De la boulimie à l`anorexie carcérale ou de la punition à la prévention
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De la boulimie à l`anorexie carcérale ou de la punition à la prévention
1 De la boulimie à l’anorexie carcérale ou de la punition à la prévention Lucie LEMONDE* Le thème général de cette conférence, Punir autrement au tournant du siècle, est en soi assez tendancieux car il met de l’avant la même philosophie de répression et de punition. L’accent aurait pu être mis sur la recherche des moyens de ne pas avoir à punir. Avec l’expérience de ce dernier siècle et avec les excès du modèle américain, il semble aujourd’hui évident non seulement que la prison est un échec mais également que l’on ne peut changer la prison. Il faut dès lors viser la réduction du recours à l’emprisonnement. Certains pays y sont parvenus. Cet objectif demande une volonté politique qui, malheureusement, n’est pas toujours présente à l’heure actuelle, et nécessite une concordance entre le discours et les résultats des recherches d’une part, et les gestes concrets comme l’adoption de mesures législatives et la mise sur pied de programmes de prévention et de lutte contre l’exclusion, d’autre part. Chaque mesure législative instaurant des alternatives à l’emprisonnement, comme la peine avec sursis ou les sanctions substitutives de l’article 718.2 du code criminel, est annulée par une autre où l’on abaisse l’âge des jeunes pouvant recevoir des peines d’adulte, où l’on rallonge la liste des infractions pour lesquelles la libération conditionnelle est retardée, où l’on ajoute des peines minimales ou l’on augmente les termes d’incarcération. Le projet de Loi sur le système de justice pénale pour adolescents est un bon exemple de la contradiction flagrante entre les grands discours sur la déjudiciarisation et le traitement et l’adoption de mesures répressives qui conduisent à l’augmentation du taux d’incarcération. En d’autres mots, il faut avoir le courage de ses convictions et cesser d’être hypocrite en mettant de l’avant de beaux principes tout en voulant plaire à l’opinion publique et assouvir le désir de vengeance d’une partie de la population. L’échec de la prison * Professeure, Département de sciences juridiques, Université du Québec à Montréal. 2 Aux côtés de la peine de mort, des châtiments corporels et de la transportation, l’emprisonnement est apparu au 18e siècle comme un progrès social et un adoucissement des mœurs. Le châtiment corporel a cédé la place à la volonté de convertir le délinquant par la réformation, la dissuasion, la discipline, la réclusion solitaire, l’instruction religieuse et les travaux forcés. Ainsi, la toute première loi prévoyant l’érection du pénitencier à Kingston au Canada reprend le préambule de la Loi anglaise de 17791, proclamant que : “[I]f many offenders convicted of crimes were ordered to solitary imprisonment, accompanied by well regulated labor and religious instruction, it might be the means under Providence, not only of deterring others from the commission of like crimes, but also reforming the individuals, and inuring them to habits of industry2.” Comme l’a souligné récemment la Cour suprême, : « Malgré ses origines empreintes d’idéalisme, l’emprisonnement a vite été condamné pour sa dureté et son inefficacité, non seulement eu égard à ses objectifs proclamés de réinsertion sociale, mais aussi relativement à ses objectifs publics plus généraux »3. Il est depuis longtemps démontré que l’emprisonnement des délinquants, en plus des coûts sociaux énormes qu’il entraîne, ne permet pas de rencontrer les objectifs de la peine, soit la protection de la société et la dissuasion (l’emprisonnement n’a pas d’incidence sur la baisse du taux de criminalité) de même que la réhabilitation (le taux de récidive demeure important). Des données recueillies aux États-Unis indiquent qu’une approche plus punitive n’a pas pour effet d’accroître la protection de la population, ni de réduire les niveaux de criminalité4. Seule la volonté de punir et d’isoler temporairement un délinquant particulier demeure. Toutes les commissions d’enquête ou groupes de travail mis sur pied au Canada depuis des décennies concluent que l’incarcération doit être utilisée avec retenue et être réservée à ceux pour qui elle est essentielle, c’est-à-dire ceux qui ont commis un crime grave ou violent et qui représentent un danger pour la société. Déjà en 1976, le Rapport du Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, intitulé Justice 1 2 3 4 Penitentiary Act, (1779) Geo. III, c. 4. Act to provide for the Maintenance and Government of the Provincial Penitentiary, erected near Kingston, in the Midland district, S.C., 1834, 4 Will. IV, c. 37. R. c. Gladue, [ 1999] 1 R.C.S. 688. Canada. Ministère du Solliciteur général, Croissance de la population carcérale. Rapport à l’intention des ministres responsables de la Justice du gouvernement fédéral, des provinces et des territoires. Ottawa (Ontario) mai 1996 : « De 1984 à 1989, le taux de criminalité dans ce pays s’est accru de 14%, alors que la population carcérale augmentait de 58% ». 3 pénale et correction: un lien à forger5, recommandait d’éviter l’incarcération autant que possible, de n’utiliser cette peine qu’avec prudence et modération et seulement pour les infractions les plus graves. En 1987, la Commission canadienne pour la détermination de la peine rappelait aussi l’échec de la prison. Dans son document Réformer la sentence: une approche canadienne6, la Commission déplore le fait que le Code criminel canadien témoigne d’une partialité en faveur de l’incarcération « puisque la peine indiquée pour la plupart des infractions l’est sous forme d’une peine d’incarcération maximale », comme si c’était la seule peine imaginable. Un an plus tard, le Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général écrivait dans Des responsabilités à assumer7: Puisque l’emprisonnement ne permet généralement de protéger la société contre le comportement criminel que pour un temps limité, la réadaptation du délinquant est très