quand l`ombre de l`objet perdu est tombé sur le corps du sujet

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quand l`ombre de l`objet perdu est tombé sur le corps du sujet
QUAND L'OMBRE DE L'OBJET PERDU EST TOMBÉ SUR LE CORPS
DU SUJET... DEUIL, SOMATISATION ET INCORPORATION
Nathalie Dumet et Pascale Porte
De Boeck Université | Cahiers de psychologie clinique
2008/1 - n° 30
pages 129 à 145
ISSN 1370-074X
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Dumet Nathalie et Porte Pascale , « Quand l'ombre de l'objet perdu est tombé sur le corps du sujet... Deuil,
somatisation et incorporation » ,
Cahiers de psychologie clinique, 2008/1 n° 30, p. 129-145. DOI : 10.3917/cpc.030.0129
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QUAND L’OMBRE
DE L’OBJET PERDU
EST TOMBÉ SUR LE
CORPS DU SUJET…
DEUIL, SOMATISATION
ET INCORPORATION
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Pascale Porte **
* Psychologue
clinicienne, Maître de
conférence en
psychologie clinique,
Université Lyon 2,
CRPPC, Groupe de
recherche Corps et
Psychopathologie
– 5 avenue P. MendèsFrance, CP 11, 69676
BRON cedex.
Introduction
Il est notoirement observé dans la clinique psychosomatique
que les troubles somatiques surviennent fréquemment dans
l’après-coup de situations de pertes et de séparations, tels des
deuils par exemple. La perte de l’objet d’amour, objet pilier de
l’équilibre émotionnel du sujet 1, entraînerait chez ce dernier
une faillite narcissique alors responsable de sa désorganisation subjective et psychosomatique. Se sentant abandonné, le
sujet s’abandonnerait, ou plutôt, son corps l’abandonnerait à
son tour. On aura reconnu ici la thèse déjà ancienne de l’auteur
anglosaxon Engel 2. Toutefois, ce constat clinique de même
que cette thèse explicative ne rendent pas compte du processus psychodynamique par lequel cette transformation symptomatique advient : comment passe-t-on effet d’une perte d’objet
** Etudiante en Master
de Psychopathologie et
Psychologie Clinique,
Université Lyon 2.
1 De ce sujet singulier,
peut-être, conviendrait-il
de dire. Car si la perte
objectale peut toucher
tout type de sujet, elle
est source de
désorganisation
potentielle surtout chez
les personnalités-limites
ou border-line.
2 G. Engel, « Studies
of ulcerative colitis III.
The nature of the
psychological process »,
American Journal of
Medicine, 1955, 19, 231.
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Nathalie Dumet *
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3 Même si au
demeurant elle
s’observe dans la réalité
manifeste.
Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
dans la réalité extérieure à une perte individuelle plus interne 3,
la perte de l’équilibre psychosomatique ? De même, se trouve
obérée la prise en compte du sens d’un tel processus, uniquement perçu dans sa dimension pathologique (la décompensation somatique du sujet) pour s’en tenir à une saisie somme
toute d’ordre économique de sa désorganisation, en regard cette
fois de la thèse fondatrice et bien connue de l’Ipso (P. Marty,
1976, 1980) selon laquelle le désordre somatique échapperait à
tout maillage inconscient et ne pourrait donc, en conséquence,
se prêter à aucune lecture interprétative. Aujourd’hui, l’on reconnaît pourtant que la clinique somatique est loin de se résumer aux deux seules bornes que sont le trouble de conversion
signifiant, d’une part, et le trouble somatique déficitaire de
sens, d’autre part. Il existe bien plutôt entre ces deux bornes
tout un continuum (N. Dumet, 2002 ; M-C. Célérier, 2006) de
formes cliniques complexes et même intriquées dont il n’est
pas toujours aisé au clinicien de faire la part des choses. Par
ailleurs, les travaux contemporains sur l’agir (J. Godfrind,
1993 ; Godfrind-Haber J., Haber M., 2002) – dont l’agir somatique constitue une forme parmi d’autres – tendent à souligner
que loin d’être systématiquement obstacles à l’élaboration, les
modes d’expression par l’agir, quelque soit la forme clinique
revêtue par celui-ci, convoyent peu ou prou, certes par bien
d’autres moyens que les troubles névrotiques et même psychotiques, des éléments porteurs de sens sinon en attente
d’historicisation ou de subjectivation, des éléments encore qui
relèvent assurément d’un registre autre que celui engagé et
symbolisé dans la psychopathologie névrotique, en l’occurrence registre archaïque et surtout registre traumatique. C’est
en ce sens que C. Dejours (1989) a proposé l’hypothèse d’une
« somatisation symbolisante » pour montrer comment le trouble somatique pouvait parfois permettre de drainer, d’amener
vers la scène psychique des éléments de l’histoire traumatique
du sujet jusqu’alors enkystés ou plutôt clivés, selon la conception de la topique du clivage de ce même auteur (C. Dejours,
2002). Autrement dit, une expérience, un vécu, un pan de
l’histoire du sujet qui n’ont pu trouver expression symbolisée
par les voies psychiques et/ou psychopathologiques, langagières et/ou sublimatoires peuvent emprunter d’autres voies pour
tenter d’advenir, voire se frayer un chemin vers l’élaboration
psychique (N. Carels, 1986, 1987). Ainsi les troubles soma-
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tiques de certains sujets peuvent parfois venir exprimer et
