d`informations

Transcription

d`informations
 KENNETH MILLAR naît pendant un orage le 13 décembre 1915 à Los Gatos, en Californie. Peu après sa naissance, ses parents, originaires du Canada, déménagent à Vancouver. Ils y resteront jusqu’en 1920, année de leur séparation. Sa mère part vivre avec Kenneth en Ontario, où elle a de la famille, mais, trop faible pour travailler, sans le sou, elle est contrainte à la mendicité et ira jusqu’à conduire son fils de 6 ans à l’orphelinat. Finalement, des cousins de son père proposent de prendre le petit garçon chez eux. Kenneth passera son enfance brinquebalé de la maison de cousins à celle d’une tante, de la campagne à la ville, restant deux années ici et trois mois là. Durant ses seize premières années, il déménagera quinze fois. Le comportement du jeune garçon se ressent de cette instabilité : bien que bon élève, il se bat avec ses camarades, vole, boit en cachette. En 1928, son père Jack Millar commet un acte héroïque : il plonge dans une eau gelée pour secourir un marin tombé à l’eau. Il y laissera sa santé et cesse son activité de rédacteur de presse itinérant. Se sentant au plus mal, il écrit une lettre à son fils : Sois aimable, travailleur et indépendant. Reste sportif. Entraîne‐toi à écrire et à parler en public. Ne cherche pas querelle à qui que ce soit. C’est futile. Ne te bats que si tu y es obligé, et alors, bats‐toi comme un diable. Considère les droits et les opinions des autres. La connaissance est une puissance. L’argent et la plume l’emportent sur l’épée. Toute sa vie, Kenneth gardera cette lettre en mémoire. Déjà grand lecteur, c’est à ce moment qu’il décide de devenir écrivain : son modèle est Dickens, dont il adore depuis longtemps Oliver Twist, auquel il s’assimile. Il rêve d’être un auteur littéraire de grande qualité que chacun pourrait apprécier, un classique pour les gens simples. Il écrit ses premiers poèmes et nouvelles. Retourné vivre avec sa mère dénuée de ressources, Kenneth cumule les cours au lycée et un petit travail pour pouvoir survivre. Il passe beaucoup de temps à la bibliothèque publique de Kitchener où la responsable, Miss Dunham, prend vite la mesure des capacités du garçon. Cette bibliothécaire aura une forte influence sur la formation littéraire du garçon. Celui‐ci dévore les parutions récentes, particulièrement attentif à celles de l’éditeur Albert Knopf qu’il considère comme le meilleur. Il s’enthousiasme pour les romans de science‐fiction et les polars : il lit avec ferveur Agatha Cristie, Conan Doyle, Chesterton… Habilement, Margaret Dunham glisse dans le rayon des polars les romans qu’elle veut faire lire au garçon qui découvre ainsi Dostoïevski. Kenneth mène alors une sorte de double existence : en public, il apparaît bien élevé, s’exprime avec élégance et ne cache pas sa culture. Mais il vit dans une pauvreté absolue, manque de vêtements, boit, fréquente des prostituées, vole toujours et se laisse entraîner dans des arnaques. Son père vit alors à l’hospice, un tabou familial qu’il cache. Kenneth commence à traîner dans les salles de poker et chez les bookmakers. Cet univers, si accessible et dont pourtant personne ne parle, fascine le garçon, qui ne comprend pas que la fiction passe à côté d’un tel matériau. Il découvre alors Dashiell Hammett, dont il dévore les livres : voilà enfin quelqu’un qui décrit avec vérité cet univers sombre. Se demandant comment il a pu ignorer jusque‐là un tel auteur, il découvre qu’Hammett, comme d’autres, fait partie du fonds de la bibliothèque, mais que ses livres se trouvent dans une zone non accessible au public. Une nuit, Kenneth entre par effraction dans la bibliothèque et pénètre dans cette zone à accès limité. Il y découvre un pan de la littérature dont il ne soupçonnait pas l’existence : non seulement Hammett, mais aussi Hemingway, Faulkner, Rabelais, Flaubert… En guise de représailles, il repart de la bibliothèque les bras chargés des best‐sellers populaires du moment, et les jette dans un égout sur le chemin du retour. En 1933, son père meurt. Son assurance vie est versée à Annie Millar, dont il n’a jamais divorcé : avec ces 2 212 dollars, Annie décide de payer quatre années d’université à son fils. Elle mourra en 1935. Kenneth se jette à corps perdu dans les études, hanté par la mort misérable de son père et rêvant de gagner sa vie grâce à sa plume. En 1936, il décide de faire une pause dans son cursus pour voyager. Il découvre l’Europe : Irlande, Écosse, Angleterre, France et même l’Allemagne hitlérienne. À son retour au Canada, en 1937, Kenneth reprend ses études à l’université. L’un de ses