importante. Les prisons n’ont pas vraiment réussi à réformer les détenus, comme en témoigne le taux élevé de récidive. Concrètement, le recours à l’emprisonnement comme principale punition pour toutes sortes d’infractions à la loi n’est pas une approche défendable. La plupart des délinquants ne sont ni violents ni dangereux. Il est peu probable que leur comportement s’améliore par suite d’un séjour en prison. De plus, leur nombre croissant dans les prisons et les pénitenciers pose de graves problèmes de coût et d’administration et augmente peut-être les risques qu’ils pourraient faire courir plus tard à la société. [...] Par conséquent, les solutions de rechange à l’incarcération et les sanctions intermédiaires sont de plus en plus considérées comme des mesures nécessaires. Selon la Commission canadienne pour la détermination de la peine, le châtiment8 est le seul objectif de la sentence qui soit d’ordre moral. Les 5 6 7 8 Canada. Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, Justice pénale et correction : un lien à forger, 1969. Canada. Commission canadienne sur la détermination de la peine. Réformer la sentence : une approche canadienne. Ottawa: La Commission, février 1987. Canada. Chambre des communes. Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général. Rapport du Comité permanent de la Justice et du Solliciteur général sur la détermination de la peine, la mise en liberté sous condition et d’autres aspects du système correctionnel. Des responsabilités à assumer, août 1988, p. 81. La commission parle de « dénonciation » plutôt que de « châtiment ». 4 trois autres objectifs, soit la dissuasion, la protection de la société9 et la réhabilitation sont manifestement d’ordre utilitaire. La Commission tire les conclusions suivantes : 1) aucune étude empirique ne permet d’affirmer que le mécanisme de sanction a un effet dissuasif et la sanction ne doit donc jamais être imposée dans un but de dissuasion ; 2) bien qu’il soit évident qu’un détenu ne peut pas commettre la même infraction une fois qu’il est sous les verrous, la neutralisation d’un délinquant ne doit pas être envisagée comme un moyen de protection du public ; 3) aucune donnée ne permet de dire que l’emprisonnement assure la réadaptation. L’idée d’un châtiment, d’une punition ou d’une vengeance, doit être exclue du domaine d’intervention de l’État à cause de l’appréciation morale que cela implique. Le rôle d’une structure étatique est d’assurer l’ordre et la sécurité mais certainement pas de punir à la manière d’un parent qui punit son enfant.10 La majorité des détenus sont incarcérés dans un but de punition et non dans un but de protection de l’ordre public, c’est évident, surtout lorsqu’on se rappelle que le non-paiement d’amende peut conduire à la prison. En 1997, 42% des personnes admises dans les prisons provinciales l’étaient pour non-paiement d’amendes11. À l’instar de Foucault qui prétendait que la prison était « une fabrique de délinquant »12, l’ONU reconnaît que l’incarcération tend à atténuer le sens des responsabilités du détenu et qu’elle atteint à la dignité de sa personne13. En ce sens, elle va donc à l’encontre des buts recherchés14. Une des directives concernant les détenus condamnés, contenue dans l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus15, veut qu’une condamnation à l’emprisonnement protège la société si, et seulement si, « la privation de liberté est mise à profit pour obtenir que le 9 10 11 12 13 14 15 Ou, selon le terme de la Commission, la « neutralisation ». Schockweiler, F., « Fondement du droit de punir, Réflexions sur l’évolution des conceptions » , (1982) Revue de droit pénal et de criminologie, No. 6, Bruxelles, 467-483. Bernheim, J.-C., « L’amende et l’irrationnel politique », site internet de l’Office des droits des détenus, http://www.aei.ca/~sbrous/com97055.html, 1997. Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975. Premier Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, Genève, 22 août au 3 septembre 1955. U.N. Doc. A/CONF/611. Sixième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, Caracas, 25 août au 5 septembre 1980. Adopté par les Nations Unies à Genève lors du premier Congrès en 1955. 5 délinquant, une fois libéré, soit non seulement désireux mais aussi capable de vivre en respectant la loi et de subvenir à ses besoins. » On retrouve deux éléments importants dans cette affirmation de principe: le but de l’emprisonnement est de protéger la société et de traiter le délinquant. Il n’y a aucune trace de la nécessité du châtiment dans les textes des Nations Unies. C’est dans la foulée de ces diverses constatations sur l’échec de la prison, que le législateur canadien a adopté le projet de Loi C-41 sur la détermination de la peine qui se trouve en quelque sorte à codifier l’idée que la privation de liberté ne doit être imposée que dans les cas les plus graves. Malgré tout cela, c’est exactement l’inverse qui se passe, de façon spectaculaire chez nos voisins du sud et dans une mesure moindre mais toute aussi alarmante chez nous. Les nombreux projets de loi, que ce soit en matière de conduite avec facultés affaiblies, en matière de délinquance juvénile ou autre, sont tous destinés à emprisonner plus et pour plus longtemps. Alors que certains pays européens arrivent à faire diminuer de façon remarquable le taux d’incarcération par des mesures de rechange qui semblent efficaces, le nombre de peines d’emprisonnement infligées n’a diminué que très légèrement ici depuis trois ou quatre ans, après une hausse phénoménale au cours des vingt années précédentes. La boulimie carcérale Toujours dans l’affaire Gladue16, la Cour suprême constatait en avril dernier que: Le Canada fait figure de chef de file mondial dans de nombreux domaines, et particulièrement en matière de politiques sociales progressistes et de droits de la personne. Malheureusement, notre pays se distingue aussi, à l’échelle mondiale, par le nombre de personnes qu’il met en prison. Bien que les États-Unis, avec plus de 600 détenus pour 100 000 habitants, aient de loin le plus haut taux d’incarcération parmi les démocraties industrialisées, le taux au Canada est d’environ 115 à 130 détenus pour 100 000 habitants, ce qui le place au deuxième ou au troisième rang. Ces statistiques relatives au taux d’incarcération n’inspirent aucune fierté. Selon les données du Solliciteur général, de 1989 à 1995, la population carcérale dans les pénitenciers canadiens s’est accrue de 22% 16 Précité, note 3. 