas la bénédiction de la douane, il s’en remit entièrement aux mains de
Dieu :
« Il t’a coûté cher ton visa »
Moussa, qui s’était psychologiquement préparé à ce genre de questions
et qui se voyait défendre avec de grandes phrases indignées l’intégrité
de ses papiers, répondit d’une voix étouffée : « Mille dinars. »
-Le policier siffla longuement : « Les enfoirés, ils ont augmenté les
tarifs ! ». Il observa le visa en murmurant : ça doit être l’inflation. » Il
releva les yeux vers Moussa : « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
-Ce qui est Mektoub13, dit Moussa au bord des larmes.
Il regarda une dernière fois le passeport, renversa ses lèvres et le
tamponna en disant :
« Après tout, la terre est la terre d’Allah, les frontières sont celles de
l’homme. » (116)
« Le Maktoub » est fréquemment invoqué par les Tunisiens, et les
musulmans de manière générale, pour affirmer l’omnipotence de la volonté
divine et l’impuissance de l’homme de décider de ses propres choix. Cette
notion élude celle du libre arbitre, et en appelle à la suprématie de la
prédestination. Ainsi, il est évident que dans ce passage, pour Moussa, son
départ, ou son refoulement, ne dépend pas de sa volonté, mais ne dépend pas
du hasard non plus. On pourrait être tenté de rejoindre Théophile Gautier qui
affirme : « Le hasard, c’est peut-être le pseudonyme de Dieu quand il ne veut
pas signer » ou encore Albert Einstein qui souligne que : « Le hasard, c’est
Dieu qui se promène incognito ». Mais on peut introduire l’hypothèse
suivante : en déplaçant le récit de Paris à la Tunisie, l’auteur aurait veillé
aussi au déplacement de la conscience de ses personnages, comme pour
mettre en opposition évidente les mécanismes de croyance propres à
Christian, le mathématicien français, avec ceux de Moussa le Tunisien
analphabète ; Moussa, surnommé le chat « Le chat, on l’appelait le chat, et
en effet, il était à l’image de ses pauvres complices. Projeté par la main du
Puissant dans l’espace, dans l’inconnu, il se tordait dans l’incertitude du
monde, et cherchait, dans l’incompréhension et le délire, à s’accrocher […] »
(99) ? Ainsi, ce que Christian aurait relégué aux règles irrationnelles et
inexpliquées du hasard, Moussa le soumet aux lois inconnues des décisions
divines ; le destin de l’homme, dans cette perspective, échappe totalement à
son vouloir : « Ne te pose pas de questions, dit-il à Rima, ne te demande pas
si tu dois y aller à cette exposition ou pas. Si tu dois y aller, si le ToutPuissant l’avait décidé dans ses desseins, tes pieds t’y amèneront sans même
te demander la permission » (140).
13
Ce qui est écrit par les lois divines.
225
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Créativité littéraire en Tunisie
La quête d’un sens à la vie de l’homme qui semblait obéir à une
démarche de Yamen Manaï, spirituelle jusqu’à ce stade du récit, semble, tout
d’un coup, dévier vers une idéologie religieuse que pourrait justifier une
déviation géographique, de Paris à Tunis. Dans la croyance de Moussa, « ce
qui est écrit » est écrit par la main de Dieu et l’homme ne peut s’y dérober ni
en changer la face puisqu’il est condamné à y être prédestiné. C’est sans
doute aussi, pour Moussa, comme le laissent croire les versets du Coran qui
lui viennent à l’esprit, la volonté divine qui a placé sur sa zone de départ un
douanier au sadisme amadoué par un cancer qui l’a apprivoisé et qui aurait
été, selon celui-ci, l’effet d’une damnation désirée par ceux qui auraient
ressenti leur interdiction de voyager comme une injustice ; la maladie
n’apparaissant plus comme dégradation biologique ou physique engendrée
par une défaillance du système organique et donc résultante scientifique et
par conséquent scientifiquement expliquée, mais comme loi obéissant à des
forces occultes réclamant une espèce de vendetta par la réhabilitation d’une
sorte de justice. La maladie du douanier est présentée ici comme
conséquence évidente d’une espèce de coalition entre la volonté de l’homme
et la puissance divine :
En trente-six ans de carrière, j’ai dû arrêter des milliers de jeunes
comme toi, de quoi remplir un stade olympique. Tous avaient le même
rêve, qui se terminait ici, à mon guichet. Je rentrais chez moi le soir, et
eux, ils étaient conduits en prison. Qu’est-ce que j’y ai gagné ? Un
cancer qui me ronge la chair avec un tel appétit qu’on dirait un loup
affamé lâché dans un poulailler. Je me dis que c’est les plaintes
qu’adressaient à Allah ceux que j’ai mis en taule, qui ont fini par semer
cette graine du diable dans mon corps.
Il lui tendit le document en soupirant : « va rêver, petit, tu finiras par te
rendre compte que la vie n’est qu’un cauchemar ! » […] Quand une
voix lança en trois langues le dernier appel pour l’embarquement vers
Paris, Moussa comprit que le policier du guichet d’Azouz avait la santé.
Et quand on a la santé, on n’accorde pas la miséricorde […]. Quand
l’avion décolla, laissant derrière lui le pays des souvenirs et des
merveilles, il récita en boucle un verset du Coran : « Il se peut que vous
ayez l’aversion pour une chose alors qu’elle vous est un bien », et se
rappela ce que qui était arrivé au Haj Abdelmoula » (116)14.
La probabilité de pouvoir quitter la Tunisie et partir à Paris dépendrait,
selon le récit qui en est fait, non pas d’un ordre tangible lié à une légitimité
du départ et à la régularité des documents fournis par le passager mais à
14
Le titre de Haj, désignant habituellement les hommes ayant fait le pèlerinage à la Mecque a
été donné à Abdelmoula qui a été privé de s’y rendre pour avoir été mordu par un chien et,
coup de chance ou coup de destin, quelques jours plus tard, le bus des pèlerins s’écrase entre
La Mecque et Médine ; le destin aurait ainsi épargné la vie de Abdelmoula, le miraculé, grâce
à la morsure d’un chien.
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Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme
l’état de santé du douanier, ce qui en réduit la probabilité de réalisation à des
chances infimes puisque la réussite ou l’échec d’une telle entreprise
dépendra entièrement de « ce qui est écrit ».
Néanmoins, nonobstant ces accidents de parcours qui demeurent
inexplicables et semblent n’obéir à aucune nécessité parce qu’apparaissant
comme surgis d’un néant incompréhensible et inaccessible à l’esprit humain,
ce qui arrive à l’homme peut-il arriver sans qu’il ne s’offre à l’homme une
suite de contingences ou de coïncidences qui ouvriront la voie d’un possible
dans une expansion d’autres possibles très diversifiés ? N’est-ce pas ces
mêmes suites de contingences, dont nous allons finalement en choisir une,
que nous appellerons hasard ? Dans son Dictionnaire philosophique,
Voltaire soutient que : « Ce que nous appelons le hasard n’est et ne peut être
que la cause ignorée d’un effet connu ». Ainsi, l’intérêt porté par Christian
au monde de la physique avait été déterminé par l’état de santé du colonel ;
cette découverte cruciale allait décider de tous ses projets.
À 14 ans, les soucis de Christian étaient, le moins que l’on puisse en
dire, d’un ordre tout à fait insolite pour un garçon de son âge. Préoccupé par
la santé de son père adoptif, le colonel Boblé qui représentait sa seule famille
et ses seules attaches, il se noya dans « les livres de cryogénisation et les
techniques de conservation par le froid », afin de « congeler le colonel » et le
faire ressusciter lorsque « la science aurait réussi à diviser par cent le facteur
du vieillissement biologique » (37). Cette intrusion, à l’âge de quatorze ans,
dans le monde de la thermodynamique va décider de la carrière de Christian
qui « renonça à son rêve de devenir aviateur » et ambitionna, dès lors, de
devenir physicien, se spécialisant particulièrement dans le domaine de la
physique quantique, avec comme objectif ultime, « inventer des théories de
l’inversement du processus de réchauffement planétaire », qui allait causer,
selon ses calculs, la disparition de l’homme « dans les 200 ans à venir » ;
pour Christian s’impose un impératif urgent : « il faut plonger la planète
dans une ère de glace », pour tenter de sauver l’humanité.
« Rien ne vient du néant, et rien, après avoir été détruit, n’y retourne,
soutenait déjà, Démocrite, l’un des plus grands penseurs grecs
présocratiques. Les atomes se déplacent dans tout l’univers en effectuant des
tourbillons et c’est de la sorte que se forment les composés : feu, eau, air et
terre »15. C’est sous la contrainte de ces lois qu’apparaissent les formes
stables du monde : astres, terre, êtres vivants. Ainsi Le
philosophe Leucippe écrivait encore : « Aucune chose ne devient sans cause,
mais tout est l’objet d’une loi (logos), et sous la contrainte de la nécessité ».
Croire à l’hégémonie du hasard serait concevoir le monde en vaste chaos ; or
15
Cité par Alain Tornay. Élément de philosophie comparée, Tome 1, Saint-Maurice (Suisse),
éds Saint Augustin, 2002, p. 79.
227
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Créativité littéraire en Tunisie
il est évident que si le monde fascine l’homme c’est par le caractère de
l’organisation infaillible qui régit les lois de l’univers.
Christian a bel et bien choisi de devenir physicien et ce n’est pas le
hasard qui l’a conduit à Paris pour y poursuivre ses études, ce n’est pas à
cause d’un œuf, comme ce fut le cas de Marie, mais parce qu’il y avait hérité
d’un appartement légué par son père adoptif. Et plus loin, même si l’histoire
cocasse de l’œuf a joué un rôle primordial dans la décision de départ de
Marie à Paris, le choix de devenir mathématicienne incombe uniquement à
cette dernière, qui allait être la seule, selon le professeur de Christian à
pouvoir apporter la solution à son équation :
Cela fait des années que je travaille dessus : un moyen qui stabiliserait
plus longtemps l’antimatière et qui enlèverait le caractère spontané de
son annihilation avec la matière. Ce temps de stabilisation est la solution
de l’équation intégrale que je n’arrive pas à résoudre, et c’est pour cette
raison que je suis venu vous voir. (68) [C’est moi qui souligne]
Il est amplement significatif de souligner cette déclaration de Christian :
« c’est pour cette raison que je suis venu vous voir » ; leur rencontre obéit à
une raison, elle n’est donc pas fortuite puisque, selon le professeur, elle est la
seule à être capable de résoudre cette équation ; ainsi, ses retrouvailles qui
pourraient être consignées sous le signe du hasard auraient, en fait, été
préparées par une série d’autres causes et effets, qui allaient permettre de
donner au hasard une grande force de légitimité en élucidant les termes qui
ont veillé à l’impérieuse nécessité du croisement de certains événements. Et
si Christian allait être plus tard prix Nobel, c’est parce que c’est Marie qui
allait finalement apporter la solution à son équation et non le hasard.
Ce n’est pas non plus, le hasard qui a emmené Moussa sur terre de
France puisque celui-ci avait murement et longuement préparé son projet
d’immigration. Moussa a mis des années à ramasser le pécule qui devait lui
permettre de payer le pot-de-vin nécessaire à amadouer la vigilance
patriotique même s’il est vrai que « Moussa, arrivé en France, évite le
contrôle de Police et continue sa marche de l’incertitude, convaincu de sa
belle étoile (30 km de l’aéroport de Paris), il parcourt à pied, et arrive à
« Porte des lilas » (121). Ainsi, Moussa était sur une route, à un moment il
s’est retrouvé dans un croisement, deux possibilités s’offraient à lui : s’il
avait connu l’objectif de son itinéraire, il aurait, sans hésiter, opté pour une
direction, mais il manque d’objectif, son seul souci du moment était d’éviter
le contrôle de police et il décide de prendre une certaine direction où il sera
en sécurité. A-t-il pris cette direction au hasard ? C’est loin d’être aussi
évident, puisque finalement il aura décidé de prendre cette rue et pas une
autre, certes sans avoir en tête une destination précise mais c’était quand
même en totale conscience qu’il aura pris cette rue ; ici, au hasard, ne peut se
dire, il y aurait quand même eu un choix même aléatoire au préalable qui
228
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Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme
allait mener Moussa à « Porte des lilas », et c’est là, sur le banc jouxtant sa
boutique de fleuriste, qu’au matin, Rima, attirée par l’air tunisien qu’il
fredonnait lui rappelant son enfance tunisienne et surtout la colline de Sidi
Bou Saïd dont elle se souvenait tous les jours, allait découvrir Moussa, le
Tunisien de l’âge de son fils, et lui offrir son hospitalité.
La question cruciale, telle que soulevée par un grand nombre de
philosophes, depuis la nuit des temps jusqu’à nos jours, demeure : hasard et
nécessité peuvent-ils s’exclure ou, au contraire, seraient-ils la preuve que
dans les deux cas, ils ne font que s’appliquer les lois rigoureuses de
l’univers ? Les choses peuvent-elles s’accomplir sans l’effet « d’une
implacable concaténation causale, d’une chaîne de hasards absolument
nécessaires les uns aux autres » ? Ou « Tout est coïncidence et tout est
nécessaire » et, comme l’affirme l’auteur de cet article, le hasard ne serait
qu’une illusion « nous vivons dans un monde déterministe mais nous vivons
aussi dans un monde infiniment complexe dans lequel, bien souvent, les
liens de causalité nous échappent »16?
Quoi qu’en dise l’auteur de ce récit, qui invoque le seul hasard comme
origine initiale de tous les faits, ma propre lecture des faits relatés m’amène
à déduire que ce ne serait pas le hasard mais la nécessité qui a voulu que
Rima dépose le berceau de son bébé recouvert d’un drap bleu devant la porte
de la maison du colonel Boblé, sur la colline des coquelicots même si on
peut lire cette phrase qui ouvre le chapitre 5, p. 34 : « Avant que le hasard
maître des dès n’ait croisé leurs routes, le colonel Boblé vivait parce qu’il
n’était pas encore mort » et même si l’adjectif possessif « leurs », placé dans
une première phrase qui ouvre un chapitre ne dispose d’aucun référent
précité. Pour le lecteur, le syntagme « leurs routes », privé de référent, dans
un emploi anaphorique ne renvoie à rien de précis, même pas,
nécessairement, au colonel lui-même.
Reprise deux pages plus loin, la même phrase, introduite cette fois-ci
par la conjonction de subordination « Quand » n’apporte toujours aucun
renseignement quant à l’identité de ce déterminant. Le narrateur, ayant
substitué « Quand » à « Avant que », semble plus soucieux de contingences
temporelles et de déterminations spatiales, il remplace « leurs routes » par
« leurs chemins », que de l’identité des personnages. Ce peu d’intérêt est
confirmé par le statut d’objet qu’ils remplissent aussi bien dans l’une que
dans l’autre phrase, statut renforcé par l’incise, « maître des dés » qualifiant
le hasard qui joue le rôle de sujet, non pas uniquement linguistique mais
aussi, et sans doute, à un degré beaucoup plus essentiel, dans la vie même de
ces personnages. De sujets qui auraient dû confirmer leur statut d’êtres
16
Nous
renvoyons
le
lecteur
à
l’article
publié
sur
ce
lien :
http://www.atlantico.fr/decryptage/hasard-existe-pas-simplement-ne-sommes-pas-assezintelligents-pour-comprendre-tous-liens-causalite-guillaume-nicoulaud816063.html#1rLZyMAztkFv2vxr.99
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Créativité littéraire en Tunisie
vivants, les personnages sont présents dans cette phrase comme simples
fournitures accessoires à l’accomplissement du hasard. Le sujet « le
hasard », sujet (-animé), va non seulement acquérir une qualité de sujet
(+animé) mais être combiné à un autre verbe qui renforce son pouvoir. Le
sujet de (non-animé) se transforme non seulement en actant mais en un
actant bénéficiant d’un pouvoir décisionnel, donc un sujet doté de raison,
comme dans un processus d’anthropomorphisation. On comprendra, par la
suite que « leurs » renvoie au colonel et à Christian.
Et, comme je vais tenter de le justifier, ce n’est pas le hasard qui a
décidé que Rima dépose le berceau devant la porte du colonel. L’auteur
raconte que, quelques années plus tôt, le père de Rima était instituteur à
Tunis, où il résidait à Sidi Bou Saïd ; appelé à retourner en France, en 1954,
après avoir été affecté dans une école de la province française, il a élu
domicile sur la colline des coquelicots, soit dans le proche voisinage du
colonel. Cette proximité de voisinage avec le colonel allait permettre à Rima,
qui n’avait que 7 ans au moment de leur arrivée en France, d’estimer la
droiture de ce dernier, son sens de l’honneur et de l’amour ; cette bonne
connaissance que Rima s’est formée, au fil des années, de la personnalité du
colonel allait la convaincre qu’un tel homme ne pouvait être que le meilleur
des pères pour l’enfant qu’elle était dans l’obligation d’abandonner, ayant
été elle-même abandonnée par son amant, le peintre Milan, reparti vivre en
Tchèque, s’étant convaincu que ce n’est qu’en y étant qu’il pouvait soutenir
son pays. Ainsi, l’adoption de Christian par le colonel ne s’est pas faite par
hasard, le retour au pays du père de Rima ne s’est pas non plus décidé par
hasard puisque la date de la fin de son affectation avait dû être fixée, dans les
règles, par ses employeurs longtemps avant. Ce que nous appelons
« hasard » relève de ce qui nous apparait comme inexpliqué et inexplicable
mais ce que notre conscience perçoit comme inexpliqué, à un moment
donné, peut parfaitement s’éclaircir au bout de quelque temps ; la
coïncidence de la colline des coquelicots avec la colline de Sidi Bou Saïd
peut laisser perplexe mais la nomination du père de Rima dans ces lieux
obéit, certainement, aux yeux de ses employeurs, à des raisons rationnelles.
Le hasard, perçu dans cette perspective n’est plus que l’explication que l’on
donne d’un événement dont le sens échapperait, parfois de manière
momentanée, à notre intelligence.
En posant la vision d’un monde ne pouvant être gouverné que par des
lois et appréhendé que par la raison, on admettrait que « tout ce qui existe
dans l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité », que le hasard
n’est hasard que pour nous, parce que notre intelligence est inapte à saisir le
réel dans son intégralité ; notre connaissance des choses s’arrête à la
perception que nous pouvons en avoir et lorsque se rétrécit le champ de nos
sens, nous appelons « hasard » ce qui échappe à notre compréhension.
À mon sens, si l’on peut admettre que certaines contingences sont,
effectivement, fort fortuites, renier l’aspect nécessaire de certains
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enchainements serait amputer l’homme de sa dignité d’être humain, en lui
reniant la possibilité de construire, de bâtir sa vie dans le sens d’une quête
qui lui serait propre. Admettre que notre existence est entretenue de
paradoxes et de contradictions, que des événements de la vie sont souvent
confrontés à l’inexplicable pourquoi, à l’étrange comment, ne prive pas
l’homme de l’exercice de son libre arbitre, je dirais à la suite de Simone
Weil qui écrivait « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est
nous qui, pour le construire, devons tout lui donner »17. À tout instant de sa
vie, chaque être humain fait un choix, prend des décisions, la suite
immédiate de ces choix et de ces décisions se manifeste dans le laps de
temps qui suit provoquant d’autres suites, une autre chaîne dont les maillons
auront été des suites logiques déterminées par un moment originaire se
plaçant dans un axe de temps à une certaine proximité de la résultante ; plus
le sujet s’éloigne de cet acte que l’on pourra désigner par matriciel plus le
souvenir s’en fait vague et il peut arriver qu’un incident se produise et qui
semble tellement détaché de toutes causes, qu’on finisse par l’attribuer au
hasard, perdant de vue le fait qu’il ait pu être provenir par une suite indéfinie
de causes à effets, que nos choix et nos décisions ont impliqué à un moment
ou un autre. En fait, le hasard n’aura pas été là par hasard mais il aura été là
parce que nous avons d’une certaine manière préparé son surgissement en
mettant en œuvre, de manière certes inconsciente, une série de causes qui
pourraient l’originer et à ce moment-là le hasard ne sera hasard que pour moi
seul ; l’homme aurait provoqué en amont ce champ potentiellement existant
qui se traduit sur l’axe du temps par l’ordre des combinaisons.
Que m’importe si je n’ai point le billet de la loterie, que tel ou tel
numéro sorte de l’urne ? Je ne suis pas « sensibilisé » à cet événement,
affirme Paul Valéry … Ôtez donc l’homme et son attente, tout arrive
indistinctement, coquille ou caillou ; mais le hasard ne fait rien au
monde – que de se faire remarquer18.
L’homme ne peut être sensible à un événement « qui arrive par hasard »
que s’il avait été préparé à son avènement. Ainsi, pris dans ce sens, il parait
évident que distinguer entre hasard et nécessité serait une pure illusion.
Une étroite corrélation entre hasard et nécessité a aussi présidé à la
rencontre de Rima, née en Tunisie et installée en France, avec le Tchèque,
lui aussi installé à Paris. Le choix de partir a incombé entièrement aux deux
personnages ; de même si Rima finit par renoncer à son rêve et devenir
fleuriste, c’est parce qu’elle a échoué dans toutes ses démarches et qu’elle a
reçu, elle aussi, en héritage, la boutique de Marcel qui l’a prise sous son aile,
et c’est à juste titre que l’auteur écrit ceci :
17
Citée dans la préface d’Yvan Christ, parue dans l’ouvrage Abbayes, monastères et couvents
de Paris, de Paul et Marie Louise Biver, éd d’histoire et d’Art, 1970, p. 24.
18
Paul Valéry. Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, Paris, Gallimard, 1973.
231
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Créativité littéraire en Tunisie
Croire que la vie de Marcel était une vie perdue, dénuée de sens, c’était
sous-estimer l’harmonie et l’unité secrète de ce monde où chaque être
est à sa place […] Cette unité secrète du monde, où chaque être, même
le plus misérable et le plus impuissant a son rôle, mit la chambre de
Rima en face de celle de Marcel. (60)
On peut se demander quelle signification l’auteur attribue exactement à
l’expression « unité secrète du monde » ? L’entend-il comme ordre
nécessaire, comme déterminisme, mais, à mon sens, quelle que soit la
réponse que l’on puisse avancer, celle de « hasard », ne serait pas
concevable, pour ce que cette notion comporte comme allusion au chaos et
au désordre. Notre existence revêt le sens de choix initiatiques que nous
aurons effectués lors d’une rencontre, d’une amitié ou d’une rupture. Marcel
a choisi de venir en aide à Marie, par amitié, comme peut-être en écho à la
phrase de Paul Eluard « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendezvous ».
La rencontre, dans un café, entre Rima et Milan, sans qu’ils y aient eu
rendez-vous, la présence de cette personne et la sienne, dans ce même lieu,
est-elle le fruit du hasard ? Je serais tentée de dire que ce n’est pas le cas ;
leur présence, à tous les deux, n’est pas le fruit du hasard mais bien d’un
choix conscient et délibéré. La rencontre avec Rima, dans ce même café,
aurait pu ne pas avoir lieu s’il avait été dans des dispositions autres que
celles où il était ce jour-là ; ainsi, ce sont les dispositions dans lesquelles
nous sommes qui seront aussi à l’origine de nos choix. Combien de femmes
ou d’homme Marie, en tant que serveuse, croise-t-elle dans notre vie ? Par
jour ? Les regarde-t-elle vraiment ? Y prête-t-elle la moindre attention ? Sur
combien d’entre eux son regard s’attarde-t-il ? Lorsque notre regard est
captivé par une personne, combien de fois finissons-nous par aller à sa
rencontre et l’aborder ? Et une fois cette limite franchie, combien de fois
serions-nous obsédés par ce regard ? Pourquoi ? Par hasard ? Plutôt parce
que ce jour là, quand Milan est entré dans ce café, et différemment de tous
les autres jours (ou comme tous les autres jours), il faisait montre d’une
certaine disponibilité, il était prédisposé à regarder, ce que, d’habitude, il ne
fait pas ; qu’il ait regardé tous les jours, ou qu’il ait regardé ce jour-là
particulièrement traduisent une quête ; la quête du désir ou le désir de la
quête ? Physiologiquement et mentalement, ils y étaient préparés et
espéraient que cela finisse par arriver.
Ceci est une hypothèse de lecture interprétant la rencontre de Rima et
Milan.
La question est : pourrait-on trouver une cause et une origine à chaque
instant de notre vie, quel qu’en soit l’importance, allant du détail le plus
insignifiant au moment le plus crucial et donc exclure l’intervention fortuite
du hasard qui ne serait en fait que l’irruption d’un événement longuement
préparé par une série de causes qui se seraient greffées les unes aux autres
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Wafa Bsaïs Ourari – Le jeu du hasard et du déterminisme
pour donner lieu et vie à cette chose-là. En fait, nos rapports à la vie et aux
choses sont l’impact de nos rapports aux signes qui nous entourent, chaque
instant de notre vie nous offre un signe et c’est la lecture et l’interprétation
que nous faisons de ce Signe qui peut engager notre vie dans une voie ou
dans une autre. Un signe à un moment donné de notre existence peut n’offrir
à nos yeux aucun intérêt et ce même signe, à un autre moment peut au
contraire revêtir tellement d’importance à nos yeux que le fait d’opter pour
lui peut chambouler toute notre existence. On peut considérer que c’est
l’importance que la personne accorde aux signes qui veillera à l’opportunité
du choix ou son absence.
Ainsi ce serait la proximité de l’homme avec la nature, son attention
concentrée sur les signes à interpréter, sa connaissance de lui-même et des
choses qui l’entourent qui l’aideront à prendre sa décision. Plus l’homme
s’écarte de la nature plus il s’isole et se coupe de son instinct, plus arbitraires
seront ses choix et sans doute, nettement plus aléatoires. Parce que l’homme
aura désappris l’écoute de soi, de la nature et celle des signes qui le guident.
C’est peut-être la raison pour laquelle le regard, au-delà de tous les
autres sens, prend dans ce récit, une place importante ; tout est lié au regard,
du moins, les situations décisives et les moments cruciaux. Avant de prendre
le parti de Moussa : « Le policier, quinquagénaire aux cheveux gris, bailla
sous sa moustache épaisse et regarda d’un œil distrait le passeport et le visa.
Puis il leva les yeux et lança vers Moussa un regard blasé ».
L’histoire d’amour, qui semble avoir lié à jamais Marie et Christian, est
pour Christian l’histoire de l’amour d’un regard :
Ils se donnèrent rendez-vous dans un bar cubain à Saint-Michel, pas loin
de la cathédrale où le bossu faisait sonner les cloches. Dans les
profondeurs abyssales de ses yeux bleus, il trouva un regard depuis
onze ans enterré dans sa mémoire comme un trésor dans une île de
pirates. Il se rappelait cet instant clair et diaphane. Il était, comme à son
habitude à l’époque, assis sur le vieux banc en bois qui causait de
tout et de n’importe quoi avec l’arbre qui vieillissait à ses côtés. Le
tohu-bohu de la cour n’atteignait pas ses oreilles, à l’écoute d’un
monde plus subtil. Il avait sorti de sa poche un recueil de poèmes
arabes et persans, et ses doigts qui le feuilletaient l’avaient ouvert à une
page inconnue. Ses yeux s’étaient arrêtés sur un poème de Hafez
Shirazi, écrit six siècles auparavant. Il lit :
« Ô perroquet !... Conteur de charade !...
Garde à jamais l’éclat de tes plumes couleur d’émeraude.
Et ton cœur frivole débordant de joie !...
Ô Chance !... Verse sur nos visages l’eau de rose
Et ne confie point aux sobres les secrets de la jouissance !...
Oui, la sagesse est le vrai trésor…
Mais combien vaut-elle devant, un regard d’amour ?!... »
Les six siècles s’effondrèrent tel un château de cartes, comme si les
mots venaient un instant d’être inventés. Il sentait son cœur palpiter
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Créativité littéraire en Tunisie
dans un océan de piété, comme s’il découvrait d’un coup la vérité de
Dieu. Ces mots étaient d’une justesse !!
Sentant une présence, il leva les yeux. Il vit ceux de Marie, le regard
bleu de l’amour ; celui-là même qui vaut plus que la sagesse.
Paniqué par la rencontre inattendue avec ce vagabond de grands
chemins, il ferma rapidement le bouquin, fit à Marie un sourire
embarrassé et se sauva, avant qu’il ne rentre lui-même dans la
dangereuse et fatale phase d’ébullition humaine.
Le soir à la maison, il mangea à peine et se mit à côté de la cheminée.
Le colonel Boblé, qui avait remarqué que son fils rêvassait devant ses
petits pois, eut un sourire en voyant le recueil entre ses mains.
Christian fixait des yeux le même poème. Secrets, cœur, eau, trésor…
Comment les locataires volants, fuyant le monde des morts, peuvent-ils
ainsi être invoqués et assemblés pour ébranler les âmes ? Il repensa
longuement au regard bleu de l’amour. Oui c’est dans un tel regard
que la magie les mêle, c’est dans un tel regard que nait l’alchimie des
mots.
Le lendemain, il chercha des yeux Marie dans la cour, mais il ne la vit
pas. Au bout d’une dizaine de jours, il perdit patience et se mêla à la
foule pour pêcher des nouvelles, et pour la première fois de sa vie de
lycéen, il laissa traîner ses oreilles dans les couloirs surpeuplés et
finit par entendre que Marie, atteinte d’une maladie incurable, était
partie à Paris dans une tentative désespérée de se soigner. Le cœur amer,
il rangea Hafez l’immense bibliothèque et se consacra à ses théories
thermodynamiques. Depuis, l’amour était pour lui une maladie
incurable au regard bleu azur. (81-83) [C’est moi qui souligne]
Quelle autre interprétation peut-on donner à la rencontre de Christian et
de Marie, qui remonte à onze ans plus tôt Marie aborde Christian, assis sur
un banc, en train de lire un livre, et Christian n’a pas envie de regarder,
plongé dans son livre ; elle s’adresse à lui, deux possibilités s’offrent à lui, il
lui répond froidement et reprend sa lecture ou il est tellement pénétré par sa
présence, son regard ou sa voix qu’il ne peut la laisser partir ; admettons
pour commencer que, du moins pour lui, cette personne se soit adressée à lui
tout à fait par hasard, il aurait pu l’ignorer et l’épisode n’aurait eu aucune
mémoire dans sa vie ; cette personne aurait tout aussi bien passer
complètement inaperçue et ne jamais exister dans sa vie, seulement cette
personne ne s’est pas adressée à lui par hasard, elle a choisi de s’adresser à
lui, précisément, parmi toutes les autres personnes qui étaient présentes dans
cette cour, et s’il succombera aussi au charme de cette rencontre, déjà
préméditée par elle, c’est qu’il était, lui aussi, physiologiquement et
mentalement préparé à cette rencontre et espérait que cela finisse par se
produire. La rencontre se produisit et l’impact en fut si profond qu’au lieu de
les annihiler, comme dans la rencontre entre la matière et l’antimatière, il
inscrivit, dans leur esprit et dans leur chair le désir de fusion. Ce n’est pas le
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hasard, mais la loi d’attraction qui allait faire que leurs chemins finirent par
se croiser onze ans plus tard !
Comme nous pouvons le constater, c’est d’abord en premier lieu le
regard, lorsque celui-ci manque, c’est l’oreille ; tout comme les yeux,
l’oreille peut être distraite, curieuse, ou attentive ; Christian qui ne réussit
pas à capter la présence de Marie par les yeux en chargea l’oreille ; lui qui a
toujours vécu complètement coupé du monde environnant et quand les
oreilles faillent ce sont les yeux qui viennent à la rescousse : le langage des
signes chez les sourds ; Marcel n’était-il pas sourd ? Et cette surdité l’a-t-elle
empêchée de voir en Marie la fille qu’il n’a jamais pu avoir ? Au point d’en
faire son héritière mais aussi, sans qu’il saisisse véritablement l’ampleur de
son geste, afin de donner un sens à son existence.
Jacques Monod ne soutient-il pas, en parlant de l’homme : « Non plus
que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. À lui de choisir entre le
Royaume et les ténèbres ». L’homme a bien un choix, et ce choix peut être
de donner un sens à son existence. Et si, comme l’écrit Yamen Manaï, la
terre est ronde, c’est bien pour donner aux hommes la possibilité de se
rencontrer. Et s’il en est ainsi, nous serons en droit d’en déduire que toutes
nos rencontres ne sauraient être placées sous le signe du hasard mais seraient
nécessairement déterminées par la rotondité de la terre.
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Créativité littéraire en Tunisie
BIBLIOGRAPHIE
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Théâtre 2, Paris, Classiques Garnier.
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monastères et couvents de Paris, éd. d’histoire et d’Art, 1970.
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MONOD, Jacques. Le hasard et la nécessité, Paris, éds Seuil coll. Point
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(Suisse) VALÉRY, Paul. Cahiers I, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, nrf
Gallimard, 1973.
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Lélia YOUNG
Université York
Canada
Cohérence poétique dans l’écriture
de Kaouther KHLIFI
Dans cet article, je me pencherai sur l’œuvre de Kaouther Khlifi
intitulée Ce que Tunis ne m’a pas dit1. Nous analyserons la démarche
poétique de l’auteure qui cherche à donner une certaine cohérence à son récit
au moyen du pouvoir suggestif des mots, des procédés stylistiques de
cohésion et des rapports lexicaux syntaxiques qu’ils entretiennent entre eux
pour créer du sens. Cette observation faite en contexte nous permettra de
dégager les thèmes et les rhèmes qui sont souvent entre les lignes de cette
écriture, le non-dit élaborant une architecture primordiale.
Ce livre de 13 chapitres sans titre, plutôt courts, décontenance dès le
début. Le démarrage du récit est laborieux. Écrit en 2008, trois ans avant le
printemps arabe qui secoua la Tunisie, il dénote une tension à fleur de peau.
L’écriture se veut descriptive et hermétique, souvent accrochée aux
perceptions de la vue2, souvent poétique et/ou non cohésive3. L’auteure
semble vouloir véhiculer une défaite de l’écriture qui se loge dans la
résignation. Elle décrit un monde sans avenir livré à une impasse, mais qui
se veut émuler une avancée vers l’Occident américain sans ménager la
richesse culturelle du pays qui se paie « désormais beaucoup plus en
American Express qu’en monnaie locale » (25).
1. Ouverture descriptive : Déconvenue et incertitude
Le récit commence sur une note lugubre et démoralisante. Le ciel
tunisien n’offre aucune douceur, mais aussi aucune précision dans sa teneur.
Il « se teint de couleurs pastel, mais qui n’annoncent aucune clémence. De
rose pâle et de violet fade, enchevêtrés à l’instar d’une aquarelle
incidemment diluée avec plus d’eau qu’il n’en faut » (11). La cohésion
lexicale utilise ici le procédé sémantique de la relation hypéronymiehyponymie (couleurs, saisons, etc.) pour coudre les phrases de ce début de
récit. Nous sommes dans le thème constant des couleurs « qui s’arrêtent aux
1
Kaouther Khlifi. Ce que Tunis ne m’a pas dit, édition Elysad/clairefontaine, collection éclats
de vie, Tunis, 2008.
2
À titre d’exemple voir le dernier paragraphe de la page 23 et le haut de la page 24.
3
Comme le dernier paragraphe de la page 25 où le pronom démonstratif « Ceux », répété à
plusieurs reprises, n’entretient pas de lien textuel référentiel grammatical avec ce qui précède,
le référent endophorique devant être simplement imaginé.
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Créativité littéraire en Tunisie
confins de la beauté ». Le thème devient quelque peu linéaire en évoluant
vers un élément nouveau, celui des nuages gris clair qui viennent marquer
cette fin de journée automnale où « le temps semblait ne pas se décider à
afficher les vraies couleurs de la saison » (11).
Le récit commence donc à la saison des feuilles mortes, au sein de
grosses gouttes de pluie. La narratrice se confie aux lecteurs/lectrices, leur
disant que « ce climat indécis en fin d’après-midi » l’aide à se persuader
« qu’une des rares choses qui porte pleinement son sens est l’incertitude »
(12). Soudainement, Dieu est introduit dans le récit comme un personnage
omniscient qui communique avec la collectivité pour lui montrer « comment
le froid et le chaud peuvent frapper en même temps sans se résoudre dans la
tiédeur, parce qu’à part l’enfer et le paradis, [elle n’a] jamais été en mesure
d’imaginer autre chose » (12). La critique sociale se glisse par l’entremise de
Dieu, allié et refuge dans la psyché de la narratrice, personnage omnipotent
que nul ne peut réfuter ou heurter.
La description est jetée dans le flou des saisons telle une projection d’un
univers intérieur atteint par le marasme identitaire. Le qualificatif
« malveillant » attribué à la possibilité d’être de la nature, nous fait penser à
une sorte d’animisme qui personnifie. Toutefois, la narratrice semble
expliquer les caprices des saisons, « leur altération », par « la disparition de
l’ensemble des rituels » (13) qui accompagnent la venue des saisons.
[…] le temps ne nous permet plus de s’attarder sur les périples
mortuaires des feuilles jaunies […] dans les allées de nos jardins.
Peut-être que nos jardins n’ont plus d’allées. Peut-être encore que
nous n’avons plus de jardins. (13)
On peut voir ici comment la narratrice utilise la cohésion lexicale pour
travailler dans ce paragraphe le thème constant du jardin. Cette image
devient la métaphore d’un monde en mutation qui est décrié.
Une critique de la société moderne loge sous l’image du jardin. La
narratrice déplore l’absence de l’enfant dans la nature et sa présence devant
l’ordinateur, ses « petits doigts crispés sur des souris artificielles... » (14).
Passé et présent se font face dans une opposition inéluctable. « C’est clair, la
guerre n’a plus de boutons. Elle a aujourd’hui le faciès net de l’insolence »
(14). Une critique de la société moderne se prolonge sur le même ton
laborieux, mélancolique. Commençant un nouveau paragraphe, elle écrit :
« Et pourtant, il paraît que la vie est née en automne… la vie ressemble
soudain à l’homme » (15). Le thème constant de la saison automnale se
maintient dans un état de dépression associant la naissance à l’automne de la
vie, à la mort. Cette énonciation est très forte, car elle assimile le moment
vital du souffle à sa fin. Il y a des envolées descriptives qui surchargent le
récit tel que le passage suivant « Jamais orteils et trottoirs mouillés ne se
sont retrouvés séparés de si peu que par la minceur d’une semelle d’été
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Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi
jouant les prolongations ». On en vient aussi à se demander comment dans
ce paragraphe qui traite de l’automne, on peut lire, « Tout est brut, tout est
commencement » (15). On a souvent l’impression de se perdre en
description sans apercevoir la naissance d’une action qui agrémenterait le
récit. Un sentiment de pesanteur peut décourager les lecteurs. Celui ou celle
qui persiste dans la lecture perçoit l’expression d’une immense lassitude
véhiculée par un profond mal-être.
2. Le poids de l’avenir : femme, silence et anonymat
Cet ouvrage traite d’une situation sociale habitée par le problème
économique incarné ici par la dégourbification, par le mouvement vide de
l’espoir d’être au sein d’une politique non démocratique et par le poids sourd
qui pèse sur la condition de la femme. La narratrice essaie de semer sa
dépression en écrivant son récit. Son intention me fait penser à L’Hommepapier4 de l’écrivaine canado-allemande Marguerite Andersen. Dans cet
ouvrage d’Andersen, la narratrice essaie aussi de se libérer en écrivant à la
différence que pour la narratrice de Ce que Tunis ne pas dit, le futur n’est
pas entrevu au bout de la créativité. La narratrice ne croit pas en son écriture.
Elle écrit, car elle a mal et cette douleur est ressentie comme un remord qui
ne peut la libérer de l’étau dans lequel elle se trouve. Son style poétique,
souvent hermétique, est difficile à saisir pour les non-familiers de la réalité
tunisienne. À la différence de la narratrice de L’Homme-papier, celle du
récit, qui nous intéresse ici, nous fait une confidence, mais sans trop
divulguer. Elle reste résignée et soumise au joug social machiste sans
entrevoir de lumière au bout du tunnel. Elle écrit :
L’écriture n’a pas de lendemain. Seuls les remords ont des
lendemains.
Mon père n’est pas mort. Ma mère non plus. Manque de pot,
même qu’ils sont lettrés et capables de me lire. Je n’ai connu ni
mort, ni viol. Ni misère, ni guerre, ni exil. Quand on ne sort plus,
on ne voyage plus, on ne s’aventure plus, on se demande de quel
mirage on s’enivrera […]. Puis on se dit que les mirages… Ça
peut frapper entre quatre murs […], et que si la machine à écrire se
mettait… à rouler aux énergies nouvelles, on ne lui trouverait pas,
en ces temps très modérés, meilleur carburant que l’effet de
consternation que génère la platitude. (19)
L’écriture devient un mode thérapeutique qui permet de supporter la vie
sans se révolter. Il faut s’en sortir. Il faut semer ce mal au ventre, cette
douleur qui jette à terre, et continuer dans la résignation. La narratrice
écrira :
4
Marguerite Andersen. L’Homme-papier, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1992.
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Créativité littéraire en Tunisie
Il m’est venu de vouloir écrire sur un amour dont je soupçonne
mon cœur de n’avoir jamais contenu. » Parce qu’il y a des amours
qui ne font pas battre les cœurs, mais qui tordent les tripes… Mais
qui peut encore croire en la poésie quand il a mal au ventre ? (20)
On découvre alors l’ampleur de la dépression qui sous-tend le récit. La
narratrice nous dit qu’elle appartient à cette génération qui ne sait pas, qui
n’appartient pas à la poésie. L’ignorance est liée au manque de cette source
qui génère infiniment le sens. Elle dira qu’elle appartient à cette génération
qui a manqué de résistance et d’audace et qui baigne dans la complaisance.
« On est perdus, on dira que c’est mignon » (21) lancera-t-elle. Ce type de
génération est caractérisé par l’indécision. Une génération écrasée qui ne sait
pas ce qu’elle veut. Contrairement à ce que nous observons dans L’Hommepapier de Marguerite Andersen, les sources réelles du malaise qui habite le
récit de Kaouther Khlifi ne sont ni décrites ni confrontées pour être
éventuellement défaites. Le mal n’est pas ciblé. Cette paralysie nous pousse
à soupçonner une peur sous-jacente et inhérente qui accule au mutisme. Sur
l’écriture pèse une lassitude qui ne sait où donner pour lâcher du lest. Au lieu
de se délester, la narratrice finit par fuir sa condition de prisonnière en
observant la liberté de l’oiseau. Le vol de l’animal devient la métaphore d’un
état essentiel non atteint. Car cette liberté visuelle ne peut affecter son
espèce, le genre féminin qu’elle représente et, qui n’a d’autre choix que celui
de se retirer dans la résignation de sa propre condition humaine faute de
solution, « C’est peut-être cela que l’on appelle la vie » (21) dira-t-elle,
pathétiquement, dans l’étau d’insatisfaction envahissant et en même temps
dénonciateur de l’enchaînement de son humanité. Telle la scène décrite dans
le tableau d’Andrew Newell Wyeth intitulé Christina’s World, la femme
infirme, dépeinte affalée dans l’étendue de son champ, perçoit la distance
qu’elle ne peut parcourir. Cette distance qui la sépare de sa demeure devient
incommensurable à cause de son handicap physique à la parcourir.
L’impuissance ressentie génère une angoisse émotive chez les spectateurs du
tableau, captivés par ce qu’ils perçoivent. Dans le récit de Khlifi, la
narratrice dont le nom ne nous est pas divulgué, contrairement au tableau de
Wyeth, vit dans l’anonymat de son identité et l’Avenue, sur lesquelles repose
l’histoire ou la confession qui nous est contée, n’est pas nommée. Elle nous
révèle ce qui semble le plus important pour elle, en d’autres termes, qu’elle
vient « de ces cités bâtardes et sans passé » dénigrées par les nouveaux
riches, et que l’Avenue est à Tunis. Nous pouvons supposer qu’il s’agit de
l’ancienne Avenue de Carthage, devenue l’Avenue Habib Bourguiba, mais
cela ne nous est pas confirmé. Les noms des cafés ou des cinémas sont aussi
tus. Est-ce l’ancien Café de Paris ? Est-ce le Capitol, le Palmarium ou un
autre cinéma ? On ne le sait pas. La discrétion sur ces lieux est totale. Le
point de rencontre avec son amant est aussi secret que le reste. Tout l’espoir
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Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi
réside en ce corps qui s’éveille à l’amour5, mais on a l’impression que cet
éveil, qui en d’autres contextes génère la joie et la vie, est réprimé jusqu’à la
négation de son propre avenir. Une débâcle laissant finalement la narratrice
avec une rupture de mémoire, tel un animal blessé livré secrètement à sa
propre douleur et à la honte d’avoir été. Le poids de la vie est subi dans la
dissimulation et la torpeur pour la jeune femme qui se replie loin de Tunis
taisant son drame à la société tunisienne calfeutrée dans le silence.
2. Les racines enfouies : la dégourbification
La ville de Tunis est nommée, mais « ce que Tunis ne nous dit pas » est
aussi l’autre ville qui l’habite et qui est issue d’une politique de
dégourbification. La narratrice révèle, sans nommer, être de ces nouveaux
quartiers dont les racines des anciens pauvres du pays restent enfouies sous
une apparence d’abondance (22). Cette excroissance de la ville est faite de
cités périphériques plantées « comme des cierges brûlants à la mémoire
d’une défunte forêt » (22). Une modernisation accélérée est ici associée à
une perte d’identité. Ces habitants sont coupés de leur histoire et snobés par
les bourgeois de banlieue « qui font mine d’ignorer jusqu’à l’existence de
ces cités bâtardes et sans passé. Question de s’assurer, à leur tour, de ne pas
être confondus avec les autres » (23). Lutte des classes et luttes de pouvoir
s’entrecroisent autour de la métropole, mais l’étau semble indélébile. La
narratrice se lance dans le récit descriptif, seule évasion à cette existence nue
qui ne semble lui offrir aucune direction et aucun soutien qui répondraient
aux besoins de son développement de femme adulte. Elle se trouve
désorientée, solitaire et sans espoir. Quelle est donc cette oreille qui
écouterait son mal, cette torsion au ventre dépourvue de bonheur qui livre
l’être féminin à sa condition physique sans procurer de douceur. Cet état est
perçu comme une cruauté par la jeune femme désillusionnée jusqu’au point
de démentir l’amour chanté des poètes. Une portion de réalité inaccessible à
son drame.
3. Critique de la société
Un nouveau chapitre commence par un court paragraphe d’une phrase
sans verbe conjugué à la page 27. La critique qui y est faite est ici mordante
dans son ironie. La narratrice dénonce, la société tunisienne, que l’ambition
dirige vers la ville de Tunis et, dont les dos sont tournés à l’enfance qui est
laissée pour compte au loin dans une sorte d’oubli. L’objectif dit elle est
d’atteindre « des godasses à faire briller ou des seaux à tremper des
serpillières » (27). De plus à bout de force, il n’y a seulement que le
réconfort des murs qui soulage l’individu épuisé et perdu dans l’attente de
vains attraits comme « la prothèse téléphonique à l’oreille ou, au bras, la
nana aux fesses serrées dans un pantalon d’une taille en moins » (27). La
5
Voir les pages 69 à 72.
241
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Créativité littéraire en Tunisie
narratrice dénonce l’oisiveté qui mine une jeunesse désœuvrée qui se perd
dans des idéologies venues de loin, réceptacles d’énergies précieuses
gaspillées, et qui s’enroule :
[…] dans ces infinies longueurs de béton, qui […] enveloppent, tel
un suaire, l’âme rendue d’un rêve déchu. On soulève ses semelles
pour infléchir et soulager ses genoux. On y vide sa vessie, on y
vomit l’aigreur de son estomac un soir où l’on a mangé à sa faim.
On y grave sa colère, on y crache son obscénité, on y aiguise ses
flèches pour les planter en plein cœur de Cupidon. (27)
La narratrice décrit les torses amaigris de ces hommes, leurs poitrines
qui s’emplissent nerveusement de bouffées de cigarette, le blanc de leurs
yeux plein de sang, leurs cernes, leur regard perdu « dans ce trop-plein de
fumée qui fuit de partout dans une montée plaignante jusqu’au ciel » (28).
Le décor que nous transmet la narratrice est celui d’un peintre qui se veut
réaliste et dont la peinture essaie de perturber la complaisance au sein des
multiples contraintes sociopolitiques du contexte qu’elle décrit. Le lecteur
peut se perdre sur le plan cohésif. Le style poétique de cette fin de chapitre
obscurcit le message. Cependant, les adjectifs dépeignent un tableau qui
transmet une atmosphère douloureuse. Cette critique vient de l’intérieur et se
veut être prise au sérieux. La narratrice étale sa description sur ces fumeurs,
décrivant le bout de cigarette sur lequel ils s’acharnent pour semer leur ennui
et leur désœuvrement. Elle dira :
Ce bout qui égaie par son extrémité couleur de feu le noir des nuits
rayées de solitude. Ce bout qui nous rappelle que depuis que l’on
ne tire plus sur les queues des jupes de nos mères, personne ne
nous témoigne plus autant de sacrifice. (29)
Soucieuse des passants qui hésitent à regagner leurs domiciles, la
narratrice se pose toutes sortes de questions à savoir s’ils ont un gîte, un toit,
une couche, une soupe et du pain. La narratrice est consciente de l’état
délabré du contexte économique dans lequel elle insère son récit. Elle finira
ce chapitre en énonçant :
Jamais on aura été mieux accompagné dans son isolement. Et puis,
il restera toujours l’haleine et la puanteur. […], Cette odeur forte
et chaude née de toutes les heures passées à sillonner les rues de la
vie. Cette odeur lourde et dense, qui tombe sur le corps comme
une épave, l’ultime maillon de la chaîne qui relie encore l’homme
à son péché originel. (30)
Dans le chapitre 4, constitué d’environ 5 pages, le ton dépressif se
prolonge et dénonce l’impossibilité de devenir adulte à part entière. La
242
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Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi
narratrice dira, « je marche dans les rues, qui me marchent sur les pieds… »
(33). Le deuxième paragraphe de ce chapitre débute par une longue phrase
dont le pronom personnel « il » véhicule un lien cataphorique6 non résolu.
Ce même « il » revient dans la troisième phrase de ce paragraphe. Le lexique
employé (exemple, « crachat ») communique le degré de décadence où vit
l’homme tunisien, pris entre le pouvoir et le dogme et encadré par la voix qui
s’échappe « d’un haut-parleur de mauvaise qualité, de quelque humble
mosquée appelant avec insistance à la première prière du jour » (33).
Dans un tel décor, la nature conserve une place de première importance
dans la description du récit, car elle renoue avec l’authenticité et représente
une source d’espoir en un perpétuel recommencement créateur où,
contrairement au monde environnant pris dans son carcan, « les premiers
rayons de lumière sont déjà à l’œuvre » (34), à l’œuvre pour la vie.
4. Identité et réalité corporelle
La narratrice mène son œuvre comme une aquarelliste. Elle est
spectatrice du quotidien et de son propre sort. Elle sait pendant sa relation
amoureuse que l’homme anonyme, qui est son amant, la délaissera
lorsqu’elle se montrera exigeante, lorsqu’elle commencera à critiquer sa
façon de voir, ses faits et ses gestes. Elle sait qu’à ce moment-là, tout
basculera et qu’une rupture s’en suivra. Pourtant, elle n’hésitera pas à
prendre ce chemin, quitte à se retrancher dans le monde de l’immobilité,
celui de la perte de mémoire, celui du déni. Pour survivre dans un monde de
répression et d’hypocrisie, il faut bien effacer le passé pour acquérir la force
de vivre et de survivre. Il lui faudra faire en sorte de nier l’existence de son
amant et de se convaincre d’une « réalité » purement forgée. Il faudra jouer
le jeu du non-être jusqu’à tomber dans son propre jeu et devenir ce non-être.
Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu’une femme dans un monde qui va à
contre-courant du reste, et qui veut les refaire dans son moule pour pouvoir
les gérer ou plutôt dompter leur essence naturelle ? Cette nature qui habite le
ciel et les oiseaux qui y volent librement hante le récit descriptif comme une
plainte lancée au vide. Qui prêtera l’oreille à ces désœuvrés qui errent dans
les rues, qui fument pour se réchauffer et entretenir une sorte de convivialité
avec leurs concitoyens. Ces désœuvrés qui répètent tout ce qu’on veut bien
propager et qui deviennent de la chair à canon de toute propagande servant
un besoin de diversion au pouvoir en place. Ces êtres en perte d’eux-mêmes
et de leur identité sont des êtres socialement et personnellement robotisés,
qui pourraient rappeler aux lecteurs, avec la distance contextuelle qui se doit,
le roman dystopien, la contre-utopie, de George Orwell intitulé 1984 (publié
en 1949) et le commentaire de Lord Acton's (1834-1902) : « Power
corrupts ; absolute power corrupts absolutely » dans The Atheist. Dans le
6
Lien référentiel cohésif qui, lorsque résolu, vient généralement plus tard dans le récit
révélant un sens attendu qui génère la cohérence du récit.
