MONDE ROMAIN-documents Internet

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MONDE ROMAIN-documents Internet
Document commenté
UNE
ÉPIPHANIE ONIRIQUE D’ASCLÉPIOS.
[18] Quand donc nous fûmes arrivés à Smyrne, le
dieu m’apparaît sous la forme à peu près que
voici : il était à la fois Asclépios et Apollon, Apollon
de Claros et celui qu’à Pergame on nomme
« Kalliteknos », et auquel appartient le premier des
trois temples. Se tenant, sous cette apparence,
debout devant mon lit, et tendant les doigts, après
avoir calculé quelques instants : « Tu as, dit-il, dix
années de ma part et trois de la part de Sarapis »
- et, en même temps, ces treize années apparurent
comme dix-sept d’après la position des doigts - et
il ajouta que cela n’était pas vision de rêve, mais
réalité et que je le verrai bien moi-même. Et en
même temps il m’ordonne de descendre jusqu’au
fleuve, celui qui coule devant la ville, et de m’y
baigner, qu’un enfant impubère m’indiquerait la
direction à prendre et il me montre l’enfant. Tels
sont les points principaux de l’épiphanie du dieu,
et moi j’aurais donné toute chose pour être
capable d’en exposer avec exactitude également
les détails. [19] C’était le milieu de l’hiver, il soufflait un cruel vent du nord et il faisait un froid
glacial et, sous l’effet du gel, les galets étaient si
collés l’un à l’autre qu’ils formaient comme une
plaque de glace continue et l’eau du fleuve était
telle qu’on peut l’imaginer par un temps pareil.
[20] Quand fut connue la prescription de l’apparition divine, mes amis m’accompagnèrent, ainsi
que ceux des médecins qui m’étaient proches, et
d’autres encore, soit qu’ils se fissent du souci pour
moi, soit par curiosité intellectuelle. Et il y avait
aussi, en plus, une grande foule de gens - c’est
qu’en effet il se déroulait précisément l’une ou
l’autre de ces distributions hors des portes - et tout
se voyait très bien du haut du pont. Il y avait un
médecin du nom d’Hérakléôn, un ami à moi, qui
m’avoua le lendemain qu’il était venu, tout à fait
persuadé que je serais, dans le meilleur des cas,
pris d’une crampe ou d’un autre malaise comparable. [21] Quand nous fûmes arrivés au bord du
fleuve, il n’y eut nul besoin qu’on m’encourageât.
Bien au contraire. Encore plein de la chaleur que
m’avait donnée la vue du dieu, après avoir rejeté
mes vêtements, et sans même avoir besoin qu’on
me frictionne, je me jette à l’endroit où le fleuve
est le plus profond. Et alors, comme si j’étais dans
une piscine à l’eau douce et bien tempérée, je pris
mon temps, nageant et me faisant couvrir par
l’eau entièrement. Et quand je sortis, toute ma
peau brillait et mon corps éprouvait un grand
bien-être : il y eut alors une grande clameur de la
part de ceux qui étaient présents aussi bien que de
ceux qui ne cessaient d’arriver et qui entonnèrent
tous à pleine voix l’acclamation rituelle : « Grand
est Asclépios ! ». [22] Ce qui suivit, qui pourrait le
décrire ? Tout le reste du jour et de la nuit,
jusqu’au moment d’aller au lit, je conservai l’heureux état qui avait suivi le bain et je ne sentais
mon corps ni trop sec, ni trop humide, et la
chaleur ne diminua ni n’augmenta en rien ; ce
n’était du reste pas une chaleur comparable à
celle qu’on peut se procurer par quelque technique humaine, mais une sorte de chaleur solaire
continue, qui répandait dans tout mon corps et
par toute ma peau une égale vigueur. [23] Et il en
allait à peu près de même pour la disposition
psychique. Car ce n’était pas comme une de ces
jouissances connues et l’on n’eût pas dit non plus
que cela avait à voir avec un plaisir humain, mais
c’était une sorte de joie ineffable qui rendait toute
chose seconde par rapport au moment présent, si
bien qu’il me semblait ne rien voir de tout ce qui
se présentait à ma vue ; tant j’étais tout entier près
du dieu. [24] À partir de là, il t’appartient, ô maître,
de me montrer et présenter ce que je dois dire
pour continuer […].
Aelius Aristide, Discours sacrés (= D.S.) II (= Discours XLVIII), 18-24 ; traduction M.-H. Quet.
Remarques préliminaires : les objectifs du texte
La nature de la relation privilégiée existant entre un dieu sauveur et un fidèle élu par ce
dieu.
Évidents au premier abord:
– le récit d’une expérience miraculeuse par le miraculé en personne;
– la mise en scène d’un traitement d’Asclépios et des réactions de la foule devant le
miracle.
Documents et exercices
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Apparents dans un second temps:
– la complexité de la projection onirique;
– la nature spécifique du salut païen conçu comme don d’années de vie;
– les caractéristiques d’une « écriture du moi » destinée à célébrer les « pouvoirs » d’un
sauveur qui n’est pas le Christ.
1 - Présentation du document
La bibliographie
Un texte qui touche à la fois à l’histoire religieuse, à l’histoire de la personne et à la vie quotidienne
d’une cité d’Asie à l’époque antonine : cf. FESTUGIÈRE, A. J., Aelius Aristide, Discours sacrés. Rêve,
religion, médecine au IIe siècle après J.-C., Paris, Macula, coll. « Propylées », 1986 ; QUET, M.-H.,
« Parler de soi pour louer son dieu : le cas d’Aelius Aristide… », dans Baslez, M.-F., Hoffmann, Ph.,
Pernot, L. (éd.) L’Invention de l’autobiographie d’Hésiode à saint Augustin, Paris, 1993, p. 211-251.
La nature de la source
Les Discours sacrés, écrits entre 166 et 177 p. C., sont essentiellement des « récits de
rêves » destinés à témoigner de la toute-puissance du dieu médecin, Asclépios Sôter
(« Sauveur ») de Pergame.
La valeur du témoignage
Un document de première main à visées politiques et arétalogiques sur l’imaginaire d’un
culte de salut païen.
L’auteur
Aelius Aristide est le seul sophiste atticiste dont la majeure partie de l’œuvre soit parvenue jusqu’à nous (cf. PERNOT, L., dans Goulet, R., Dictionnaire des Philosophes
antiques, vol. I, Paris, CNRS, 1989, s. v., p. 358-366).