6 et, dans les prisons provinciales, de 12%. Les coûts se sont accrus de près de 50% et s’élèvent aujourd’hui à 2 milliard/année. Le taux d’incarcération apparaît excessif, si on compare les statistiques du Canada à celles d’autres pays : pour ce qui est du taux d’incarcération, le Canada se situe avant la plupart des démocraties occidentales et n’est dépassé que par les États-Unis (645), la Russie (558) et l’Afrique du Sud (368) 17. On a trop souvent recours de nos jours au système de justice pénale pour tenter de régler des problèmes sociaux, alors que, bien souvent, des mesures moins draconiennes comme des programmes ou des services sociaux conviendraient davantage. Malgré une diminution du taux de criminalité au cours des trois dernières années, un plus grand nombre de délinquants sont condamnés à des peines d’emprisonnement et ces peines sont plus longues; dans les établissements fédéraux, on accorde moins de mises en liberté sous condition et les révocations sont plus fréquentes, d’où un plus grand nombre de délinquants en incarcération, et pour des périodes plus longues18. Il est grand temps de prendre des décisions fermes pour contrer les campagnes de pression réclamant des peines plus longues pour certaines catégories d’infraction ou encore une plus grande répression à l’égard des jeunes délinquants. Nous risquons d’être la première victime de la mondialisation du modèle américain. Le modèle américain Durant les années 60, le mouvement abolitionniste avait plusieurs adeptes, lesquels prônaient la « décarcération » et les peines de substitution, l’emprisonnement devant être réservé aux seuls « délinquants dangereux » (soit 10 % à 15 % des criminels)19. Pour les abolitionnistes américains, la lutte contre l’emprisonnement est une mission historique qui perpétue et couronne la lutte des ancêtres contre l’esclavage. L’emprisonnement étant une forme de blasphème, un acte moralement répréhensible et indéfendable, il doit carrément être aboli. La stratégie abolitionniste doit alors se faire en trois temps : gel complet de la planification et de la construction des prisons ; 17 18 19 Canada, Croissance de la population carcérale, précité, note 4. Id. Norval Morris, The Future of Imprisonment, The University of Chicago Press, Chicago, 1974. 7 exclusion de certaines catégories de contrevenants du système carcéral ; libération d’un maximum de détenus20. Mais l’abolitionnisme est plus qu’un mouvement concerné par la réforme ou l’abolition des prisons ; c’est aussi un mouvement social, juridique et philosophique prônant l’abolition du droit pénal. Pour Louk Hullsman, le système de droit pénal opère à travers des mécanismes réducteurs puisqu’il classifie le crime sans ne jamais tenir compte du contexte, comme s’il y avait une « notion ontologique du crime » pour reprendre les termes de l’auteur. Plutôt que de parler de crime, la théorie abolitionniste de Hullsman réfère à des « situations désagréables ». Encore faut-il alors qu’un comportement ait causé du tort à quelqu’un et que ce quelqu’un ait le désir que la situation désagréable qu’il a subie soit corrigée.21 Ce qui amène donc les abolitionnistes à privilégier un système semblable au droit civil pour les actes « criminalisables » ayant causé du tort. Le système civil ne stigmatise pas l’individu mais, avant tout, il permet à la « victime » de choisir d’intenter une action ou de ne pas le faire. Dans le système inventé par Hullsman, la victime d’une situation désagréable pourrait, par exemple, exiger que le commettant suive une thérapie. Ce discours abolitionniste allait être de courte durée et le retour de balancier allait être impitoyable. Aujourd’hui, les États-Unis ont un taux d’incarcération sans aucune commune mesure avec la plupart des autres pays du monde, en fait il faut parler d’un triplement de la population carcérale en quinze ans. Loïc Wacquant écrivait dans le Monde diplomatique22 que : Depuis vingt ans, aggravée par le creusement des inégalités, l’exaltation de la loi et de l’ordre a débouché sur un durcissement des sanctions pénales. De manière disproportionnée, celles-ci ont surtout frappé les exclus du « rêve américain ». Car l’Etat, qui ne cesse de réduire ses budgets sociaux, se montre d’une prodigalité éperdue quand il s’agit de contrôler et d’incarcérer ceux qu’il n’a voulu ni éduquer ni soigner, ceux qu’il n’a su ni loger ni nourrir. 20 21 22 Willem DE HAAN, « Redresser les torts : L’abolitionnisme et le contrôle de la criminalité », Criminologie, XXV, 2, p. 117. Ce qui exclut d’emblée les crimes où il n’y a ni victime, ni plaignant, comme la possession de drogue et les crimes imputés aux travailleurs et travailleuses du sexe. De l’état social à l’état carcéral, Le Monde diplomatique, juillet 1998, aux pages 20 et 21. 