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joh anne seymour
Le Défilé des mirages
EXPRESSION
NOIRE
De la même auteure
Le Cercle des pénitents, Libre Expression, 2007
Le Cri du cerf, Libre Expression, 2005
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Johanne Seymour
Le Défilé des mirages
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Pour Linda et Jonathan
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« Lorsqu’on n’a pas de vie véritable,
on la remplace par des mirages. »
Anton Tchekhov
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Elle l’idolâtrait.
Et si jamais une femme avait aimé son fils au prix de
sa propre vie, c’était elle.
Il fallait l’entendre raconter à quel point son ange,
son enfant chéri, avait été précoce. Combien il avait, dès
le plus jeune âge, démontré une intelligence au-dessus
de la moyenne. Combien ses mots d’enfant l’avaient fait
sourire, ses observations mourir de rire et ses cajoleries
fondre de plaisir. Il fallait l’avoir vue rosir à son nom
et rougir à son appel pour saisir l’infinité de son amour
pour lui. Un amour dénaturé, jugeaient ceux qui la croisaient. Un amour explicable, tranchaient ceux qui la
connaissaient vraiment.
À l’exception de son fils, cette femme n’avait connu
que deux hommes dans sa vie.
D’abord un père austère, qui régentait la maison tout
entière, obligeant sa femme, dès l’aube, à faire bouillir
l’eau qui servirait à infuser son thé en fin de journée. Une
demande bête, à l’image de l’homme, puisque cette eau
finissait par s’évaporer et que sa pauvre épouse devait
passer sa journée à remplir la bouilloire.
Puis il y avait eu son mari. Celui qui allait engendrer
son fils adoré. Une grosse chiffe molle, ambitieuse au-delà
de ses capacités et intrinsèquement misogyne. Un homme
qui avait la désagréable particularité de couiner comme
un porcelet qu’on égorge lorsqu’il donnait libre cours à ses
flambées colériques. Une bête vicieuse dont les fantasmes
sexuels auraient rebuté la plus aguerrie des prostituées.
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Comment, en sachant cela, ne pas comprendre l’adoration qu’elle vouait à son fils ? Un être sensible, délicat,
presque efféminé…
Ce matin-là, elle finissait de repasser les chemises
de son fils, une joie qu’elle se faisait encore même s’il
n’habitait plus le nid familial, et elle réfléchissait aux
courses qu’elle aurait à faire en revenant du travail si
elle voulait lui cuisiner les petits plats dont il raffolait.
Tout en s’assurant qu’il n’y avait aucun pli dans le col
qu’elle venait d’empeser, elle revoyait mentalement la
liste des ingrédients dont elle aurait besoin. Petits pois,
saumon, œufs…
Elle avait presque terminé quand la sonnette de la
porte d’entrée s’était fait entendre. Regardant aussitôt
la vieille horloge au mur du salon où elle avait l’habitude de repasser, elle avait froncé les sourcils. Sept
heures… Qui pouvait bien sonner chez elle d’aussi bonne
heure ?
En ouvrant la porte du petit bungalow qu’elle habitait avec son béluga de mari, la femme avait été surprise
de trouver deux agents de police. « Que puis-je faire pour
vous ? » avait-elle demandé poliment.
Les deux agents avaient hésité avant de parler. Oh,
une fraction de seconde tout au plus, mais elle avait su.
Immédiatement, irrémédiablement. Quelque chose de
grave venait d’arriver à son fils.
C’est en hochant mécaniquement la tête qu’elle avait
écouté le compte rendu de la mort de son fils adoré. Puis,
c’est sans sourciller qu’elle avait remercié les agents pour
leur sollicitude, et refermé la porte.
Ce n’est qu’une fois à l’intérieur, à l’abri des regards
étrangers, qu’elle avait laissé s’épancher sa douleur.
Pleurant toutes les larmes de son corps, invectivant tous
les saints… et maudissant le jour qui avait vu naître le
meurtrier de son fils.
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Elle avait laissé libre cours à sa rage jusque tard dans
la nuit. Puis elle s’était apaisée.
Quand l’idée de vengeance était venue remplacer sa
colère.