243
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Créativité littéraire en Tunisie
roman de Orwell, le personnage de Winston Smith ressent le besoin d’écrire
ses pensées afin de témoigner7. Dans le récit de Kaouther Khlifi, la
narratrice, personnage principal et anonyme, témoigne au moyen d’une
description suggestive l’état de la condition sociale avant le printemps arabe
de décembre 2011. Nous ressentons le poids du discours, ses allusions qui
fissurent le carcan du non-dit et le ton mélancolique, voire dépressif, qui
parcourt le récit. Le titre de l’ouvrage de Kaouther Khlifi, « Ce que Tunis ne
m’a pas dit » comprend une cataphore à découvrir tout au long du récit. Ce
lien cataphorique ne se livre pas facilement au lecteur ou à la lectrice. Il est
plus complexe que celui qui habite le titre du récit de Youssef Amghar « Il
était parti dans la nuit »8. Alors que le lien référentiel établi par le pronom
personnel « Il » ne nous est révélé qu’après quelques chapitres9 dans le livre
d’Amghar, dans le livre de Khlifi, le lien cohésif établi par le pronom
démonstratif « Ce » qui débute le titre nous est suggéré sans être nommé. Ce
pronom démonstratif montre du doigt non seulement un état de
désintégration socio-politique mais aussi la condition de la femme dans une
atmosphère de stagnation globale qui ne présage rien de bon à toutes les
strates de la société. Accéder au niveau de liberté d’expression nécessaire
pour créer et participer à l’aventure du 21ème siècle est le vœu pieu de ce récit
qui cherche à développer, au diapason de la nature, une idéologie positiviste
de la vie. Elle rejettera son amant. Elle lui dira, « T’es autre chose, t’es
lâche ! ». Son amant contrattaquera en se rabattant contre un certain Gary
qui est écrivain et dira dans un élan de jalousie :
Gary, lui, a le droit d’être lâche. Il a le droit d’avoir des
contradictions, des faiblesses et des incohérences. Il a le droit
d’avoir peur. De ses déboires, il écrit même des romans, il fait des
best-sellers. Leitmotiv : la faiblesse irrépressible et souveraine.
[…] Mais gare ! Je ne suis pas son pseudo ! Je n’ai de commun
avec lui que la circoncision.
7
« Orwell provides compelling reasons for the people of the 21st century to, much as we did
in the 60's, question authority. Winston holds these thoughts dear but because of how society
has been allowed to evolve he must be careful with even his own thoughts. You'll go with him
as he meets Julia and as, against all odds, develops a relationship. Surprises abound in this
unique and, at the time it was written, futuristic look at a world that has allowed itself to be
taken over by an entity that we know even today as Big Brother. You'll find yourself asking
how this man who wrote the novel in 1948 could possibly have such foresight into what
would evolve into the world as we know it today. Similarities between life as we know it and
life as Orwell foresaw abound. The book will cause you to look around yourself and question
the policies of our government and the policies of global governments and how they impact
our daily life. Definitely a compelling read ! » - Submitted by Anonymous.
http://www.online-literature.com/orwell/1984/
8
Youssef Amghar. Il était parti dans la nuit, Paris, L'Harmattan, 2004.
9
Lélia Young. « La progression narrative dans Il était parti dans la nuit de Youssef
Amghar », in Najib Redouane (s. la dir. de). Vitalité littéraire au Maroc, Paris, L’Harmattan,
2008, pp. 53-68.
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Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi
Elle réciproquera : « Je t’ai voulu intelligent. Aussi intelligent qu’un
Dieu » (108-109). Qui est Gary ? On ne nous en dit pas trop. Mais, il est
évident que l’amant de la narratrice en est jaloux. La seule chose qui le
rapproche de cet individu, que l’on découvre être romancier, est la
circoncision. Est-ce que cette remarque laisse sous-entendre que Gary est
juif ? Si oui, cela laisse percer dans le txte la présence juive en Tunisie qui
n’est presque plus existante depuis l’exil qui suivit les événements de juin
1967. L’arrière-plan politique émerge à peine dans le récit de Khlifi. Il y a
quelques références qui marquent l’idéologie panarabe (85-90), une sorte de
ralliement qui sert d’atermoiement face aux problèmes économiques et
sociaux qui habitent le pays avant le printemps arabe et qui donnent à
l’homme des privilèges non mérités aux dépens de la femme. Juste après
l’altercation qu’elle a avec son amant, La narratrice dira, « J’ai perdu toute
naïveté devant ses mensonges. [….]. Je n’ai plus cette prédisposition d’esprit
à compléter les lacunes de ses récits trompeurs » (109).
Devant la situation abusive
La narratrice se révoltera face à son amant contrôlant, menteur et
manipulateur. Elle apprendra à se défendre, à crier et même à devenir
vulgaire. Elle dira, « je suis au bord du terrorisme » (110). Son amant prend
peur et se mettra à la diplomatie, il va apprendre à lui faire plaisir, il lui
apportera des fleurs. « Il aura cette hâte peureuse… » (111). À la longue, son
amant ne voudra plus faire d’effort, il ne jalousera plus Gary et elle sera de
plus en plus occupée par son apparence. Elle dira, « Mon bouton de fièvre
m’interpelle désormais plus que la guerre. » (113) et plus tard, « J’ai perdu la
femme et la foi » (114). Après la défaite de sa relation, elle se retirera, loin
de l’Avenue, elle devient « un concentré de traces, pendant que toutes les
autres autour partent à l’arraché » (114). Toute trace sera détruite, tout
entrera dans l’anonymat, « sans auteur, ni offrant… » (115). Son amant lui
dira avant de se retirer « qu’aucun homme n’est capable de lever la main sur
une femme qui ne le concerne pas » (115). L’humiliation envers la femme
amante est ici totale. Sans amour dans la relation, sans respect de la personne
que représente l’autre, la femme devient objet entre les mains de l’homme
qu’elle a cru aimer. La narratrice en suivant le mouvement de sa nature
féminine est donc tombée dans un piège biologique qui est en même temps
social et d’où l’homme s’en sort sans heurt alors qu’elle, la femme meurtrie,
cache ce qu’elle crut être son bonheur et plus tard, sa désillusion. Sonia
Chamkhi, sans aller en profondeur dans l’analyse de ce récit, fera allusion à
cette asymétrie. La narratrice brave son amant :
[…], mais laisse entendre qu’elle est la seconde, qu’elle doit se
cacher […]. Elle nous laisse comprendre que ce sont probablement
les « idées » qui les séparent déjà, celles relatives au Liban, à
l’Irak et bientôt à l’Iran, mais elle y croit à peine et du coup nous
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Créativité littéraire en Tunisie
non plus ! Et ce n’est pas si grave, puisque c’est entres autres de
cela qu’il est question, de cette représentation qui se dérobe, de
cette lassitude qui dévore, de la platitude dont la narratrice aurait
péri s’il n’y avait pas la poésie et l’écriture10.
À défaut de devenir meurtrier, cet amant « deviendra destructeur. Il est
dans le crime qu’on ne châtie pas, dans ce semblant de mort qu’on n’achève
pas. » (116)
Ce récit évolue dans les sous-entendus que l’on n’ose pas dire de peur
d’être punie sévèrement. Prisonnière d’un étau socioculturel et politique
homogène la narratrice ne trouve pas d’échappatoire. Il lui reste l’écriture
poétique pour créer le sens dont la prive le quotidien. Des difficultés peuvent
habiter ces lignes et être interprétées comme des lourdeurs de style ou un
hermétisme faisant obstacle à la compréhension du récit. Mais cela,
nécessaire en contexte contraignant, devient une stratégie d’écriture où le
bagage lexico-sémantique joue un rôle primordial pour traduire et déjouer le
carcan où se trouve la narratrice. Cette libération par l’écriture, ce qui fait
partie de la notion de « distance rapatriée » que je développe dans un de mes
articles11, permet à l’intelligence humaine de rejoindre l’autre, peu importe
son origine et son lieu géographique. Elle fait appel à la transparence qui
habite le vol de l’oiseau et qui permet à l’esprit observateur d’évoluer
sciemment dans sa société. Une volonté, qui veut se distancier de l’obscurité
et joindre l’autre, habite le récit de Kaouther Khlifi - joindre l’autre dans la
quête de la connaissance de soi qui unit les humains sous le préau des droits
qu’a toute personne au respect de sa différence.
10
http://moustaches.wordpress.com/2008/04/12/ce-que-tunis-ne-ma-pas-dit-de-kaouther-khlifi/
Lélia Young. « La notion de distance rapatriée dans les poèmes de Gérard Étienne », in
Grossman, Simone et Danielle Schaub (dirs). Tissage et métissage dans l’œuvre de Gérard
Étienne, Interculturel francophonies 23, Paris, L’Harmattan, 2013.
11
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Lélia Young – Cohérence poétique dans l’écriture de Kaouther Khlifi
BIBLIOGRAPHIE
AMGHAR, Youssef. Il était parti dans la nuit, Paris, L'Harmattan, 2004.
ANDERSEN, Marguerite. L’Homme-papier, Éditions du remue-ménage,
Montréal, 1992.
KHLIFI, Kaouther. Ce que Tunis ne m’a pas dit, édition
Elysad/clairefontaine, collection éclats de vie, Tunis, 2008.
YOUNG, Lélia. « La progression narrative dans Il était parti dans la nuit de
Youssef Amghar », in Najib Redouane (s. la dir. de). Vitalité littéraire au
Maroc, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 53-68.
_____________. « La notion de distance rapatriée dans les poèmes de
Gérard Étienne », in Grossman, Simone et Danielle Schaub (dirs). Tissage et
métissage dans l’œuvre de Gérard Étienne, interculturelles francophonies
23, Paris, L’Harmattan, 2013.
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Malika HAJ-NACEUR
Université d’Alger 2
ALGÉRIE
Iman BASSALAH :
l’exil sur le mode du « vécrire »
« Nombreux sont les Exils….
Les Exils de nos corps et libertés : les Exils »
N. Farès
« Certains pensent qu’ils font un voyage,
en fait, c’est le voyage
qui vous fait ou vous défait »
N. Bouvier
Comment - écrivain d’aujourd’hui - décoller de soi, de son histoire
propre, du territoire privé de son existence erratique1 sinon par la littérature
qui autorise à lier fiction et réel pour sortir de l’enfermement des entraves
qui collent à son vécu, dire l’ancrage dans le/les lieu(x) qui nous déterminent
et prendre conscience de la banalité du sort commun, pour croiser les
histoires, les destins et les voix/voies, pour raconter et se raconter sa propre
histoire suivant un processus de transfert : « … l’Autre parle depuis son
extraordinaire différence »2.
Au lecteur rapide, Hôtel Miranda3, premier roman d’Iman Bassalah,
journaliste et écrivaine tunisienne, paraîtra comme un nième prétexte à
redonner voix et vie aux « exilés » de tous bords, comme le lieu d’un requestionnement sur l’errance/les errances dans l’ailleurs (au sens large du
terme), donnée incontournable, voire fondatrice des imaginaires maghrébosubsahariens de ces dernières décennies. Et si la thématique de/des exil(s)
produit encore une belle littérature, certains romans - et c’est le cas de celuici - en parle sous un éclairage aux accents intimistes qui lie leur vécu propre
au désir d’écriture, à un « vécrire »4 qui fait de/des exils racontés des faits
d’existence et de l’exil un moteur de l’écriture à l’écoute de son être
1
Iman Bassalah est journaliste et écrivaine ; elle partage sa vie entre la France, l’Italie et
Paris.
2
Marie Darrieussecq. « Être libéré de soi », in Le Magasine littéraire, N° 473 mars 2008, p.
58.
3
Iman Bassalah. Hôtel Miranda, Paris, Calman-Levy, 2012.
4
Nous empruntons la formule au personnage de l’écrivain canadien Jacques Godbout dans
Salut Galarneau (1967) qui disait : « Je sais bien que de deux choses l’une : ou tu vis, ou tu
écris, moi je veux vécrire ».
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Créativité littéraire en Tunisie
intérieur, des vérités qui s’y cachent : « […] La seule chance qu’on ait de
rencontrer la vérité, c’est d’interroger des situations concrètes »5, l’écriture
se voulant continuation de la vie (« L’écriture est un mode de vie »6). L’exil
raconté du bord de ses traversées topiques, de son expérience erratique
propre se révèlera donc découverte de soi et de l’autre. Et sur les chemins
imbriqués des histoires narrées, les savoirs s’éclairent, se croisent et se
partagent.
Fragments de « nous » : l’exil, un mot-matière
Comme dans une ronde où chacun/chacune se donne la main, les
protagonistes des histoires d’exil qui tissent le roman, donnent à lire une
chaîne de portraits choisis et observés à partir de lieux emblématiques des
lignes de fracture de leur être - espaces traversés au cours de leur périple
avant atterrissage à l’hôtel - et à un moment décisif de leur existence : celui
où ils sont en rupture avec un quotidien familier, routinier, situation qui se
révèlera, grâce au motif topique et sémique de l’hôtel Miranda qui file la
métaphore des exils en partage, propice à la confluence des histoires et au
déchiffrement de cette « pensée de l’errance »7 qui les infiltre et en déroule
les variations sémantiques.
Iman Bassalah fait, en effet, le choix d’une écriture en volutes qui mêle
les existences et fragmente la narration : à l’histoire centrale de Selma la
Tunisienne s’imbrique celle de la Nonna, la Sicilienne, celle de Louise la
Parisienne, celle de Toufik le médecin compatriote de la fugitive, celle de
Zineb et Rabih (+ voisine mère de Yamen le martyr) restés en Tunisie, celle
de Warda la Libanaise, celle du vieil Osmani le Turc, celle de Maman Fanta
la Malienne et ses enfants, celle d’Aneta la Polonaise et son mari, celle de
Pierre l’homosexuel, celle de Moncef l’hôtelier algérien… etc., population
cosmopolite d’un hôtel de Montreuil, l’hôtel Miranda qui donne son titre au
roman. La création romanesque d’ensemble progresse au gré des retours sur
mémoire de Selma et de Louise les fugitives (Selma, rescapée des camps de
la mort sous le régime de Ben Ali ; Louise qui fuit un mari « robot-tueur »)
(48)) et au gré des brèches narratives (analepses, descriptions) portraiturant
une pléthore d’exilés des temps modernes, entremêlant les vies, explorant les
fractures/fêlures qui les unissent dans la dérive de l’être-en-commun qui a
induit, pour le meilleur ou pour le pire, leur rencontre à l’hôtel. Cette
construction qui architecture le roman de manière à faire défiler non pas une
histoire, mais plusieurs dans des espaces nommés qui participent de la
progression des errances donne à lire une typologie des « exils » à l’origine
du manque à être et, parallèlement, une catégorisation des visions de l’exil
5
Danièle Sallenave. « Interview accordée à Patrice Fardeau », in Révolution, N° 38, 21
novembre 1980.
6
Jean-Paul Dubois, journaliste au Nouvel Observateur, Lauréat du prix Femina 2004.
7
Selon la formule d’Édouard Glissant in Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.
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Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire »
entendu comme mot-matière au potentiel tragique, mais qui peut se révéler
propice à une remise en question salvatrice des fêlures de l’être : « Oui,
l’exil, blessure n’est pas fatalement un lieu de malédiction il peut ouvrir la
voie à une grande fertilité »8.
L’expérience de l’exil, en effet, ne résulte pas, pour tous, d’une même
quête. Dans leur parcours respectif, il y a la vision politique de l’exil qui
vient du contexte de l’urgence et de la survie qui l’a suscité (Selma), la
vision existentielle du révéler-à- soi qu’implique la rupture d’avec les liens
routiniers du vécu (Louise), la vision géographique du déracinement ou la
perte du territoire originel dans la crédence du rêve d’un ailleurs plus
conforme à ses aspirations et dans la fragilité que procure la précarité de
leurs conditions nouvelles de vie (les migrants, tant ceux mis sur le devant
de la scène romanesque que ceux de la cohorte des anonymes auxquels le
texte réfère) et la vision littéraire de l’exil comme lieu d’une migrance
mémorielle dans le territoire fictionnel participant du questionnement de
l’acte d’écriture dans sa fonction d’expulsion et de remédiation des fêlures
narrées. Au confluent de ces expériences et de ces visions, il y a les
souffrances nécessairement distinctes partagées, la blessure secrète qui a
préludé aux exils.
Ainsi, à la douleur de l’advenir improbable de Selma, la survivante des
geôles tunisiennes des eaux de la traversée clandestine, à sa douleur de la
séparation obligée d’avec les siens (mère, frère, l’aimé assassiné) fait écho
- celle, intérieure, de Louise dans la douleur de ne plus pouvoir
jouer le rôle social de l’épouse et mère nantie, comblée au plan de
l’apparaître, et qui choisit de donner un coup de pouce à son destin en
larguant les amarres d’une existence prédestinée pour en secouer de manière
risquée le joug
- celles, confidentielles, des autres locataires, douleurs dont résonne
l’hôtel où la narration inscrit les errances de la comédie humaine qui s’y joue
(leur histoire respective).
Les mots « parenthèse »9 et « histoire » qui les balisent sont des
mots-relais qui, sporadiquement, explicitement ou non, agencent ou
relancent la narration sur l’entremêlé de vies, d’histoires d’êtres issus de
divers coins du monde : Tunisie, Italie, Paris (suivant le parcours de Selma),
Algérie, Liban, Pologne, France, Mali… (selon les origines de la population
de l’hôtel). Toutes ces existences sont placées sous l’invocation d’un
« voyage » entendu comme traversée topique (déplacement territorial)
8
Émile Ollivier, écrivain haïtien, cité par Jean Jonassaint in Le pouvoir des mots, les maux du
pouvoir, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1986.
9
Le vieil Osmani, sa vie = « une parenthèse de trente ans, mais une parenthèse quand même »
(p. 229). Louise, sa vie à l’hôtel = « une parenthèse formidable » (p. 229) + les parenthèses du
périple de Selma (rencontres providentielles adjuvant de son parcours).
251
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Créativité littéraire en Tunisie
obligée10, comme errance à visée salvatrice, l’errance et la traversée étant,
dans l’écriture romanesque, les moteurs des histoires entrecroisées narrées,
les lieux communs chargés du désir de vie autre :
L’exil géographique s’accompagne de l’exil intérieur, cette forme
d’exil plus subtile, moins saisissable. L’exil perte douloureuse
d’un lieu originel, permet de creuser profondément l’espace intime
de l’être et […] cette manière autre de se penser, accroît la
possibilité de rêves11.
Qu’il soit géographique ou intérieur, l’exil des personnages du roman
d’Iman Bassalah donnent à lire des errances existentielles qui racontent la
mémoire du monde contemporain, qui tissent un livre de souvenirs et de
confessions épars dans l’acuité de la conscience de soi qu’implique
l’expérience du vécu autofictionnel qui s’entremêle à celui des protagonistes
d’hôtel Miranda. Au vécu de Selma personnage central prétexte-à- dire, plus
précisément aux lieux (Tunisie/Italie/France) de sa traversée des frontières
fait subreptiennent écho celui de l’écrivaine qui partage son existence entre
ces mêmes pays. Celui des protagonistes du roman et des exilés de tous
bords dont les vécus se donnent à lire comme une nébuleuse d’histoires sans
pathos ni manichéisme rend compte des diverses facettes de l’exil et invite
à:
- retourner au lieu névralgique du « vécrire », de la mise en abyme
personnelle : « Un écrivain parle toujours d’autres vies que la
sienne, tout en écrivant sa propre vie »12.
- questionner le rapport entre les exils : la vie des locataires de
l’hôtel résonne de la souffrance de leur être en rupture avec le connu
familier doux-amer qu’ils ont dû quitter/fuir, comme aussi de
l’ordalie conférée par leur livrée de nouveaux parias en pays
inconnu, au sein d’une autre communauté à découvrir, mais aussi de
l’instinct de survie et d’humanisme (solidarité) qui les habite fort de l’impact
de leur expérience respective du déracinement, de la fêlure physique (Selma
a connu la torture en Tunisie) ou intérieure (Louise vit dans l’aisance
matérielle, mais fuit un époux qui freine ses exigences d’amour et
d’équilibre, l’épanouissement de son être secret, intime) du manque à
combler dont résulte leur rencontre en ce lieu. D’un exil à l’autre au travers
des dialogues tenus et des histoires propres aux tonalités duelles comme dans
10
Ils quittent un pays pour un autre, un foyer pour un autre, départs contraints (motivations
éparses).
11
Belaïd Djefel. L’écriture et l’espace de l’écriture, Mémoire de magister, université d’Alger,
2002, p. 95.
12
Hubert Anti « L’amour selon Joncour », in Lire, No 546, sept 2014, p. 57.
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Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire »
le réel : « Louise ne savait jamais, dans ce nouveau monde, si c’était du drôle
ou du drame qui se jouait » (140), au croisement des vécus et des mémoires
affectives qui les construisent, l’écriture jette un éclairage rétrospectif
panoramique (galerie de portraits) sur non pas une, mais des vérités de la
comédie humaine mise en scène, des regards de la fratrie des exilés unis par
leur volonté de se maintenir à la hauteur dans une vie qui les tire vers le bas,
à rebours de leurs aspirations légitimes :
la vérité d’un homme se situe toujours dans la conjonction de
toutes ses facettes, dans le croisement des regards- le sien et celui
des autres. D’autres vues que la sienne, en quelque sorte 13.
De toutes ces douleurs rassemblées par l’écriture, du chaos dans lequel
chaque candidat volontaire ou non à l’exil se trouve plongé sur le chemin de
l’aventure de son périple, des savoirs se confrontent sur le « voyage » propre
(réel ou intérieur) et en disent long sur la complexité du vécu imposé ou
choisi, mais aussi sur l’aptitude de l’écriture à saisir les êtres dans leur vérité.
L’aventure de Selma l’amène a des remémorations événementielles sur
la Tunisie d’avant la révolution du jasmin sous le régime dictatorial de Ben
Ali, sur sa famille acculée au dénuement et à la peur des représailles
sauvages des alliés du pouvoir, sur Yamen le fiancé mort en héros et l’amène
aussi à des rencontres providentielles qui influeront positivement sur son
devenir : la « Nonna » qui l’héberge en Italie et la sauve des carabiniers en
lui octroyant l’identité de papier de sa fille disparue, Fabio et Roberto les
jeunes qui égaient momentanément sa vie de fugitive, les habitants de l’hôtel
qui l’assistent lorsqu’elle émerge avec force cris des cauchemars qui la
hantent et qui l’aideront à entrer en possession de nouveaux faux papiers
pour qu’elle puisse travailler en France, Louise qui l’introduit dans le foyer
qu’elle a fui et l’aide à se faire recruter comme nourrice de ses enfants.
Grâce à tous, depuis sa sortie clandestine de Tunisie, depuis son passage par
la Sicile, depuis son refuge chez « La Nonna », sa rencontre et sa sortie
d’Italie avec l’aide de Fabio et Roberto, depuis son séjour à l’hôtel parisien,
« ce nouveau monde » (140) où l’a mené son aventure de rescapée des
geôles tunisiennes, Selma a interrogé le monde et organisé son existence
sans adresse :
- en remettant les choses (les détails des souvenirs remémorés, des
dialogues tenus, les rêves de justice et de liberté nourris) à leur
place :
13
Baptiste Liger. « Emmanuel Carrère : D’autres vues que la sienne », in Lire, No 546,
septembre 2014, p. 41.
253
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Créativité littéraire en Tunisie
Selma avait compris qu’elle ne serait plus jamais « horra » en
Tunisie. Ce serait l’exil et sans visa. (15)
Je veux rejoindre Paris (…), je demanderai l’asile politique (…).
Je veux étudier à la Sorbonne, déplacer des montagnes pour faire
venir ma mère, mon petit frère et Yamen. Puis aider mon pays
avec des armes sûres. (71) (Yamen, le fiancé alors seulement
disparu).
-
en choisissant de vivre sa vie sans trahir ses rêves, en
s’autorisant à aimer de nouveau :
[…] Yamen, laisse-moi être heureuse dans les bras de Fabio (…).
Laisse-moi être terriblement vivante et va-t’en de ma tête, tu en
aurais fait autant, j’en suis sûre… Tu aimais la vie, toi aussi (…).
(119)
- en restant cependant toujours prudente dans les nouvelles relations
tissées à un moment de sa vie marquée par la fragilité de son être en
proie au remords « la culpabilité » (119) et à la confusion des
pensées qui l’assaillent dans l’urgence d’une survie aventureuse :
Je ne sais même plus qui je suis ! Je suis là, avec toi, mais je flotte,
je ne sais plus ce qui est vrai. Si, tes fleurs sont vraies, ton affection
aussi. Peut-être même ton amour. Mais peut-être aussi que tout ça
n’existe que parce que moi, j’ai envie de légèreté. Et que toi, tu as
besoin de lourdeur. (118) (Refus de la demande en mariage de
Fabio).
Ils parlèrent de tout, mais Selma ne se livrait pas complètement et
ne lui raconta rien de son secret. (210) - (Selma, ivre, dans la
chambre de Jean son employeur)
- en entrant en résonnance, le temps d’une chanson puis du séjour à
l’hôtel, autour d’une vision commune de la délivrance attendue :
Merci à toi, mon vis-à-vis de l’autre côté de la mer. Au moins
maintenant, je sais qu’il reste encore, un espoir au fond de la
conscience humaine, pour résoudre l’émigration clandestine. En
créant du travail aux pauvres chômeurs, pour que leurs corps
n’errent plus sur la mer. (76) (dernier couplet du poème « Une
élégie pour les harragas » chantée par Selma sur la plage de
Sicile).
En construisant son roman à partir d’êtres de divers horizons pour qui
l’exil, sous ses diverses facettes, aide à construire un mode d’être renouvelé,
Iman Bassalah inscrit la souffrance inhérente à la rupture de l’être premier
254
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Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire »
comme motif sémique dynamique traducteur aussi bien des lignes de
fracture des exilés (maux du vécu) que du potentiel de renouveau, de
changement qu’il aide à prendre en compte pour liquider le manque commun
(mais divers) à l’origine du départ :
La douleur n’est pas seulement un fait psychologique, elle est
d’abord un fait d’existence. (…). La douleur entraîne toujours (…)
un retentissement dans la relation de l’homme au monde 14.
d’où la métamorphose des personnages qui, au cours de leur périple, chacun
à sa manière, transcendent le mal du vécu premier et reconstruisent
dans/grâce à l’exil leur existence, le croisement des histoires et la
fragmentation de leur narration participant de la liaison des détails, de
l’union des destins, de la mise en scène d’une comédie humaine : « La vie
était un roman, une comédie humaine. Elle est devenue une tragédie à
l’échelle planétaire »15.
Ainsi, entre autres détails, les scènes nombreuses d’entraide (rencontres
providentielles, solidarité des locataires de l’hôtel…) comme les dialogues,
comme les retours sur mémoire de Selma et de Louise, comme la récurrence
de la date du 14 juillet qui unit leur destinée à l’hôtel, comme les lieux de
l’exil qui circonscrivent les diverses traversées des personnages en
présence… tous ont une fonction commune dans la narration : faire du
roman l’espace territorial des témoignages croisés autant que celui scriptural
d’une fiction mixant les niveaux de conscience et les tonalités (vies en direct
qu’autorisent les dialogues, le croisement des voix), rassembler les
expériences et les obsessions de mieux-être/vivre-mieux : « Chacun fait ce
qu’il veut de sa vie, mais ma vie, que je le veuille ou non, n’échappe pas au
rythme collectif »16 pour unir les destinées dans une vision d’ensemble de
tous les errants pour qui vivre s’appréhende comme un processus risqué à
visée ascendante. Dans cet ordre, d’idées le dispositif topique dialectique qui
le porte joue un rôle stratégique.
Exil et cheminements topiques stratégiques
L’hôtel
Il n’est pas anodin que le destin d’« exilée sans visa » (15) de Selma
soit lié à celui de tous les rescapés du sort locataires de l’hôtel Miranda qui
donne son titre à l’ouvrage et à la seconde partie du roman. Il n’est pas
fortuit, également, que la narration de leur histoire respective (et, plus
spécialement celle de Selma et de Louise) épouse le flux et le reflux du vécu
et des souvenirs qui les tissent de manière à les inscrire dans un déroulé
14
Michela Marzano (s. la dir. de). Dictionnaire du corps, Paris, PUF, 2007, p. 323.
Driss Chraïbi. L’homme qui venait du passé, Paris, Gallimard 2012, p. 9.
16
Dany Laferrière, cité par Lire, No 546, sept 2014, p. 76 (extrait de son roman : L’art
presque perdu de ne rien faire Grasset, 2014).
15
255
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Créativité littéraire en Tunisie
discontinu qui est saisie dynamique d’un processus erratique qui circonscrit,
scripturalement, la remontée au pathos exilique, son ressenti et l’advenir du
personnage central prétexte-à-dire, à la plage sicilienne de son débarquement
clandestin en Italie. Ces deux espaces - l’hôtel et la plage - stimulent la
créativité et participent à la fois de l’enjeu de vérité dont est porteur le roman
de reportage-fiction et du mouvement scriptural au travers duquel les
protagonistes pensent le mouvement de leur histoire, du positionnement
descendant/ascendant (pathos  élargissant des destinées exiliques
spécifiques VS la fiction méliorative de l’entrecroisement fictionnel des
vécus narrés) : « L’art n’a peut-être pas le pouvoir de changer le monde,
mais il peut lui offrir des raisons d’espérer, de trouver un apaisement, de
reprendre son souffle »17.
En tant que lieu de l’écriture qui introduit (dès le premier seuil
sémantique, la couverture du roman) le thème narratif de l’exil et
programme la superposition des histoires, l’hôtel Miranda fonctionne comme
matériau romanesque à visée multiple :
a- Il est un cadre propice au rassemblement des aventures/expériences
exiliquées : la galerie des portraits qui y est exposée est riche et permet la
rencontre de Selma et Louise, personnages-écho relais de l’auteure (l’une par
ses origines et les étapes de son itinéraire apparentées à celles du vécu propre
d’Iman Bassalah ; l’autre, par sa profession de reporter impliquant curiosité,
enquête et donc témoignages et reportage fiction, avec les personnages
publics que constituent tous les occupants de l’hôtel auxquels s’entremêlera
leur vécu, leur questionnement sur la vie et les rapports à autrui en situation
de précarité et de fragilité : « C’est à partir de soi que l’on peut approcher la
vérité d’autrui »18.
En participant de l’exposition dialogique de leur vécu, de la délivrance
de la parole tue (l’intime, les singularités, les secrets), ce lieu est investi
d’une qualité d’écoute qui fait du roman un cadre confessionnel
thérapeutique où les dialogues croisés qui donnent vie à la galerie des
portraits brossés allègent du fardeau de l’existence. Ainsi, l’arrivée de Selma
à l’hôtel, ponctuée des cris de ses cauchemars qui l’annoncent à la
communauté des « exilés » ne laisse personne indifférent. D’abord objet de
curiosité lors de sa réclusion dans sa chambre (« qu’est-ce qu’elle a à hurler
comme ça, la Tunisienne ? » Mama Fanta (114)), elle est vite adoptée
comme membre à part entière du groupe : « Il faut qu’on trouve une solution
pour la petite » (41 Osmani) ; « Toufik, le médecin va l’examiner et la
soigner (…) il nous répare tous pour rien » (142). L’hôtel n’abrite pas
seulement les misères d’une catégorie humaine spécifique (les exilés), mais
il éclaire des facettes de leur manque à être propre et rend compte de leur
17
18
Vincent Huget. « l’art contre le pessimisme », Marianne, 3/9 nov. 2012, p. 96.
François Busnel. « Entretien avec Emmanuel Carrère », Lire, No 546, sept. 2014, pp. 47-53.
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Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire »
aspiration à transcender le processus victimaire qui les a conduits dans
l’ailleurs. Comme l’écrivait M. Calle Gruber : « […] donner lieu, c’est
donner forme. Et donner forme, c’est donner voix »19.
Lieu donc propice à la radiographie d’un monde au bord du chaos,
d’une humanité en souffrance, l’hôtel Miranda qui fait, en quelque sorte, se
rejoindre les diverses histoires narrées, confronte aussi les espérances.
b- Il est le lieu où l’exil devient un catalyseur. Face à la confrontation des
solitudes, au parallélisme du sort qu’impose le croisement des histoires et le
défilé des portraits, les masques tombent et des vérités sur soi, sur les autres
et le nouveau monde, surgissent instaurant, ouvertement et/ou en son for
intérieur, l’heure du bilan. Ainsi, les flash-back sur les espaces quittés
(Tunisie pour Selma et pays d’origine respectif pour les autres locataires ;
foyer conjugal bourgeois pour Louise) et les nombreux dialogues tenus
n’opèrent-ils pas seulement une rétrospective dans le passé des personnages
et une plongée dans les fractures invisibles à l’origine de leur « exil »
contraint ou choisi ; ils favorisent aussi une traversée en soi, une remise en
question des certitudes : le cri de Selma la sort de l’anonymat de l’identité
collective (population migrante de l’hôtel), la délivre, au regard des
« Mêmes » (les autres locataires), du mensonge du secret de son identité
supposée (celle de papier prêtée par « la Nonna » qui lui donne la carte
d’identité de sa fille décédée) et lui restitue son identité vraie (émigrée
politique clandestine) ; de même, l’intime entretien de Louise avec Selma
revisite le portrait de l’époux-ogre-dévoreur tout puissant et le réhabilite
dans son être vrai avec sa part de fragilité et d’humanité :
Tu sais, Louise […]. Jean n’est peut-être pas le monstre que tu
crois. Tu as été sa femme, tu es la mère de ses Enfants. On
pourrait dire que tu es la mieux placée pour le connaître. Mais
parfois, je me demande si on s’invente pas des choses en cours de
route dans une vie à deux, parce qu’on s’est éloignés et qu’on ne
sait plus comment se rejoindre. (235)
Toutes deux sont des fugitives dont l’être intérieur est un chaos. Leur
rencontre et leur vécu à l’hôtel participeront d’une vision régénérante de leur
destinée, d’une entraide salutaire : Selma, grâce à Louise acquiert un emploi
et, grâce à la solidarité de tous, reprend goût à la vie20 dans l’image projetée
d’elle-même au sein de sa famille d’adoption (« ma famille de France »),
dans le désamorcement du tragique propre, de l’intime blessure (la mort de
Yamen), dans l’accomplissement du désir neuf d’amour qui l’habite : entre
19
Mireille Calle-Gruber. Assia Djebar ou la résistance de l’écriture, Paris, Maisonneuve et
La rose, 2001, p. 37.
20
« Tu m’as portée, alors que tu étais toi-même brisée. Vous avez été ma famille de France
avec tous ceux de l’hôtel Miranda (…) » (236).
257
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Créativité littéraire en Tunisie
le moment où elle a quitté Fabio s’interdisant par fidélité à la mémoire du
bien-aimé martyr de répondre à son amour : « Elle était trop jeune encore
pour savoir que l’on peut passer de quelqu’un que l’on aime à un autre
quelqu’un que l’on aime qu’il n’y avait pas forcément la case ‘ n’aimer
plus’ » (170) et celui où, à la veille de retrouver les siens dans une Tunisie
nouvelle, elle décide de le retrouver21, elle a évolué et s’est autorisée à
s’abandonner à la vérité qui parle en elle :
Être le prochain de quelqu’un dans cette passe/ici, passe du désir
amoureux sans sentiment de culpabilité/, c’est dans la nue
présence - (…) - témoigner que cette passe n’est pas une impasse.
Elle est l’ouverture au réel invisible de la vie dont la parole qui
nous fait vivre dans le monde est le gage22.
Louise, quant à elle, grâce à Selma, ne lie plus son destin à celui de
l’époux quitté pour qu’il lui revienne plus aimant et moins obnubilé par sa
carrière et son image close de bon mari bourgeois : « […] Je tiens au
sacrement du mariage » (211), lié à son épouse pour le meilleur et pour le
pire : « un prisonnier comme moi « confie-t-il à Selma dans un moment
d’ivresse » (211). La métamorphose, en elle aussi, survient ; elle a appris à
voler de ses propres ailes et a compris la nécessité de rompre avec le
conditionnement de l’éducation reçue qui enseigne à l’épouse le pardon et le
sacrifice de soi dans la projection du rôle de mère parfaite au service des
siens, d’où sa décision finale de concrétiser sa rupture avec Jean : « Jean,
c’est toi qui l’as adouci. Tu as su le toucher, je ne sais pas exactement où
dans son âme. Mais moi, je ne l’aime plus je lui en veux trop pour toutes ces
années… » (237), en ayant, avec un autre, le troisième enfant qu’il lui
refusait :
Elle commençait, […], à fréquenter quelqu’un, en douceur. Un
cameraman qui n’était pas souvent à Paris, mais qui revenait
toujours reposer sa tête contre son sein. Il avait même dormi
chambre n° 8. (228)
Pour Selma comme pour Louise, assumer la liberté d’aimer de nouveau
les révèle à elles-mêmes, dans l’exil (l’ailleurs géographique VS l’exil
intérieur), comme sujets d’une épreuve qui les a confrontés à un réel concret
et abstrait, celui du vécu avec son lot de souffrances des expériences vécues
et celui, transcendant, du cheminement du psychisme, de l’intimité, écoute,
analyse de soi et du désir. Denis Vasse écrit à ce propos :
21
22
« Dis aussi à maman qu’avant de rentrer, je dois passer voir quelqu’un en Italie » (246).
Denis Vasse. La dérision ou la joie : la question de la jouissance, Paris, Seuil, 1999, p. 194.
258
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Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire »
Si ce Réel est en vérité, ce ne peut-être parce que la psychanalyse
le déduit du fonctionnement de l’appareil psychique. Mais parce
que, sans lui, l’homme est une illusion et l’appareil psychique un
fonctionnement vide, un non-désir, un déris. S’il est, il vit dans un
perpétuel acte de révélation dont l’appareil psychique est la
médiation dans le corps de l’homme. Cet acte de révélation du
Réel est la Vérité qui parle en Je, (…). Il se révèle sous la barre de
la chair qui vit de ce qui se désire en elle 23.
Les dialogues de Selma avec Jean sont eux aussi significatifs du
changement qui s’est opéré en lui après le départ de Louise pour l’hôtel
Miranda médiateur de la rencontre des deux femmes et de la juxtaposition de
leur regard contrasté : devenu employeur de Selma, en état fragilisé de mari
et père abandonné à son sort, en rupture avec le modèle sociétal du foyer
bourgeois aux apparences rigoristes, mais sans failles, il sort de sa carapace
d’être fort, confie la douleur de son être duel incapable de concilier amour et
sacrifice de l’image conditionnée-conditionnante de soi (mariage réussi ;
réussite sociale ; statut envié) :
Pour les hommes, du moins les hommes comme moi (…), il est
important de savoir à tout moment si on est lâche ou clairvoyant.
C’est essentiel de ne pas être lâche. Dans un mariage, on se
construit des fictions, on essaie de tenir (…). Saisir si on est lâche,
ou clairvoyant, pour savoir à quelle morale se vouer. (210-211)
Mais il renonce à aller jusqu’au bout de son auto-analyse : même sous
l’emprise de l’alcool, dans les bras de Selma la nounou-confidente
providentielle, il reste fidèle à la morale bourgeoise et ne s’autorise pas à
être infidèle à Louise : « Il refusa de l’embrasser » (211) et assume l’image
d’un je-soi qui prête l’oreille aux vérités qui parlent en lui :
J’en étais venu à souhaiter sa mort ; c’est terrible, Selma. En me
quittant, elle m’a donné une ultime occasion de relancer les dés,
de connaître une nouvelle fois, et totalement libre, le vertige d’un
nouvel amour. (…). (211)
sans toutefois céder à la tentation du changement, à l’aventure (comme le
fera Louise) des errances du moi sensoriel qui le fonde, mais qui ne parvient
jamais à décoller de son image sociale publicitaire qui l’emprisonne dans
une conformité de classe :
[…] Jean avait retrouvé sa distance, il n’aurait pas cherché à la
retenir même d’un sourire. Il lui fallait tout oublier pour survivre,
redevenir père, chef d’entreprise oublier toutes ces choses dans
23
Vasse. La dérision ou la joie…, pp. 192-193.
259
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Créativité littéraire en Tunisie
lesquelles, il ne faut pas chavirer, malgré ses rêves de
vertige. (212)
Jean est toujours dans son monde, dans son milieu, alors que Louise qui
vit un exil intérieur a quitté ce milieu et a trouvé à l’hôtel Miranda un
tremplin pour rebondir et donner un coup de pouce à son destin, un nouveau
sens à sa vie.
c- Dans le mouvement de l’advenir de Selma comme dans celui de Louise,
l’hôtel ordonne les représentations de leur manque à être et celles des
modalités de sa liquidation. Il n’est pas lieu de fuite et de désorientation,
mais lieu de l’obéissance à soi, à l’image projetée du « je » œuvrant à se
délivrer de ses peurs, à braver les interdits qui régissaient sa vie antérieure
(celle d’avant l’exil, d’avant leur vécu à l’hôtel), car selon les enseignements
de la « Nonna » dans sa lettre : « Il y a des destins, mais il y a aussi des
volontés » (106). Et, sous un éclairage psychanalytique :
Partir, c’est répondre de la parole psychanalytique dans laquelle
s’est tissée, au jeu du désir, la reconnaissance de l’analysant et
l’analyste. C’est naître au désir de l’Autre dans le renoncement au
plaisir du même. Partir, alors, ce n’est pas transgresser les limites
de l’espace et du temps, abandonner son corps au profit d’une
projection curieuse d’aller enfin voir ailleurs, dans une autre
image : c’est obéir à la vérité qui parle24.
d- Pour les autres personnages du roman, entre autres Ouarda, la Libanaise
qui pétrit le pain des locataires dans les larmes du souvenir de son fils aîné
(mort en martyr dans les conflits entre musulmans et chrétiens) car « chez
nous on adore le sel des femmes » (Moncef, le gérant algérien de
l’immeuble, p. 91), le vieil Osmani, ancien conducteur de taxi, personnage
bavard : « je me raconte des histoires » (226) ; le raconteur de « tous les
secrets de l’immeuble » (140), l’hôtel rassemble les histoires sans opérer de
métamorphose. Le processus erratique de leur vécu est en suspens
(personnages témoins dont les histoires se relaient) ou avorté (mort
d’Osmani) car leur rôle est de se tenir dans la position des figurants d’une
comédie humaine qui se donne à voir, rôle d’acteurs d’une grande histoire
d’exilés qui font vrai pour instruire le/les savoirs sur l’exil dans la filiation
de leurs fêlures existentielles, dans le dédoublement de leur histoire, pour
faire entendre une voix plurielle éparse interlocutrice des voix
spécifiquement féminines porte-parole de l’auteure entre lesquelles circule,
grâce à leur rencontre à l’hôtel, un savoir symbolique participant de leur
délivrance et de la foi en les potentialités de l’écriture.
24
Vasse. La dérision ou la joe…, p. 175.
260
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Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire »
Dans cet ordre d’idées, la plage de Lampedusa qui ouvre et clôture la
narration est aussi une constante topique signifiante.
La plage de Lampedusa
Le schéma narratif, comme le périple de Selma, est balisé par le
signifiant insistant de la mer, de l’eau qui dévore et redonne vie ; c’est dans
les eaux de Lampedusa (lieu tragiquement chargé d’Histoire) que meurent
nombre d’émigrés clandestins contemporains : « On lui avait dit qu’à
Lampedusa les villageois ne mangeaient pas du poisson de leurs eaux, nourri
à la chair des noyés en mer » (12). C’est là que s’est jouée la vie de Selma :
« Selma, regarde comme elle est belle, la mer, aujourd’hui. Tu te
souviens, c’est par là que tu es arrivée. On peut encore voir la carcasse du
bateau qui a coulé à côté du Grand rocher » (incipit, 11).
C’est vers la mer que se porte sporadiquement son regard et celui de la
Nonna, la Sicilienne, dans leurs souvenirs parallèles sur leur passé et la terre
d’origine quittée (passé proche pour Selma ; enfance de la grand-mère dont
la famille avait dû émigrer en Lybie) : « Elles regardèrent ensemble hors de
la mer à travers la fenêtre » (35). C’est aussi sur la plage qu’elle laisse
s’exprimer son corps comme « événement et affect (…) projet (ant) hors de
soi les « intensités » qui le parcourent »25 :
Elle valsait les mouvements de l’eau avec les pans de sa tunique
nagea vers le grand rocher, faisait la planche les yeux grands
ouverts à la brûlure du soleil, c’était bon ; entière, libre, perdue.
(55)
C’est là enfin qu’elle revient dans l’épilogue du roman avant de rentrer
dans une Tunisie débarrassée du dirigeant dictateur : « Selma contemple la
mer. Elle ne savait pas où aller » (Clausule du roman, p. 248).
De l’incipit à la clausule, le trajet narratif s’avère riche de données sur
la traversée en soi opérée : à l’épreuve de la corporéité (nage dans les eaux
de la mort à l’arrivée en Italie, marche en compagnie de Fabio et Roberto
pour échapper aux carabiniers et rejoindre Paris, danse momentanément
libératrice des affects sur la plage déserte, contemplation de la mer retrouvée
dans le dénouement), l’exil enseigne la persévérance et révèle à soi. Ainsi,
d’abord symbole de l’inconnu, de l’étrangeté à apprivoiser pour sortir des
ténèbres de la dictature étatique oppressante, le regard sur la mer dans les
phases sporadiques d’apaisement (danse nostalgique) de l’être sera « le signe
d’un enveloppement liquide, une bénédiction »26. Il participera de la maîtrise
des affects négatifs et de l’évolution du corps-chose souffrant en corpspersonne à l’écoute des travers du monde : « Qui souhaite changer le cours
25
Marzano. Dictionnaire du corps Dictionnaire du corps, article « danse », p. 684.
Alain Gheerbrant et Jean Chevallier Dictionnaire des symboles, Paris, Robert
Laffont/Jupiter, Paris 1982 (1ère Ed 1969), p. 266.
26
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Créativité littéraire en Tunisie
de sa vie, abandonner le passé, doit (…) interposer une barrière liquide pour
donner au nouveau présent la valeur d’une naissance »27. Le plaisir et la
douleur induits par les retrouvailles futures d’avec les siens et d’avec Fabio
étant liés pour dire la fragilité du bonheur humain terrestre tributaire des
choix -bons ou mauvais - des sujets.
Choisir de passer par l’Italie : « Dis aussi à Maman qu’avant de rentrer,
je dois passer voir quelqu’un en Italie » (246) avant de retrouver les siens et
la Tunisie, fait que Selma est sortie de ses zones d’ombre, qu’elle a fait siens
les enseignements de la Nonna : « Va, vis et deviens » (106), titre
prémonitoire d’un film ; « Tu ne seras jamais seule ma fille » (épilogue, p.
248) et aime de nouveau.
La fin ouverte du roman qui modère la joie des retrouvailles à venir sur
le chemin du retour en Tunisie via l’Italie (« Elle ne savait pas où aller ») est
interpellative : elle invite le lecteur postulé à jouer le jeu de l’écriture et à
revoir les indices du dénouement prévisible pour contrecarrer l’idée de doute
de la dernière phrase du roman, la mer - espace originel de l’exil engendrant, au terme du parcours, du neuf : venue par la mer et y retournant
pour retrouver les êtres chers, Selma parvient au terme de l’ultime voyage
qui mène à la concrétisation de la symbolique onomastique de son prénom :
« Selma n’a pas pu mourir (…). Ta sœur est une survivante, son prénom la
protège » (19) non sans réaliser que si l’espace liquide résurrectionnel a
participé de sa renaissance au monde (libre de rentrer sans risque
d’incarcération au pays ; désir d’amour retrouvé), du processus d’effacement
de la douleur qui a motivé l’exil, la traversée en soi n’est pas achevée car il
lui reste à relever le défi de la liberté d’aimer dans le partage des espaces et
des cultures, Fabio n’appartenant pas à son monde d’origine :
Aimer c’est accepter de se mettre en question et de faire la place à
l’altérité de l’autre (…). Aimer signifie partager son espace l’espace de son corps, l’espace de sa parole, l’espace de ses
silences - et faire le pari que l’autre accepte de partager le sien
propre sans nous déposséder du nôtre (…)28.
L’ouverture de la clausule du roman pouvant donc se lire comme
l’inquiétude légitime face à un avenir à construire dans une circulation des
espaces (France, Italie, Tunisie) impliquant pertes et retrouvailles,
cheminement vers les autres, ce qui fait déjà partie du vécu propre de
l’écrivaine.
27
28
Pierre Mabille. Le miroir du merveilleux, Paris, Minuit, 1962, p. 132.
Marzano. Dictionnaire du corps, article « amour », p. 61.
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Malika Haj-Naceur – Iman Bassalah : l’exil sur le mode du « vécrire »
Du mode symbolique comme injonction à Vivre une autre vie
L’écriture sur l’exil/les exils dans Hôtel Miranda agit donc comme une
catharsis qui propulse le/les vécu(s) narrés sur la surface du corps-texte
(territoire de l’ailleurs scriptural se prêtant à une lecture analytique) de
manière, en quelque sorte, à en autopsier le mal-être en l’intégrant à une
perception du monde qui se veut exercice de lucidité et de créativité. On se
limitera ici à la lecture de quelques motifs récurrents.
Sporadiquement, d’une étape à l’autre du parcours de Selma, d’un lieu à
un autre de son aventure exilique, se lit sa quête jumelée de paix
(programmation onomastique) et de liberté qui donne d’ailleurs son titre à la
troisième partie du roman. Parallèlement à l’histoire et au parcours de Selma,
Louise son alter ego voyageur29 a largué les amarres d’une vie conjugale
vécue comme carcérale et ontologiquement dévorante30 et gagne la liberté de
n’aimer plus le père de ses enfants, de commencer une nouvelle vie, de
décider d’une troisième maternité et donc de s’affranchir du modèle
conservateur de son milieu social (éthique bourgeoise), dans
l’accomplissement de soi et la liberté d’agir par elle-même et pour ellemême.
Ce goût commun et obsédant de la liberté (liberté d’expression VS
liberté de décision engendrant sanctions et sacrifices spécifiques aux
tyrannies subies) motivant l’exil (exil géographique VS exil intérieur),
chèrement payé par l’une et par l’autre, est l’expression symbolique d’un
élan vital qui amène à affronter ses diables31 en se mêlant aussi de retrouver
le monde, dans un échange hypnotique avec l’auteure qui comprend son
temps à travers des êtres qui vivent des situations familières dans des
espaces territoriaux qu’elle a elle-même traversés et qui comprend l’écriture
comme mise à nu (retour sur soi) et mise en jeu d’identités diverses qui
explore le moi disséminé dans des destinées éparses : « La littérature est cet
autre nom de la liberté »32, ce premier roman d’Iman Bassalah tirant
plusieurs fils narratifs concourant à faire échec au pessimisme du sort subi, à
l’aventure sans lendemain de l’errance non choisie.
Dans cet ordre d’idées, le motif « fête », obsédant, balise la narration :
fête du 14 juillet : (pages 45, 171, 237) ; fête révolutionnaire de la destitution
du Président tunisien (233) ; fête de l’hôtel Miranda (239) et dynamise les
destinées : Selma et Louise retrouvent le goût de vivre. Il est un dispositif de
fiction influant sur l’avenir des personnages en plaçant leur quête de mieuxêtre sous l’éclairage d’un changement symboliquement prévisible, crédible.
Selma marche : « Avanti ! » (189) vers la lumière céleste qui la hante :

29
« je l’ai rencontrée dans un hôtel, toutes les deux on était en voyage » (188).
« là-bas, trois têtes carnivores » (159).
31
Contrairement à la voisine de Zineb, mère de Selma : « Ouvre les yeux Zineb le vrai
malheur, c’est la liberté » (18), car c’est pour la liberté que Yamen, son fils, est mort
assassiné.
32
Hubert Antu. « Tourbillon littéraire », Lire, No 546, septembre 2014, p. 58.
30
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Créativité littéraire en Tunisie
« c’est quoi, quand tu regardes les étoiles comme tu le fais tout le temps ? »
(71)33 munie de la « baraka » onomastique de Yamen tatouée sur son corps :
« elle avait incorporé le destin de Yamen et, elle en était certaine, il lui avait
laissé sa baraka, la « chance » que lèguent les morts à ceux qu’ils ont le plus
aimés » (151). De même, Louise fait sa révolution : « Padam Padam Padam,
les je t’aime du 14 juillet » (237) et s’autorise une relation amoureuse qui la
libère de la tutelle de l’époux conventionnel dominateur.
Tous ces éléments de fiction auxquels il conviendrait d’ajouter le cri de
Selma dans ses délires, cri qui est autant de désespoir que de résistance au
malheur du sort, le don de sandales par Fabio et Roberto à la clandestine,
don qui scelle symboliquement leur union dans l’aventure momentanément
partagée, la marche comme cheminement-apprentissage initiatique, et
l’identité élargie de « voyageur » qui est bénie en terre d’Islam et qui se
révèlera de bon augure aux protagonistes féminines principales du
roman[…], autant d’éléments fictionnels qui mériteraient plus ample étude et
qui font de l’imaginaire, le lieu créatif d’une délivrance des obsessions
inhérentes au grand va-et-vient erratique qui gouverne l’histoire des exilés
du monde contemporain.
Et comme un écrivain, c’est aussi et d’abord un lecteur, on notera dans
le roman d’Iman Bassalah, l’apparentement du motif central du lieu (l’hôtel)
rassembleur des destinées croisées racontées avec d’autres lieux propulseurs
d’histoires : L’auberge des pauvres de Tahar Ben Jelloun34, et Hôtel SaintGeorges de Rachid Boudjedra35.
Autant donc travail d’imagination retentissant d’échos de vies
anonymes et de la vie propre de l’écrivaine que travail de re-création et
d’inspiration féconde, Hôtel Miranda, dans sa superposition des portraits
d’exilés qui fait la part belle aux femmes battantes, a la force d’un reportage
qui restitue avec justesse des fragments de vies erratiques et qui enseigne
que « lire, c’est voir le monde par mille regards, c’est toucher l’autre dans
son essentiel secret, c’est la réponse providentielle à ce grand défaut que l’on
a tous de n’être que soi »36.
33
Cf aussi Yasmina Khadra : « N’est jamais seul celui qui marche vers la lumière », in
L’ivrescq, jan/fev 2002, p. 39.
