quand l`ombre de l`objet perdu est tombé sur le corps du sujet
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QUAND L'OMBRE DE L'OBJET PERDU EST TOMBÉ SUR LE CORPS DU SUJET... DEUIL, SOMATISATION ET INCORPORATION Nathalie Dumet et Pascale Porte De Boeck Université | Cahiers de psychologie clinique 2008/1 - n° 30 pages 129 à 145 ISSN 1370-074X Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-cahiers-de-psychologie-clinique-2008-1-page-129.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dumet Nathalie et Porte Pascale , « Quand l'ombre de l'objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Deuil, somatisation et incorporation » , Cahiers de psychologie clinique, 2008/1 n° 30, p. 129-145. DOI : 10.3917/cpc.030.0129 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Université. © De Boeck Université. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- QUAND L’OMBRE DE L’OBJET PERDU EST TOMBÉ SUR LE CORPS DU SUJET… DEUIL, SOMATISATION ET INCORPORATION Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Pascale Porte ** * Psychologue clinicienne, Maître de conférence en psychologie clinique, Université Lyon 2, CRPPC, Groupe de recherche Corps et Psychopathologie – 5 avenue P. MendèsFrance, CP 11, 69676 BRON cedex. Introduction Il est notoirement observé dans la clinique psychosomatique que les troubles somatiques surviennent fréquemment dans l’après-coup de situations de pertes et de séparations, tels des deuils par exemple. La perte de l’objet d’amour, objet pilier de l’équilibre émotionnel du sujet 1, entraînerait chez ce dernier une faillite narcissique alors responsable de sa désorganisation subjective et psychosomatique. Se sentant abandonné, le sujet s’abandonnerait, ou plutôt, son corps l’abandonnerait à son tour. On aura reconnu ici la thèse déjà ancienne de l’auteur anglosaxon Engel 2. Toutefois, ce constat clinique de même que cette thèse explicative ne rendent pas compte du processus psychodynamique par lequel cette transformation symptomatique advient : comment passe-t-on effet d’une perte d’objet ** Etudiante en Master de Psychopathologie et Psychologie Clinique, Université Lyon 2. 1 De ce sujet singulier, peut-être, conviendrait-il de dire. Car si la perte objectale peut toucher tout type de sujet, elle est source de désorganisation potentielle surtout chez les personnalités-limites ou border-line. 2 G. Engel, « Studies of ulcerative colitis III. The nature of the psychological process », American Journal of Medicine, 1955, 19, 231. 129 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Nathalie Dumet * Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 3 Même si au demeurant elle s’observe dans la réalité manifeste. Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... dans la réalité extérieure à une perte individuelle plus interne 3, la perte de l’équilibre psychosomatique ? De même, se trouve obérée la prise en compte du sens d’un tel processus, uniquement perçu dans sa dimension pathologique (la décompensation somatique du sujet) pour s’en tenir à une saisie somme toute d’ordre économique de sa désorganisation, en regard cette fois de la thèse fondatrice et bien connue de l’Ipso (P. Marty, 1976, 1980) selon laquelle le désordre somatique échapperait à tout maillage inconscient et ne pourrait donc, en conséquence, se prêter à aucune lecture interprétative. Aujourd’hui, l’on reconnaît pourtant que la clinique somatique est loin de se résumer aux deux seules bornes que sont le trouble de conversion signifiant, d’une part, et le trouble somatique déficitaire de sens, d’autre part. Il existe bien plutôt entre ces deux bornes tout un continuum (N. Dumet, 2002 ; M-C. Célérier, 2006) de formes cliniques complexes et même intriquées dont il n’est pas toujours aisé au clinicien de faire la part des choses. Par ailleurs, les travaux contemporains sur l’agir (J. Godfrind, 1993 ; Godfrind-Haber J., Haber M., 2002) – dont l’agir somatique constitue une forme parmi d’autres – tendent à souligner que loin d’être systématiquement obstacles à l’élaboration, les modes d’expression par l’agir, quelque soit la forme clinique revêtue par celui-ci, convoyent peu ou prou, certes par bien d’autres moyens que les troubles névrotiques et même psychotiques, des éléments porteurs de sens sinon en attente d’historicisation ou de subjectivation, des éléments encore qui relèvent assurément d’un registre autre que celui engagé et symbolisé dans la psychopathologie névrotique, en l’occurrence registre archaïque et surtout registre traumatique. C’est en ce sens que C. Dejours (1989) a proposé l’hypothèse d’une « somatisation symbolisante » pour montrer comment le trouble somatique pouvait parfois permettre de drainer, d’amener vers la scène psychique des éléments de l’histoire traumatique du sujet jusqu’alors enkystés ou plutôt clivés, selon la conception de la topique du clivage de ce même auteur (C. Dejours, 2002). Autrement dit, une expérience, un vécu, un pan de l’histoire du sujet qui n’ont pu trouver expression symbolisée par les voies psychiques et/ou psychopathologiques, langagières et/ou sublimatoires peuvent emprunter d’autres voies pour tenter d’advenir, voire se frayer un chemin vers l’élaboration psychique (N. Carels, 1986, 1987). Ainsi les troubles soma- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 130 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université tiques de certains sujets peuvent parfois