8 Au nom du « réalisme » et de la lutte contre « l’insécurité », la criminalisation des « classes dangereuses » suscite les clameurs approbatrices de ceux qui, au combat contre l’injustice, préfèrent désormais la rigueur du talion. Le surdéveloppement des institutions pallient les carences de la protection sociale (safety net) en déployant dans les régions inférieures de la société un filet policier et pénal (dragnet) au maillage de plus en plus serré. Car à l’atrophie délibérée de l’Etat social correspond l’hypertrophie de l’Etat pénal : la misère et le dépérissement de l’un ont pour contrepartie directe et nécessaire la grandeur et la prospérité de l’autre. Une des conséquences de cette politique est le « noircissement continu » de la population carcérale. Pour la première fois de l’histoire, les Afro-Américains sont majoritaires au sein des établissements de détention, bien qu’ils ne représentent que 12 % de la population du pays. En probabilité cumulée sur la durée d’une vie, un homme noir a presque une « chance » sur trois de purger au moins un an de prison, et un hispanophone une chance sur six, contre une chance sur vingt-trois pour un Blanc. Wacquant ajoute que : « Cette « disproportionnalité raciale », comme disent pudiquement les criminologues, est encore plus prononcée chez les jeunes, premières cibles de la politique de pénalisation de la pauvreté, puisque plus du tiers des Noirs de vingt à vingt-neuf ans sont soit incarcérés, soit sous l’autorité d’un juge d’application des peines, soit en attente de passer devant un tribunal. Dans les grandes villes, cette proportion dépasse largement la moitié, avec des pointes supérieures à 80 % au cœur du ghetto. Au point que, selon un vocable emprunté de triste mémoire à la guerre du Vietnam, on puisse décrire le fonctionnement du système judiciaire américain comme une « mission de localisation et de destruction » de la jeunesse noire 23. » 23 Id. L’auteur reprend ici le titre de l’ouvrage de Jerome Miller, Search and Destroy , African-American Males in the Criminal Justice System, Cambridge University Press, Cambridge, 1997. Wacquant souligne que : « L’emprisonnement est un domaine dans lequel les Noirs jouissent de fait d’une « promotion différentielle » qui ne manque pas d’ironie au moment où le pays tourne le dos aux programmes d’affirmative action censés réduire les inégalités raciales les plus criantes dans l’accès à l’éducation et à l’emploi. » 9 Cette mission de « criminalisation de la misère », de « contrôle des populations déviantes et dépendantes » ou de « gestion sociale par le droit pénal »24 en Amérique du nord n’est pas nouvelle comme l’ont démontré Rothman25 ou plus près de nous, Fecteau26 et Laplante27. Elle prend toutefois des formes plus insidieuses et discriminatoires. Les Noirs aux États-Unis, les Autochtones au Canada28. Selon Statistique Canada, les personnes les plus susceptibles d’être incarcérées sont les jeunes hommes, pauvres et autochtones. « Comparativement aux personnes âgées de 18 ans et plus de la population en général, les détenus canadiens sont plus susceptibles d’être de sexe masculin, jeunes et Autochtones. Les détenus sont également moins instruits, plus susceptibles d’être au chômage au moment de leur incarcération et moins susceptibles d’être mariés »29. Pierre Landreville et Danièle Laberge ont, de leur côté, étudié les fonctions de la prison sur les « désaffiliés, les exclus, en particulier, les itinérants30. » S’appuyant sur la perspective critique de Barak et Bohm31, les chercheurs expliquent qu’il n’y a pas d’états ou de comportements qui soient criminels en soi mais que l’infraction pénale est une construction 24 25 26 27 28 29 30 31 Actes de la 8e Journée en droit social et du travail, La gestion sociale par le droit pénal. La discipline du travail et la punition des pauvres, Pierre Robert, dir., Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 1998. David Rothman, The Discovery of the Asylum : Social Order and Disorder in the New Republic, Little, Brown, Boston, 1971, p. 239-240. Fecteau, J.-M., Un nouvel ordre des choses: la pauvreté, le crime, l’État au Québec, de la fin du XVIIIe siècle à 1840, Montréal, VLB, 1989; Fecteau, J.-M., « Régulation sociale et répression de la déviance au Bas-Canada au tournant du 19e siècle (17911815) », (1985) 38 R.H.A.F. 499; Fecteau, J.-M., « Transition au capitalisme et régulation de la déviance. Quelques réflexions à partir du cas bas-canadien », (1984) 8 Déviance et Société 345. Laplante, J., Prison et ordre social au Québec, Ottawa, Presses de l’U. d’Ottawa, 1984. Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Par-delà les divisions culturelles : Rapport sur les autochtones et la justice pénale au Canada. Ottawa: La Commission, 1996; Canada. Commission royale sur les peuples autochtones. Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 4, Perspectives et réalités. Ottawa: La Commission, 1996; Jackson, Michael, “Locking up Natives in Canada” (1988-89), 23 U.B.C. L. Rev. 215. Statistique Canada. Recensement effectué dans les établissements correctionnels le 5 octobre 1996. P. Landreville, D. Laberge et al., « Logique d’action et fonctions de la prison. L’exclusion des itinérants par le droit pénal », in La gestion sociale par le droit pénal. précité, note. G. Barak et R. Bohm, “The Crimes of the Homeless or the Crime of Homelessness? On the Dialectics of Criminalization, Decriminalization, and Victimization”, (1989) 13 Contemporary Crisis 275. 10 juridico-politique. Ce sont les législateurs qui décident de ce qui est « pénalisable », puis les agents de l’appareil pénal, policiers, procureurs, juges, qui décideront quel comportement doit être puni. Ils en concluent que : Cette construction de la « réalité pénale » s’opère toujours dans un contexte de rapports de pouvoir. Il n’est donc pas surprenant de constater que ce sont surtout les comportements de ceux qui sont les plus vulnérables qui sont criminalisés et que ce sont les « sans pouvoir » qui sont le plus souvent définis comme délinquants et éventuellement incarcérés.32 Non seulement l’incarcération des délinquants ne permet pas de rencontrer les objectifs généraux et spécifiques de la peine mais elle opère de façon discriminatoire et a une fonction d’exclusion des populations les plus marginales et les plus vulnérables de notre société. Ce fait a d’ailleurs été reconnu à l’échelle planétaire par les Nations unies. En effet, de nombreux rapports du rapporteur spécial des Nations Unis sur la détention et les exécutions arbitraires, aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde, démontrent qu’après le type de crime commis, les deux facteurs les plus déterminants dans l’imposition d’une sentence lourde ou de la peine capitale sont la classe sociale et l’origine ethnique. De surcroît, les différents rapporteurs ont exprimé une grande inquiétude face au fait que, dans de nombreux cas, les détenus