34
Tahar Ben Jelloun. L’auberge des pauvres, Paris, Seuil, 1999.
35
Rachid Boudjedra. Hôtel Saint-Georges, Paris, Grasset, 2011.
36
Serge Joncour. L’Ecrivain National, Paris, Flammarion, 2014, p. 104.
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Issam MAACHAOUI
Institut supérieur des langues de Tunis
Tunisie
Le tracé de la vie à l’encre amère dans
Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ?
de Wafa BSAÏS
La lecture de Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ?1, récit de Wafa
Bsaïs, édité chez Sahar édition, en mars 2008, nous met sur la piste du désir,
comme un des possibles littéraires permettant à l’auteure d’explorer tous les
secrets de l’écriture.
Monter une histoire, camper des personnages et dévoiler des affects
sont autant les composants dramatiques d’une trame narrative qui prend
corps, tel un désir naissant, sous les yeux d’un lecteur pris au débotté par des
mots qui se révoltent, qu’une manière de vouloir faire parler cette force
obscure, tapie au fond des choses, nommée désir.
J’imagine ce livre comme un immense espace marin dont les mots
seront aquatiques, recouverts d’une écume qui n’en finit pas de
s’enrouler avant d’échouer sur la rive éreintée, vidée de sa substance,
comme une amante repue par l’étreinte. Lorsque la détente et le
repocèdent la place à une nouvelle envie, l’étreinte recommence et la
vague, revenant encore, recommence le jeu de l’enroulement, celui du
déroulement ; une nouvelle vague, un nouvel amour et un fragment
d’histoire, au gré de nos hallucinations. (24)
Au contact des mots le désir se fait frénésie, une syntaxe alerte et
débridée. La page blanche s’ouvre aux énumérations, aux phrases nominales,
aux associations phoniques et aux touches descriptives…
La page évoque la plage, les associations phoniques font écho au bruit
d’une vague qui se brise et les touches descriptives prolongent les lignes
sinueuses et inachevées d’un Michel Ange. L’histoire enfourche le désir,
comme une monture mythique, voyageant avec le texte vers les confins
mystiques de la page blanche, du silence, de la perte.
Et une voix désirante, celle d’un mort, quittant sa tombe scelle les noces
de deux mots se rencontrant pour la première fois : IL et ELLE. Lui, c’est
l’homme ; elle, c’est la femme.
1
Wafa Bsaïs. Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ?, Tunis, éd° Sahar, 2008. Les citations
prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèses.
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Créativité littéraire en Tunisie
Dans un mouvement de flux et de reflux les chapitres du récit alternent,
se confondent, fusionnent rarement, et finissent par se séparer
douloureusement : lui d’elle ; elle de lui ; l’homme de son double (dernier
chapitre) ; l’eau du sable ; la vague de l’écume ; le jour de la nuit ; le silence
de la musique ; l’Homme du monde… l’amour de la vie. Serait-on, semble
nous dire la romancière, condamnés à accepter la séparation comme principe
de vie et de création ?
Le programme narratif se construit sur l’alternance de deux voix, selon
une scénographie narrative maintenant la tension dramatique au plus haut
degré, éclatant tantôt la belle symétrie des chapitres, dérangeant tantôt le
déroulé de l’histoire.
Le récit vit de ses tensions, meurt de ses tensions, afin de renaître plus
désirant dans le cri muet d’un corps qui s’écrase à la fin de l’histoire. Le
récit prend les « possibles narratifs » de vitesse, car il donne l’impression
d’un texte qui suit la logique d’un palindrome : le récit se désire une fin sans
finitude, un moment d’inachèvement porté vers l’inconnue d’un départ
précipité : le dernier chapitre signe un retour vers la naissance du mot, dont
le signifiant n’est que la musique étrange d’un orgasme.
Loin d’être exhaustive, notre étude s’intéressera aux grandes
articulations du récit : constituant un moment clé de notre récit, l’incipit fera
l’objet d’une analyse dont la vocation est de soulever des interrogations, tout
en essayant de mettre en relief la fonction double qu’assure cette partie du
texte : préparer l’histoire, mais également garantir le passage de l’essai au
roman.
Après quoi, nous porterons notre intérêt sur l’écriture du désir, comme
un moment heuristique accompli, mais aussi comme principe de création. Il
y a un souffle désirant qui sous-tend la voix du narrateur et porte le poids
insoupçonnable des mots.
« Le récit de la fin », comme il apparaît dans le récit, sera l’occasion de
vérifier si cette partie du texte obéit vraiment à la fonction classique de la
clausule. Constat à partir duquel il nous sera permis d’établir des liens de
parenté entre le roman moderne et le texte de Wafa Bsaïs.
De par le titre Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ?, titreprogramme, invitant le lecteur, à partir de la couverture du récit, où un ange
pensif est mis en scène, à s’interroger sur le sens de la vie ; l’incipit s’étalant
sur les dix premières pages, et portant comme titre « Méditations », semble
confirmer la tonalité réflexive du récit. Ce qui ne laisse pas de rattacher notre
texte à l’essai plutôt qu’au récit.
Et c’est, en effet, par le biais d’une interrogation sur l’acte de la
création que s’ouvre le récit « Au seuil de la page, je m’interroge. Suis-je,
comme me l’a dit un ami au bord du livre ? ». S’agit-il d’une entrée in
medias res ou d’un douloureux moment de vérité que l’auteure cherche à
dévoiler ?
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
Au seuil du récit, de l’histoire qu’elle va livrer à son lecteur, la
romancière pose le syndrome de la page blanche. Les « cils » noirs du
créateur peuvent-ils toujours supporter, sans être éblouis, la face blanche de
la page ?
Par cette appréhension de la page blanche, l’auteure inscrit son texte
dans une tradition littéraire qui, depuis Mallarmé, pose dans des termes
métaphoriques la lutte du créateur avec la matière de sa création. Une
approche littéraire confinant à l’essai dans la mesure où le créateur associe le
lecteur aux différentes étapes de sa création et aux conditions parfois
pénibles dans lesquelles l’acte créateur est accompli.
Outre cette interrogation sur la page blanche, l’auteure n’hésite pas à
écarter la possibilité de raconter une histoire, puisqu’elle affirme dès la
première page « je ne sais pas écrire une histoire » (5), pour ajouter quelques
lignes plus loin « je n’ai pas d’histoire à relater » (6).
Mensonge littéraire, provocation ou revendication de l’essayiste au seuil
de la page ?
Toujours est-il que le déni d’une histoire racontée, selon le schéma
classique du roman du XIXème siècle, est maintenu dans l’incipit par une
réflexion détaillant les affres de la création, dans une lutte de survie contre
les mots, avec les mots.
Les mots c’est la matière qui va permettre à l’auteure de dire cette lutte
et d’en faire un dévidage, au bout duquel le fil se tend et la bobine livre au
lecteur des mots restés en travers du passage de la vie
[…] les idées se précipitent, mais les mots ne s’extirpent pas. (…) et
pourtant, il faut qu’ils s’expulsent, qu’ils se disent pour que s’arrête
cette douleur, pour que la vie continue et que les choses se fassent. (6)
Comme nous pouvons le voir sur cet exemple, il y a une volonté de
percer à jour le secret de la création, sous-tendue par l’effort de l’essayiste
engagé dans cette lutte avec les mots. D’ailleurs, et l’auteure avait raison de
le signaler, peut-on accéder au rang de faiseur d’histoires avant de se
réconcilier avec les mots ?
Une réconciliation de soi à soi, de soi aux mots, de soi au monde est
posée par notre auteure comme une condition nécessaire pour franchir le
seuil de la page blanche et accéder au texte. Dans ce sens, l’histoire racontée
échapperait à son auteur, si ce dernier ne parvenait pas à régler le vieux
contentieux avec la matière de sa création.
Car seuls les mots réfléchis, observés, visités, revisités, haïs, aimés
semblent avoir la latitude de nous rattacher à notre subjectivité et de guérir
les cicatrices de l’androgyne. Georges Bataille nous dit que
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Créativité littéraire en Tunisie
chaque personne imagine, partant connaît, son existence à l’aide des
mots. Les mots lui viennent dans la tête chargés de la multitude
d’existences humaines - ou non humaines - (…). L’être est en lui
médiatisé par les mots (…). Il suffit de suivre à la trace, peu de temps,
les parcours répétés des mots pour apercevoir en une sorte de vision, la
construction labyrinthique de l’être 2.
Les mots que l’auteure cherche à dévoiler sont les ombres tues de la
trace ; il suffit de déplacer le couvercle pour que, restés tapis au fond de la
boîte, les mots de la patience et de la passion fassent de la femme le prix du
feu prométhéen.
Feu, Femme, Fable et faiseur d’histoires, tels sont les paradigmes,
autour desquels s’articule le récit de Wafa Bsaïs. Écrire est pour elle une
manière de « (se) laisser emporter par la rêverie d’une phrase, dans un
monde autre (…), un au-delà qui se veut (…), suspension du temps (…) »
(9).
Aussi, une nouvelle dimension s’ouvre-t-elle dans le texte, celle du
rêve, préparant l’entrée dans l’histoire, par un glissement du monde réel,
dont témoignent les efforts de l’essayiste, au monde fictif de l’histoire.
Que ce moment dramatiquement intense soit placé dans l’incipit, cela
participe d’une volonté de la part de notre romancière de souligner la
complexité des rapports entre l’écriture, comme effort de reconfiguration du
réel, et ce même réel, dont la totalité échappe le plus souvent à
l’inachèvement des mots. Tout l’effort immérité des mots consiste à vouloir
suivre le mouvement de l’ombre, à l’intérieur d’un monde-caverne, à la
faveur du feu prométhéen. Le clair-obscur, la présence-absence posent
depuis la longue tradition platonicienne le rapport complexe du créateur au
monde.
Quand l’auteure se rêve en Icare « pour étreindre les montagnes et
embrasser les faîtes » (11), n’est-elle pas en train de formuler le souhait de la
phrase-monde, rêve depuis longtemps caressé par tous les créateurs, dont les
mots s’efforçaient à inclure dans leur génome le monde dans sa totalité ?
En effet, la présence de la figure mythique d’Icare préfigure le
glissement du réel au fictif. Le texte s’ouvre au rêve
Nous roulons sur une route que longe une étendue cristalline infinie,
bleu de la mer azurée. (…) soudain, une bifurcation. Un portail s’ouvre
(…). Je suis Icare pour survoler le rêve, volant à l’éclat de cet instant
son infinie beauté. (10-11)
Le récit bifurque à cet endroit ; il est désormais orienté vers une
fictionnalisation de l’écriture. L’espace est, comme nous pouvons le
constater, vaguement indiqué « sur une route », avec seule précision « que
2
George Bataille. L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943, rééd. 1954, p. 99.
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
longe une étendue cristalline infinie (…) » ; et dont nous déduisons qu’il
s’agissait probablement d’une route dominant un à pic, surplombant la mer.
Le verbe « rouler » donne au lecteur une idée sur la focalisation de la scène :
le texte avance selon la technique cinématographique du travelling. Le
lecteur découvre la nouvelle dimension onirique se dévoilant devant ses
yeux au gré du mouvement de la caméra.
La dramatisation de la scène se poursuit avec le mouvement du
« portail » qui s’ouvre, suggérant sans doute l’ouverture du texte à une
dimension fabuleuse et signalant, en même temps, l’avènement de l’histoire
« car l’être est avant tout un éveil et il s’éveille dans la conscience d’une
impression extraordinaire »3.
À l’évocation de la mer « bleu de la mer azurée », le texte est envahi par
une eau « cristalline » ; l’eau, élément hautement érotique, submerge
l’espace textuel, en se substituant à la sécheresse du logos. Les phrases et
tournures réflexives de l’essai sont relayées par celles du désir.
L’eau permet également au narrateur un retour à l’utérus, à une vision
originelle du paradis perdu :
Maintenant (…), je glisse pour ne pas inoculer une note de disgrâce et
fausser la chanson du ruisseau (…), se dessine, juste à quelques pas, une
suite interminable de perles lumineuses, qui serpente à travers les
arbres. (11-12)
Dans ce sens, nous pouvons parler de l’eau comme élément transitoire,
dont la présence à cet endroit du récit, souligne cette lutte acharnée des
courants à l’intérieur du texte, et ce moment crucial ouvrant le texte sur
l’histoire, c’est-à-dire sur la vie
symbole de la dynamique de la vie. Tout sort de la mer et tout y
retourne : lieu des naissances, des transformations et des renaissances.
Eaux en mouvement, la mer symbolise un état transitoire entre les
possibles encore informels et les réalités formelles, une situation
d’ambivalence, qui est celle de l’incertitude, du doute, de l’indécision et
qui peut se conclure bien ou mal. De là vient que la mer est à la fois
l’image de la vie et celle de la mort 4.
Le retour vers la vie et l’histoire se fait par le passage à une vision
paradisiaque : dans cette lutte des courants qui laminent le fond du texte, un
courant puissant du désir semble s’en dégager, orientant le récit vers ses
origines romancées.
3
Gaston Bachelard. L’eau et les rêves, Paris, José Corti, 1991, p. 10.
Jean Chevalier, Alain Gheerbrant. Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969,
rééd.1982, p. 623.
4
271
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Créativité littéraire en Tunisie
Le mouvement harmonieux de l’eau et de la femme qui « glisse », du
« chant du ruisseau » et « des perles lumineuses » concourt au maintien de
cette vision paradisiaque, en essayant de recréer les éléments de l’origine.
Poésie ou parodie ? Peu importe, du moment où la femme glisse à la place
du serpent et que ce dernier, transformé en perles lumineuses, évoque sans
doute les mots prométhéens, porteurs de feu.
Revenons à la mer : « un étrange clapotis m’invite à me joindre à lui. Je
me surprends à ôter mes vêtements, m’apprêtant à la purification. Une eau
sensuelle effleure mon corps nu, il en épouse l’ondoiement » (12).
Alors que la scène de la baignade ici rappelle une scène similaire que
nous trouvons dans La Peste d’Albert Camus, où le pouvoir purificateur de
la mer permet au personnage d’échapper à la peste et de continuer son
combat, notre romancière en donne une signification autre. Il y a, en effet,
une célébration du « corps nu » qui, au contact de l’eau, se transforme en
« corps-texte », selon l’heureuse formule de Wafa Bsaïs.
Le corps de la femme se transforme au contact de l’eau en un espace
originel, lieu de la trace perdue, où l’auteure tente d’inscrire son histoire.
Dans cette eau limpide, l’opacité du corps féminin rappelle celle du signe sur
la page blanche. Le corps devient lieu d’inscription du signe. Il est autant
porteur de feu que d’histoires. Mais quel est le rapport entre le corps-texte,
pour reprendre Wafa Bsaïs, et l’écriture du désir ?
C’est cette image de Vénus, sortie tout droit des écumes, portant sur son
corps les signes du désir et préparant l’histoire de l’androgyne à l’épreuve de
l’existence. Vénus, lui (Dieu, l’homme, le père…) et le signe constituent la
toile de fond d’une histoire prête à nous livrer le secret lourd des choses.
Le corps de la femme réunit l’eau et la terre, comme deux principes de
création ; Gaston Bachelard avance l’explication suivante :
[…] car pour créer il faut toujours une argile, une matière plastique, une
matière ambiguë où viennent s’unir la terre et l’eau. (…) notre douceur
et notre solidité sont contraires, elle demande des participations
androgynes5.
Un secret d’autant plus lourd qu’il est voilé sous la légèreté grave des
deux extrêmes : la vie et la mort
Peut-être qu’une histoire finirait par naître, au fil de ces mots ? Terrible
et poignante, perverse et captivante. Elle aura le sens des phrases qui lui
donnent vie. Elle permettra à ce récit d’évoluer, même s’il n’avance
peut-être pas tout à fait. Pour le moment, je me réjouis de n’en connaître
ni le début ni la fin. Elle se dessine en fragments infinis, se déroule à la
manière d’une note de musique, tantôt bouleversante d’insistance, tantôt
singulièrement fluide, (…). (15)
5
Bachelard. L’eau et les rêves, p. 151.
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
Avant d’aborder la question du désir comme moteur narratif de notre
récit, il serait judicieux d’en rappeler la scénographie, en donnant un petit
descriptif de son architecture. Le récit est, en effet, composé d’une suite de
chapitres, dont les titres semblent indiquer à priori l’absence d’un fil
conducteur ou d’un ordre narratif général régissant le tout.
Quoique fastidieuse pour le lecteur, l’énumération des chapitres prendra
une signification importante par rapport à l’économie générale du texte et,
par ricochet, à notre analyse : Méditations/Le récit du mort
LUI/Chapitre/Elle/Chapitre/Chapitre de l’un/Chapitre de l’autre/Le récit du
conteur mort/Chapitre de l’une/Chapitre de l’autre/Encore un
chapitre/Chapitre de l’un/Chapitre de l’une/Chapitre de l’un/Encore un
chapitre/Chapitre de l’une/Chapitre pour elle/L’autre des chapitres
précédents/Dernier chapitre/Chapitre/Chapitre de l’un/Chapitre de l’autre/Un
nouveau chapitre/Un chapitre nouveau/Chapitre suspendu/La révolte du
narrateur mort/Chapitre de la fin/La fin du récit du mort/Épilogue.
Le tout forme un ensemble de 29 chapitres. À partir de ce constat, nous
pouvons faire deux remarques : la première est relative au nombre important
de chapitres, quand on sait que la totalité du récit s’étale sur quelque deux
cents pages. Il y a donc comme une volonté de conférer au récit une forme
éclatée voire, pour reprendre Marc Gontard, « fragmentale » ; la plupart des
chapitres pouvant s’apparenter à des textes autonomes.
La deuxième remarque concerne les chapitres qui, par leur nombre,
reviennent systématiquement, assurant l’unité du récit sous la forme d’une
scénographie des deux pronoms personnels : IL/ELLE. Tantôt des chapitres
pour lui, tantôt des chapitres pour elle tissent, par leur alternance, la trame
narrative, ouvrant le texte à la fascination entre les deux instances opposées.
La courbe dramatique du récit se fait au gré du jeu de fascination se
traduisant soit par la séduction, soit par la répulsion.
Ce qui réduit l’histoire, comme la somme des événements racontés, à
très peu de choses. L’intrigue est réduite au noyau dur qu’incarnent dans leur
jeu de fascination les deux personnages du récit.
À ce dénuement au niveau de l’intrigue correspondent des personnages
anonymes, présents dans le récit uniquement à travers les deux pronoms
personnels IL/ELLE, figures fondamentalement indéterminées « une identité
poreuse et protéenne, disponible à toutes les métamorphoses »6 ou « Le
mort » qui est à l’origine de l’histoire du couple, puisque c’est lui qui va
rapporter leur histoire au narrateur
Hier, pendant ce moment qui précède le sommeil profond (…), celui qui
est mort (…), m’a soufflé une histoire (…) ; son histoire à ELLE,
combinée à son histoire à lui. Toutes les deux confondues dans le même
6
Michel Jeanneret. La lettre perdue, écriture et folie dans l’œuvre de Nerval, Paris,
Flammarion, 1978, p. 25.
273
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Créativité littéraire en Tunisie
récit, témoignage du caractère inextricable d’une vie à deux (…). (25)
Le refus de donner des noms aux personnages du récit permettant de les
identifier se justifie quand on sait que l’auteure prend le réel en grippe,
préférant écrire à partir d’un autre lieu ou non-lieu, coupé de la
pesanteur du réel. À l’écriture du quotidien, elle choisit « (…) de
transcrire le mirage d’une flamme vibrante et impérissable (…) » (14).
Si l’auteure rejette le réel, c’est parce que ce dernier demeure une entité
ontologique prisonnière d’un passé fini ou embourbé dans un présent lourd
et asphyxiant. C’est la raison pour laquelle l’auteure n’hésite pas à inscrire
son texte sur la ligne inachevée et imprévisible de l’avenir. Le lecteur quitte
l’assurance du réel pour plonger, selon un mouvement de voltige aérienne,
dans le vertige du possible
[…] mon espace de prédilection ne se situe ni dans le passé de « il était
une fois », ni dans un présent coïncidant avec une actualité vécue, mais
dans un futur qui clame son inachèvement, me fuit et me nargue. (15)
Lorsque l’écriture se mêle de l’inachevé des choses, elle devient moins
une escapade, où le réel est sacrifié, qu’un effort artistique de vouloir
combler le vide et d’appréhender l’ombre des objets qui fuient. À cet endroit
de l’analyse, George Bataille nous apprend qu’
Il est clair qu’en toute chose (…), le passé, le présent et l’avenir
concourent à la détermination du sens. (…) tandis que le futur
n’intervient négativement, dans la détermination du sens des objets
poétiques, qu’en révélant une impossibilité, qu’en plaçant le désir
devant la fatalité de l’insatisfaction7.
L’écriture du désir, dans notre texte, répond au besoin de déterminer le
sens des objets poétiques, tout en soulignant la naissance à chaque fois d’un
désir autre et différent, cherchant par ce mouvement cyclique à remonter aux
origines d’une éternelle insatisfaction.
La métaphore « des ronds de nuages » à laquelle l’auteure a recours
suggère clairement le cycle du désir, en rapport avec l’expérience humaine
de l’écriture. Il s’agit bien évidemment de l’image de la vie, dans son côté
éphémère. Kamel Daoud, dans Meursault, contre-enquête, fait de la cigarette
un prolongement du tracé existentiel, rattachant l’homme à sa verticalité
« sans oublier sa cigarette. Éternelle cigarette, le reliant aux cieux par la fine
volute qui se tord et s’étire vers le haut »8.
Mais aussi, par leurs formes circulaires et évanescentes, les nuages qui
s’échappent d’une cigarette semblent dessiner la courbe du désir roulant
d’un cercle à un autre, dans un mouvement de spirale. L’aventure humaine
7
8
George Bataille. La littérature et le mal, Paris, Gallimard, 1957, p. 33.
Kamel Daoud. Meursault, contre-enquête, Arles, Actes sud, 2014, p. 68.
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
n’est-elle pas somme toute une fine volute s’efforçant à échafauder des
équilibres fragiles, qui partent selon les lois de l’univers en nuées ?
Écoutons la romancière :
Il éprouve un plaisir absolu à regarder se dessiner les ronds de nuage
(…), s’élever vers l’infini puis finir par se dissiper dans les airs. C’est
comme l’aventure humaine ; craché par le ventre maternel, on s’ouvre à
la vie, on se bat, on grandit et puis l’on part en nuée (…). (26)
La cigarette et ses « ronds de nuages », la plume et les arabesques du
signe, l’homme et la géométrie variable de son tracé existentiel ont tous un
même socle commun : le désir. D’où la scène primitive du désir, située
presque au beau milieu du récit, à laquelle le lecteur assiste
l’âme et le corps, la tâche, la souillure et l’immaculé, le virginal, à la
fois l’un et l’autre, le pur et l’impur, le sacré et le profane. Le péché
originel. Une pomme, un serpent. Le désir dans la culpabilité, la
reconnaissance dramatique. (152)
Force est de constater qu’avec l’irruption de la scène primitive, la
phrase se fait sobre et concise, et le verbe disparaît. Comme si le verbe de la
phrase allait naître avec le désir que cet épisode originel avait inscrit dans le
génome de l’humanité. Alors que les syntagmes nominaux, dans leur
juxtaposition, semblent s’apprêter à nommer les choses, soulignant le mal et
la culpabilité comme l’autre versant du désir.
La phrase nominale bouscule le rythme du texte ; un souffle à la fois
puissant et rapide traverse la scène. Le mot se désire pouvoir de nomination ;
le nom prépare le verbe qui fait naître le désir : entre la culpabilité et
l’aimance se joue la scène de la vie, où l’Homme endosse le poids de sa
culpabilité comme une nécessité pour son salut :
[…] je crois que l’homme est nécessairement dressé contre lui-même et
qu’il ne peut se reconnaître, et qu’il ne peut s’aimer jusqu’au bout, s’il
n’est pas l’objet d’une condamnation9.
L’écriture du désir offre à l’auteure et à son lecteur la possibilité de se
racheter, de se reconnaître dans la blessure originelle, malgré le poids de la
culpabilité.
Par ailleurs, Le corps, dans l’écriture de Wafa Bsaïs, constitue un relais
puissant entre l’homme et cette force du désir qui l’habite, étant donné qu’il
rattache l’homme à la terre, après l’avoir coupé du ciel. La perte du paradis
est, en ce sens, compensée par la nouvelle voie de la connaissance, s’offrant
à l’homme comme la possibilité d’une rédemption.
9
Bataille. La littérature et le mal, p. 31.
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Créativité littéraire en Tunisie
C’est par le biais du corps que l’homme coupable tend à percer le secret
des choses et à en déterminer le sens, sans le secours du ciel. Gaston
Bachelard insiste, dans son ouvrage L’eau et les rêves, sur le pouvoir du
corps à créer des images matérielles à partir du rêve. Il pose donc le corps
comme intermédiaire entre l’homme et l’interprétation poétique des objets
qui forment le monde « les premiers intérêts psychiques qui laissent des
traces ineffaçables dans nos rêves sont des intérêts organiques. (…) c’est
dans la chair, dans les organes que prennent naissance les images matérielles
premières »10.
Le choix d’écrire à partir du corps se justifie : le corps féminin,
contrairement aux représentations réductrices auxquelles le lecteur,
particulièrement maghrébin, avait souvent affaire, prend sous la plume de
Wafa Bsaïs une signification nouvelle. Le corps féminin, tout autant que
celui de l’homme, n’est plus cet objet sexuel, soumis aux contraintes sociales
et morales, mais un relais pour la création artistique et une des voies les plus
sûres permettant à la femme d’accéder à sa subjectivité et de revendiquer sa
part dans la création, dans des sociétés arabo-musulmanes accablées par le
religieux et écrasées par la mondialisation.
Le corps est ici une représentation romanesque positive. Rappelons, à
titre d’exemple, la manière dont le narrateur décrit la relation charnelle entre
l’avocat divorcé et la jeune fille dont il fait la connaissance dans une boîte de
nuit de la banlieue tunisienne. Tout se déroule dans l’harmonie, avec une
nette valorisation de l’acte et, en particulier, du corps de la femme, en dehors
du cadre légal du mariage.
À notre connaissance, rares sont les écrivains maghrébins de langue
française qui ont traité du corps féminin d’une manière aussi désinvolte et
valorisante, en réussissant à le sortir du cercle restreint de la morale pour le
projeter sur celui plus vaste et universel de la création.
L’auteure en fait même un lieu artistique à partir duquel elle écrit le
désir et réécrit l’histoire d’un corps neuf, sensuel et affranchi du poids du
ciel « Qui suis-je au bout du compte ? Laquelle de toutes ces femmes est la
plus vraie, l’authentique ? (…) je veux être celle qui vit de son corps, de sa
chair, de son sang, du bout de ses orteils » (151).
L’histoire dont elle fait part au lecteur n’est que le prolongement d’une
histoire plus ancienne, celle du corps : le texte se transforme en corps-texte.
Dans cette nouvelle acception du corps, ce dernier ne devient-il pas, selon
l’idée de Kamel Daoud, le plus ancien papier ?
[…], dessiné sur son avant-bras gauche, un cœur brisé. C’est le seul
livre écrit par Moussa. Plus court qu’un dernier soupir, se résumant à
trois phrases sur le plus ancien papier du monde, sa propre peau. Je me
10
Bachelard. L’eau et le rêve, p. 12.
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
souviens de ses tatouages comme d’autres de leur premier livre
d’images11.
L’écriture du désir peut se transformer en violence du texte, lorsque la
tension dramatique se trouve à son plus haut degré. Le texte, porté par la
charge érotique de cette écriture, semble exploser en mille possibles
narratifs, offrant au lecteur mille et une nuits d’histoires racontant l’humaine
condition.
La métaphore « des étincelles » évoque encore une fois l’image du feu
prométhéen « Le désir ? Une alchimie mystérieuse, qui explose en éclats
multiples, en étincelles ardentes ; lumières envahissantes qui bouleversent le
corps, se rompant dans ses tensions vers l’autre » (40).
Si l’écriture devient violence sous la plume d’une romancière
maghrébine - la violence étant un archétype qui marque pratiquement
l’ensemble de la littérature maghrébine de « l’indépendance » à nos jours c’est parce qu’elle se veut une réponse urgente aux problèmes multiples que
pose au sujet maghrébin un contexte sociopolitique toujours en porte à faux
avec le cours de l’Histoire. C’est pourquoi le poète Abdellatif Laâbi
concevait la littérature maghrébine comme une philosophie de l’urgence12.
Au Maghreb, tout se fait dans la violence, et l’écriture, comme effort de
reconfiguration de cette violence, ne peut faire abstraction des tensions
régissant les relations entre Maghrébins13.
11
Daoud. Meursault, contre-enquête, p. 30.
Abdellatif Laâbi. « Le devoir d’imprécation », entretien réalisé par Tahar Djaout, paru dans
Algérie actualité, n° 1256, semaine du 9 au 15 novembre 1989.
13
En Tunisie, « la révolution » n’a fait que creuser le fossé séparant les jeunes qui
représentent plus que 80% de la population de la mafia des vieux au pouvoir. Les conflits
algéro-marocain ou plus récemment libyen témoignent par ailleurs de la violence comme
modus vivendi en vigueur dans ces trois pays du Maghreb. La montée de l’extrémisme, dans
cette région du monde, est l’aboutissement d’un long processus historique allant des luttes
internes pour le pouvoir entre tribus aux séquelles de la colonisation française, dont les
retombées actuelles se manifestent par la désagrégation, en Tunisie par exemple, de « l’étatnation », instauré par le mouvement destourien, comme élément de cohésion nationale, fer de
lance dans sa lutte contre le colonisateur français ; et un retour à une configuration tribale,
instaurant une complicité entre tunisois et habitants du sahel, ayant pris en otage le pouvoir,
devenu une propriété inaliénable que les deux régions se partagent, depuis
« l’indépendance ». « La révolution » en Tunisie serait une réponse au vide et à la
désertification dont souffrent les autres régions du pays. Cette défaillance au niveau de la
répartition du pouvoir a favorisé le retour, dans les autres régions, y compris une partie du
sahel, dont les habitants s’y sont installés suite à l’exode rural, à la religion dans sa dimension
la plus extrême comme marqueur identitaire, en réponse au déséquilibre économique et
politique. À l’explosion de « la révolution » va suivre une implosion des forces actives,
constituées par les jeunes, dont le repli et l’enfermement dans l’obscurité de la religion
transforment « la révolution » en une colère larvée qui semble prête à s’exprimer par tous les
moyens. Le choix demeure aujourd’hui pour cette jeunesse trahie dans ses aspirations à une
vie meilleure très limité : le désert des groupes armés ou la méditerranée des passeurs.
12
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Créativité littéraire en Tunisie
Marc Gontard ne lasse pas de souligner le rapport consubstantiel entre
la violence au Maghreb et l’écriture.
Il s’agit avant tout d’évaluer les stratégies formelles mises en œuvre par
des textes de violence dans leur fonctionnement sémantique. Il s’agit
d’étudier quelle réponse les écrivains marocains de langue française ont
donné au problème de l’écriture, dans un contexte national et
international tendu par une violence tant implicite qu’explicite14.
Aussi le corps, qui est au cœur de cette écriture du désir, ne se scinde-til pas en deux, rappelant au bon souvenir du lecteur le mythe de l’androgyne,
comme une réponse à cet appel de la violence. L’horizontalité du corps-texte
est brisée, et la poésie du corps se dresse verticalement, à la manière d’un
phallus joignant la terre au ciel :
[…] le corps se sépare en deux,
Se fragmente,
Se brise,
Se morcelle,
Se fracasse,
De rocher en rocher,
De stupeur en douleur […]. (132)
La verticalité du poème ne répond-elle pas à un besoin pressant de
quitter la linéarité du récit et de réduire ses phrases à un mot, dont la
vocation est de maintenir à son plus haut degré le pouvoir de déconstruction
que cette écriture du désir effectue au niveau du récit ?
Mais également la forme verticale est l’indice d’une charge violente
forçant la parole dans ses derniers retranchements « Lorsque le poème se fait
cri, seule devient possible une construction verticale qui procède par
accumulation du sens, par entassement du signifié. Contre l’oppression du
silence, la parole menacée n’a de salut (précaire) que dans un surcodage du
signifié qui s’organise en séries connotatives, en faisceaux isotopes », ajoute
Marc Gontard15.
Éclaté, le récit s’ouvre à tous les registres : nous passons du tragique du
viol à la face clownesque du directeur aux prises avec un caca nerveux à
l’absurdité d’un virus qu’on attrape pour avoir participé à la journée
mondiale du don du sang. Le passage d’un registre à un autre se fait d’une
manière brusque et rapide, au point de donner au lecteur l’impression d’être
pris de court à chaque fois par un nouveau possible narratif. La ligne droite
d’un programme narratif préparé au préalable disparaît au profit d’une
14
15
Marc Gontard. Violence du texte, Paris, L’Harmattan, 1981, p. 25.
Ibid., p. 49.
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
courbe variable évoluant vers une forme labyrinthique ; le labyrinthe étant la
métaphore du désir par excellence.
La géométrie variable de la courbe du désir constitue le fil conducteur
qui tisse la trame narrative. Tantôt ascendante, tantôt descendante, la courbe
du schéma narratif tient le lecteur en haleine, puisqu’il est à la limite pris au
piège du labyrinthe de la narration.
Une courbe d’autant plus aléatoire qu’elle se dessine au gré des
rapports complexes liant l’homme à la femme. Le couple, en effet, n’a tout
au long du récit ni fin ni cesse de se faire et se défaire : quand l’un désire
l’autre, ce dernier le fuit toujours, et inversement. Leur relation conflictuelle
est traduite au niveau du schéma narratif par des moments de tension
susceptibles d’entraver le déroulé de l’histoire racontée. Et c’est au moment
où le pacte narratif se trouve sur le point d’être rompu que la courbe du désir
rebondit et l’histoire repart de plus belle.
Même la romancière ne cache pas sa préférence pour cette courbe du
désir, dont elle fait d’ailleurs l’un des ressorts de son programme narratif :
Dans leur discussion, la phrase n’a plus seulement une syntaxe, elle a
aussi une géométrie. La phrase droite est celle dite sans détour. La
phrase circulaire tourne autour de l’idée, la couvre, la voile, sans jamais
la saisir. La phrase en spirale, ivre de désir, lui fait tourner la tête. Mais
elle préfère une espèce de phrase courbe qui monte, doucement, atteint
un point culminant, puis, redescend, tout aussi doucement, sans avoir
été achevée. (53)
La courbe du désir, dans son tracé ascensionnel, cherche à inscrire
l’inachèvement comme mode de déploiement d’une écriture réfractaire à la
fin de tout programme narratif. Cette écriture du désir ne prépare-t-elle pas,
compte tenu de ce qui précède, la fin de l’hégémonie de la clôture dans le
récit ?
C’est en construisant son récit sur une logique des contraires que Wafa
Bsaïs parvint à mener son œuvre à terme. Ce que nous entendons par logique
des contraires, c’est la somme des forces dramatiques qui travaillent
l’histoire et qui en font un ensemble de tensions régissant la trame narrative.
Une tension qui semble naître notamment de la confrontation des opposés,
non pas dans une conception manichéenne du monde, où les limites séparant
le bien du mal sont souvent trop nettement tracées, mais selon un principe de
séparation, où les éléments opposés procèdent les uns des autres, brouillant
constamment les lignes de démarcation.
Le déroulé de l’histoire se fait alors une oscillation entre le rêve et la
réalité, la vie et la mort, la parole et le silence, l’essai et le roman. Les
univers se chevauchent, mettant en scène, avec en toile de fond un style
parodique, le principe de séparation comme origine du monde. Une mise en
scène s’apparentant à un véritable effort de recréation des choses, au terme
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Créativité littéraire en Tunisie
duquel la romancière propose un nouvel ordre et repense, par le prisme de la
littérature, la logique de la création.
La tension naissante de cette mise en scène du principe de séparation
finit par réduire la somme des forces qui sous-tendent le récit à leur dernière
extrémité, en les ramenant à leurs éléments. « Comprendre le monde, c’est le
réduire à l’humain », nous dit Albert Camus ; comprendre le monde, c’est le
soumettre à l’examen des mots semble dire la romancière. En effet, quand
les forces opposées s’annulent et que la courbe dramatique du récit décline,
l’espace diégétique se peuple de mots atomes se rencontrant et se séparant au
gré de la nécessité.
Le tracé aléatoire des mots « dispersés », « éparpillés », « disséminés »
brise les contours harmonieux de l’unité : l’écriture se révolte non pas au
nom d’une totalité heureuse qu’elle cherche à restaurer par le pouvoir des
mots, mais au nom d’un monde qui se désagrège selon le principe de la
nécessité : triomphante, l’écriture célèbre l’échec de la binarité dont la
dialectique assure l’unité trompeuse des choses.
La fin de l’histoire du couple annonce la fin du programme narratif,
mais aussi l’échec du couple remet en question la fragilité des formes
binaires : on passe alors de l’amour comme forme binaire à « l’aimance »,
dans le sens où l’emploie Abdelkébir Khatibi, ou à « l’amitié érotique »
selon Milan Kundera, comme forme individuelle de la jouissance.
Le lecteur est donc en présence d’une vision hostile au principe de
totalité, faisant une place de choix à l’hétérogène et au mouvement de
déconstruction initié par Derrida, Foucault ou Lyotard, dont l’effort de
réflexion était concentré sur une remise en question du système hégélien.
L’histoire du monde est trop éclatée pour la renfermer dans la totalité d’une
dialectique et lui assigner une trajectoire téléologique semble nous dire la
romancière. Par leur révolte et leur indépendance, les personnages du récit
en attestent. La quête du bonheur qu’ils entament ne devient possible que
dans une séparation poussant l’individu jusque dans ses derniers
retranchements.
Le récit, par la tension qui se crée entre les opposés, fait de la
contradiction le moteur de l’histoire, en parvenant à épurer son programme
narratif de toute lecture finalisante du monde. Malgré la présence des trois
derniers chapitres « chapitre de la fin », « la fin du récit du mort » et
« Épilogue », dont la fonction clausulaire devrait en principe mettre fin au
programme narratif, nous avons l’impression que l’histoire se refuse au point
final « l’enfer d’une parole qui reste suspendue, inachevé parce que le temps
a manqué, le souffle a manqué, le verbe a manqué » (177), nous dit
l’auteure, consciente qu’elle est du bourbier des mots.
Et il a fallu une phrase au ton imprécatoire et un suicide pour arrêter à la
fin la course contre la finitude « ceci n’est pas un épilogue ; c’est le récit de
la fin. Le récit s’arrête lui aussi » (189). Quant au suicide, il semble
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
fonctionner « comme un procédé clausulaire permettant de signaler la fin de
l’histoire narrée qui coïncide avec le récit »16.
L’épilogue ici déroge à sa fonction classique, puisqu’il est loin de
contribuer à « l’augmentation du degré de lisibilité du roman »17. La mise en
scène du suicide « cinq… quatre… trois… deux… et s’écrase la vie donnant
naissance à la mort. Ce récit tombe, comme il est tombé », maintient le flou
total sur la signification de cette fin que le récit se donne. S’agit-il d’un
compte à rebours du programme narratif ? De la danse macabre de la mort ?
D’une douloureuse chute dans le réel signalant une sortie de l’espace
imaginaire de la fiction ? Ou d’une curieuse naissance du texte à la mort ?
L’épilogue ne remplit pas sa fonction clausulaire, étant donné qu’il se
trouve précédé de deux chapitres, l’un annonçant la fin de l’histoire, l’autre
celle du récit du mort. Sommes-nous en présence d’une histoire à trois
queues ?
Toujours est-il que cette configuration tripartite de la fin participe d’un
effort de déconstruction de l’unité au profit du fragment. L’épilogue, pour
reprendre Khalid Zekri, déconstruit, décentré, ne réussit pas une
condensation de l’histoire « on n’a jamais fini ce qu’on a commencé, et on
n’arrive pas à commencer, quand on a fini. L’arrêt se fait. Le début se défait.
Personne. Rien. Le néant » (183), renchérit la romancière.
A-t-on besoin de trois chapitres pour signifier la fin d’une histoire ?
On est, en effet, en présence de trois niveaux du récit ou de trois plans
narratifs correspondant à des microhistoires enchâssées les unes dans les
autres et formant, par les recoupements effectués au sein de l’espace textuel,
la grande histoire ou la matrice. Ce qui donne à chacun de ces chapitres
clausulaires une fonction bien déterminée par rapport à l’économie générale
du texte.
Si le « chapitre de la fin » reprend, en vue de clore la dimension
réflexive de l’histoire qui la rapprochait de l’essai, l’idée de manquer le
bonheur, cette chose qui ne pourrait se produire que dans le désir comme
condition sine qua non, le chapitre « la fin du récit du mort », situé juste
après, annonce quant à lui la sortie de la fiction et un glissement progressif
vers le discours.
On appelle récit un discours rapporté à une temporalité passée (ou
imaginée comme telle) par rapport au moment de l’énonciation.
L’opposition entre le discours (énonciation directe) et le récit (énoncé
rapporté) se manifeste en français par des différences dans l’emploi des
16
Khalid Zekri. Incipit et clausule dans les romans de Rachid Mimouni, Paris, L’Harmattan,
2004, p. 126.
17
Ibid., p. 159.
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Créativité littéraire en Tunisie
temps (présent, futur) passé composé dans le discours, (imparfait) passé
simple dans le récit18.
La voix du mort se transforme en une voix off chargée d’exprimer
l’impossibilité de la parole et de signifier la fin immanente du programme
narratif, étant donné que la disparition de cette voix signe une rupture du
pacte narratif et la fin de l’histoire du couple. Quant au dernier chapitre
clausulaire, intitulé « Epilogue », on pourrait dire qu’il joue à la fois le rôle
de chapitre final, mais aussi une ouverture sur d’autres possibles narratifs,
faisant de notre récit une œuvre ouverte. Zekri stipule que « cette ouverture
fait appel à une « coopération interprétative » qui remet en question la
monosémie au profit d’une polysémie du texte »19.
La fonction double de ce chapitre est due principalement à la rupture
violente que celui-ci opère par rapport à l’histoire. La scène du suicide est
une mise en scène d’une rupture qui prépare l’avènement du point final « la
mise en scène de cette mort instaure la destruction du monde fictionnel
puisqu’elle abolit toute continuité narrative. La mort clausulaire célèbre la
chute et l’enterrement du texte dans la non-parole, dans le mutisme » nous
dit Zekri20. Le suicidé apparaît pour la première fois dans le récit pour
disparaître aussi rapidement dans cet acte désespéré. Qui est cet homme ?
Que vient-il faire à cet endroit précis de l’histoire ? Pourquoi a-t-il choisi le
suicide comme moyen de figurer dans cette quête du bonheur ?
Par son geste désespéré, cherche-t-il à augmenter la lisibilité de
l’histoire, en donnant au lecteur une issue possible ouvrant sur le bonheur ?
Ou au contraire par son obstination à se séparer de son corps cherche-t-il à
échapper au corps-texte, tel un personnage de Raymond Queneau, pour
signer l’échec de l’écriture comme possible voie qui mène au salut ?
En rapportant dans le détail la scène de « l’oncle » qui se suicide, la
romancière se livre-t-elle à un exercice d’exorcisme par l’écriture ? Ou
pense-t-elle naïvement que l’oncle, séparé de la dépouille qui l’empêche de
vivre, pourrait enfin accéder au vide plein, où la lévitation devient possible,
l’oubli salvateur et la chute un moment douloureux qui délivre ?
Si le compte à rebours « cinq… quatre… trois… deux… un… »,
annonce tel un télégramme la disparition de cet oncle, il n’en est pas moins
vrai que cette phrase qui assène le coup de grâce au récit demeure ambiguë,
en jouant sur les trois points de suspension placés après le « un » : s’agit-il
d’un saut dans le vide ? D’une rencontre douloureuse avec les entrailles
dures de la terre mère ? Ou d’une autre histoire dont les germes sont
contenus dans la tombe ? Le suicide de l’oncle, loin de finaliser l’histoire,
18
In Jean Dubois et Al. Dictionnaire de linguistique, Larousse, Paris, 1973, p. 407, Cité par
Khalid Zekri, Op.cit, p.172
19
Op.cit, p. 165.
20
Ibid., p. 180.
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
semble subvertir le code conventionnel de la clôture et réduire le degré de
lisibilité de ce moment hautement dramatique de la fin.
Les trois derniers chapitres apparaissent comme un effort visant à
déconstruire la clausule, en la soumettant à la logique du fragment. Les trois
chapitres correspondent, avions-nous dit, à des programmes narratifs
différents auxquels ils tentent de mettre un point final d’une manière
autonome et indépendante. D’où cette image d’un récit à trois queues.
La fragmentation de la clausule engendre un décentrement du sens,
puisque cette dernière ne pourrait plus constituer le lieu final avant la sortie
du texte, où traditionnellement l’auteur opère une condensation de son
histoire, afin de la rendre plus accessible au lecteur.
Cet effort qui vise à déconstruire la clausule semble s’expliquer par un
refus de la vision téléologique qui, par l’acheminement vers une fin, propose
une lecture finalisante du monde. L’éclatement de la clausule participe de cet
effort par lequel notre romancière parvient à récupérer la fin d’un texte, pour
en faire non pas un espace textuel à part entière, fonctionnant d’une manière
autonome, et dont l’avènement signe la fin de l’histoire, mais de l’intégrer
dans l’ensemble de l’œuvre et en faire le prolongement de cet effort de
composition comme producteur du sens.
À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous sommes tentés par un
rapprochement entre le livre de Wafa Bsaïs et le roman moderne. Vouloir
établir une parenté entre les deux ne veut pas dire faire un parallèle entre
l’évolution du roman occidental et celle du roman maghrébin. La
comparaison entre les deux ne peut se faire, quand on sait que l’histoire
littéraire occidentale diffère de celle du Maghreb. Il est, en effet, inutile
d’insister sur les particularités ou les spécificités historique, économique et
politique qui ont assuré l’évolution du roman occidental et donné naissance
au roman maghrébin de langue française.
Puisant dans la réflexion de Zekri, nous pouvons dire à propos du
roman maghrébin de langue française qu’il serait cavalier d’en parler en
termes de « nouveau roman », car cela présuppose l’existence d’une longue
tradition littéraire comme en Occident. Ce qui n’est sans doute pas le cas au
Maghreb qui a vu naître cette forme littéraire comme un besoin de répondre
à une situation historique. La naissance de cette forme littéraire au Maghreb
date de la colonisation française ; le roman est considéré comme un intrus
dans l’histoire littéraire arabe.
En revanche ce que nous entendons par roman moderne, dans le cas du
récit de Wafa Bsaïs, c’est la présence, par le prisme de la littérature, d’une
vision de l’Histoire propre au Maghreb. Son roman nourrit l’ambition, nous
semble-t-il, de reconfigurer l’histoire du Maghreb, en mettant à contribution
l’écriture du fragment. L’écriture, semble nous dire la romancière, est un
moment d’accomplissement du sujet maghrébin indissociable de son
Histoire.
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Créativité littéraire en Tunisie
L’écriture, au Maghreb, est avant toute chose un produit de l’Histoire.
Or, au Maghreb, l’Histoire est loin de constituer un ordre supérieur,
harmonieusement tracé, qui garantit une certaine continuité et offre au sujet
maghrébin la possibilité d’une identité historique susceptible de le
réconcilier avec lui-même. Elle se présente comme un ensemble d’instants
discontinus, pris sur le vif par le sujet maghrébin, enfermant très souvent ce
dernier dans des contradictions insurmontables. L’instrumentalisation de
l’Histoire par le pouvoir en place joue sur l’absence d’un référent historique
commun, propre à une communauté ou une nation, afin de mieux assujettir
le sujet maghrébin. La dictature au Maghreb prendrait-elle fin le jour où il y
aura une révision de l’Histoire, par un travail approfondi sur la mémoire
collective ? Le Maghrébin deviendrait-il un être pleinement historique au
moment où il entrerait en possession de sa mémoire volée ?
Le mérite de notre romancière est d’avoir voulu rendre compte, à
travers son récit, de l’éclatement de l’Histoire au Maghreb, en se proposant
d’analyser la nature complexe et tendue des rapports humains. L’écriture du
fragment adoptée ici par l’auteure répond à une Histoire du Maghreb fondée
sur la violence.
D’abord la violence que le colonisateur français avait fait subir aux
trois pays du Maghreb ; ensuite une deuxième forme de violence que les
régimes dictatoriaux mis en place par le colonisateur ont maintenue jusqu’à
nos jours. Devant une telle réalité de l’Histoire, tout effort artistique de
reconfiguration demeure limité s’il ne rend pas compte au niveau de sa
composition des entorses faites à l’Histoire maghrébine.
Le sujet maghrébin serait-il capable de savoir ce que vivre veut dire,
alors que son histoire constitue une blessure profonde dont il peine à guérir ?
Pourrait-il accéder au sens de sa vie et à l’unité de son être, en passant par
une histoire éclatée ? Le romanesque serait-il une voie à suivre loin des
blessures de la mémoire ? L’histoire soumise au prisme de la littérature se
transformerait-elle en un lieu de réconciliation avec soi, mais aussi avec ses
origines pour le sujet maghrébin ?
C’est en ce sens que nous parlons de récit moderne à propos du texte
qui a fait l’objet de notre analyse : la tension à laquelle sont soumis les
personnages, les ratages multiples de ces derniers lorsqu’ils sont appelés à
faire un choix dévoilent un malaise touchant l’ensemble de la société
tunisienne. Malaise auquel l’auteure doit avoir été sensible à l’époque où elle
a écrit cette histoire. Car, c’est à partir des années 2008-2009 que la colère
du peuple commençait à gronder et le vent d’un changement politique se
faisait sentir.
Sommes-nous là en présence d’une visionnaire ? D’un écrit qui, par
son côté subversif, semble avoir semé les grains de la révolte ? Le fait
qu’une femme prenne la plume sous la dictature de Ben Ali pour dénoncer
les travers de la société tunisienne et pointer du doigt les dysfonctionnements
du système n’est-il pas en soi un acte militant par lequel l’artiste tire vers le
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
haut ce que le pouvoir en place nivelle par le bas ? Choisir les mots de la
révolte n’est-il pas pour Wafa Bsaïs une manière de contrecarrer la violence
de l’histoire et de s’affirmer en tant que citoyenne maghrébine à part
entière ?
C’est là où réside, nous semble-t-il, la modernité de ce récit ; dans la
manière avec laquelle il soulève des interrogations qui sont toujours
d’actualité ; récit moderne parce qu’il interpelle son lecteur, le dérange, le
bouscule : cri de révolte, coup de poing ou coup de gueule, notre récit est
tout cela à la fois.
En guise de conclusion, nous pouvons dire que le récit de Wafa Bsaïs
aura offert au lecteur la possibilité de réfléchir sa condition humaine, à la
faveur d’une histoire racontée par un mort ayant réussi son évasion du
monde des morts pour se retrouver à nouveau au contact des vivants. Le
choix de cette trouvaille a permis à l’auteure de se détacher du réel et de
prendre une distance nécessaire pour passer au peigne fin les travers d’une
société pétrie de contradictions. Se tissent alors les premières lignes
directrices de l’histoire racontée : du couple blasé, aux prises avec une réalité
dure, où les êtres subissent une érosion, on passe au rapport professionnel
fondé sur l’hypocrisie entre le patron et les subalternes pour nous retrouver
face à des interrogations clouant au pilori Dieu et ses prophètes.
C’est que la romancière, animée sans doute par la volonté de remuer le
couteau dans la plaie, ne décolère pas tout au long de cette histoire qu’elle
nous raconte. Ces réflexions qui émaillent l’histoire rapprochent davantage
son récit de l’essai. Car notre romancière, en engageant au seuil de son récit
une réflexion sur l’écriture, est sans doute consciente du pouvoir des mots.
Elle en est d’autant plus consciente qu’elle semble proposer la voie des mots
comme l’unique issue, dans un pays où tout paraît bloqué.
Comprendre ce que vivre veut dire présuppose tout d’abord une prise de
conscience du pouvoir des mots, comme condition pour le sujet maghrébin
de se réapproprier une parole lui ayant été volée par les remous d’une
histoire dont il n’a jamais été le maître.
L’auteure se révolte à sa manière en proposant le désir, l’attachement à
la vie dans toute l’acception du mot et la renarrativisation de l’Histoire,
comme une nouvelle façon d’appréhender le réel dans toute sa complexité.
Seuls les mots du désir demeurent capables de porter le poids d’un
monde absurde. Ses mots offrent au lecteur la possibilité d’avancer sur la
voie accidentée de sa propre histoire et de pouvoir, réconcilié avec sa
subjectivité blessée, en guérir la cicatrice. Vivre est un art semble nous dire
la romancière, et pour le comprendre elle invite chacun de nous à être à
l’écoute de cette part refoulée ou occultée par les forces externes.
S’affranchir du système castrateur, établi dans les trois pays du Maghreb,
constitue une étape cruciale pour l’accomplissement de la quête du bonheur.
C’est que ce dernier n’est pas situé dans un eldorado perdu, mais tapi au
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Créativité littéraire en Tunisie
fond de nous-mêmes, laisse entendre la romancière : il suffit de désirer et de
faire parler ces mots qui sommeillent au fond de chacun de nous.
Se pose alors pour la romancière la question de la fin, de la mort. Elle
qui s’interroge tout au long de son programme narratif sur le sens que
chacun de nous doit donner à sa vie. Peut-on savoir ce que vivre veut dire
quand on sait que notre sort est scellé ? Et si oui, à quoi bon le savoir ?