venir exprimer et traduire la rémanence 4 d’expériences vécues mais non enregistrées psychiquement, autrement dit non subjectivées mais en passe ou en attente de l’être (N. Dumet, 2005). Dans ce contexte théorico-clinique, nous souhaitons nous intéresser à un type d’expérience en particulier, l’expérience du deuil, de la perte de l’objet d’amour n’ayant pu, chez le sujet, faire l’objet d’un processus d’historicisation tant cette expérience est restée traumatique ; nous souhaitons simultanément envisager la manière dont ce deuil traumatique peut venir marquer, affecter le psychosoma du sujet. Autrement dit, comment rendre compte chez le sujet du devenir somatique d’un travail de deuil entravé ou embolisé pour différentes raisons (immaturité du moi du sujet, manque d’organisation et de ressources psychiques, secret ou non-dit familial, etc.). Par quel(s) processus ? Quelles fonctions assurent ainsi ce(s) processus ? Le travail de deuil est-il d’ailleurs totalement compromis, impossible, voire impensable ? En effet, si le mécanisme de l’incorporation venant en lieu et place d’une introjection réussie de la perte a déjà largement été évoqué par bon nombre d’auteurs (S. Freud, 1914 ; P. Fedida, 1977 ; N. Abraham et M. Törok, 1978 ; C. Nachin, 1989, pour n’en citer que quelques uns), ne peut-on cependant penser que cette stratégie incorporative n’aurait pas seulement pour effet de maintenir vivant le disparu et d’entraver le travail du deuil mais de faire advenir celui-ci ? Si l’on postule en effet que l’expression somatique chez le sujet endeuillé contient/porte en elle la trace de l’objet perdu, alors cette expression vient simultanément figurer, actualiser, sur le versant corporel, la figure de l’objet perdu en voie et en attente de symbolisation. Telle est l’hypothèse que nous nous proposons de discuter et d’illustrer à l’aide de deux observations cliniques (issus de suivis psychothérapeutiques), l’une d’enfant, l’autre d’adulte, tous deux porteurs de désordres corporels bien distincts (agir comportemental pour l’un, agir somatique pour l’autre). Douglas ou quand ce qui est à taire (et à terre…) revient à maux couverts Douglas a dix ans. C’est un enfant un peu rond, brun, habillé impeccablement, fermeture éclair et vêtements boutonnés 131 4 En psychologie, la rémanence désigne « la propriété qu’ont certaines sensations ou images de laisser subsister un certain temps l’excitation qui leur a donné naissance » (Dictionnaire Larousse). La rémanence désigne ainsi pour nous, la persistance ou « perduration » de certains vécus, la « perduration » des effets produits sur le sujet par certaines expériences ou situations marquantes, voire traumatiques. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 5 Sœur qui est la fille de la mère de Douglas et d’un autre homme. Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... jusqu’au menton ; il vient à l’hôpital pour des troubles attentionnels et de l’hyperactivité générant un échec scolaire. C’est d’ailleurs à la demande de l’école qu’il vient consulter la psychologue en vue d’un bilan psychologique, et avant de prendre rendez-vous avec un neuropédiatre pour une prescription de Ritaline. C’est aussi à la demande des parents, inquiets des effets secondaires de cette prise médicamenteuse et soucieux pour l’avenir de Douglas : ils veulent en effet que Douglas « soit bien dans sa tête à l’adolescence » ; cette hantise de l’adolescence de Douglas sera d’ailleurs un leitmotiv récurrent dans le discours des parents. Un travail psychologique conjugué avec un traitement médicamenteux de Ritaline est ainsi mis en place pour (et avec) Douglas pendant une durée de dix mois. Douglas vient à ses séances accompagné simultanément par M. et Mme R., ses parents adoptifs qui sont aussi ses oncle et tante. En effet, Mme R. est la sœur aînée de la mère de Douglas, décédée quand celui-ci avait trois ans, et avec laquelle il vivait ainsi qu’avec sa demi-sœur aînée 5 – son père, lui, ne vivant alors pas au domicile conjugal. Selon les dires de M. et Mme R., les parents biologiques de Douglas avaient « une vie de bohème, des problèmes d’addictions et n’avaient plus de relation avec leurs familles proches ». Quand la mère de Douglas a été hospitalisée pour une maladie pancréatique, elle avait confié Douglas à l’une de ses amies, marraine de son enfant, qui n’a donc pu garder son filleul à la mort de sa mère, pas plus que le père biologique n’a été en mesure de s’occuper de son fils – aujourd’hui encore il ne se manifeste pas auprès de son fils. Ce sont donc M. et Mme R., en âge d’être ses grands-parents, qui ont recueilli leur neveu dans leur foyer, où résidaient alors aussi certains de leurs enfants (adultes) et petits-enfants. Ils l’ont même plus précisément adopté. Lors de sa venue dans cette famille (famille maternelle jusqu’alors inconnue de lui), Douglas ne parlait pas, se tapait la tête contre les murs et souffrait de coprophagie. Nous n’avons aucun élément d’information sur la famille du père biologique de Douglas ni sur le père lui-même. Sa mère biologique était, quant à elle, la dernière d’une fratrie de sept sœurs, et avait rompu tout lien avec ses proches (parents, fratrie) depuis son adolescence. M. et Mme R. disent avoir « investi Douglas à 100 % car leurs enfants étaient grands » – laissant entendre qu’ils étaient Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 132 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université