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Affalée sur une chaise Adirondack au bord du lac
en contrebas de son chalet, Kate McDougall, les yeux
fermés, le visage offert aux premiers rayons du soleil
printanier, réfléchissait à l’avant-midi merdique qui
l’attendait.
Kate n’avait pas compris, il y a dix-huit mois, qu’en
acceptant le poste de lieutenant responsable du territoire
sud-est de l’Escouade des crimes violents, elle acceptait
aussi d’être ce qu’elle avait depuis baptisé le « clown de
service » de la Sûreté du Québec.
L’inspecteur Paul Trudel, responsable des quatre divisions de l’ECV, n’était bien sûr pas de son avis. L’ECV
avait été créée pour parer à l’escalade de la violence et,
selon Trudel, le public devait être tenu au courant de ses
mérites. Elle avait donc l’obligation de considérer les
conférences de presse trimestrielles comme faisant partie des efforts de la SQ pour renforcer le sentiment de
sécurité des citoyens du Québec. « Bullshit ! » rétorquait
Kate invariablement à cet argument. La SQ se sert de
l’Escouade pour se faire du capital politique. Un point,
c’est tout.
Au fond, Kate devait bien l’admettre, l’Escouade des
crimes violents était le meilleur coup de la SQ depuis
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la création de Carcajou1. En formant l’Escouade, la SQ
avait considérablement augmenté son taux de résolution
des enquêtes confiées au Bureau des crimes contre la personne. Et la raison en était simple…
En regroupant au sein d’une même escouade les enquêteurs qui, au cours des années, s’étaient distingués dans
les enquêtes sur les meurtres à caractère sexuel, religieux
et racial sans liens avec le monde interlope et les drames
familiaux usuels, la SQ avait simplement augmenté son
potentiel à résoudre ces dossiers. Des dossiers qui autrefois
auraient fait exception, mais qui aujourd’hui, malheureusement, étaient monnaie courante. Le Québec n’échappant
ni au boom démographique ni à la mouvance des peuples,
le choc des cultures et la perte d’identité étaient désormais
les détonateurs d’une nouvelle violence. Celle de l’humain
fragmenté. Vivant sans repères terrestres ni moraux.
Accablée par ses pensées, Kate avait poussé un profond soupir.
Quoiqu’elle soit née sous le signe de la violence,
elle avait quand même choisi de vivre en sa compagnie.
Rien de surprenant cependant. Cette violence qui la
révulsait était devenue le moteur de son existence. En la
combattant, elle avait trouvé le moyen de justifier sa vie.
Une vie qui aurait dû s’arrêter il y a plus de trente ans.
Quand son père avait égorgé sa mère et son jeune frère
sous ses yeux.
Je suis fatiguée, s’avouait maintenant Kate en regardant les vaguelettes frapper sans relâche les piliers du
quai. Je suis fatiguée de me battre.
Kate n’était pas dupe. Elle avait senti ce moment venir
depuis longtemps. Le problème, c’est qu’elle n’avait jamais
su vivre en dehors des conflits. Elle avait toujours foncé
la tête la première, attaquant avant d’être attaquée, avant
1. Escouade de lutte contre le crime organisé.
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que sa vulnérabilité ne fût exposée au grand jour. Cela
avait pris plus d’un an à Marquise Létourneau, la psychiatre de la SQ, pour venir à bout de la carapace de Kate et
pénétrer sa peine. Malgré cela, aujourd’hui Kate évitait
autant que possible de la croiser. Cette femme s’était frottée aux ténèbres qui l’habitaient. Comment pouvait-elle la
regarder sans se sentir nue ?
Tout de même, Kate lui était reconnaissante. Marquise
Létourneau avait réussi un tour de force. Elle lui avait permis de décoder sa vie et de comprendre pourquoi il lui était
si difficile d’entrer dans une relation. Pas assez vite cependant pour préserver sa relation amoureuse avec Paul Trudel,
qu’elle avait repoussé comme tous les hommes qui avaient
cherché à se rapprocher d’elle. Son cœur était sa chasse
gardée. Même s’il en allait autrement de son corps…
Kate avait connu une pléiade d’hommes et elle avait
depuis longtemps cessé de compter le nombre d’inconnus
qui, avec son consentement, l’avaient ravagée. Le sexe
était presque devenu une compulsion chez elle. Une façon
de se connecter à la vie sans être obligée de la vivre. Son
neuroleptique personnel. Quand ce n’était pas l’alcool…
Si je me chamaille continuellement avec Paul, c’est
que je ne sais pas comment être autrement avec lui, avaitelle finalement concédé pour elle-même.