Né en décembre 117 (mort peu après 180), au voisinage d’un sanctuaire de Zeus
Olympios, à proximité d’Hadrianoi (Orhaneli en Turquie), Aristide est moins connu
aujourd’hui par ses œuvres proprement sophistiques ou par ses discours politiques –
excepté le discours À Rome rédigé en 143 – que par sa maladie et la relation privilégiée
qu’il entretint à partir de 144 avec Asclépios. Aristide, qui était citoyen de Smyrne - dont
l’évêque Polycarpe avait été récemment martyrisé -, rédigea, en partie, les Discours
sacrés (mention dans l’Adresse à Asclépios, 177 p. C.), pour répondre indirectement aux
vœux de Marc Aurèle dont un édit rappelait la nécessité d’honorer les dieux du panthéon
traditionnel sur toute l’étendue de l’Empire.
2 - Analyse du document
Dégager les étapes du récit: 1) l’épiphanie du dieu (§ 18) ; 2) le récit du bain ordonné
par le dieu (§ 19-21) ; 3) les effets de la rencontre d’un fidèle avec son dieu (§ 22-23) ;
4) l’évocation du dieu comme « maître » (§ 24).
3 - Mise en place du document
Localiser Smyrne (une des trois métropoles de l’Asie) et le fleuve cité, qui n’est pas le
Mélès (CADOUX, C. J., Ancient Smyrna, A History of the City from the Earliest Times
to 324 A.D., Oxford, 1938, p. 12, n. 6 et p. 174, n. 6); identifier les dieux mentionnés
dans le texte et localiser leurs sanctuaires (cf. la carte Le Monde romain, Paris, Bréal,
2010, p. 217 ; le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae [LIMC], de Kahil, L.
et alii, Zurich et Munich, s. v. « Apollo » et « Asclépios »).
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8. L’Orient romain (de 30 a. C. à 235 p. C.)
4 - Explication
L’auteur intègre le récit de cet épisode fondateur de sa vie dans un récit plus vaste des
tribulations que lui imposa le dieu, avant de l’établir durablement à Pergame au printemps 145 – ce qui permet de dater l’épiphanie de janvier 145 (cf. « cœur de l’hiver »);
évoquer ensuite les divers acteurs de cette expérience existentielle: 1) le dieu, 2) son élu,
3) la foule des témoins; analyser 4) la nature des croyances de la société grecque du
IIe siècle, concernant les notions d’épiphanie, d’oracle, de miracle, la conception du salut
comme un don d’années de vie supplémentaires et la caractérisation – dans sa relation à
la médecine contemporaine – des effets psychiques et somatiques produits par un « bain
hivernal » miraculeux; 5) conclure sur la nature du témoignage aristidéen.
A - Asclépios : un dieu médecin sauveur
1 - Les dénominations du dieu
– Le dieu. Asclépios est quatre fois désigné dans le récit par l’expression « le dieu »
(§ 18, 21, 23). Cela implique que, sans être le seul dieu vénéré par Aristide – plusieurs
autres dieux sont mentionnés – Asclépios fut, pour lui, un dieu plus important que les
autres, qu’il a nommé le « Sauveur » dès sa première manifestation onirique (D.S. II,
7); évoquer l’évolution, au IIe siècle, du polythéisme vers divers hénothéismes (cf. Le
Monde romain, Paris, Bréal, 2010, p. 167, n. 21).
– Le maître. L’invocation par Aristide d’Asclépios comme son « maître » (§ 24) montre
la nature verticale de la relation établie à cette date entre un fidèle et son dieu, laquelle
est bien attestée en Anatolie dans les cultes d’Asclépios, de Sarapis, d’Isis, des Dieux
Syriens et de la Mère des dieux (voir PLEKET, H. W., « Religious History as the
History of Mentality: the Believer as Servant of the Deity in the Greek World », dans
Versnel, H. S. (éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of the Religious Mentality in
the Ancient World, Leyde, 1981, p. 152-192, ici p. 160-161).
– Asclépios. Le dieu est nommé Asclépios dans l’évocation de la vision et dans l’acclamation rituelle, bien connue en Asie à cette date (cf. Actes des Apôtres, 19, 28 :
les habitants d’Éphèse clament : « Grande est l’Artémis des Éphésiens »). Aristide a
lui-même crié en rêve « Grand est Asclépios », aux Eaux chaudes proches de
Smyrne - où l’avaient envoyé les médecins incapables d’identifier son mal, en
janvier 144 (D.S. II, 7).
2 - L’image onirique du dieu
Le dieu n’apparaît pas ici à l’image de sa statue de culte la plus connue (comme il
était habituel selon Artémidore de Daldis) mais sous l’apparence polymorphe de trois
divinités.
– L’Apollon de Claros ou de Colophon était le dieu d’un sanctuaire oraculaire de la côte
d’Asie encore très actif au IIe siècle (cf. ROBERT, L., « L’oracle de Claros », dans
Delvoye, Ch., Roux, G. et alii, La Civilisation grecque de l’Antiquité à nos jours, t. I,
Bruxelles, 1969, p. 305-312), auprès duquel Aristide envoya peu de temps après son
nourricier Zozime (D.S. III, 12).
– L’Apollon « aux beaux enfants » de Pergame porte une épiclèse, Kalliteknos, rappelant qu’Asclépios était fils d’Apollon et de la nymphe Coronis. Un culte était rendu à
Apollon dans l’Asklépieion (cf. HABICHT, Ch., Die Inschriften des Asklepieions,
Berlin, 1969, n°115b, p. 130 et pl. 30). Une même divinité pouvait recevoir des cultes
différents selon ses épiclèses, un même sanctuaire pouvait contenir plusieurs temples.
Documents et exercices
3
– Asclépios n’est pas défini par référence à un sanctuaire, quoiqu’il en ait possédé
plusieurs dans la région. Il est, en tant que médecin, « le dieu qui apparaît » au fidèle
pour le guérir (cf. STRATEN, F. T. van, « Daikrates’ Dream. A votive Relief from
Kos and Some Other Kat’Onar Dedications », BABesch, 51, 1976, p. 1-38, ici p. 14,
18, 23).
– L’apparence composite du dieu dans cette projection onirique fait référence à un dieupère, Apollon - particulièrement vénéré par Aristide (D.S. IV, 31, 32-34 et 37) - et à un
dieu-fils, Asclépios, apparu, à son nourricier, lors d’une incubation à l’Asklépieion de
Pergame, et qualifiant les discours à venir d’Aristide de « Discours sacrés » (D.S. II,
9-10).