ainsi foncièrement disponibles pour s’occuper de l’éducation d’un autre enfant, devenu le leur par le processus de l’adoption. Cependant, ils refusent de lui parler de ses parents biologiques car, disent-ils, « il va être déçu ». Quand nous disons aux parents que Douglas aimerait connaître son histoire, la mère répond : « Ce n’est pas notre faute si le père ne se manifeste jamais. Peut-être qu’un jour, quand Douglas sera grand, il reviendra… ». Pour eux, seul le père biologique de Douglas pourrait parler, voire transmettre l’histoire ; or le père est ici le maillon manquant, le grand absent ; il ne se manifeste spontanément pas, et en retour n’est pas plus sollicité par la famille de Douglas et ce, assurément parce qu’il constitue à ses yeux une menace. En effet, quand Douglas dit qu’il aimerait téléphoner à son père biologique, Mme R. réagit aussitôt en lui demandant s’il veut « aller habiter avec lui », laissant transparaître ici toutes ses angoisses de perte et de séparation. Douglas a par ailleurs interrogé sa grand-mère sur ses parents biologiques ; il nous relate qu’« elle ne se souvient de rien car elle est vieille. Tant pis, c’est dommage, j’aurai bien aimé savoir… ». Puis il ajoute : « ma famille ne veut pas…, enfin… ne peut pas se souvenir… ». Cette phrase et ce lapsus de Douglas laissent entr’apercevoir combien celui-ci a particulièrement saisi que la mort de sa mère et implicitement sa rupture totale de contact avec sa famille par le passé sont traumatiques pour le groupe familial tout entier. Sans compter que plane un véritable non-dit, un indicible, voire un impensé sinon même peut-être un secret sur les mobiles ayant pu conduire à cette rupture des liens intra-familiaux. Sans doute qu’évoquer cette sœur et son décès obligeraient M. et Mme R. à mentionner son addiction, vraisemblablement constituée à l’adolescence 6 et par là même le contexte voire les motifs de sa désertion et mise à distance du groupe familial. Mise à distance semblant d’ailleurs s’être opérée dans les deux sens : de la jeune mère de Douglas adolescente/jeune adulte n’ayant plus donné signe de vie à ses proches jusqu’à sa disparition, tout autant que de ses parents et sœurs qui ne semblent pas avoir poursuivi de démarche pour la retrouver ou s’enquérir de son devenir (situation qui se répète comme on le voit aujourd’hui avec le père de Douglas ; sans parler non plus du devenir, inconnu, de la fille aînée de la mère de Douglas…). 133 6 Voilà qui explique au passage pourquoi les parents adoptifs de Douglas sont tellement anxieux de l’adolescence à venir de Douglas : et si Douglas venait à répéter les comportements de sa mère… ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... 134 Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 7 En effet, M. et Mme R. hyperinvestissent Douglas en vue, disent-ils, de lui faire oublier son passé ; ils disent faire en sorte qu’il soit dans un « cocon hyperprotecteur » afin de lui donner le sentiment d’être dans une famille idéale et pour ainsi effacer toute trace, tout souvenir de sa « première vie ». 8 Nous ne nous intéressons ici qu’à cette seule séparation, et laissons de côté celles d’avec son père biologique et d’avec sa demi-sœur. 9 Nous donnant même le sentiment de l’intruser. Une des modalités – sinon peut-être même une étape – dans le travail du deuil de Douglas, travail de deuil destiné à ne pas occulter l’absente, consisterait selon nous à présentifier sa mère, à la figurer, ici par la voie de son propre corps. Une séance du travail thérapeutique mené avec Douglas nous semble particulièrement éloquente pour soutenir cette idée. Le jour où Douglas a pu parler en thérapie de son histoire douloureuse, son débit verbal était lent, laborieux et sans affect ; il contrastait surtout avec l’extrême excitation physique de l’enfant. Le corps de Douglas bougeait en effet dans tous les sens ; il était comme désarticulé ; Douglas avait des mouvements stéréotypés (tics faciaux, frottements de sa joue sur son épaule, de son corps sur le fauteuil, etc.) et un regard halluciné 9 ; la vision qu’il donnait était insupportable à regarder. C’est alors l’image d’être devant un alcoolique qui s’est imposée à nous ; nous avions l’impression d’être devant un alcoolique en manque, dans un état de désespoir total, au fond du trou… – à terre ou plutôt en terre… comme sa mère… ? Sans doute Douglas a-t-il rejoué à ce moment, dans le transfert, ce qu’il a vécu dans et avec son environnement premier, à savoir un vécu agonistique en lien à une défaillance de l’objet primaire, sous la forme ici de l’inconstance de l’objet tenant aux caractéristiques de celui-ci (notamment de ses troubles addictifs). Les symptômes présentés par Douglas à 3 ans lors de son adoption – mutisme, coprophagie, automutilation – nous permettent en effet de penser à d’importantes carences environnementales précoces, à l’insuffisance ou plutôt à l’irrégularité des soins maternels primaires à son endroit compte tenu de la toxicomanie maternelle (et paternelle également). Mais outre ce transfert par retournement (R. Roussillon, 1999), nous voyons aussi dans cette expression physique, mimo-posturale de Douglas Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université En tous les cas force est de constater, dans l’entourage de Douglas, une volonté féroce d’oublier, de taire la survenue de ces événements (voire d’autres) car éminemment