appartenant à des minorités ethniques ou culturelles ne sont jamais mis au courant de leurs droits fondamentaux et qu’aux États Unis, les détenus étrangers sont tenus dans l’ignorance de leurs droits relatifs à la Convention de Vienne en matière d’extradition33. Objectif : diminuer la population carcérale Au Canada, il existe une certaine volonté, du moins au niveau du discours et par l’adoption de mesures législatives comme la peine avec sursis ou les nouveaux principes de détermination de la peine voulant que la privation de liberté ne soit envisagée qu’en dernier recours et que des 32 33 P. Landreville, D. Laberge et al., « Logique d’action et fonctions de la prison. L’exclusion des itinérants par le droit pénal », précité note 26, p. 155-156. Les rapports suivants sont particulièrement intéressants : Civil and political rights, including questions of disappearances and summary executions, Doc. N.U. : E/CN.4/1999.39 ; Question of the violation of human rights and fundamental freedoms in any part of the world, Doc. N.U. : E/CN.4/1998/68/Add.3. 11 peines substitutives soient examinées, principalement pour les délinquants autochtones34, de diminuer la population carcérale. Cette volonté ne repose pas tant sur le fait que la prison coûte cher mais sur la prise de conscience de l’échec de la prison. Les expériences de certains pays montrent qu’un État peut réduire sensiblement le taux d’incarcération s’il a la volonté de le faire. Ainsi, aux Pays-Bas, la consommation de drogue est considérée comme un problème de santé, plutôt que comme un problème relevant du système de justice pénale. Une proportion élevée de toxicomanes bénéficient d’un programme de déjudiciarisation et sont dirigés vers le système de santé. On encourage l’application de sanctions communautaires, et les peines sont beaucoup plus courtes (on considère qu’une peine de 4 ans est une peine de longue durée). L’exemple de la Finlande est un modèle intéressant. Dans les années 70, il y avait dans ce pays 200 détenus pour 100 000 habitants comparativement à 50 dans les autres pays scandinaves (Suède, Danemark, Norvège). Aujourd’hui, le taux d’incarcération est pratiquement identique en Finlande que dans le reste de la Scandinavie (autour de 50 pour 100 000). Il s’agit donc d’une diminution importante alors que le taux d’incarcération partout en Europe tend à augmenter. Une étude importante sur La régulation de la population carcérale35 en Finlande explique le phénomène en mettant en lumière plusieurs facteurs ayant amené ce changement. D’abord, l’on a assisté à une transformation des idéologies pénales suite au constat que le traitement coercitif n’a pas d’effet marqué sur la criminalité. Il n’est pas difficile d’établir un lien entre cette nouvelle conception pénale finlandaise et la théorie abolitionniste qui semblait avoir échoué. L’abolitionniste, en considérant la criminalité comme une résultante de l’ordre social, est convaincu que le châtiment n’est pas une bonne réaction et qu’il pose un sérieux problème éthique puisque qu’il utilise des individus comme moyens de dissuasion. Il faut plutôt préconiser un minimum de coercition et un maximum de soins et de services à tous les membres de la société. De la même manière, en Finlande, les objectifs de politique pénale se sont vus réformer de façon à relativiser, voire à amoindrir, l’approche pénale basée sur le châtiment et 34 35 Article 718.2 c. cr. Lappi-Seppälä, Tapio, Regulating the Prison Population—Experience from a LongTerm Policy in Finland, National Research Institute of Legal Policy, Research Communications 38, Helsinki, 1998, 35 p. 12 la réhabilitation tout en laissant place à de nouvelles options : la planification environnementale et la prévention situationnelle. Ces deux expressions représentent en elles-mêmes la transformation des idéologies pénales finlandaises et elles ont été consacrées dans un slogan : « Une bonne politique de développement social est la meilleure politique qui soit en matière pénale ». La planification environnementale relève donc des politiques sociales et se répercute dans le pénal qui doit dorénavant prioriser la prévention au détriment des espoirs de réhabilitation. La « planification environnementale » vise à inclure le pénal dans le reste du développement politique et social et à toujours évaluer le coût des nouvelles stratégies de développement ainsi que les effets de celles-ci. C’est grâce aux résultats de ces nouvelles évaluations que les différents outils de politiques pénales (prévention, éducation, soin etc.) ont pris le dessus sur la coercition traditionnelle et que le rôle du châtiment et a été relativisé, voire amoindri. Le recours au droit pénal n’est plus isolé du reste du fonctionnement de l’État. et il n’est plus le seul instrument existant en matière de prévention de la criminalité ; c’est un instrument parmi d’autres qui ont un spectre d’action beaucoup plus large. La perspective traditionnelle du châtiment et de la réhabilitation est axée sur un principe inaccessible de dissuasion directe par lequel on veut forcer les délinquants à obéir à la loi par crainte du châtiment. La prévention générale opère plutôt une dissuasion indirecte par un effet créateur et stimulant du châtiment sur le moral : les individus intègrent la désapprobation des actes répréhensibles et, par ce processus, ils évitent d’avoir un comportement illégal non pas par peur d’être châtiés mais simplement parce que le comportement est considéré comme répréhensible moralement et socialement. L’auteur mentionne que les conceptions pénales allemande et anglo-saxonne renferment des éléments similaires. Il s’agit, au fond d’un retour à une conception moraliste de la sanction pénale. La Finlande a aussi opéré des réformes politiques et législatives substantielles en matière de détermination de la peine. On a d’abord pratiquement aboli un régime de détention préventive qui existait pour les récidivistes. En Finlande, les récidivistes pouvaient demeurer en prison même après l’expiration de leur peine alors qu’aujourd’hui, cette