traduire la rémanence 4 d’expériences vécues mais non enregistrées psychiquement, autrement dit non subjectivées mais
en passe ou en attente de l’être (N. Dumet, 2005). Dans ce contexte théorico-clinique, nous souhaitons nous intéresser à un
type d’expérience en particulier, l’expérience du deuil, de la
perte de l’objet d’amour n’ayant pu, chez le sujet, faire l’objet
d’un processus d’historicisation tant cette expérience est restée traumatique ; nous souhaitons simultanément envisager la
manière dont ce deuil traumatique peut venir marquer, affecter le psychosoma du sujet. Autrement dit, comment rendre
compte chez le sujet du devenir somatique d’un travail de
deuil entravé ou embolisé pour différentes raisons (immaturité du moi du sujet, manque d’organisation et de ressources
psychiques, secret ou non-dit familial, etc.). Par quel(s) processus ? Quelles fonctions assurent ainsi ce(s) processus ? Le
travail de deuil est-il d’ailleurs totalement compromis, impossible, voire impensable ? En effet, si le mécanisme de l’incorporation venant en lieu et place d’une introjection réussie de
la perte a déjà largement été évoqué par bon nombre d’auteurs
(S. Freud, 1914 ; P. Fedida, 1977 ; N. Abraham et M. Törok,
1978 ; C. Nachin, 1989, pour n’en citer que quelques uns), ne
peut-on cependant penser que cette stratégie incorporative
n’aurait pas seulement pour effet de maintenir vivant le disparu et d’entraver le travail du deuil mais de faire advenir
celui-ci ? Si l’on postule en effet que l’expression somatique
chez le sujet endeuillé contient/porte en elle la trace de l’objet
perdu, alors cette expression vient simultanément figurer, actualiser, sur le versant corporel, la figure de l’objet perdu en
voie et en attente de symbolisation. Telle est l’hypothèse que
nous nous proposons de discuter et d’illustrer à l’aide de deux
observations cliniques (issus de suivis psychothérapeutiques),
l’une d’enfant, l’autre d’adulte, tous deux porteurs de désordres corporels bien distincts (agir comportemental pour l’un,
agir somatique pour l’autre).
Douglas ou quand ce qui est à taire
(et à terre…) revient à maux couverts
Douglas a dix ans. C’est un enfant un peu rond, brun, habillé
impeccablement, fermeture éclair et vêtements boutonnés
131
4 En psychologie, la
rémanence désigne
« la propriété qu’ont
certaines sensations
ou images de laisser
subsister un certain
temps l’excitation qui
leur a donné naissance »
(Dictionnaire Larousse).
La rémanence désigne
ainsi pour nous, la
persistance ou
« perduration » de
certains vécus, la
« perduration » des
effets produits sur le
sujet par certaines
expériences ou
situations marquantes,
voire traumatiques.
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Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
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5 Sœur qui est la fille de
la mère de Douglas et
d’un autre homme.
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jusqu’au menton ; il vient à l’hôpital pour des troubles attentionnels et de l’hyperactivité générant un échec scolaire. C’est
d’ailleurs à la demande de l’école qu’il vient consulter la psychologue en vue d’un bilan psychologique, et avant de prendre rendez-vous avec un neuropédiatre pour une prescription
de Ritaline. C’est aussi à la demande des parents, inquiets des
effets secondaires de cette prise médicamenteuse et soucieux
pour l’avenir de Douglas : ils veulent en effet que Douglas « soit
bien dans sa tête à l’adolescence » ; cette hantise de l’adolescence de Douglas sera d’ailleurs un leitmotiv récurrent dans le
discours des parents.
Un travail psychologique conjugué avec un traitement médicamenteux de Ritaline est ainsi mis en place pour (et avec)
Douglas pendant une durée de dix mois. Douglas vient à ses
séances accompagné simultanément par M. et Mme R., ses
parents adoptifs qui sont aussi ses oncle et tante. En effet,
Mme R. est la sœur aînée de la mère de Douglas, décédée
quand celui-ci avait trois ans, et avec laquelle il vivait ainsi
qu’avec sa demi-sœur aînée 5 – son père, lui, ne vivant alors
pas au domicile conjugal. Selon les dires de M. et Mme R., les
parents biologiques de Douglas avaient « une vie de bohème,
des problèmes d’addictions et n’avaient plus de relation avec
leurs familles proches ». Quand la mère de Douglas a été hospitalisée pour une maladie pancréatique, elle avait confié
Douglas à l’une de ses amies, marraine de son enfant, qui n’a
donc pu garder son filleul à la mort de sa mère, pas plus que
le père biologique n’a été en mesure de s’occuper de son fils
– aujourd’hui encore il ne se manifeste pas auprès de son fils.
Ce sont donc M. et Mme R., en âge d’être ses grands-parents,
qui ont recueilli leur neveu dans leur foyer, où résidaient alors
aussi certains de leurs enfants (adultes) et petits-enfants. Ils
l’ont même plus précisément adopté. Lors de sa venue dans
cette famille (famille maternelle jusqu’alors inconnue de lui),
Douglas ne parlait pas, se tapait la tête contre les murs et souffrait de coprophagie. Nous n’avons aucun élément d’information sur la famille du père biologique de Douglas ni sur le père
lui-même. Sa mère biologique était, quant à elle, la dernière
d’une fratrie de sept sœurs, et avait rompu tout lien avec ses
proches (parents, fratrie) depuis son adolescence.