douloureux et vraisemblablement traumatiques. Comment, alors, face à cet environnement et face à ses stratégies défensives répressives et même clivantes 7, Douglas peut-il traiter la perte de sa mère – et son histoire tragique (la sienne tout autant que celle de sa mère à certains égards) ? Comment peut-il parvenir, lui, à gérer / élaborer la perte, le deuil de sa mère 8 ? Comment, dans ce contexte, Douglas va-t-il « réagir » ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université l’expression d’autre chose : l’expression de l’objet maternel 10, d’un objet maternel qui le hante, l’habite. Dans ce moment, Douglas nous apparaît en effet saisi, habité par l’imago et le spectre de sa mère, une mère en l’occurrence qui serait (ou était…) tourmentée par les affres du manque. En tous les cas une mère que nous imaginons telle, car c’est bien nous qui en effet de par la relation avec Douglas, sommes conduites à ces images-pensées-fantasmes, nous qui sommes habitées par ces images (mentales de Douglas). Mais cette rêverie (cauchemardesque à certains égards…), ce ressenti contre-transférentiel et cette élaboration psychique sont directement induits par ce qui habite Douglas au dedans de lui et qu’il transfère dans la relation thérapeutique, c’est-à-dire encore ce avec quoi il est aux prises mais qu’il tente aussi ce faisant de traiter, d’historiciser, de faire exister, à savoir l’objet maternel manquant, disparu. Objet manquant en regard certes des vicissitudes de la relation précoce telle que nous avons pu la reconstruire chez Douglas, en regard également de la réalité de sa mort survenue tôt dans l’histoire de Douglas mais également parce que c’est cela même – la perte maternelle – qui se trouve justement banni, forclos de l’environnement familial actuel de Douglas, forclos de la parole au sein de cet environnement. Autrement dit, si l’on pourrait être tenté de penser ici que les pantomimes de Douglas révèlent une incorporation de l’objet, celle-ci ne serait peut-être pas tant le signe d’un mécanisme pathologique destiné à éluder, occulter un travail du deuil qu’à tenter de faire advenir ce qui se trouve tu, enterré et vient obérer ainsi un pan de son histoire comme de sa construction psychologique. Douglas, par la voie de la mise en corps de l’objet maternel disparu tenterait de figurer, de faire exister ce que son environnement entend justement faire disparaître des mémoires, individuelle comme familiale. L’incorporation ou figuration corporelle engagées ainsi dans l’expression physique (agir comportemental ici) constituerait en somme une sorte de résistance à l’« entairement » (plus qu’à l’enterrement). Nous allons « creuser » cette piste à l’aide d’un second cas. L’obésité de Mme O., un corps pour deux Rétive à tout traitement chirurgical de son obésité 11, de même que foncièrement rétive de prime abord à toute approche 135 10 On pourrait aussi penser au père, lui même toxicomane, ayant lui aussi disparu du champ de vision de Douglas… Ou même encore à la demi-sœur de Douglas. 11 Médicalement sa situation pondérale constitue en effet une telle indication chirurgicale (gastroplastie, par exemple). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université psychothérapique, Mme O. a finalement consenti à prendre rendez-vous pour une consultation psychologique, après plus d’un an de conseils réitérés de son diabétologue, très inquiet pour elle et pour son devenir en raison de ses troubles : un diabète complètement déséquilibré, d’abord, une obésité morbide ensuite, compliquée récemment d’apnées du sommeil. Ce médecin est le seul duquel elle accepte d’être suivie ; il représente vraisemblablement pour elle un symbole paternel fort. Mme O. a en effet perdu son père à l’âge de 7 ans, décédé des suites d’un cancer de la gorge (« alors qu’il n’était ni fumeur ni buveur », selon les termes de la patiente). La primodécompensation cancéreuse paternelle s’est en fait produite avant sa naissance et sa mère enceinte d’elle peu après dans ce contexte 12, l’« a donc gardée… au cas où… ». « Au cas où ce serait une fille », précise Mme O. en réponse à ma relance (« au cas où ?»). Tandis que Mme O. explique, rationalise sa naissance par un « comme il(s ?) voulai(en ?)t une fille », j’entends et associe déjà pour ma part l’assignation fantasmatique (P. Aulagnier, 1984) qui a sans doute présidé à sa naissance : « au cas où cette naissance/cette fille ferait vivre ce père », soit le vif espoir que cette nouvelle vie (cet être) redonne par la même occasion vie/vitalité au père, une vie pour deux en somme… 12 Il s’agit apparemment d’une grossesse inopinée, en tous cas relatée comme telle à Mme O., et survenue après la naissance de trois enfants garçons. 