Encore une fois, la romancière trouve une astuce qui consiste à placer
ses mots dans la bouche d’un mort. Seul un revenant des limbes, pour avoir
exploré la mort, serait autorisé à tenir un discours sur l’art de vivre et
l’importance qu’il revêt. La romancière cherche à nous faire prendre
conscience de la chance inouïe que la vie offre à chacun de nous pour percer
le secret du bonheur, et c’est par la bouche d’un mort qu’elle le fait.
Contradiction, provocation ou naïveté ?
Nous pensons qu’il s’agit là d’une leçon de courage que la romancière
construit à travers les multiples interrogations partagées avec son lecteur,
mais aussi par l’intermédiaire d’une architecture narrative rigoureuse et une
scénographie minutieusement préparée, malgré l’impression d’une histoire
éclatée qui demeure chez le lecteur.
C’est que la romancière paraît consciente de l’enjeu important que
constitue l’acte d’écrire au Maghreb, et de surcroît quand il s’agit d’une
femme. Écrire est une responsabilité qui pèse lourdement sur l’intellectuel
maghrébin, car il lui revient de repenser son réel et de faire en sorte que ce
réel, dépouillé de sa matière toxique, se rapproche le plus possible de son
idéal artistique. Le mérite de Wafa Bsaïs est de s’être inscrite dans cette
veine, en soumettant l’Histoire à une lecture romanesque, faisant en sorte
que le romanesque soit au service d’un lecteur maghrébin désorienté, et non
l’inverse.
Sais-tu seulement ce que vivre veut dire ? est un récit chargé des maux
de la société tunisienne ; mais quand elle réussit son pari, en transformant
ces maux en mots du désir, la romancière est presque certaine d’avoir ouvert
une nouvelle voie pour le lecteur maghrébin qui cherche à se situer dans un
monde en pleine mutation.
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Issam Maachoui – Le tracé de la vie à l’encre amère dans Sais-tu seulement
BIBLIOGRAPHIE
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Paris, L’Harmattan, 2004.
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Bouchra BENBELLA
Université Mohamed Ben Abdellah
Fès, Maroc
Sous les pas des mères de Mounira CHATTI
ou l’émancipation de la femme tunisienne
« Que les femmes ne se plaignent point des hommes,
ils ne sont que ce qu’elles les ont faits ».
Charles Pinot Duclos (1704-1772)
Le roman/essai de l’écrivaine tunisienne Mounira Chatti se veut un
pamphlet poignant qui dénonce solennellement les travers de la Tunisie
d’antan et celle d’aujourd’hui. Ce pays, bien qu’il soit pionnier en matière de
réforme en faveur des droits de la femme dans le monde arabe, souffre
toujours d’une indélébile schizophrénie socioculturelle, politique et
religieuse entravant son épanouissement.
Sous les pas des mères1, arpente sans ambages l’Histoire de la Tunisie,
mais aussi l’histoire de l’écrivaine et de son clan dans un village fortement
imprégné de traditions ancestrales et où la vie, un semblant de vie, s’écoule
lentement, amèrement, loin de la modernité. Une vie ponctuée de drames
sanglants, d’espérances étouffées, de violence « légitimée » faite à la dignité
des femmes.
Il faut avouer que Sous les pas des mères est un roman qui dérange, un
texte tranchant comme une épée qui démasque sur un ton cynique, la
dégradante ainsi que paradoxale condition et statut de la femme
tunisienne/maghrébine/arabo-musulmane à l’instar de toutes les écritures au
féminin cristallisant
une volonté d’engagement qui stimule la réflexion pour démolir
les vieilles images désuètes ou archaïquement figées sur les
femmes et pour proposer de nouvelles polarisations, le but étant de
restituer la place légitime à la femme. C’est sans appel, une force
de conviction qui, dans l’espace historique et sociétal, dénonce
l’étouffement, efface la négation et réclame la libération2.
1
Mounira Chatti. Sous les pas des mères, Paris, Éditions de l’Amandier, 2009, 460 p. Toutes
les citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèses.
2
Najib Redouane. « Littératures du Maghreb : une mouvance plurielle », in Le Maghreb
Littéraire, vol. I, N°1, 1997, p. 8.
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Créativité littéraire en Tunisie
Néanmoins et, contrairement aux textes des autres romancières
tunisiennes3 qui se focalisent sur le couple, sur la victimisation de la femme
et, dans certains romans en particulier, sur la sublimation de la femme
occidentale présentée comme étant antinomique à la femme orientale4,
Mounira Chatti exprime sa révulsion à l’égard des femmes elles-mêmes qui
pratiquent, véhiculent et entérinent l’intolérance et la misogynie dont elles
sont les premières victimes.
La mère est, en effet, responsable tout autant que l’homme de la
situation dégradante de la femme en Tunisie, mais aussi dans le Maghreb :
elle élève ses enfants : mâles et femelles dans le machisme et l’animosité5.
L’emploi du substantif au pluriel : « mères » dès le titre, montre à bien des
égards que Chatti cible le statut de la femme génitrice incarnée par Nedjma,
la mère de la narratrice/auteure, à la fois victime et bourreau : un personnage
hautement paradoxal, omniprésent, observé et jugé négativement par sa fille
Mélia6.
Sous les pas des mères reprend le proverbial hadith du Prophète
Mohamed7 ‫ﻡ ﻩﺍﺕ‬. ‫ﺍﻝﺝﻥﺓﺕﺡﺕ ﺃﻕﺩﺍﻡ ﺍ‬:
« L’Envoyé, qu’Allah le bénisse, n’a-t-il pas dit : « Le paradis est
sous les pas des femmes » ?
-« … des mères », interviens-je pour corriger le célèbre hadîth.
- Je sais bien que le Prophète a parlé des mères ! Mais il a aussi
élargi les propos aux épouses, aux femmes en général. Dans tous
les cas, tu polémiques pour rien, car une femme c’est une épouse
et une mère. Allah entend les anathèmes qu’une épouse ou une
mère jette sur un mari ou sur un enfant ingrat ». (143-144)
Il n’est pas aléatoire que l’auteure ait insisté sur la différence très
prégnante entre « femme » et « mère » dans la société maghrébine : le statut
3
Hager Djilani. Passion inquiète (1999) ; Kaouther Khlifi. Ce que Tunis ne m’a pas dit
(2008), Azza Filali. Vallées de lumière (2001) ; Sonia Chamkhi. Leila ou la femme de l’aube
(2008).
4
Ali Abassi. « Une problématique identitaire de la littérature francophone en Tunisie : la
femme et le féminin », Revue de littérature comparée, Paris, Klincksieck, 2008/3, n° 327, p.
15.
5
Voir mon article « La mère dans La Fatiha de Jamila Aït Abbass : une persécutrice
aimante », in Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt (s. la dir. de). Qu'en est-il de la
littérature « beur » au féminin?Paris, Éds. L'Harmattan, coll. « Autour des écrivains
maghrébins », 2012, pp. 297-308.
6
« Mélia, dont j’ai forgé le nom à partir du mot arabe malâna (« Pleine »), est justement
pleine de vie, de désir. Elle est très attachée à son clan, et elle enrage de le voir ainsi sombrer
dans la mort ; mais cet attachement se distingue nettement de toute nostalgie stérile ou
pleurnicheuse », Fanny Tell, Entretien avec Chatti :
http://www.revues-plurielles.org/_uploads/pdf/4_.pdf
7
La traduction est imprécise : « sous les pas » est traduite en arabe par ‫ﺕﺡﺕ ﺥﻁﻯ‬alors qu’on
traduirait le hadith comme suit : « Le paradis est sous les pieds des mères ».
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B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme
de la femme/épouse étant dévalorisé tant qu’elle n’a pas rempli son devoir
de procréatrice, devoir fondateur du lien marital. Ainsi, la misogynie,
substratum de l’identité maghrébine, voire arabo-musulmane, inhibe la
femme dans son rôle maternel et édifie ipso facto un véritable « royaume des
mères »8. Le statut d’épouse se consolide lors de la grossesse, de
l’accouchement, et surtout lorsque l’enfant né est de sexe mâle9.
Il est vrai que le titre très suggestif du roman souligne la dimension
religieuse de la maternité dans la culture et la société maghrébines10 ; or Sous
les pas des mères se trouve non le paradis, mais l’enfer, un enfer dont elles
sont les instigatrices comme le précise Chatti dans l’une de ses interviews :
C’est l’enfer que l’on trouve sous les pieds des mères. Loin de
toute sublimation, de tout manichéisme moral, le personnage de la
mère est saisi sans son ambivalence, dans sa contradiction, dans
son aliénation… Tant que les mères resteront soumises, et
perverties par un système d’oppression, elles ne pourront pas
représenter un modèle positif pour leurs filles. Privées de la
possibilité de décider de leur destinée, nos mères se rangent dans
le camp des hommes, singulièrement du côté de leurs fils, et
contre leurs filles. Cette situation est productrice de schizophrénie,
de folie…11.
Les mères sont les pires ennemies des femmes, cette thématique est très
présente dans la littérature maghrébine féminine au point de devenir un topos
obligé du genre12.
Toujours est-il que la mère est représentée dans le roman de Chatti
comme un personnage qui fait obstacle à la femme, corroborant en cela la
thèse de Lacoste-Dujardin dans Des mères contre des femmes ou de Ghita El
Khayat dans Le monde arabe au féminin, en accusant les mères d’être « les
apôtres zélés de la domination masculine, les artisans de son inculcation, de sa
reproduction »13 qui s’acharnent avec véhémence à « contrecarrer
8
Abdelwahab Bouhdiba. La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1975, p. 261
Soumaya Naâmane-Guessous. Au-delà de toute pudeur. La sexualité féminine au Maroc,
Casablanca, Eddif. 1988, p. 105.
10
Rahma Bourquia. Femmes et fécondité, Casablanca, Afrique-Orient, 1996, p. 19.
11
Veuillez
voir
Amel
Chaouati
s'entretient
avec
Mounira
Chatti,
http://assiadjebarclubdelecture.blogspot.com/2012_05_01_archive.html
12
« […], les écrivaines se démarqueraient des écrivains quant au traitement de l’image de la
mère: rôle secondaire, peinture contrastée de la mère, volonté de se distancier du modèle de la
mère, telle est la tendance dominante dans la littérature féminine. En effet, prédomine dans
cette littérature, une image de la mère associée à tout ce contre quoi les protagonistes féminins
luttent, tout ce à quoi s’opposent les femmes dans les romans en question », Zohra Mezgueldi.
« La maternité dans la littérature féminine au Maroc», Dialnet, 2008, p. 56,
dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/3102598.pdf
13
Camille Lacoste-Dujardin. Des mères contre les femmes Maternité et patriarcat au
Maghreb, Paris, La Découverte, 1985, p. 9.
9
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Créativité littéraire en Tunisie
l’épanouissement et l’émancipation des jeunes filles et des jeunes femmes
[…] meilleures alliées de l’homme pour servir son ordre et son règne à
lui »14 :
-
Avec les filles, nos mères tissent une autre fable également centrée
sur notre sexe. Nedjma avait l’habitude de menacer :
- je vous aurai prévenues : le lait maternel punit les enfants ingrats.
Qu’Allah fasse que mon lait vous paralyse les genoux, qu’il vous
rende stériles si vous deviez vous montrer ingrates envers moi !
Nedjma ne se contentait pas de prédire des châtiments à venir, elle
en dispensait quand « son cœur débordait », comme elle le disait.
Quand elle était ivre de colère et de haine, elle poursuivait ses
filles, le plus souvent ma sœur aînée, avec le pot de piments
rouges entiers, en hurlant comme une ogresse de nos contes
d’enfance :
Par Allah, je vais t’arracher les cheveux et moudre ces piments
rouges dans ton vagin ! Attends un peu que je t’attrape, salope,
baiseuse, je viderai toute ma colère dans ton vagin. Quoi, va-t-on
laisser des filles me faire pipi dessus et debout ! quand j’aurai
bourré ton vagin de piments, ta raison te viendra, crois-moi !
Ma mère n’avait pas tort. Le temps se répétait, revenait en boucle.
Nedjma et Bournia n’aimaient pas les femelles, comme ma grandmère Rayhana avait en horreur cette espèce, à commencer par ses
deux filles. (249-250)
Tout tourne autour du sexe de la fille, en effet, Germaine Tillion15
observe que l’éducation de la fille vise d’abord à protéger son unique et
éphémère trésor : sa virginité. Ce qui explique l’acharnement fou et sauvage
de Nedjma /l’ogresse sur le vagin de Wassila sur lequel elle déverse toute sa
colère et sa haine. Une haine ravageuse, une extrême coercition née d’un
conflit constitutif de la dyade mère-fille : indélébile conséquence destructrice
dans une société et une culture qui favorisent le garçon au détriment de la
fille. Celle-ci, devenue mère, élèvera à son tour son fils comme un dieu ;
aussi perpétue-t-elle l’inaltérable et cruelle iniquité qui touche son propre
sexe créant pour ainsi dire un infernal et sadique cercle vicieux que Tillon
nomme « le virus préhistorique » en perpétrant « des homuncules vaniteux et
irresponsables »16 :
Plaignez la génitrice des femelles, et oubliez celle des mâles ! La
première est vouée à une vie d’avilissement, la seconde n’aurait
que faire de vos lamentations, la gratitude d’un seul fils la hisserait
au rand de reine… . (291)
14
Ghita El Khayat. Le monde arabe au féminin, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 43.
Germaine Tillon. Le harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966, p. 22.
16
Ibid., p. 204.
15
292
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B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme
Ainsi s’établit une relation fusionnelle, quasi incestueuse entre la mère
et son fils, définie par Lacoste-Dujardin comme étant une « relation
hétérosexuelle la plus satisfaisante, la plus profonde et la plus
riche d’affectivité »17.
Rejetée et maltraitée par son mari, la mère/amante domine et étouffe
son fils par le poids d’un amour maternel compromettant ; une fois adulte, il
sera à son tour inapte à traiter son épouse avec amour et estime. Le dispositif
est ainsi dupliqué de génération en génération, formant des cercles
concentriques se répétant à l’infini du temps.
Il appert que la mère « négative » n’existe qu’à travers son enfant mâle,
celui-ci donne, en fin de compte, naissance à l’individu/femme qui lui
devient pour cela redevable. Ce substratum que Malek Chebel appelle
« maternel » caractérise la psychologie collective des Arabes :
Une manteralisation, autrement dit un type de consommation
symbolique de la mère à l'égard de son enfant, voire dans certains
cas extrêmes, une véritable relation anthropophagique. Mais
restons dans le cas général : il est trop spécifique de la relation
maternelle maghrébine pour que la tentation de le comparer à
d'autres procédés de manternalisation, notamment méditerranéens,
ne nous saisisse pas18.
Cette ‘anthropophagie symbolique’ est traduite par des attouchements
labiaux que la mère/aimante-amante fait subir à son enfant mâle, forgeant
ainsi ce lien maternel qui scellera à jamais leur relation fusionnelle à
caractère incestueux :
Nos mères, quelle fable ! Elles sont à genoux face à leurs fils dans
elles embrassent le sexe jusqu’à un âge tardif, comme si elles
étaient assoiffées de sexe et de jouissance ; comme si leur frigidité
sous la masse corporelle des époux leur rendait leurs fils toujours
plus attrayants, plus désirables. (248)
Ne reculant devant aucun tabou, Chatti démystifie le statut de la mère
en lui ôtant toute sa gratifiante dimension sacrée pour l’investir d’une toute
autre dimension aussi confuse que compromettante corroborant pour ainsi
dire la théorie de Chebel quant à ce lien maternel :
L'enfant arabe est embrassé sur le pénis, mordu, titillé, sucé,
caressé, happé par cet amour incandescent qui aide à mûrir, mais
qui se réalise en même temps, tout en perdurant le plus longtemps
17
Lacoste-Dujardin. Des mères contre les femmes Maternité…, p. 304.
Malek Chebel. « Mères, sexualité et violence », Andrée Dore-Audibert et Souad Khodja (s.
la dir. de). Être femme au Maghreb et en Méditerranée. Du mythe à la réalité, Paris, Khartala,
1998, pp. 49-59.
18
293
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Créativité littéraire en Tunisie
possible dans l'inconscient adulte-enfant qu'est l'Arabe, le
Maghrébin ou l'Algérien. En effet, pendant quelques mois, parfois
quelques années, une relation étrange se crée entre le couple. Elle
remplace en peu de temps la relation charnelle adulte, se
substituant à l'affection entre parents19.
Par conséquent, la femme maghrébine, arabo-musulmane, fait de son
statut de mère son acte de naissance et le rapport physique mère-enfant se
transforme en une unité psychosociologique qui a pour objectif de combler
le vide d’une vie conjugale caractérisée par la violence et le mépris du
mari/maître ; une violence légitimée et bénie par les traditions et la religion.
Aussi, l’homme se doit-il d’être violent avec sa femme, cela semble faire
partie intégrante de son identité culturelle comme le précise l’auteure sur un
ton ironique très marquant :
L’identité culturelle, c’est peut-être cela, tout simplement. Et nos
hommes méritent, n’est-ce pas, qu’on les félicite d’être toujours
prompts à l’affirmer ! (36)
Le lecteur ne peut qu’être saisi par la dérision si amère, qui caractérise
non seulement cette citation, mais le roman dans son intégralité. Trempée
dans un cynisme flagellant, la plume cinglante de Mounira Chatti n’hésite
point à écorcher les défenseurs d’un islamisme blasphématoire des véritables
et nobles valeurs de l’Islam :
Dans toute cette terre, aucun verset coranique ne fut autant
appliqué littéralement que celui-ci : « Admonestez celles dont
vous craignez l’infidélité ; reléguez-les dans des chambres à part
et frappez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle, si elle vous
obéissent.- Dieu est élevé et grand. » Nos professeurs d’instruction
religieuse nous expliquaient que l’Islam renforça les droits des
femmes en interdisant aux anciens Arabes d’enterrer vives les
filles nouvelles nées. C’était vrai. Depuis, on les tue avant de les
enterrer… . ( 231)
Néanmoins, l’Islam a depuis toujours prohibé la violence, en particulier
la violence faite aux femmes. Le musulman qui bat sa femme ne suit pas
l’exemple du Prophète. Celui-ci était, et est toujours, une référence parfaite
en matière du bon comportement et de la bienfaisance. Il n’a jamais ni battu
ni même injurié l’une de ses femmes, aussi dit-il : « Traitez donc bien vos
femmes et soyez gentils envers elles, car elles sont vos partenaires » ou
encore : « Les meilleurs d’entre vous sont ceux qui sont les meilleurs avec
leurs femmes ».
19
Ibid., p. 171.
294
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B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme
Il est à noter que la traduction française du verset coranique cité par
Chatti ne rend pas compte de toutes les nuances et les subtilités de la langue
arabe classique20. En effet, le terme désobéissance qui traduit le vocable
Noushouz est lié aux engagements du mariage et signifie, dans ce contexteci, la rupture de ces engagements. Donc, « la violence » étant la dernière
étape (la première étant le dialogue (exhortez-les), la deuxième : faire
chambre à part) ne peut s'appliquer que si la femme commet un acte grave
comme séduire un autre homme, par exemple. Il est à préciser aussi que le
châtiment corporel est en fait une correction symbolique. Une connaissance
approfondie du Coran et de la tradition musulmane montre clairement que le
verbe « battre » dans ce contexte coranique ne signifie point « cogner » son
épouse, mais lui faire exprimer sa colère par une tape qui ne laisse pas de
marque, lorsque le dialogue n’arrive plus à casser le mur de
l’incompréhension et de l’incommunicabilité21. L’Islam n’a jamais exhorté
ni la violence conjugale ni prôné la misogynie ; une réinterprétation
objective et rationnelle des versets coraniques, visant la femme et son
rapport avec l’homme, s’impose afin de démêler l’écheveau créé par une
lecture machiste et erronée du Coran :
Je disais que notre société était bloquée par la religion et la
tradition, nous obligeant à vivre dans la frustration sexuelle, la
hichma, la honte, la séparation entre les hommes et les femmes.
(133-134)
L’auteure reprend dans cette citation les poncifs du discours féministe
usités dans les pays arabes22, en arguant que l’étau de la religion serait
incompatible avec les valeurs du féminisme. Il faut donc déconstruire le
savoir traditionnel masculin et rompre avec de toute la jurisprudence
patriarcale, accumulée au fil des générations :
Dans notre territoire rebaptisé l’Ouest ou le coucher du soleil, on
voudrait nous faire croire que le temps et l’être sont parménidiens,
‫َﻭﺍ ﺍ‬
ً ِ‫ﺱﺏ‬
ُ َ‫ﻉ َﻭﺍﺽْ ِﺭﺏُﻭ ﻩ ﺍُﻥ ۖﻑَ ِ ْﻥ ﺃَﻁَ ْﻉﻥ‬
ْ َ‫ﺏ ُﻍﻭﺍ َﻉﻝ‬
ْ َ‫ﻙ ْﻡﻑَ ََّلﺕ‬
‫ﻱَّل ۗ ِ ﺍﻥ‬
‫ﻝَّلﺕِﻱﺕَ َﺥﺍ‬
َ ‫ﻱ ِﻩ ﺍﻥ‬
َ ‫ﻑَ ِﻉﻅُﻭ ﻩ ﺍُﻥ َﻭﺍ ﻩْ ُﺝﺭُﻭ ﻩ ﺍُﻥﻑِﻱ ﺍﻝْ َﻡ‬.‫ﻑُﻭﻥَ ﻥُﺵُﻭ َﺯ ﻩُﻥ‬
ِ ‫ﺽﺍ ِﺝ‬
‫ﺍ‬
َ ‫ﻙﺍﻥَ َﻉﻝِﻱًﺍ‬
َ َ‫ّللا‬
‫ﻙﺏِﻱﺭًﺍ‬
»
34‫اآلﻱﺓ‬, ‫ﻥﺱﺍء‬
‫ﺱﻭﺭﺓ ﺍﻝ‬
21
Lorsque des femmes vinrent se plaindre au prophète Muhammad de violence de la part de
leurs maris, le prophète répondit que ceux-ci n'étaient pas de bons croyants. Il dit : « Traitez
donc bien vos femmes et soyez gentils envers elles, car elles sont vos partenaires », « Les
meilleurs d’entre vous sont ceux qui sont les meilleurs avec leurs femmes ». Hadiths cités par
At-Tirmidi dans al-Jāmi, référence incontournable, une des six compilations de hadith de
l’islam.
22
Sept femmes de Tunisie, d’Egypte et d’Iran ont manifesté samedi 8 mars 2014, toutes nues,
devant la pyramide du Louvre à Paris, à l’occasion de la Journée mondiale de la Femme. Ces
femmes ont manifesté contre la lapidation des femmes dans le monde arabe et musulman.
Elles sont contre la chariâa, la burqa, le voile, le sexisme… Une manifestante tunisienne a
indiqué qu’il y a eu une révolution et qu’elle a le droit de faire ce qu’elle veut de son corps.
20
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Créativité littéraire en Tunisie
figés, immuables. Hélas, trois fois hélas ! Chez nous, il y a tant de
choses qui contredisent le fameux principe d’Héraclite : « À ceux
qui descendent les mêmes fleuves surviennent d’autres et d’autres
eaux ». Nos hommes et nos femmes se baignent toujours dans les
mêmes eaux stagnantes, pourries, puantes, et personne ne
s’insurge ! La femme est un être inférieur et personne ne proteste !
La femme est battue, et personne ne proteste ! Qu’est-ce donc
cette civilisation édifiée sur la misogynie et la violence ? Qu’estce donc cette société qui a choisi de s’amputer de son deuxième
sexe ? De la haine de la féminité découlent toutes les autres
haines, la haine du temps, et du mouvement. Voyez seulement où
nous en sommes : nous sommes dans le précipice. Si la révolution
ne survient pas, que les hommes et les femmes de notre clan
s’anéantissent, que nos noms s’éteignent, que nos traces
s’effacent ! (164-165)
Exaspérée, Chatti accuse les rétrogrades de l’Islam de faire sombrer les
sociétés arabo-musulmanes dans les abysses de la décadence en nourrissant
et exhortant une mentalité machiste qui continue de considérer la femme
comme un sexe. La haine de la féminité, à l’origine de la haine de l’autre,
« refuse le nouveau, tourne vers le passé, produit la répétition et
dépersonnalise »23. C’est pourquoi l’auteure crie haut et fort son hérésie24 :
« la femme que je voulais être, c’était une hérésie » (156). Elle en est
d’ailleurs fière, puisque « hérésie » et « nouveauté » en arabe ont la même
étymologie25.
En 2009, Chatti avait déjà senti que la Tunisie était à l’aube d’une
révolution : La Révolution du Jasmin, à laquelle les femmes tunisiennes ont
participé activement aux côtés des hommes et leur a permis d’accéder à
certaines libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, la liberté
de la presse, la liberté de porter ou non le voile :
L'arbre du Printemps arabe vient de donner ses premiers fruits en
Tunisie. C'est la première fois qu'un pays arabe et musulman
inscrit dans sa nouvelle Constitution l'égalité entre l'homme et la
femme (« Les citoyennes et citoyens sont égaux devant la loi sans
discrimination »). En même temps, il a réussi à mettre de côté la
charia en instaurant la liberté de conscience (« L'État est le gardien
de la religion. Il garantit la liberté de conscience et de croyance et
le libre exercice du culte »). Il garantit aussi la liberté d'expression
23
M.-C. Defores. Le chemin de connaissance, Gretz, CVR, 2005, p. 39
Hérésie en arabe veut dire ‫ﺏﺩﻉﺓ‬:
25
L’auteure le précise en note infra-paginale à la page 156.
24
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B. Ben Bella – Sous les pas des mères de M. Chatti ou l’émancipation de la femme
et interdit la torture physique et morale (« La torture est un crime
imprescriptible »)26.
Il est évident que la Révolution tunisienne a été approuvée, applaudie et
bénie par Tahar Benjelloun, l’a-t-elle été par Mounira Chatti en tant que
citoyenne tunisienne ?
26
Le Point.fr - Publié le 22/01/2014 à 10:11, http://www.lepoint.fr/invites-du-point/tahar-benjelloun/ben-jelloun-la-nouvelle-constitution-tunisienne-est-revolutionnaire-22-01-20141783017
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Créativité littéraire en Tunisie
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Ana SOLER
Université de Saragosse
Espagne
Bleu de Ridha BOURKHIS :
Conception poétique de l’écriture
L’œil à lui seul, n’est-il pas une beauté lumineuse ?
Ne porte-t-il pas la marque du pancalisme ?
Il faut qu’il soit beau pour voir le beau. […]
Sans un œil bleu, comment voir vraiment le ciel bleu ?
Gaston Bachelard
« Ouverture » souligne d’entrée de jeu le thème qui va sillonner la prose
de Ridha Bourkhis, le leitmotiv qui la traverse et résonne dans chacun de ces
courts récits : la mer1. Elle est l’espace du bonheur suprême, celui où se
déploie l’amour, le cadre qui enraye la fadeur de l’existence et donne des
ailes à l’individu. Elle constitue le philtre magique qui propulse
l’imagination du narrateur, le menant vers des rêves illimités. C’est
l’élément prisé par l’imagination matérielle bourkhisienne et sa prégnance
dans Bleu2 s’apprécie par la profonde empreinte poétique qu’elle va y
estampiller3. Simone Bernard affirme que « […] la poésie n’est pas réservée
à une forme ni à un genre particuliers. Elle est vision du monde et une
expérience spirituelle beaucoup plutôt qu’une technique et qu’un ensemble
de procédés. Aussi l’expérience intérieure du poète, son attitude devant
l’univers commandent-elles seules la forme poétique à employer »4. Ainsi,
les nouvelles de Bourkhis, par leur style et l’émotion qu’elles exhalent,
partagent des traits qui pourraient les assimiler à des poèmes en prose5.
1
L’hégémonie de celle-ci s’apprécie formellement par la récurrence de ce vocable dans Bleu,
où il apparaît quarante-six fois, dans un total de soixante-dix-sept pages.
2
Ridha Bourkhis. Bleu, Paris, L’Harmattan, 2010. Toutes les références à ce recueil de
nouvelles se rapportent à l’édition citée dans la bibliographie finale.
3
Anne-Marie Bence parle d’un phénomène d’enchantement : « Le mot n’est pas trop fort. Il
n’est qu’à entrer dans Bleu […] pour être touché par la grâce. Sa poésie nous élève… et nous
bouleverse », « Enchantement », Missives, Nº 264, 2012, p. 100.
4
S. Bernard. Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Nizet, 1994, p. 765.
5
Bernard décrit les conditions nécessaires qui distinguent un poème en prose d’un fragment
de prose plus ou moins travaillé : « brièveté, intensité, gratuité sont pour lui, non des éléments
de beauté possibles, mais vraiment des éléments constitutifs sans lesquels il n’existe pas ; et
d’autre part il y a dans tout poème en prose à la fois une force d’anarchie destructrice, et une
force d’organisation artistique, et c’est de cette union des contraires que vient son
« dynamisme » particulier », Ibidem, p. 763. Cependant le sous-titre apparaissant sur la
couverture du recueil indique la considération générique que l’auteur lui-même a désiré leur
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Créativité littéraire en Tunisie
Trois grands axes sémantiques vertèbrent Bleu et constituent, à notre
avis, les piliers fondamentaux de l’existence de l’écrivain : l’amour,
l’écriture et l’engagement social. Intimement imbriqués entre eux, ces
thèmes majeurs demeurent profondément ancrés dans l’azur de sa Tunisie
natale et témoignent de l’influence de ce cadre, constellé d’éléments
gravitant autour de la mer et du ciel.
Ode à l’amour
L’espace marin apparaît comme l’univers idéal pour exalter le
sentiment amoureux. Illuminé par l’azur du ciel, ancré dans la sphère du
rêve, bien à l’abri du passage érosif du temps, l’amour s’y déploie dans toute
sa splendeur. La mer agit comme un antidote6 contre « la grisaille menaçante
et [l] es fantômes enfouis dans les ténèbres » (« Bleu », 32). La dichotomie
lumière vs ténèbres est mise en avant à travers le déploiement d’une isotopie
marine. Des suggestions tactiles, visuelles, sensorielles et auditives liées à la
sphère de la mer foisonnent pour décrire la personne aimée7. De nombreux
éléments descriptifs convergent vers un tout complexe, où l’attitude
esthétique de l’auteur construit un effet d’idéalisation à travers la rupture
avec le réel. Pour tisser ce rapprochement entre l’élément aquatique et la
femme, la stratégie scripturale de Bourkhis repose sur la récurrence de la
palette chromatique du bleu pour dépeindre les traits physiques ou
psychologiques féminins, associés au milieu marin8. Ainsi, métamorphosée
en créature féérique, l’aimée « arrime sa barque à ce rêve bleu » (« Bleu »,
32) ou porte « une robe bleue » (« Jour nouveau », 46).
Mais, le poète va encore plus loin et dresse un parallèle métaphorique
entre l’âme sœur et une maison qui serait bâtie sur la mer, et qui
assigner. Ridha Bourkhis, professeur à l’Université de Sousse, se consacre non seulement à la
publication d’ouvrages universitaires spécialisés mais aussi à la création scripturale : ainsi at-il publié un roman, des nouvelles mais aussi des recueils de poésie, montrant ainsi sa grande
versatilité littéraire. Déjà en 2001, Jamel Zran le citait en exemple dans son article « Écrivain
et édition de la littérature tunisienne d’expression française », Le Maghreb Littéraire, Vol. V,
No 9, p. 86.
6
En Orient, le bleu est encore aujourd’hui censé protéger contre le mauvais œil. Cf. Marianne
Oesterreicher-Mollwo, Dictionnaire des symboles; traduit et mis à jour par Michèle Broze et
Philippe Talon, Paris, Brepols, 1992.
7
« Rester avec elle, […] écouter la vie murmurer dans la chevelure de la mer … » (« Habiter
l’Aimée comme une maison sur la mer » p. 29) ; « plus rassurante que la mer » (« Plus belle
que la lune » p. 23).
8
De tous les traits qui dépeignent la Méditerranée, Tahar Ben Jelloun met en exergue « son
bleu [qui] est une marque indélébile qui fascine et hypnotise ». Paradoxalement, les Arabes
l’appellent « la mer blanche médiane » de là le titre de cet article benjellounien. « La mer
blanche du milieu », Le Magazine littéraire, 498, juin 2010, p. 25. Il faudrait cependant
remarquer que la Méditerranée n’est jamais citée dans Bleu. Cette absence justifie le primat
de l’élément maritime sur l’espace géographique et donc sa considération générique et
symbolique au détriment de sa situation locale en tant que carrefour culturel ou lieu d’ancrage
historique.
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Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture
représenterait le summum de son idéal existentiel et la matérialisation de « la
maison promise » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 29) ?
Cette demeure, ouverte à l’immensité de l’azur, dotée d’une porte « bleue
d’un bleu délicieux » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer »,
27), donne sur un verger, aux caractéristiques propres d’un locus amoenus.
En effet, la lumière y est abondante, l’air demeure pur, et la nature
exubérante regorge de fleurs et d’arbres fruitiers, gonflés de « sève
printanière » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 28). Le
chant des oiseaux9 se joint au clapotis de l’eau pour parfaire cet univers
idyllique, si propice à l’épanouissement du sentiment amoureux10.
L’eau de mer, origine de la vie11 acquiert aussi le symbolisme de la
mort, en devenant l’ultime demeure que les amoureux désirent intégrer, au
fond de l’immensité bleue. Deux nouvelles reproduisent scrupuleusement le
même passage, « Bleu » (33) « Écriture » (35) : « […] j’aimerais qu’on nous
creuse une ultime demeure au fond de cette mer et que nous y restions
ensemble, unis par l’amour et la mort, jusqu’à l’éternité !... » . La mort ne
possède point, ici, un caractère funeste mais apparaît euphémisée, car elle
suppose la continuité d’une existence vécue en parfaite harmonie avec l’être
aimé et avec la mer comme toile de fond12. Trouver l’âme sœur a constitué
pour le poète une tâche longue et ardue, où il a longtemps essuyé les
sarcasmes de son entourage, lui reprochant son manque d’attache. Mais, il
refusait de se résigner à vivre « dans une maison où on meurt » (« Habiter
l’Aimée comme une maison sur la mer », 27), comme le font beaucoup de
ses congénères, se contentant de « maisons offertes » (« Habiter l’Aimée
comme une maison sur la mer », 26). Il renie des mariages
arrangés « construits sur le vide et sur l’imposture » (« Plus belle que la
lune », 22), d’une épouse imposée par le temps qui presse ou les
circonstances familiales ou sociales, car l’amour est ennemi de l’impatience
et de la préméditation. Il découle d’un instant magique, où nature et poésie
9
Les oiseaux représentent un élément très prisé par le poète qui ne fait défaut que dans le cas
des maisons inhospitalières, qui, elles, « sont désertées par les oiseaux » (« Habiter l’Aimée
comme une maison sur la mer », 27). De plus, cette nouvelle porte la dédicace « À mon Petit
oiseau, Amirissa », son épouse, ce qui souligne l’appréciation méliorative accordée à cette
image par l’auteur. Dans « Plus belle que la lune », la femme aimée apparaît également
désignée comme « le petit oiseau promis par les étoiles » (22).
10
Sur les caractéristiques du locus amoenus consulter les pages 280-286 de l’ouvrage d’Ernst
Robert Curtius. Literatura europea y Edad Media Latina (tome 1), Madrid, Fondo de Cultura
Económica, 1976.
11
L’œuvre camusienne récrée ce thème très général de « la mer, comme symbole de la vie
dans ce qu’elle a de fondamental, de dynamique, et de continu », Paul A. Fortier. Une lecture
de Camus : la valeur des éléments descriptifs dans l’œuvre romanesque, Paris, Klincksieck,
1977, p. 61.
12
Dès son « Ouverture », cette ambivalence ontologique de la mer apparaît comme le
soulignent les deux premiers vers : « La plus heureuse des mers /Est celle où nous sommes
venus rêver et mourir » (15).
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s’unissent pour découvrir, à qui sait attendre, la « créature féérique […]
semblable […] à la câline étreinte de la brise marine » (« Bleu », 32) avec
qui il découvrira une existence « princière ». Ce terme (ainsi que ses formes
dérivées) abonde dans Bleu pour qualifier de manière positive tout ce qui a
trait à la personne aimée13. Cette dernière est souvent désignée par le vocable
« Princesse »14, et sa description physique ou celle des éléments qui
composent sa sphère existentielle demeurent, toutes deux, empreintes de ce
qualificatif15. Dans la lignée de cette laudatio à la femme, se situerait la
volonté bourkhisienne de la présenter comme l’axe cosmogonique, l’Axis
mundi, symbole de l’union entre le ciel et la terre16, porteuse du « ciel sidéral
[…] dans le creux de [s] a main » (« Jour nouveau », 46).
La description du sentiment amoureux se réalise de manière feutrée, à
travers un entrelacs d’images et de métaphores qui parviennent à contenir
tout élan effusif dans l’implicite. La pudeur narrative est donc de mise dans
l’exaltation de l’amour partagé, gorgée de lyrisme et forte de sous-entendus.
Les seules parties corporelles impliquées dans le rapport amoureux et que le
poète décrit sont les yeux et la bouche. Le regard outrepasse son pouvoir
d’attraction - curieusement, le regard féminin détient le pouvoir d’attraction
et d’emprise sur l’homme, qui ne peut ni ne veut17 s’y résister18 - pour
acquérir un sens métaphorique nouveau. Par le biais de l’euphémisme, il
symbolise le corps, dont il adopte les mouvements et la malléabilité : « leurs
13
Le plus souvent dans le domaine sentimental mais aussi dans celui de l’amitié, comme dans
le cas de « Jour nouveau » (47), où les vrais amis sont référés comme « Princes et
Princesses ». Bourkhis a dédicacé ses Éléments de rhétorique à ses « Princesses », on suppose
qu’à son épouse et à ses deux filles, nommées, cette fois, de manière explicite dans la
dédicace de son essai Georges Shehadé. L’émotion poétique, Paris, L’Harmattan, 2009. On
peut y lire une véritable déclaration d’amour, très en accord avec la thématique du livre : « À
ma femme Amirissa et à mes filles Ritèje-Yasmine et Tej el-Molk pour l’émotion vive et
belle qu’elles me donnent en permanence ». L’auteur rend spécialement hommage à ces deux
dernières, en leur dédiant Bleu.
14
Dans « Plus belle que la lune » (21 et 22), « Écriture II » (43) et dans « La magicienne »
(19).
15
Elle revêt un « air princier » (« Plus belle que la lune », 21) ; la porte de sa maison est
« princière » (« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer », 27) ; ses fenêtres sont
« princières » également (« Jour nouveau », 46).
16
« […] fée descendant de la lune ou […] apparition sortie de la brume […] ou de la mer »
(« Plus belle que la lune », 21).
17
Une allusion à la mythologie grecque s’établit entre la puissance irrésistible de ces rets
visuels et l’attirance d’Ulysse par le chant des sirènes. Mais, il y aurait ici une différence
fondamentale avec le mythe grec, car le poète avoue sa disposition à succomber
volontairement à ce charme, afin de mourir avec l’aimée. Ces créatures perdent ainsi leur
symbolisme négatif comme dangers dissimulés derrière une apparence séduisante. Elles ne
cachent point, comme le suggère Marianne Oesterreicher-Mollwo, de fortes tendances
autodestructrices, car la mort ne supposerait pas pour le poète, le terme de l’existence mais
bien un continuum du bonheur que celle-ci lui procure. Cf. Dictionnaire des symboles ;
traduit et mis à jour par Michèle Broze et Philippe Talon, op.cit., p. 284.
18
« Tes yeux qui me prennent, me retiennent » (« Ouverture », 15).
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Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture
regards complices qui s’appellent, se pénètrent et s’entrelacent » (« Bleu »,
32). Quant à la bouche, deux seules références dans tout le recueil font
allusion explicitement au contact charnel. Toutes deux mettent en avant le
sens du goût, preuve irréfutable de l’attouchement : « bouche savoureuse »
(« Jour nouveau », 46), « bouche […] charnue et savoureuse qui lascivement
s’ouvre et se donne » (« Bleu », 32). Cette dernière nouvelle se révèle la plus
osée, par la mention quelque peu plus explicite qu’elle réalise de l’union des
deux amants. Cette licence se justifie sans doute par sa nature onirique. Pour
le reste, « Ouverture » fera allusion à leurs « corps éprouvés » (15) et « Jour
nouveau » livrera à travers la figure rhétorique de l’ellipse « Empli de toi, de
ta musique et de ta danse » (45), une image très chaste de la possession
charnelle, grâce à l’atténuation introduite par les deux derniers compléments
de l’adjectif.
Dans « La magicienne », Bourkhis réalise également une ode à l’amour,
paternel cette fois, à travers la célébration du miracle de la vie. L’auteur y
exprime le bonheur infini ressenti par un père devant la naissance de sa
fille19. L’apparition de cette nouvelle vie se réalise au sein d’un halo de
lumière, qui émane de cette petite créature et atteint une envergure
cosmique, « baigna [nt] la terre et le ciel » (17). Ce bébé, miracle de la
nature, se hisse déjà au rang des élus, comme le signale le symbolisme
luminaire qui l’accompagne. En effet, comme le souligne Chevalier et
Gheerbrant, dans les traditions de l’Islam, la lumière est avant tout symbole
de la Divinité et Allah guide vers Sa lumière qui Il veut :
[…] la lumière est la connaissance. […] en Islam, En-Nûr la
Lumière est essentiellement identique à Er-Rûh, l’Esprit. […] de
par le monde, la révélation la plus adéquate de la divinité
s’effectue par la lumière. Toute épiphanie, toute apparition d’une
figure ou d’un signe sacré est entourée d’un nimbe de lumière
pure, astrale, auquel se reconnaît la présence de l’au-delà. […] La
lumière symbolise constamment la vie, le salut, le bonheur
accordés par Dieu, qui est lui-même lumière.
La sacralisation de la naissance d’une fille, considérée ici comme une
récompense du Ciel, s’oppose frontalement à la mentalité rétrograde d’un
certain secteur de la population arabo-musulmane, pour qui un nouveau-né
de sexe féminin suppose une déception dans le meilleur des cas et une
punition divine dans le pire. La promesse paternelle de la protéger et de
l’aimer sa vie durant assure avec « une fidélité absolue » (17) la continuité
de cette relation20 bien au-delà de la puberté, période où peut se produire une
19
Bourkhis a dédicacé cette nouvelle à Ritèje-Yasmina, sa propre fille, ce qui pourrait
représenter un gage de son empreinte autobiographique.
20
Les chaînes d’or tendues de « son petit cœur de fée à son cœur à lui » (18) en constituent un
sceau.
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éventuelle distension des relations père/fille. Ce rôle protecteur s’apprécie
également à l’inverse ; ce bébé possède des vertus lénifiantes, qui procurent
à l’heureux papa une sensation de plénitude : « il sentit couler les rivières et
s’épanouir les clairs ruisseaux » (18). De plus, la nuit, associée dans le
recueil au symbolisme négatif du régime diurne, perd son caractère néfaste
et demeure ici euphémisée par cette présence. Elle se mue en jour, devenant
source de lumière, par la grâce de cette « magicienne » (18). Celle qui l’a
enfantée dans la douleur, sa mère, reçoit-elle aussi ce qualificatif. Génitrice
et amante, elle est également, à l’image de la femme aimée bourkhisienne,
« Princesse » et « maison bleue ouverte sur la mer » (19).
La création scripturale
Des quatorze nouvelles composant Bleu, six représentent des narrations
homodiégétiques21. Deux d’entre elles « Écriture » et « Écriture II » soustendent des notions liées au processus scriptural, comme l’autofiction, le
rapport narrateur/narrataire ou les niveaux narratifs. Elles soulignent l’intérêt
que suscite la narratologie pour Ridha Bourkhis et sa maîtrise des procédés
structuraux mis en place dans une œuvre littéraire. Elles contemplent une
mise en abyme de l’acte d’énonciation, par le biais de laquelle l’auteur
prétend jouer entre les concepts de réalité et fiction. Il ne peut répondre à la
question posée par une voix anonyme sur le lien virtuel entre la troisième
personne de l’hétérodiégèse et « un Je masqué » (36). La disparition des
preuves qui auraient pu certifier l’existence des femmes qui l’ont aimé ou
qu’il a aimées (photos, lettres d’amour) le font douter de la réalité même de
ces relations amoureuses. De plus, il souligne le peu d’intérêt que revêtirait
la narration de sa propre vie pour son narrataire. Dans « Écriture II » cette
même voix anonyme, qui s’adresse à l’auteur pour émettre des jugements sur
son récit, s’introduit dans la diégèse22, se métamorphosant en un « être de
papier » (42). Le recours à ces procédés narratologiques et ce jeu de cachecache décrit dans ces deux nouvelles, au titre si explicite, ne sont pas
gratuits. Il s’agit d’un clin d’œil de Bourkhis, désirant ainsi dérouter le
lecteur, en prônant d’emblée, sa volonté de mêler à dessein son expérience
personnelle et sa création fictionnelle.
Ces différentes narrations permettent de sonder la personnalité du poète,
à travers des traits de caractère qui reviennent maintes fois dans le recueil.
Les termes « rêveur »23, « romantique […] anachronique »24, « idéaliste »
(« Plus belle que la lune », 22) ainsi que les qualificatifs se référant à
21
« Ouverture », « Des mots et des ailes », « Jour nouveau », « Initiation à l’obscur »,
« Écriture » et « Écriture II ».
22
L’écrivain avoue que « [s]es feuilles roses [sont] remplies d’elle » (43).
23
« Habiter l’Aimée comme une maison sur la mer » (25).
24
« Écriture » (37) ; « Plus belle que la lune » (22) ; « Habiter l’Aimée comme une maison
sur la mer » (25).
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Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture
l’innocence (candide25, naïf26, fragile), convergent pour dépeindre un être
délicat, émotif et attentionné, pourvu d’une grande sensibilité. Ce portrait
s’écarte de l’homme, au comportement viril, fréquemment mis en scène dans
la littérature maghrébine d’expression française. Le protagoniste fait montre
d’un sentimentalisme qui le mène à pleurer devant la femme qu’il aime, ce
qu’il reconnaît aller à l’encontre des us et coutumes de la mentalité arabomusulmane27.
De nombreuses allusions à un tréfonds peuplé de « déboires […]
trahisons et de coups de rames », de « traîtrises » (« Des mots et des ailes »,
49 et 51) et marqué par « les turpitudes des esprits insanes [et] les noires
jalousies » (« Jour nouveau », 45) soulignent sa nature tourmentée. Il
s’insurge contre les personnes du monde littéraire et du milieu professionnel
qui lui ont fermé leur porte. Elles deviennent la cible de ses dards28 et leur
nature abjecte et dégradante est soulignée par la matière boueuse avec
laquelle il les assimile : « misère fangeuse », « flots bourbeux » (« Des mots
et des ailes », 50). Face aux matières visqueuses liées aux symboles
catamorphes et à l’obscurité néfaste de la nuit s’érigent les symboles
ascensionnels liés à l’air et à la lumière. L’« étoile sultane » (« Des mots et
des ailes », 51 ; « Jour nouveau », 46) le protège29 contre les méfaits de ses
ennemis et le bleu agit comme l’antidote pour combattre les « ombres
dévastatrices de la nuit » (« Bleu », 31) et les affres de la solitude. À
l’imagination matérielle liée à la terre et aux images négatives apparentées à
celle-ci s’oppose alors le phantasme aérien, associé à la verticalité de l’arbre,
la transparence du bleu, l’absence de pesanteur et le vol30, l’accès à la
hauteur et à la souveraineté : « Je danse d’un minaret à l’autre et me
suspends aux nuages et aux étoiles. […] J’éclate au ciel (« Des mots et des
ailes », 51 et 52). L’élément maritime se joint également pour parfaire cette
tâche d’épuration dans l’esprit du poète31 et le songe devient un exutoire face
25
« les démons […] se riaient de ma candeur « (« Jour nouveau », 46).
« Écriture » (36).
27
« Les hommes, les mâles, ne pleurent pas ! » (« Plus belle que la lune », 22).
28
« vautours de paille et de papier » ; « intellectuels de pacotille qui se noient dans leurs
vomissures et sermons stercoraires », avec leur « fiel venimeux » et leurs « noires rancunes »
(« Des mots et des ailes », 50 et 51).
29
Selon Chebel, le Coran attribue aux étoiles filantes un attribut de protection, contre les
démons indiscrets qui s’approcheraient du ciel pour y entendre le murmure divin.
Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation, Paris, Albin Michel,
1995.
30
« […] dans le règne de l’imagination, le vol doit créer sa propre couleur. Nous nous
apercevrons alors que l’oiseau imaginaire, l’oiseau qui vole dans nos rêves et dans les poèmes
sincères ne saurait être de couleurs bariolées. Le plus souvent, il est bleu [quand] il monte »,
Gaston Bachelard. L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José
Corti, 1987, p. 80.
31
« face […] aux démons qui terrorisent sa mémoire, face aux leurres et petitesses déferle
[…] une marée chantante et folle, horizon de saphir ou de turquin » (« De l’autre côté du
rêve », 53).
26
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à la triste grisaille quotidienne peuplée de médiocres qui cerne notre rêveur.
Son imaginaire vole alors pour éviter la persécution des « misérables et
tocards qui ont perdu leur temps à le casser » (« Plus belle que la lune », 23).
Rêve32 et azur apparaissent comme deux forces indissociables, unissant
leur pouvoir pour combler l’existence du poète, afin qu’il parvienne à
surmonter ses moments de pessimisme33. Sur ce point, il convient d’établir
une dichotomie quant à l’élément aqueux. Si la mer évoque quiétude et
harmonie et enlace avec l’amour partagé, la lumière et le bonheur de vivre,
l’océan, quant à lui, représente un espace déstabilisateur, lié à la solitude, à
la tristesse et à la mort. Associé au pathétique, le milieu océanique implique
deuil et nostalgie et introduit une touche de mélancolie qui jure avec la
vitalité et l’énergie qu’apporte l’étendue marine34. Dans « Il tombe des
sanglots sur l’Atlantique », le ciel bleu et l’élément aérien, encensés par
l’imagination matérielle dans les autres textes, se métamorphosent en un
espace malsain et négatif, ancré dans l’univers urbain, où la nature endiguée
apparaît assombrie et terne : « étoile en pleurs » (61), « rivières qui vont
mourir dans l’océan », « lac de tristesse » (62). La reprise de l’incipit pour
clore la nouvelle souligne le spleen du poète, son désespoir face au néant qui
le menace et qui se montre insurmontable : « Sur les fenêtres de la ville, il
tombe des oiseaux blessés, du vague à l’âme et mille ans de solitude » (61).
Mais heureusement, l’écriture s’érige comme un exutoire pour contrer
ces chimères et, grâce aux mots, le poète peut recréer un monde différent,
exempt d’êtres mesquins et malveillants dont la fourberie choque avec sa
nature innocente, et un univers où l’amour aurait une place de choix : « je
vivais dans les mots, par les mots, ce que cette réalité était incapable de me
donner » (« Écriture », 37). Renaissant de ses cendres, tel l’oiseau Phénix35,
après ses moments d’abattement, il entonne l’hymne à l’espérance avec
encore plus de brio comme dans « Jour nouveau », riche en images liées à la
thématique du renouveau : « poème toujours inachevé », « métaphores
32
Les références à ce terme ou à ces dérivés apparaissent nombreuses dans l’œuvre, ainsi
peut-on en compter soixante-sept.
33
Lorsque la réalité apparaît si grise et douloureuse, qu’il est difficile de la traverser sans
dommages, ce qui le plonge dans l’abattement et la mélancolie. Il craint alors son impuissance
pour poursuivre son rêve et l’emprise sur lui de cet environnement malsain.
34
L’on ne peut, sur ce point, éviter un rapprochement avec la pensée chateaubriandienne qui
révèle, elle aussi, cette considération dichotomique, comme le souligne Maija Lehtonen :
« Les deux mers qui dominent l’œuvre de Chateaubriand, l’Océan qu’il qualifie de " triste " et
de " sauvage " et la Méditerranée aux rivages " enchantés ", éclairée par une lumière dorée,
[…] semblent correspondre aux deux aspects de son âme et inviter à des rêveries différentes.
[…] Si l’Océan est […] un aspect de ce vide immense au milieu duquel Chateaubriand aime
se dresser en spectateur triste et solitaire, la Méditerranée, […] l’attire par sa beauté
harmonieuse, par la promesse d’un bonheur limité, d’une volupté raffinée. » Maija Lehtonen.
« Chateaubriand et le thème de la mer », Cahiers de l’Association internationale des études
françaises, 21, 1969, p. 197.
35
Symbole que reprennent « Des mots et des ailes », (52) et « Plus belle que la lune », (23).
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Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture
enceintes », « joyeuses étrennes » (46). La possibilité d’une société autre
devient tangible et l’avènement d’un avenir prospère se dessine derrière la
lumière qui inonde les murs de la ville, dans une claire victoire sur les
ténèbres nocturnes, à travers la voie du rêve et de l’imagination.
L’engagement social
Le style empreint de lyrisme et de poéticité de Bleu36 n’en est pas moins
approprié pour sous-tendre la dénonciation de certains abus et violations des
droits de l’homme. Le poète, « enclin à sympathiser avec les êtres blessés »
(« Écriture », 37), s’élève en défenseur des victimes de violence auxquelles
il apporte leur soutien. Dans « Sourire par-dessus la vallée des larmes » il
s’insurge contre le régime communisme des Viêt-Cong, qui, après avoir
libéré leur pays et s’être installé au pouvoir, a instauré un système
dictatorial, fondé sur la répression et la terreur. L’isotopie de la barbarie
s’apprécie également dans les références aux peuples opprimés, impliqués
dans différents conflits armés37. Cependant, les femmes de la société arabomusulmane constituent les personnes violentées sur lesquelles Bourkhis se
détient tout spécialement. Considérées par un secteur de la population
comme mineures à vie, certaines se trouvent contraintes, encore maintenant,
à endurer la claustration et à accepter un mariage arrangé. Ces deux fléaux
sociaux, cibles de la dénonciation bourkhisienne, rongent l’existence
féminine, stigmatisée par l’amour imposé et la solitude.