M. et Mme R. disent avoir « investi Douglas à 100 % car
leurs enfants étaient grands » – laissant entendre qu’ils étaient
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ainsi foncièrement disponibles pour s’occuper de l’éducation
d’un autre enfant, devenu le leur par le processus de l’adoption. Cependant, ils refusent de lui parler de ses parents biologiques car, disent-ils, « il va être déçu ». Quand nous disons
aux parents que Douglas aimerait connaître son histoire, la
mère répond : « Ce n’est pas notre faute si le père ne se manifeste jamais. Peut-être qu’un jour, quand Douglas sera grand,
il reviendra… ». Pour eux, seul le père biologique de Douglas
pourrait parler, voire transmettre l’histoire ; or le père est ici
le maillon manquant, le grand absent ; il ne se manifeste spontanément pas, et en retour n’est pas plus sollicité par la famille
de Douglas et ce, assurément parce qu’il constitue à ses yeux
une menace. En effet, quand Douglas dit qu’il aimerait téléphoner à son père biologique, Mme R. réagit aussitôt en lui
demandant s’il veut « aller habiter avec lui », laissant transparaître ici toutes ses angoisses de perte et de séparation. Douglas a par ailleurs interrogé sa grand-mère sur ses parents
biologiques ; il nous relate qu’« elle ne se souvient de rien car
elle est vieille. Tant pis, c’est dommage, j’aurai bien aimé
savoir… ». Puis il ajoute : « ma famille ne veut pas…, enfin…
ne peut pas se souvenir… ». Cette phrase et ce lapsus de Douglas laissent entr’apercevoir combien celui-ci a particulièrement saisi que la mort de sa mère et implicitement sa rupture
totale de contact avec sa famille par le passé sont traumatiques
pour le groupe familial tout entier. Sans compter que plane un
véritable non-dit, un indicible, voire un impensé sinon même
peut-être un secret sur les mobiles ayant pu conduire à cette
rupture des liens intra-familiaux. Sans doute qu’évoquer cette
sœur et son décès obligeraient M. et Mme R. à mentionner son
addiction, vraisemblablement constituée à l’adolescence 6 et
par là même le contexte voire les motifs de sa désertion et
mise à distance du groupe familial. Mise à distance semblant
d’ailleurs s’être opérée dans les deux sens : de la jeune mère
de Douglas adolescente/jeune adulte n’ayant plus donné signe
de vie à ses proches jusqu’à sa disparition, tout autant que de
ses parents et sœurs qui ne semblent pas avoir poursuivi de
démarche pour la retrouver ou s’enquérir de son devenir
(situation qui se répète comme on le voit aujourd’hui avec le
père de Douglas ; sans parler non plus du devenir, inconnu, de
la fille aînée de la mère de Douglas…).
133
6 Voilà qui explique
au passage pourquoi
les parents adoptifs de
Douglas sont tellement
anxieux de
l’adolescence à venir de
Douglas : et si Douglas
venait à répéter les
comportements de sa
mère… ?
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7 En effet, M. et Mme R.
hyperinvestissent
Douglas en vue,
disent-ils, de lui faire
oublier son passé ; ils
disent faire en sorte qu’il
soit dans un « cocon
hyperprotecteur » afin de
lui donner le sentiment
d’être dans une famille
idéale et pour ainsi
effacer toute trace,
tout souvenir de sa
« première vie ».
8 Nous ne nous
intéressons ici qu’à cette
seule séparation, et
laissons de côté celles
d’avec son père
biologique et d’avec
sa demi-sœur.
9 Nous donnant même
le sentiment de l’intruser.
Une des modalités – sinon peut-être même une étape – dans
le travail du deuil de Douglas, travail de deuil destiné à ne pas
occulter l’absente, consisterait selon nous à présentifier sa
mère, à la figurer, ici par la voie de son propre corps. Une
séance du travail thérapeutique mené avec Douglas nous semble particulièrement éloquente pour soutenir cette idée. Le
jour où Douglas a pu parler en thérapie de son histoire douloureuse, son débit verbal était lent, laborieux et sans affect ; il
contrastait surtout avec l’extrême excitation physique de l’enfant. Le corps de Douglas bougeait en effet dans tous les sens ;
il était comme désarticulé ; Douglas avait des mouvements
stéréotypés (tics faciaux, frottements de sa joue sur son épaule,
de son corps sur le fauteuil, etc.) et un regard halluciné 9 ; la vision qu’il donnait était insupportable à regarder. C’est alors
l’image d’être devant un alcoolique qui s’est imposée à nous ;
nous avions l’impression d’être devant un alcoolique en manque, dans un état de désespoir total, au fond du trou… – à terre
ou plutôt en terre… comme sa mère… ? Sans doute Douglas
a-t-il rejoué à ce moment, dans le transfert, ce qu’il a vécu
dans et avec son environnement premier, à savoir un vécu
agonistique en lien à une défaillance de l’objet primaire, sous
la forme ici de l’inconstance de l’objet tenant aux caractéristiques de celui-ci (notamment de ses troubles addictifs). Les
symptômes présentés par Douglas à 3 ans lors de son adoption
– mutisme, coprophagie, automutilation – nous permettent en
effet de penser à d’importantes carences environnementales
précoces, à l’insuffisance ou plutôt à l’irrégularité des soins
maternels primaires à son endroit compte tenu de la toxicomanie maternelle (et paternelle également). Mais outre ce transfert par retournement (R. Roussillon, 1999), nous voyons aussi
dans cette expression physique, mimo-posturale de Douglas
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En tous les cas force est de constater, dans l’entourage de
Douglas, une volonté féroce d’oublier, de taire la survenue de
ces événements (voire d’autres) car éminemment douloureux
et vraisemblablement traumatiques. Comment, alors, face à
cet environnement et face à ses stratégies défensives répressives et même clivantes 7, Douglas peut-il traiter la perte de sa
mère – et son histoire tragique (la sienne tout autant que celle
de sa mère à certains égards) ? Comment peut-il parvenir, lui,
à gérer / élaborer la perte, le deuil de sa mère 8 ? Comment,
dans ce contexte, Douglas va-t-il « réagir » ?