B - Aristide, l’élu, le serviteur, le témoin d’Asclépios à Smyrne
Le document fait apparaître Aristide comme l’élu du dieu, et comme l’écrivain qui, un
quart de siècle plus tard, a rédigé le récit que nous lisons.
1 - L’agent des ordres du dieu et son témoin
– La passivité du voyant. Aristide est l’objet passif d’une vision (§ 18) ; il ne donne
aucun détail sur ce qu’il a ressenti.
– L’activité du baigneur. L’évocation du bain comporte en revanche sept verbes d’état
ou d’action (§ 21).
– L’effort d’objectivité du témoin. Il s’implique le moins possible dans son récit (une
seule expression, § 23), définit son état comme miraculeux par des comparaisons insistant sur l’impossible assimilation d’un état humain à un état provoqué par un dieu
(§ 23) et souligne la difficulté de son entreprise (§ 18).
2 - La spécificité de l’état d’un homme « tout entier tourné vers le dieu »
– Le désintérêt pour tout ce qui n’est pas l’ordre du dieu (§ 23). Ainsi s’explique qu’il
ait omis de mentionner la présence de « l’enfant impubère » qui devait lui montrer
le chemin (§ 18), alors qu’il eut toujours le souci de noter combien les événements
accomplis dans la vie éveillée correspondaient aux oracles reçus en rêve (D.S. II,
48-49).
– Une expérience à la fois psychique et somatique. La rencontre avec un dieu médecin
explique les nombreuses références au corps. Aristide établit un parallèle entre son état
somatique et son état psychique (§ 22), selon les usages de la médecine pergaménienne
du IIe siècle.
3 - Smyrne, lieu du premier miracle public rapporté par Aristide
– Smyrne, la seconde « patrie » d’Aristide : la cité d’enracinement civique de sa
famille, issue du mont Olympe en Haute Mysie. Aristide y fit ses études et y possédait deux maisons (D.S. III, 43 et II, 38). Il y était déjà connu comme orateur, y ayant
prononcé, notamment en 142, à son retour d’Égypte, l’Hymne à Sarapis
(Discours XLV).
– Smyrne, le lieu du constat de son échec professionnel et de son étrange maladie.
Aristide aurait dû revenir auréolé de gloire sophistique, après avoir prononcé un éloge
de Rome, à Rome même, en 143, l’année du consulat ordinaire de son maître Hérode
Atticus. Aristide, jugé perdu à Rome, atteignit Smyrne en décembre 143, dans un état
désespéré (D.S. II, 6-7), et sans avoir pu prononcer son discours. « Contre toute attente
et à la stupéfaction générale, les Smyrniotes le virent revenir vivant » des Eaux
chaudes (D.S. II, 7 et 11), ayant reçu un appel d’Asclépios.
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8. L’Orient romain (de 30 a. C. à 235 p. C.)
– Smyrne: le foyer culturel de l’élu du dieu. Aristide est très connu à Smyrne, cité
universitaire de grand renom (Philostrate, Vies des sophistes, I, 21, 518; II, 26, 613).
Ayant été jugé perdu, il peut y apparaître comme un miraculé. C’est dans cette cité
qu’il reçut en rêve le nom de Théodôros, « Don du dieu » (D.S. IV, 53), qui fut plus
tard gravé sur le socle de sa statue.
C - La foule des témoins, volontaires ou occasionnels, du bain miraculeux
1 - Les témoins volontaires: les familiers, les amis et les médecins avertis de l’épiphanie du dieu, parmi lesquels Aristide distingue ceux qui sont proches de lui et les autres
qu’il divise en deux catégories (ceux qui sont susceptibles de se faire du souci pour un
malade et ceux que meut la curiosité scientifique, § 20). Il a systématiquement souligné
la curiosité des médecins, pour sa résistance à des traitements difficiles et pour ses guérisons inattendues (D.S. II, 51 et 61-68), même s’il a exprimé plusieurs fois sa méfiance à
leur endroit, car « les rêves et les oracles d’Asclépios délivraient [à ses yeux] les fidèles
de l’art des médecins » (Discours II, 75).
2 - Les témoins occasionnels: ils se trouvaient là parce qu’il y avait « une distribution
en dehors des portes de la ville » (§ 20). Cette diadosis – d’huile ou de blé – atteste
l’existence de distributions effectuées par les magistrats ou les évergètes au bénéfice des
habitants des cités (cf. VEYNE, P., Le Pain et le Cirque. Sociologie historique d’un
pluralisme politique, Paris, Seuil, 1976, p. 271-294).
3 - Le goût de la foule pour les miracles
Souligner la curiosité de la foule et son attente des miracles, tant en milieu païen qu’en
milieu chrétien (cf. Évangile de Matthieu, VII, 22 et 28 ; IX, 33 ; XIII, 54 ; XV, 31 et,
aussi, BROWN, P., Genèse de l’Antiquité tardive, trad. A. Rousselle, Paris, 1983,
p. 114, 132-133).
D - La nature des croyances religieuses propres aux cultes de salut
de l’Orient romain
Plusieurs observations à première vue déconcertantes: examiner le vocabulaire (notions
d’épiphanie, d’oracle bien que ce dernier terme n’apparaisse pas dans le texte); réfléchir
ensuite aux pouvoirs spécifiques des divinités salvatrices.
1 - Le vocabulaire des interventions oniriques du dieu
– L’épiphanie du dieu: Asclépios est apparu au pied du lit d’Aristide (§ 18), comme cela
est attesté sur les ex-voto (cf. van STRATEN, BABesch, 1976, pl. 9 et 10, et p. 13). La
« vision onirique » du dieu était pour les Anciens une « épiphanie » au plein sens du
terme, comme le montrent la formule prononcée par le dieu (§ 18) « Ce n’est pas là
“vision de rêve [onar]”, mais “réalité” [hypar] », l’emploi du verbe phainesthai,
« apparaître » et du mot épiphaneia, le mot hypar insistant sur le fait que la vision
onirique, onar, se réalisera dans la vie éveillée. Aristide n’emploie jamais le mot khrèmatismos qui désignait chez les onirocrites le « rêve oculaire ».