« De l’autre côté du rêve » et « Vers la prairie de lumière » mettent en
scène, précisément, une héroïne aux prises avec un entourage familial
hostile. La protagoniste de cette dernière ne peut surmonter l’éducation reçue
par une famille castratrice, qu’elle décrit comme « ses bourreaux » (59), dont
elle a souffert, depuis toute petite, les mauvais traitements. L’isotopie de la
détresse et de la douleur se déploie tout au long du bref récit, soulignant la
présence d’un profond pessimisme causé par le caractère irrémédiable de
cette angoisse existentielle. La mer, élément moteur et cathartique pour les
héros bourkhisiens, perd ici son aura bénéfique et sa nature protectrice. Elle
n’agit plus comme un baume pour apaiser les affres et guérir le spleen de la
vie quotidienne. Le chromatisme du bleu fait place au blanc, couleur
associée au deuil et l’univers aquatique disparaît pour faire place à un milieu
aride : « existence blanche et sèche » (59). Ce double virement dans la verve
créative de l’auteur révèle le sceau implacable de la mort, qui a eu raison du
rêve et a tronqué toute espérance d’avenir.
Face à cette issue funeste, la nouvelle « De l’autre côté du rêve » offre,
quant à elle, une vision plus optimiste. Elle dépeint également un foyer, lié à
36
Patrick Navaï affirme au sujet de Ridha Bourkhis qu’il « réussit l’exploit de faire de ses
nouvelles de véritables poèmes » ; « La couleur bleue, la mer, la femme », Missives, Nº 264,
2012, p. 101.
37
« Palestiniens, […] Irakiens, […] Algériens, […] Kosovars, […] Tchétchènes, […]
Libanais » (« Des mots et des ailes », 51).
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un univers carcéral, décrit par des symboles thériomorphes associés à
l’imagination matérielle. L’air adopte les propriétés néfastes de la pesanteur,
de l’enfermement et de la noirceur : « épaisse nébulosité du ciel », « nuées
noires », « vents contraires », « ailes […] lourdes », « ailes cassées » (53, 54
et 56). L’impossibilité pour l’héroïne de voler et sa « chute libre » (56)
manifestent son absence de liberté et font allusion au schème catamorphe de
la descente non maîtrisée. L’eau - la mer exceptée -, présente également un
côté agressif, matérialisé par les « lourdes pluies » (54) qui, elles aussi,
s’allient aux éléments aériens pour éviter tout envol. Par contre, l’élément
marin, d’une beauté irréelle, devient le pendant de la terre promise, en
version aquatique. Ainsi, après plusieurs tentatives vaines pour vaincre la
gravité, échecs soldés par de multiples blessures, la femme, fortifiée et ailée
par cet univers maritime environnant, va parvenir à surmonter ces insuccès
pour continuer sa lutte. Une lueur d’espoir clôt la narration qui se termine
avec la velléité de la protagoniste de se fondre avec la mer, dans une claire
exaltation de l’eau, comme symbole du début et de la fin de la vie, l’alpha et
l’oméga.
« Plus belle que la lune » se présente comme le contrepoint à ces deux
nouvelles. Elle encense la ténacité et la patience de l’homme qui a su résister
à la pression des normes sociales et qui se verra finalement gratifié par
l’union avec son âme sœur : « récompense de Dieu pour toutes ces années où
il a préféré la solitude aux ménages arrangés, truqués […] construits sur le
vide et l’imposture » (22). L’amour et la passion triomphent sur « la
méchanceté du monde » (22) et les deux amants ont eu le dessus dans le
combat livré avec les « sceptiques [les] jaloux et […] la vermine » (23) qui
s’interposaient entre eux. Le chantre de l’amour réalise, de nouveau, une
louange à la vie et à la poursuite des rêves, en appelant à l’insurrection
contre l’arbitraire et l’injustice38.
En concédant à cette gratification une nature divine, Bourkhis désire
mettre en relief la légitimité de cet acte de rébellion en soulignant l’absence
de toute irrévérence religieuse de sa part. Il met en avant la carence de
fondement religieux de certains préceptes sociaux, afin d’éviter
l’intoxication doctrinaire délibérément provoquée par les islamistes
radicaux. C’est précisément contre eux qu’il a écrit « Initiation à l’obscur »,
récit allégorique de la montée du radicalisme religieux. Cette nouvelle met
en évidence la vulnérabilité des exclus de la société, victimes propices, du
fait de leur désespoir, à être dominées. N’ayant plus rien à perdre, leur
endoctrinement résulte très aisé.
38
Comme le reflète l’antithèse présente dans cette exhortation : « Vivre, oui, […] lorsque tout
se manigance, pour essayer de le tuer, enfin ! » (23).
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Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture
Le protagoniste, un paria de la société, enterre son passé pour effacer
toutes les vicissitudes endurées au niveau familial et social39 et en finir avec
sa vie. Le vieillard à la barbe blanche, qui va le prendre sous sa coupe se
présente comme son guide spirituel. Son prêche vise à l’endoctriner pour le
manipuler à sa guise, le transformant en un être malléable, à la volonté
annulée, fidèle à son maître. Le gros livre que le néophyte doit « avaler tout
d’un coup » (69), sans réfléchir, souligne le caractère abrutissant et sectaire40
de l’apprentissage auquel il est soumis. La pénétration dans la grotte
s’assimile à un descensus ad inferos. La cendre, élément apparenté aux actes
des mécréants41, représentation de la valeur résiduelle par excellence et
incarnation de la « nullité liée à la vie humaine »42 jonche le sol de cet
espace. Les symboles thériomorphes renforcent la présence d’un locus
horribilis, associé à la destruction et à la mort, « comme si on venait d’y
calciner des cadavres, des taupes, des araignées » (68). Cette nappe cendrée
où le protagoniste s’empêtre et dont, par mimétisme, il adopte la couleur et
l’odeur, représente la matière molle, avilissante, qui l’attire vers le monde du
bas. Il ne s’agit pas de la pâte, promesse de construction future, mais d’une
masse assimilée à une substance néfaste. Le vieillard indique à son élève
qu’il piétine en réalité des matières précieuses : de la soie et de l’or. Ce
mensonge signale la présence d’un axe sémantique de l’être vs paraître qui
va se déployer tout au long de cette histoire. De même, l’homme barbu
convainc subtilement sa victime de fermer les yeux afin de mieux s’orienter.
Cette fomentation de la cécité constitue une claire manigance pour dominer
sa proie et parfaire son lavage de cerveau.
La planète promise que le héros perçoit à travers la lucarne est loin
d’incarner l’univers utopique et paradisiaque attendu. Elle représente, au
contraire, un régime totalitaire aux mains de princes, croulant sous une
richesse ostentatoire, et qui, armés d’un glaive, organisent la vie de leurs
sujets dans les plus infimes et intimes détails. Ceux-ci, formant une
multitude disciplinée, obéissent aveuglément à leurs consignes sans
broncher43. Assujettie à un régime carcéral, la population est mise sous
39
En enfouissant ses menues possessions dans une tombe, il rappelle Ahmed, le héros
benjellounien de La nuit sacrée. Celui-ci, avant de quitter le village, enterre tout se qu’il
possède et qui pourrait lui rappeler son ancienne existence comme garçon (56-57). Ce geste
suppose sa résurrection et l’adoption de sa véritable anatomie. Il prend alors une nouvelle
identité, celle de Zahra.
40
Des différents commentaires y apparaissant, il ne doit s’attacher qu’à ceux écrits en noir au
détriment de ceux rédigés en couleurs, interdiction qui reflète l’austérité inflexible et les
œillères imposées par la doctrine islamiste radicale.
41
Cf. Malek Chebel. Dictionnaire des symboles musulmans. Rites, mystique et civilisation.
42
Comme le remarquent Chevalier et Gheerbrant dans leur Dictionnaire des symboles.
43
Comme munis d’œillères, ils ne peuvent pas même tourner la tête et encore moins à gauche,
côté marqué par le stigmate du Mal et des calamités et où foisonnent « serpents et vipères,
[…] Sida et cécité » (70). L’image du serpent - et des reptiles qui lui sont assimilés, comme
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surveillance : la statue d’acier revêtue de velours, sphinx au regard mortel et
vigie inflexible44, incarnation de l’absolutisme cache, sous des apparences
avenantes, l’emprise coercitive d’un gouvernement dictatorial. Sa barbe
démesurée représente, tout comme celle du vieillard, une claire allusion à
l’intégrisme musulman. Les cris étouffés, les livres et journaux brûlés ainsi
que les corps décapités témoignent de l’instauration du règne de la terreur,
fondé sur la répression et l’élimination de la libre-pensée. Les femmes,
dénigrées au rang de « femelles gracieuses » (70), demeurent réduites à la
procuration de plaisir aux hommes.
Cette fable allégorique souligne l’hypocrisie et la duperie sur lesquelles
repose l’endoctrinement orchestré par certains prêcheurs religieux pour
berner leurs victimes et les transformer en adeptes. Le désespoir de ces
derniers et la promesse d’un avenir meilleur, d’« une planète des lumières »
(71), agissent comme catalyseur de leur mutation. Ces manipulateurs45, avec
leur bienveillance insidieuse et leurs sermons judicieusement structurés,
parviennent à les dépersonnaliser et à programmer leur pensée et leur
conduite. Le recours à l’ironie pour décrire ce processus de captation et de
mutation des victimes aux mains de ces guides spirituels constitue un coup
de maître de l’auteur. En effet, par l’entremise de ce procédé rhétorique, le
dramatisme associé à la situation s’estompe, mais le message véhiculé par la
diégèse n’en demeure que plus effectif.
« Jour nouveau » introduit également une critique virulente des faux
religieux46, que Bourkhis dépeint comme de « risibles saltimbanques qui
s’improvisent prêtres ou imams, charlatans pervers pétris de vices et de
fantasmes visqueux, poisseux » (46). Cette nouvelle, cependant, constitue un
hymne à l’espérance, gorgé de promesses bourgeonnantes. Elle transmet un
message empreint d’optimisme pour toutes les personnes châtiées d’une
manière ou d’une autre par les pouvoirs publics ou religieux, par l’entourage
social ou familial, par l’existence somme toute. Ces victimes verront alors
leur lutte récompensée et savoureront les bienfaits d’une vie nouvelle au
terme de leurs sacrifices et de leur résistance. Pour elles, un jour nouveau
viendra, un « jour de Bonheur et de Paix » (46), qui cicatrisera à jamais leurs
blessures.
la vipère – est liée à une peur ancestrale et à mille répugnances, selon Bachelard. Cf. La terre
et les rêveries du repos, Paris, José Corti, 1986, p. 264 et sq.
44
Son regard sur lui le fait paniquer et son sourire même lui rappelle « celui des bourreaux ! »
(71).
45
Qui forment « une entité mystérieuse et indéfinie, au pouvoir de suggestion et de séduction
irrésistible » selon Maissa Bey. Cf. Nouvelles d’Algérie, Paris, Grasset, 1998, p. 79.
46
L’absence de droiture morale et le caractère dépravé de ces pseudo-représentants de la loi
divine apparaissent mis en relief par leur assimilation à la matière molle, dans sa composante
négative, référée à la saleté et au monde du bas.
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Ana Soler – Bleu de Ridah Bourkhis : Conception poétique de l’écriture
Conclusion
Enraciné dans la réalité aquatique de la nature, Bleu s’érige comme un
hymne à la mer, élément centripète vers lequel converge le système de
symboles bourkhisiens liés à cet azur. Un psychisme hydrant émane de cette
œuvre, qui exalte la connivence entre le milieu marin et la personnalité du
poète, subjuguée par la « grande bleue ».
Associée à l’harmonie universelle et à l’exaltation de l’amour, la mer
s’allie aux images lénifiantes pour reproduire l’écho de la plénitude
existentielle. Son pouvoir revigorant et énergétique la pourvoit d’un effet
talismanique contre l’emprise menaçante de la mort, qu’elle euphémise. Elle
constitue un bouclier mitigeant les affres familiales, sociales, politiques ou
religieuses des victimes d’injustice, pour lesquelles elle attise les flammes de
l’espérance d’un jour nouveau. Mais surtout elle incarne l’ouverture vers
l’infini, la liberté absolue face à l’espace clos et aux « murs et [aux] portes
fermées à triple tour » (« Des mots et des ailes », 50). Ainsi sied-elle à la
nature rêveuse du poète et décuple en lui sa verve créatrice et son élan
onirique.
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Lahsen BOUGDAL
Paris - France
La négation à l’œuvre
dans Ce qu’Allah n’a pas dit
de Mohamed BOUAMOUD
La constatation qu’un contexte marqué par le fait religieux puisse
imposer son empreinte dans l’œuvre littéraire, est notre point de départ dans
ce travail. En effet, la littérature maghrébine de langue française est
fortement marquée par le discours religieux depuis la fin des années quatrevingt. Cela a eu pour conséquences l’émergence de formes discursives qui
en portent la trace. Nous avons choisi de nous intéresser à un des
phénomènes qui illustre parfaitement cette tendance, à savoir le processus de
la négation.
L’éclatement des révolutions arabes en 2011 focalise l’attention sur
cette réalité. La difficulté à faire émerger des sociétés démocratiques libres,
s’est soldée par des bouleversements sociaux et l’instabilité de ces pays,
voire l’émergence de prémisses de guerres civiles. Les bouleversements que
connaît l’ordre mondial et les discours de sinistroses ambiants viennent
renforcer le sentiment d’insécurité devant la montée du fanatisme religieux
dans ces pays. Nombreux sont ceux qui ont tenté d’analyser l’éclatement de
ces révolutions, leur avortement, les déceptions qu’elles ont provoquées, les
retournements de situations et enfin le cheminement périlleux vers une
société démocratique et libre où chacun trouve sa place. Si les facteurs
sociopolitiques et économiques mis en exerce constituent un véritable
terreau pour l’islamisme, nous avons choisi, d’aller sur le terrain de la
psychanalyse pour apporter un complément de réponse à cette question du
retour du religieux.
Le détour par un roman qui met en scène cette fièvre religieuse qui
s’empare de ces pays qui ont initié il y a à peine trois ans ce que les médias
occidentaux ont appelé le printemps arabe, permettrait de cerner cette
question. L’objectif est de mieux comprendre ce qui se joue dans ces pays.
Après avoir détrôné leur dictateur, les peuples tunisiens et égyptiens ont par
exemple porté au pouvoir des partis d’obédience religieuse. C’est ce retour
du religieux, concept à manipuler avec précaution, qui nous intéresse. Nous
tenterons, à partir du roman de Mohamed Bouamoud, Ce qu’Allah n’a pas
dit1, de voir comment certains écrivains, en véritables visionnaires, ont
annoncé bien avant les révolutions arabes, ce qui se tramait dans leur société.
1
Mohamed Bouamoud. Ce qu’Allah n’a pas dit, Tunis, Sud Éditions, 2010.
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Créativité littéraire en Tunisie
Leurs œuvres sont de véritables réceptacles où les problématiques sociales,
politiques, économiques et psychiques étaient soulignées.
Notre hypothèse de travail consiste à dire que la psychanalyse pourrait
éclairer ce retour du religieux. Ce choix n’épuise pas la question au cœur de
ce travail. Il la complète sans exclure les autres facteurs que nous avons
mentionnés auparavant. Il ne s’agit pas de chercher à délivrer la vérité à
l’acte dans l’œuvre, mais de susciter la réflexion à partir de la négation
comme principe clé de la structuration psychique.
La négation, en révélant les traces refoulées du sujet, permettra-t-elle de
comprendre, à travers l’analyse des mécanismes narratifs à l’œuvre dans ce
roman, ce qui se joue dans le retour du religieux dans certains pays arabes
jusqu’au là épargnés par les logorrhées fanatiques ?
La logique de la négation
Avant d’aller plus loin dans ce travail, il est utile de préciser d’abord ce
que nous entendons par la négation. Chez Freud, c’est :
une manière de connaître le refoulé, ce qui revient à dire qu’elle
est déjà, au fond une sorte de suppression du refoulement, mais
qu’elle ne signifie certes pas encore une acceptation du refoulé 2.
La négation révèle ainsi un processus de déliaison, voire de substitution
chez le sujet qui s’inscrit dans une démarche de « non-être » qui détermine
son identité et sa relation aux autres. Ce sont les logiques de cette négation
que nous allons essayer de montrer dans ce roman.
Le roman s’inscrit d’emblée sous le signe de la négation. Le titre est
significatif à cet égard, dans la mesure où il est composé d’une phrase
négative : « Ce qu’Allah n’a pas dit ». Le sous-titre est en arabe. L’adjectif
démonstratif « Ce » renvoie à la négation d’un propos absent. Le lecteur
s’attend donc à ce que le voile soit levé sur une vérité travestie que le livre
viendrait rétablir. En effet, le récit met en scène une série d’interdits, de
tabous et surtout de comportements individuels et collectifs cherchant leur
légitimité dans la religion pour assoir une conduite particulière dans la
société. Tout le roman est construit sur cette tentative de révéler
l’exploitation de la religion de façon volontaire ou inconsciente pour des
raisons que nous tenterons d’élucider dans ce travail.
Les éléments du paratexte renforcent cette volonté de l’auteur de
déconstruire une réalité mensongère. Ainsi, la citation de Victor Hugo : « La
religion n’est autre chose que l’ombre portée de l’univers sur l’intelligence
humaine », vient appuyer ce sens. Le propos est sans équivoque. D’un côté,
il y aurait l’intelligence et la raison et de l’autre côté l’ombre et l’ignorance.
2
Sigmund Freud. « La Négation », traduit de l’allemand par Henri Hoesli, in Revue Française
de Psychanalyse, Septième année, T. VII, N° 2, Éd. Denoël et Steele, 1934, pp. 174-177.
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L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud
Le récit est ainsi bâti sur cette négation qui sert de socle aux programmes
narratifs des personnages.
La quête de la vérité : pour une acceptation du refoulé
Dès le prologue, l’accent est mis sur le parcours d’une femme en
marche. À l’image d’une société défaillante, elle sombre petit à petit dans la
folie. Le récit est ébauché par une longue phrase qui se termine par un
adjectif détaché qui en dit long sur le mensonge qui jaillit et finit par envahir
la surface du texte.
Et à un moment, l’ayant aperçu dans un coin fourrageant dans un
cloaque, elle se précipita sur le petit chien et le prit dans ses bras.
Longtemps, elle avait marché de jour comme de bonnes parties de
ces nuits de juin déjà assez chaudes, seule, bouche cousue, la tête
baissée et serrée dans un foulard cramoisi, pieds nus avant de se
voir offrir des croquenots dont elle ne se souvenait plus de
l’origine ni du moment où elle les avait mis et encore moins de la
personne les lui ayant donnés, la démarche chaloupée due à la
fatigue et aux souliers grotesques qui lui seyaient mal, pourtant le
pas alerte, le geste brusque et saccadé comme actionné par une
source électrique défaillante, et ce sourire manifestement oublié à
la commissure des lèvres, très léger, très superficiel, comme
l’amorce d’une ébauche, froid, un peu béat, mais n’exprimant rien
de particulier ; inepte. (7)
Le prologue résume parfaitement ce qui est en jeu dans ce livre. Une
femme, Alia, bascule dans la folie. Elle marche en quête d’une vérité. Sur
son long chemin, elle croise un ouvrier aussi misérable qu’elle qui la viole.
Elle s’emmure dans le silence et dans ses délires. En réalité, le roman s’écrit
à rebours. Tout marche à l’envers. Le prologue n’en est pas un. C’est un
épilogue. Le roman commence par la fin comme la première phrase qui est
la subordonnée d’une principale inexistante ou la dernière phrase du
prologue qui demeure infinie.
Et reprit la route. La route était longue maintenant. Longue et bien
droite. Elle claudiquait. Marchait péniblement. Mais la brise
matutinale la revigorait peu à peu. Elle aimait ces moments où,
rues désertes, elle sentait lui appartenir le monde entier, sans le
moindre concurrent sans le moindre témoin. Lui parvint de loin
l’avertisseur répétitif du train, probablement le premier de la
journée, et elle en fut heureuse. (14)
L’inachèvement et la marche constituent ainsi la métaphore d’une
société malade, en quête de vérité. La folie d’Alia permet au narrateur de
mettre en exergue les travers de la société. Même si ce procédé est assez
connu dans la littérature comme métaphore subversive, force est de constater
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Créativité littéraire en Tunisie
que la figure féminine apparaît dans ce récit comme à la fois victime et
instigatrice de la restauration du sens. Trois figures complémentaires
illustrent ce propos.
D’abord, l’aînée de la famille Alia qui signifie en arabe, sublime, est
confinée aux tâches domestiques auprès de sa mère. Au service du
patriarche, elle s’évertue à exécuter tous les ordres sans la moindre
contestation.
Dans le salon, sa femme tricotait, et, près d’elle, l’aînée, soudain
très intéressée, regardait faire sa maman. Elles lui souhaitaient la
bienvenue et lui demandaient comment avait été sa journée. Il
répondait toujours et invariablement : « Bien, grâce à Allah ».
Alors qu’il se débarrassait de sa jebba et allait occuper un siège, la
fille aînée courait à la salle d’eau ramener une serviette et une
bassine d’eau chaude. Elle la disposait devant son père, s’asseyait
à même le tapis, lui ôtait chaussures et chaussettes et lui
retroussait un peu son saroual. Hadj Sadek se contentait de plonger
ses pieds dans la cuvette cependant que sa fille, plutôt souriante, se
prenait à les lui masser en prenant soin de bien frictionner les
orteils. Elle demandait tout le temps : « C’est bon ?...C’est bien ?...
Partie la fatigue de la journée ?... ». Lui ne répondait pas. (38)
Réduite au statut de domestique, Alia est au service des mâles. Quand
elle ne s’occupe pas des tâches ménagères, elle est au service de son père et
de son frère dont elle est à la fois la sœur et la mère de substitution.
Karim fut circoncis à trois ans, et, à quatre, il commença à
fréquenter le Kotteb du quartier Bab Jedid. C’est sa sœur aînée qui
l’accompagnait à l’aller comme au retour. C’est elle qui lui
préparait son petit déjeuner. C’est elle qui lui changeait ses
vêtements. C’est elle qui le lavait chaque jour. C’est elle qui lui
apprenait un peu mieux qu’à l’école coranique les lettres de
l’alphabet arabe et les mots. C’est grâce à elle qu’il accédait à tous
ses caprices d’enfant gâté et un peu trop choyé. Et c’est dans ses
bras qu’il s’endormait le soir. (45)
Le garçon unique, Karim, prend ici dès son jeune âge la place de
l’héritier à la fois des biens du patriarche, mais aussi de son pouvoir sur les
femmes. Sa naissance entraine aussi l’éviction de la mère scellant
définitivement son destin de procréatrice au détriment de son rôle de femme
aimée et désirée. La mère, privée de l’éducation de l’enfant par le patriarche,
la sœur devient de ce fait la médiatrice par laquelle passe le peu d’affection
qui reste encore dans la famille. Cette redistribution des rôles n’est pas sans
conséquence sur la psychologie de l’enfant.
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L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud
Elle lui vouait un amour tel que, l’appelant de surcroît « Mon
bébé », elle finit bientôt par se prendre réellement pour sa maman.
Et lui, le lui rendait fort bien qui n’avait plus d’yeux et d’ouïe que
pour elle. (45)
Alia s’accroche à son frère comme un radeau de secours. Sa vie est une
suite de malheurs qui vont finir par la rendre folle. Très jeune, elle était déjà
victime de somnambulisme, ce qui lui a valu d’être enfermée tous les soirs
dans sa chambre surveillée par sa petite sœur. À 15 ans elle fut retirée du
lycée par le père de peur qu’elle éveille le désir des hommes. Cette décision
imposée par le patriarche estimant connaître mieux que quiconque les
intérêts de sa fille, reste le drame de sa vie. Profitant d’une crise d’épilepsie
de sa fille nécessitant une hospitalisation de plusieurs jours, l’homme de
religion la retire définitivement de son établissement.
Hadj Sadek trouva bien appropriée la cure un peu prolongée de
Alia pour aller signer au lycée un document portant sa volonté
irréversible de retirer définitivement sa fille de l’école pour cause
de « maladie grave et chronique », précisa-t-il. Sa décision fut
d’autant mieux digérée que, de retour à la maison et après deux
semaines de convalescence plus formelle que nécessaire, Alia se
résigna petit à petit à sa nouvelle vie à la maison en compagnie de
sa mère. (92)
Le comportement du père est incompréhensible sans l’éclairage de son
rapport à la sexualité via le prisme de la religion. Toutes ses décisions
autoritaires et arbitraires à l’égard de sa femme et de ses filles sont
inconsciemment motivées par la peur qu’elles attirent le regard des hommes.
L’idée de la femme, sexe faible, obsède le patriarche. C’est en tant que
protecteur qu’il décide de léguer l’ensemble de ses biens à son fils unique
Karim qui saurait, selon lui, protéger toutes les femmes de la famille.
J’ai beaucoup réfléchi… Je dois dire que c’est grâce à Allah, Lê
ilêhê illa Houwwa, que nous avons un fils, un vrai Homme que je
devrais dire… Et c’est grâce à lui, à ce Don d’Allah, que je pourrai
demain fermer les yeux, bien tranquille…Je ne me fais aucun
souci pour cette famille… J’ai d’ores et déjà un Homme à la
maison sur qui compter, qui saura me remplacer en toute
circonstance… Bien sûr, les filles sont, elles aussi, une partie de
moi-même… Mais je ne m’inquiète pas le moins du monde pour
leur devenir… Karim saura être pour elles, pour toi aussi, il va
sans dire, un frère et un père, un vrai responsable, quoi… Aussi…
Aussi, ai-je décidé de léguer le magasin et la maison à Karim…
J’ai été voir hier le notaire qui va préparer le nécessaire, mon
testament en somme… Et c’est seulement ainsi que je m’en irai le
cœur net… (112)
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Créativité littéraire en Tunisie
Nous constatons aisément que derrière chaque affirmation se dessine la
négation comme principe structurant la psyché du personnage. Le récit est
fondé sur une logique de la négation contre laquelle il s’élève. En
considérant le garçon comme seul capable de protéger la tribu des
« femelles », le patriarche révèle la faille écartée par la conscience ayant du
mal à l’accepter. Autrement dit, la négation se donne à lire comme protocole
de refus de la castration par le biais du refoulement. Le récit du père est
caractérisé par une tension fondamentale qui recourt, tantôt au Tout-Puissant
comme référence imposée, tantôt au mensonge comme une impossibilité à
porter et à affirmer la vérité à l’extérieur de la famille. Le patriarche ne dit
pas sa peur d’exposer sa fille aux regards des hommes quand il a décidé de la
retirer de son lycée, mais invente la cause d’une longue maladie incurable
pour justifier sa décision. Ainsi s’annonce, dans cet écart, un éloignement de
la castration. Toutes les décisions affirmatives du père sont traversées par
une négation fondamentale. C’est le cas par exemple quand il doit justifier sa
décision concernant la demande en mariage de sa fille aînée Alia.
Hadj Sadek lissa les deux bouts de ses moustaches et fit : « Ah
oui… Mais que veux-tu que je te dise ? J’ai mené ma petite
enquête, et il m’a été rapporté que ce jeune homme est banquier…
Est-ce que tu sais, Hasna, de quoi vivent les banques et leurs
personnels ?... Ils vivent d’intérêts, d’usure, et ça, c’est
répréhensible dans notre religion, ce n’est pas halal ; je m’en
voudrais de voir jamais mes enfants vivre d’usure,
d’opprobre… ». (113)
En se référant à la religion, le patriarche souscrit à un modèle de société
où la logique symbolique pour reprendre Lacan est écartée. Une
communauté en somme compacte réfractaire à toute idée d’altérité. Ces
prises de position considérées comme des principes inaltérables par Hadj
Sadek, témoignent d’une crainte profonde chez le personnage à voir son
modèle s’écrouler dans un monde où les individus sont menacés par une
série d’éléments contraires aux percepts de la religion comme référence
absolue. Il s’agit donc d’une pensée fondée inconsciemment sur le fantasme
de la pureté propre aux idéologies fanatiques. Ce qui caractérise ce discours
c’est la négation du conflit psychique. Le rapport à la mère et aux femmes en
général, pour ne pas dire à la sexualité, est déterminé par ce travail de
négation du personnage masculin, en l’occurrence le père, qui se replie
derrière la religion pour ne pas affronter cette part incertaine qui constitue
son identité. Malgré toutes les précautions prises par le patriarche, sa famille
se craquelle. La logique de l’enfermement qu’il a adoptée est constamment
remise en question par ses enfants malgré un semblant de soumission et de
normalité affiché en apparence. Dans cette dérive, c’est encore une fois
l’aînée qui va tenter de sauver ce bateau en déperdition.
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L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud
C’est Alia, paradoxalement, qui, le coup maintenant bien accusé et
amèrement digéré, prit à sa charge de faire tout son possible pour
que l’ambiance familiale retrouvât son entrain d’avant. Elle ne
pouvait admettre qu’elle fût, elle, la pomme de discorde dont
partirait en éclats la famille nucléaire. Elle entendait souffrir toute
seule et en silence, et, pour cela, était même allée jusqu’à se croire
un être de trop, insignifiant, sans vocation aucune fût-elle d’être la
femme de quelqu’un, donc inutile, inapte ; un faix…Elle préférait
de loin cet anéantissement de son moi au sentiment d’être la
responsable de cette tempête froide et silencieuse qui avait givré la
maison. (117-118)
Toute la vie de ce personnage est un combat pour exister. Ses nombreux
sacrifices ne permettent pas de sauver la famille, mais la conduisent vers la
folie. Son combat incarne une quête de la vérité. La métaphore filée de la
marche qui structure le récit narratif traduit cette recherche d’une issue. Sans
destination, elle marche jusqu’au moment où elle se fait écraser par un train.
Son dernier souffle fut un ultime hurlement.
JE VIENS VERS TOI, ALLAH !!... JE VEUX TE
RENCONTRER, ALLAH, POUR TE DIRE CE QUE TES
CRÉATURES ONT FAIT DU LIVRE !!!... . (171)
À travers le mouvement de la marche, c’est le personnage féminin qui
met en exergue l’élan vers l’extériorité et vers l’ouverture. La cadette de la
famille, Sonia, use d’autres stratégies pour contourner l’autorité du père. Le
recours à la ruse, à l’ironie, mais aussi à la diplomatie lui permet d’échapper
aux règles imposées par le patriarche. Quand la situation au sein de la
famille se dégrade, elle se contente d’observer, d’attendre dans le silence
comme un orage sur le point d’éclater.
Hadj Sadek poussait la porte de la chambre des filles et entrait à la
recherche d’il ne savait quoi lui-même. Beaucoup plus que celles
de la fille aînée, ce sont les affaires de la cadette qui
l’interpellaient tout le temps. Elle se tenait derrière lui pendant
qu’il fouinait n’importe comment dans ses manuels scolaires.
Comme elle savait qu’il ne comprenait rien à rien, elle laissait
faire, presque amusée. (39)
Ayant compris la volonté de son père qui attend le moindre incident
pour la retirer de l’école, Sonia observe désormais une conduite, du moins en
apparence, irréprochable. Le narrateur brosse un portrait de la jeune fille
caractérisée par une série de binarités lui permettant de s’accommoder de
chaque situation et de contourner les contraintes : intérieur/extérieur,
bien/mal, licite/illicite explicite/implicite, visible/invisible…
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Créativité littéraire en Tunisie
Mais dès le seuil du collège, au moment où, l’apercevant, ses
camarades commençaient à la plaisanter en usant de l’éternel « Et
voilà arrivé notre imam », Sonia, d’un seul mouvement, se
débarrassait de son hijeb et enlevait sa longue robe très ample pour
laisser découvrir un jean assez moulant, délavé et déchiqueté au
niveau des genoux, en dessous d’un pull ou d’un veston arrêté
juste à la limite du nombril toujours à l’air quel que temps qu’il fît.
Elle rangeait ses « vêtements externes » (son expression, par
opposition à ses « vêtements internes ») dans son fourre-tout,
passait ses doigts dans sa chevelure abondante pour l’aérer, et se
mettait à chercher des yeux Jamil qui arrivait toujours en trombe,
l’embrassait à la sauvette sur les deux joues, promettait de revenir
l’après-midi et se sauvait pour son lycée privé juché au quatrième
étage d’un ancien immeuble de la rue Charles de Gaulle. (70-71)
Sonia arrivait ainsi à se livrer discrètement à ses marivaudages
sentimentaux, à l’alcool et à la drogue glissant petit à petit dans la
dépendance jusqu’au jour où elle tombe enceinte. Elle décide alors de faire
un dernier affront à son père.
-Papa, j’ai pensé te faire un bien joli cadeau…Et, ma foi, tu le
mérites amplement…C’est toi qui nous as si bien élevés, si bien
éduqués…j’ai pensé que tu avais peu de chance de voir un jour ton
petit-fils…Mais comme je t’aime bien…,comme je te dois bien
quelque chose, alors j’ai pensé te l’offrir, ce petit-fils… . (163)
Le dernier chapitre du roman « le prix de l’honneur », s’achève ainsi sur
un double meurtre. Le père qui assassine sa fille à coup de pierre fut à son
tour poignardé par sa femme. La mort physique vient ainsi clôturer le
parcours d’une famille dont l’anéantissement psychique était programmé par
un patriarche obsédé par ses craintes. Sonia le dit clairement :
- C’est pas maintenant que tu vas me tuer, tu nous as déjà tués tous
les quatre il y a bien longtemps… (164)
Ainsi la fin tragique du roman illustre parfaitement l’aboutissement
d’une mécanique de la négation. Elle révèle chez le patriarche l’écart entre
l’image affirmée de soi et l’image réelle. Cette logique est liée chez le
personnage au processus psychique du refoulement, car elle est le fondement
inconscient d’un désir de purification. Dans ce cheminement, Hadj Sadek
considère ses propres filles comme un danger pour l’honneur de la famille et
deviennent par conséquent des figures maléfiques sur lesquelles va porter la
violence purificatrice. La révélation de la vérité passe donc par la négation
qui permet d’exprimer le refoulé du personnage. Dans ce sens, le titre du
roman est à lui seul un programme. Il condense le développement polaire de
deux tendances pulsionnelles. Celle de la négation consubstantielle de la
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L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud
destruction et celle de l’affirmation corollaire de l’éros. C’est ce même
conflit que nous retrouvons chez le personnage du fils, Karim.
Karim : du désir sacrifié au sacrifice du Djihad
Ce qu’Allah n’a pas dit n’est pas un roman contre la religion, mais,
contre le mensonge. Il met l’accent sur une expérience individuelle de la
religion. En effet, le vécu émotionnel du père et du fils, les deux personnages
principaux, est révélé au lecteur comme une transfiguration subjective dont
les effets amputent la religion de son essence même, à savoir la tolérance.
C’est une dérive qui s’enracine dans une communauté qui la forge, la
détermine et l’oriente. La trajectoire psychologique des personnages
masculins les conduit à trouver refuge auprès des fanatiques comme
communauté protectrice.
Le lendemain, Hadj Sadek emmena Karim avec lui au magasin.
C’était la toute première fois que ce dernier découvrait la rue
Jemaâ Zitouna, le Souk et la boutique de son père. Heureux de se
voir traiter ainsi en adulte et de voir un tout autre monde, il lui
demanda s’il pourrait y passer tout l’été. Et Hadj Sadek de toucher
à son but : « Pas seulement !...Tu resteras désormais avec
moi…Tu sais, Karim ? Ce magasin appartenait à ton grand-père.
Et je suis exactement comme toi : un fils unique. J’ai dû apprendre
après sa mort le commerce, tous les rouages du Souk, et, à sa mort,
c’est moi qui lui ai succédé…J’ai hérité son bien que tu vas à ton
tour hériter… ». (47)
La connivence entre le père et le fils va cependant connaître ses
premiers travers au fur et à mesure que le jeune homme découvre l’univers
du commerce et la fréquentation des touristes. Le père voit d’un mauvais œil
les relations que son fils essaie de nouer avec les étrangères qu’il invite dans
son magasin. Il essaie d’abord de l’en dissuader puis lui interdit
complètement de leur adresser la parole, car il les considère comme des
Koffar. Mais, comme dirait feu Kair-Eddine, « On ne met pas en cage un
oiseau pareil »3. En effet, Karim va se sentir rapidement étouffé et privé de
sa liberté. Les malentendus se multiplient et sa relation avec son père se
dégrade. Comme tous les adolescents de son âge, il est attiré par les jeunes
filles qu’il côtoie dans le magasin. Il finit par tomber sous le charme d’une
touriste Mélanie qui l’entraine avec lui dans une escapade amoureuse où il
va céder à ses charmes, mais aussi aux vertiges de l’alcool. Cette déviance
fut sévèrement sanctionnée par le père.
3
Mohammed Khair-Eddine. On ne met pas en cage un oiseau pareil, dernier journal Août
1995, William Blake, Bordeaux, 2002
321
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Créativité littéraire en Tunisie
Un sanglot échappa de la gorge de Karim qui comprit où son père
voulait en venir. Pour l’avoir justement retenue près de quatre
petites secondes, il finit bon gré mal gré par expulser au visage de
son père une exhalaison fétide, écœurante. Et comme toutes les
fois en de pareilles circonstances déroutantes ou impromptues,
Hadj Sadek le céda à l’anhélation avant de se reprendre. Il huma.
Renifla. N’en crut pas ses narines. Inhala à nouveau. Et, à nouveau
le souffle coupé, se tint la tête des deux mains. Il réapparut dans le
salon pour hurler : « HASNA !! TON CHIEN DE FILS PUE
L’ALCOOL !!... TON ANIMAL PUE L’ALCOOL CHEZ MOI !
MOI HADJ SADEK !!... ». Dans un geste brusque qu’il ne réalisa
pas lui-même, il tira en un éclair la ceinture de son saroual et
retourna dans la chambre de Karim. De toute sa vie, ce dernier
n’avait eu droit qu’à quelques gifles, mais cette fois-ci, il le
sentait, n’avait rien à voir avec les précédentes. Et Hadj Sadek,
effectivement, de foncer sur son fils qu’il se prit à écharper
aveuglément. (65)
Cette mésaventure va sceller définitivement la vie de Karim et marque
un tournant dans ses relations avec son père et dans ses choix de vie. Pour
faire face à son rêve brisé, il trouve refuge dans la lecture du Livre sacré. Ce
renoncement involontaire à son être constitue le début d’un repli et d’un
enfermement qui déterminent son identité. L’idolâtrie d’un modèle, le
Cheikh, est de ce fait le couronnement d’un cheminement contre son être.
Karim ne prenait plus le matin le chemin de la rue de Russie ni
celui du Souk. Sur suggestion de son père qui l’avait amené avec
lui une fois, il avait fait la connaissance du Modèle. Karim ne
voyait plus rien au monde en dehors du Modèle. Il allait à la
rencontre du Cheikh tous les jours, plusieurs fois par jour. Il
écoutait le Cheikh fébrilement, passionnément, étourdiment, avec
force recueillement. Au sillage du Cheikh, Karim s’était fait de
nouveaux amis. Il admirait le Cheikh dans chacun de ses
mouvements, de ses gestes, de ses mots. Il buvait les paroles du
Cheikh plus qu’il ne l’écoutait. Il était entièrement acquis au
charisme et aux prêches du Cheikh. « Oui, il faut livrer une guerre
aux mécréants, ces koffar qui se disent musulmans et s’adonnent à
l’alcool, ces koffar qui construisent des 5 étoiles pour y drainer
d’autres koffar hommes comme femmes dépoitraillés, surtout ces
koffar qui ont libéré la femme et mettent les frères musulmans en
prison ; la guerre, la guerre, la guerre !!... ». (119)
Subjugué par le Modèle, Karim déploie désormais un discours structuré
à partir d’une démarche du mimétisme réfractaire à toute idée d’ouverture. Il
crée ainsi un espace saturé d’illusions. Bref, un univers coupé du monde où
le récit du personnage est construit sur une rhétorique de la haine de l’autre.
Il multiplie les failles et finit par creuser les écarts entre soi et l’autre. Cette
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L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud
voix qui s’amenuise dans la voie du rejet de l’altérité trouve son
accomplissement dans le discours du Cheikh. Pour faire face à son désir
inassouvi, Karim surinvestit son protecteur. Une affiliation qui conduit
fatalement au drame. Alors qu’il n’a que 17 ans, il passe à l’acte et participe
à l’attaque d’une administration publique qui fait quatre blessés graves et un
mort. Après un moment de doute sur le sens de ce djihad, le père se reprend
en admirant la bravoure de son fils. Il considère cet acte comme source de
fierté et de vanité, car, il s’agit selon lui d’une guerre sainte, voire d’un vrai
djihad, seul capable de restaurer une société pure, croyante, saine et
musulmane. Face à cette horreur, c’est la cadette de la famille qui s’insurge
pour dénoncer cette barbarie commise au nom de l’islam. Pour elle, rien ne
peut justifier ce crime abominable que le père considère comme un sacrifice
au nom de Dieu. Fidèle à son caractère sarcastique, elle défie son père en
remettant en cause sa thèse sur le Djihad.
Un bref éclat de rire échappa de la bouche de Sonia et heurta de
front son père demeuré désarçonné, confus ; elle fit :
« Moujahid ?... Il milite pour qui ? Pour quoi ? Contre qui ?
Contre quoi ? »… Mais si ! Bien sûr que si ! Je comprends ! un
bon musulman doit planter son couteau dans le dos de son frère
musulman ! Il doit ligoter ses semblables, les arroser d’essence et
les brûler vifs !!... Mais bien sûr que je comprends ! Et il paraît
même que c’est Allah qui vous a dit tout cela !... Hein papa ?!...
Tu peux me dire où tu as lu dans le coran qu’Allah exhorte aux
crimes les plus horribles, les plus odieux ?!... Tu peux me le
dire ?!... Où avez-vous lu ça ?! Dans quelle sourate ?! Dans quel
verset ? Dans qu’(mais soudain elle perdit son contrôle). EST-CE
QUE TU PEUX ME DIRE COMMENT POURRIEZ-VOUS
ÊTRE DE BONS MUSULMANS PRATIQUANTS TOUT EN
ATTRIBUANT À ALLAH CE QU’IL N’A PAS DIT ?! EST-CE
QUE TU P »… ». (140)
Alors que le parcours des femmes s’inscrit dans la démarche de la quête
de la vérité en épousant soit la métaphore de la marche chez Alia, soit le
déploiement de la rhétorique de l’ironie pour exprimer sa colère chez Sonia,
celui de Karim emprunte quant à lui une voie figée. Il pâlit à l’impuissance
de son père qui voit en lui une revanche et une réalisation de soi. Dans ce
rétrécissement d’horizon, le personnage déploie le discours de la mêmeté
aveugle et suicidaire qui ne laisse aucune place à l’autre. Il s’agit en somme
d’une centration sur soi rétive à l’éclectisme et à la complexité du monde. Le
choix du Djihad est un refus de ce que Todorov appelle « l’universalisme de
parcours »4 qui repose sur une dynamique dialogique des savoirs où les
différences se font écho.
4
Tzvetan Todorov. Nous et les autres, Seuil, Paris, 1989, p. 111.
323
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Créativité littéraire en Tunisie
Dans cette dialectique entre déterminisme et liberté, le dogmatisme,
selon Todorov, finit par tuer tout espoir de liberté. Nous assistons ainsi à la
dérive d’une société à travers cette famille désorientée où les femmes
incarnent les seuls remparts contre la violence fanatique. Même dans son
mutisme et sa résignation, le portrait de la mère répudiée finit par retrouver
des éclats à la fin du récit, puisque c’est elle qui va se venger du père en le
tuant.
La mère au cœur de l’identité de l’enfant : de l’absence à la naissance
d’une nouvelle parole
Dans ce roman, la mère est répudiée par le mari dès la naissance de
Karim, garçon unique de la famille. Par conséquent, dénuée de son statut de
femme désirante et désirée, elle demeure sous la protection de celui qui
devient le phallus protecteur, en l’occurrence son fils. L’enfant reste ainsi
dans le giron maternel ce qui l’empêche d’exister et de se construire. Quand
la mère renonce à sa fonction maternelle, la sœur aînée s’impose comme une
mère de substitution. Ce glissement freine la construction identitaire du
garçon. L’impossibilité d’assumer sa castration du fait de cette redéfinition
des rôles au sein de la famille et de l’absence de l’agent de la castration,
conduit Karim à chercher sa raison d’être dans le totalitarisme. En incarnant
la figure de l’intégriste militant, il révèle ce déni de la castration. Ce faisant,
il appartient à une totalité, une communauté de croyants qui déterminent son
être.
On comprend bien ce qu’est la castration quand on examine une
figure typique de déni de la castration : le militant. Pour lui, il y a
un tout (l’Humanité, l’association à laquelle il appartient, etc.)
dont il est, dans son être même, le complément, et qui lui demande
d’être bien ce qu’il doit être. Ainsi il trouve la vérité de son être
dans le tout, ou plus exactement dans ce fait d’être ce qui vient
compléter le tout, dès lors jouissif. Le militant est le lieu où le tout
jouit de lui-même (il est l’humanité dans sa lutte, l’association qui
parle par sa voix, etc.)5.
Dans le roman, la répudiation de la mère, condamne le garçon à jouer le
phallus de la jouissance en s’inscrivant ainsi dans un tout qui rend la
structuration de son identité en tant qu’individualité très difficile. Le
comportement du jeune Karim qui commet un attentat au nom du Djihad est
révélateur de ce type de profil. Prisonnier d’un complexe œdipien non posé
puisque la triangulation (père/fils/mère) n’a pas lieu, il cherche la réponse à
5
Un effort de poésie, Orientation lacanienne III, 5, leçons des 14 et 21 mai 2003, soit les
première et deuxième de la partie intitulée «Religion, psychanalyse ». Texte et notes établis
par Catherine Bonningue. http://www.causefreudienne.net/index.php/etudier/le-cours-dejacques-alain-miller/religion-psychanalyse, consulté le 03/03/2014 à 18h.
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L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud
sa demande d’être dans une totalité aveugle comme dirait feu Abdelkébir
Khatibi6, où la communauté incarne la voie de la vérité. Dans cette posture,
il devient le sauveur de l’humanité.
Dans cette mécanique de l’enfermement, la solidité des liens entre les
membres de la communauté n’est pas sans conséquence sur les autres. Cela
nous rappelle ce que Freud désigne par la « décharge de l’agressivité sur
l’autre ». L’idéologie islamiste est traversée, à l’instar de tous les
totalitarismes, par une idée de la pureté. Elle est consubstantielle de la haine
de l’autre. La dissolution dans la cause collective met en exergue l’idée du
sacrifice de soi comme une manière de dénier sa nature profonde. La figure
du modèle ou de l’Imam idolâtré symbolise la figure du père imaginaire telle
qu’elle est définie par Lacan. En reprenant la distinction opérée par ce
dernier entre le père symbolique, le père réel et le père imaginaire, Alain
Vanier précise cette fonction quand il postule :
Quant au père imaginaire, c’est une figure idéale, une figure de
maître. Il est souhaitable que le père de la réalité ne cherche pas à
s’identifier avec cette figure-là. Le père idéal est celui qui peut
7
conduire sur le chemin de la religion .
Le sacrifice de soi, comme auto-destruction, est une manière de mettre
en scène ce non-être que nous retrouvons chez les fanatiques. L’impossibilité
d’être dans le monde en tant que sujet facilite le travail d’endoctrinement
mis en œuvre par tous ces maîtres, fous de Dieu, auprès des désœuvrés. La
misère psychique conjuguée aux misères économique et sociale ne peut que
faciliter ce travail de fabrication de bombes humaines qui n’hésitent pas à se
sacrifier pour une pseudo société pure.
Conclusion
Plus que la religion, c’est le rapport à la religion qui a retenu notre
attention dans ce travail. Les programmes narratifs des personnages dans ce
roman sont déterminés par une logique de la négation qui conduit au
fanatisme. La trajectoire du personnage Karim est déterminée par l’interdit
du désir. Dans, Ce qu’Allah n’a pas dit, Il y a une connexion entre les
violences infligées aux membres de la famille par un père conservateur et la
relation aux femmes. La relation triangulaire père, mère, fils n’étant pas
posée, la logique de la négation se déploie comme une absence de la
castration. Par conséquent, l’expérience religieuse se donne à lire comme
une projection de la réalité psychique du personnage sur le monde. Le jeune
Karim incarne ce basculement d’une expérience émotionnelle individuelle à
6
Abdelkébir Khatibi. La Blessure du nom propre, essai, Paris, Denoël, coll. Lettres
Nouvelles, 1974 et 1986.
7
Alain Vanier. Éléments d’introduction à la psychanalyse, Paris, Nathan, 1996, p. 86.
325
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Créativité littéraire en Tunisie
une expérience stéréotypée où tout le monde se plie aux mêmes règles. C’est
cette pratique émaillée de restrictions, d’interdits et de rituels qui laisse
penser qu’il s’agit là de ce que Freud qualifie de « névrose obsessionnelle
collectivisée »8.
L’éclairage de la psychanalyse nous a permis de comprendre ce qui est
en jeu (enjeux) dans la relation des personnages au religieux. Notre propos
n’est pas de remettre en question la place de la religion dans la vie des
hommes, mais de mettre en exergue une expérience subjective de la religion
rétive à l’altérité dans son aveuglement qui conduit à la barbarie. Dans ce
sens, l’exploration du lien entre la réalité psychique des personnages et le
rapport à la religion met en lumière la complexité de ce qui se joue dans la
société tunisienne d’aujourd’hui et plus globalement dans les sociétés qui ont
connu l’éclatement du printemps arabe récemment.
8
De plus en plus d’écrivains décrivent ces scènes collectives de rituels qui conduisent chaque
fois au choix d’un élu qui se sacrifie pour la cause collective. Voir à titre indicatif, les romans
de Yasmina Khadra. Les hirondelles de Kaboul, Paris, Pocket, 2010, de Mahi Bienbine qui
évoque l’attentat de Casablanca, Les étoiles de Sidi Moumen, Paris, Flammarion, 2010 ou
celui de Abdellah Baïda qui revient aussi sur l’attentat de Marrakech. Le dernier salto, Rabat,
Marsam, 2014.
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L. Bougdal – La négation de l’œuvre dans Ce qu’Allah n’a pas dit de M. Boiamoud
BIBLIOGRAPHIE
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Orientation lacanienne III, 5, leçons des 14 et 21 mai 2003, soit les première
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psychanalyse ».http://www.causefreudienne.net/index.php/etudier/le-coursde-jacques-alain-miller/religion-psychanalyse, consulté le 03/03/2014 à 18h
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Carla CALARGÉ
Florida Atlantic University
États-Unis
À la poursuite du Prince Charmant :
ambivalence, incertitude et marchandisation de l’amour
dans Une heure dans la vie d’une femme d’Aïda HAMZA
Bien qu’il soit impossible, sinon erroné, d’imaginer des frontières
étanches entre les différents stades du capitalisme, il est coutumier de situer
les débuts du capitalisme tardif à la fin de la deuxième guerre mondiale du
fait que la période qui s’en suit est caractérisée par des reconfigurations
économiques aussi bien que politiques et sociales. Dans le monde
industrialisé - anciennement désigné par « premier monde » - la production
industrielle qui connaît une baisse constante est alors remplacée par les
activités de service largement facilitées par les révolutions technologiques
(notamment celle de l’information), l’électronique et l’automatisation.
L’élargissement considérable du marché, ainsi que les progrès immenses
opérés dans les modes de transport et de communication favorisent
l’accumulation accélérée du capital en même temps qu’elles signalent le
passage à une économie nouvelle non plus fondée sur la production, mais
plutôt sur la consommation. Ces bouleversements accentuent et accélèrent
les conséquences socioculturelles entamées un siècle plus tôt par la
modernité. Si l’Ancien Monde était caractérisé par « la religion, la
communauté, l’ordre et la stabilité » le « nouveau » lui se conjugue au
« rythme accéléré de l’innovation, la sécularisation, la dissolution des liens
communautaires, les revendications égalitaires sans cesse croissantes et une
incertitude identitaire tenace et lancinante »1. Ces transformations vont avoir
des répercussions aiguës sur la formation identitaire et subjective des
individus et sur les relations qu’ils entretiennent entre eux. L’espèce
humaine étant caractérisée par la recherche du sens, elle se trouve avec
l’avènement de la modernité « libérée » des « illusions puissantes, mais
douces, qui avaient rendu supportable la misère de [l’]existence »2. Et parce
que la modernité a évacué la religion de la sphère publique, l’expérience du
sacré qui permet de trouver et de définir un sens à l’existence, va ainsi
migrer vers d’autres sphères culturelles. Eva Ilouz avance à ce sujet que
l’amour romantique est l’une de ces sphères qui ont été investies des
1
Eva Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal : L’expérience amoureuse dans la modernité. (Trad.
Frédéric Joly), Paris, Seuil, 2012, p. 19.
2
Op. cit., p. 20.
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Créativité littéraire en Tunisie
caractéristiques du sacré du fait que l’expérience amoureuse permet de rêver
(et) d’accéder à l’utopie. Dans Consuming the Romantic Utopia, Ilouz se
demande : « Why do romantic love and its attendant mythologies have such
a powerful grip on our collective imagination? ». Ce à quoi elle répond
the long-lasting power of love is explained -if only partially- by
the fact that love is a privileged site for the experience of utopia.