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l’expression d’autre chose : l’expression de l’objet maternel 10,
d’un objet maternel qui le hante, l’habite. Dans ce moment,
Douglas nous apparaît en effet saisi, habité par l’imago et le
spectre de sa mère, une mère en l’occurrence qui serait (ou
était…) tourmentée par les affres du manque. En tous les cas
une mère que nous imaginons telle, car c’est bien nous qui en
effet de par la relation avec Douglas, sommes conduites à ces
images-pensées-fantasmes, nous qui sommes habitées par ces
images (mentales de Douglas). Mais cette rêverie (cauchemardesque à certains égards…), ce ressenti contre-transférentiel et cette élaboration psychique sont directement induits par
ce qui habite Douglas au dedans de lui et qu’il transfère dans
la relation thérapeutique, c’est-à-dire encore ce avec quoi il
est aux prises mais qu’il tente aussi ce faisant de traiter, d’historiciser, de faire exister, à savoir l’objet maternel manquant,
disparu. Objet manquant en regard certes des vicissitudes de
la relation précoce telle que nous avons pu la reconstruire chez
Douglas, en regard également de la réalité de sa mort survenue
tôt dans l’histoire de Douglas mais également parce que c’est
cela même – la perte maternelle – qui se trouve justement
banni, forclos de l’environnement familial actuel de Douglas,
forclos de la parole au sein de cet environnement. Autrement
dit, si l’on pourrait être tenté de penser ici que les pantomimes
de Douglas révèlent une incorporation de l’objet, celle-ci ne
serait peut-être pas tant le signe d’un mécanisme pathologique
destiné à éluder, occulter un travail du deuil qu’à tenter de
faire advenir ce qui se trouve tu, enterré et vient obérer ainsi
un pan de son histoire comme de sa construction psychologique. Douglas, par la voie de la mise en corps de l’objet maternel disparu tenterait de figurer, de faire exister ce que son
environnement entend justement faire disparaître des mémoires, individuelle comme familiale. L’incorporation ou figuration corporelle engagées ainsi dans l’expression physique
(agir comportemental ici) constituerait en somme une sorte de
résistance à l’« entairement » (plus qu’à l’enterrement). Nous
allons « creuser » cette piste à l’aide d’un second cas.
L’obésité de Mme O., un corps pour deux
Rétive à tout traitement chirurgical de son obésité 11, de même
que foncièrement rétive de prime abord à toute approche
135
10 On pourrait aussi
penser au père, lui
même toxicomane,
ayant lui aussi disparu
du champ de vision de
Douglas… Ou même
encore à la demi-sœur
de Douglas.
11 Médicalement sa
situation pondérale
constitue en effet
une telle indication
chirurgicale
(gastroplastie, par
exemple).
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psychothérapique, Mme O. a finalement consenti à prendre
rendez-vous pour une consultation psychologique, après plus
d’un an de conseils réitérés de son diabétologue, très inquiet
pour elle et pour son devenir en raison de ses troubles : un diabète complètement déséquilibré, d’abord, une obésité morbide ensuite, compliquée récemment d’apnées du sommeil.
Ce médecin est le seul duquel elle accepte d’être suivie ; il
représente vraisemblablement pour elle un symbole paternel
fort. Mme O. a en effet perdu son père à l’âge de 7 ans, décédé
des suites d’un cancer de la gorge (« alors qu’il n’était ni
fumeur ni buveur », selon les termes de la patiente). La primodécompensation cancéreuse paternelle s’est en fait produite
avant sa naissance et sa mère enceinte d’elle peu après dans ce
contexte 12, l’« a donc gardée… au cas où… ». « Au cas où ce
serait une fille », précise Mme O. en réponse à ma relance (« au
cas où ?»). Tandis que Mme O. explique, rationalise sa naissance par un « comme il(s ?) voulai(en ?)t une fille », j’entends
et associe déjà pour ma part l’assignation fantasmatique
(P. Aulagnier, 1984) qui a sans doute présidé à sa naissance :
« au cas où cette naissance/cette fille ferait vivre ce père »,
soit le vif espoir que cette nouvelle vie (cet être) redonne par
la même occasion vie/vitalité au père, une vie pour deux en
somme…
12 Il s’agit
apparemment d’une
grossesse inopinée, en
tous cas relatée comme
telle à Mme O., et
survenue après la
naissance de trois
enfants garçons.
13 On pense ici au
contexte psychique
œdipien mais celui-ci ne
nous apparaissant pas
central dans le cas de
Mme O. nous ne le
développerons pas plus
avant.
Néanmoins, ce père frappé dans sa chair, décèdera quelques
années plus tard, juste avant d’avoir atteint ses 40 ans. C’est
l’âge même de Mme O. lorsqu’elle se décide enfin à venir me
rencontrer et qu’elle mentionne rapidement durant notre premier entretien, ajoutant qu’elle a « peur d’avoir 40 ans… peur
de mourir… comme son père », précise-t-elle spontanément
et ne prenant conscience de cette comparaison qu’après
l’avoir énoncée…. Grosse fumeuse, elle a cessé le tabac à
l’occasion de ses grossesses, le diabète a éclot juste après la
dernière, c’était il y a 5 ans. 5 ans, me dis-je intérieurement,
c’est aussi l’âge qu’elle devait avoir lors de la rechute qui fut
fatale à son père deux ans plus tard 13. Aujourd’hui, Mme O.
est très lucide sur son état somatique ; elle sait que seule
l’équilibration de son alimentation permettrait une régulation
de son diabète, favoriserait une perte pondérale, tous facteurs
favorables à une meilleure santé sinon à son espérance de vie.
