A-2013/N°02 - Les pays du Maghreb face au salafisme
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A-2013/N°02 - Les pays du Maghreb face au salafisme
2013/02 Les pays du Maghreb face au salafisme par Pascal De Gendt Analyses & Études 1 Monde et Droits de l’Homme Siréas asbl Nos analyses et études, publiées dans le cadre de l’Education permanente, sont rédigées à partir de recherches menées par le Comité de rédaction de SIREAS sous la direction de Mauro Sbolgi, éditeur responsable. Les questions traitées sont choisies en fonction des thèmes qui intéressent notre public et développées avec professionnalisme tout en ayant le souci de rendre les textes accessibles à l’ensemble de notre public. Ces publications s’articulent autour de cinq thèmes Monde et droits de l’homme Notre société à la chance de vivre une époque où les principes des Droits de l’Homme protègent ou devraient protéger les citoyens contre tout abus. Dans de nombreux pays ces principes ne sont pas respectés. Économie La presse autant que les publications officielles de l’Union Européenne et de certains organismes internationaux s’interrogent sur la manière d’arrêter les flux migratoires. Mais ceux-ci sont provoqués principalement par les politiques économiques des pays riches qui génèrent de la misère dans une grande partie du monde. Culture et cultures La Belgique, dont 10% de la population est d’origine étrangère, est caractérisée, notamment, par une importante diversité culturelle Migrations La réglementation en matière d’immigration change en permanence et SIREAS est confronté à un public désorienté, qui est souvent victime d’interprétations erronées des lois par les administrations publiques, voire de pratiques arbitraires. Société Il n’est pas possible de vivre dans une société, de s’y intégrer, sans en comprendre ses multiples aspects et ses nombreux défis. Toutes nos publications peuvent être consultées et téléchargées sur nos sites www.lesitinerrances.com et www.sireas.be, elles sont aussi disponibles en version papier sur simple demande à [email protected] Cette analyse a été rédigée en mémoire de tous ceux qui, dictés par leur consience morale, ont lutté contre la corruption, la violence meurtrière et la complicité des architèctes de l’information qui refusent de dévoiler la réalité et les intrigues des gouvernements trop fidèles aux intérêts des grandes puissances. Siréas asbl Service International de Recherche, d’Éducation et d’Action Sociale asbl Secteur Éducation Permanente Rue du Champ de Mars, 5 – 1050 Bruxelles Tél. : 02/274 15 50 – Fax : 02/274 15 58 [email protected] www.lesitinerrances.com – www.sireas.be 2 Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles Deux ans après les « printemps » arabes tunisiens et libyens, et les déferlements de joie qui les ont accompagnés, un voile noir est tombé sur l’image d’avenir radieux qui se dessinait pour les pays du Maghreb. Noir comme la couleur préférée des salafistes qui semblent avoir saisi l’opportunité de transformer ces sociétés en autant de berceaux de jihadistes haineux. C’est du moins l’image que nous renvoie l’actualité en provenance d’Afrique du Nord. Destructions de patrimoine historique et culturel, agressions, attentats et assassinats, comme celui de l’opposant tunisien Chokri Belaïd, font régulièrement les choux gras de nos médias. Si bien que dans un bon nombre d’esprits européens, la chute des dictateurs qu’étaient Ben Ali et Kadhafi aura surtout profité aux extrémistes religieux. Cette réalité existe, inutile de la nier. Mais différents éléments doivent nous inciter à la nuancer. Qu’est-ce que le salafisme ? Le terme provient de « Salaf salih », à traduire par les « pieux prédécesseurs ». Cette expression désigne les premiers compagnons du Prophète Mahomet, leurs successeurs et les successeurs des successeurs, soit trois générations d’hommes et de femmes qui incarnent l’âge d’or de l’Islam (1). Le salafisme est un courant religieux prônant un retour à la pureté religieuse de cette époque, le VIIe siècle (de l’ère chrétienne). Pour ce faire, il convient d’ignorer toutes les interprétations et évolutions qu’a connu l’Islam pour revenir à la religion d’origine telle que décrite dans le Coran et la Sunna, la tradition prophétique que l’on retrouve dans les recueils de « hadith » (les paroles et actions attribuées à Mahomet). 