– L’oracle des années: l’apparition d’Asclépios est désignée par les mots « épiphanie »
(§ 18) et « vision » (opsis) (§ 21), car le sophiste met l’accent sur les effets de la vision
du dieu et du bain hivernal. En revanche, chaque fois qu’il a fait référence à cette
première épiphanie d’Asclépios, Aristide l’a désignée comme « l’oracle » (khresmos)
ou la « prédiction (prorrhèsis) des années » (D.S. II, 37 et 45). Pour lui, les paroles du
dieu entendues en rêve étaient des oracles de son sauveur, à la bienveillance duquel il
attribuait « les dix-sept années qui suivirent cette épiphanie » (D.S. II, 37). Asclépios
joue ici son rôle de divinité salvatrice de deux façons.
Documents et exercices
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2 - Les pouvoirs spécifiques d’une divinité salvatrice
– Le don d’années de vie. Asclépios accorde à Aristide treize années de vie qui lui
paraissent pouvoir être décomptées comme dix-sept, « d’après la position des doigts »
(§ 18) (sur cette façon de compter, cf. BEHR, C. A., Aelius Aristides and the Sacred
Tales, Amsterdam, 1968, p. 71-72). À l’époque classique, on reconnaissait plus volontiers à Asclépios la capacité de guérir – et par-là de prolonger la vie des malades – que
celle d’octroyer des années de vie. À l’époque impériale, on s’interrogeait sur la capacité des dieux sauveurs de modifier le cours des destinées individuelles, en s’opposant
victorieusement à ce qui avait été fixé par le Destin (Moira) ou la Nécessité (Anankè);
l’on reconnaissait surtout en Égypte cette capacité à Isis et à Sarapis, (cf.
FESTUGIÈRE, A. J., L’Idéal religieux des Grecs et l’Évangile, Paris, 1932, p. 109
et 317). Aristide avait séjourné en Égypte: ainsi s’explique que Sarapis soit mentionné
comme participant au don d’années de vie.
– L’association d’Asclépios Moironomos et de Sarapis
Au cours de l’épiphanie, Asclépios s’exprime en son propre nom et au nom du dieu
Sarapis (§ 18) – autre dieu sauveur d’origine alexandrine – dont il loue et semble redouter les pouvoirs (Discours XLV, 33 et 25-26). À en juger par les Discours sacrés, les
rapports imaginaires d’Aristide avec Sarapis ne furent pas simples. Cependant le
sophiste a plusieurs fois associé Asclépios et Sarapis, notamment en assimilant l’œuvre
des deux empereurs Marc Aurèle et Lucius Verus, se dévouant pour le salut de l’œkoumène, à celle des deux dieux sauveurs (Discours XXVII, 39). Le don de dix-sept années
de vie dont il pensait avoir bénéficié poussa Aristide à nommer ultérieurement
l’Asclépios de Pergame Moironomos, « distributeur des destinées », en lui attribuant une
fonction habituellement dévolue à Zeus ou à Sarapis (Discours XLIII, 27 et XLV, 21),
et lui permit de se considérer lui-même comme un « don du dieu » (Théodôros).
– Le bain hivernal prescrit par le dieu médecin
La prescription de bains, l’absence de bain ou la description de bains sont très souvent
mentionnés dans les Ier et IIe Discours sacrés, quoique le récit n’en soit pas suivi. Les
bains étaient d’usage régulier dans le monde romain, comme l’attestent sur toute l’étendue de l’Empire les très nombreux vestiges de thermes privés et publics et leur place
dans les sanctuaires d’Asclépios (cf. GINOUVÈS, R., Balaneutikè. Recherches sur le
bain dans l’Antiquité grecque [BÉFAR, vol. n° 200], Paris, 1962, p. 355-361 et 367373). La prescription de bains froids n’était pas inhabituelle à l’époque impériale, tant
dans les traités médicaux que dans les prescriptions oniriques d’Asclépios (cf. Marc
Aurèle, Pensées, V, 8 et D.S. II, 55). Aristide considérait ses bains hivernaux, qu’il regardait comme des « traitements », des « bienfaits du dieu » (§ 59 et 70), et qu’il qualifiait
de « divins » (§ 11), comme aussi importants que ses succès oratoires, car également
donnés par Asclépios (§ 82).
– Une hydrothérapie miraculeuse. Aristide n’emploie pas le mot « miracle » mais
montre qu’il y eut miracle du fait qu’un malade continuellement saisi de frissons ait
été soudain capable de se baigner nu dans l’eau glacée et de trouver cette eau agréable
(§ 21) ; d’où l’importance accordée, dans ce récit, à l’hostilité des éléments (§ 18), à
l’intrépidité d’Aristide et au plaisir qu’il prit dans le fleuve, jusqu’à ce qu’éclatât « le
pouvoir du dieu ». Le bain rétablit la bonne température du corps et le juste équilibre
des humeurs du malade. L’évocation presque clinique de l’état qui suivit le bain
montre que l’action du dieu s’inscrivait dans les conceptions médicales du IIe siècle,
telles qu’elles se rencontrent chez Galien. Souligner l’usage du mot kouphotês qui
appartient au vocabulaire médical (voir VAN BROCK, N., Recherches sur le vocabulaire médical du grec ancien, Paris, Klincksieck, coll. « Études et commentaires »,
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8. L’Orient romain (de 30 a. C. à 235 p. C.)
n° 41, 1961, p. 211-212), pour qualifier la sensation d’allégresse physique éprouvée au
sortir du bain (§ 21) ; remarquer l’usage d’un vocabulaire proche de celui des
mystiques chrétiens.
Conclusion
– L’intensité d’une expérience existentielle païenne; l’émergence en milieu païen d’une
« écriture du moi » liée à la volonté d’édification du miraculé;
– l’importance des manifestations somatiques dans l’évocation des pouvoirs du dieu
médecin, caractéristiques d’un culte de salut païen;
– les phénomènes hénothéistes à l’œuvre dans l’imaginaire d’un fidèle d’Asclépios qui
fut un grand sophiste hellène.