In capitalist societies, love contains a utopian dimension that
cannot be easily reduced to « false consciousness » or to the
presumed power of « ideology » to recruit people’s desires.
Instead, the longing for utopia at the heart of romantic love
possesses deep affinities with the experience of the sacred. As
Durkheim has suggested, such experience has not disappeared
from secular societies but has migrated from religion proper to
other domains of culture. Romantic love is one site of this
displacement3.
Autrement dit, la sécularisation progressive de la culture a provoqué un
investissement sans cesse plus accru de l’amour par les qualités
traditionnellement réservées à l’expérience religieuse. La sacralisation de
l’amour serait par conséquent un phénomène dû à des transformations
sociales profondes provoquées en premier lieu par des forces économiques.
Il en résulte que l’entendement du sentiment amoureux devient tributaire de
l’expérience capitaliste qui, tout en donnant l’illusion de la disparition des
divisions sociales en permettant à tous et à chacun d’être consommateurs,
n’en opère pas moins à des fins de concentration du capital aux mains d’une
minorité, reproduisant ainsi les divisions qu’elle prétendait effacer.
C’est en me basant sur de telles considérations que je propose
d’analyser, dans cette étude, le roman d’Aïda Hamza Une heure de la vie
d’une femme. L’idée au cœur de mon article est que le champ amoureux
comme présenté dans cette œuvre est (inconsciemment) configuré et
structuré par des composantes économiques et culturelles. Mon étude
s’inspire des ouvrages d’Ilouz pour montrer comment la vision romantique
de Selma est en fait culturellement déterminée en ce sens qu’elle mobilise et
reproduit inconsciemment des modes de (auto-)perception, des définitions et
des attentes largement contaminés par les transformations socioéconomiques provoquées par le capitalisme tardif.
L’histoire de ce premier roman de Hamza est quelque peu banale dans
le sens qu’elle raconte un rendez-vous arrangé entre une jeune femme d’une
trentaine d’années, Selma, dentiste de son état, qui cherche à trouver son
Prince Charmant ou sa moitié manquante et Habib, un employé de la
douane. Narré à la première personne à travers une focalisation interne, le
3
Eva Ilouz. Consuming the Romantic Utopia: Love and the Cultural Contradictions of
Capitalism, Berkeley, University of California Press, 1997, pp. 7-8.
330
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Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude
récit restreint la connaissance qu’a le lecteur des faits racontés aux seules
pensées et au point de vue unique de la protagoniste. La narration est conçue
comme un flot de pensées de la jeune femme et la progression de la diégèse
est sans cesse entrecoupée par ses souvenirs et ses commentaires. Par
ailleurs, le roman est divisé en sept chapitres : dans les deux premiers sont
présentés Selma et Habib quoique, comme on le devine, l’image qu’on a de
Habib soit conditionnée par les spéculations de la jeune femme - qui ne l’a
pas encore rencontré - à son égard. Les trois chapitres suivants détaillent la
rencontre ; Selma qui cherche à deviner si Habib est bien son Prince
Charmant essaie également de lui plaire et de découvrir (pour s’y
conformer ?) le portrait de la femme qu’il recherche. Le sixième chapitre
raconte la fin du rendez-vous et le septième, la fin de cette ébauche
d’histoire d’amour.
Tout compte fait, l’histoire de la narratrice n’a rien de vraiment original
puisqu’en quelque sorte, des millions de jeunes femmes de par le monde,
pourraient affirmer avoir connu ou connaître une telle expérience. C’est bien
là, me semble-t-il, l’un des paradoxes sur lesquels est construit le roman. Car
tout au long de l’œuvre, Selma n’a de cesse de se démarquer des modes de
pensées, d’agir et d’être de ses amis, proches et parents. Il est permis de
spéculer que c’est parce qu’elle cherche à prouver son originalité et donc sa
singularité dans un monde sans cesse caractérisé par une intensification de
l’uniformisation et de l’homogénéisation culturelles sous la férule d’une
mondialisation triomphante définie par la circulation, sur toute la planète,
des mêmes marchandises, ainsi que des mêmes valeurs, normes et produits
culturels. Or la culture suppose l’adhésion et le partage de significations qui
tout en facilitant le sentiment d’appartenance à un groupe à travers ce
partage n’en instaurent pas moins des divisions, des inégalités et des
relations de pouvoir à l’intérieur de ce même groupe4. Par ailleurs, selon
Ilouz, les recherches menées depuis la fin du vingtième siècle ont montré
« that emotions are influenced and even shaped by the volatile « stuff » of
culture : norms, language, stereotypes, metaphors, symbols »5. Il en résulte
que si l’amour est influencé par la chose culturelle et si la culture (locale) se
caractérise de plus en plus par sa conformité aux modèles hégémoniques
occidentaux, lesquels à leur tour sont largement façonnés par les forces du
capitalisme, l’expérience amoureuse ou même l’image que l’on s’en
construit -dans un pays comme la Tunisie notamment- ne peut échapper à
des schémas préexistants, préconstruits et prédéterminés par la société de
consommation. Du coup, cela annule toute velléité d’originalité. En d’autres
termes, le roman de Hamza est une excellente illustration du fait qu’en cette
époque que l’on qualifie de celle du capitalisme tardif, l’expérience de
l’amour romantique est un fantasme liminal et utopique - pour reprendre les
4
5
Op. cit., p. 6.
Op. cit., p. 3.
331
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Créativité littéraire en Tunisie
termes d’Ilouz - construit par, et conforme aux, images et stéréotypes
produits par les médias de la société de consommation : non seulement
l’expérience amoureuse prend forme dans et à travers des actions
profondément enracinées dans la consommation, mais aussi, elle est vécue
par des individus rationnels qui, tout au long de leur expérience, sont
constamment en train de l’évaluer, de la peser et d’en calculer les bénéfices
et les pertes.
Dans L’Homme et le sacré, Roger Caillois avance que « au fond du
sacré, la seule chose qu’on puisse affirmer valablement c’est qu’il s’oppose
au profane »6. Mircea Eliade affirme que le sacré crée une rupture dans
l’uniformité de l’espace et du temps profanes de par sa capacité à propulser
la personne dans une réalité différente dans laquelle se manifeste quelque
chose de « tout autre » qui permet de donner un sens et une valeur
existentielle au monde et à l’expérience humaine7. À l’ère du capitalisme
tardif qui a favorisé la sécularisation progressive des sociétés et le
déplacement sur la sphère amoureuse du sentiment du sacré, l’expérience
amoureuse se trouve ainsi investie d’une fonction et d’un rôle nouveaux :
l’amour est désormais ce qui doit donner un sens à la vie, lui donner son
orientation, diviser le temps et l’espace en profanes et sacrés, et surtout
permettre la transcendance, le dépassement de la banalité et de l’uniformité
quotidiennes à travers l’expérience d’une réalité autre. Dans ce sens, l’amour
qui désormais représente l’un des substituts de l’expérience religieuse doit
accomplir le rôle traditionnellement octroyé à la religion, à savoir, se faire le
moteur d’une transcendance vers l’utopie. C’est justement ce qui fait de
l’amour romantique une expérience liminale dans le sens que cette
expérience a lieu à la frontière de deux espaces et de deux temps -le profane
et le sacré.
Dans Une heure de la vie d’une femme8, Selma rêve constamment de
rencontrer celui qui mettra fin à sa solitude et avec qui elle inaugurera une
vie d’entente, de partage et de caresses. Parce que rêvé - et donc utopique son amoureux saurait deviner la dose exacte de paroles, de câlins et
d’attention : « S’il était auprès de moi, nous pourrions nous faire des câlins,
pas au point de nous étouffer bien sûr et de ne plus nous voir » (7), « Enlacés
ou délacés, on échangerait des idées » (8). Mais, ne l’ayant pas encore
rencontré, Selma ressent le manque qui provient de l’incapacité de jouir
pleinement de la vie : « Alors voilà, il me manque les clés qui ouvrent
d’autres portes, le « sésame ouvre-toi » qui découvre les richesses de la vie »
(10).
6
Roger Caillois. L’Homme et le sacré, Paris, Folio, 1988, p. 19.
Mircea Eliade. Traité d’histoire des religions, Lausanne, Payot, 2004, p. 12.
8
Aïda Hamza. Une heure de la vie d’une femme, Tunis, MC-éditions, 1999. Toutes les
citations prises de ce roman sont indiquées par des chiffres entre parenthèses.
7
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Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude
Il ne faut cependant pas croire que Selma est dupe ou qu’elle ne
comprend pas les enjeux de sa rêverie notamment que le monde imaginaire
risque de ne pas se conformer à la réalité :
Souvent les femmes rêvent de ce Nouveau Monde. Elles parlent
d’hommes imaginaires qui atterriraient sur leur planète, des roses
plein les mains, de la tendresse plein le cœur, qui les
comprendraient, les aimeraient pour l’éternité. (10)
Le ton quelque peu ironique de la narratrice décrivant ces rêveries
féminines ne permet pas pour autant une distanciation radicale de ces images
qui, bien qu’un peu naïves n’en sont pas moins séduisantes pour la jeune
femme. C’est pourquoi celle-ci est sans cesse en train de tempérer le
romantisme exagéré de ses rêveries par d’autres images plus « réalistes » ou
par des commentaires signalant une appréhension de la vie à deux : « Et là
finit le romantisme, quand commencent les discussions, quand se lèvent un à
un les voiles, quand on commence à entrevoir la vérité » (8).
Toutefois malgré son pragmatisme, Selma ne peut s’empêcher de rêver
l’amour comme un état de grâce, de bonheur et de partage romantique. Le
fait est que dans sa rêverie, la jeune femme qui cherche à affirmer son
originalité et son unicité à travers la recherche d’une expérience inédite puise
inconsciemment dans un répertoire de scénarios (pré/ré)écrits par et pour les
forces économiques qui régissent la société de consommation. Ainsi, les
images mobilisées par sa rêverie sont invariablement conformes à celles
véhiculées par les médias. Voire, Selma cite sans cesse des chansons (6), des
contes (7), des films (8), des séries télévisées (11), mentionne des stars du
showbiz (11), autant de produits culturels façonnés par les goûts et les
aspirations de la masse, mais opérant également comme un moule façonnant
cette dernière. C’est dire que loin de signifier ou de prouver l’originalité de
la narratrice, ces images jouent le double rôle de miroir de, et de fenêtre sur,
la culture populaire telle qu’uniformisée par les forces homogénéïsantes du
capitalisme tardif.
C’est pourquoi l’expérience de l’amour romantique devient intimement
liée à des pratiques de consommation, mais aussi l’attente construite autour
de l’amour se trouve contaminée par les sentiments qui sont générés dans
une situation de consommation. La consommation s’articule en effet autour
de l’éternel renouvellement du désir, de la mobilisation de la passion en tant
qu’état caractérisé par l’intensité, l’imprévisibilité, la vitalité et la nouveauté
et finalement, de la satisfaction instantanée du désir avant qu’il ne renaisse
une fois de plus. Car en fait, si le désir n’était plus renouvelé, la
consommation n’existerait plus. Il en résulte que la promesse du bonheur est
sans cesse différée sans qu’elle ne soit pour autant rendue moins réelle
puisque l’objet consommé permet d’en avoir un avant-goût. Cette tautologie
qui existe au cœur du processus de la consommation, Selma cherche à la
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Créativité littéraire en Tunisie
retrouver dans l’expérience amoureuse. Pour elle, l’amour doit être
synonyme de bonheur. Sa sœur Narjess, en revanche, dont l’expérience
prouve l’impossibilité de l’existence d’un tel amour lui affirme « Tes
questions, c’est bon pour des gens qui lisent tes romans à l’eau de rose, la vie
en vrai ce n’est pas la même chose ! » (26). Il n’empêche que le réalisme de
Narjess ne l’empêche nullement de passer des heures, « les yeux rivés sur les
films d’amour, les films égyptiens, mexicains, les films qu’elle regarde,
entourée de toute sa famille et pour lesquels elle délaisse un instant toutes les
tâches, les films qui font rêver d’une autre vie » (27). Faut-il croire en une
sorte de dissonance cognitive dans le cas de Narjess ? Je crois pour ma part
qu’il est plus facile pour un être humain de croire qu’il s’est trompé dans ses
propres choix et décisions que de renoncer à l’utopie qu’est l’amour comme
expérience sacrée et transcendantale construite et véhiculée par toutes sortes
de produits culturels sans cesse consommés.
Selma touche indirectement à ce paradoxe lorsqu’elle se demande
« Est-ce que la vie en vrai annule les rêves, est-ce que le bonheur est
superflu ? » (27). L’affirmation qui suit permet de mieux saisir la
contradiction dans laquelle elle se trouve et que la jeune femme ne peut que
pressentir : « Le bonheur pour moi c’est réaliser mes rêves » (27). Or les
rêves sont précisément fuyants dans le sens qu’ils sont sans cesse remodelés
et reconçus au gré de l’évolution, des humeurs ou des besoins de la
personne. Si réaliser un rêve s’avère parfois possible, les réaliser tous
impliquerait que la personne est incapable d’en générer de nouveaux ; c’està-dire qu’elle est dans un état utopique de bonheur absolu ou bien que ses
capacités mentales et son imagination sont paralysées. On comprend dès lors
le paradoxe dans lequel se trouve la narratrice : si l’amour est synonyme de
bonheur et que celui-ci implique la réalisation des rêves, il en résulte que
l’amour ne peut se conjuguer que sur le mode glissant de la différance c’està-dire sur un mode qui produit la différence - dans les deux acceptations du
terme - à l’infini du fait que l’amour dépend de signes culturels dont le sens
ne peut être fixé. À ce niveau, il devient évident que l’amour ne peut se saisir
que comme une trace, Derrida ayant montré comment la trace indique
l’impossibilité de l’origine ou la « non-origine » de l’origine.
C’est, je crois, la raison pour laquelle Selma est constamment incapable
de définir l’amour ou d’en peindre une image fixe qui la satisfasse. Elle va
même jusqu’à tenter de débusquer les rêves de bonheur de sa sœur dans les
objets matériels transformés en signes culturels : « où sont-ils [les rêves]
donc cachés, dans quel recoin de la maison ? Quelle photo précieuse, quelle
fleur séchée, quelle poésie inachevée cache-t-elle dans ses cahiers
d’écolières » (28). Le fait est que les pensées de Selma - et malgré sa
croyance profonde qu’il en est autrement - reproduisent des images et des
stéréotypes véhiculés par les médias, qui font de l’amour une autre
marchandise qui s’appréhende à travers des rituels invisibles de
consommation construits autour de la peur de l’ennui et de la phobie de
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Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude
l’ordinaire. En cherchant à débusquer le bonheur dans des objets matériels,
Selma reproduit inconsciemment des clichés qui localisent la félicité dans la
possession de certains biens « romantisés » par la culture de masse. Dans
Consuming the Romantic Utopia, Ilouz montre comment le désir de
consommer est déclenché et renforcé par le déplacement du caractère
romantique de l’expérience amoureuse sur certains objets : « The modern
formula for romance has imbued the commodities […] with a symbolic and
emotional life distinct from their economic value as such »9. C’est ce qui fait
que l’expérience amoureuse à l’ère du capitalisme tardif soit indissociable de
la consommation des produits culturels et des marchandises transformées en
symboles culturels associés à l’amour : ainsi, Selma propose de « prendre un
café » lors du premier rendez-vous et rêve d’un homme qui lui achète des
fleurs et avec qui elle conquiert le monde (22). Elle s’imagine regardant des
films avec lui, chantant des chansons d’amour ou commentant des poèmes
romantiques. Ilouz ajoute à cet effet que la nouveauté du rôle joué par ces
marchandises et ces objets culturels dans l’expérience amoureuse « is that
they structure its experiential boundaries and are endlessly repeatable,
“recyclable” »10 ; car, justement et comme l’affirme si bien la narratrice :
« Tant qu’il y aura des fleurs, on pourra encore rêver d’amour » (9).
Il ne faut pourtant pas croire que l’attitude de Selma vis-à-vis de ces
pratiques ne souffre d’aucune ambiguïté. Dans La Distinction, Bourdieu a
montré que les personnes qui possèdent un capital symbolique élevé tendent
toujours à prendre une distance émotionnelle des considérations esthétiques.
En d’autres termes, le fait que Selma soit issue d’un milieu solidement
bourgeois a conditionné son habitus et son goût de manière à ce que son
adhésion à la consommation de l’utopie amoureuse ne se fasse pas sur un
mode entièrement participatif et non analytique. Cela explique en partie
pourquoi elle cherche constamment à se démarquer des scénarios élaborés
par ses amis à propos de l’amour et à s’en moquer. En effet, Selma cherche
souvent à affirmer son individuation et son indépendance : « j’ai mon esprit
qui est le fruit de mon éducation, de ma culture, de l’enseignement dont j’ai
bénéficié et d’un autre élément qui n’appartient qu’à moi seule » (29).
L’insistance sur les possessifs, les pronoms toniques et le recours à la
première personne concourent dans ce passage à souligner la singularité du
moi de Selma. Or, dans l’économie narrative, cette unicité fonctionne en
partie dans le but de rendre Selma visible et distincte aux yeux de celui qui
sera un jour son Prince Charmant (même si dans le roman, Selma ne l’a pas
encore rencontré). Car en fait, la jeune femme veut se marier, mais ayant
atteint la trentaine, elle est toujours célibataire. Or, sur le marché de l’amour,
Selma en est consciente, la compétition est dure et il s’agit non seulement de
9
Ilouz. Consuming the Romantic Utopia: Love and the Cultural Contradictions of
Capitalism, p. 76.
10
Ibid.
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Créativité littéraire en Tunisie
bien décoder les marqueurs sociaux invisibles de l’autre, mais aussi de
projeter une image de soi qui soit attirante et alléchante, une image qui se
démarque de la masse et qui rende visible la personne.
Dans son ouvrage Culture as History, Warren Susman explique que le
début du vingtième siècle a accusé une transformation graduelle dans la
conception du moi. Les écrits de Freud et la révolution psychanalytique qui
ont en effet réfuté l’idée de la centralité et du contrôle du moi conscient
arrivent à un moment où s’établissent de nouvelles structures sociales,
économiques et politiques. Comme on le sait, cela provoque un changement
de base dans la manière dont le moi s’appréhende et se perçoit. Si au dixneuvième siècle « The stress was clearly moral and the interest was almost
always in some sort of higher moral law »11, le vingtième siècle quant à lui
remplace l’idée de « caractère » chère au siècle précédent par celle de
personnalité. Aussi, au lieu de tendre vers un idéal auquel on aspire et pour
lequel on se sacrifie, mais par rapport auquel on est toujours déficitaire, la
nouvelle conception du moi s’articule autour de sa « réalisation » c’est-à-dire
de la découverte de sa nature authentique, de son expression profonde et de
son développement. L’ordre moral supérieur est ainsi remplacé par un
« moi » supérieur dont le narcissisme est un peu tempéré par la nécessité de
se faire reconnaître et apprécier par les autres : « There is an obvious
difficulty here, One is to be unique, be distinctive, follow one’s own
feelings, make oneself stand out from the crowd, and at the same time appeal
-by fascination, magnetism, attractiveness- to it »12. Plaire aux autres devient
alors une composante essentielle de la recherche du plaisir.
En citant Simon Patten dans The New Basis of Civilization, Warren
semble suggérer que ce changement se produit parce qu’ « a society moving
from scarcity to abundance required a new self »13. Le problème engendré
par une telle transformation revient subséquemment à comprendre comment
le moi, qui désormais doit s’autoréaliser, peut le faire en plaisant à « la
masse » dont il cherche éperdument à se démarquer ; autrement dit,
comment le moi peut atteindre le sentiment de son unicité -ce qui lui
permettrait de devenir quelqu’un à ses propres yeux autant qu’aux yeux de la
société : « such a popular view of self proposes a method of both selfmastery and self-development as well as a method of the presentation of that
self in society »14. Autant dire qu’il s’agit désormais de maitriser une
nouvelle manière d’être et de développer des compétences dans un nouveau
domaine, celui qu’Ilouz désigne par « le champ émotionnel ». Selon Ilouz
« Cette compétence consiste à s’engager dans des exercices d’introspection,
11
Warren Susman. Culture as History: The Transformation of American Society in the
Twentieth Century, Washington DC, Smithsonian Books, 2003, p. 274.
12
Op. cit., p. 280.
13
Op. cit., p. 275.
14
Op. cit., p. 278.
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Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude
à attribuer des noms à ses propres sentiments, à reconnaître ceux des autres,
à pouvoir en parler et à manifester de l’empathie pour trouver des solutions à
un problème d’ordre émotionnel »15. Cette compétence que certains
nomment également « intelligence émotionnelle » s’articule essentiellement
dans et à travers le langage transformé en outil narcissique de la
connaissance du moi. Il serait dès lors intéressant de penser que le roman
même de Hamza sert ces mêmes fins : la logorrhée de la narratrice qui est
une constante tentative d’introspection de sa part opérerait pour augmenter
sa valeur symbolique sur le marché de l’amour. En effet, en lui permettant de
mieux se cerner et de se définir, cette compétence lui donnerait accès au
capital culturel nécessaire pour se distinguer sur le marché de l’amour, y
produire une impression et devenir plus « attirante ». Il demeure que
l’obsession par la validation de son être et de ses sentiments traduit une
profonde insécurité qui caractérise les êtres qui vivent à l’ère du capitalisme
tardif, ce, du fait de la transformation de l’écologie amoureuse c’est-à-dire
de l’environnement qui conditionne la naissance de l’amour et son
évolution16.
Il est en effet indéniable que la deuxième moitié du vingtième siècle a
témoigné d’un bouleversement radical dans la manière de comprendre et
d’envisager le milieu et l’environnement dans lesquels peut naître l’amour.
Les transformations sociales qui ont eu lieu sous la poussée de nombreux
facteurs dont la révolution féministe n’est pas des moindres, ont résulté en
des manières inédites de concevoir la recherche d’un/e partenaire avec qui
passer sa vie. Contrairement à ce qui avait cours auparavant, la famille et le
milieu social proche d’une personne ne déterminent plus les sentiments que
celle-ci éprouvera vis-à-vis de son partenaire. La libération des mœurs ainsi
que la transformation des rapports genrés [gendered] sont allés de pair avec
un nouvel entendement du citoyen comme d’un consommateur17. Ces
bouleversements socioculturels ont donné lieu à une déréglementation du
15
Eva Ilouz. Les Sentiments du capitalisme. (Trad. Jean-Pierre Ricard), Paris, Seuil, 2006, pp.
128-129.
16
Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal…, pp. 72-100.
17
Dans un article publié dans le New York Times en 2010 dans lequel il résume l’idée
principale d’un ouvrage qu’il publiera en 2012 sous le titre de Friendship in an Age of
Economics: Resisting the Forces of Neoliberalism, Todd May renchérit sur l’idée de la
transformation des relations interpersonnelles sous l’égide du capitalisme :
Our age, what we might call the age of economics, is in thrall to two types of
relationships, which reflect the lives we are encouraged to lead. There are consumer
relationships, those that we participate in for the pleasure they bring us. And there
are entrepreneurial relationships, those that we invest in hoping they will bring us
some return.
Faut-il préciser que la relation que cherche Selma appartient au second type susmentionné
puisqu’il s’agit d’un investissement dont le rendement symbolique devrait durer une vie
entière: « Entrepreneurial relationships have more to do with the future. How I act toward
others is determined by what they might do for me down the road ».
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Créativité littéraire en Tunisie
marché des sentiments qui, tout comme celui des marchandises, s’est trouvé
régi par un même critère de base qui est celui du choix. Ilouz écrit à cet effet
que « Le choix est la « marque de fabrique » culturelle déterminante de notre
époque, car il incarne, au moins sur les scènes économique et politique,
l’exercice de la liberté et des deux facultés qui justifient l’exercice de cette
liberté : la rationalité et l’autonomie »18. Aimer donc quelqu’un revient à
choisir une personne dans la masse de celles qui sont sur le marché de
l’amour, mais aussi, aimer quelqu’un « c’est être sans cesse confronté à des
choix : « Est-il/elle un bon partenaire pour moi ? », « Croiserai-je sur mon
chemin qui peut-être me correspondra mieux ? […] »19. En d’autres termes,
si la déréglementation du marché des sentiments permet une plus grande
liberté dans l’exercice du choix, elle n’en génère pas moins de nouvelles
angoisses relatives à la certitude de trouver la meilleure option, de faire le
meilleur choix et de pouvoir acquérir la personne qu’on a élue.
Il est facile de deviner que ce procédé du choix du partenaire opère sur
le même modèle que celui de la consommation des marchandises ; ce qui est
pour le moins paradoxal puisque ce qui est censé assurer l’unicité du
partenaire fonctionne en même temps à le réifier en le transformant
symboliquement en marchandise. Ainsi, pour Selma, la désirabilité va de
pair avec le statut socio-économique. En effet, la phrase d’ouverture du
roman, qui présente la narratrice, lie son identité à l’exercice de sa
profession -et par conséquent au statut sociosymbolique qui y est rattaché :
« Je m’appelle Selma, je suis dentiste » (5). Cette même phrase revient plus
tard dans le roman, lorsque la jeune femme rencontre Habib pour la première
fois (43). La culture capitaliste ayant contaminé, sinon structuré, les relations
interindividuelles, Habib est donc invité à décoder les marqueurs sociaux de
Selma et à évaluer du coup les avantages sociosymboliques, économiques et
autres qu’une association avec elle lui procurerait. De même, dès les
premiers instants de la rencontre, Selma tente d’évaluer les marqueurs
sociaux de son compagnon : « la superbe Mercédès grise » n’est pas pour lui
déplaire et l’apparence physique de Habib non plus (37). Selma « capitule »,
car dit-elle « on est toujours sensible à la beauté, je ne suis pas déçue » (37).
Ce genre de calcul rationnel et froid, Selma va continuer à le faire tout au
long du roman.
Il est intéressant de noter que les termes que la jeune femme emploie
rappellent les transactions économiques. Ainsi, la première impression que
lui donne Habib lui fait dire que « Cela valait la peine d’accepter une
équation à quelques inconnues : le niveau d’instruction que je ne connais
pas, la fonction qu’il occupe à la douane, je ne sais pas non plus s’il a une
maison et si… » (37-38). Ces considérations sont justifiées en fait par le
bouleversement, décrit plus tôt, dans l’écologie amoureuse qui implique que
18
19
Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal…, p. 38.
Ibid.
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Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude
les êtres sont désormais seuls dans leur choix dans le sens qu’il n’existe plus
aucun réseau social proche qui les aide dans leur sélection, les réseaux
sociaux traditionnels ayant éclaté au cours des transformations sociales
engendrées par la modernité. Selma en a vivement conscience puisqu’elle
affirme que les manières de faire traditionnelles deviennent obsolètes « à une
époque moderne où se connaître, se parler, se découvrir avant de se lier pour
la vie semble s’imposer comme une nécessité » (38). Il en résulte qu’à une
époque caractérisée par la déréglementation du marché du mariage,
l’entreprise de recherche d’un partenaire est désormais conçue sur le modèle
d’un marché caractérisé par le libre échange des attributs du moi 20.
Cependant, et Selma le sait pertinemment, lors de ces échanges, il y a des
informations que l’on désire donner celles qui rehaussent la qualité et la
valeur du moi -les informations que l’on veut dissimuler- celles qui
diminuent la valeur de ce moi sur le marché- et les informations que l’on ne
peut pas contrôler et qui échappent à l’insu du moi.
La rencontre devient alors structurée autour d’un processus de
voilement et de dévoilement -conscient ou inconscient- dont la maîtrise des
règles est nécessaire pour faire un bon choix. Dans la situation d’échange
que représente le rendez-vous, il s’agit donc d’offrir la meilleure image de
soi et de chercher à débusquer la nature véritable de l’autre. Le moi est alors
performé dans le but d’attirer, d’impressionner et de charmer l’autre dont le
regard et la reconnaissance deviennent essentiels à la validation de ce moi.
Une telle situation est naturellement génératrice d’angoisse puisque
l’individu cherche sans cesse à améliorer sa « valeur » sur le marché de
l’amour. C’est ce qui explique que Hamza consacre un chapitre entier à « La
femme recherchée » par Habib et que Selma cherche follement à entrevoir :
« J’ai besoin qu’elle apparaisse, qu’elle me donne vie, qu’elle me passe son
oxygène, qu’il me la décrive, que je la reconnaisse. […]. Il me la dérobe à
chaque fois » (56-7). Or dans ce jeu du voilement et du dévoilement, Habib
semble avoir davantage de dextérité que Selma, car celle-ci admet n’avoir
pas bien pu lire en lui alors que lui sait qu’« elle n’est pas la femme [qu’il]
cherche » (75). Autrement dit, alors que Habib a su demeurer caché derrière
ses lunettes21 et n’a projeté de lui-même qu’une image séduisante quoique
20
Op. cit., p. 93.
Il serait possible de rédiger une autre étude qui explorerait la prégnance des images dans le
texte de Hamza et naturellement dans la rêverie de sa narratrice. La rencontre est entièrement
conçue comme un échange d’images dans lequel Selma compense la « carence » imagière de
Habib, avare de mots qui permettraient à la jeune femme de s’en constituer une image (plus)
précise, par une multiplicité d’images métaphoriques qu’elle invente pour l’habiller de
charme et de glamour. Ainsi le transforme-t-elle en berger, la Mercédès en méhari etc. pour se
créer un équivalent de conte de fées dans lequel elle serait une sorte de Cendrillon moderne.
Ce faisant, les images qu’elle a projeté d’elle-même ont été passé « aux rayons X » des yeux
de Habib, qui en tant qu’employé de douane, sait comment lire correctement une personne et
deviner « ce qu’[elle n’a] pas déclaré [au] douanier » (77). Dans ce jeu du voilement et du
dévoilement, le temps est précieux et il s’agit d’opérer vite et efficacement.
21
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superficielle qui a laissé Selma sur sa faim, la jeune femme, elle, s’est laissé
découvrir ou tout au moins a malencontreusement dévoilé des images d’ellemême qui n’ont pas plu à son compagnon : « Mon voleur d’images m’a vue
et connue à mon insu et je n’ai rien remarqué. Je n’ai eu quant à moi que des
impressions le concernant, elles n’étaient pas suffisantes pour choisir
encore » (76). Le malheur (pour elle) est qu’elle ne sait même pas ce qui a
déplu à Habib puisqu’elle n’a pas pu deviner les traits de la femme qu’il
cherche. Tout au plus peut-elle spéculer qu’il l’a trouvée ennuyeuse
puisqu’elle aussi a connu un moment d’ennui pendant le temps passé avec
lui.
Comme on s’en doute, la décision de Habib ébranle profondément
Selma. C’est que le regard de l’autre revêt encore plus d’importance sur le
marché des sentiments puisque c’est précisément la validation du moi qui
devrait en résulter qui permettrait d’assurer l’unicité du moi en confirmant
les efforts entrepris par Selma pour se singulariser. Lorsque la rencontre est
un succès, les partenaires sont convaincus de la valeur de l’autre ce qui, par
extension, définit la valeur de la relation elle-même sur laquelle sont
déplacés les rêves et les désirs d’utopie. En revanche, lorsque la rencontre
est un échec, comme c’est le cas de Selma, le verdict de l’autre signifie que
la jeune femme n’a pas réussi à projeter une image d’elle-même qui la
montre unique et attirante. Or, parce que le « moi » est désormais
intimement lié à sa performance22, l’évaluation donnée par Habib représente
un coup dur à l’estime de soi de Selma. En d’autres termes, la nouvelle
« architecture du choix » amoureux23 est génératrice de beaucoup d’angoisse
du fait des risques que l’on prend lorsqu’on se positionne sur le marché de
l’amour24.
22
Dans ses ouvrages, Ilouz explique et commente la réification du moi par les technologies
numériques de l’information. Elle montre comment les individus se projettent dans les forums
de rencontre à travers un discours profondément contradictoire qui en assertant leur
singularité ne les transforme pas moins en objets et marchandises sur le grand marché virtuel
de l’amour. Le Speed Dating serait peut-être un exemple extrême de la consommation rapide
des individus qui cherchent, en l’espace de quelques minutes à projeter une image plaisante
de leur moi respectif et à décoder celles offertes par les autres. Un calcul du coût/bénéfice est
toujours au centre de telles transactions.
23
Ilouz. Pourquoi l’amour fait mal…, p. 39.
24
Pour contrecarrer l’invalidation du moi qui résulte de la décision de Habib, Selma s’insurge
par une tentative d’affirmation dans le processus décisionnel :
Je ne veux pas être en reste, je ne veux pas que l’on prenne la décision sans moi, j’ai
fait partie du processus depuis le début, j’ai accepté la rencontre. Je serai là pour la
fin du spectacle, au baisser du rideau, pour le salut final. (77)
Il est intéressant de remarquer, encore une fois, que Selma conçoit la rencontre sur le mode
d’une performance dont elle ne veut pas être exclue comme une mauvaise actrice. Il
n’empêche qu’en ré-assertant sa participation elle court un risque encore plus grand de voir
son identité niée par celui qui n’a pas voulu affirmer sa singularité. C’est d’ailleurs ce qui se
passe lorsqu’après lui avoir envoyé le message de rupture, Habib appelle la jeune femme pour
s’enquérir de l’identité de l’origine de ce message. Selma répond et Habib rétorque « Selma
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Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude
Il me semble que ces risques sont intimement liés à l’ambivalence
constitutive de la nouvelle écologie de l’amour telle que déterminée par le
capitalisme tardif et exacerbée par les nouvelles technologies de
l’information. Ilouz résume brillamment ces enjeux dans Les Sentiments du
capitalisme :
le moi [est alors] dans une position contradictoire : d’un côté, le
moi est invité à se tourner vers l’intérieur, obligé à se concentrer
sur lui-même pour saisir et transmettre ce qu’il a d’essentiellement
unique, à savoir des goûts, des opinions, des fantasmes et une
certaine compatibilité émotionnelle. D’un autre côté, le moi est
traité comme une marchandise qu’on expose sur la place
publique25.
Or c’est justement cette contradiction qu’illustre tout le roman de
Hamza. Non pas seulement l’histoire du roman, mais aussi l’œuvre ellemême en tant que récit à la première personne essentiellement tourné vers
une introspection de soi de la part du personnage. En effet, ce récit constitue
à bien des égards, une entreprise narcissique d’un moi qui recherche
désespérément à prouver sa singularité, mais qui ne parvient en fait qu’à se
marchandiser et à se réifier à travers son inévitable médiation par les signes
culturels. Peut-être que le meilleur exemple illustrant ce paradoxe serait le
commentaire de Selma à propos du recours à l’internet pour rencontrer
l’amour : « Les sites de rencontres se multiplient pour que chacun trouve
chaussure à son pied » (13). Dans cette phrase qui résume à elle seule les
enjeux discutés dans cet article, est indirectement évoquée la transformation
de l’amour en grand marché censé satisfaire « chacun » (il faut noter ici que
l’emploi du pronom indéfini permet à la fois la singularisation et la nonidentification des individus). Mais l’internet convertit « chacun » (et donc
tous) en marchandise comme l’indique la métaphore de la chaussure, ce,
malgré l’illusion de l’unicité puisque la chaussure sied parfaitement au pied ce qui d’ailleurs, n’est pas sans rappeler le conte de Cendrillon puisque
l’image de l’amour se conjugue souvent comme celle d’un conte de fées.
Dans ce sens, le récit entier imiterait les efforts de ceux qui utilisent
l’internet avec la différence que la narratrice emploie un autre médium : le
qui ? » (79) ce qui accentue davantage la crise initialement provoquée par l’invalidation
identitaire : « Dois-je répondre à cette question ? Peut-être me suis-je trompée de prénom, non
je m’appelle bien Selma. Que faire ? Vérifier, sur ma carte d’identité ? Me regarder dans le
miroir ? » (79). Autant de questionnements qui non seulement soulignent la crise identitaire,
mais surtout illustrent la dépendance de la reconnaissance identitaire de soi sur les signes et
les images et sa médiation par eux. Pour qu’il existe, le moi a désormais besoin de signes et
d’images dans et à travers lesquels il s’affirme, se perçoit et se projette.
25
Ilouz. Les Sentiments du capitalisme…, p. 146.
341
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Créativité littéraire en Tunisie
roman26. Il n’empêche que son récit recourt tout autant que les forums
virtuels de rencontre à la médiation des (mêmes) signes culturels et serait,
par conséquent, sujet aux mêmes contradictions.
Pour conclure cette étude, j’aimerais me pencher sur la dédicace faite de
l’œuvre par la romancière.
Je dédie ce livre à la révolution tunisienne, à une liberté retrouvée,
acquise au prix du sang de nos martyrs. […] Pour que nous ne
cédions plus au mensonge que nous ne détournions plus les yeux
de la vérité. […] Je dédie ce livre à tous les Habib et toutes les
Selma, pour leur recherche de la vérité. (87)
Cette dédicace plutôt émouvante de l’œuvre à la Révolution opère à
plusieurs niveaux. Elle reconfigure, en premier, la rencontre et des deux
personnages et son échec en la plaçant sous le signe d’une recherche de la
vérité, dans la nouvelle ère inaugurée par le changement du régime politique
en Tunisie. Au-delà des intentions (louables) de l’auteur de soutenir ce
changement, ce qui est intéressant pour la critique c’est d’établir et de définir
les contradictions et les ambivalences de l’œuvre et de ses personnages. En
effet, si l’on souscrit que la « recherche de vérité » de Habib et de Selma est
largement structurée par la reconfiguration de l’architecture amoureuse telle
que déterminée par les forces du capitalisme tardif qui, en synchronisation
avec les bouleversements sociopolitiques du vingtième siècle en Occident a
provoqué une nouvelle écologie de l’amour et une importance inégalée à
l’introspection, et si l’on souscrit que les nouvelles écologie et architecture
amoureuses ont été exportées par l’Occident un peu partout dans le monde
au travers de la mondialisation, on comprend que l’histoire et les efforts des
protagonistes sont beaucoup plus déterminés par une conformité à un
schéma mondial qu’à une certaine singularité nationale. Bien plus, il est vrai
que la Révolution tunisienne qui a commencé à Sidi Bouzid, suite à l’autoincinération et au décès de Mohammed Bouazizi en décembre 2010,
représentait un soulèvement contre la dictature de Ben Ali qui s’était installé
au pouvoir depuis le 7 novembre 1987. Il n’empêche que le véritable moteur
ayant accentué le mécontentement populaire peut être largement attribué à la
corruption du président et de sa famille notamment la famille de sa femme
Leila, née Trabelssi. La corruption du régime n’était naturellement pas
nouvelle, mais elle avait, dans les dernières années, atteint des proportions
inédites, car gargantuesques. Or, cela était largement dû et facilité par une
26
Je suis consciente que cet emploi pourrait indiquer de ma part une confusion entre l’auteur
et la narratrice ce qui n’est pas le cas. Le fait est que le récit de la narratrice, même s’il imite
le flot de la conscience, est trop structuré pour qu’il en soit un. Il s’agit d’un récit adressé à un
destinataire qui n’est autre que le lecteur. C’est dans les cadres de cette perspective que
j’utilise le mot « roman » malgré les objections -très légitimes- que l’on peut y faire.
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Carla Clargé – À la poursuite du Prince Charmant : ambivalence, incertitude
restructuration de l’économie selon les préceptes néolibéraux, préconisant la
privatisation de la chose publique.
On le sait, cette nouvelle version du capitalisme, que Naomi Klein a
brillamment expliqué dans son ouvrage The Shock Doctrine : The Rise of
Disaster Capitalism (2007)27, représente le stade le plus avancé et peut-être
bien le plus dangereux, car le plus agressif du capitalisme. Dans un pays
comme la Tunisie pourtant, il a donné lieu à des soulèvements populaires,
voire à une Révolution, qui a résulté en un changement de régime, mais
aussi, qui a inspiré d’autres pays arabes à se rebeller contre leurs propres
dictatures. On connaît les déboires auxquels ont mené les soulèvements en
Égypte, au Bahreïn, au Yémen, en Libye et en Syrie. La Tunisie est le seul
pays où demeure encore un quelconque espoir. Il n’empêche que dans un
contexte mondial, caractérisé par le triomphe du capitalisme lequel à la fois,
structure et détermine les relations néocoloniales, mais aussi les « mois »
intimes des citoyens, il est légitime de se demander si l’on peut échapper aux
schémas prédéterminés par les forces économiques. Cet article a cherché à
montrer les contradictions dans lesquels se trouve l’individu « libre »
lorsqu’il est confronté au choix de son partenaire à l’ère du néolibéralisme
triomphant. Ce même choix qui asserte la liberté et l’unicité fonctionne en
fait pour réifier les humains (auto)(re)présentés comme marchandises.
Comment dès lors penser la liberté de la nation et la formation identitaire du
citoyen ? Est-il possible d’échapper à cela même qui, en donnant la solution,
se révèle être l’origine du problème ?
27
Voir aussi l’ouvrage de David Harvey. A Brief History of Neoliberalism, (2005).
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Créativité littéraire en Tunisie
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Sylvie BLUM-REID
University of Florida
États-Unis
La part du chiffre dans La troisième fille
de Salah EL GHARBI
Ce temps heureux prend son identité (sa clôture) de ce qu’il s’oppose (du
moins dans le souvenir) à la « suite » : « la suite », c’est la longue traînée
de souffrances, blessures, angoisses, détresses, ressentiments, désespoirs,
embarras et pièges dont je deviens la proie, vivant alors sans cesse sous
la menace d’une déchéance qui frapperait à la fois l’autre, moi-même et
la rencontre prestigieuse qui nous a d’abord découvert l’un à l’autre1.
Le troisième roman de l’auteur tunisien Salah El Gharbi La troisième
fille se compose de cent vingt-sept pages ; il se construit autour de dix-sept
chapitres qui s’entrelacent les uns et les autres pour donner voix d’une part
au personnage masculin, Slim, et d’autre part, au féminin, Basma.
L’alternance qui s’ensuit montre un souci d’équilibre et d’égalité entre les
deux points de vue, et une vision personnelle sur la vie, leur condition et leur
amour, telle qu’elle semble régir cette œuvre. L’histoire se déroule avec
comme toile de fond la Tunisie contemporaine, jusque dans ses récents
événements, à savoir le printemps arabe tunisien ou la révolution du jasmin
qui vit la dissolution du gouvernement de Zine al-Abidine Ben Ali, qui
démissionne en 2011, et les remaniements pour une plus grande démocratie
dès lors. L’univers de La troisième fille se situe dans le milieu intellectuel
d’un journal, qui n’est nommé que dans son appellation toute générique de
Journal, tout comme les événements politiques qui se présentent en parallèle
à l’intrigue, et en sont sous-jacents. Ce milieu intellectuel déborde du monde
journalistique pour inclure la sphère universitaire, puisque le personnage
féminin Basma, divorcée, mère de deux enfants, retourne poursuivre des
études universitaires et retrouve par hasard, après un intervalle de douze
années, un ancien copain de la faculté des Lettres, Slim.
Slim, ancien enseignant, vit maintenant du métier de journaliste,
employé au « Journal » à Tunis. Sa véritable passion est l’écriture, qui
constitue en fait le noyau du livre : il décide de rédiger un nouveau projet de
2
1
Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil, 1977.
Salah El Gharbi. La troisième fille, Tunis, Arabesques, 2011. Toutes les citations prises de
ce roman son indiquées par des chiffres placés entre parenthèses.
2
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Créativité littéraire en Tunisie
roman : La troisième fille. Les chiffres sont importants ici, et nous nous y
attarderons bientôt. Slim écrit des livres, pas uniquement des articles
journalistiques. Or depuis la publication de son premier livre : Nocturnes (un
roman), il est incapable d’écrire, comme paralysé (13). Pour son prochain
ouvrage, il pense s’inspirer de l’histoire de sa cousine Zohra. Une grande
partie de l’ouvrage présent s’interroge sur l’écriture, et les mots, mélange
habilement l’ouvrage en train de se créer sous la plume de Slim, et
littéralement sous nos yeux, et celui que nous, lecteurs, avons entre les
mains, au titre éponyme. Dans ce va-et-vient, nous sommes souvent à
essayer de démêler ce que nous lisons, tellement leur sujet est proche, et lié
et parfois indiscernable ; voir s’il s’agit de l’ouvrage en train de s’écrire, ou
s’il s’agit de l’histoire de Slim et Basma, et si cela est, en quoi ces deux
diffèrent.
Le thème de l’Écriture
Le thème de l’écriture est donc conséquent ici, tant dans la valeur des
mots, la peur de la page blanche que dans l’association au journalisme et à la
censure de l’écrit. L’auteur évoque deux sortes d’écriture : l’une
journalistique, de facture critique, l’autre de fiction. L’une se destine à
paraître dans un journal, en tant que critique culturelle (et plus tard
audiovisuelle), l’autre est romanesque. Slim aime écrire librement, « sans
bâillons » (9). Les mots sont soigneusement pesés, et Slim, un homme
cérébral, fait parfois la critique des critiques, et ne s’épargne pas : « On était
tellement habitué à une parole lisse, consensuelle que tout discours critique
ne pouvait que déranger » dit-il (71). Il arrive cependant à une période de
mi-vie, où il ne va plus se laisser faire, et même, si possible, il pourra ignorer
les critiques. Il dénonce ce qui l’entoure, et la médiocrité ambiante qui se
niche dans ce qu’il considère « des paroles serviles » qui résistent à
l’insoumission ambiante (9). Il a trop perdu son temps à cautionner ces
« mesquineries » (9) au cours des années passées.
Pour son nouveau projet d’écriture romanesque, il choisit d’écrire sur
une femme trahie, ce qu’il fait de façon manuscrite dans un cahier. D’une
certaine façon, il travaille traditionnellement avec le stylo. Les parallèles
entre son personnage et Basma jalonnent le texte jusque dans la toute
dernière partie de l’ouvrage. Ce parcours lui fait se poser des questions sur
son travail, par lesquelles nous, lecteurs, passons. Il lira à Basma quelques
extraits de son livre, et elle aura même la primeur de commenter le choix du
nom de son héroïne, celle qu’il crée presque en se rapprochant d’elle. Elle se
trouble devant les ressemblances qui existent entre elle et celle-ci.
Basma, étudiante en lettres modernes est donc la première interlocutrice
privilégiée de Slim ; elle suit des cours de littérature anglaise maintenant.
Elle n’est pas insensible à Slim, l’écrivain qui s’inspire d’elle. Certaines
références littéraires sont soulignées, d’autres se devinent : ainsi Anouilh,
dont Slim souhaite projeter le personnage d’Antigone sur son héroïne finit
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S. Blum-Reid – La part du chiffre dans La troisième fille de El Gharbi
par se différencier de Basma en final. Nous détectons l’admiration de Basma
pour la femme divorcée du roman d’Henri James : What Maisy Knew (1897).
La passion qui les unit l’espace de ce roman, et dont on ne connait toujours
pas l’issue emprunte certaines tournures Proustiennes, surtout dans les
allusions à la passion mentale incontrôlable, et l’attente anxieuse de la
femme aimée, sans compter une certaine jalousie, qui anime le personnage
masculin. Si Slim commence à comprendre les semi-confidences de Basma
(102), elle continue à le charmer, bien que derrière son visage « angélique »
se profile « un air inquiétant » (103). Totalement « envoûté » par cette
femme, il pense un moment qu’il aurait aimé se guérir d’elle (104), tout dans
la lignée de Charles Swann de Proust, par rapport à Odette, pour lequel
l’amour est vécu comme une maladie dont il faut se guérir et dans une
jalousie sans pareille.
Le passé
Une grande partie du livre, même s’il est porté par les événements
récents et le souffle de la révolte qui plane sur le pays (jamais ouvertement
nommé), retourne au passé, individuel et national, j’implique ici celui de
Slim, de Basma et à l’échelle nationale. La crise personnelle à l’approche de
la quarantaine « Qu’avait-il fait de sa vie ? » (10) renvoie à celle du pays qui
exhibe plutôt toutes les facettes d’une insoumission croissante et d’une
rébellion face aux « mensonges ». Slim fait sa propre autocritique, par
rapport à ce qu’il a écrit dans son passé, en tant que journaliste : « dix années
de sa vie perdues à célébrer la médiocrité et à claironner les mensonges » (9)
et plus tard, en tant qu’auteur. Or, certaines personnes témoins de moments
historiques significatifs pour le pays l’entourent, réfléchissant le miroir des
années soixante-dix, où les « mots libres s’étaient mis subitement à germer et
que le mot « démocratie » était porté triomphalement par les cris des
marchands de journaux… » (9). Ces mots-là ont leur importance dans le
texte, qui traite autant du pays et des troubles actuels que de leur liaison.
S’agit-il de nostalgie alors pour Slim qui parle de la « belle époque » (8) ou
plutôt du roman de la maturité, la quarantaine qui approche tant pour lui que
Basma ?
Dans cette atmosphère de tumulte, Slim, journaliste au service
« culturel », vivant modestement dans un petit studio, restant seul au sortir
d’une autre déception amoureuse, décide de se consacrer à son roman, et
même si celui-ci n’avance guère, au moins, il le nomme. Au cœur de ce
passage à vide devant la tyrannie de la page blanche, il retrouve Basma, dans
la foule de la ville, douze années après leur première rencontre.
Leur histoire va dès lors se raconter à deux voix, suivant l’alternance
des chapitres. Elle puise dans le quotidien de leur vie présente et passée.
Chacun a connu des tragédies personnelles, et ils se confient l’un à l’autre,
tant sur le papier que dans leur intimité. L’auteur campe deux personnages
différents, composant une étude du genre si l’on veut, puisque ses
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Créativité littéraire en Tunisie
personnages sont différents l’un de l’autre, l’un né homme, et l’autre femme,
dont la condition dès sa naissance n’était pas désirée, la famille espérant un
garçon. Basma a dû se battre pour vivre et survivre à différents coups du
sort. Deux temporalités s’alternent : entre le passé de Basma jeune fille, puis
jeune femme (étudiante), et le présent, divorcée, et meurtrie, approchant la
quarantaine, délaissée par son mari pour une jeune cousine « La Vilaine »,
que sa famille avait pris sous sa protection. Basma est forcée de vivre chez
ses parents, avec ses filles, sans autre possibilité de s’assumer, et finalement
étant encore et toujours restée dans un état prolongé de l’enfance, en dépit de
sa « maturité », de par sa dépendance matérielle. La personnalité de cette
femme est complexe. Basma est une belle femme remplie d’amertume, qui
ne s’aime pas, mais qui aime plaire aux hommes surtout et les aime
cependant distants. Or Slim est surtout très attaché et « fougueux ». Elle est
aussi remplie de joie. Elle fait sa dure autocritique (16), et revient en arrière
plus souvent que Slim sur « les égarements de jeunesse », son mariage
malheureux, ses déceptions amoureuses et ses conquêtes passagères. Les
retrouvailles leur permettent de revivre leur passé, de ranimer la passion non
consommée alors pour Basma, lors de leur fréquentation alors qu’elle était
une copine de fac mariée. Leur histoire était restée chaste, mais en suspense.
Libre, en cet état de vacance juste avant l’écriture, il succombe cette fois-ci
au désir, à la passion physique des sens, subjugué par elle, à nouveau (27).
Basma : La troisième fille
Basma est une femme dans la société tunisienne moderne en lutte contre
beaucoup de préjugés. Elle est plurielle, et ne peut se définir en un mot, ou
une phrase. Elle échappe à toute description ou définition unitaire, qui la
ramènerait au chiffre « un ». Elle se révèle à l’auteur, au cours du récit, dans
ses confidences, et dans ce qu’elle ne dit pas, le non-dit. Il existe d’ailleurs
des zones d’ombres dans sa vie dont elle ne s’ouvre pas à Slim. Depuis la
défection de son mari, elle est sans ressources, et la pension inconséquente
que lui verse celui-ci, « l’innommable » qui triche avec elle ne pourrait lui
suffire. Cet état d’infantilisation la met sur un pied d’inégalité : « elle n’était
qu’une adulte amoindrie » (30). Elle est perçue par la société rurale où elle
réside, comme responsable des écarts de l’ex-mari et a apporté le déshonneur
en rentrant au berceau familial. Elle provoquerait encore plus de scandale si
sa liaison avec Slim se savait, mais elle arrive à mener celle-ci dans le secret,
loin, dans la grande ville où elle étudie. Elle souffre elle-même d’être « la
troisième fille » de ce couple qui voulait un garçon après avoir eu deux filles.
Sa mère a basculé dans une dépression après sa naissance et refusé de lui
faire une place au sein de la famille. Peut-on dire que psychologiquement et
culturellement, sa place dans la famille la marque à tout jamais dans son
destin ? Le roman s’oriente maintes fois vers le passé, il est parfois difficile
d’y démêler le présent du passé par ailleurs ; on y explique comment elle a
grandi, acceptée par des bandes de jeunes garçons, avec lesquels elle jouait ;
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S. Blum-Reid – La part du chiffre dans La troisième fille de El Gharbi
ce trait insiste sur un certain côté viril de Basma, que Slim reconnait à son
corps de dos, la première fois dans la foule du soir, « C’était elle, avec sa
démarche masculine, qui hâtait le pas » (13). Le paysage de son enfance est
marin et influence le caractère de celle-ci. Basma n’est pas quelqu’un qui se
satisfait de tranquillité et de médiocrité. Une sorte de malédiction plane sur
les enfants (filles) qui naissent en troisième place dans une famille, tout
comme un couple sans garçon qui assurerait la relève du nom. Le prophète
Mohamed pour remédier à cette tragique situation a dit dans un hadith :
« Celui qui a eu trois filles et qui a assuré leur bonne éducation, Allah le fait
entrer au Paradis ». Pourtant il n’est jamais question de religion dans ce
texte, mais plutôt de culture. Tout étant étroitement lié.