3 La première codification de ce mouvement remonte au IXe siècle lorsque le théologien Ibn Hanbal fonde son école juridique conservatrice qui donnera naissance à la doctrine hanbalite. Au XIVe siècle, un autre théologien, Ibn Taymiyya, recourt au même appel à la tradition des ancêtres alors que le Moyen-Orient doit faire face aux invasions mongoles. (1) En effet, en plus de leur vertu religieuse, les Salafs (les prédécesseurs) sont aussi pris en exemple pour leur suprématie militaire qui leur a permis de fonder un vaste empire. « Théologiens et clercs établissent dès lors une relation de causalité entre la foi des Salafs et leurs succès militaires et politiques. » (2) Le salafisme aujourd’hui Au XVIIIe siècle, l’imam hanbalite Ibn Abd El-Wahhab va rigidifier le salafisme en prônant une lecture encore plus littérale du Coran et de la Sunna mais aussi de la charia (le code de loi islamique). De la tenue vestimentaire aux rapports intimes du couple, il édicte l’ensemble des comportements que doit avoir un musulman et multiplie les « haram » (comportements illicites). C’est la naissance du wahhabisme qui deviendra la doctrine officielle de l’Arabie Saoudite en vertu d’un pacte que passa l’imam avec la tribu des Ibn Saoud : à eux, le pouvoir temporel, à lui le pouvoir spirituel. (3) Le wahhabisme est depuis devenu le principal courant d’expression moderne du salafisme. Mais il n’est pas le seul. Cette mouvance est divisée entre plusieurs tendances. On en distinguera trois principales : premièrement, un salafisme prédicatif visant à l’islamisation de la société via la purification de la religion des innovations, l’éducation des musulmans à cet Islam des origines et l’organisation de la société selon les avis religieux, les fatwas, des théologiens saoudiens. C’est le wahhabisme qui défend une vision apolitique et non-violente de l’Islam. Deuxièmement, un salafisme jihadiste prônant les actions violentes pour imposer sa vision de la religion. Et enfin, un salafisme ayant pour objectif le rétablissement du Califat via l’action politique et le renversement des régimes en place. (4) Si elles sont concurrentes et mêmes rivales, ces trois tendances recèlent cependant quelques points communs. En premier lieu, l’idée selon laquelle l’Islam ne se réduit pas à une dimension religieuse mais est un système régissant tous les domaines de la vie. Ensuite, la certitude que si les sociétés musulmanes sont en déclin, c’est parce qu’elles ont trahi le message coranique originel mais aussi parce que l’Occident et les Juifs ont agi de manière concertée pour maintenir les musulmans en position de dominés. Dans leur vision, un Islam pur est la seule manière de pouvoir renverser ce pouvoir occulte. 4 Ces deux éléments expliquent l’opposition des salafistes à l’islamisme des Frères musulmans : en s’inscrivant dans le jeu politique démocratique, les partis issus de cette confrérie trahirait le patrimoine islamique et causerait la division de l’oumma, la communauté des croyants. (2) Le salafisme au Maghreb S’il semble présent au Maghreb dès le XVIIe siècle, le salafisme va surtout s’y propager suite à la guerre en Afghanistan. Les « moudjahidines » qui ont lutté contre l’invasion soviétique dix années durant sont soutenus et financés par les États-Unis mais aussi par l’Arabie Saoudite. Des combattants arabes, dont le Saoudien Oussama Ben Laden, furent donc envoyés sur le front de ce qui était considéré comme un « jihad » et servirent de vecteur de propagation du salafisme dans la région mais aussi dans les régions d’origines des combattants, dont le Maghreb. De retour chez eux, d’anciens jihadistes vont tenter d’importer l’idéologie dont ils se sont imprégnés en Afghanistan. Leur prosélytisme sera soutenu financièrement par les monarchies pétrolières du Golfe persique, l’Arabie Saoudite en tête (3). Le même mécanisme sera observé lors des conflits qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie, la Tchétchénie ainsi que lors des deux guerres en Irak. Confrontés à la répression des régimes en place dans les pays du Maghreb, une partie de ces rigoristes s’exilera en Europe, au Soudan, en Arabie ou au Qatar. Et réapparaîtront après le départ de Ben Ali, en Tunisie, ainsi que lors du déclenchement de la révolte libyenne contre Kadhafi. Des événements desquels ils se sont tenus éloignés dans un premier temps avant de tenter de les récupérer. La répression dont