Elle sait, mais ne parvient pas à œuvrer dans le sens de la vie.
Durant ce premier entretien où Mme O. livre assurément quel-
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ques éléments signifiants (ou significatifs pour moi) de son
histoire de vie, elle se montre néanmoins très distante et défensive avec moi, avec la verbalisation et face à l’idée de tout travail psychologique. Au point qu’en fin de consultation je lui
propose trois nouveaux entretiens espacés d’un mois chacun,
afin qu’elle puisse juger par elle-même de l’intérêt de séances
de parole pour elle, et au terme desquels nous pourrons envisager de les poursuivre ou non. C’est habitée par une quasitotale absence d’idées sur son devenir sinon celle – a minima
mais non des moindres – négative, que je ne pourrai rien pour
cette femme habitée elle aussi par un fort négativisme 14 et
qui, associée à sa difficulté de mentaliser comme à ses nombreuses défenses de type répression et mise à distance (tant de
l’objet que de son monde interne) font que je développe d’emblée envers elle un contre-transfert… assez négatif ! Mais
puisque ce médecin m’a recommandée auprès d’elle, puisqu’il
me l’a en quelque sorte mise dans les bras (comme sa mère qui
n’attendait pas d’autre enfant après ses trois garçons, me surprends-je à penser), alors… nous verrons bien…, me dis-je,
animée donc de peu d’espérance pour l’avenir – a contrario
cette fois ci des possibles vœux et assignations maternels originaires à son endroit… Bien sûr, et comme il fallait s’y attendre, la force de sa défense était à la hauteur de celle de son
désir interne de lien à l’objet, mais d’un lien à l’objet qui respectât la bonne distance, ni trop près, ni trop loin, ni trop présent ni trop absent – un objet pas trop pesant sur sa destinée en
somme…C’est donc dans ces conditions, au rythme d’un entretien mensuel (!) que le suivi psychologique prit véritablement forme et qu’un réel travail psychologique fut possible
ensemble – suivant et confirmant en cela les positions rappelées par J-P. Vidit (2001) selon lesquelles l’aménagement
d’un suivi psychologique, pour des patients dont les capacités
de pensée sont précaires ou défaillantes, requiert certains aménagements, dont des aménagements temporels. Le travail d’élaboration psychique ne repose pas toujours, pour tous les
patients, sur un nombre et un rythme soutenus de séances. Les
éléments qui vont suivre, utiles à notre présent propos, ont
donc été recueillis au total sur une durée de suivi de onze mois
(onze séances ; chacune d’entre elle durant une bonne heure).
Dès la première séance, Mme O. se surprend à parler de
son père, chose tout à fait inédite pour elle, tant c’est un sujet
137
14 Malgré l’élan vital
que représente à
certains égards sa
présente venue.
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Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
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15 A ces mots nous
pensons immédiatement
à la tumeur de son père
située à la gorge…
16 Dans les séances.
Mme O. ayant enfin
trouvé un site/lieu
d’accueil pour sa
douleur affective n’avait
donc plus besoin de la
vivre dans son
« chez soi »
Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
douloureux comme en attestent son émotion et ses larmes
venant en place des mots, tant il s’agit surtout d’un sujet proscrit. Elle énonce toutefois qu’il ne se passe pas une journée
sans qu’elle ne pense à lui, et toujours avec chagrin, c’est systématique depuis son enfance mais cela est agi en silence, en
secret. Car le contexte familial est, comme dans le cas précédent de Douglas, marqué par un évitement massif de ce deuil,
du temps passé, des affres et angoisses familiales autour des
fréquentes rechutes paternelles, de ses nombreuses hospitalisations avant sa disparition. Celle-ci a, semble-t-il, laissé mère
et enfants, désemparés, dans une grande douleur et toute aussi
grande sidération psychique.
Lors de notre deuxième rencontre, Mme O. m’apprend que
depuis l’autre fois elle peut, seule chez elle, penser à son père
sans pleurs, c’est nouveau, cela la surprend, l’étonne, la laisse
à la fois désemparée mais extrêmement libérée, apaisée, convient-elle. Elle n’a plus, dit-elle, « cette boule dans la gorge 15
qui l’oppressait chaque fois qu’elle pensait à lui, d’ailleurs
elle y pense moins… ». En revanche, elle nourrit depuis une
véritable obsession du sucre qui ne la lâchera pas (ou l’inverse…) durant plusieurs semaines, traduisant, comme la patiente le reconnaîtra elle-même, son vif besoin/désir de la
présence d’un objet doux, un papa-sucre en lieu et place de
l’enfance salée ou amère (a-père serait plus juste !) car éprouvée tant par la perte de cet objet d’amour que par l’absence de
parole et de partage des affects (douloureux, dépressifs) qui
lui fit suite dans l’environnement familial.
Les (trois-quatre) séances suivantes sont consacrées à la
mise en récit de ses histoires et vécu infantiles dans le contexte
de la maladie paternelle. Un père dont elle ne pouvait au départ
rien dire, tant les émotions douloureuses et larmes étaient
envahissantes 16, un père dont elle n’avait absolument aucune
image, aucun souvenir ; seule planait, massive, son ombre : en
somme, son absence pesait de tout son poids sur Mme O…
Précisons ici que l’obésité de Mme O. s’est constituée dans
l’enfance, l’année justement qui suivit le décès paternel… La
narration, cette mise en mots et en images dans les séances seront ainsi propices à l’émergence d’un début de processus de
deuil chez Mme O., processus jusqu’alors différé, entravé,
comme semblent en attester, par exemple, la naissance et le
maintien de son obésité (P. Fédida, 1977) ou sa massive ré-
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pression psychique et verbale autour de cet événement (tous
comportements ayant pris place, semble-t-il, dans une configuration familiale organisée autour d’un silence… de mort).