Très vite, les deux amants doivent composer avec les autres, la société
qui les entoure et auxquels ils sont tributaires, les exposant au quotidien et sa
banalité, même si la liaison connait d’abord des envols. L’écriture pour se
faire emprunte des formules de langage courant en rupture avec le registre
employé. Basma se dérobe des regards soupçonneux portés par sa mère,
tandis que Slim, qui espère faire partager son bonheur à sa mère et ses sœurs
se heurte à un barrage d’incompréhension. Il pense construire quelque chose
avec Basma. Or, il aime trop sa mère et ses sœurs pour leur faire du mal. Sa
fonction de fils aîné constitue un obstacle à leur amour puisqu’il doit suivre
leur volonté. Or une femme divorcée avec enfants ne peut être acceptable.
Malgré toutes les zones d’ombres pesant sur Basma, et sur Slim, dont la
vie familiale a connu une tragédie avec le frère, Basma, l’amante, lui apporte
d’abord apaisement et grande sérénité. C’est dans cette liaison que Slim
reprend goût à l’écriture et s’attèle à son projet. Basma est la muse de
l’auteur. Elle est aussi, comme nous lecteurs, sa première lectrice. C’est à
son contact que l’écriture se délie, et qu’il s’inspire d’elle pour le personnage
féminin. L’ambiguïté voulue du titre dénote la dualité du personnage de
Basma, et renforce la lecture du nombre trois, que lui confère le roman. Si
elle est la troisième fille, c’est de par sa naissance, mais aussi de par le
devenir possible de leur couple, à savoir s’ils resteront ensemble, auront des
enfants, ce qui indiquerait pour elle, un troisième enfant. Le récit est en
quelque sorte marqué par les nombres. En tant que muse de l’écrivain, elle
est fortement impliquée dans la production d’une œuvre où s’inscrit cette
trinité. Elle est toutefois sa première lectrice.
Les Blessures
Évoqué précédemment au début de cet essai, le personnage de Slim,
double de l’auteur sans doute, jongle entre ses activités de journaliste et
d’auteur. Il tombe à nouveau amoureux de Basma, celle qu’il aimait quand il
était étudiant en Lettres Modernes. Il sombre dans cette passion avec fougue,
suit son désir, s’abandonne et s’adonne aussi simultanément à son nouveau
projet littéraire, qui traite d’une femme trahie, un roman qui s’intitule La
troisième femme. Célibataire, proche de la quarantaine, il arrive à une
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Créativité littéraire en Tunisie
époque de maturité et de réflexion, tant dans sa carrière que dans sa vie
privée. Proche de sa famille, privé du jeune frère aimé disparu trop tôt, dans
une mauvaise histoire d’émigration et de drogue, la tragédie le poursuit. Le
père souffre d’Alzheimer, et arrive en fin de vie. Slim se confie à sa mère et
ses sœurs dont il est proche au sujet de Basma, mais sans succès. Basma, une
jeune divorcée, mère de deux enfants, n’est pas un parti désirable pour un
homme comme lui.
La tragédie du frère est revisitée alors que les troubles dans le pays
commencent : elle est même datée du 10 mars 2004. Le récit manie passé et
présent ici, avec l’intervention sur scène de l’éditrice du journal (54). Slim
rapporte l’épisode du frère revenu au pays natal, malade, d’abord dans un
passage à l’hôpital psychiatrique, avant le retour à la maison familiale où il
se suicide en final. Cette disparition va hanter Slim qui était proche de lui
comme frère et père.
Basma souffre d’un traumatisme qu’elle n’a jamais pu révéler et qu’elle
a subi dans un accident de bicyclette dont elle a été victime, à treize ans, qui
lui aurait fait perdre d’un coup sa virginité (45). Cet incident majeur relève
du domaine médical ; elle souffre d’une blessure émotionnelle autant que
physique. Ce traumatisme aurait terni sa relation avec Jalel, son fiancé alors
puis mari, qui le premier a découvert la chose : l’hymen percé. Même s’il l’a
« accepté », il n’a jamais respecté Basma car la virginité d’une femme
équivaut à sa pureté (et chasteté), sa perte signifiant le contraire. Elle
n’aurait jamais pu révéler cet accident à ses parents.
L’Écriture
Slim est passionné par l’écriture et vit pour elle, dans la solitude. Elle
est source de plaisir, mais aussi de souffrance. Basma est la seule personne
qui puisse entrer dans son univers. Confronté à la feuille blanche et au doute
sur sa créativité, exacerbé par certains critiques, il reprend pied et pensait
boucler son roman non sans peine sous le signe de la paternité : « je l’aurai
ma « troisième fille », je l’enfanterai dans la douleur… » (68). Le dernier
paragraphe avec Wafa, l’héroïne, clôt le livre de Salah El Gharbi, et la
dépeint en marche dans la ville se rendant à son nouveau travail de stagiaire
au journal (127). C’est à peu près la même situation physique que celle de
Basma, lors de leurs retrouvailles, c’est à dire d’une femme qui marche dans
la foule de la ville, sauf qu’elle est comme lui, journaliste. On imagine que
son livre s’est conclu ainsi.
Dans son autocritique, la question de l’écriture revient souvent et est
même forcée par Basma qu’il implique en tant que lectrice : « Pourquoi
écris-tu ? » (86). « -Était-ce pour plaire comme elle le prétendait ? ». « Écrire
n’est-il pas un acte narcissique, égoïste et à la limite gratuit » ? (86). Basma
a réussi à semer le doute chez Slim. Il croit la connaître, mais en fait, Basma
résiste à toute définition. On se pose la question quant au personnage de
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S. Blum-Reid – La part du chiffre dans La troisième fille de El Gharbi
Wafa qu’il a enfanté, mais dont nous ne connaissons qu’une infime partie,
celle qu’il veut bien nous laisser entrevoir.
Lors de la transformation qui s’opère au sein de leur relation, dans la
deuxième partie, Basma et Slim s’éloignent, non sans cesser de s’aimer.
Cette relation souffre à cause d’autrui et de leur perception qu’ils ont de la
femme dite « abîmée ». Alors qu’il veut s’impliquer plus dans sa vie, et
même berce l’espoir d’avoir un enfant avec elle, quitte à avoir « une
troisième fille », ou un fils, sa famille essaie de l’en décourager (72-73). Il ne
peut se résoudre à décevoir sa mère Yemma. Basma semble plongée dans
des « histoires de femmes » avec l’histoire de son amie Soukeina et d’un vol
de bijoux, et le recours à divers stratagèmes pour les retrouver. À la
transformation progressive de leur relation s’ajoute une révélation: l’auteur
croyait que ces deux femmes étaient semblables dans leur amertume. Basma
ressemble à la troisième fille (90), mais il veut la sienne autre, comme
l’Antigone de Jean Anouilh, c’est à dire, « noiraude, mélancolique, fragile,
secrète, introvertie, possédant une intériorité riche et dense » (90). Or, cette
allusion littéraire révèle que Basma n’est pas celle-là, et qu’il finit par
trancher avec sa création littéraire. Donc, le doute qui s’emparait du lecteur
ou de la lectrice jusque là prend fin dans cette évocation.
Le retour à l’écriture se signale pour Slim qui enfin y revient après un
blocage initial, et après une discussion avec elle (91). Ce passage est crucial
dans le roman puisqu’il se pose des questions quant à l’écriture : « -Quel
point de vue choisir ? Celui de la femme ou de l’homme ? » (91).
Or, nous voyons que l’auteur/Slim a choisi et a accordé deux voix en
alternance à ses personnages pour couper court à toute interrogation. Basma
possède même un chapitre supplémentaire avec son point de vue. Le
personnage féminin, sa création, se distingue, et s’affranchit pour ne plus le
laisser libre ou seul. Il est comme habité par lui/elle : « l’impression que
l’image d’un être nouveau s’imposait à lui. Partout où il allait, à n’importe
quel moment de la journée » (91). À partir de ce moment, nous savons que
Basma n’est pas un personnage de roman, sauf qu’il existe pourtant comme
tel dans ce roman que nous lisons, dans sa mise en abyme.
Basma connaît des doutes vis-à-vis de Slim qui l’irrite avec ses
questions trop personnelles. Elle a peur de s’être laissée piéger. Elle le
manipule cependant pour dissiper ses soupçons car « il était comme tous les
hommes ». L’inégalité hommes-femmes ressort dans ce chapitre treize, « ils
sont tous les mêmes » (95) s’insurge-t-elle. L’innommable, celui qui jaloux
lui a fait changer sa garde-robe, passant du jean aux tailleurs (97), ou l’exmari, remonte sournoisement à la surface, après une remarque faite par Slim
sur son habillement. Elle aurait même proposé de porter « le voile » à son
mari (97) sans toutefois avoir passé jamais à l’acte.
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Créativité littéraire en Tunisie
Le pays
Au moment où la relation paraît se défaire, nous assistons à « l’éveil de
la nation arabe » (78) ce qui relègue le côté intime à un plan secondaire. Le
monde vacille. Un bouleversement politique en Tunisie a lieu dont l’intensité
se profile à la rédaction du Journal. Les événements se précipitant dans le
dernier chapitre (dix-sept, 123). Pour finir, les retours en arrière s’achèvent
pour laisser place au présent de l’histoire contemporaine, et de leur histoire
tout court. Le haché des phrases rompt avec le style précédent et introduit
des « points de suspension », alternant le rythme.
« L’air de la liberté tant rêvée sonna » (124). À l’heure où le roman
s’achève et paraît, la révolution tunisienne bat son plein. Se profilant dans
les dernières pages de La Troisième fille que l’auteur a écrites sur le vif, au
cœur de l’histoire, « L’enchaînement des événements était vertigineux et
l’escalade de la rébellion sans précédent » (123). Ce mouvement populaire
allait faire boule de neige dans d’autres pays du Maghreb, et au MoyenOrient. Les effets sont remarquables jusqu’à maintenant alors qu’une
nouvelle constitution vient d’être adoptée en janvier 2014, soit trois ans
après le début de la révolution, jetant les bases d’un état démocratique et
marquant la fin des années de corruption et de répression. Après différents
passages de transition, la constitution, dans l’attente d’être ratifiée, pour la
première fois inscrit la parité homme-femme dans les assemblées élues d’un
état arabe3. L’article 45 de ce document préserve les droits acquis aux
femmes tunisiennes et considère leur rôle comme complémentaire et égal à
celui de l’homme dans la famille4. Une nouvelle Tunisie est « en train de
naître » sans aucun script, ainsi que commentait Pierre Vermeren lors des
événements de 2011, « c’est une vraie révolution, cette fois-ci, sur une page
blanche »5.
3
« En Tunisie, la nouvelle constitution adoptee », Le Monde
26-1-2014.
<http://www.lemonde.fr/tunisie/article/2014/01/26/le-premier-ministre-tunisien-a-composeson-gouvernement_4354757_1466522.html
4
Frida Dahmani. « Constitution tunisienne : victoire sur le fil pour le droit des femmes », 111-2014. Jeune Afrique.
5
Pierre Vermeren. « Tunisie, le goût amer de la révolution de Jasmin », L’Express,
14/1/2011.
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/tunisie-le-gout-amer-de-larevolution-de-jasmin_952360.html
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Evelyne M. BORNIER
Auburn University
États-Unis
Tout lecteur est un ennemi
de Rhida SMINE :
entre surréalisme et nouveau roman
« La matière romanesque,
à l’image de la réalité,
doit paraître inépuisable ».
Alain Robbe-Grillet. Pour un
nouveau roman
« Je persiste à réclamer les noms,
à ne m’intéresser qu’aux livres dont
on laisse battants comme des portes,
et desquels on n’a pas à chercher
la clef ».
André Breton. Nadja
« De ce double, qui est l’homme et qui est son double ? Sans sombrer
dans la folie en tentant de répondre » (9) ; ainsi débute le texte de Ridha
Smine, Tout lecteur est un ennemi1, dont nous traiterons ici. Question
complexe qui préfigure le style auquel le lecteur abordant ce texte devra
s’attendre. Dans l’étude qui suit, nous nous pencherons sur cet auteur à la
biographie et à l’écriture quasi impénétrables. Nous examinerons le fond
ainsi que la forme du texte de Smine et tenterons d’en dégager les
caractéristiques qui permettront d’identifier ce texte comme appartenant à
une nouvelle tendance dans le cadre de la littérature francophone du
Maghreb. C’est une écriture divergente, expérimentatrice, qui s’inscrit dans
une mouvance originale2, à la croisée du surréalisme et du nouveau roman,
dans laquelle on sent un profond rejet des styles communs, une sorte de
Nouvelle Vague dans et de l’écriture.
Mais avant même de sonder le texte, interrogeons-nous sur son auteur.
Qui est Ridha Smine ? Personnage aussi mystérieux et insaisissable que ses
1
Ridha Smine. Tout lecteur est un ennemi, Paris, L’Harmattan, 2011. Toutes les citations
prises de ce roman sont indiquées par des chiffres placés entre parenthèses.
2
On peut à ce titre consulter notre étude sur un autre texte précurseur de ce nouvel
élan/nouveau courant, Zone Cinglée de Kaoutar Harchi. « Kaoutar Harchi : Zone Cinglée Apocalypse Now made in banlieue », Najib Redouane. Où en est la littérature « Beur » au
féminin ? Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 377-389.
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Créativité littéraire en Tunisie
textes, Smine est d’emblée difficile à cerner. En effet, les quelques éléments
biographiques glanés çà et là laissent l’inquisiteur sur sa faim. On ne sait
rien, ou plutôt presque rien de cet auteur qui, comme ses textes a la fâcheuse
habitude de nous filer entre les doigts sans jamais se laisser saisir. Le
quatrième de couverture de chacun de ses ouvrages répète inlassablement et
laconiquement la même information, sans toutefois nous en apprendre plus
sur cet auteur fuyant ; si ce n’est qu’il serait né en Tunisie en 1965 et aurait
fait des études de sociologie. Mais qui et surtout quoi croire ? On en finit
même par se demander si Ridha Smine existe réellement ou s’il n’est pas un
auteur créé de toutes pièces comme cela s’est déjà vu dans le monde des
Lettres. Abonné aux introuvables, Ridha Smine serait-il le pseudonyme de
quelque auteur cherchant à s’immiscer sur la scène littéraire par le biais d’un
stratagème auquel d’autres ont bien avant lui eu recours3 ?
Le récit qui nous intéresse ici s’ouvre sur le personnage de Najwa
(tantôt Nadia), jeune fille mystérieuse, qui confesse au lecteur qu’elle vient
de tenter d’assassiner son amant prénommé Nabil. Najwa, entre en scène les
mains couvertes de son sang : « Je me prénomme Najwa. Je sais ! Il y a des
prénoms qui saignent comme une blessure » (9). On apprend qu’elle avait en
fait deux amants et que l’un d’eux est un Imam :
J’ai deux Amours. […]. L’un vit la nuit, l’autre l’après-midi. Avec
l’un je fais tout, sexe compris. Avec l’autre on discute
langoureusement. L’un est Imam, l’autre est spirituel à sa
façon. (9)
Mais le texte ne nous en révèle pas plus. Le reste, c’est au lecteur de le
deviner ou de le déduire en glanant, au fil des mots, quelques bribes
d’informations, toutes aussi décousues les unes que les autres. D’emblée,
l’auteur nous avertit :
Le récit de Nadia est-il la banale histoire d’une complaisante
victime d’ordures ? Ou bien condense-t-elle, dans son supplice,
l’âme meurtrie de ce pays ? (97)
Car Najwa, c’est tout le monde et personne (nadie = personne en
espagnol). C’est une femme dont l’ombre hante le texte de Ridha Smine,
mais c’est aussi un personnage « absent », difficile à cerner, qui file entre les
lignes, dans le sfumato du texte et dont l’authenticité est sans cesse remise
en question. On la sait belle, capable de violence extrême, mais sans d’autres
détails précis. Présente/absente, elle surgit, puis s’évanouit mystérieusement,
3
On se souviendra ici du cas « Chimo ». Pour plus d’informations, consulter :
http://rdereel.free.fr/volDZ1.html
Plusieurs courriels envoyés à l’adresse supposée de l’auteur ([email protected]) ainsi
qu’à son éditeur (l’Harmattan) sont restés sans réponse.
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E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme
surprenant parfois le lecteur au détour d’une page, puis l’abandonnant
subitement quelques lignes plus loin.
Bien entendu, le personnage de Najwa/Nadia n’est pas sans évoquer
celui d’André Breton dans son ouvrage éponyme. La manière dont les faits y
sont relatés n’est pas non plus sans similarité. Ainsi, le texte de Breton
débute-t-il par la fameuse question du « Qui suis-je ? ». Le récit, décousu
comme on le sait, se déroule sous des formes variées : faits-divers,
anecdotes, impressions prises sur le vif, appartenant au quotidien et non
proprement dit à la littérature. Tout comme Breton, Ridha Smine semble
s’attacher plus au fonds qu’à la forme de son texte. Il va droit au but et relate
le quotidien sous une forme quasi documentaire. À la manière de Breton, qui
déambulait au hasard des rues à la recherche de l’insolite sous toutes ses
formes (stations de métro, statues, objets du quotidien transformés sur le
champ en œuvres d’art, panneaux publicitaires, etc.), Smine laisse aller sa
plume face au monde qui l’entoure et relate ce qu’il voit sans concession,
offrant au lecteur des séries d’images fortes, souvent bouleversantes (scènes
de guerre, meurtre, catastrophes naturelles, etc.). On sait combien la
photographie est chère au cœur de Breton. On retrouve cette même
fascination envers l’image chez Smine. Le spectacle du monde qui tourne,
ou plutôt qui tourne à l’envers, devient sujet de création qui permet à Smine
de réaliser son œuvre ; c’est-à-dire d’écrire son texte.
La rencontre du lecteur et des protagonistes du texte de Smine avec
Najwa, femme étrange, dotée d’un magnétisme singulier et personnage
central, s’avère bouleversante :
Ma vie n’était irrémédiablement qu’une hypothèse. Quelle phrase
assassine ! Jeu d’équilibre flottant entre désirs et frustrations.
Jardin où s’entremêlaient belles fleurs et plantes vénéneuses. (13)
D’emblée, Najwa nous prévient et donne le ton :
J’aime deux hommes ! Un double. L’un est le contraire de l’autre,
son frère au sens spirituel et, dialectiquement, sa négation aussi.
Lumières et contrées sombres, sages et démons. L’un d’eux me
ressemble comme deux gouttes d’eau. (10)
Femme-sirène, attirante, aguichante, elle s’avère destructrice et sème la
mort et le chaos sur son passage : « Je transformerai ta vie en véritable
cauchemar, et pas seulement pendant ton sommeil ! Connais-tu le rêve
éveillé ? » (44).
Jeune femme énigmatique ; on la sent détentrice d’une vérité rétive à
toute logique. Elle inquiète. Tout comme la Nadja de Breton, son apparente
fragilité et son côté sauvage, presque animal, envoûtent ceux qui la croisent.
On l’observe, entre fascination et inquiétude, et une tension palpable naît de
ses contradictions. « Sommes-nous plusieurs personnes ou bien une
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Créativité littéraire en Tunisie
personnalité multiple ? » (TL, 23), murmure-t-elle sournoisement à notre
oreille.
Najwa n’est pas sans rappeler ici la Nadja de Breton, cette femmeserpent devenue sirène qui assouvit l’appétit de merveilleux des surréalistes.
On soulignera, au passage, combien Breton fut toujours intrigué par les
manifestations de l’inconscient et de la folie, car ces dernières lui semblaient
être les manifestations les plus proches de l’Esprit. Cependant, le
comportement aberrant, si fascinant soit-il, de l’héroïne fait naître
l’inquiétude chez l’auteur qui s’aperçoit rapidement que la jeune femme
souffre de troubles mentaux.
Najwa, semble elle aussi, avoir perdu la raison. Femme aux mœurs
légères, elle est prise dans une spirale de violence à laquelle ses amants ne
peuvent échapper et envers qui elle révèle des dessins sordides : « J’ai voulu
me heurter à leurs cordes sensibles, les confondre, affronter leurs frustrations
et leurs traumatismes par mon histoire de vie. Séduire leur désir et leur
passion pour les vaincre et soumettre leurs profondeurs » (11). Son étreinte
est dangereuse et l’homme qui s’y aventure risque fort de s’y perdre :
Je me trouve englouti parmi les restes des souffles, l’étreinte des
ossements et la blancheur de la page. Mon souffle suit ses
chemins, l’air égaré et la forme s’échappent. Comment dire ce que
seul un roman peut dire ? Me regardes-tu, Najwa, avec cet air
poétique, parce que tu me vois comme une fiction, une de plus ?
(28-29)
Personnage mi-monstre mi-humain à travers lequel l’homme s’égare,
femme-serpent ou sirène chez Breton, Najwa/Nadja est devenue la Goule
chez Rhida Smine et toute fuite est impossible : « Moi aussi j’ai voulu écrire
un récit ! L’histoire de cette ville au présent autrefois jaillissant de force et
de raffinement. J’ai tout raconté, sauf… un détail… La Goule c’est moi et je
suis déjà chez toi » (59). Créature diabolique des folklores arabe et perse4, la
Goule se nourrit de cadavres qu’elle déterre dans les cimetières et dévore les
voyageurs perdus dans le désert qui cèdent à ses appels. Chez Smine, elle
« vit dans la maison N.7, dans le grenier, et apparait tantôt sous forme d’un
décérébré à peau bleuâtre dévorant des restes d’animaux, tantôt un être ni
femme ni homme ni bête, ayant reçu d’importantes doses d’une radiation
quelconque » (50). Elle se terre et guette sa proie, toujours prête à l’attaque :
La Goule attaquait par-derrière, sautait du toit ou jaillissait du sol.
Femelle étrange et déroutante appréciant la chair humaine, tueuse
remplie de préjugés, recrutée par le Capital, superstitieuse très
sombre, castratrice du désir des résidents qui habitaient les vastes
4
Al-ghoûla, l’ogresse, en arabe On la retrouve, entre-autre, dans les contes des Mille et Une
Nuits.
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E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme
complexes souterrains. Sensualité insatiable qui mangeait les
cœurs ! Goule de cimetière avide de chair fraîche ! Affamée
dévorant les corps ! (55)
La Goule, c’est aussi la personnification du destin furieux qui ravage les
hommes et leur environnement ; les hommes devenus « mécaniques » dans
leurs actes quotidiens et fatalistes face aux catastrophes qui les frappent. Les
accidents, les drames et les morts se succèdent dans une folle valse, avec une
régularité métronomique. La mort fait partie de la vie, s’immisce dans le
quotidien, le détruit, laissant la misère et la terreur dans son sillon et des
centaines de cadavres derrière elle. À tel point, que « La morgue de l’hôpital
est pleine à craquer » (55) et « [...] la liste macabre n’en finissait pas » (57).
À ce sujet, Jacqueline Benahmed se demande « Quand l’équation de l’amour
se résout dans le sexe et la mort, ou au contraire qu’elle se décline entre
domination et dépendance par la soumission consentie. L’amour est-il
crédible ?5 »
Ici, entre les cadavres et les ordures, que vaut le pouvoir
sultanesque, les blondes, les rousses, les brunes, les noires, les
bronzées, les jeunes, les mûres, les paysannes, les citadines, les
vierges, les perverses, les passionnées, les lingots d’or et
d’argent ? Ouvre donc les yeux… ouvre-les donc par deux fois !
Ton regard reviendra vers toi, déçu et harassé. La mort est
proche. Séparé à jamais des vivants par la boue et la dalle épaisse,
à l’étroit dans une tombe, durement ligoté par des cordes
invisibles, terrorisé par la folie des ténèbres, pétrifié et conscient.
Comme tout être humain, c’est une certitude, tu seras enterré vif.
La Goule avait faim malgré les accidents de la route. Une faim
dévorant l’esprit, pulvérisant toute autre sensation, brûlant la chair,
terrible envie qu’on ne pouvait mater, besoin vorace qu’on devait
assouvir à n’importe quel prix. La faim devenait de plus en plus
massacrante « J’ai faim… J’ai vraiment faim. Pour ceux qui
partagent la même faim que moi, un seul cri de guerre : Manger !
Mangeeeeeeer ! ». (59)
Najwa, tout comme la Nadja bretonienne, représente l’impossibilité de
concilier rêve et bonheur6. Dans un monde ravagé par un constant chaos, la
paix et l’amour ne seraient-il alors qu’utopies, ou bien le chaos serait-il
nécessaire ? Car, comme Ridha Smine l’explique : « Le mystère du cri ! Que
d’horreurs en deçà du cri… Celui qui n’a pas d’ennemis jamais il
5
Jacqueline Benahmed. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha SMINE. », 16
février 2012. http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1591
6
Breton. Nadja : « Se peut-il qu'ici cette poursuite éperdue prenne fin ?... Qui étions-nous
devant la réalité, cette réalité que je sais maintenant couchée aux pieds de Nadia, comme un
chien fourbe ?... Est-ce vous Nadja ? Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette
vie ? Qui vive ? Est-ce moi seul ? Est-ce moi-même ? », p. 126.
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Créativité littéraire en Tunisie
n’avancera… là où il y a guerre il y a volonté de vie, là où il y a lutte il y a
volonté d’amour et là où il y a désir il y a volonté de dévoilement » (61).
Dans le cas de Breton, ce dernier a reconnu n’avoir jamais aimé Nadja,
mais d’avoir ressenti pour elle de la compassion lorsqu’il apprit les détails de
sa vie sordide (Nadja est une prostituée). La Najwa de Ridha Smine mène,
elle aussi, une vie dissolue : elle a deux amants. Et pourtant, il existe une
alchimie incroyable entre ces êtres qui se déchirent, une sorte de
« compagnonnage magique » pour reprendre les termes employés par Alain
et Odette Virmaux à l’endroit de Breton et de son personnage mythique7.
Dans un cas comme dans l’autre, l’arrachement se produit de façon brutale.
Chez Breton, la jeune Nadja est rejetée parce qu’elle a « démérité » (un
terme qui revient souvent chez l’auteur). Chez Ridha Smine, Najwa commet
l’irréparable et devient, instantanément, le « rejet » d’une société au ban de
laquelle le crime qu’elle vient de commettre la place.
« La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas » proclame Breton8.
Pour lui, la création serait le résultat direct d’une sécrétion naturelle
spontanée. Ainsi, Breton préconise-t-il une écriture naturelle, spontanée et
sans relecture. Comme il l’explique dans « Point du jour », il est inutile de
« corriger, se corriger, polir, reprendre, trouver à redire et non puiser
aveuglément dans le trésor subjectif pour la seule tentation de jeter de-ci delà sur le sable une poignée d’algues écumeuses et d’émeraudes ». Le texte
peut donc être lu comme un bildungsroman ou un récit de formation où
Breton était non seulement en quête de Nadja, mais aussi à la recherche de
lui-même. Ainsi, à sa question du « Qui suis-je ? », il a fait écho en
répondant : « Tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je hante ? », ce qui
laisserait à penser que Nadja surgit de son moi le plus profond tel un
fantôme. Ainsi naît un texte au ton journalistique que l’on croirait presque
débité à la manière d’un procès-verbal. C’est aussi un texte d’aspect
« scientifique » (Ce que Breton prétendait) dont les séquences éclatées et
sans lien nécessaire les unes avec les autres permettent à l’écriture et aux
faits de se télescoper et de faire jaillir une autre dimension de la pensée et
des faits qui sont relatés. Il s’agit d’une dimension magique, où
l’imagination et la déraison ont toute leur place. On rappellera au passage la
volonté de Breton que Nadja ne soit pas lu comme un roman, il avait des
préjugés contre ce genre, tout comme il en avait contre la littérature en
général, n’hésitant pas à annoncer, dans son Manifeste du surréalisme (1924)
avec un plaisir certain la mort de « la littérature psychologique à affabulation
romanesque » 9.
7
, Alain et Odette Virmaux. André Breton : Qui êtes-vous ? Lyon, La Manufacture, 1996. p.
25.
8
Breton. Nadja, p. 187.
9
Le Manifeste du surréalisme s'emploie d'abord à régler son compte à la description : « Et les
descriptions ! Rien n'est comparable au néant de celles-ci ; ce n'est que superposition d'images
de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à son aise, il saisit l'occasion de me glisser ses
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E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme
De façon similaire, le texte de Ridha Smine apparait comme un roman
d’apprentissage : « Dans quel combat secret, dans quels souvenirs ce désir-là
est-il niché ? Pourquoi son visage me ramène-t-il, chaque fois que je le vois,
à tant de peines, de souffrances ravageuses et d’angoisses secrètes ? Une
histoire de vie entre neurones, social et culture… réparer le passé toujours
singulier. Mes ancêtres appellent ça l’apprentissage » (10). Le texte laisse
perplexe et est tout aussi inclassable. On y retrouve, en effet, les mêmes
caractéristiques que chez Breton. Le texte de Smine est ardu à lire et encore
plus complexe à décoder/déchiffrer. Ce texte peut-il être considéré comme
un texte surréaliste et plus précisément comme une réécriture de la Nadja de
Breton ?
Pour emprunter des termes bretonniens, le roman de Ridha Smine
semble relever d’un « automatisme psychique pur »10 qui rappelle l’écriture
automatique surréaliste. Le texte est décousu, parfois obscur. Les mots
coulent, alignés les uns à la suite des autres dans un parfait désordre. Rien ne
semble combiné, pensé. Tout semble « automatique ». Texte labyrinthique
qui se lit comme un roman policier ou un roman à cléfs, chaque chapitre,
dévoile un aspect du drame, le tout sur fond de folie, d’amour fou, et de
passion destructrice. L’affectif est à fleur de mots et la plume du narrateur
vibre d’une sensibilité tout exacerbée. Le texte est habité des images du
meurtre qui s’est produit et qui lui sert de toile de fond. On pourrait dire que
le texte est « lancinant » ; il est hanté par les acteurs vivants et morts du
drame qui s’est dénoué plus tôt. La force de la passion déstabilise Najwa et
la plonge dans un état de profonde confusion où elle se déconnecte de la
réalité et perd le contrôle avec la réalité :
Qui va me sauver, moi, jeune bibliothécaire, des flammes ou des
eaux ? Il m’a proposé à notre sixième rencontre de corps à corps
de remonter avec lui le fleuve du désir à travers des voies
sinueuses et souterraines, de se mouvoir dans les connexions
complexes de nos neurones, afin que je puisse répondre à mes
questions. (12)
Najwa a peine à s’exprimer. Le langage verbal, porteur des valeurs
masculines qu’elle prétend subvertir lui échappe. Elle veut raconter son
histoire, mais en est quasiment incapable : « […] je vais écrire mon histoire.
Personne ne peut vivre sans histoire », explique-t-elle (9). Mais le récit
qu’elle nous livre est confus et les événements s’entre-chevauchant avec des
anecdotes anodines en rendent la lecture difficile.
Il y a, chez Smine tout comme chez Breton, un renouvellement de l’acte
d’écriture. Chez l’un, comme chez l’autre, le spontané est au cœur de la
cartes postales, il cherche à me faire tomber d'accord avec lui sur des lieux communs… ».
André Breton. Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert, 1962, p. 19.
10
Il s’agit là de la définition bretonienne même du surréalisme.
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Créativité littéraire en Tunisie
création au même titre que l’expérimentation. Mais Smine va un plus loin et
l’on retrouve dans son texte certaines caractéristiques du nouveau roman,
notamment l’absence de véritable intrigue (il y a certes, le meurtre commis
par Najwa au début du livre, mais la suite part un peu dans toutes les
directions et nous offre un texte en étoile). La place de premier choix faite
aux événements courants de l’actualité est aussi un élément que l’on retrouve
dans le Nouveau Roman. La lecture du texte se doit d’être active et
participante. En effet, le lecteur ne peut l’approcher sans avoir, au préalable,
une certaine connaissance de la culture de l’auteur, car c’est elle qui permet
au livre d’exister en tant que tel :
Un ordre secret pour agencer les mots, si bien que je pourrais
trouver un déplacement qui placerait mes lecteurs-ennemis en
présence d’une fissure au sein même du réel, qui leur permettrait
d’être saisis d’un sentiment face au vent. J’échangerais ainsi avec
eux, les suggestions, les choses, les relations, les formes, les corps,
les odeurs, les signes, les parfums, les désirs et les rêves.
Ensemble, serions-nous enfin visibles dans ce spectacle que les
débris et les luttes de la vie voilent ? (100)
Dans Pour un Nouveau Roman, Robbe-Grillet rejette les notions
d’intrigue et de nécessité des personnages11 au profit s’une interrogation sur
le narrateur et sa place dans l’intrigue. Selon lui, « [r]essemblante,
spontanée, sans limite, l’histoire doit, en un mot, être naturelle »12. Dans Les
Choses (1965), Georges Perec nous invite, quant à lui, à découvrir comment
les protagonistes du roman sont écartés au profit des objets du quotidien qui
en deviennent, eux-mêmes, les vrais héros. Mal-être, angoisses, états d’âme,
événements tragiques du quotidien sont véhiculés par un texte dont ils
effacent les protagonistes et deviennent les éléments centraux. On retrouve la
même chose chez Smine13. Comme il l’explique : « Cette familiarité entre les
choses donne au récit son unité, beaucoup plus que l’enchainement des
événements. Un jeu subtil entre lumière, écho et prochain dévoilement »
(100). Le passage suivant illustre clairement cette façon de concevoir
l’écriture :
Énoncer le murmure que tant de désirs et d’angoisses habitent.
Narrer les profondeurs inexplorées, les villes, les monstres et les
11
Alain Robbe-Grillet. Pour un Nouveau Roman. Paris : Editions de Minuit. 1963, 144p. .
Robbe-Grillet va même plus loin en instant sur le fait que l’idée de portrait psychologique (à
la manière de Zola, Balzac, ou Flaubert) est dépassée. « Raconter est devenu proprement
impossible », écrit-il dans Pour un nouveau roman, p.31.
12
Ibid., p. 30.
13
On se souviendra d’Histoire de Claude Simon (1967), collage de souvenirs mêlant
l'Histoire et l'histoire personnelle de l'auteur, dont la ponctuation ignore volontairement les
règles orthographiques et typographiques.
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E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme
rêves des personnages. Exploiter la connotation, la métaphore,
l’intertextualité et la mise en relief… interroger les produits de la
civilisation dominatrice, l’État, le groupe, la famille, la
communauté et les vagues modernes. (99)
Acte de déchiffrement et de saisissement, la lecture est un travail
d’équipe entre l’auteur et son lecteur :
Il s’agit de regarder les mondes souterrains qui nous guettent et de
prêter l’oreille aux effarés. Écouter… oui, être capable d’écouter !
Le récit dans la ville c’est la rencontre des personnages portant en
eux une part de la nuit, attendant ce qui n’est pas encore nommé,
parlant de ce qui est en cours de formation, cernant les mensonges
et les dévoilant tout en restant à l’écoute du frémissement de la
raison, lisant le Coran et refusant les testaments. Des personnages
qui palpitent, expérimentent, émigrent et s’approchent des
blessures… Être, de nouveau… (100)
La déconstruction du roman traditionnel, tel qu’on le connaît, est totale
chez Smine, qui qualifie d’ailleurs son texte, non pas de roman, mais de
nouvelle14. Novateur, son style devient le lieu d’une expérimentation de
l’écriture et remet en question les fondements du roman traditionnel. Mais
cet exercice n’est pas sans tension ni danger. Si l’éclatement des codes et
l’écriture sont libérateurs, ils sont aussi source d’angoisse, car « [s]emblable
au corps, le récit s’amuse à habiter les limites obscures entre la mort et la
vie, le mouvement circulaire et les forces ennemies, la personnalité de base
et les relations qui fuient, la tension entre le Je et ses strates, le NOUS et ses
références » (99). Quelques pages plus loin, Smine se demande :
Écrire, est-ce une action pour se débarrasser des « créatures » afin
qu’elles n’agressent pas l’auteur qui couve ses besoins dans ceux
de ses personnages ? Cette écriture est-elle le résumé d’un texte
absent ou nié ? Citations en embuscade ou syndrome de
Frankenstein ? Raconter est-il un amusement avec la « magie »
pour celui qui vit avec la police à ses trousses ? Se perdre dans la
pratique du brouillage ! Une résistance face à la folie, face au
gouffre… . (101)
L’acte d’écriture est aussi cathartique : « Je ne la couche sur le papier
que pour mes fantômes » (93). Jacqueline Benahmed15, explique le rôle de
14
« J’écris cette nouvelle pour moi-même, et j’espère sincèrement que jamais elle ne tombera
dans les mains d’un quelconque lecteur, qu’il soit imbécile ou lâche. Je ne la couche sur le
papier que pour mes fantômes » (93). C’est moi qui souligne.
15
Benahmed. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha SMINE », 16 février 2012.
http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1591
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Créativité littéraire en Tunisie
l’écriture comme « Initiateur, acteur de la renaissance, l’auteur conjure le
sort par le verbe. Il a vocation d’exorciste. » C’est lui qui, grâce à sa plume,
relate, commente, anticipe et dénonce. L’écriture est en cela puissante :
Cerné par l’horreur, le visiteur lecteur se perd et sent toute
confiance se rétracter, l’abandonner. Mais, pour se sauver, y a-t-il
d’autres choix que d’affronter son histoire et la réalité ? Avec la
perception, la sensibilité aigüe de l’écrivain, l’auteur met en scène
les maux de l’humanité pour les rendre visibles, lisibles. Avec un
style puissant, des mots qui choquent et frappent comme des
poings, des situations d’où toute malice n’est pas absente, Ridha
Smine en dessine les reliefs, les décrypte. Il nous place face au
miroir, les yeux dans notre vérité, et guide notre prise de
conscience, nous obligeant à choisir notre camp dans un monde
binaire16.
Face aux horreurs de ce monde, le silence est impossible, car comme il
le proclame : « Les mots sont mon destin, le silence est l’abri qui me séduit,
mais […] je ne pourrais l’habiter » (20). Car le rôle de l’écrivain est aussi
d’interroger, de remettre en question, de sonder et d’aider celui qui le lit à
percevoir autrement, à ouvrir les yeux, à voir au-delà des certitudes des
codes établis (sécurisants, car familiers) auxquels l’être humain se confine.
« Tout récit est une mémoire agissante », écrit Smine, qui poursuit : « Mais
en fait de quel désir veux-je parler : de l’irruption du douloureux dans
l’heureux ? Au cœur du rituel se terre l’angoisse » (10).
Smine souhaiterait que la littérature maghrébine se libère des préjugés
et stéréotypes occidentaux qui l’entravent. « Les récits s’enchevêtrent, luttent
ou font de l’échangisme ! Comment le social se fond-il dans l’esthétique
sinon en dévoilant le refoulé, et donnant à l’oubli sa voix maghrébine ? »
(TL, 99) Dans le chaos du monde et la littérature mondiale, il faut que la
littérature maghrébine brise ses chaines et trouve sa voix, car comme il
l’explique :
Le récit maghrébin n’est pas une subjectivisation du romantisme
oriental ni « la transmission » de ce que les visages pâles
voudraient écouter à propos de nos femmes au hammam, ou quand
elles sont supposées être battues, de même il ne serait pas la
pseudo-connaissance qui s’exhibe. La Nouvelle Maghrébine c’est
de l’écriture sauvage. Le récit inflige aux choses des coups
lancinants et acides, une pluralité de narrateurs qui transpercent les
voiles. Un réel brisé qui offre des failles desquelles surgissent le
trouble et la joie. (100)
16
Ibid.
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E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme
C’est à l’auteur d’insuffler une dose de réalité à la littérature
maghrébine en la débarrassant de ses attributs occidentaux et en lui
redonnant une couleur locale, sans artifices, aussi chaotique cette dernière
soit-elle, car seule « [l] » arène du récit donne vie au territoire exilé, refoulé,
habité, effacé… et nous fait don des impressions, des cauchemars, des
blessures saignantes, des rêves, des merveilles, des rapaces, de la dérision
subtile et du retour de l’étonnement individualisé » (100). Jacqueline
Benahmed explique :
Au cœur de toute question naît le pouvoir de la réponse apportée,
de celui qui apporte la réponse, bonne ou mauvaise. C’est le
maître mot : pouvoir, l’armature de tous ces récits : pouvoir de
l’homme sur la femme, ou l’inverse, pouvoir du politique sur le
peuple, ou l’inverse, de l’homme sur la nature ou…l’inverse….
Quel que soit le lieu où il prend sa source, dans l’apparente beauté
de la planète bleue, il dépasse souvent à celui qui le détient. De
moyen, il devient fin. Mais l’homme est un être surprenant. Et
quand le tyran se penche sur lui pour recueillir dans la plus
malsaine des jouissances son dernier souffle, la peur de la peur
disparaît : l’homme ne craint plus rien et emporte avec lui dans la
mort son oppresseur. Avec humour. Contre-pouvoir ! La
démocratie, le moins imparfait des modes de gouvernement naît
dans la douleur17.
L’auteur est amené à remettre en question le sens même de la vie.
L’homme a été déshumanisé par la violence, la guerre, la haine et les
extrémismes. Smine dénonce l’attitude fataliste des Arabes face à ce chaos et
se demande : « […] pourquoi la catastrophe, chez les Arabes, qu’elle soit
individuelle ou collective, ne produit-elle pas de la connaissance, mais de
l’attente ?! » (33). Le chaos dans les rets duquel l’homme est pris devrait être
source d’enseignement (« Quel usage une société fait-elle de son passé ? »,
15) et le refus d’être victime passe par une prise d’action, cependant, Smine
constate que « La majorité vit pour manger, déféquer, sortir et rire. Corbeaux
avec des haut-parleurs à la télé et des centaines de morts aseptisés pour
ménager la ménagère, comme il s’agit des autres ce n’est pas si grave que
cela, juste le dire autrement, et mouiller le tout puis oublier » (21).
C’est au peuple de se lever et de s’ériger tout entier contre les injustices
et le refus de la fatalité doit passer par une participation active aux affaires
du pays. Selon Smine, l’un des premiers actes de rébellion est le vote aux
élections, car voter c’est s’exprimer et faire entendre sa « voix » : « Ceux qui
n’ont pas voté le 23, je leurs dirai ceci : La démocratie, c’est comme la
femme, elle se donne à celui qui la poursuit et non à celui qui la regarde
17
Ibid.
363
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passer dans la rue sans même lui dire un mot ! Votez, la prochaine fois »18,
s’exaspère-t-il.
Cette participation active doit s’étendre aux intellectuels du pays qui,
selon Smine, ont trop longtemps adopté une attitude instinctive et vis-à-vis
desquels l’auteur ne cache pas sa désillusion :
Les intellectuels tunisiens abîmés comme ils sont dans les bons
sentiments d’une laïcité francophone un peu trop figée. Attachés
dans la résignation et le double langage des droits de l’homme.
Pourquoi déranger leur sommeil ?! Ils ont renforcé les murs aux
alentours de leur modernisme de supermarché, et depuis l’aube du
24 octobre, on n’entend plus qu’un lourd et bavard silence 19.
Le danger est omniprésent. La menace de la perte d’identité personnelle
et collective, le risque de la dilution de son identité dans le chaos du monde,
qui planent sur l’être humain poussent ce dernier à se demander si l’avenir
est possible (Benahmed20). Le texte de Smine est une réflexion sur la vie et
le destin (la fatalité) auquel nul n’échappe jamais. C’est aussi une critique
vive de la société et ses abominations, contre lesquelles l’écriture reste
encore le meilleur moyen de faire face :
Le plus urgent c’est d’écrire, écrire nos soucis, nos inquiétudes,
nos illusions, nos lacunes… peu importe le genre du texte, le
style… sinon cette attente est stérile. (15-16)
Réflexion poétique et philosophique profonde sur la condition humaine,
le texte de Smine dénonce son mal-être dans une société minée par la
violence :
Le Mal redevenu cauchemar. […] l’appartenance et la perte des
repères, la menace d’une indescriptible expérience. Le désir
démolit la quiétude, la tord. Cette réalité-là, ce présent collectif, je
ne peux m’en défaire. Un tableau d’épines me hante au quotidien.
(15)
C’est une critique acerbe des siens que nous offre Smine, qui s’indigne
non seulement de leur attitude fataliste, mais aussi de leur ignorance et des
abus et manipulations politiques dont ils sont victimes au quotidien :
Que peuvent faire des ignorants dans un monde où le savoir est la
seule arme ?! Les défauts, l’agressivité, la stupidité mentale,
l’indélicatesse, la grossièreté… sont par trop visibles chez mes
18
Ridha Smine. « L’Espoir ou le bidet ». Article paru en ligne le 19 novembre 2011.
Consultable sur http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1540
19
Ibid.
20
Benahmed. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha SMINE », 16 février 2012.
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E. Bornier – Tout lecteur est un ennemi de Ridha Smine : entre surréalisme
compatriotes. C’est dégoûtant. Dès que je compare avec d’autres
profils, d’autres peuples, je me dis : pourquoi tant de défauts qui
agressent les yeux et les oreilles ?! (17-18)
Pour lui, il n’y a qu’une seule solution : « Comprendre et voir […].
Comprendre et livrer combat. Croire et agir » (73), car sinon « [q]ui
racontera l’histoire ? Les pauvres, les rejetés, les affamés, les bannis, les
frustrés, les misérables ? » (74). C’est à l’homme de se réveiller et de
prendre en main son destin et de
rompre avec la facilité des assertions et faire que le dialogue soit
une exploration de ce lieu secret en soi, à partir duquel nous
pourrions construire un autre monde différent de celui que nous
connaissons. (74)
Alors, dans cet abominable chaos, comment redessiner le monde, ou du
moins, y trouver sa place ? Cette revendication toute surréaliste, hante le
texte, car : « Chaque individu de mon peuple, comme moi-même, a le droit
de vivre en paix, de prier Dieu qui n’a ni associé ni fils ni un groupe élu quoi
qu’il fasse, de jouir de la vie, de s’entraider, d’être respecté et de ne pas être
souillé ni rabaissé, ainsi que le droit à la sécurité. » (TL, 95). Dans un monde
pris dans l’affreux tourbillon de la violence gratuite, la paix ne serait-elle
qu’un rêve inaccessible ? L’homme se tourne alors vers Dieu, source
d’espérance : « Il faut chercher dans le religieux le fondement d’une éthique
individuelle, elle aiderait à supporter la douleur de la solitude », nous
explique Smine (18), car « Quand Allah est notre interlocuteur intime, les
épreuves prennent sens une fois prises comme moments, et comme énigmes
sur la ligne du temps du récit personnel » (19). Mais l’homme trouvera-t-il
ce qu’il cherche dans la religion ? Chez Smine, « Seule l’aventure du verbe
« Iqraâ » et ses conséquences, quête du sens, donner de la voix… rendent la
vie supportable dans son immédiateté » (19).
« L’écrivain doit accepter avec orgueil de porter sa propre date, sachant
qu’il n’y a pas de chef-d’œuvre dans l’éternité, mais seulement des œuvres
dans l’histoire ; et qu’elles ne se survivent que dans la mesure où elles ont
laissé derrière elles le passé, et annoncé l’avenir » écrit Alain RobbeGrillet21. Motif poétique ou femme tangible ? Najwa échappe jusqu’au bout
du récit à toute interprétation et à tout saisissement, mais laisse, indélébile,
sa marque sur le récit et donne le ton à ce que réserve l’avenir. Ennemi ou
ami, où se place le lecteur à la croisée du texte ? Texte, hors-normes, Tout
Lecteur est un ennemi se place naturellement dans une nouvelle vague
d’écriture originale en ce début de XXIème siècle.
21
Robbe-Grillet. Pour un nouveau roman, p.10.
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BIBLIOGRAPHIE
BENAHMED, Jacqueline. « TOUT LECTEUR EST UN ENNEMI de Ridha
SMINE. », 16 février
2012. http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1591
BRETON, André. Manifestes du surréalisme, Paris, Pauvert, 1962, 363 p.
_________. Nadja, Paris, Gallimard, 1964. 187 p.
ROBBE-GRILLET, Alain. Pour un nouveau roman, Paris, Éditions de
Minuit, 1963, 147 p.
SMINE, Ridha. Tout lecteur est un ennemi, Paris, L’Harmattan, coll. Lettres
du Monde Arabe, 2011, 101 p.
__________ 2011. Consultable sur
http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1540
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Bernadette REY MIMOSO-RUIZ
Institut catholique de Toulouse
France
On n’est jamais mieux que chez les autres
de Bakir ZIED,
un « Tunoche » au pays des droits de l’homme
La Tunisie, ce troisième état du Maghreb, distingue sa littérature de
celle de l’Algérie et du Maroc ne serait-ce que par la nette domination de
l’écriture en arabe par rapport à l’expression francophone. Il n’en demeure
pas moins que des écrivains de grande valeur ont porté haut le flambeau de
la langue française depuis les premiers temps du protectorat de 1881 jusqu’à
nos jours1. Si l’on en croit un article publié dans Babelmed, le renouveau de
la littérature maghrébine repose sur la liberté d’expression linguistique que
la journaliste Nadia Khouri-Dagher nomme « Nouvelle Andalousie » à
propos d’écrivains qui élisent actuellement le français bien que la page du
colonialisme ait été tournée et rappelle qu’il ne s’agit ni d’une allégeance à
l’ancien colonisateur, ni de traîtrise envers ses racines. Elle précise qu’au
contraire :
[…] face à un islamisme montant dans ces pays, qui, comme le
nazisme dont il partage bien des traits, prône une identité « pure »,
unique, centrée sur l’arabe et sur la langue sacrée du Coran figée
depuis des siècles, écrire en français devient un acte de résistance,
une manière de s’ancrer dans l’universalité, et non dans des
« racines » que certains voudraient uniques2.
Si ces propos étaient éclairants en 2009, ils prennent toute leur
dimension actuellement après la révolution du jasmin qui voit dans la vie
politique grandir l’influence de principes d’un islam rigoureux. Une nouvelle
génération se lève pour revendiquer la mémoire historique et culturelle d’une
nation qui a, depuis la nuit des temps, été confrontée à la variété des apports
culturels et s’est ainsi forgée une identité spécifique.
1
Cf. Tahar Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb suivi de Réflexions et propos sur la
poésie et la littérature, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 24-27.
2
Cf. Nadia Khouri-Dagher, 13/02/2009. 3 Bakir Zied renoue avec la démarche de Kateb
Yacine en inscrivant nom à la manière maghrébine. Sans doute une façon de se placer dans
une lignée littéraire.
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Bakir Zied3, réside en France depuis plus de six ans et s’est fait
connaître dans le faubourg Saint-Germain de manière assez originale en
transposant une technique de marketing et de publicité à la vente de son
premier roman4 On n’est jamais mieux que chez les autres5. Le titre en est
audacieux, espiègle et provocateur en détournant un dicton qui affirme
exactement l’inverse6. La première de couverture est révélatrice de sa
démarche avec une insertion aux allures de slogan publicitaire « Le premier
roman de celui que l’on nomme déjà le "dealer de littérature" ». Cependant,
il serait insuffisant de s’arrêter à ces mots accrocheurs et déroutants dans
leur assimilation de la littérature à une drogue, alors qu’une attention
spéciale devrait être portée au décor sur lequel se détache le portrait de
l’auteur. Il s’agit d’un cimetière fort évocateur. En effet, si l’on se réfère aux
difficultés rencontrées par le héros Zénon, durant les premiers temps de son
séjour à Paris, il vient à l’esprit deux références littéraires. La première
rejoint une nouvelle de Naguib Mahfouz L’amour au pied des pyramides7,
où, à bout de ressources, le personnage finit par se loger dans une tombe, et
la seconde n’est pas sans rappeler l’aventure d’un jeune écrivain russe, exilé
en France, dont l’obtention du prix Goncourt en 1995 a enfin fait reconnaître
le talent. Andreï Makine8 a confié s’être abrité au Père Lachaise à son arrivée
à Paris. De cette manière, Bakir Zied se place sous le double parrainage du
dénuement et d’un succès à venir.
Composé de chapitres courts, porteurs de titres suggestifs, le roman
manie l’autodérision et l’ironie pour s’achever, sans pathos sur un contrôle
d’identité, crainte suprême des immigrés clandestins. Le destin de Zénon
semble scellé car « en bon Tunoche fidèle au principe, il n’opposa aucune
résistance mais en perdit son latin » (174) et son expulsion apparaît probable.
La clausule demeure ouverte et chaque lecteur pourrait poursuivre le récit
s’il n’y avait l’intervention de l’auteur se réclamant de l’idée de la
contribution des lecteurs satisfaits de l’ouvrage, comme un consommateur
3
Bakir Zied renoue avec la démarche de Kateb Yacine en inscrivant nom à la manière
maghrébine. Sans doute une façon de se placer dans une lignée littéraire.
4
Voir la critique – acide – de Salim Jay à ce propos (Le Soir, 28 mai 2012 (http://www.lesoirechos.com/bakir-zied-et-abdallah-badis-deux-facons-detre-soi-chez-les-autres/culture/51958/)
et la vidéo sur le site You tube où Bakir Zied explique sa démarche
(http://www.youtube.com/watch?v=fCCCmqTbOMQ).
5
Bakir Zied. On n’est jamais mieux que chez les autres, Paris, Encre d’Orient, 2012.
6
Bakir Zied, certainement à son corps défendant, prend le contrepied des propos de Guy
Dugas : « Tous les voyageurs l’attestent : il est difficile de ne pas se sentir chez soi lorsqu’on
arrive en Tunisie », Tunisie rêve de partages, textes choisis et réunis par Guy Dugas, Paris,
Omnibus, 2005, p. 7.