il fut l’objet et l’incarcération, ou l’exil, de ses leaders spirituels n’a toutefois pas empêché le salafisme de contaminer quelques esprits au Maghreb. Notamment via les chaînes de télévision satellitaires saoudiennes ou des prêches radiophoniques. Aujourd’hui, les partisans de ce courant ne se cachent plus et tentent de peser de tout leur poids sur l’organisation des sociétés ainsi que sur la vie politique des pays d’Afrique du Nord et même au-delà. L’actuel conflit au Nord-Mali, et l’intervention française que tous les leaders salafistes ont condamné, leur offre d’ailleurs actuellement une belle caisse de résonance. En Tunisie En 1988, des islamistes radicaux en désaccord avec le Mouvement Tendance Islamique (MTI) créent le Front Islamique Tunisien (FIT) dont 5 les dirigeants sont rapidement contraints à l’exil. Une partie d’entre eux rejoindront le Pakistan et prendront part, plus tard, au jihad afghan. Absents physiquement du pays, ils n’en continuent pas moins leur propagande anti-gouvernementale sur les ondes radios. Leur discours violent attire une petite partie de la jeunesse tunisienne, notamment les enfants des activistes islamistes. « Une génération dont les pères ont été absents et qui ont grandi en entendant, comme une litanie, des histoires de torture et de souffrances. Les seules références qu’ils ont malheureusement trouvées étaient les chaînes religieuses en provenance du Golfe et leur message salafiste fort. » (5) Leur imaginaire est façonné par les « guerres saintes » en Afghanistan, en Tchétchénie et en Irak. C’est ainsi qu’en 2006 naît le « Jund Assad ibn el-Furat », un groupe jihadiste prédécesseur de « Ansar al-Sharia » créé après la révolution de 2011. Si avant la chute du régime de Ben Ali, les actions des salafistes restent rares, on notera tout de même un attentat contre la synagogue de Djerba en 2002 (21 morts) et une fusillade à Soliman, dans la banlieue de Tunis en 2007 (14 morts). Depuis deux ans, les actions des mouvements religieux radicaux et de leurs sympathisants, dont le nombre est estimé à 6.000 (2), occupent les devants de la scène. Agressions contre des personnes, actions pour troubler ou faire annuler des spectacles jugés impies, destruction de lieux de culte soufis : les coups de force spectaculaires n’ont pas manqué et ont culminé le 14 septembre 2012 avec une attaque contre l’ambassade américaine à Tunis (2 morts) lors de manifestations pour protester contre la diffusion sur Internet de « L’innocence des musulmans », un film injurieux envers l’Islam. À la fin de l’année 2011, deux cent salafistes avaient même proclamé « émirat islamique » la petite ville de Sejnane après en avoir pris le contrôle, « établissant des tribunaux islamiques, transformant des bâtiments publics en geôles pour les citoyens pris en flagrant délit de péchés, notamment les adeptes de Bacchus, qui, en guise de dégrisement, ont reçu des coups de bâton. Le seul vendeur de boissons alcoolisées a vu son magasin saccagé et son stock de marchandises détruit, avant de se voir notifier, après quelques jours en « prison », un bannissement de la ville. Un traitement identique a été réservé au marchand de musique, qui gagnait sa vie en gravant des CD de chansons occidentales ou arabes à succès. » (6) Une mini-révolution qui ne dura que quelques jours mais qui donne une idée de l’activisme de cette mouvance. L’insécurité que cela fait planer sur tout le pays est l’un des principaux griefs adressés à la coalition au pouvoir. De plus en plus 6 de voix s’élèvent aussi pour dénoncer une attitude passive, voire complice, du parti Ennahda face aux actes des fanatiques religieux. Le parti islamiste est accusé de double langage pour ne pas heurter ses partisans les plus radicaux qui font preuve d’une convergence idéologique certaine avec les salafistes. L’activisme des jihadistes permet également à Ennahda de se profiler comme le représentant « raisonnable » de l’islamisme en Tunisie. Lors des prochaines élections, sans cesse reportées, le « Jabhet el-Islah » (Front de la Réforme) deviendra le premier parti salafiste tunisien à se présenter devant les urnes. Au Maroc Le salafisme s’implante dans le pays dès le XIXe siècle. Après l’indépendance, il sera instrumentalisé par le pouvoir qui favorisera « toutes les formes d’actions religieuses pour contrer l’idéologie nassérienne et gauchiste » (7) avant, dans