mesure n’est applicable qu’aux délinquants dangereux. L’année où cette transformation a été effectuée, le nombre de détenus « récidivistes » est 13 passé de 206 à 24 et il est demeuré très bas depuis (entre 10 et 24 annuellement). Comme le Canada, la Finlande a opté pour la peine avec sursis comme solution de rechange à l’incarcération et cette sentence semble être utilisée de façon efficace, même si, comme ici, elle ne peut être accordée que pour les peines d’une durée maximale de deux années d’emprisonnement. Le résultat de l’encouragement de cette peine a été qu’entre 1950 et 1990, le nombre des peines avec sursis est passé de 3000 à 18 000 par année. La conduite avec facultés affaiblies est le principal sujet traité par les tribunaux finlandais. Dans les années 60, les prisons étaient surchargées de personnes ayant été condamnées pour ivresse au volant. Ce sont d’abord les tribunaux qui ont lancé un mouvement en faveur des peines avec sursis pour ce type d’infraction et une mesure législative est venue renforcer le mouvement. Le résultat est manifeste : en 1970, 70% des délinquants allaient en prison pour conduite avec facultés affaiblies contre 12% en 1980. Il semble que, partout en Europe, l’on tende à éliminer les peines de prisons pour conduite avec facultés affaiblies alors que pendant ce temps, au Canada, on adopte des lois pour imposer une peine minimale de 14 ans pour un accident de la route causant la mort suite à une consommation d’alcool. On assiste au même phénomène pour l’infraction de vol. Les délinquants condamnés pour un vol qualifié étaient privés de liberté dans 38% des cas en 1970 alors que seulement 11% d’entre eux allaient en prison pour le même crime en 1990. Ceci s’explique d’abord par la diminution de la durée des peines pour ce même crime qui est passé de douze mois en 1950, à sept mois en 1970, à deux mois et demi en 1990. Puis la Finlande a introduit dans son système pénal la peine de travaux communautaires et elle est utilisée avec beaucoup d’efficacité semble-t-il. Aucun autre pays ne semble avoir fait de recherche aussi complète sur ce sujet et aucun n’a effectué de changement aussi radical dans sa structure pénale. Mais, pour fournir un autre exemple européen, il peut être intéressant de citer les statistiques sur les condamnations pénales en 14 Suisse36. On sait qu’en Suisse, depuis le milieu du siècle jusqu’au milieu des années 90, le taux de condamnations pénales est passé de 20 000 à 95 000 par année. Cette augmentation est due à un accroissement de la circulation routière (et des infractions qui en découlent) ainsi qu’à une hausse de la consommation et du trafic de stupéfiants. On sait toutefois que la Suisse ne privilégie pas la privation de liberté, sauf dans les cas de crimes graves. Ainsi, l’amende pécuniaire est de loin la peine la plus couramment infligée en Suisse, si l’on tient compte des infractions au code criminel ainsi qu’aux autres lois de nature pénale. Mais sur les peines qui relève strictement du Code pénal, la peine avec sursis représente 50% de toutes les peines infligées, suivie par l’amende qui est imposée dans 33% des cas. La peine de prison sans sursis est ordonnée dans 15% des cas pour une durée de moins de trois mois et de moins de deux semaines dans 26% des cas. En fait, seulement 0.2% des peines dépassent 5 ans. L’incarcération n’est pas utilisée en Suisse pour les infractions à la sécurité routière, ni pour les infractions relatives aux stupéfiants. Les jeunes, qui sont les principaux concernés par les règles relatives aux stupéfiants, ne sont incarcérés que dans les cas les plus graves. La répression de la délinquance juvénile Alors qu’en Finlande, l’incarcération des mineurs est strictement contrôlée, puisqu’il existe une présomption en faveur d’une peine avec sursis pour les jeunes et une disposition interdisant la peine d’emprisonnement sans sursis pour les moins de 18 ans sauf dans les cas extraordinaires (crime très grave ou répété), au Canada comme aux EtatsUnis, la tendance vise à augmenter la répression à l’égard des jeunes. Pourtant, que ce soit dans les campagnes ou dans les villes, le taux global de criminalité chez les jeunes est à la baisse. Entre 1991 et 1997, le taux d’accusations visant les jeunes a diminué de 23%. Seulement un petit nombre d’adolescents sont impliqués dans des actes criminels graves et violents. En 1997, 82% des accusations portées contre les adolescents visaient des crimes sans violence comme le vol, la possession de drogues et l’outrage au tribunal pour non respect d’ordonnance. En 1996-1997, environ un tiers des adolescents déclarés coupables ont été condamnés à des peines de placement sous garde, la moitié à une période de probation 36 OFFICE FÉDÉRAL DE LA STATISTIQUE, Communiqué de presse no. 122/1996 : Condamnation depuis 1946, Bern, 6 décembre 1996, [En ligne] Adresse URL : http://www.admin.ch/bfs/news/archiv96/fp96122.htm. 15 et seulement un sixième à des travaux communautaires ou à des amendes. En 1997, seulement 25% des jeunes contrevenants du Canada faisaient l’objet de procédures extrajudiciaires. Ce chiffre est bien inférieur à celui des États-Unis (5%), de la Grande-Bretagne (5%) et de la Nouvelle-Zélande (61%)37. Au Canada, alors que les études démontrent que le problème de la surpopulation des établissements correctionnels doit être contrecarré par l’usage de mesures de rechange, alors que l’on prend conscience du fait que le système pénal opère une exclusion de la population déjà marginalisée, alors que les statistiques démontrent que la criminalité chez les jeunes est à la baisse, on est à la veille d’adopter une loi encore plus répressive pour les jeunes qui aura pour effet d’augmenter l’incarcération des adolescents, tant quant au nombre que quant à la longueur des peines imposées. Le projet de Loi C-68 veut remplacer la Loi sur les jeunes contrevenants par la Loi sur le Système de justice pénale pour les adolescents. En optant pour une approche plus répressive, le gouvernement fédéral se glorifie de vouloir inculquer aux jeunes des