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joh anne seymour Le Défilé des mirages EXPRESSION NOIRE De la même auteure Le Cercle des pénitents, Libre Expression, 2007 Le Cri du cerf, Libre Expression, 2005 Le defile des mirages.indd 4 08/09/08 15:39:03 Johanne Seymour Le Défilé des mirages Le defile des mirages.indd 5 08/09/08 15:39:03 Pour Linda et Jonathan Le defile des mirages.indd 7 08/09/08 15:39:03 « Lorsqu’on n’a pas de vie véritable, on la remplace par des mirages. » Anton Tchekhov Le defile des mirages.indd 9 08/09/08 15:39:03 Elle l’idolâtrait. Et si jamais une femme avait aimé son fils au prix de sa propre vie, c’était elle. Il fallait l’entendre raconter à quel point son ange, son enfant chéri, avait été précoce. Combien il avait, dès le plus jeune âge, démontré une intelligence au-dessus de la moyenne. Combien ses mots d’enfant l’avaient fait sourire, ses observations mourir de rire et ses cajoleries fondre de plaisir. Il fallait l’avoir vue rosir à son nom et rougir à son appel pour saisir l’infinité de son amour pour lui. Un amour dénaturé, jugeaient ceux qui la croisaient. Un amour explicable, tranchaient ceux qui la connaissaient vraiment. À l’exception de son fils, cette femme n’avait connu que deux hommes dans sa vie. D’abord un père austère, qui régentait la maison tout entière, obligeant sa femme, dès l’aube, à faire bouillir l’eau qui servirait à infuser son thé en fin de journée. Une demande bête, à l’image de l’homme, puisque cette eau finissait par s’évaporer et que sa pauvre épouse devait passer sa journée à remplir la bouilloire. Puis il y avait eu son mari. Celui qui allait engendrer son fils adoré. Une grosse chiffe molle, ambitieuse au-delà de ses capacités et intrinsèquement misogyne. Un homme qui avait la désagréable particularité de couiner comme un porcelet qu’on égorge lorsqu’il donnait libre cours à ses flambées colériques. Une bête vicieuse dont les fantasmes sexuels auraient rebuté la plus aguerrie des prostituées. 11 Le defile des mirages.indd 11 08/09/08 15:39:03 Comment, en sachant cela, ne pas comprendre l’adoration qu’elle vouait à son fils ? Un être sensible, délicat, presque efféminé… Ce matin-là, elle finissait de repasser les chemises de son fils, une joie qu’elle se faisait encore même s’il n’habitait plus le nid familial, et elle réfléchissait aux courses qu’elle aurait à faire en revenant du travail si elle voulait lui cuisiner les petits plats dont il raffolait. Tout en s’assurant qu’il n’y avait aucun pli dans le col qu’elle venait d’empeser, elle revoyait mentalement la liste des ingrédients dont elle aurait besoin. Petits pois, saumon, œufs… Elle avait presque terminé quand la sonnette de la porte d’entrée s’était fait entendre. Regardant aussitôt la vieille horloge au mur du salon où elle avait l’habitude de repasser, elle avait froncé les sourcils. Sept heures… Qui pouvait bien sonner chez elle d’aussi bonne heure ? En ouvrant la porte du petit bungalow qu’elle habitait avec son béluga de mari, la femme avait été surprise de trouver deux agents de police. « Que puis-je faire pour vous ? » avait-elle demandé poliment. Les deux agents avaient hésité avant de parler. Oh, une fraction de seconde tout au plus, mais elle avait su. Immédiatement, irrémédiablement. Quelque chose de grave venait d’arriver à son fils. C’est en hochant mécaniquement la tête qu’elle avait écouté le compte rendu de la mort de son fils adoré. Puis, c’est sans sourciller qu’elle avait remercié les agents pour leur sollicitude, et refermé la porte. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur, à l’abri des regards étrangers, qu’elle avait laissé s’épancher sa douleur. Pleurant toutes les larmes de son corps, invectivant tous les saints… et maudissant le jour qui avait vu naître le meurtrier de son fils. 12 Le defile des mirages.indd 12 08/09/08 15:39:03 Elle avait laissé libre cours à sa rage jusque tard dans la nuit. Puis elle s’était apaisée. Quand l’idée de vengeance était venue remplacer sa colère. Le defile des mirages.indd 13 08/09/08 15:39:03 1 Affalée sur une chaise Adirondack au bord du lac en contrebas de son chalet, Kate McDougall, les yeux fermés, le visage offert aux premiers rayons du soleil printanier, réfléchissait à l’avant-midi merdique qui l’attendait. Kate n’avait pas compris, il y a dix-huit mois, qu’en acceptant le poste de lieutenant responsable du territoire sud-est de l’Escouade des crimes violents, elle acceptait aussi d’être ce qu’elle avait depuis baptisé le « clown de service » de la Sûreté du Québec. L’inspecteur Paul Trudel, responsable des quatre divisions de l’ECV, n’était bien sûr pas de son avis. L’ECV avait été créée pour parer à l’escalade de la violence et, selon Trudel, le public devait être tenu au courant de ses mérites. Elle avait donc l’obligation de considérer les conférences de presse trimestrielles comme faisant partie des efforts de la SQ pour renforcer le sentiment de sécurité des citoyens du Québec. « Bullshit ! » rétorquait Kate invariablement à cet argument. La SQ se sert de l’Escouade pour se faire du capital politique. Un point, c’est tout. Au fond, Kate devait bien l’admettre, l’Escouade des crimes violents était le meilleur coup de la SQ depuis 15 Le defile des mirages.indd 15 08/09/08 15:39:03 la création de Carcajou1. En formant l’Escouade, la SQ avait considérablement augmenté son taux de résolution des enquêtes confiées au Bureau des crimes contre la personne. Et la raison en était simple… En regroupant au sein d’une même escouade les enquêteurs qui, au cours des années, s’étaient distingués dans les enquêtes sur les meurtres à caractère sexuel, religieux et racial sans liens avec le monde interlope et les drames familiaux usuels, la SQ avait simplement augmenté son potentiel à résoudre ces dossiers. Des dossiers qui autrefois auraient fait exception, mais qui aujourd’hui, malheureusement, étaient monnaie courante. Le Québec n’échappant ni au boom démographique ni à la mouvance des peuples, le choc des cultures et la perte d’identité étaient désormais les détonateurs d’une nouvelle violence. Celle de l’humain fragmenté. Vivant sans repères terrestres ni moraux. Accablée par ses pensées, Kate avait poussé un profond soupir. Quoiqu’elle soit née sous le signe de la violence, elle avait quand même choisi de vivre en sa compagnie. Rien de surprenant cependant. Cette violence qui la révulsait était devenue le moteur de son existence. En la combattant, elle avait trouvé le moyen de justifier sa vie. Une vie qui aurait dû s’arrêter il y a plus de trente ans. Quand son père avait égorgé sa mère et son jeune frère sous ses yeux. Je suis fatiguée, s’avouait maintenant Kate en regardant les vaguelettes frapper sans relâche les piliers du quai. Je suis fatiguée de me battre. Kate n’était pas dupe. Elle avait senti ce moment venir depuis longtemps. Le problème, c’est qu’elle n’avait jamais su vivre en dehors des conflits. Elle avait toujours foncé la tête la première, attaquant avant d’être attaquée, avant 1. Escouade de lutte contre le crime organisé. 16 Le defile des mirages.indd 16 08/09/08 15:39:03 que sa vulnérabilité ne fût exposée au grand jour. Cela avait pris plus d’un an à Marquise Létourneau, la psychiatre de la SQ, pour venir à bout de la carapace de Kate et pénétrer sa peine. Malgré cela, aujourd’hui Kate évitait autant que possible de la croiser. Cette femme s’était frottée aux ténèbres qui l’habitaient. Comment pouvait-elle la regarder sans se sentir nue ? Tout de même, Kate lui était reconnaissante. Marquise Létourneau avait réussi un tour de force. Elle lui avait permis de décoder sa vie et de comprendre pourquoi il lui était si difficile d’entrer dans une relation. Pas assez vite cependant pour préserver sa relation amoureuse avec Paul Trudel, qu’elle avait repoussé comme tous les hommes qui