les années 80, de s’en servir pour contrer la propagation de la révolution chiite iranienne. Pas opposé à la monarchie et non-violent, ce wahhabisme est toléré par les autorités. En témoignent la floraison de « Maisons du Coran », financées par les pétromonarchies du golfe, qui ont vu le jour durant les années 80, tout comme l’existence, à Marrakech, du très influent centre salafiste de l’ « Association pour l’appel au Coran et à la Sunna ». (8) On retrouve donc des wahhabites à la tête de mosquées, très présents sur les campus universitaires, à la tête d’hôpitaux et de grands commerces. Dans les quartiers les plus populaires, ce sont souvent eux qui s’occupent de laver les morts, de les inhumer et d’animer les veillées funéraires. Sans avoir de parti les représentant, ils représentent même une force politique incontournable dans des grandes villes comme Marrakech, Tanger, Oujda ou Fès. (9) Une tactique intelligente : le Parti de la Justice et du Développement (PJD), des islamistes se présentant comme modérés, qui dirige le gouvernement depuis novembre 2011 est obligé de tenir compte de l’influence qu’ils exercent sur une partie de la population. Du coup, tout comme pour Ennahda en Tunisie, les opposants du PJD dénoncent son ambiguïté visà-vis des wahhabites. Et prennent pour exemple les relations entre le parti et le Mouvement Unicité et Réforme (MUR). Selon le PJD, il s’agit d’une structure indépendante du parti. Une thèse refusée par des opposants qui considèrent ce mouvement comme l’une des principales chevilles ouvrières de la formation islamiste. Et assurent que le MUR, qui compte des salafistes en son sein, « produit à la fois des textes théologiques pour accompagner et justifier l’action politique et se mobilise, de surcroît, dans l’espace social pour y ré-ancrer la prise en compte de la référence religieuse à tous les niveaux de la vie privée et publique. » (8) 7 Le salafisme jihadiste est, par contre, toujours combattu. Il a fait son apparition lors de la première guerre américaine en Irak lorsque le soutien de l’Arabie Saoudite aux États-Unis heurta une partie des wahhabites marocains. Ceux-ci rejoignent alors la branche jihadiste du mouvement. Ces partisans de la guerre sainte feront surtout parler la poudre à l’étranger en participant aux guerres irakiennes et afghanes. Après les attentats-suicides de Casablanca (41 morts) le 16 mai 2003, ils feront l’objet d’une répression à grande échelle et de centaines d’entre eux seront jetés en prison. Depuis 2010, toutefois, ils refont parler d’eux lors d’agressions qu’ils commettent ou lors du démantèlement de présumées cellules terroristes. En Algérie Souvent considéré comme la seconde nation du salafisme prédicatif, après l’Arabie Saoudite, l’Algérie est la première nation du Maghreb à avoir expérimenté une victoire islamiste lors d’élections libres. Le Front Islamique du Salut (FIS) est créé en 1989 et milite pour l’instauration de la charia. Dès 1990, lors des premières élections libres en Algérie, il remporte une grande majorité des communes et des provinces malgré son programme d’inspiration salafiste. Dans la foulée, le parti remporte haut la main le premier tour des élections législatives de 1991, ce qui pousse l’armée à faire pression sur la tête de l’État pour que le processus électoral soit interrompu. Les assemblées communales et provinciales dirigées par le FIS sont également dissoutes et les cadres du parti et militants font l’objet d’une forte répression. En mars 1992, la formation est dissoute. Durant la guerre civile qui s’installa dans le pays, le Groupe Islamique Armé (GIA) prend le relais des revendications salafistes. En 1998, une dissidence du GIA forme le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) qui devient ensuite Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI) (10). Le goût pour l’action violente, et le terrorisme, de ces différents groupes attira vers eux des personnes en quête de radicalité et d’un canal de contestation du pouvoir en place que la population algérienne estime complètement déconnectée de la réalité. Très présents dans les quartiers populaires, les salafistes ont donc beau jeu de séduire les Algériens en tenant des discours moralisateurs et anticorruption. Pour H’mida Ayachi, directeur du quotidien Algérie News, « les salafistes assurent aujourd’hui l’encadrement idéologique et culturel de la société. Ils sont aussi très impliqués dans les associations qui militent pour la construction de nouvelles mosquées, comme dans le secteur caritatif. Les jeunes n’écoutent qu’eux. » (11) Très présents dans les mosquées, ils trouvent également dans les mosquées un lieu de relais pour leurs principes rigoristes. 