Au décours de ce travail et processus psychologique, apparaissent peu à peu chez Mme O. le sentiment ambivalent et la
culpabilité de perdre ce père en l’oubliant peu à peu, un vécu
délesté de son poids de chagrin, de regret (de n’avoir pu connaître ce père davantage) et d’idéalisation aussi. Une image –
jusqu’alors oubliée, ou plutôt étouffée, ravalée – de ce père
bien malade, surgit au passage aussi, et c’est dans ce contexte
que ré-émergèrent simultanément dans le suivi les questions,
tout aussi centrales, de l’état somatique de Mme O., de sa propre vie/vitalité, et des angoisses afférentes à celle-ci. C’est à
cette occasion que je me surprends à regarder ou plutôt à pouvoir penser ce que je ressens face au corps de Mme O. En effet, jusqu’alors je ressentais face à elle une diffuse sensation
de malaise, d’oppression ; son physique m’impressionnait,
j’étais régulièrement saisie dans les séances par son physique
envahissant, son corps débordant, Mme O. me paraissant toute
entière absorbée, accaparée par cette imposante masse corporelle, disparaissant dans celle-ci, telle était du moins l’impression, l’image que j’avais alors. De plus, les complications
morbides liées à son état somatique m’entêtaient, contrairement à d’autres patients en pareille situation rencontrés. J’étais
frappée, non, absorbée par son visage bouffi et sa respiration,
forte et difficile, m’obligeait à prendre conscience et à être attentive à ma propre respiration. A ces représentations mentales s’associe alors en moi l’image du père de Mme O., à partir
de la récente description physique, la seule d’ailleurs, qu’elle
ait pu en faire : en l’occurrence un père à l’article de la mort et
qui, s’il était lui amaigri et affaibli, présentait un visage bouffi
(de par tous ses traitements), nécessitait une assistance respiratoire et ne se déplaçait donc plus qu’avec sa bouteille à oxygène. Mme O. s’avère très marquée par cette bouteille à
oxygène qui ne quittait pas son père (ou l’inverse) mais qui
n’a malheureusement pas suffi à le maintenir en vie… Comme
la nourriture, véritable bouée de sauvetage (ou bouteille à
oxygène) à laquelle s’est raccrochée Mme O. après la mort de
son père 17, destinée à la maintenir en vie, mais qui risque
aujourd’hui de lui coûter la vie. Si la nourriture (soit aussi : ce
qui donne corps) est vitale pour Mme O., ajoutons que c’est à
139
17 Et ce, faute d’un
environnement maternel,
fraternel et familial
disposant lui-même de
suffisantes ressources
pour étayer l’enfant
qu’elle était, contenir sa
souffrance. On passe
ici volontairement sur
les affres de la relation
primaire à la mère que
nous avons par ailleurs
pu observer et travailler
dans le suivi psychologique de Mme O.
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Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
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l’instar de ce qu’elle fut elle-même, vitale/vitalisante, bébé
pour sa mère, de ce qu’elle représentât et même incarnât vraisemblablement pour celle-ci 18. En effet, cette grossesse imprévue chez sa mère survenant dans le contexte de la maladie
à caractère létal de son époux constitua certainement un souffle de vie pour cette mère ; sans compter que le secret espoir
que cet enfant soit une fille (« au cas où… ») constitua sans
doute aussi dans la psyché maternelle comme dans la psyché
de l’enfant, une bulle d’oxygène, c’est-à-dire (le fantasme
d’)une promesse de (sur)vie pour le père... Si le corps maternel abrite et donne la vie à son enfant, en retour de cette dette
de vie (M. Bydlowsky, 1997), Mme O. ne se doit-elle pas alors
à son tour, en retour, d’abriter en son corps et maintenir ainsi
en vie la figure de l’objet paternel (G. Rubin, 1997), un corps
pour deux en somme 19 ?
Mais la nourriture, le corps, formes d’oxygène s’il en fût un
temps pour Mme O., sont pour elle aujourd’hui devenus tout
autant (sinon plus…) porteurs de mort que de vie… Si l’oxygène n’a suffit au père, fantasmatiquement cela signifie du
même coup pour Mme O. qu’elle a échoué dans sa fonction
oxygénante de porte-vie. On ne s’étonnera alors point qu’à
l’aune d’avoir 40 ans, âge de son père au moment de sa mort,
Mme O. soit habitée au plus vif de sa chair par une problématique vitale, ou plutôt morbide. Se pose en effet à Mme O. la
question, fondamentale ou existentielle, de suivre ou non ce/son
funeste destin, de survivre à l’objet paternel perdu dont elle se
trouve grosse. Autrement dit, se pose à Mme O. la question du
devenir (et du traitement) de cette assignation fantasmatique à
faire vivre le défunt en son corps, et de cette massive identification incorporative et mélancolique qui la sous-tend.
18 En regard de la vie
psychique de Mme O.
tout du moins.