Documents et exercices
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Documents proposés
LE
PLUS GRAND DE TOUS LES PRIVILÈGES : LA
L’empereur César Auguste, fils du divin Jules a fait
réponse aux Samiens en ajoutant cette suscription à leur requête : « Il vous est loisible de constater par vous-mêmes que je n’ai octroyé le
privilège de la liberté à aucun peuple à l’exception
de celui des Aphrodisiens, lesquels ont pris mon
parti durant la guerre et ont connu la captivité, en
raison même de leur loyauté à notre égard. Car il
n’est pas juste que le plus grand de tous les privi-
«
LIBERTÉ
».
lèges soit accordé au hasard et sans motif. Je suis,
moi-même, bien disposé envers vous et voudrais
complaire à ma femme qui prend vos intérêts à
cœur, mais cela ne peut aller jusqu’à me faire
rompre avec mon habitude. Ce n’est pas le
montant des sommes que vous versez pour le
tribut qui importe à mes yeux, mais la volonté qui
est la mienne de n’octroyer à personne les privilèges les plus glorieux sans motif valable. »
Inscription d’Aphrodisias, extraite de REYNOLDS, J., Aphrodisias and Rome (Journal of Roman Studies Monographs, n° 1),
Londres, 1982, n° 13, p. 104-106 ; traduction M.-H. Quet.
Bibliographie
ERIM, K., DE LA GENIÈRE, J. (éd.), Aphrodisias de Carie, Paris, 1987 ; OLIVER, J. H., Greek Constitutions
of Early Roman Emperors from Inscriptions and Papyri (Memoirs of the American Philosophical Society,
vol. 178), Philadelphie, 1989, p. 21-26.
Comprendre le document et ses centres d’intérêt
– Un témoignage officiel précoce sur la politique impériale d’octroi ou de refus de privilèges aux cités grecques;
– l’expression directe de la volonté d’Auguste et l’explicitation de ses motivations.
Présenter le document
– La première « suscription », ancêtre du rescrit impérial, au bas de la requête des
Samiens (Ionie), dans la cité libre d’Aphrodisias (Carie);
– la simplicité de la formulation (pas de date, de destinataire, de formule de politesse);
– les mobiles de la politique romaine à l’égard des cités grecques (mention de la guerre
[civile], des liens de Livie avec Samos, des implications financières de l’octroi de la
« liberté »).
Mise en place du document
– Distinguer la date de la gravure de l’inscription grecque (IIe-IIIe siècle p. C.) de la date
de rédaction par Auguste de sa réponse aux Samiens; rédaction après 38 a. C. (titre
d’imperator, mariage avec Livie) et avant 20-19 a. C. (date de l’octroi de la « liberté »
à Samos pour avoir été, en 31-30, résidence d’Auguste);
– expliquer la localisation d’un document concernant Samos sur le mur d’archives
d’Aphrodisias, par la mention de l’engagement des Aphrodisiens en faveur d’Octavien;
évoquer l’attitude générale des cités d’Asie durant la lutte entre les triumvirs;
– rappeler la question de la « liberté » des cités à l’époque hellénistique.
Construire le plan à partir des centres d’intérêt suivants
(qui ne constituent pas un plan en soi)
– Les titres d’Auguste (imperator, César, fils du divin Jules, Augustos, au lieu de
Sébastos); le passage du « je » au « nous »;
– les raisons de la décision d’Auguste (bienveillance, justice, désintéressement financier,
référence à l’amour conjugal, valeur des titres honorifiques);
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8. L’Orient romain (de 30 a. C. à 235 p. C.)
– la notion de privilèges (philanthrôpa), le caractère exceptionnel du titre de « cité
libre » sous Auguste et ses implications financières;
– la nature mi-officielle, mi-privée de la procédure – habituellement réservée à la correspondance de l’empereur avec des particuliers – au bas d’une requête de cité implique
l’absence de distinction formelle, durant les années 38-20 a. C., entre les types de
correspondance élaborés ensuite par la chancellerie impériale.
CLAUDE
ADMONESTE LES
ALEXANDRINS
En ce qui concerne les désordres, la sédition ou,
pour dire vrai, la guerre contre les Juifs […], je n’ai
pas voulu découvrir après enquête quels étaient
les coupables, tout en conservant en moi-même
une intangible colère contre ceux qui firent
renaître ces troubles. Je déclare simplement que,
si vous ne mettez pas fin, sur-le-champ, au ressentiment funeste qui vous anime les uns contre les
autres, je serai contraint de vous montrer ce que
devient un prince bienveillant, quand il est pris
d’une juste colère. Aussi, je conjure, une fois
encore, les Alexandrins de se conduire avec
modération et bienveillance envers les Juifs qui
habitent depuis si longtemps la même cité et de
ne porter atteinte à aucun des rites qu’ils ont
établis pour le culte de leur dieu, mais de les laisser observer leurs coutumes – comme déjà sous le
dieu Auguste – tous usages que j’ai moi-même
confirmés après avoir entendu les deux parties.
ET LES
JUIFS D’ALEXANDRIE.
Aux Juifs, j’ordonne expressément de ne pas chercher à obtenir plus que ce qu’ils avaient auparavant et de ne pas envoyer à l’avenir deux
ambassades – ce qui ne s’est jamais produit
jusqu’ici – comme s’ils habitaient deux cités
distinctes, ni de se mêler aux concours relevant
des gymnasiarques ou des cosmètes, se contentant de jouir de leurs propres biens et de profiter,
dans une cité qui n’est pas la leur, d’une profusion
d’avantages librement accessibles. Qu’ils n’invitent ni ne fassent venir de Juifs de Syrie, ni
d’Égypte en descendant le fleuve, ce dont je serais
obligé de concevoir les plus graves soupçons.
Sinon, je les poursuivrai par tous les moyens,
comme cherchant à susciter un mal commun à
toute la terre. En revanche, si vous […] voulez bien
accepter de vivre, les uns et les autres, avec modération et bienveillance les uns pour les autres, moi,
de mon côté, je prendrai le plus grand soin de cette
cité, comme d’un bien hérité de nos ancêtres.
Papyrus Londres, VI, 1912, col. IV et V (= CPJud., 1960, t. 2, n° 153, l. 73-104) ; traduction M.-H. Quet.
Bibliographie
MÉLÈZE-MODRZEJEWSKI, J., Les Juifs d’Égypte de Ramsès II à Hadrien, Paris, 2e éd., PUF, Coll.
Quadrige, 1997, p. 239-253 ; HUZAK, E. G., « Alexandria ad Aegyptum in Claudian Age », dans ANRW,
II, 10, 1, Berlin et New York, 1988, p. 619-668 (ici, p. 664-666).