8 Au point de vue politique, l’islamiste Mouvement de la Réforme Nationale est la troisième force politique du pays. Mais leur programme est trop moderne pour les salafistes qui souhaitent créer leur propre formation. Le Front de la Renaissance Libre a ainsi déposé une demande d’agrément auprès du Ministère de l’Intérieur. Rien n’indique cependant qu’elle sera acceptée. (12) En Libye Malgré une attitude souvent ambigüe vis-à-vis de la pratique religieuse, le régime Mouammar Kadhafi a été constant dans la répression exercée sur les salafistes. Une fois la révolution de 2011 engagée, ils se mêlent à la bataille et s’illustrent à diverses reprises. Parallèlement, dans les parties libérées du territoire, ainsi qu’après la chute du régime, ils tentent d’imposer leur loi. L’action la plus spectaculaire est attribuée à « la Brigade pour la libération du prisonnier Sheikh Omar Abderrahmane », en référence au cerveau présumé des bombes du sous-sol du World Trade Center en 1993. Le 11 septembre 2012, le consulat américain de Benghazi est attaqué et incendié. L’ambassadeur américain John Christopher Stevens, ainsi que trois autres membres du consulat, meurent asphyxiés (13). Une dizaine de jours plus tard, le Congrès Général National annonce la dissolution de toutes les milices islamistes. Une tâche difficile pour un nouveau pouvoir qui est loin de contrôler tout le territoire libyen et qui doit faire face à des groupes salafistes bien armés. Parmi eux, la formation la plus vue est la « Katibat Ansar al-Charia » (Brigade des Partisans de la Charia). À leur actif, on compte la destruction de vieilles mosquées et de lieux de culte historiques considérés comme impies ainsi que de nombreuses agressions d’Occidentaux ou de personnes liées à l’ancien régime. Conformément à leur idéologie prônant l’application immédiate de la charia, ces proches d’AQMI influencent également l’activité commerciale et ont déjà obligé des commerces « haram », comme les vendeurs de tabac ou de vêtements pour femmes, à fermer leurs portes. (14) Également dotés d’une vitrine politique, ils font pression pour que la charia soit la principale source de droit dans la future constitution libyenne. En Mauritanie Le 29 mars 2012, pour la première fois depuis l’indépendance du pays en 1960, les salafistes organisaient une manifestation. Soit des dizaines de femmes voilées portant des pancartes garnies de slogan comme « Non 9 à la démocratie » ou « Oui à l’application de la charia ». Un événement d’ampleur limitée mais qui a eu beaucoup de retentissement dans un pays où les plus radicaux des islamistes étaient jusque là restés plutôt discrets. Selon les analystes, cette manifestation avait pour objectif de tester la réaction du gouvernement mais aussi de la population à cette expression publique (15). Une partie des leaders salafistes seraient, en effet, tentés par la création d’un parti. Pour quel résultat ? Difficile à dire. Le régime mauritanien a toujours été considéré comme un bon élève de la lutte contre le terrorisme jihadiste. Du moins à l’intérieur de ses frontières. Parce qu’à l’extérieur de celles-ci, un signe ne trompe pas sur l’impact des discours radicaux auprès de la jeunesse d’un pays connaissant des gros problèmes de chômage : au sein d’Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), les Mauritaniens sont en seconde position, juste après les Algériens, en termes de nombre de combattants. Et ils gagnent du galon. Le porte-parole de l’organisation au Sahel est de cette nationalité tout comme un nombre croissant de membres du commandement militaire (16). La réaction des populations Malgré tout, les populations du Maghreb ont déjà démontré qu’elles n’étaient pas prêtes à tomber dans les bras des extrémistes religieux. La première indication vient des élections libres menées en Tunisie et en Libye au lendemain des « printemps arabes ». Dans ce dernier pays, c’est l’Alliance des Forces Nationales, un parti non-confessionnel, qui a manqué de peu la majorité absolue (48,8%) loin devant les islamistes du Parti de la Justice