19 Fantasme d’un
corps pour deux, selon
J. Mac Dougall (1986),
mais fantasme devenu
ici réalité physique pour
Mme O., autrement dit
fantasme incarné ou
mieux somatisé…
L’actualisation somatique, incarnation (figure)
de l’objet perdu, pré-figuration du travail du deuil
Si l’actualisation somatique vient traduire chez le sujet l’existence d’un conflit identificatoire (S. Ferrières-Pestureau, 1986),
les cas de Douglas et de Mme O. nous conduiraient presque,
de prime abord, à parler d’impasse identificatoire tant le devenir du sujet – développement pour Douglas, existence même
pour Mme O. – est entravé, mis en suspens du fait de la collu-
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sion sujet – objet perdu. L’identification, de type incorporative à l’œuvre ici dans chacun de ces cas, signalerait tout autant
l’échec du travail du deuil que du travail de la mélancolie
(S. Freud, 1914 ; N. Abraham, M. Törok, 1978 ; B. Rosenberg,
1991). Pourtant, les pathologies de ces patients, leurs agirs,
constituent des expressions de leur théâtre interne, des mouvements internes de vie et de mort qui les animent. A propos
de la pulsion, C. Dejours (2007) a récemment montré que loin
d’être seulement (et de manière réductrice) un facteur quantitatif, elle est bien davantage « un principe qualitatif extrêmement raffiné d’une capacité de travail qu’il faudrait entendre
avant tout comme une capacité d’élaboration » 20. Autrement
dit, loin d’être seulement force ou quantum, risquant de déborder/désorganiser le sujet et son psychosoma, la pulsion est
appel à une exigence de traitement psychique. De plus, si le
trouble psychique ou somatique révèle un phénomène de déliaison pulsionnelle, l’on conçoit ou retient en général bien
plus les effets mortifères de celle-ci que son potentiel transformateur. Certes, la déliaison pulsionnelle signe le renversement
du dynamisme vital, le primat des forces de mort sur celles de
vie, mais celles-ci, même réduites, n’en continuent pas moins
d’exister et d’œuvrer encore (B. Rosenberg, 2001) et la déliaison est par ailleurs une tendance qui participe pleinement
au processus de subjectivation (B. Penot, 2005). Autrement
dit, il s’agit d’un mouvement (que l’on se doit de concevoir
aussi comme) hautement dynamique et qui va permettre, voire
favoriser le traitement de réalités psychiques douloureuses ;
dans le présent contexte, on ajoutera qu’il peut parfois permettre de remettre en route les processus d’élaboration psychique
momentanément entravés ou sidérés sous l’impact de la souffrance traumatique du deuil. Ce qui nous conduit alors à envisager autrement dans la clinique le processus d’incorporation
conçu jusqu’alors essentiellement dans sa dimension pathologique, comme effet de la déliaison pulsionnelle et surtout
comme obstacle à l’élaboration du deuil.
Que l’incorporation 21 soit, comme nous l’avons rappelé,
un processus subjectif, destiné tout d’abord à maintenir vivant
l’objet perdu (absent, mort), ce processus témoigne donc simultanément d’une part encore agissante de la pulsion de vie ;
et même si la déliaison pulsionnelle apparaît à l’œuvre, celle-ci
peut-être propice au changement. M. Törok écrivait que « le
141
20 C. Dejours, « Le
travail entre corps et
âme », Libres Cahiers
pour la Psychanalyse,
2007, 15, p. 127.
21 Le fantasme
d’incorporation, avant
même sa traduction en
acte, en corps.
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Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
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22 M. Törok, « Maladie
du deuil et fantasme du
cadavre exquis », in
L’écorce et le noyau,
Paris, Flammarion, 1987,
p. 234.
Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
trauma de la perte objectale induit [chez le sujet] une réponse :
[…] l’incorporation dans le Moi », elle ajoutait néanmoins que
« l’objet incorporé, auquel le moi s’identifie partiellement, rend
possible une certaine temporisation en attendant de rééquilibrer l’économie, redistribuer les investissements » 22. Cette
notion de temporisation semble rejoindre notre idée selon laquelle l’incorporation – le fantasme et/ou même sa traduction
agie – constitue une scène transitionnelle propice à l’élaboration des enjeux psychiques de la perte (ou du deuil) – propice
autant à leur élaboration qu’à leur occultation, serait-il peutêtre plus juste d’écrire. Dans la continuité, on peut alors envisager que l’actualisation comportementale ou somatique soustendue par un tel processus constitue non pas seulement une
solution défensive pathologique, mais une voie, modalité ou
phase intermédiaire, à visée constructive et donc aussi élaborative ; en somme, sorte de socle physique à partir duquel
pourra s’esquisser, selon la thèse freudienne bien connue, une
réalité ou un traitement psychique. Dans les cas présents de
Douglas et de Mme O., l’expression agie et physique (excitations/tremblements, pour le premier, obésité pour la seconde)
vient traduire, incarner la figure de l’objet disparu, traumatiquement pour chacun d’eux, pour tenter de le retrouver et ce,
autant dans un mouvement d’occultation de sa perte que dans
un mouvement de figuration de son absence, prémisse à l’intégration ultérieure de la séparation d’avec lui, autrement dit
à l’advenue d’un travail du deuil au plan plus psychique. Pour
Douglas comme pour Mme O., l’objet d’amour (mère pour le
premier, père pour la seconde) ne pourra être perdu qu’à la
condition première d’apparaître, c’est-à-dire ici de sortir de
l’enterrement ou plutôt « entairement » dans lequel il se
trouve. Pour ce faire, il faut l’exhumer, ou plutôt l’exprimer.