13 On pense ici au contexte psychique œdipien mais celui-ci ne nous apparaissant pas central dans le cas de Mme O. nous ne le développerons pas plus avant. Néanmoins, ce père frappé dans sa chair, décèdera quelques années plus tard, juste avant d’avoir atteint ses 40 ans. C’est l’âge même de Mme O. lorsqu’elle se décide enfin à venir me rencontrer et qu’elle mentionne rapidement durant notre premier entretien, ajoutant qu’elle a « peur d’avoir 40 ans… peur de mourir… comme son père », précise-t-elle spontanément et ne prenant conscience de cette comparaison qu’après l’avoir énoncée…. Grosse fumeuse, elle a cessé le tabac à l’occasion de ses grossesses, le diabète a éclot juste après la dernière, c’était il y a 5 ans. 5 ans, me dis-je intérieurement, c’est aussi l’âge qu’elle devait avoir lors de la rechute qui fut fatale à son père deux ans plus tard 13. Aujourd’hui, Mme O. est très lucide sur son état somatique ; elle sait que seule l’équilibration de son alimentation permettrait une régulation de son diabète, favoriserait une perte pondérale, tous facteurs favorables à une meilleure santé sinon à son espérance de vie. Elle sait, mais ne parvient pas à œuvrer dans le sens de la vie. Durant ce premier entretien où Mme O. livre assurément quel- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 136 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université ques éléments signifiants (ou significatifs pour moi) de son histoire de vie, elle se montre néanmoins très distante et défensive avec moi, avec la verbalisation et face à l’idée de tout travail psychologique. Au point qu’en fin de consultation je lui propose trois nouveaux entretiens espacés d’un mois chacun, afin qu’elle puisse juger par elle-même de l’intérêt de séances de parole pour elle, et au terme desquels nous pourrons envisager de les poursuivre ou non. C’est habitée par une quasitotale absence d’idées sur son devenir sinon celle – a minima mais non des moindres – négative, que je ne pourrai rien pour cette femme habitée elle aussi par un fort négativisme 14 et qui, associée à sa difficulté de mentaliser comme à ses nombreuses défenses de type répression et mise à distance (tant de l’objet que de son monde interne) font que je développe d’emblée envers elle un contre-transfert… assez négatif ! Mais puisque ce médecin m’a recommandée auprès d’elle, puisqu’il me l’a en quelque sorte mise dans les bras (comme sa mère qui n’attendait pas d’autre enfant après ses trois garçons, me surprends-je à penser), alors… nous verrons bien…, me dis-je, animée donc de peu d’espérance pour l’avenir – a contrario cette fois ci des possibles vœux et assignations maternels originaires à son endroit… Bien sûr, et comme il fallait s’y attendre, la force de sa défense était à la hauteur de celle de son désir interne de lien à l’objet, mais d’un lien à l’objet qui respectât la bonne distance, ni trop près, ni trop loin, ni trop présent ni trop absent – un objet pas trop pesant sur sa destinée en somme…C’est donc dans ces conditions, au rythme d’un entretien mensuel (!) que le suivi psychologique prit véritablement forme et qu’un réel travail psychologique fut possible ensemble – suivant et confirmant en cela les positions rappelées par J-P. Vidit (2001) selon lesquelles l’aménagement d’un suivi psychologique, pour des patients dont les capacités de pensée sont précaires ou défaillantes, requiert certains aménagements, dont des aménagements temporels. Le travail d’élaboration psychique ne repose pas toujours, pour tous les patients, sur un nombre et un rythme soutenus de séances. Les éléments qui vont suivre, utiles à notre présent propos, ont donc été recueillis au total sur une durée de suivi de onze mois (onze séances ; chacune d’entre elle durant une bonne heure). Dès la première séance, Mme O. se surprend à parler de son père, chose tout à fait inédite pour elle, tant c’est un sujet 137 14 Malgré l’élan vital que représente à certains égards sa présente venue. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 15 A ces mots nous pensons immédiatement à la tumeur de son père située à la gorge… 16 Dans les séances. Mme O. ayant enfin trouvé un site/lieu d’accueil pour sa douleur affective n’avait donc plus besoin de la vivre dans son « chez soi » Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... douloureux comme en attestent son émotion et ses larmes venant en place des mots, tant il s’agit surtout d’un sujet proscrit. Elle énonce toutefois qu’il ne se passe pas une journée sans qu’elle ne pense à lui, et toujours avec chagrin, c’est systématique depuis son enfance mais cela est agi en silence, en secret. Car le contexte familial est, comme dans le cas précédent de Douglas, marqué par un évitement massif de ce deuil, du temps passé, des affres et angoisses familiales autour des fréquentes rechutes paternelles, de ses nombreuses hospitalisations avant sa disparition. Celle-ci a, semble-t-il, laissé mère et enfants, désemparés, dans une grande douleur et toute aussi grande sidération psychique. Lors de notre deuxième rencontre, Mme O. m’apprend que depuis l’autre fois elle peut, seule chez elle, penser à son père sans pleurs, c’est nouveau, cela la surprend, l’étonne, la laisse à la fois désemparée mais extrêmement libérée, apaisée, convient-elle. Elle n’a plus, dit-elle, « cette boule dans la gorge 15 qui l’oppressait chaque fois qu’elle pensait à lui, d’ailleurs elle y pense moins… ». En revanche, elle nourrit depuis une véritable obsession du sucre qui ne la lâchera pas (ou l’inverse…) durant plusieurs semaines, traduisant, comme la patiente le reconnaîtra elle-même, son vif besoin/désir de la présence d’un objet doux, un papa-sucre en lieu et place de l’enfance salée ou amère (a-père serait plus juste !) car éprouvée tant par la perte de cet objet d’amour que par l’absence de parole et de partage des affects (douloureux, dépressifs) qui lui fit suite dans l’environnement familial. Les (trois-quatre) séances suivantes sont consacrées à la mise en récit de ses histoires et vécu infantiles dans le contexte de la maladie paternelle. Un père dont elle ne pouvait au départ rien dire, tant