et de la Construction (21,3%). La population libyenne a également démontré qu’elle n’était pas prête à se laisser diriger par les jihadistes. Dix jours après l’attaque contre le consulat américain de Benghazi, une manifestation dans cette même ville rassemblait des dizaines de milliers pour protester contre la présence et les actions des milices armées salafistes. Plusieurs de celles-ci ont été délogées de la ville à cette occasion au terme de combats qui ont tué quatre personnes (17). En Tunisie, si Ennahda a remporté les élections, la formation islamiste a dû partager le pouvoir avec deux autres formations, le Congrès pour la République et Ettakatol, marquées à gauche. Lors de ce premier scrutin libre, Ennahda était perçu comme un parti islamiste modéré et avait promis durant la campagne électorale de créer 400.000 emplois mais aussi de défendre l’idée moderniste du pays et de maintenir le Code du statut des personnes qui date de 1956 et qui protège notamment les droits des femmes. Des promesses non-tenues et un profil religieux pas si modéré que cela ont peu-à-peu érodé la popularité du parti. Lors de la quatorzième vague du baromètre politique (février 2013) de l’institut 3CÉtudes (18), Ennahda 10 n’obtenait plus que 29,4% d’intentions de vote (contre 29,8% pour Nidaa Tounes, le rassemblement d’opposition issu de la société civile). Un chiffre à mettre en rapport avec les 89 sièges sur 217 (soit 41%) obtenus lors des élections de l’Assemblée constituante tunisienne le 23 octobre 2011. Ces dernières semaines, les attaques d’Abdelfattah Mourou, ex-opposant islamiste à Ben Ali et cofondateur d’Ennahda, résumaient, nous semblet-il, bien l’opinion d’une majorité de la population tunisienne. « L’Islam sans développement civilisationnel et sans croissance, ce n’est pas l’Islam. La culture de Rached Ghannouchi (président d’Ennahda) et de ses partisans est une monoculture. Or nous sommes multiculturels en Tunisie, nous sommes le produit de 25 civilisations. Quand un prédicateur saoudien est venu avec des petites filles voilées, je lui ai dit : ce que vous faites en Tunisie n’est pas acceptable pour les Tunisiens. Il faut qu’une nouvelle génération apprenne à concilier l’islamité et la modernité. Parce que le problème de la Tunisie ne se situe pas entre les islamistes et les laïques. La clé, c’est la modernité. Sommesnous capables d’une alliance entre l’islam et la démocratie ? », expliquaitt-il notamment lors d’une interview accordée à l’hebdomadaire français Marianne (19). Le discours de cette voix autorisée de l’Islam politique tunisien ne fait finalement que coller à la conception de la religion au Maghreb où l’école malékite a toujours été prédominante. Loin du wahhabisme ou du jihadisme, elle se caractérise par l’ouverture, la modération, l’importance du savoir et le rationalisme. Une ligue d’imams issus de différentes pays sahéliens s’est même constituée pour combattre le salafisme, « une pensée destructrice qui ternit l’image de l’Islam » alors qu’ils estiment que « la religion mahométane est fondée, au contraire, sur la tolérance et le respect d’autrui » (20). Pointons aussi l’influence du soufisme souvent réduit à sa dimension contemplative mais qui est plutôt une manière d’appliquer la loi islamique à sa vie intérieure en mettant l’accent sur l’importance de mener une existence morale et vertueuse puisque chaque moment de celle-ci se déroule sous l’œil et le jugement d’ Allah. Si le renouveau de la liberté d’expression et de pensée que les révolutions tunisiennes et libyennes ont déclenché dans l’ensemble de la région ont favorisé l’émergence de courants salafistes, il serait donc tout-à-fait erroné de penser que ces peuples ne demandent qu’à y succomber. Saluer les « printemps arabes », c’est aussi croire en la capacité des citoyens du Maghreb à développer des modèles de société qui arriveront à concilier leur culture religieuse et leur besoin de liberté. Toutefois, une partie de ces populations, et particulièrement les jeunes, sont attirés par ces courants extrémistes parce qu’il leur offre un exutoire à la frustration née de conditions socioéconomiques défavorables tout en leur proposant une voie de développement différente du modèle occidental désigné comme source de leurs maux. Tant 11 que le système économique mondial, grandement inéquitable, ne permettra pas à ces pays de se développer, le