amis dira de lui : “Comme un poète, comme Baudelaire, il pouvait trouver des connexions entre des choses apparemment disparates. Le niveau des conversations s’élevait dès qu’il entrait dans la pièce. Il y avait quelque chose de mystique et non pas seulement d’étrange à propos de lui.” Il retrouve également Margaret Sturm, son amour de lycée. Cette dernière, qui sort d’une période de dépression et a fait une tentative de suicide, se passionne pour la psychiatrie à laquelle elle initie Millar. Kenneth, qui est sur le point de partir enseigner à l’Université du Michigan, lui demande sa main. Il l’épousera le 2 juin 1938 en Ontario. Les débuts du couple sont plus que chaotiques. Margaret Millar dira même qu’elle était rentrée de sa lune de miel avec la ferme intention de divorcer. Mais, peu après, Margaret tombe enceinte. Pour gagner de quoi subvenir aux besoins du bébé, Kenneth participe à un concours à la radio sur la littérature et le monde éditorial et réussit à vendre quelques nouvelles à des magazines catholiques pour la jeunesse. L’éditeur qui accepte de le publier pour la première fois se nomme Archer Wallace. Le 18 juin 1939 naît la petite Linda Jane Millar. L’état de santé de Margaret se dégrade et elle passe une grande partie de ses journées au lit, à dévorer les romans policiers que Kenneth lui apporte pour la distraire. Ils découvrent alors tous les deux Raymond Chandler. Margaret se lance dans la rédaction d’un roman sur une idée de son mari. Le manuscrit est accepté : Margaret et Kenneth Millar co‐signent leur premier contrat. La carrière de Margaret est lancée et Kenneth y participe activement. Dès son troisième roman, elle rejoint Random House et ne cesse de pousser son mari à quitter l’université pour écrire. En 1943, il se lance dans la rédaction de son premier roman The Dark tunnel (À la déloyale !), fortement inspiré des 39 marches de Buchan et de l’univers de Raymond Chandler. Millar envoie le manuscrit à un agent, Ivan von Auw, qui le place sans difficulté chez Dodd pour une publication en 1944. En 1944, Millar entre à l’US Navy et est attaché au 11e District Naval basé à San Diego. En mer, il termine un deuxième roman, Trouble Follows me (Piège sur Hawaï), écrit un livre pour enfants, quatre nouvelles, des poèmes, des douzaines de scénarios et adresse plus de cent lettres à sa femme. Il emploie tout son temps libre à écrire. Margaret et Linda s’installent près de la base de la Navy, en Californie. Margaret connaît à ce moment un premier grand succès avec The Iron Gates (Un doigt de folie), dont la Warner achète les droits. Elle est embauchée à Hollywood où elle fréquente Faulkner. Littéralement happée par sa carrière, elle déserte la maison familiale, et Linda sera élevée par une nourrice. À son retour de la guerre, Kenneth Millar s’installe avec sa famille en Californie. Il aime la région, mais il verra toujours la beauté et la paix apparente de la Californie comme une sorte de tranquillisant destiné à dissimuler les vices et les maux de sa population. Margaret décide de quitter Hollywood, et tous deux sont contraints de se remettre activement à écrire. Le couple trouve son inspiration en traînant du Mont‐de‐piété aux bars sordides puis au très select Coral Club. Avec son troisième roman, Blue City (À feu et à sang), Kenneth Millar rejoint Knopf, son éditeur préféré. Cette chance l’encourage à commencer en 1945 la rédaction d’un roman d’apprentissage d’inspiration fortement autobiographique, auquel il pensera tout au long de sa vie mais qui restera inachevé : Winter Solstice. Blue City et le livre qui suivra, The Three Roads (La Boîte de Pandore), bénéficient d’une petite reconnaissance de la critique mais sont des échecs commerciaux. Alors que le détective privé revient à la mode, Millar décide donc de s’essayer à l’exercice. Il imagine le personnage de Lew Archer. Contrairement à une légende tenace, le nom de son personnage n’est pas une référence à Hammett mais est inspiré du nom de sa grand‐mère, de son signe astrologique et du nom du premier éditeur à l’avoir jamais publié. Les liens entre son personnage et l’auteur sont nombreux. Il dira : “Je ne suis pas exactement Archer, mais Archer c’est moi.” Millar s’inspire de Chandler et d’Hammett tout en faisant de son personnage le témoin des dérives de la société californienne et de son amoralité. L’auteur travaille pendant une année sur ce roman, révisant le texte d’un bout à l’autre pour en améliorer le style, vérifiant auprès d’agents du FBI ou des bureaux de l’immigration certains aspects techniques, demandant à un avocat de relire le manuscrit. Millar