valeurs comme l’imputabilité, la responsabilité et le respect. Il est impossible de ne pas voir dans ce geste, directement contradictoire avec son propre discours sur le besoin de réduire la population carcérale, un calcul politique voire électoraliste. Cette nouvelle loi transforme de façon significative le système actuel. Parmi les modifications importantes, on peut retenir les suivantes : abaisser de 16 ans à 14 ans l’âge des adolescents pouvant recevoir une peine d’adulte; permettre d’infliger une peine d’adulte pour les jeunes de 14 ans et plus reconnus coupables d’une infraction punissable d’une peine de 2 ans et plus; étendre la liste des infractions pour lesquelles les jeunes sont susceptibles de recevoir une peine d’adulte; permettre la publication des noms de tous les jeunes condamnés à une peine pour adulte, ainsi que les noms des jeunes condamnés à des peines pour adolescents suite à une déclaration de culpabilité pour meurtre, tentative de meurtre, homicide involontaire, agression sexuelle grave ou actes violents et répétés; accorder aux tribunaux plus de discrétion pour recevoir en preuve les déclarations faites « volontairement » par les adolescents à la police, « malgré les violations techniques des protections statutaires des adolescents »; exiger que les jeunes condamnés à une peine 37 Canada. Ministère de la justice. Fiche documentaire. Statistiques sur le système de justice pour les adolescents. Mars 1999. 16 d’incarcération soient aussi assujettis à une période supplémentaire de surveillance et de contrôle au moment de la libération. Toutes ces nouvelles mesures répressives doivent être appliquées, lit-on dans les divers documents gouvernementaux, tout en favorisant les mesures de rechange et en reconnaissant les principes de la Convention relative aux droits de l’enfant! Or, la Convention relative aux droits de l’enfant38, ratifiée par le Canada, énonce plusieurs principes que cette nouvelle loi bafoue directement. Ainsi, l’article 40 prévoit que tout enfant condamné pour un acte criminel doit recevoir un « traitement qui soit de nature à favoriser son sens de la dignité et de la valeur personnelle, qui renforce son respect pour les droits humains et les libertés fondamentales d’autrui, et qui tienne compte de son âge ainsi que de la nécessité de facilité sa réintégration dans la société et de lui faire assumer un rôle constructif au sein de celleci ». L’article 40 (2) b) iv) rappelle la garantie juridique fondamentale selon laquelle un accusé jouit d’une protection contre l’auto-incrimination. L’article 40 (3) b) énonce que les États doivent autant que possible traiter les enfants délinquants sans recourir à la procédure judiciaire. Enfin, l’article 40 (4) demande que les États favorisent des mécanismes de peines relatives notamment « aux soins, à l’orientation et à la supervision, aux conseils, à la probation, au placement familial, aux programmes d’éducation générale et professionnelle et aux solutions autres qu’institutionnelles » afin d’assurer aux enfants un traitement conforme à leur bien-être et proportionné à leur situation et à l’infraction » 39. Le Canada fait un recul en matière de protection des droits de l’enfant avec sa nouvelle Loi sur la justice pour adolescents, laquelle va à l’encontre de la philosophie de traitement et de déjudiciarisation prônée non seulement dans la Convention relative aux droits de l’enfant mais aussi dans les Règles des Nations Unies pour la protection des mineurs privés de liberté40, les Règles minima des Nations Unies pour l’élaboration des mesures non privatives de liberté (Règles de Tokyo)41, les Principes directeurs des Nations Unies pour la prévention de la 38 39 40 41 A.G. res. 44/25, U.N. Doc. A/44/49 (1989). Je trouve intéressant que le traitement doive être conforme D’ABORD à la situation du jeune et ensuite à l’infraction commise. C’est vraiment là un système spécial pour les jeunes qui allège un peu la notion de proportionnalité des peines. A.G. 45/113 (1990). Adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 45/110, 14 décembre 1990. 17 délinquance juvénile (Principes de Ryad)42 et l’Ensemble des règles minima des Nations Unies concernant l’administration de la justice pour mineurs (Règles de Beijinj)43. On assiste avec ce projet de loi à un changement profond de la philosophie de la loi pénale pour les jeunes où la répression prédomine maintenant sur l’aide, la rééducation et la réhabilitation. Les jeunes et leurs parents ont besoin que le système leur vienne en aide. Au lieu de cela, on s’affaire à assurer une « proportionnalité des peines » plus mathématique dans le but d’uniformiser les peines infligées aux jeunes à celles infligées aux adultes, ainsi qu’à les uniformiser travers le Canada. Les déclarations faites sur le projet de loi prétendent accorder plus de discrétion aux juges afin qu’ils puissent condamner les jeunes à des peines pour adultes. À l’inverse, ce qu’on ne dit pas, c’est que les juges posséderont beaucoup moins de latitude quant à l’évaluation des besoins réels de l’adolescent accusé et/ou condamné, à l’évaluation de sa situation particulière, de son histoire personnelle. Selon des ministres québécois44, en insistant essentiellement sur la proportionnalité des délits et des peines en faisant abstraction du jeune âge des accusés, la nouvelle Loi empêcherait même le système d’intervenir à temps auprès des jeunes en les référant à des programmes d’aide pour des infractions moins graves, telle qu’elle le permet maintenant. Les jeunes souffriraient ainsi d’une absence totale d’aide lorsque l’infraction est moins grave et pourraient être ainsi encouragés à s’enliser plus profondément dans la criminalité à cause du désengagement de l’État. Par exemple, un adulte qui commettrait un vol pourrait recevoir une peine sous forme d’amende, en vertu du principe de la proportionnalité des peines. En vertu de la loi actuelle sur les jeunes contrevenants, un juge peut avoir la discrétion, pour le même délit et s’il juge que le jeune est sur la voie de la délinquance, exiger qu’il s’inscrive, par exemple, dans une maison de jeunes où des intervenants qualifiés pourraient l’aider à reprendre le contrôle de sa vie et à se revaloriser. Avec la nouvelle loi et toujours à cause du principe de la proportionnalité des peines, le délinquant devrait recevoir une peine sous forme d’amende, comme l’adulte, et subir ainsi le désengagement du système en matière d’éducation et de prévention. 