7
Naguib Mahfouz. L’amour au pied des pyramides, recueil de nouvelles traduites de l’arabe
par Richard Jacquemond, Aix-en-Provence, Sindbad, Actes Sud, 1999.
8
Andrei Makine a demandé l’asile politique en 1987. Son premier roman est paru en 1990.
Pour Le testament français, il a reçu le Prix Goncourt, le prix Médicis et le Goncourt des
lycéens en 1995.
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B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied
laisse sur la table du café une pièce en reconnaissance du service :
« J’aimerais voir s’instaurer la coutume, chez les lecteurs qui sont contents
d’un livre, d’envoyer à l’auteur un petit cadeau en argent liquide […] »
(175). Cette boutade rappelle un ouvrage de Cyril Connoly9 nommément cité
et le place dans la lignée de cet écrivain, connu pour son sens du constat
acide. Ainsi le roman s’ouvre-t-il sous l’égide d’un Voltaire confiant dans la
nature humaine et se clôt sur la double désillusion de l’impossible égalité
entre les hommes et l’inutilité de l’écriture.
Le renvoi aux deux Zénon qui ont traversé la philosophie
présocratique et socratique constitue un clin d’œil destiné à souligner le
paradoxe de l’immigration pour ce qui est du Zénon d’Élée et la rigueur des
conditions de vie pour le second, Zénon de Citium. Mais l’allusion pour être
éloquente n’en est pas pour autant le diapason du ton dominant du roman.
Bien au contraire. Placé sous l’égide voltairienne dont le Candide serait
devenu un Zénon tunisien, le roman s’emploie à raconter comment traverser
la Méditerranée sans anicroches pour fuir un roi-tyran et échapper à une
lente mort civique. L’Eldorado élu sera la France et sa capitale, espace de
tous les fantasmes de liberté au pays de Danton et des droits de l’homme. Le
« royaume des Tunoches » qu’il quitte avec un empressement non dissimulé
au prétexte de poursuivre ses études, est dévoilé avec l’ironie du conte
philosophique. Le roi Zaba, dans lequel on reconnaît sans peine le président
Ben Ali, déposé depuis la révolution du jasmin10, est présenté avec une
distance et une fausse ingénuité :
Un homme mystérieux qui ne se montrait guère, lisse et trapu
comme une colline. On disait de lui qu’il n’avait pas un cheveu
blanc sur le crâne malgré son âge avancé […]. Cependant de
mauvaises langues répandaient que Zaba utilisait pour ses cheveux
blancs la même politique de camouflage qui était en vigueur face
aux soucis du Royaume. Les Tunoches n’y voyaient que du feu.
Du beau travail d’Arabe. Rien dans les mains. Et sur les mains ?
Du sang ? Allons donc. (10-11)
Le ton polémique est donné sous l’aspect d’une candeur enfantine
dont le rappel du conte du Roi nu11 renforce l’innocence et la spontanéité,
tout en soulignant la vérité patente. Quitter le pays semble donc l’unique
solution pour ne pas se joindre au troupeau, garder sa dignité et sauver sa
liberté. Le thème de l’émigration prend donc une tournure pittoresque bien
9
Cyril Connoly. [Enemies of Promise 1938, revu en 1949], Ce qu’il faut faire pour ne plus
être écrivain, traduction d’André Delahaye, Paris, Les Belles Lettres, 2011.
10
De décembre 2010-janvier 2012. Ben Ali prend la fuite le 14 janvier 2012.
11
Il s’agit en fait Des habits neufs de l’Empereur de Hans Christian Andersen publié en 1837
et plus connu sous le titre du « Roi nu ».
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Créativité littéraire en Tunisie
éloignée des récits présents dans la littérature maghrébine à la gravité
dramatique.
On n’est jamais si bien que chez les autres retrace le parcours
quasiment picaresque d’un étudiant avide de liberté en trois étapes : « La
caverne de Zaba » dresse un portrait au vitriol du royaume des Tunoches
tandis que l’exil se veut aller « Vers la lumière ! Car la lumière est douceur
et beauté12 » Ce paradis fantasmé de la Ville-Lumière s’achève dans
l’expression de la réalité la plus cynique « Expulsez-les haut et court ! »,
version moderne de la sentence de pendaison dans l’usage médiéval. Dans ce
raccourci saisissant se résument les espoirs, les illusions et les déconvenues
des candidats à l’immigration et traite de manière ludique une situation d’où
le tragique n’est pas absent.
Paris Ville Lumière
Fuir la Tunisie, le royaume de Tunoches aux accents argotiques13, est
déjà se projeter dans l’univers parisien. L’attraction pour Paris appartient à
l’imaginaire tunisien depuis le milieu du XIXe siècle où « les modernistes
tunisiens entreprennent des voyages en Europe conscients qu’ils étaient du
caractère urgent des réformes à apporter à l’état de la régence de Tunis14 » et
qui se poursuivra à l’époque contemporaine en figurant dans de nombreux
ouvrages comme espace de liberté ouvrant sur tous les possibles. Pour
Zénon, arriver à Paris représente « un petit pas pour l’humanité mais c’est un
grand pas pour moi » dit-il en parodiant la célèbre phrase de Neil Amstrong
posant le pied sur la lune le 21 juillet 1969, tant « son » Paris est attaché à
ses lectures et à l’image qu’il s’en est faite selon Voltaire, Rousseau,
Montesquieu, Balzac et Flaubert. Ce n’est pas en vain que l’homme de
Ferney est convoqué dans l’article « Égalité » du Dictionnaire philosophique
justifiant sa décision de s’exiler :
Parmi les ouvrages qu’il embarque, Le Dictionnaire
philosophique, dégoté chez un bouquiniste de la vieille ville. Il
l’ouvre à l’article Égalité pour lire une énième fois cet extrait qu’il
connaît par cœur, refrain d’une vie : « […] à l’égard d’un
particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d’être reçu partout
avec l’air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que
plusieurs monsignori n’ont ni plus de science, ni plus d’esprit, ni
plus de vertu que lui, et qui s’ennuie d’être quelquefois dans leur
antichambre, quel parti doit-il prendre ? Celui de s’en aller ». (17)
12
La citation de Abou el Kacem Chebbi, poète national tunisien, place le texte sous le signe
de la rébellion et de la lutte contre les dictatures, Aux tyrans du monde [Ela Toghat Al Alaam,
‫]ﺍﻝﻯَّﻁﻍﺍﺓَّﺍﻝﻉﺍﻝﻡ‬, publié en 1934.
13
Le suffixe « oche » appartient au registre argotique et familier.
14
Bekri. Littératures de Tunisie et du Maghreb…, p. 59 et suiv.
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B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied
Contrairement à certaines références citées, le texte de Voltaire est
retranscrit dans son intégralité, soulignant ainsi l’influence toujours actuelle
des philosophes des Lumières, porteurs des idées révolutionnaires dans un
pays « qui s’était défait de son roi il y a des lustres » (12). L’attirance pour la
France et surtout pour sa capitale, est largement partagée même par les
représentants officiels du régime, comme en témoigne l’entretien de Zénon
avec le doyen de sa faculté : « Vous serez dans la plus belle ville du monde,
vous verrez Parris est une femme fatale, il vous faudrra beaucoup de
courrage pour vous extirrper de ses bras. J’ai moi-même fait mes études làbas… » (32). Le chapitre « Monsieur le Tunoche » qui relate cet entretien se
présente comme la projection d’un possible futur repoussé ardemment par le
jeune homme. L’image du doyen cristallise tout ce que rejette Zénon : la
soumission au régime, la corruption et une apparence dont il détaille le
ridicule et le dégoût qu’elle lui inspire :
Trois mois auparavant, Zénon avait été convoqué par le doyen de
sa fac qu’il surnommait « le bide » à cause de sa panse qui le
devançait d’au moins cinquante centimètres ; elle devait contenir
toute sa ferveur au Parti. Sa fonction lui imposait le port du
costume intégral. Pour mettre une touche personnelle ; il portait
une cravate avec une pochette assortie, et étalait avec du gel les
cheveux qui lui restaient sur le crâne. (27)
Un dialogue imaginaire illustre le refus de devenir une copie de ce
personnage soumis qui a étouffé ses velléités de justice :
Écoute, c’est moi le vendu. Quand j’avais ton âge, au temps
ancien du tyran Bougre-Bas, j’avais les mêmes ambitions que toi,
je rêvais d’un monde plus juste, nous étions un groupe de jeunes
barbus imbibés de valeurs inflammables, hélas trop peu nombreux,
nous ne faisions pas le poids contre le chitan15. (30)
S’il rappelle les illusions perdues de la jeunesse et les compromis
concédés pour se frayer un chemin dans la société, ce dialogue fantasmé
marque aussi la présence souterraine de l’islamisme que Bourguiba et après
lui, Ben Ali, ont maintenu en marge de la politique. Bien que l’auteur
affirme avoir écrit son roman avant la révolution du jasmin, il apparaît que
les forces vives du religieux fondamentaliste ne pouvaient que resurgir après
la chute du Président. Le choix de Zénon s’en trouve justifié, pris entre la
dictature et l’intégrisme, sa fuite s’explique pleinement.
En contraste, la France se dessine comme un espace idéal au « parfum
de liberté » (38) nourri des souvenirs de lecture parmi lesquels Zénon
convoque « Voltaire, Rousseau, Montesquieu et Cie » (30) et se sent devenir
15
Le chitan désigne le diable.
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Créativité littéraire en Tunisie
un nouveau Rastignac (38) qui sera, lui aussi, fasciné par les grandeurs et
victime des misères de la vie parisienne. La chute sera d’autant plus dure que
les rêves ont été longuement entretenus par un imaginaire collectif résultant
de la colonisation et des récits enjolivés des immigrés qui reviennent dans
leur famille.
La chimère de l’émigration
D’autres avant lui se seront égarés dans ces méandres fallacieux, à
commencer par Tariq, prénom évoquant le premier guerrier ayant franchi le
détroit de Gibraltar, Tariq ibn Zyad, dont il n’est que la très pâle copie. À ce
moment, le roman quitte à peine l’ironie pour la retrouver très vite, pudeur
pour écarter l’ombre des disparus : « […] des milliers de tiers-mondains
pour qui le rêve européen est une idée fixe et qui sont prêts à tout pour
quitter leurs terres ingrates, quitte à y laisser la peau. Leur chemin est jonché
de cadavres, de portés disparus, de mères désespérées et de poissons se
pourléchant les babines » (101). L’épopée de ce Tariq-là sera moins
glorieuse que son illustre modèle mais retrace les multiples astuces utilisées
pour émigrer et le cheminement accompli pour parvenir en France. Tout
commence par la tentation distillée par la vue des immigrés de retour
« accueillis en fanfare dès ports et aéroports » (102), suivent les offres des
passeurs aux chômeurs en déroute, puis les errances entre Kiev, Istanbul,
Athènes, Milan, Bari, Milan, Vintimille, Nice et enfin Paris. Ce parcours
hasardeux et semé d’embûches relève d’une filière secondaire, plus longue
que la traversée par la mer mais qui présente l’avantage d’utiliser la libre
circulation de l’espace Schengen avant de conquérir l’autre pays de la
liberté : l’Angleterre. Pour ceux qui parviennent à s’installer, la vie qui les
attend laisse grandir la nostalgie des origines en les transformant en bête de
somme :
Ces gens réduits à une simple force de travail vivent par cycles ;
ils se tuent à la tâche dix à onze mois l’année devenant ainsi des
immigrés aussi bien chez eux que dans leur pays d’accueil, et ils
s’en vont se ressourcer auprès de leur famille les quelques jours
qui restent. (146)
Le pays de Cocagne perd très rapidement son prestige, à commencer
par l’effondrement de deux préjugés favorables : la réussite sociale par
l’émigration et la solidarité familiale. Lorsque Zénon est accueilli par le
Cousin, il constate que l’homme est bien éloigné du flambant conquérant
que l’été ramenait au pays et que son soutien, si ardemment annoncé, ne
représente plus que des paroles envolées. En cela, l’auteur dénonce la
légende qui entoure l’exil, nourrie d’une part par les immigrés qui reviennent
de temps à autre apporter la preuve du bien-fondé de leur départ sous forme
372
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B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied
de mirifiques cadeaux, et, d’autre part, par l’envie admirative de ceux qui
sont restés au village :
Ces immigrés sont enviés dans leur pays d’origine où ils sont
souvent considérés comme une classe supérieure ; le monde
moderne, la technologie vorace, le luxe, la liberté ! Alors si un
Zénon débarque dans leur vie, viole le secret et constate qu’ils
pataugent en bas de l’échelle, forcément, il gêne. (42)
Plus encore, il met à jour l’un des stratagèmes pour quitter le pays en
toute légalité par la voie du mariage avec une parente née en France, ce qui
autorise de facto l’accession à une carte de séjour et favorise l’obtention
éventuelle de la nationalité de son épouse. Un certain cynisme entoure ce
regard porté sur le phénomène migratoire ainsi qu’un rejet des générations
qui en résultent : « Tiens, voilà du beur » (41) disait-il en voyant sa lointaine
cousine, dans une plaisanterie héritée du refrain militaire de la Légion
étrangère « Tiens, voilà du boudin »16. L’usage en Tunisie d’un terme déjà
dévalorisant en France comprend à la fois un mépris certain et une indicible
envie. Dès ce moment, Zénon perd ses illusions et constate que les valeurs
essentielles qu’il avait reçues dans son enfance ont disparu dans la traversée
de la Méditerranée :
Cousin était là pour rendre service parce que c’est la famille et la
famille pour un Tunoche, aussi troupoïste soit-il, c’est sacré […]
La camionnette essoufflée freine devant un grand bâtiment qui
ressemble à un poulailler géant. (43)
Il sera seul, car l’hospitalité légendaire fait largement défaut et loin de
Paris, puisque « arrivé à Trouille-su-Noise » (43) le Cousin l’abandonne, la
conscience en paix. La sollicitude familiale s’arrête aux portes d’un foyer
dont une chambre a été libérée par un compatriote retourné au pays pour la
période du ramadan. Bakir Zied prolonge l’ironie jusque dans la définition
de la banlieue, dite du « quatre-vingt-treize », où il a échoué et dont il
concentre les stéréotypes par l’invention d’un toponyme mettant en évidence
la crainte de ses habitants et les violences qui s’y déroulent. Le ton se veut
léger pour dire le revers de l’émigration et dénoncer les conditions de vie
indignes dont pâtissent ceux qui ont cédé aux chants des sirènes. Paris,
« femme fatale », certes, mais la séduction y est moins figurée que ne le sont
les poisons qu’elle distille.
16
Marche officielle de la Légion qui date de 1850. Il faut y voir un rappel ludique de la
colonisation.
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Misères parisiennes
Un tableau sinistre des institutions, une vision sans concession de la
misère des laissés-pour-compte de la société se dessinent à travers plusieurs
personnages. Thierry jeté à la rue après un licenciement, sa descente dans
l’alcool et la solitude que Zénon résume en une seule phrase assassine avant
de lancer un dérisoire précepte : « L’érémiste heureux n’aura rien à envier au
milliardaire heureux, qui, contrairement à l’érémiste, aura plus de mal à
conserver son bonheur » (52). La peinture de ce microcosme qu’est le foyer
pour « z’imigris » (44) retrace la hiérarchie qui s’y installe où l’argent, à
l’identique de la vie quotidienne, domine. Là, toutes les nations se côtoient
de manière plus ou moins harmonieuse, et l’on y rencontre aussi des
« Français de sang pur » (70). Zénon s’improvise médiateur dans une
querelle qui oppose un Français à un Africain et joue avec les mots pour ne
pas céder au désespoir17 : « Un Français et un Africain étaient à deux doigts
de s’empoigner. Le premier était en ire, tandis que le second ripostait par le
rire » (148). Il laisse entendre toutefois que la xénophobie, exacerbée par
l’indigence, se trouve recueillie par les partis de droite que ce soit le Front
National dont il est question à plusieurs reprises, soit nommément désigné
(102), ou, par simple allusion, dans les pratiques du ministre de l’intérieur du
moment, Brice Hortefeux (109, 170). Le racisme latent se devine entre les
lignes dans le contrôle d’identité (174), mais la dérision de son destin fait
qu’il ne peut même pas se prévaloir de sa différence pour être retenu dans un
casting autour de l’affaire Medhi Ben Barka. Les stéréotypes sur l’ancienne
métropole que Zénon a transportés existent aussi pour les Français à propos
des Maghrébins : « Mais on cherchait des têtes de Maghrébins, et lui avec
ses yeux vert-gris-bleu et ses cheveux châtain-brun-blond et sa peau mi-mate
de primate ... ni harissa ni moutarde. On n’avait pas voulu de lui » (130).
Les immigrés ne sont pas les seuls à souffrir. Le jeune Rudy, dont il est
uniquement dit qu’il est un « SDF sans papiers bien que français-nosancêtres-les-gaulois » (132) reçoit rebuffades et insultes des passants qu’il
interpelle. Peu à peu, il perdra la raison et connaitra un destin tragique dans
un acte d’autodestruction qui sera entériné comme un banal fait-divers :
« Personne ne put arrêter le forcené. Les secours étaient arrivés trop tard et le
trouvèrent sans connaissance gisant dans une mare de sang. Le mur campant
sur sa décision, Rudy se résolut à se faire hara-kiri. Le lendemain on parla de
la disparition d’un jeune SDF » (154).
La « femme fatale » annoncée se transforme au fil des pages. De la
séductrice il ne reste que l’impossibilité de lui échapper et la destruction qui
17
Attitude qu’il exprime plus clairement à propos des malheurs de Thierry : « Zénon […] se
presse de rire de tout cela de peur d’être obligé d’en chialer » (61) où l’on distingue une
allusion à Alfred de Musset à propos du Misanthrope : « Quelle mâle gaieté, si triste et si
profonde/ Que lorsqu’on vient d’en rire on devrait en pleurer », « Une soirée perdue » in
Poésies Nouvelles, 1836.
374
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B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied
en résulte. Une forme de ghoûla18 des temps modernes qui prend les hommes
au piège de ses filets pour les conduire à la mort. Celle-ci revêt l’aspect de
« La grande Dame » allégorie nouvelle de la faucheuse baroque que Zénon
voit s’approcher de lui avec un calme apparent et un détachement quasi
clinique. Il en fait un portrait atypique sous l’aspect d’« une dame d’un
certain âge, bien en chair, souriante et toute de rose vêtue. Cela ne faisait que
la rendre encore plus cruelle » (150).
La dégradation progressive de son état est notée avec dérision et
application par étapes : la condition d’étudiant qui a été son laisser-passer
sera rapidement abandonnée à la fois pour des raisons matérielles et une
inclination à se poser en observateur plus qu’en acteur. Les sujets les plus
graves sont toujours traités avec une distance et un humour dans lequel perce
des échos de la nokta égyptienne19. Alors que le réduit où dort Zénon est
envahi de cafards, il laisse libre cours à son imagination et rêve « de
rassembler tous les dictateurs de la planète » (156) puis se met à les
interroger :
Alors, mon Zaba, une devinette pour te changer les idées : Sais-tu
quelle est la différence entre une démocratie arabe et l’orgasme
d’une actrice de porno ? Hé bien y’en a pas tous les deux sont
simulés. Tu ne trouves pas ça drôle ? Moi non plus. Et toi
Kacadafi, peux-tu me dire quelle est la différence entre un chef
d’état arabe et un pit-bull ? Voyons, imbécile, le pit-bull peut
lâcher prise. (156)
Le tableau que Zénon trace de la société française ne comporte aucune
concession. Réaliste et vif, le constat d’une ville en décomposition envahit
rapidement le texte qui plonge dans les dédales du métro où l’on distingue
l’allusion aux égouts de Paris lorsque Jean Valjean les traversait pour sauver
Marius :
À l’origine les conduits du métro parisien étaient prévus pour faire
office d’égout. Aujourd’hui cela revient au même sauf que la
merde circule dans des rames et que les rats ont des sacs de
couchage. (55)
18
Cf. Edgard Weber. Petit dictionnaire de mythologie arabe et des croyances musulmanes,
Paris, Entente, coll. « Mythologies » 1996, p. 138.
19
Voir Amr Helmy Ibrahim. « La nokta égyptienne ou l’absolu de la souveraineté », in
L’humour en Orient, Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, N° 77 78, Aix-enProvence, Édisud, 1996, pp. 199-212. Il donne en conclusion la définition suivante de la
nokta : « […] un trait de souveraineté et de souveraineté absolue qui soit donnée à l’homme.
Côté esprit, côté langue avec cette dernière identité que l’individu retient dans une façon de
dire l’unique histoire du monde et de sa propre vie dont il reconnaisse la validité et la
légitimité » p. 211.
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Créativité littéraire en Tunisie
Nonobstant ici, l’acidité de Céline a remplacé la sublimation hugolienne
dans le grouillement des individus et l’étalage de la misère. Les deux
chapitres consacrés au métro portent des titres révélateurs « Merde ! » et
« Dix manchots mendient un dimanche chaud», version pitoyable du virelangue célèbre des « chaussettes de l’archiduchesse » et marque de manière
ludique la facilité à trébucher de chaque individu. Si le premier chapitre est
partiellement consacré à relever l’aspect de fourmilière des stations de
métro, l’indifférence de la mégapole laisse percevoir un soupçon de
nostalgie des traditions ancestrales :
Qu’il est loin le village des aïeux où l’on ne croise une âme qu’une
fois par semaine. Ho ho ! Bonjour bonjour ! Comment va-t-y ? Et
la famille ? Et les enfants ? Et les bêtes ? Votre vache a mis bas ?
Dieu est généreux, venez-donc boire un thé… . (56)
Les salutations simples et naturelles qui accompagnent toute rencontre
dans les campagnes et l’attention portée à la personne illustrent, en
contrepoint, la déshumanisation de la capitale où « il y a toute la solitude que
vous ne trouvez pas dans le désert » (55). Le thème n’en est pas nouveau
mais la mimesis des salamalecs maghrébines retracée dans cette évocation
lui apporte une couleur particulière, restituant la détresse des immigrés
plongés d’une société de la parole vers un monde de silence et
d’individualisme. Lorsque la question de l’isolement se dessine, Zénon note
combien est grande la misère sexuelle, en parfaite conscience d’enfreindre
un tabou, tant aux yeux de la société française crispée dans son déni, qu’à
ceux des immigrés eux-mêmes formés à l’interdit de l’évocation du sexe.
Malek Chebel considérait il y a vingt ans que la sexualité appartient au
« trois structures fondamentales de l’imaginaire arabo-berbère et
musulman » et en constitue « le tabou absolu de la société arabe
d’aujourd’hui20 ». En parler demeure difficile mais, si l’on en croit Zénon,
les faits sont quant à eux parfaitement intelligibles :
Les couleurs de femmes qu’il croisait dans l’escalier en état de
coquetteries et qui semblaient attendre on ne sait qui et qui
disaient « Banjou’ » en montrant les dents, auxquelles Zénon
répondait amusé « Bajou’ ça va ? » en dévalant les marches,
savaient, en fait très bien qui elles attendaient. Zénon avait lu dans
un autre magazine que des Africains envoyaient leurs femmes
« travailler » en Europe ; eh bien ce sont elles. Elles viennent faire
l’escalier. (101)
20
Malek Chebel. L’imaginaire arabo-musulman, Paris, P.U.F. coll. « Sociologie
d’aujourd’hui », Paris, P.U.F., 1993, p. 383.
376
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B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied
Un autre visage de la prostitution apparaît avec le personnage de Lola
dont la présentation se colore de dérision par la citation de L’Éducation
sentimentale. Du vapeur glissant sur la Seine aux toilettes d’un café et de
l’inaccessible Madame Arnoux à la jeune femme réclamant « une clope », la
distance est grande et « Ce fut comme une apparition » (134) en dit long sur
la déconvenue de Zénon. Néanmoins ce personnage lui inspire poèmes et
rêves bleus dans une inaltérable confiance en la vie qui le conduit jusqu’à la
clinique psychiatrique où elle est en traitement. De cette anecdote, il retient
la fragilité des êtres, leur vide existentiel et octroie à Lola le nom très
signifiant de « Aimée Renfol » (139). L’allusion au dîwân du grand
Majnûn21 est perceptible : Le fou de Laylâ sublime l’amour à l’identique de
Zénon idéalisant un temps Lola qui se révèle un succédané bien prosaïque de
la belle bédouine. Toutefois, l’humour ne perd pas ses droits, même dans une
déception sentimentale dont il tire une leçon sur le comportement
humain : « Comme à chaque fois qu’une opportunité nous file entre les
doigts, son amour pour elle se mua aussitôt en dépit » (139).
Dans le traitement du centre névralgique qu’est le métro à Paris, Bakir
Zied s’arrête à des saynètes prises sur le vif. Ainsi voit-on le discours débité
par un professionnel de la mendicité, du moins ainsi semble-t-il présenté,
discours retranscrit et commenté par le narrateur pour en dénoncer les
artifices « Je m’excuse de vous déranger par une si belle journée (il
pleuvait) » (63). Zénon qui a conservé son sens de l’humour ne peut
réprimer un rire aussitôt condamné par les voyageurs : « Zénon ignorait qu’il
était interdit de rire dans le métro » (63). La mention de l’interdit du rire,
proscrit par les autorités ecclésiastiques médiévales au nom de l’exemplarité
du Christ qui, selon le Nouveau Testament, n’aurait jamais ri durant sa vie
terrestre22, défait le truisme du français bon vivant et du « gai Paris ». Le
grotesque et le carnavalesque23 sont convoqués, pour peindre les intrusions
des mendiants qui, tels des bouffons, jettent à la face des citoyens au-dessus
de tout soupçon la précarité de leur existence : « Pas problème vous n’avez
pas argent, problème vous tous comme la mort » (64) ou étalent leurs plaies
à la vue de tous. Le regard que Zénon porte sur eux est dépourvu d’empathie
et il se fait l’écho des rumeurs en détaillant les divers moyens employés pour
la mendicité, allant jusqu’à rapporter : « Ainsi le mendiant des Champs21
Majnûn. Le Fou de Laylâ, traduction et annotations d’André Miquel, Aix-en-Provence,
Actes sud Sindbad, 2003. Le poème de Zénon rappelle ceux rassemblés dans « Plaintes et
reproches », pp. 267-312. Lola s’avère une version occidentalisée et pervertie de la femme
aimée si l’on se souvient de Lola Montez ou, plus encore, de Lola chantée par Jacques Demy
(Lola, 1961).
22
Voir à ce propos Bernard Sarrazin. « 2000 ans de sérieux ? Bilan du rire chrétien », in
Deux-mille ans de rire, Actes du colloque international, Besançon, Presses universitaires
Franc-comtoises, 2002, pp. 19-29.
23
Selon les distinctions opérées par Mikhaël Bakhine. L'œuvre de François Rabelais et la
culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1982.
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Créativité littéraire en Tunisie
Elysées a-t-il, selon une rumeur bénigne, une villa et une grosse voiture chez
lui dans un pays perdu de l’Europe de l’Est » (65). Il est bien évident qu’il
reprend la thématique de la xénophobie ordinaire et des préjugés qui
circulent par la vox populi. Ce mendiant de l’Europe de l’Est symbolise l’une
des populations dans la ligne de mire des autorités : les Roumains. Derrière
ce commentaire cynique ; le lecteur débusque l’allusion aux évacuations des
campements des tsiganes dont la brutalité avait mis en émoi toutes les
associations se réclamant des droits de l’homme. Néanmoins, le ton demeure
indéfinissable et l’influence voltairienne pourrait laisser croire à une
adhésion à ces dires « Mendiant professionnel s’il vous plaît. Vingt ans de
métier » (65). On se rappelle ce qu’écrit Voltaire à propos de la mendicité :
« Tout pays où la gueuserie et la mendicité est une profession est mal
gouverné24 », ce qui laisse entendre que la France telle que la découvre
Zénon n’a rien de commun avec l’idée de prospérité et de justice qu’il
pouvait en avoir depuis son pays natal.
De l’éloge de la paresse
Mais a contrario du philosophe, Zénon trouve une certaine noblesse à
cette situation. En effet, le renvoi à Albert Cossery sollicité par la vue d’un
« quémandant […] complètement absorbé par la lecture d’un bouquin et
semblait ignorer le monde autour de lui, jusqu’à sa sébile […] » (66) évoque
Gohar25, le philosophe devenu mendiant qui conserve une dignité exemplaire
dans les dédales des ruelles du Caire, après s’être dépouillé des artifices de
sa vie antérieure. Cossery lui-même dans ses entretiens avec Michel Mitrani
précise le sens du titre Mendiant et orgueilleux :
C’est tiré d’un adage égyptien. La phrase exacte, en deux mots, en
arabe, c’est : « mendiant et qui pose ses conditions. » Un mendiant
en Egypte à qui vous donnez une piastre, il vous disait « Non, non,
garde ça pour toi, tu en as besoin… » C’est-à-dire, qu’est-ce que
c’est, une piastre ? il n’en voulait même pas. Donc, c’est de là que
vient le titre26.
La mention de l’écrivain égyptien, si atypique dans le paysage
littéraire27, se prolonge dans la suite du roman jusqu’à tisser un réseau dans
lequel l’esprit de ce marginal de l’écriture éclaire toute la démarche du
roman. Si le parallèle se dessine entre Le Caire, Al Qahira, la triomphante, et
24
Voltaire. Le Dictionnaire philosophique portatif, article « Gueux ».
Albert Cossery. Mendiants et orgueilleux. [1993] Paris, Joëlle Losfeld, 2004, Gohar en est
le personnage principal.
26
Michel Mitrani. Conversation avec Albert Cossery, Paris, Joëlle Losfeld, 1995, p.45.
27
Des éléments biographiques sont réunis à la fin de l’ouvrage de Raymond Espinose. Albert
Cossery, une éthique de la dérision, Paris, Orizons chez L’Harmattan, 2008, pp. 75-78.
25
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B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied
La Ville Lumière28, qui ne sont pas si éloignées de Tunopolice dont la misère
relève de la responsabilité et de l’imposture des gouvernants, la présence de
Cossery dépasse ce constat. En effet, la vie de l’écrivain est particulièrement
révélatrice d’un mode de pensée dans lequel la matérialité n’a pas sa place et
d’une manière de vivre qui fait fi de toutes les conventions. Zénon semble
subjugué par cet exilé de génie qui a vécu toute sa vie dans un petit hôtel et
dont il fait un modèle :
À Saint-Germain-des-Prés, Zénon chercha l’hôtel où vivait depuis
1945 Albert Cossery. Plus de soixante ans dans la même chambre
d’hôtel. Qui dit mieux ? Ami d’Albert Camus, de Henry Miller ou
de Lawrence Durell, Albert Cossery les a tous enterrés. Son
secret ? Il se lève tous les jours à midi, démentant ainsi la sagesse
populaire qui voudrait que la vie appartienne à ceux qui se lèvent
tôt. « Je ne suis pas venu en France pour travailler » disait-il. (Il
était venu faire des études mais n’en a rien fait). (85-86)
Cependant, l’attraction de Zénon repose davantage sur l’éloge d’une
paresse particulière que sur l’œuvre elle-même. En cela il rejoint les propos
tenus par l’écrivain :
Ensuite le mot « paresse » est mal compris dans les pays
d’Occident, parce que, pour ces pays, paresse veut dire presque
stupidité, et ce n’est pas cela du tout. Pour moi, la paresse, c’est
une forme d’oisiveté. Indispensable à la réflexion. C’est pourquoi
en Orient on trouve des prophètes, des sages29.
Zénon se projette dans l’avenir comme une figure légendaire dans la
lignée de Cossery qui ne vécut que pour écrire, à son rythme, sans tenir
compte des obligations matérielles. Le Rastignac convoqué à son arrivée
dans la capitale, n’est plus qu’un souvenir. Le goût de l’oisiveté
contemplative se rallie à la quintessence de l’otium, cette attitude du
« loisir » comme expression de la profonde liberté qui permet de saisir le
sens de ce qui nous entoure et s’oppose au negotium, activité de rentabilité.
Zénon s’affirme donc comme homme libre, en opposition au monde
consumériste dont il dénonce les égarements. Cela confirme le choix de son
départ de Tunisie en déclinant l’offre d’une bourse gouvernementale qui
l’aurait enchaîné, d’une part au Parti30, et d’autre part, à une obligation de
résultats et de retour au pays : « Il prenait ça pour de la charité et il aurait
28
Dans l’enthousiasme de son arrivée, Zénon décline toutes les appellations données à Paris
par des écrivains. Qu’il complète ainsi : « Une ville impitoyable, quand ce n’est pas un
tremplin, c’est un précipice (Zénon) ». p. 48.
29
M. Mitrani. Conversation avec Albert Cossery, p. 108.
30
Le Néo Socialisme Nestourien puis le Rassemblement Constitutionnel Démocratique à
partir de 1988.
379
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Créativité littéraire en Tunisie
fallu adhérer au Parti. Il n’y a pas mieux pour apprendre à nager que de se
jeter à l’eau, et si la galère est un passage obligé, qu’il en soit ainsi, pensaitil » (33).
Dans cette conception de la liberté, se retrouve également les traces de
la sagesse traditionnellement attachée aux peuples méditerranéens31 et signe
ainsi une reconnaissance de ses racines. Saisi par l’inutilité de ce qu’il
apprend, comme Gohar l’a été de ce qu’il enseignait, Zénon se livre à une
critique de l’enseignement universitaire et qualifie le professeur de « coq
brailleur » (74) et les étudiants de « greffiers » (75) avant de décider de ne
plus poursuivre ses études, renonçant ainsi à une future carrière de
pédagogue. Son choix se place sous l’égide de Brassens : « Et tant pis pour
"les braves gens (qui) n’aiment pas qu’on suive une autre route qu’eux" »
(75), autre marginal qui avait élu une forme d’oisiveté. Les horizons
culturels des deux rives de la Méditerranée se mêlent et ponctuent le roman
tout entier par de multiples références littéraires.
Des dangers de la superstition
Celles-ci ont forgé sa personnalité et l’accompagnent dans tous ses
actes. Il renvoie à Jules Renard en citant son Journal32 lorsque son cousin le
chasse définitivement de son existence. En effet, bien que laissé à l’abandon,
Zénon n’en demeure pas moins sur surveillance quant à son respect de la
religion. Visiblement peu enclin à obéir aux règles majeures de l’islam, il
partage la nourriture de son colocataire et s’entend reprocher d’avoir bu de la
bière et « mangé du halouf » ! Circonstances aggravantes en plein cœur du
mois de ramadan ! C’est comme s’il était mort. Famille ou pas, il y a des
limites à ne pas dépasser, bon débarras, il n’avait qu’à rester chez lui » (91).
Outre le fait que le Cousin ne lui a pas été d’un grand secours, cette quasi
malédiction marque pour lui l’inanité d’une religion crispée sur des principes
et qui s’arrête aux apparences. S’en suit un pastiche des sourates très
iconoclaste dans l’esprit des Versets sataniques de Salman Rushdie33 et se
conclut sur le titre du roman de Tahar Ben Jelloun évoquant les prisonniers
de Tazmamart : « Et ma porte -si jamais j’en ai une- te sera toujours ouverte,
/Malgré cette aveuglante absence de lumière34 qui t’accable » (95).
31
Il faut noter que le jeune SDF, Rudy, exprime une conception chrétienne quand il déclare
« l’esprit est une maison et que le corps l’habite » (70) ce qui devrait être exprimé sous la
forme inverse, a contrario de Platon qui sépare le cheval blanc de l’esprit du cheval noir du
corps. Cette insertion met en avant les résidus mal assimilés des empreintes véhiculées par les
religions.
32
Jules Renard. Journal 1897-1910, Paris, Actes sud, coll. « Babel » 2008, Le texte cité date
1903.
33
Salman Rushdie. Les Versets sataniques, [The Satanic Verses, London, Viking Press,
1988], traduction de A. Nasier, Paris, Christian Bourgois, 1989, La fatwa lancée à Zénon est
une version euphémisée de celle dont fut victime l’auteur britannique.
34
Tahar Ben Jelloun. Cette aveuglante absence de lumière, Paris, Seuil, 2001. Ce récit qui
reprend le témoignage de Aziz Binebine a été contesté par les survivants du bagne, en
380
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Provocation, évocation des exactions des dictatures et revendication d’une
liberté de parole, de pensée et d’action, tel se présente ce passage qui s’élève
contre la présence d’un islamisme intolérant et démonstratif car « la piété ne
se mesure pas à la longueur de la barbe » (93).
Plus pittoresque, mais tout aussi mordant, est le portrait du vendeur de
brochettes « 100% halal […]. Il se disait musulman à 100 % parce qu’être
musulman, c’est au pourcentage. Zénon ? Voyons voir … bip bip bip, même
pas la moyenne, t’iras rôtir en enfer ! » (113), dans lequel Zénon retrouve la
verve voltairienne dans la présentation du pèlerinage à La Mecque :
Voir La Mecque et mourir. (La croyance populaire veut que
quiconque meurt en pèlerin est directement expédié au paradis,
sans même passer par la douane. Il est donc probable que les
bousculades rituelles du hadj soient provoquées par des pèlerins
qui pensaient duper Dieu en maquillant leur suicide en mort
accidentelle. (114)
L’article « Superstition » du Dictionnaire philosophique n’est pas loin
et Zénon pousse le raisonnement jusqu’au syllogisme pour défaire la rigidité
du fondamentalisme et tenter d’éclairer Ibrahima, le vendeur de brochettes :
Si ceux-là veulent pratiquer leur religion comme au bon vieux
temps, eh bien qu’ils ne se servent plus de kalachnikovs, de
voitures, de téléphones portables, de montres à quartz et tutti
quanti parce que tout cela n’existait pas au bon vieux temps de nos
ancêtres les califes et qu’ils ressortent leurs sabres et leurs pursang et tous au front ! Le malentendu, vois-tu, vient du dogme mal
assimilé que la religion est valable pour tout temps et en tout lieu.
(116)
En cela Zénon s’apparente à sa manière aux défenseurs d’un Islam
adapté à son temps35 et non à un puritanisme obsolète qui relève de la
violence et, par conséquent, se trouve en totale opposition avec
l’enseignement du Coran. Déplacées dans la banlieue où sont
majoritairement cantonnés les immigrés, ces théories conservatrices
prennent une dimension dangereuse que l’ironie balaie d’un revers, sans
toutefois espérer modifier le cours de leur avancée. Si la piété naïve est
stigmatisée, l’autre visage des quartiers considérés officiellement comme
« difficiles » est également présent dans la courte séquence du chapitre
intitulé « Un air de famille36 » qui met en scène sa rencontre avec « un
particulier par Ahmed Marzouki. Tazmamart. Cellule 10, Paris, Paris-Méditerranée, coll.
« Documents, témoignages », janvier 2001. Aziz Binebine écrit Tazmamort, en 2009.
35
En particulier son compatriote tunisien Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l'islam, Paris,
Seuil, Paris, 2002.
36
Il faut y lire l’allusion au film éponyme de Cédric Klapish, 1996.
381
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"rebeu" rebutant aux airs "chelou" » (127) qui lui propose un joint.
L’omniprésence de la drogue et les trafics qui en résultent sont donc évoqués
dans un registre en adéquation avec le réel du langage où le verlan côtoie des
notions directement issues de la culture arabo-musulmane. Ainsi est-il
question de « haram » pour désigner l’interdit du cannabis, et du juron
« wallah » pour marquer l’étonnement : la présence islamique est clairement
affirmée mais les mots vidés de leur contenu sont utilisés mécaniquement.
La Goutte d’Or, parangon du quartier originel des immigrés, est
également scrutée par Zénon, bien loin de la poétique dont Michel Tournier
avait pu l’entourer37. Il y trouve des pickpockets et un marabout peu inspiré
lui prédisant qu’il « est paumé et malchanceux » (97) alors qu’il vient de lui
confier avoir été victime de joueurs de bonneteau. Ce jeu, attaché depuis les
origines à l’escroquerie et à la clandestinité, l’attire car il est naïf mais aussi
parce qu’il croit se retrouver dans la peau du Joueur de Dostoïevski pris du
désir de défier le sort : « Il découvrit ainsi que la tentation vient du désir de
taquiner le sort -outre l’appât du gain facile- et que la dépendance vient du
désir de prendre sa revanche sur le mauvais sort qui l’emporte toujours. »
(96)
De la littérature avant tout
Le lien qui s’établit entre les réminiscences littéraires et le réel
appartient à son apprentissage et représente la finalité du roman. Les
intertextes destinés à mettre en relation sa culture francophone qu’il nomme
« le service après-vente de la colonisation » (127) et la confrontation à une
dure réalité est soulignée par le narrateur dès les premières pages : « Il venait
de quitter une planète pour atterrir dans une autre. Un véritable voyage dans
le temps. Il lui faudra quelques mois pour s’adapter à sa nouvelle « vie » et
dépasser le troc de civilisation » (43). Ce rappel détourné de l’ouvrage
polémique de Samuel Huntington38 s’il insiste sur les écarts entre les deux
rives de la Méditerranée, laisse ouverte l’interprétation d’une intégration qui
se ferait dans l’abandon de la culture originelle. Or, le roman, bien que
notant des écarts d’un pays à l’autre, constate avant tout la chimère d’une
France paisible, heureuse et libre qui appartient avant tout à la littérature.
Zénon arrive à Paris imprégné des textes lus et la tête emplie des
références dans lesquelles il place ses espoirs, mais très vite la littérature
devient une compagne de misère pour finalement demeurer la seule drogue
dont il se réclame : « il n’avait pas besoin de pétarder pour partir dans les
nuages parce qu’il avait sa drogue personnelle » (128). À chacune des
situations, il évoque un auteur, un personnage, une citation. Ainsi, comme il
a été vu, sont nommés Voltaire, Jules Renard, mais aussi Gandhi dont il
37
Michel Tournier. La Goutte d’or, Paris, Gallimard, 1985.
Samuel Huntington [The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996] Le
choc des civilisations Paris, Odile Jacob, 1997.
38
382
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B. Rey Mimoso-Ruiz – On n’est jamais mieux que chez les autres de Bakir Zied
reprend la définition de la démocratie extraite de Tous les hommes sont
frères39. Ce panthéon personnel, fruit de sa passion pour la lecture prend
valeur de résistance si le lecteur se souvient que l’entrée des ouvrages au
royaume des Tunoches est fermement contrôlée :
La douane veillait au grain et filtrait les entrées plus que les
sorties. Dans son collimateur, les livres, ces petites bestioles qui
vous gangrènent l’esprit la noble fin était d’empêcher qu’il n’entre
quelque pensée en contrebande dans la caverne de Zaba,
susceptible d’y introduire une quelconque lumière qui dissiperait
l’ignorance des habitants. Laquelle ignorance était indispensable
au rayonnement de sa Majesté. (34)
39
Mohandas Karamchand Gandhi. Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1969, p.
239.
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Yves CHEMLA
Paris Descartes
France
Hétérotopie et discordance narrative
dans Ouatann d’Azza FILALI
Il est d’usage de considérer que l’artiste, et plus particulièrement
l’écrivain, dispose de matrices de lectures qui lui permettent de pressentir
l’événement à venir, surtout lorsque l’événement est ensuite qualifié de
« révolution ». Il convient cependant de garder la mesure : la prophétie,
l’anticipation peuvent aussi participer d’une reconfiguration d’un passé
proche, à la lueur de l’événement, et ce sont souvent les projections des
lecteurs qui peuvent ici faire sens. Mais pas seulement : la mise en intrigue
est une opération complexe, qui s’appuie, on le neutralise trop souvent, sur
l’émotion. Comme le rappelle Raphaël Baroni,
le pathos est en mesure d’ouvrir des perspectives temporelles,
parce que le futur ne devient présent (ne trouve son actualité) que
lorsqu’il se gonfle de menaces ou de promesses incertaines, et le
passé ne nous habite que lorsque nous prenons conscience qu’il
recèle des zones d’ombre, dont l’irrésolution continue de nous
affecter1.
En effet, la narration ne s’achève pas dans la représentation d’actions,
elle se manifeste d’abord par l’exploration des possibles. La réticence, qui
vise à la production d’effets (de surprise, d’attente, de curiosité), l’ouverture
à des interprétations possibles, pas nécessairement nommées, la présence
dans le fil du texte de la désignation d’autres textes, les changements de
narrateur, participent de cette complexité narrative.
À cette évidence, il faut aussi ajouter que dans des contextes
sociologiques et politiques de déliaison et de dépression, liés à des situations
de marasme, de répression et de blocage, l’attente d’un jour nouveau se fait
d’autant plus pressante, et correspond à une demande sociale maintenue en
général sous le boisseau. Mais le roman ne saurait tenir ces considérations
comme des évidences : son souci est de ménager les effets d’attente, car les
personnages ne sauraient savoir que les événements auront eu lieu, à la date
de publication du roman, et l’histoire, pour devenir roman, va alors se
manifester comme la résultante des conflits entre les histoires individuelles,
1
Franco Passalacqua et Federico Pianzola. « Intrigue artificielle, intrigue naturelle et schèmes
cognitifs. Entretien avec Raphaël Baroni », Enthymema, 2011, No 4, pp. 51-64.
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Créativité littéraire en Tunisie
puisqu’opprimés et bénéficiaires de la situation sont évidemment en
opposition. La Tunisie de la décennie 2000-2010 présentait cette
caractéristique de blocage et de demande sociale, mais que la répression de
nature dictatoriale rendait quasi mutique. C’est cette situation que raconte et
décrit le roman d’Azza Filali, publié en 2012 par la maison Elyzad. Ce n’est
pas tant alors un roman prémonitoire qui révèle des lendemains à venir et qui
chanteraient, que le constat d’un verrouillage généralisé de la société que
publie l’auteur dans l’après coup des événements de décembre 2010 à
janvier 2011 qui ont conduit à la fuite du président dictateur et ont déclenché
l’espoir d’un renouvellement social sans doute comparable à celui qu’avait
suscité l’indépendance du pays en 1956. Mais pour le lecteur, c’est bien dans
cette porosité entre le texte du roman et son extériorité que la discordance
narrative fait sens. Je cite encore Raphaël Baroni :
ce débordement du logos qui fonde l’intrigue lie le destin de cette
dernière à la question fondamentale du pathos. Le pathos narratif
découle précisément […] de l’écart entre ce qui est connu et une
alternative : ce qui arrive d’inconnu, ce qui pourrait ou aurait pu
arriver2.
Le roman d’Azza Filali raconte un de ces possibles, dont l’interprétation
par les personnages qui le vivent vient informer alors l’interprétation de ce
plan de l’histoire qui est extérieur au roman. Or dans le roman, ce sont
justement les discordances entre une évidence placée sous le regard et le
hors-champ de ce regard qui constituent le moteur même du récit. Il s’agit
bien pour les protagonistes de parvenir à localiser une Tunisie réelle, avec
ses contradictions, comme ses mémoires concurrentes.
Le titre déjà renvoie à cet espoir : Ouatann, translittéré en Patrie, mais
qui dans cette graphie en fait peu commune3 est déjà pour le lecteur
d’expression française le signal d’une charge renouvelée de ce dont un tel
nom peut être porteur. Mais en même temps, il fait clignoter une alerte : le
passé n’est pas soldé, et des parts d’ombres, des armoires remplies de
spectres sont toujours là, qui n’ont pas reçu la lumière de la catharsis. La
patrie, ici, est quand même en mauvais état.
Restons-y un instant, car le terme de patrie n’est pas indifférent,
quoique quelque peu usé par les acceptions et les revendications dont il a été
l’objet. Il faut relever que la traduction ne saurait supporter les mêmes effets
de sens, en particulier la référence à la paternité, qui a subi des avatars divers
dans le contexte franco-français, et en Tunisie, à l’évidence. La patrie
comme entité dont l’État a la sauvegarde est en effet une référence courante
du discours nationaliste bourguibien. Pourtant, les signifiés ne sont pas
équivalents : le terme ouatann semble avoir une extension différente de celle
2
3
Ibid., p. 56.
Watan, comme le nom du quotidien algérien, est d’un usage plus familier.
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Yves Chemla – Hétérotopie et discordance narrtative dans Ouatann de Filali
du mot patrie. C’est d’abord le lieu que l’on habite et où l’on est né. C’est un
lieu et plus précisément une terre. Le lien avec le pays, bilad, est moderne.
Ouatann se charge en effet pendant les luttes pour les indépendances d’une
dimension affective et épique, à travers poésie, chants et hymnes nationaux
en particulier. Il ne porte donc pas la même charge que le mot patrie, qui
implicitement renvoie à la lignée des pères, et qui change de genre dans ses
représentations courantes, ce dont l’expression mère-patrie, en français, qui
désigne le pays dont une colonie dépend peut traduire le trouble et
l’inconséquence. Pourtant semble se manifester, selon plusieurs
informateurs, la dimension identitaire : ouatann serait la terre des racines.
C’est alors celle qui est désirée dans l’exil. C’est la terre dont manque la
présence, voire la perception sensorielle et sensuelle. Et l’auteur de préciser :
« Ce mot va au-delà du pays et du territoire. Il exprime une valeur très
intime et très forte qui a un lien avec le “chez moi” »4. Et ce n’est sans doute
pas tout à fait un hasard que le roman s’ouvre par une dédicace à la mère de
l’auteur, Saïda Filali.
Présentation d’Azza Filali
Azza Filali écrit et publie depuis 1990, tout en menant une carrière de
médecin gastro-enterologue, et d’enseignant-chercheur de cette spécialité.
Progressivement, une œuvre a vu le jour, et la voix d’Azza Filali s’est
donnée à entendre, devenant celle d’un écrivain majeur de la Tunisie. Les
titres récents (Chronique d’un décalage, Tunis, Mim, 2005 ; L’Heure du cru,
Tunis, Elyzad, 2009 ; Ouatann, Tunis, Elyzad, 2012), ainsi que la présence
de l’auteure dans des ouvrages collectifs, confirment cette reconnaissance,
malgré la désaffection de la lecture en Tunisie même5. Il faut aussi noter
qu’Azza Filali s’intéresse de près au discours philosophique, et qu’elle a
repris il y a peu un cursus universitaire à Paris, consacrant un mémoire de
mastère à « Foucault, lecteur de Descartes ». Azza Filali est également
l’auteure d’une chronique sociale et politique dans le quotidien en langue
française La Presse, et sur le site de ce journal, près de 230 textes sont
disponibles à la lecture6.
Le roman
Le titre du roman d’Azza Filali prend alors une tournure énigmatique,
dès lors que l’on considère le synopsis. Le roman réalise la rencontre de
plusieurs personnages dans une maison dressée face à la mer, à proximité de
Bizerte. Les protagonistes couvrent le spectre social tunisien, des couches
4
http://geopolis.francetvinfo.fr/le-regard-dune-romanciere-tunisienne-sur-ses-concitoyens8931, entretien avec Laurent Ribadeau Dumas (consulté le 30 septembre 2013)
5
« Tous les personnages deviennent magiques quand on les écrit' : entretien avec Azza
Filali », propos recueillis par Yves Chemla.
(http://www.culturessud.com/contenu.php?id=756).
6
http://www.lapresse.tn/ (consulté le 30 septembre 2013)
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Créativité littéraire en Tunisie
populaires désœuvrées, survivant dans la précarité et les marges de
l’économie informelle, le chômage comme un emprisonnement7, à l’espace
de la brillance affairiste, en passant par les classes moyennes, en perte de
repère. Construite à l’époque du Protectorat par un Français, Jacques
Lambert, et qui y est demeuré après l’Indépendance, elle a été acquise par un
commerçant Tunisois, Si Mokhtar, qui s’en désintéresse à l’époque de
l’histoire. Mehdi, le fils à qui elle était destinée vit désormais au Canada et
ne revient que rarement voir ses parents. De dépit, le père a « exclu de sa vie
ce fils apatride »8. C’est la fille, Michkat, qui en a désormais la charge.
Proche autant qu’elle peut de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer,
elle est avocate, quadragénaire, divorcée, et écœurée par les pratiques du
cabinet qui l’emploie : le roman s’ouvre par le récit d’une réunion de travail
entre elle et un promoteur prêt à mener une opération immobilière juteuse,
tout en se parant de l’éclat de la citoyenneté. Le patron demande ensuite à
Michkat de prendre en charge les transactions avec sa propre épouse en vue
d’un divorce. Le second protagoniste de l’histoire s’appelle Rached.
Titulaire d’un « emploi sans âme » (48) dans la fonction publique, marié
tristement, nageur énergique et joueur de poker, il est subitement embauché
par Mansour, un ami réapparu un soir, pour un emploi mystérieux et
grassement rémunérateur de garde du corps. Il est chargé tout d’abord de
trouver du côté de Bizerte une maison isolée. C’est celle dont Michkat a
désormais la charge, qu’il choisit, grâce à la complicité de son gardien,
Sleim, homme à l’esprit quelque peu dérangé, et surtout aviné. Sa femme
Saadia, qui prépare la cuisine pour Rached et celui qui va arriver, ses deux
fils - « l’aîné ne rate plus une prière, le second rôde tous les soirs sur le
port », espérant voguer vers Lampedusa (83) - et celui du cadet, Ashraf, qui
est en quelque sorte le guide de Rached dans les recoins de la maison,
complètent le décor. Avec l’arrivée de Naceur, ingénieur emprisonné pour
des malversations sur des calculs de béton et qui a été relâché
prématurément, le tableau est complet. L’enjeu, pour les commanditaires de
Rached, est de parvenir à obtenir de Naceur des calculs équivalents à ceux
qui avaient précipité sa chute, et de lui faire croire qu’alors il pourra être
exfiltré.
Le roman raconte le quotidien de plusieurs semaines de cette vie de
confinement, que Rached rompt par des baignades intenses et Naceur par de
longues marches le long de la mer et à aider Achraf dans ses travaux
d’écolie