les émotions douloureuses et larmes étaient envahissantes 16, un père dont elle n’avait absolument aucune image, aucun souvenir ; seule planait, massive, son ombre : en somme, son absence pesait de tout son poids sur Mme O… Précisons ici que l’obésité de Mme O. s’est constituée dans l’enfance, l’année justement qui suivit le décès paternel… La narration, cette mise en mots et en images dans les séances seront ainsi propices à l’émergence d’un début de processus de deuil chez Mme O., processus jusqu’alors différé, entravé, comme semblent en attester, par exemple, la naissance et le maintien de son obésité (P. Fédida, 1977) ou sa massive ré- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 138 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université pression psychique et verbale autour de cet événement (tous comportements ayant pris place, semble-t-il, dans une configuration familiale organisée autour d’un silence… de mort). Au décours de ce travail et processus psychologique, apparaissent peu à peu chez Mme O. le sentiment ambivalent et la culpabilité de perdre ce père en l’oubliant peu à peu, un vécu délesté de son poids de chagrin, de regret (de n’avoir pu connaître ce père davantage) et d’idéalisation aussi. Une image – jusqu’alors oubliée, ou plutôt étouffée, ravalée – de ce père bien malade, surgit au passage aussi, et c’est dans ce contexte que ré-émergèrent simultanément dans le suivi les questions, tout aussi centrales, de l’état somatique de Mme O., de sa propre vie/vitalité, et des angoisses afférentes à celle-ci. C’est à cette occasion que je me surprends à regarder ou plutôt à pouvoir penser ce que je ressens face au corps de Mme O. En effet, jusqu’alors je ressentais face à elle une diffuse sensation de malaise, d’oppression ; son physique m’impressionnait, j’étais régulièrement saisie dans les séances par son physique envahissant, son corps débordant, Mme O. me paraissant toute entière absorbée, accaparée par cette imposante masse corporelle, disparaissant dans celle-ci, telle était du moins l’impression, l’image que j’avais alors. De plus, les complications morbides liées à son état somatique m’entêtaient, contrairement à d’autres patients en pareille situation rencontrés. J’étais frappée, non, absorbée par son visage bouffi et sa respiration, forte et difficile, m’obligeait à prendre conscience et à être attentive à ma propre respiration. A ces représentations mentales s’associe alors en moi l’image du père de Mme O., à partir de la récente description physique, la seule d’ailleurs, qu’elle ait pu en faire : en l’occurrence un père à l’article de la mort et qui, s’il était lui amaigri et affaibli, présentait un visage bouffi (de par tous ses traitements), nécessitait une assistance respiratoire et ne se déplaçait donc plus qu’avec sa bouteille à oxygène. Mme O. s’avère très marquée par cette bouteille à oxygène qui ne quittait pas son père (ou l’inverse) mais qui n’a malheureusement pas suffi à le maintenir en vie… Comme la nourriture, véritable bouée de sauvetage (ou bouteille à oxygène) à laquelle s’est raccrochée Mme O. après la mort de son père 17, destinée à la maintenir en vie, mais qui risque aujourd’hui de lui coûter la vie. Si la nourriture (soit aussi : ce qui donne corps) est vitale pour Mme O., ajoutons que c’est à 139 17 Et ce, faute d’un environnement maternel, fraternel et familial disposant lui-même de suffisantes ressources pour étayer l’enfant qu’elle était, contenir sa souffrance. On passe ici volontairement sur les affres de la relation primaire à la mère que nous avons par ailleurs pu observer et travailler dans le suivi psychologique de Mme O. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université l’instar de ce qu’elle fut elle-même, vitale/vitalisante, bébé pour sa mère, de ce qu’elle représentât et même incarnât vraisemblablement pour celle-ci 18. En effet, cette grossesse imprévue chez sa mère survenant dans le contexte de la maladie à caractère létal de son époux constitua certainement un souffle de vie pour cette mère ; sans compter que le secret espoir que cet enfant soit une fille (« au cas où… ») constitua sans doute aussi dans la psyché maternelle comme dans la psyché de l’enfant, une bulle d’oxygène, c’est-à-dire (le fantasme d’)une promesse de (sur)vie pour le père... Si le corps maternel abrite et donne la vie à son enfant, en retour de cette dette de vie (M. Bydlowsky, 1997), Mme O. ne se doit-elle pas alors à son tour, en retour, d’abriter en son corps et maintenir ainsi en vie la figure de l’objet paternel (G. Rubin, 1997), un corps pour deux en somme 19 ? Mais la nourriture, le corps, formes d’oxygène s’il en fût un temps pour Mme O., sont pour elle aujourd’hui devenus tout autant (sinon plus…) porteurs de mort que de vie… Si l’oxygène n’a suffit au père, fantasmatiquement cela signifie du même coup pour Mme O. qu’elle a échoué dans sa fonction oxygénante de porte-vie. On ne s’étonnera alors point qu’à l’aune d’avoir 40 ans, âge de son père au moment de sa mort, Mme O. soit habitée au plus vif de sa chair par une problématique vitale, ou plutôt morbide. Se pose en effet à Mme O. la question, fondamentale ou existentielle, de suivre ou non ce/son funeste destin, de survivre à l’objet paternel perdu dont elle se trouve grosse. Autrement dit, se pose à Mme O. la question du devenir (et du traitement) de cette assignation fantasmatique à faire vivre le défunt en son corps, et de cette massive identification incorporative et mélancolique qui la sous-tend. 18 En regard de la vie psychique de Mme O. tout du moins. 