Cette voie d’expression se réalise ici à mots couverts par l’actualisation somatique (ou l’incarnation aussi) qui n’est autre
qu’une forme d’extériorisation de ce qui a été conservé,
stocké, incorporé. Si l’incorporation témoigne donc, à certains
égards, que le sujet endeuillé ne peut momentanément se résoudre à perdre, abandonner le défunt, qu’il a besoin de maintenir celui-ci en vie pour se sustenter voire exister lui-même,
à d’autres égards l’incorporation est bien la solution « de vie »
cette fois que trouve inconsciemment le sujet pour actualiser,
rendre présente – et se rendre présent à lui, « au présent de son
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Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
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Moi » (R. Roussillon, 1999) – l’expérience (de deuil) traumatique. Il s’agit aussi de rendre perceptible, intelligible au-dehors ce qui existe au dedans de lui (afin de le désenclaver,
décliver ?). Pour ce faire, le corps s’offre comme matériau de
choix car il occupe précisément cette position paradoxale
d’être à la fois dedans et dehors (M-C. Célérier, 1989).
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L’intelligence des corps réside chez Douglas comme chez
Mme O., via leurs agirs corporels, à faire disparaître autant
qu’apparaître ce qui est source de trauma et souffrance pour
eux, en eux – spécifiquement ici, la souffrance liée à l’expérience traumatique du deuil de l’objet disparu – mais qui constitue aussi une voie privilégiée de sa possible élaboration
ultérieure. Dans ce contexte, l’idée de l’intelligence des corps
ramène également à la question qui, bien qu’ancienne demeure toujours d’actualité car source de polémiques et divergences entre auteurs, à savoir le sens qu’il convient d’accorder,
ou non, au symptôme physique ou somatique. Mais cette question n’est-elle pas au fond aussi celle de la réceptivité – de
l’intelligence… ? – de l’Objet face au sujet et face surtout à
ses si singulières modalités de traitement de la réalité affective ?
A propos de la prétendue carence symbolique du symptôme
somatique, J. Mc Dougall (1978) n’hésitait pas à écrire il y a
maintenant presque trente ans que la carence était peut-être à
chercher « de notre côté ». Qu’en est-il réellement trente ans
plus tard ? Au lecteur nous laissons le soin de répondre à cette
question…
ABRAHAM N. TÖROK M. (1978), L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion,
1987.
AULAGNIER P., L’apprenti-historien et le maître sorcier. Du discours identifiant au discours délirant, Paris, PUF, 1984.
BYDLOWSKY M., La dette de vie, Paris, PUF, 1997.
CARELS N., « Du corps et de l’agir sur les chemins de la mentalisation »,
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de Psychanalyse, 1987, 51, 2, p. 665-680.
Bibliographie
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En conclusion
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Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
CELERIER M-C., Corps et fantasme. Pathologie du psychosomatique, Paris,
Dunod, 1989.
CELERIER M-C., « Où en est la psychosomatique en 2005 ? », Champ psychosomatique, 2006, 42, p. 99-116.
DEJOURS C., Recherches psychanalytiques sur le corps. Répression et subversion en psychosomatique, Paris, Payot, 1989.
DEJOURS C., Le corps, d’abord, Paris, Payot, 2001.
DEJOURS C., « Le travail entre corps et âme », Libres Cahiers pour la Psychanalyse, 2007, 15, p. 115-127.
DUMET N., Clinique des troubles psychosomatiques, Paris, Dunod, 2002.
DUMET N., « Le poids du passé, ou d’hier à aujourd’hui, quand la mémoire
prend corps », CAHIERS DU CRPPC, Université Lyon 2, 2005, 16,
p. 50-69.
ENGEL G., « Studies of ulcerative colitis III. The nature of the psychological
process », American Journal of Medicine, 1955, 19, 231.
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FERRIERES-PESTUREAU S., « L’actualisation somatique comme incarnation
d’un conflit identificatoire », Topique, 1986, 38, p. 121-136.
FREUD S., (1917), « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 145-171.
GODFRIND J., Les deux courants du transfert, Paris, PUF, 1993.
GODFRIND-HABER J., HABER M., « L’expérience agie partagée », Revue
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MC DOUGALL J., Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard,
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MARTY P., Les mouvements individuels de vie et de mort. Tome 1. Essai
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MARTY P., L’ordre psychosomatique. Tome 2. Désorganisations et régressions, Paris, Payot, 1980.
MC DOUGALL J. et coll., Corps et histoire, Paris, Les Belles Lettres, 1986.
NACHIN C., Les fantômes de l’âme, Paris, L’Harmattan, 1993.
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ROSENBERG B., 1991, Masochisme mortifère, masochisme gardien de la
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FEDIDA P., Corps du vide et espace de séance, Paris, J-P. Delarge, 1977.
Quand l’ombre de l’objet perdu est tombé sur le corps du sujet...
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Résumé Les auteurs s’intéressent à la manière dont un deuil
traumatique peut venir marquer, affecter le psychosoma de
l’individu. L’expression somatique est-elle toujours révélatrice
d’un impossible travail de deuil, d’une impensable élaboration
de la perte ? Deux cas cliniques vont ici permettre d’illustrer et
de discuter l’hypothèse selon laquelle l’expression somatique
chez le sujet endeuillé actualise la figure de l’objet perdu et
vient pré-figurer en quelque sorte l’advenue du travail psychique du deuil.
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Summary The autors are interested by traumatic mourning
and how it mays affect human psychosomatic balance. How
can we explain the somatic issue of work of mourning? Is the
somatic trouble always revealing of an unbelievable elaboration of object loss? Two cases are used here to illustrate and discuss the hypothesis according to somatic expression update
plunge into mourning subject’s the lost object. It also permit the
psychic work of mourning.
Keywords acting, incorporation, objectal loss, somatic trouble,
work of mourning.
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Mots-clés agir, incorporation, perte d’objet, travail de deuil,
trouble somatique.

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