Comprendre le document et ses centres d’intérêt
– L’appel de Claude à la concorde interethnique, dans la deuxième ville de l’Empire;
– le conflit des Alexandrins et des Juifs d’Alexandrie
Présenter le document
– Une lettre impériale, sur papyrus grec, découverte à Philadelphie, au Fayoum (cf. Le
Monde grec, Paris, Bréal, 2010, p. 222);
– Claude, petit-neveu d’Auguste, successeur de Caligula, ami d’Agrippa Ier, le roi de
Judée qui est accusé par les Grecs;
– les Alexandrins (= les Grecs, citoyens d’Alexandrie); les Juifs (= les membres du politeuma juif d’Alexandrie exclus du corps civique par Auguste en 30 a. C.);
– la date, 10 novembre 41 p. C. (= date de l’édit du préfet d’Égypte faisant connaître la
lettre).
Documents et exercices
9
Mettre en place le document
– La 3e partie de la lettre de Claude: rappeler le contenu des deux autres;
– les non-dits de l’empereur portant sur les événements antérieurs (38-41 p. C.).
Construire le plan à partir des centres d’intérêt suivants
– Alexandrie: ses citoyens, ses magistrats, ses concours, sa prospérité, le phénomène
d’anachorèse;
– les Juifs d’Alexandrie: leur ancienneté, leurs rites et coutumes garantis par les souverains, leur statut de privilégiés et d’exclus; l’existence d’une diaspora juive; les griefs
et les soupçons dont elle est l’objet,
– la personnalité de Claude, son style épistolaire, sa justice, ses valeurs de référence.
ANTIOCHE
DE
PISIDIE
SE CHOISIT UN
À Lucius Antistius, fils de Lucius, de la tribu
Galeria, Rusticus, consul, légat proprétorien de
l’empereur César Domitien Auguste des
provinces de Cappadoce, Galatie, Pont, Pisidie,
Paphlagonie, Arménie Mineure et Lycaonie ; […] ;
appelé parmi les sénateurs de rang prétorien par
le divin Vespasien et le divin Titus […] ; patron de
la colonie ; parce qu’il a veillé avec zèle à son ravitaillement.
Lucius Antistius Rusticus, légat proprétorien de
l’empereur César Domitien, a dit : comme les
duumvirs et les décurions de la très splendide
colonie d’Antioche m’avaient écrit que, par suite
des rigueurs de l’hiver, le ravitaillement en blé
posait de graves problèmes et qu’ils me demandaient de veiller à ce que le peuple eût la possibilité d’acheter sa nourriture, à la Bonne Fortune, j’ai
«
PATRON
».
décidé que tous les colons et tous les habitants de
la colonie d’Antioche devront déclarer aux duumvirs […], dans un délai de trente jours à partir de
la proclamation de mon édit, les quantités de blé
possédées par chacun d’eux, l’endroit où elles se
trouvent, la partie qu’ils réservent pour la
semence et pour la nourriture de leur famille ; le
restant devra être livré aux acheteurs de la colonie
d’Antioche. La vente aura lieu le premier des
calendes d’août. Si quelqu’un refusait d’obéir,
qu’il sache que tout ce qu’il aurait conservé,
contrairement à mon édit, sera saisi sur mon
ordre ; les délateurs recevront à titre de récompense le huitième de la saisie. Comme […] il est
tout à fait injuste que quiconque cherche à tirer
profit de la faim de ses concitoyens, j’interdis de
vendre le boisseau de blé plus d’un denier.
Inscription d’Antioche de Pisidie, d’après la traduction de J. Rougé, dans CHARLES-PICARD, G., ROUGÉ, J.,
Textes et documents relatifs à la vie économique et sociale dans l’Empire romain 31 avant J.-C.-225 après J.-C.,
Paris, SEDES, 1969, n° XXXVIII, p. 130-131.
Bibliographie
RÉMY, B., L’Évolution administrative de l’Anatolie aux trois premiers siècles de notre ère, Lyon, 1986 ;
GARNSEY, P., Famine et approvisionnement dans le monde gréco-romain. Réactions aux risques et aux
crises, trad. fr., Paris, Les Belles Lettres, 1996 ; LEVICK, B., Roman Colonies in Southern Asia Minor,
Oxford, OUP, 1967.
Comprendre le document et ses centres d’intérêt
– Un sénateur romain, légat provincial, devenu « patron » de la colonie d’Antioche de
Pisidie sous le règne de Domitien;
– les moyens locaux de lutter contre une disette occasionnelle.
Présenter le document
– Une inscription latine vers 92 p. C., gravée sur trois colonnes (deux subsistent);
– l’association d’une dédicace honorifique votée par les Antiochiens (colonie fondée par
Auguste en 19 a. C.), en l’honneur de Lucius Antistius Rusticus (1re col.) et de l’édit
de ce gouverneur, concernant une disette saisonnière (2e col.).
10
8. L’Orient romain (de 30 a. C. à 235 p. C.)
Mise en place du document
– Appel des magistrats d’une colonie romaine au légat impérial de la province;
– juridiction et pouvoirs du légat de la province créée par Vespasien au cœur de
l’Anatolie (Cappadoce, Galatie, Pont, Pisidie, Paphlagonie, Arménie Mineure,
Lycaonie), et re-divisée en 93 p. C. (cf. carte dans Le Monde romain, Paris, Bréal,
2010, p. 217).
Construire le plan à partir des centres d’intérêt suivants
(qui ne constituent pas un plan en soi)
– Cursus du gouverneur (ici abrégé): sa promotion au rang de prétorien; son titre de
« patron »;
– une colonie romaine de Pisidie: sa langue officielle, son titre, son patron, ses magistrats, ses divers habitants;
– place du blé (frumentum) et du ravitaillement en blé (annona) dans la nourriture et les
ressources d’Antioche;
– édit du légat impérial: le formulaire; les mesures prises face à la disette;
– idéologie de ce mémorial: qualités reconnues au gouverneur et attendues des magistrats et des habitants de la colonie.
LA
QUESTION DES ENFANTS NÉS LIBRES ET ÉLEVÉS DANS L’ESCLAVAGE.
Pline à l’empereur Trajan
1. Maître (Domine), c’est une importante question
et qui intéresse la province entière que la condition et les frais d’entretien de ceux qu’on appelle
threptoi. 2. J’ai pris connaissance des constitutions impériales concernant cette question et je
n’ai rien trouvé ni de particulier ni de général qui
pût être appliqué aux Bithyniens. Alors j’ai cru bon
de te demander quelle règle tu voulais qu’on
suivît ; je n’ai pas cru pouvoir me contenter de
précédents dans une affaire qui requérait ton
autorité. 3. On me lisait un édit, que l’on disait du
divin Auguste, concernant Andania ; on m’a lu
aussi des lettres du divin Vespasien aux
Lacédémoniens, du divin Titus aux mêmes et aux
Achéens, et de Domitien aux proconsuls Avidius
Nigrinus et Armenius Brocchus et aussi aux
Lacédémoniens. Je ne t’envoie pas ces documents, car leur texte paraît peu sûr et d’une
authenticité parfois douteuse, alors que les textes
authentiques et sûrs sont, si je ne me trompe,
dans tes archives.