19 Fantasme d’un corps pour deux, selon J. Mac Dougall (1986), mais fantasme devenu ici réalité physique pour Mme O., autrement dit fantasme incarné ou mieux somatisé… L’actualisation somatique, incarnation (figure) de l’objet perdu, pré-figuration du travail du deuil Si l’actualisation somatique vient traduire chez le sujet l’existence d’un conflit identificatoire (S. Ferrières-Pestureau, 1986), les cas de Douglas et de Mme O. nous conduiraient presque, de prime abord, à parler d’impasse identificatoire tant le devenir du sujet – développement pour Douglas, existence même pour Mme O. – est entravé, mis en suspens du fait de la collu- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 140 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université sion sujet – objet perdu. L’identification, de type incorporative à l’œuvre ici dans chacun de ces cas, signalerait tout autant l’échec du travail du deuil que du travail de la mélancolie (S. Freud, 1914 ; N. Abraham, M. Törok, 1978 ; B. Rosenberg, 1991). Pourtant, les pathologies de ces patients, leurs agirs, constituent des expressions de leur théâtre interne, des mouvements internes de vie et de mort qui les animent. A propos de la pulsion, C. Dejours (2007) a récemment montré que loin d’être seulement (et de manière réductrice) un facteur quantitatif, elle est bien davantage « un principe qualitatif extrêmement raffiné d’une capacité de travail qu’il faudrait entendre avant tout comme une capacité d’élaboration » 20. Autrement dit, loin d’être seulement force ou quantum, risquant de déborder/désorganiser le sujet et son psychosoma, la pulsion est appel à une exigence de traitement psychique. De plus, si le trouble psychique ou somatique révèle un phénomène de déliaison pulsionnelle, l’on conçoit ou retient en général bien plus les effets mortifères de celle-ci que son potentiel transformateur. Certes, la déliaison pulsionnelle signe le renversement du dynamisme vital, le primat des forces de mort sur celles de vie, mais celles-ci, même réduites, n’en continuent pas moins d’exister et d’œuvrer encore (B. Rosenberg, 2001) et la déliaison est par ailleurs une tendance qui participe pleinement au processus de subjectivation (B. Penot, 2005). Autrement dit, il s’agit d’un mouvement (que l’on se doit de concevoir aussi comme) hautement dynamique et qui va permettre, voire favoriser le traitement de réalités psychiques douloureuses ; dans le présent contexte, on ajoutera qu’il peut parfois permettre de remettre en route les processus d’élaboration psychique momentanément entravés ou sidérés sous l’impact de la souffrance traumatique du deuil. Ce qui nous conduit alors à envisager autrement dans la clinique le processus d’incorporation conçu jusqu’alors essentiellement dans sa dimension pathologique, comme effet de la déliaison pulsionnelle et surtout comme obstacle à l’élaboration du deuil. Que l’incorporation 21 soit, comme nous l’avons rappelé, un processus subjectif, destiné tout d’abord à maintenir vivant l’objet perdu (absent, mort), ce processus témoigne donc simultanément d’une part encore agissante de la pulsion de vie ; et même si la déliaison pulsionnelle apparaît à l’œuvre, celle-ci peut-être propice au changement. M. Törok écrivait que « le 141 20 C. Dejours, « Le travail entre corps et âme », Libres Cahiers pour la Psychanalyse, 2007, 15, p. 127. 21 Le fantasme d’incorporation, avant même sa traduction en acte, en corps. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 22 M. Törok, « Maladie du deuil et fantasme du cadavre exquis », in L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 234. Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... trauma de la perte objectale induit [chez le sujet] une réponse : […] l’incorporation dans le Moi », elle ajoutait néanmoins que « l’objet incorporé, auquel le moi s’identifie partiellement, rend possible une certaine temporisation en attendant de rééquilibrer l’économie, redistribuer les investissements » 22. Cette notion de temporisation semble rejoindre notre idée selon laquelle l’incorporation – le fantasme et/ou même sa traduction agie – constitue une scène transitionnelle propice à l’élaboration des enjeux psychiques de la perte (ou du deuil) – propice autant à leur élaboration qu’à leur occultation, serait-il peutêtre plus juste d’écrire. Dans la continuité, on peut alors envisager que l’actualisation comportementale ou somatique soustendue par un tel processus constitue non pas seulement une solution défensive pathologique, mais une voie, modalité ou phase intermédiaire, à visée constructive et donc aussi élaborative ; en somme, sorte de socle physique à partir duquel pourra s’esquisser, selon la thèse freudienne bien connue, une réalité ou un traitement psychique. Dans les cas présents de Douglas et de Mme O., l’expression agie et physique (excitations/tremblements, pour le premier, obésité pour la seconde) vient traduire, incarner la figure de l’objet disparu, traumatiquement pour chacun d’eux, pour tenter de le retrouver et ce, autant dans un mouvement d’occultation de sa perte que dans un mouvement de figuration de son absence, prémisse à l’intégration ultérieure de la séparation d’avec lui, autrement dit à l’advenue d’un travail du deuil au plan plus psychique. Pour