considère ce roman comme un gagne‐pain et non comme une œuvre littéraire, mais n’en est pas moins extrêmement fier du résultat. Pourtant Knopf rejette le manuscrit, que l’éditeur considère moins abouti et trop différent des précédents romans : “Nous avons investi trop de temps et d’argent dans vos débuts pour tout foutre en l’air à ce stade.” Millar a besoin d’argent : il imagine publier le roman sous un pseudonyme : John Macdonald, les deux prénoms de son père. Ce pseudonyme posera par la suite un problème, du fait de l’existence d’un autre John Macdonald, également auteur de romans policiers. Il est néanmoins trop tard pour faire marche arrière, et Millar adopte le nom de John R. Macdonald, plus tard remplacé par Ross Macdonald. Albert Knopf accepte de publier le premier titre de la série des Lew Archer comme s’il s’agissait du premier roman d’un auteur encore inconnu. Macdonald est né, incarné par une photo de Millar posant de profil et dans l’ombre. Cible mouvante est bien accueilli dès sa parution : ce roman devient alors, quoique modestement, le plus grand succès de Millar. The New York Times voit aussitôt en Macdonald le meilleur auteur de polar depuis Hammett. Face à ce succès, Millar s’emploie à donner rapidement une suite à Cible mouvante et se lance dans la rédaction de Noyade en eau douce. Si la portée sociologique de son premier roman était évidente, Millar fait maintenant d’Archer un détective plus sensible aux personnes qu’il côtoie et il commence à développer un des thèmes qui lui sont chers : les dangers de la vie californienne pour la jeunesse. La singularité de son détective prend forme, s’inspirant de ses propres préoccupations de père. Linda Jane a alors 10 ans et est une enfant dangereusement asociale. Le livre est publié en juillet 1950. Malgré une forte campagne promotionnelle, il s’écoule à moins de 4 000 exemplaires aux États‐Unis. Le principal lectorat de Millar se développe à l’étranger : il est publié en France, où il vendra plus de livres qu’aux États‐Unis. Millar sombre dans la dépression. La nécessité d’écrire pour gagner de quoi vivre se fait impérieuse et angoissante. Sa santé se détériore. Il boit, fréquentera les Alcooliques Anonymes et ira jusqu’à tenter de se suicider en 1951. L’œuvre de Millar, inspiré autant par Milton et Coleridge (auquel il avait consacré sa thèse) que par Chandler et Hammett, est véritablement littéraire. Ses livres peinent à trouver leur place dans un genre très codifié et mal considéré. Son éditeur lui suggère de se rapprocher de l’influence de Chandler. La réponse de Millar est claire : “Ce qui m’intéresse est d’amener le roman policier sur un terrain que Chandler n’a jamais et n’aurait probablement jamais pu explorer. Avec tout le respect que je porte à la puissance de son écriture et à la remarquable intensité de sa vision du monde, je ne peux accepter sa conception du bien et du mal. […] Mon propos est l’erreur humaine et l’ambivalence de ses motivations. Je veux explorer, employer un champ de valeurs plus ouvert et plus nuancé qu’habituellement. […] Mon but est d’écrire des romans populaires qui n’aient rien à envier en termes de qualité à la littérature ‘sérieuse‘. Et je commence à peine.” En 1954, Millar passe plusieurs semaines avec les psychiatres d’un centre pour jeunes afin de préparer de nouveaux romans. Tout comme sa femme, Millar utilise ses propres démons et angoisses pour nourrir son œuvre. Le thème de la jeunesse malade l’obsède. Sa fille Linda privilégie les études à la vie sociale et demeure instable. Elle boit en cachette. Le 23 février 1956, Linda, ivre au volant, renverse deux piétons avant de prendre la fuite et d’aller percuter une autre voiture. L’une des victimes mourra des suites de l’accident. Accusée d’homicide involontaire, Linda entraîne malgré elle ses parents dans une cruelle période. Sous surveillance psychiatrique, elle tente de se suicider tandis que le procès s’éternise et coûte une fortune aux Millar. La presse s’empare de l’affaire, remettant en question la moralité de cette famille d’auteurs de polars. À l’issue du procès, Linda est placée dans une institution psychiatrique. Millar commence lui aussi à voir un psychiatre. Peu après, Linda fugue de l’établissement où elle vit toujours en période probatoire. Millar engage alors un détective privé et utilise les médias pour tenter de communiquer avec sa fille, multipliant apparitions télévisées ou radiophoniques. La jeune fille ne sera retrouvée que 10 jours plus tard, dans le Nevada. Cette succession de tragédies imposera un tournant majeur à son œuvre, qui gagne encore