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De la Voix au Chapitre – Pascaline Kromicheff C’est une chanson qui nous ressemble Au Cantou, nous sommes guidées par Nadine, aide-soignante comme promis revenue de vacances pour assister à la visite de Louise parmi les pensionnaires atteints de maladies de la mémoire. Il faut sonner à la porte pour entrer, l’espace est rigoureusement fermé afin d’éviter les fugues. Ici, l’ambiance, les bruits, les odeurs sont différents. Quelques résidents sont réunis dans un hall coloré autour des tables. Sylvie, aide-soignante nouvellement arrivée dans le service, fait des jeux de mémoire avec trois dames. Une radio passe des chansons d’Édith Piaf. Une dame sommeille sur une chaise, un seul chausson aux pieds. Un couple passe dans le couloir, main dans la main. Nadine nous fait les présentations : Célestine aime chanter des chansons, Renée récite encore bien des poésies, Simone écrivait de très beaux poèmes et savait jouer du violon. Louise s’installe à la table et se présente. L’attention des pensionnaires est instantanément attirée par ce personnage incongru. Jeannine, assise en bout de table, regarde le menu des chansons : “Il faut trouver le nom de la personne qui a chanté ces chansons ?” Il est vrai que cela ressemble à un jeu. “Il faut choisir la chanson que vous avez envie d’écouter” explique Louise. Le menu passe de mains en mains. “Hé ! Joël !” jette Célestine en montrant du doigt tout ce qu’elle voit : le pitch pipe dont Louise se sert pour trouver le ton des chansons, l’enregistreur de Pascaline, Pascaline, le couple qui repasse dans le couloir. “Vous allez vous y retrouver ?” demande une dame attentionnée. Le temps passe… “Hé ! Jöel !” Louise choisit une valeur sûre pour commencer : Mon Amant de Saint-Jean. Elle souffle dans le pitch pipe. Célestine dit “cinq”. Louise répond “cinq” et commence à chanter. Sylvie amène une pensionnaire aux gants blancs qui s’assoit et se met à fredonner le refrain. Le couple passe encore dans le couloir. À la fin de la chanson, Nadine applaudit et les dames font de même. Jeannine a les larmes aux yeux, comme Simone le fait gentiment remarquer. “C’est bien joli, j’ai aimé, assure la dame aux gants blancs en se frottant le visage jusqu’au sang. – Vous connaissiez ? demande Louise – Oui, j’avais entendu plusieurs fois. – Et vous Célestine, vous la connaissiez ? – Qui ? – La chanson que je viens de chanter. – Je ne me souviens pas.” De la Voix au Chapitre – Pascaline Kromicheff Comme d’autres personnes se sont installées dans la pièce, Louise demande son prénom à chacun. Mathilde aux gants blancs (qui se prénomme en fait Charline, nous apprendra Nadine), Charlotte au petit chignon, et un monsieur : “Quel est votre prénom ? – J’en ai plus, j’l’ai bouffé !” Tout le monde éclate de rire. Célestine dit “soixante-dix-sept”. Le menu repasse de mains en mains. Jeannine lit à voix haute tous les titres et interprètes. Elle choisit La Bohème puis tend le menu à la fredonneuse : “Vous voulez le papier ? – Pas besoin, j’ai toutes les paroles dans la tête” répond Louise. La chanson commence, Simone ferme les yeux. Les applaudissements réveillent Renée qui s’excuse, elle doit aller “aux cabinets”. “Un, deux, trois, quatre, cinq, six et dix. Mille trois cents !” jette Célestine en riant, avant de préciser : “Toutes les fleurs se penchent. Il y a des fleurs par groupe, vous avez des groupes de pensées par exemple. Cinquante-deux pensées pour dire la même chose”. La porte sonne au Cantou. L’aide-soignante se lève pour ouvrir à Serge, un pensionnaire que nous avons souvent croisé au deuxième étage, toujours très élégamment vêtu. Il vient rendre visite à son épouse, comme à son habitude. Il s’assoit près d’elle : “Ça va ma puce ?” Elle l’accueille par un énergique “Eh ! Joël ! Soixante. – Tu les as comptés ?” renchérit l’époux. Il y a bien longtemps que Célestine ne reconnaît plus son mari mais elle sait encore chanter Je suis fier d’être Bourguignon et Le Bon Roi Dagobert si on lui donne l’air et les premières paroles. Louise demande qui se rappelle d’une chanson, quelles sont les chansons que les pensionnaires aiment, celles qu’ils écoutent à la radio. Les discussions sont parfois surréalistes. On apprend tout de même que Jeannine habitait Paris, vers la gare Saint-Lazare. Nadine apporte une photo à Simone, où on la voit jouant du violon. “Qui est-ce ? demande-t-elle. – C’est vous ! – Oh non ! ce n’est