avaient cherché à se rapprocher d’elle. Son cœur était sa chasse gardée. Même s’il en allait autrement de son corps… Kate avait connu une pléiade d’hommes et elle avait depuis longtemps cessé de compter le nombre d’inconnus qui, avec son consentement, l’avaient ravagée. Le sexe était presque devenu une compulsion chez elle. Une façon de se connecter à la vie sans être obligée de la vivre. Son neuroleptique personnel. Quand ce n’était pas l’alcool… Si je me chamaille continuellement avec Paul, c’est que je ne sais pas comment être autrement avec lui, avaitelle finalement concédé pour elle-même. Puis comme elle tentait maladroitement de se relever de sa chaise, engoncée dans son uniforme de service, elle avait tout naturellement injurié Paul ; celui qui les obligeait à porter l’uniforme à l’occasion des conférences de presse. Kate n’était plus habituée à la rigidité de ce costume, elle qui avait fait des jeans, des chemises blanches et des Kanuk son uniforme personnel. C’est pourquoi les mots « clown de service » lui étaient de nouveau passés par la tête alors qu’elle montait l’escalier menant à son chalet pour aller prendre son arme de service. 17 Le defile des mirages.indd 17 08/09/08 15:39:03 — McDougall, avait répondu Kate, essoufflée, les pieds à peine dans le chalet, mettant ainsi fin à la sonnerie insistante du téléphone. — Tu manques d’exercice, Mc Dougall. Kate avait souri. Le sergent Todd Dawson, un ex- coéquipier à présent membre de son escouade, ne manquait jamais de lui rappeler qu’il était plus jeune qu’elle. — Tu essaieras de monter trente-trois marches à la course pour répondre au téléphone, avait rétorqué Kate pour la forme. — Tu passes me prendre ? Kate avait été surprise. — Je te croyais déjà à Montréal… Todd avait toussoté avant de se décider à répondre. — J’ai finalement couché chez ma femme… — I see… Et tu veux que j’aille te chercher… chez elle ? avait ajouté Kate, qui connaissait l’opinion que la femme de Todd avait d’elle. — Si tu te dépêches, avait dit Todd gêné, you’ll get here before she comes back from her prayer meeting… Kate n’avait rien ajouté. De toute façon, elle n’aurait su que dire. Malgré les procédures de divorce qu’ils avaient entamées il y a plus d’un an, Todd et sa femme continuaient de se « fréquenter ». Un non-sens pour Kate, qui ne comprenait pas ce qui attirait encore Todd chez cette femme amère, par surcroît religieuse au bord du fanatisme. Ça doit être l’interdit, avait conclu Kate en raccrochant, se souvenant douloureusement à quel point la transgression pouvait être un puissant aphrodisiaque. À peine avait-elle déposé le combiné que son cellulaire, accroché à sa ceinture, avait carillonné à son tour. Kate avait vérifié la provenance de l’appel. C’était l’inspecteur Trudel. — Oui, j’ai mis mon uniforme, avait grommelé Kate en répondant. 18 Le defile des mirages.indd 18 08/09/08 15:39:03 — Tu peux l’enlever. Pendant un bref instant, Kate avait imaginé Trudel en train de la dévêtir. Cette image, appartenant au passé, l’avait aussitôt irritée. — Qu’est-ce qui se passe ? avait-elle demandé, agacée. La conférence de presse est annulée ? — Non. Mais tes services sont requis ailleurs. Kate s’était raidie, se préparant au pire, comme toujours. — Un gros bonnet de ton coin vient d’être retrouvé mort au centre de la Bolton Pass. Une balle en plein cœur. Labonté et Jolicœur sont déjà en route pour la scène… — En quoi ça concerne l’Escouade ? avait demandé Kate, déroutée. — Son corps est entouré de branchages… — Des branchages…, avait répété Kate, interdite. — Oui… Disposés en forme d’étoiles à cinq branches. — Ah… — Et tu n’aimeras pas la suite… Kate avait attendu avec appréhension. — Elles sont entourées d’un cercle tracé dans la terre. Kate avait encaissé le coup avant de parler. — Des pentacles… — Exactement. — Shit ! — Comme tu dis, avait ajouté Trudel en raccrochant. Le defile des mirages.indd 19 08/09/08 15:39:03