en profondeur. La médiatisation autour de ces affaires sert paradoxalement la cause de Lew Archer. Les ventes des livres de Ross Macdonald, notamment en poche, augmentent considérablement. En 1965, il est élu président de la Mystery Writers of America. En 1964, Hollywood s’intéresse à Cible mouvante et Paul Newman est choisi pour incarner Lew Archer dans le film inspiré du livre (Détective privé). Le film est un succès énorme et s’impose à la quatrième place du box office. Dans l’année, trois millions d’exemplaires des livres de Lew Archer sont imprimés en poche. Millar n’hésite pas à utiliser sa notoriété naissante et sa plume au service des causes qu’il soutient : féru d’ornithologie, il s’engage dans la défense des condors ; il s’insurge contre une marée noire, mais milite aussi contre la guerre du Vietnam et intervient souvent en faveur de mouvements étudiants de contestation. L’année 1969 marque un cap décisif dans la carrière de Ross Macdonald. Depuis deux décennies, ses livres ont conquis un public de lecteurs avertis et il est devenu une sorte de référence auprès des étudiants des prestigieuses universités de Harvard, Princeton et Yale. Issus de ces cercles, John Leonard, rédacteur en chef adjoint de la New York Times Book Review, et Ray Sokolov, critique à Newsweek, décident d’œuvrer pour la reconnaissance de Millar : c’est ce qu’ils appelleront la “conspiration Ross Macdonald”. “Nous pensons que Ross Macdonald, à moitié délibérément, a marié Freud au roman policier, que cette union fonctionne et que trop peu en sont conscients – ses livres se vendent modestement en grand format et ne sont disponibles en version poche que sporadiquement.” À la parution du nouveau roman de Ross Macdonald, The Goodbye look (Un regard d’adieu), deux pages et demie de la New York Times Book Review sont consacrées à l’auteur. Une semaine plus tard, c’est dans le Los Angeles Times que Ray Bradbury signe une critique du livre. Cette reconnaissance critique fait mouche : autant d’attention pour un auteur de polar paraît alors incroyable. L’affaire suscite une controverse sur la légitimité même du genre policier, mais le roman de Macdonald entre dans les listes des meilleures ventes. Il y restera 14 semaines, connaîtra 8 réimpressions et 45 000 exemplaires seront vendus. En 1971, Newsweek consacre sa couverture à Ross Macdonald. Le New York Times récidive et surprend une fois de plus : il propose à Eudora Welty, récent prix Pulitzer, de rédiger la critique du nouveau roman : The Underground man (L’Homme clandestin). Cette longue tribune dithyrambique marque les esprits. Aux yeux du public, Ross Macdonald – et le genre policier avec lui – entre définitivement dans le champ de la littérature. Les problèmes financiers sont bien loin. Les parutions de Ross Macdonald figurent maintenant systématiquement dans les listes des meilleures ventes. La carrière de Millar est à son zénith et ne connaîtra pas de déclin. Lauréat de plusieurs prix, il entre à l’Université au côté de Chandler et d’Hammett. Un producteur lui propose 1,35 millions de dollars pour acquérir l’exclusivité des droits cinématographiques et télévisuels de ses livres. Peter Graves incarne Lew Archer dans The Underground Man en 1974, téléfilm qui remporte un grand succès. Une série télévisée est tournée et Paul Newman rempile pour l’adaptation de The Drowing Pool (La Toile d’Araignée). En 1975, Millar publie The Blue Hammer (Le Sang aux tempes), qui demeurera son dernier roman. Il se découvre atteint de la maladie d’Alzeimer et ne parvient plus à écrire. Il donne en 1976 sa dernière grande interview pour un portrait dans Rolling Stone. Il se lance en 1977 dans un nouveau roman qui reviendrait sur le passé et les origines de Lew Archer, mais le manuscrit reste inachevé. Le lendemain de son soixante‐septième anniversaire, Millar entre dans une maison de repos. En juin, il est victime d’un accident vasculaire cérébral et meurt le 11 juillet 1983. Considéré comme l’un des géants du roman noir américain, Ross Macdonald a apporté au genre une profondeur psychologique et une complexité morale que ses prédécesseurs n’avaient fait qu’effleurer, lui permettant ainsi d’acquérir ses lettres de noblesse. Nombreux sont ceux qui reconnaissent en Ross Macdonald un véritable maître : de Crumley qui dit avoir relu plus de dix fois son œuvre, à James Ellroy qui lui dédiera son quatrième roman, en passant par Paul Auster, il est salué par tous les auteurs contemporains comme un classique incontournable de la littérature américaine. Source : Tom NOLAN, Ross Macdonald, a biography, New‐York, Scriber, 1999.