Trajan à Pline
1. La question des enfants nés libres et exposés,
puis recueillis et élevés dans l’esclavage, a été
souvent traitée mais, dans les registres des
princes qui m’ont précédé, rien ne se trouve qui
vaille pour toutes les provinces. 2. Oui, il y a des
lettres de Domitien à Avidius Nigrinus et à
Armenius Brocchus, qui méritent tout à fait d’être
suivies (mais parmi les provinces que concerne ce
rescrit, ne figure par la Bithynie). C’est pourquoi
ceux dont on revendiquera la liberté pour un motif
de cette sorte, il ne faut à mon avis ni qu’ils se
voient refuser le droit de la demander, ni qu’ils
aient à racheter leur liberté en payant les
dépenses de leur entretien.
Pline le Jeune, Lettres, Livre X, nos 65-66 ; d’après la traduction de M. Durry, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1947.
Bibliographie
BOSWELL, J., Au Bon Cœur des inconnus. Les enfants abandonnés de l’Antiquité à la Renaissance, trad.
fr., Paris, 1993 ; GAUDEMET, J., « La juridiction provinciale, d’après la correspondance entre Pline et
Trajan », dans RIDA, 11, 1964, p. 335-353 ; SHERWIN-WHITE, A.N., The Letters of Pliny. A Historical
and Social Commentary, Oxford, 2e éd., 1985.
Documents et exercices
11
Comprendre le document et ses centres d’intérêt
– Un souverain qui dit le droit dans une province sénatoriale;
– un problème de société: la possible sortie d’esclavage, sans frais, de gens qui « nés
libres […] et élevés dans l’esclavage », sont revendiqués.
Présenter le document
– Deux correspondants célèbres: Trajan préparant l’expédition contre les Parthes; Pline
le Jeune, « légat proprétorien à pouvoir consulaire » dans le Pont-Bithynie
(cf. Le Monde romain, Paris, Bréal, 2010, p. 228, n. 38 et carte p. 217; cf. aussi « Pline
le Jeune et les chrétiens »,@@@ [chapitre 6]);
– la date, fixée, au cours de la deuxième année de la légation de Pline, entre le 28 janvier
et le 18 septembre 112 ou 113;
– le contenu: règle à adopter au sujet du groupe social particulier des esclaves nés libres.
Mettre en place le document
– Les threptoi (statut variable selon les régions du monde grec);
– la justice de Trajan: juridiction impériale existante, droit privé de Bithynie, favor libertatis.
Construire le plan à partir des centres d’intérêt suivants
(qui ne constituent pas un plan en soi)
– Les efforts de « parents nourriciers » provinciaux pour obtenir du légat l’application
de la loi romaine leur permettant d’exiger des threptoi, contrairement à l’usage juridique local, le rachat de leur liberté;
– le vocabulaire de la chancellerie impériale pour l’expression de la volonté des souverains, selon ses divers moules et leur double archivage;
– les garants (empereurs, magistrats, peuples et cité libre) mentionnés dans cette correspondance;
– les caractéristiques de la démarche de Pline, le style de la réponse de Trajan, les valeurs
de référence.
UNE
FAMILLE DE
« L’ÉLITE »
ROMANISÉE D’ATHÈNES À L’HONNEUR.
Le conseil de l’Aréopage, le conseil des Cinq Cents
et le peuple d’Athènes à Titus Flavius Léosthénès
de Péania, le fils de Titus Flavius Alcibiades de
Péania qui fut archonte éponyme, panégyriarque,
héraut de l’Aréopage, stratège des hoplites,
gymnasiarque à ses frais, agonothète des
Panathénées à ses frais ; le petit-fils de Titus
Flavius Léosthénès de Péania qui fut archonte
éponyme, panégyriarque, héraut de l’Aréopage,
stratège des hoplites trois fois, gymnasiarque à
ses frais, agonothète des Panathénées désigné
par le dieu Hadrien ; le frère […] ; qui fut lui-même
archonte, panégyriarque, gymnasiarque à ses
frais [lacune], deux fois ambassadeur à Rome
auprès du dieu Antonin ; qui est le fils de Flavia
Isidora - elle-même fille de Flavius Héraclite et de
Domitia Laodamie, dont l’ancêtre […] ; qui,
comme hiérophante, a manifesté son amour pour
la cité par sa générosité et par toutes sortes de
libéralités conformément à l’attitude de sa famille,
qui reçut le « bandeau » du dieu Antonin, qui initia
aux Mystères l’empereur Lucius Aurelius Verus,
en célébrant au cours de l’année, une seconde
fois, les Mystères, conformément à la coutume,
puis qui le fit entrer dans la communauté des
Eumolpides par adlectio ; ils l’ont honoré pour sa
grande vertu, pour sa piété envers les dieux et
pour son rôle auprès de l’empereur.
DITTENBERGER, W., Sylloge Inscriptionum Graecarum, 3e éd. (= SIG 3), vol. II, n° 869 ; traduction M.-H. Quet.
12
8. L’Orient romain (de 30 a. C. à 235 p. C.)
Bibliographie
FOLLET, S., Athènes aux IIe et IIIe siècles. Études chronologiques et prosopographiques, Paris, Les Belles
Lettres, 1976 ; CLINTON, K., « The Eleusinian Mysteries Roman Initiates and Benefactors, Second
Century BC to AD 267 », dans ANRW, II, 18, 2, Berlin et New York, 1989, p. 1499-1539.
Comprendre le document et ses centres d’intérêt
– Un « arbre » généalogique honorifique du côté paternel comme du côté maternel;
– la liste des hautes magistratures, des ambassades et des liturgies assumées, sur trois
générations, par les membres d’une famille athénienne proche des empereurs.
Présenter le document
– Un décret honorifique d’Athènes, rédigé du vivant du bénéficiaire;
– la date de la rédaction (entre 162 et 169) se déduit de l’allusion à l’initiation de l’empereur (162, car non déjà Parthicus), toujours vivant car autocrator (empereur), non
théos (dieu).