Douglas comme pour Mme O., l’objet d’amour (mère pour le premier, père pour la seconde) ne pourra être perdu qu’à la condition première d’apparaître, c’est-à-dire ici de sortir de l’enterrement ou plutôt « entairement » dans lequel il se trouve. Pour ce faire, il faut l’exhumer, ou plutôt l’exprimer. Cette voie d’expression se réalise ici à mots couverts par l’actualisation somatique (ou l’incarnation aussi) qui n’est autre qu’une forme d’extériorisation de ce qui a été conservé, stocké, incorporé. Si l’incorporation témoigne donc, à certains égards, que le sujet endeuillé ne peut momentanément se résoudre à perdre, abandonner le défunt, qu’il a besoin de maintenir celui-ci en vie pour se sustenter voire exister lui-même, à d’autres égards l’incorporation est bien la solution « de vie » cette fois que trouve inconsciemment le sujet pour actualiser, rendre présente – et se rendre présent à lui, « au présent de son Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université 142 Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... 143 Moi » (R. Roussillon, 1999) – l’expérience (de deuil) traumatique. Il s’agit aussi de rendre perceptible, intelligible au-dehors ce qui existe au dedans de lui (afin de le désenclaver, décliver ?). Pour ce faire, le corps s’offre comme matériau de choix car il occupe précisément cette position paradoxale d’être à la fois dedans et dehors (M-C. Célérier, 1989). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université L’intelligence des corps réside chez Douglas comme chez Mme O., via leurs agirs corporels, à faire disparaître autant qu’apparaître ce qui est source de trauma et souffrance pour eux, en eux – spécifiquement ici, la souffrance liée à l’expérience traumatique du deuil de l’objet disparu – mais qui constitue aussi une voie privilégiée de sa possible élaboration ultérieure. Dans ce contexte, l’idée de l’intelligence des corps ramène également à la question qui, bien qu’ancienne demeure toujours d’actualité car source de polémiques et divergences entre auteurs, à savoir le sens qu’il convient d’accorder, ou non, au symptôme physique ou somatique. Mais cette question n’est-elle pas au fond aussi celle de la réceptivité – de l’intelligence… ? – de l’Objet face au sujet et face surtout à ses si singulières modalités de traitement de la réalité affective ? A propos de la prétendue carence symbolique du symptôme somatique, J. Mc Dougall (1978) n’hésitait pas à écrire il y a maintenant presque trente ans que la carence était peut-être à chercher « de notre côté ». Qu’en est-il réellement trente ans plus tard ? Au lecteur nous laissons le soin de répondre à cette question… ABRAHAM N. TÖROK M. (1978), L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987. AULAGNIER P., L’apprenti-historien et le maître sorcier. Du discours identifiant au discours délirant, Paris, PUF, 1984. BYDLOWSKY M., La dette de vie, Paris, PUF, 1997. CARELS N., « Du corps et de l’agir sur les chemins de la mentalisation », Revue Belge de Psychanalyse, 1986, 8, p. 59-73. CARELS N., « Les liens entre corps, agir et Préconscient », Revue Française de Psychanalyse, 1987, 51, 2, p. 665-680. Bibliographie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université En conclusion 144 Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... CELERIER M-C., Corps et fantasme. Pathologie du psychosomatique, Paris, Dunod, 1989. CELERIER M-C., « Où en est la psychosomatique en 2005 ? », Champ psychosomatique, 2006, 42, p. 99-116. DEJOURS C., Recherches psychanalytiques sur le corps. Répression et subversion en psychosomatique, Paris, Payot, 1989. DEJOURS C., Le corps, d’abord, Paris, Payot, 2001. DEJOURS C., « Le travail entre corps et âme », Libres Cahiers pour la Psychanalyse, 2007, 15, p. 115-127. DUMET N., Clinique des troubles psychosomatiques, Paris, Dunod, 2002. DUMET N., « Le poids du passé, ou d’hier à aujourd’hui, quand la mémoire prend corps », CAHIERS DU CRPPC, Université Lyon 2, 2005, 16, p. 50-69. ENGEL G., « Studies of ulcerative colitis III. 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Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet... 145 Résumé Les auteurs s’intéressent à la manière dont un deuil traumatique peut venir marquer, affecter le psychosoma de l’individu. L’expression somatique est-elle toujours révélatrice d’un impossible travail de deuil, d’une impensable élaboration de la perte ? Deux cas cliniques vont ici permettre d’illustrer et de discuter l’hypothèse selon laquelle l’expression somatique chez le sujet endeuillé actualise la figure de l’objet perdu et vient pré-figurer en quelque sorte l’advenue du travail psychique du deuil. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Summary The autors are interested by traumatic mourning and how it mays affect human psychosomatic balance. How can we explain the somatic issue of work of mourning? Is the somatic trouble always revealing of an unbelievable elaboration of object loss? Two cases are used here to illustrate and discuss the hypothesis according to somatic expression update plunge into mourning subject’s the lost object. It also permit the psychic work of mourning. Keywords acting, incorporation, objectal loss, somatic trouble, work of mourning. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.237.177.89 - 25/01/2012 09h26. © De Boeck Université Mots-clés agir, incorporation, perte d’objet, travail de deuil, trouble somatique.