42 43 44 Adoptées par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 45/112, 14 décembre 1990. G.A. res. 40/33, annex, 40 U.N. GAOR Supp. (No. 53) at 207, U.N. Doc. A/40/53 (1985). Linda Goupil, Justice ; Serge Ménard, Sécurité publique ; Gilles Baril, Santé, Service sociaux, Protection de la jeunesse. 18 Avec la nouvelle Loi, le recours à l’enfermement pour les jeunes s’en trouvera gravement haussé compte tenu de l’âge de 14 ans et du type de crime pour lequel on imposera une peine d’adulte. On sait que les problèmes de la délinquance juvénile—tout comme celle des adultes—sont souvent liés à la pauvreté, à la violence familiale, à la toxicomanie ou l’alcoolisme, à la santé mentale. Il est inadmissible alors de punir les délinquants, en particulier les jeunes, sans égard à la situation particulière de chacun et sans égard à la possibilité de rééducation. Le droit de la sanction pénale parle de peines, de mesures, de proportionnalité alors que le système finlandais parle de soins et de traitement, lorsque la prévention situationnelle a échoué. S’il faut reconsidérer l’emprisonnement au tournant de l’an 2000, il faudrait commencer par reconsidérer les causes de la délinquance dans une perspective préventive plutôt que répressive. Le psychiatre américain James Gilligan propose45 une façon différente de conceptualiser et donc de traiter la délinquance. Il faut, selon lui, reconnaître une fois pour toutes que la délinquance est une affaire de santé publique et non une déviation simpliste des lois pénales et/ou morales. En ce sens, lorsque les structures sociales reconnaîtront que la délinquance est le « symptôme », la manifestation, d’un mal social se reflétant chez certains individus, il deviendra absurde de s’attaquer au problème dans une perspective répressive. Il faudra alors « soigner » à la manière de la philosophie pénale finlandaise. Pour le psychiatre, il est aussi absurde de punir un délinquant qu’il serait absurde de punir la victime d’une maladie contagieuse. Puisque l’essence de la prison est la punition et l’humiliation qui diminuent l’estime de soi, la dignité et le sens des responsabilités, tel que l’a reconnu l’ONU, il est évident que l’être humain en sortira toujours plus violent. Selon la théorie de Gilligan, les causes de la violence sont la honte et l’humiliation dont l’acte violent est le symptôme lequel vise à recouvrer une estime de soi. La violence est engendrée par la honte qui, elle, est engendrée par la pauvreté. Dans une perspective de prévention, seules de véritables mesures économiques et sociales, visant à diminuer la pauvreté, 45 James Gilligan, Violence : Our Deadly Epidemic and Its Causes, G. P. Putnam’s Sons, 1996. 19 auraient comme effet direct de diminuer la délinquance. Et dans une perspective de traitement, il faut penser d’abord à soigner les malades, en leur offrant de l’aide psychosociale, et ne les priver de liberté temporairement que lorsqu’il est évident qu’ils représentent un danger réel pour le reste de la société. Gilligan va très loin. La honte est engendrée par la pauvreté, qui elle est étroitement reliée à la guerre de la drogue. Ce n’est pas que la drogue cause la violence, il faut au contraire détruire ce mythe selon Gilligan de façon à rendre compte du fait que la violence est causée par la guerre de la drogue, par le fait que la drogue est prohibée. À titre s’exemple, il affirme que, si les jeunes hommes noirs sont les plus souvent emprisonnés aux États-Unis, ce n’est pas parce qu’ils sont en soi plus violents, c’est parce que le système actuel ne leur permet pas de sortir de la pauvreté et qu’ils sont donc dirigés vers la guerre de la drogue. Alors plutôt que de s’attaquer au vrai problème, celui de la pauvreté dans une perspective préventive, on construit de plus en plus de prison, et c’est la voie royale d’un cercle excessivement vicieux. Conclusion Toutes nos énergies doivent être employées à réduire le taux d’incarcération, particulièrement chez les jeunes. Quelques pistes suggérées dans ce texte méritent notre attention particulière46 : emploi systématique des peines substitutives à l’emprisonnement tel le sursis, abandon des sentences minimales, déjudiciarisation et mesures de rechange pour les adolescents, interdiction d’incarcérer pour non-paiement d’amendes, changement d’attitude envers la consommation de drogues qu’il faut considérer, à l’instar de certains pays européens, comme un problème de santé publique plutôt que comme un problème de criminalité47. Il faudrait surtout modifier profondément notre philosophie de répression et privilégier la prévention, le traitement, l’éducation et la lutte à la pauvreté comme moyen de mettre un terme à la violence. Tout cela demande le courage de ses convictions et nécessite une volonté politique inébranlable pour ne pas succomber à la pression publique d’une partie de la population souvent intolérante, mal informée, avide de sensationnalisme et de rectitude morale. Le Canada devrait être 46 47 D’autres solutions dont je n’ai pas parlé dans ce texte, pourraeint aussi être mises de l’avant, tel le système de jours/amendes basé sur les revenus du délinquant, en vigueur dans certains pays comme la Suède. Alvin Bronstein, “US. policies Create Prison Human Rights Violation”, National Prison Project Journal, vol. 6, no 3, 1991, p. 5. 20 progressiste en ce domaine et se démarquer des États-Unis à cause des excès inévitables et des injustices sociales flagrantes auquel le modèle américain conduit inexorablement48. 48 Voir à ce sujet l’excellent rapport d’Amnesty International, Etats-Unis. Le paradoxe américain, Londres, Éditions francophones, 1998, 202 p.