Mettre en place le document
– L’éloge d’une famille athénienne dans un décret concernant l’un de ses membres;
– l’existence à Athènes d’une caste bouleutique romanisée;
– l’initiation d’un empereur aux Mystères d’Éleusis.
Construire le plan à partir des centres d’intérêt suivants
(qui ne constituent pas un plan en soi)
– La permanence des institutions traditionnelles d’Athènes (Aréopage, Conseil des Cinq
Cents, Assemblée, archonte éponyme, stratège); les différentes liturgies; l’apparition
de pratiques nouvelles; la confiscation des charges honorifiques;
– l’intervention des empereurs dans les cultes d’Athènes: déroulement des Mystères;
adlectio de Verus dans le génos des Eumolpides; remise du « bandeau » de hiérophante (un prêtre d’Éleusis) à Rome par Antonin; désignation par Hadrien de l’agonothète des Panathénées;
– la romanisation des élites athéniennes: tria nomina sur trois générations; accès à la
cité romaine sous les Flaviens (prénom: Titus, gentilice: Flavius), mais conservation
du démotique (« de Péania »);
– les qualités civiques et morales valorisées par « l’élite politique » athénienne, le formulaire du décret.
Documents et exercices
13
Dissertations proposées
Flavius Josèphe et la guerre de Judée
Bibliographie
Lire au moins le Livre VII de La Guerre juive de FLAVIUS JOSÈPHE dans la traduction de P. Savinel, La
Guerre des Juifs, Paris, éd. de Minuit, 1976 (préface de P. VIDAL-NAQUET) et son Autobiographie (Vie),
trad. fr., Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1983 ; HADAS-LEBEL, M., Flavius Josèphe, le Juif de Rome, Paris,
Fayard, 1989 ; SAULNIER, Chr., Histoire d’Israël de la conquête d’Alexandre à la destruction du Temple,
Paris, Le Cerf, 1985.
Réfléchir aux termes et aux intentions du sujet
– Flavius Josèphe, le « Juif de Rome »; ses divers visages;
– la guerre de Judée (= la lutte de Rome contre les Juifs révoltés, de 66 à 74 p. C. ;
cf. Le monde romain, Paris, Bréal, 2010, p. 228-229);
– ne pas faire le portrait de Flavius Josèphe ni le récit événementiel de la guerre ni l’analyse de La Guerre juive.
Recenser les aspects à étudier
– L’étrange parcours (diversement interprété dans l’historiographie) d’un Juif chargé
d’organiser en 66 la lutte contre Vespasien, devenu en 67 l’instrument de la guerre
psychologique conduite par Titus contre ses coreligionnaires, le témoin de la prise de
Jérusalem et l’historien de cette tragédie;
– la nature de la guerre civile sévissant en Judée, son théâtre d’opération, ses causes, ses
factions;
– la peinture des forces en présence: invincibilité des armées romaines, exploits des
assiégés.
Définir les articulations possibles du plan
– Les objectifs politiques de Josèphe: 1) une œuvre (en araméen et en grec), pour tous
les sujets de l’Empire; 2) dire la vérité de la guerre; 3) décourager toute tentative de
révolte contre Rome; 4) faire l’éloge, en 79-81, des qualités humaines de Titus (qui
avait renvoyé Bérénice en 78);
– les mobiles apologétiques personnels: 1) justifier son choix de se rallier à Vespasien
par son amour de la paix, par la volonté du Dieu des Juifs, par les crimes des chefs
factieux, seuls coupables, car responsables de la destruction du Temple; 2) donner de
lui-même une image positive d’homme chanceux, d’historien compatissant aux
malheurs des siens;
– l’histoire d’une tragédie nationale: 1) évocation d’un monde disparu; 2) horreur du
suicide collectif des assiégés de Masada (73); 3) mémorial de l’héroïsme du peuple
juif.
14
8. L’Orient romain (de 30 a. C. à 235 p. C.)
Palmyre entre deux mondes
Bibliographie
TEIXIDOR, J., Un Port romain du désert. Palmyre et son commerce d’Auguste à Caracalla, Paris,
Semitica, vol. XXXIV, 1984 ; WILL, E., Les Palmyréniens. La Venise des sables, Ier siècle av. J.-C. IIIe siècle après J.-C., Paris, Armand Colin, 1992 ; STIERLIN, H., Cités du désert : Pétra, Palmyre, Hatra,
Fribourg (L’Art antique au Proche-Orient, vol. II), Le Seuil, 1987 (pour la parure monumentale et
l’urbanisme).
Réfléchir aux termes du sujet
– Palmyre: oasis du désert syrien (situation géographique, statut, fonctions);
– entre deux mondes: étape obligée sur la voie la plus courte entre l’Inde (Orient) et la
Méditerranée (Occident);
– cadre chronologique: de l’intégration de Palmyre dans l’Empire jusqu’à l’apparition
des Sassanides.
Recenser les aspects à étudier
– Les sources: inscriptions souvent bilingues (grec, araméen); monuments; découvertes
archéologiques du golfe Persique;
– les visages de la cité caravanière: garnison et portus romains; capitale arabe du grand
commerce international.
Définir les articulations possibles du plan
– Palmyre, ville romaine des confins: 1) évolution de son statut (cité stipendiaire en
19 p. C., colonie sous Caracalla); 2) fonctions militaires de surveillance, à l’écart des
affrontements avec les Parthes; 3) hellénisation superficielle de ses instances politiques et de ses élites;
– Palmyre, métropole du désert: 1) port franc pour les marchandises de luxe d’ExtrêmeOrient (agora des caravanes, caravansérail, comptoirs palmyréniens dans le Golfe, sur
l’Euphrate, en mer Rouge); 2) savoir-faire technique et commercial (chefs de caravanes, grands marchands); 3) nature et valeur du fret (pierres précieuses, épices,
parfums, soieries);
– Palmyre, creuset et conservatoire pluriculturel : 1) urbanisme et architecture
(influences grecques, mésopotamiennes, parthes); 2) panthéon cosmopolite (60 divinités, rarement hellénisées); 3) choix culturels originaux (mythes mésopotamiens,
traditions cultuelles arabes, ignorance de traits de la culture grecque: pas de thermes,
de stade, d’hippodrome, de concours; théâtre petit et tardif; pas d’écrivains).
Documents et exercices
15