pas moi, ça m’étonnerait”. Elle regarde Louise comme si elle la découvrait pour la première fois : “Oh, vous êtes une fleur parmi nous”. Nadine tend alors son violon à Simone, au visage si doux, au regard si poétique. Elle prend en main l’instrument avec des gestes très justes, tend l’archer avant de le frotter d’un mouvement qui traduit une longue habitude. Si la mémoire a quitté l’esprit, le corps conserve sa propre mémoire des gestes maintes fois répétés. Quelques sons sortent, mais l’instrument est vraiment en mauvais état, une corde est presque cassée. Simone grimace un peu, essaye de retendre la corde abîmée. On demandera à son fils s’il est possible de le faire réviser. Simone confie à Louise De la Voix au Chapitre – Pascaline Kromicheff qu’elle aimait jouer des fantaisies, des nouveautés : “Je n’arrivais pas toujours à trouver, j’avais souvent un vieux machin. J’aurais voulu jouer avec d’autres, mais je jouais plutôt toute seule. Là on a une belle fleur capitonnée en deux qui se promène avec ses numéros. Ça va tout seul à jouer ! ” Un silence, puis elle termine : “Bah, elle reviendra quand il fera meilleur”. Nous ne savons pas de qui il s’agit, mais le ton de Simone est tellement léger et lyrique que nous sommes convaincues que ce sera un bel événement. Renée est revenue s’asseoir parmi nous. Nadine s’approche d’elle et lui souffle des mots magiques : “La Cigale… –… Et la Fourmi ! La cigale ayant chanté tout l’été…” Le poème de La Fontaine est récité sans hésitation, Renée a appris ça à l’école il y a fort longtemps : “Nos parents aimaient bien que l’on récite des choses comme ça, on les apprenait pour nous amuser, nous ! Pour connaître”. – Ils faisaient quoi vos parents ? demande Nadine. – Attends voir… Mon père vendait des légumes avec un âne et une charrette. Ça doit être ça je crois. – Comment s’appelait l’âne ? – Marquis, heu, Marquise. Elle était gentille cette petite bête, on faisait ce qu’on voulait avec”. Mais lorsqu’on demande à Renée quel était son métier, c’est le trou noir. “Je me rappelle de l’école, mais le reste, je ne m’en rappelle pas bien. J’ai aidé mes parents dans les champs, ils avaient aussi des animaux. Mais autrement, je ne sais plus trop ce que je faisais. – Les impôts, ça ne vous dit pas quelque chose ? – Oh ben si ! J’étais employée aux impôts, j’aimais bien. Il fallait faire son travail comme il faut. – Où habitiez-vous ? – Je ne sais pas, je ne me rappelle plus, mais je sais qu’on avait des grandes citernes autour de la maison. Il fallait faire attention aux enfants, ils auraient pu lever le couvercle et tomber dedans.” Renée est plus à l’aise avec Maître corbeau sur un arbre perché et Perrette et le pot au lait. L’une des soignantes a écrit un petit texte qu’elle nous confie, au terme de nos visites. Il y a des jours où le personnel de l’EHPAD a besoin de mettre des mots sur ces vies qu’il croise au quotidien. Personne ne peut rester insensible à ces attachants vieillards dont le corps usé, peu à peu, les enferme en eux-mêmes. Le souffle s’amenuise, la vue baisse, l’ouïe joue des tours, les sphincters se relâchent, les gestes diminuent, chaque déplacement devient un combat. Heureusement parfois, l’esprit divague, il suit un chemin qui peut sembler De la Voix au Chapitre – Pascaline Kromicheff biscornu à notre imagination bridée. La pensée malade entre dans un monde différent, difficile à comprendre de l’extérieur. D’un certain point de vue, le monde est ailleurs, hors de ces murs : c’est à la fois celui des souvenirs du passé, mais aussi celui du présent vécu par procuration via les enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants. D’un autre point de vue, il y a plusieurs mondes ici : chacune des chambres abrite le sien, unique et infiniment riche du vécu de chaque pensionnaire. Chaque jour ces univers se télescopent : les résidents ne sont pas avares de partager leurs histoires et les soignants, animateurs, aidants, bénévoles, amis du Val de Brenne, intervenants ou familles apportent toujours un petit peu de l’extérieur avec eux. Conversations, lettres, photos, cadeaux, jeux, chansons, disques, revues, livres, journaux sont autant de cordons ombilicaux rattachant à la vie hors de l’institution, la vie avant l’institution. Autant de remèdes contre la douleur qui envahit le champ de toute pensée livrée à elle-même. Autant de souffles de vie dans cet endroit où l’âme cessera fatalement un jour d’habiter le corps.