Puis comme elle tentait maladroitement de se relever de sa chaise, engoncée dans son uniforme de service,
elle avait tout naturellement injurié Paul ; celui qui les
obligeait à porter l’uniforme à l’occasion des conférences
de presse.
Kate n’était plus habituée à la rigidité de ce costume,
elle qui avait fait des jeans, des chemises blanches et des
Kanuk son uniforme personnel. C’est pourquoi les mots
« clown de service » lui étaient de nouveau passés par la
tête alors qu’elle montait l’escalier menant à son chalet
pour aller prendre son arme de service.
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— McDougall, avait répondu Kate, essoufflée, les
pieds à peine dans le chalet, mettant ainsi fin à la sonnerie insistante du téléphone.
— Tu manques d’exercice, Mc Dougall.
Kate avait souri. Le sergent Todd Dawson, un ex-­
coéquipier à présent membre de son escouade, ne manquait jamais de lui rappeler qu’il était plus jeune qu’elle.
— Tu essaieras de monter trente-trois marches à la
course pour répondre au téléphone, avait rétorqué Kate
pour la forme.
— Tu passes me prendre ?
Kate avait été surprise.
— Je te croyais déjà à Montréal…
Todd avait toussoté avant de se décider à répondre.
— J’ai finalement couché chez ma femme…
— I see… Et tu veux que j’aille te chercher… chez
elle ? avait ajouté Kate, qui connaissait l’opinion que la
femme de Todd avait d’elle.
— Si tu te dépêches, avait dit Todd gêné, you’ll get
here before she comes back from her prayer meeting…
Kate n’avait rien ajouté. De toute façon, elle n’aurait
su que dire.
Malgré les procédures de divorce qu’ils avaient entamées il y a plus d’un an, Todd et sa femme continuaient
de se « fréquenter ». Un non-sens pour Kate, qui ne comprenait pas ce qui attirait encore Todd chez cette femme
amère, par surcroît religieuse au bord du fanatisme. Ça
doit être l’interdit, avait conclu Kate en raccrochant, se
souvenant douloureusement à quel point la transgression
pouvait être un puissant aphrodisiaque.
À peine avait-elle déposé le combiné que son cellulaire,
accroché à sa ceinture, avait carillonné à son tour. Kate avait
vérifié la provenance de l’appel. C’était l’inspecteur Trudel.
— Oui, j’ai mis mon uniforme, avait grommelé Kate
en répondant.
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— Tu peux l’enlever.
Pendant un bref instant, Kate avait imaginé Trudel
en train de la dévêtir. Cette image, appartenant au passé,
l’avait aussitôt irritée.
— Qu’est-ce qui se passe ? avait-elle demandé, agacée. La conférence de presse est annulée ?
— Non. Mais tes services sont requis ailleurs.
Kate s’était raidie, se préparant au pire, comme
toujours.
— Un gros bonnet de ton coin vient d’être retrouvé
mort au centre de la Bolton Pass. Une balle en plein cœur.
Labonté et Jolicœur sont déjà en route pour la scène…
— En quoi ça concerne l’Escouade ? avait demandé
Kate, déroutée.
— Son corps est entouré de branchages…
— Des branchages…, avait répété Kate, interdite.
— Oui… Disposés en forme d’étoiles à cinq branches.
— Ah…
— Et tu n’aimeras pas la suite…
Kate avait attendu avec appréhension.
— Elles sont entourées d’un cercle tracé dans la terre.
Kate avait encaissé le coup avant de parler.
— Des pentacles…
— Exactement.
— Shit !
— Comme tu dis, avait ajouté Trudel en raccrochant.
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