salafisme continuera à jouer un rôle d’aimant pour les populations les plus pauvres. Des doubles jeux D’autant plus que la répression de ces mouvements par les autorités nationales est parfois à double vitesse. Si les jihadistes sont durement visés, il n’en va pas de même des salafistes prédicateurs. Fortement opposés au salafisme jihadiste et affichant, dans la tradition wahhabite, leur fidélité aux systèmes politiques mis en place, ils ont à la fois servi à affaiblir l’opposition la plus radicale aux différents régimes tout en leur servant de caution religieuse (21). En Tunisie, au Maroc et en Algérie, des prédicateurs, le plus souvent diplômés d’universités islamiques saoudiennes, sont donc autorisés à prêcher dans les mosquées et les universités. C’est particulièrement le cas en Algérie où des imams et professeurs de religion appartenant à ce courant sont devenus fonctionnaires d’État. Leur courant de pensée s’implante peuà-peu dans les quartiers populaires et parmi les membres les plus pieux de la classe moyenne, « désireux de vivre au rythme de l’Islam mais rétifs à l’égard de toute forme de religiosité révolutionnaire menaçant leur statut social et économique » (2). Rien d’étonnant donc à ce que suite aux « printemps arabes », et à leurs répercussions sur les pays voisins, les salafistes sortent du bois. D’autant que l’Arabie Saoudite et le Qatar en ont profité pour redoubler d’effort dans leur soutien à ces mouvements, transformant ainsi le Maghreb, un nouveau terrain de rivalités entre ces deux pétromonarchies. Un schéma classique veut que l’Arabie Saoudite soutienne les salafistes et le Qatar, les Frères musulmans. Mais, en réalité, les choses ne sont pas aussi figées. Les Qataris peuvent tout aussi bien apporter leur aide financière à des mouvements salafistes s’ils jugent cela opportun. Les deux États poursuivent un même objectif : le leadership islamique dans les pays musulmans, via les relais qu’ils auront pu créer dans les différents pays, mais aussi la « wahhabisation » des populations pour éviter que la soif de liberté des maghrébins ne contamine les pétromonarchies. Dans ce terrible jeu stratégique, la palme de la duplicité revient toutefois aux puissances occidentales. Les soulèvements des peuples tunisiens et libyens et leur combat pour la démocratie ont été chaleureusement salués alors même que le soutien aux régimes wahhabites, cherchant à confisquer cette envie de liberté, n’ont jamais été remis en cause. L’Arabie Saoudite et le Qatar restent les plus fidèles alliés régionaux des États-Unis et des 12 pays de l’Union Européenne. Les grands discours sur la démocratie cachent mal la réalité du terrain : selon un schéma déjà éprouvé à d’autres endroits du globe, ce sont bien sur les mouvements salafistes que se sont appuyés les Occidentaux pour chasser des chefs d’État, qui dirigeaient certes leur pays d’une main de fer, mais qui surtout faisaient obstacle à leurs intérêts stratégico-économiques. Aujourd’hui, ces extrémistes servent de prétexte idéal pour dénoncer l’installation de foyers terroristes et envoyer des troupes dans une région du Sahel fort convoitée pour ses ressources. L’exemple malien est parlant : les armes servant aux jihadistes qui déstabilisent ce pays africain proviennent en partie des pays occidentaux qui les avaient fournies aux islamistes libyens pour les aider à chasser Kadhafi. Armer des extrémistes aux idées liberticides pour sauver la démocratie ? La belle idée. Ne soyons pas dupe, le sort des populations locales compte bien peu aux yeux des stratèges et celles-ci devront désormais redoubler de vigilance si elles ne veulent pas voir des dictateurs remplacés par d’autres. Bibliographie (1) Clio.fr, « L’Islam d’Arabie : le wahhabisme » par Anne-Marie Delcambre (en ligne) c 2013 (consulté le 8/02/2013) Disponible sur http:// www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/l_islam_d_arabie__le_wahabbisme. asp (2) La Revue internationale et stratégique N°67, « Le salafisme au Maghreb : menace pour la sécurité ou facteur de stabilité politique ? » par Samir Amghar (en ligne), c 2007 (consulté le 9/02/2013) Disponible sur http://www.cairn.info/revue -internationale-et-strategique-20073-page-41.htm (3) Kapitalis.com, « Les pétro-monarques veulent-ils vraiment la démocratie dans les républiques en révolte ? 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