Christina Kott - Histoire culturelle et sociale de l`art
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Christina Kott - Histoire culturelle et sociale de l`art
Christina Kott « “Un Locarno des musées” ? Les muséographie dans l’entre-deux-guerres » relations franco-allemandes en matière de En 1927, lors de son troisième voyage à Paris depuis la fin de la guerre, Max Sauerlandt, directeur du musée d’art et d’industrie de Hambourg, décrit ses sentiments à propos des rapports entre Français et Allemands de la manière suivante: Je peux concevoir que les Français aient beaucoup de mal à nous comprendre, nous autres Allemands. Quant à nous, nous pouvons peut-être apprendre des choses d’eux. Eux par contre sont à coup sûr totalement incapables d’apprendre quoi que ce soit de nous. Ils sont tellement emplis d’eux-mêmes que le sceau est plein à ras bord. Quel drôle de peuple1. Cette observation, faite par un intellectuel allemand, historien de l’art et conservateur de musée, ardent défenseur de l’art moderne, en l’occurrence l’art expressionniste allemand, et à la fois partisan de la « révolution conservatrice »2, est intéressante en raison de l’image de soi et de l’autre qu’elle projette et des conséquences que l’auteur en tire. Car au-delà des stéréotypes récurrents tels que le caractère incompréhensible des Allemands et l’autosuffisance des Français, la remarque de Sauerlandt pointe sans l’expliquer cette dissymétrie des rapports franco-allemands dans le domaine artistique analysée dans plusieurs études récentes3. La question posée par ce travail est de savoir si des dissymétries semblables peuvent être décelées dans le domaine des musées et de la muséographie, en l’occurrence pendant l’entre-deux-guerres, marqué dans les pays vainqueurs par « un travail de réappréciation des 1 Lettre du 22 juin 1927, in : Kurt Dingelstedt (éd.), Max Sauerlandt. Im Kampf um die moderne Kunst. Briefe 1902-1933, Albert Langen, Georg Müller, München, 1957, 256. 2 A propos de Max Sauerlandt, voir : Metzler Kunsthistoriker Lexikon: zweihundert Porträts deutschsprachiger Autoren aus vier Jahrhunderten, Stuttgart, Metzler, 1999, 337-339 ; Ulrike Wendland, Biographisches Handbuch deutschsprachiger Kunsthistoriker im Exil: Leben und Werk der unter dem Nationalsozialismus verfolgten und vertriebenen Wissenschaftler, Munich, Saur, 1999, vol. 2, 581- 586. 3 Alexandre Kostka, « Une crise allemande des arts français ? », in : Hans Manfred Bock, Gilbert Krebs, Échanges culturels et relations diplomatiques, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2005, 243-262 ; Mathilde Arnoux, La peinture allemande dans les musées français 1871-1981, Paris, Centre allemand d'histoire de l'art et MSH, 2007 ; Marie Gispert, « "L'Allemagne n'a pas de peintres" : diffusion et réception de l'art allemand moderne en France durant l'Entre-deux guerres, 1918 – 1839 », thèse de doctorat, Université Paris 1, 2006. 1 valeurs culturelles allemandes sur lesquelles ils estimaient avoir trop longtemps vécu » 4 ? Ou bien, si des conservateurs de musée français ont assimilé, même inconsciemment, quelques éléments du discours muséographique allemand, voire même, s’ils ont appliqué quelques-unes des nouvelles méthodes de présentation muséale venues d’outre-Rhin ? Et si tel était le cas, quels sont les mécanismes de ces transferts et quelle est leur articulation avec l’évolution des relations politico-culturelles entre les deux pays ? Dans un domaine où les évolutions s’inscrivent dans un temps long, entre la conception théorique, sa traduction dans un projet concret et la réalisation de celui-ci, on peut en effet s’attendre à des temporalités différées dans l’étude des transferts de connaissances et de pratiques. La complexité de la question ainsi posée est telle que la présente et brève étude ne saurait y répondre ; j’ai néanmoins voulu donner quelques éléments de réponse, afin d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche ou de contribuer au développement de recherches futures ou en cours5. Je me bornerai ici à l’analyse du musée en tant qu’exposition6, plus précisément au type du musée d’art et d’arts appliqués, en suivant l’évolution des relations franco-allemandes en matière de muséographie de la Première Guerre mondiale jusqu’en 1937. Il m’a paru en effet intéressant de donner un aperçu général tout en procédant à quelques coups de projecteurs, au risque d’arriver à un résultat trop schématique et réducteur - mais d’autres études sauront ensuite, je l’espère, y apporter des nuances et complexifier mes propos. La muséographie et la « guerre de culture » Pendant le premier conflit mondial, l’histoire de l’art et la muséographie sont devenues des supports pour la propagande culturelle allemande aux objectifs multiples : si l’aspect symbolique à savoir l’appropriation du patrimoine artistique français par les moyens de son étude et de son exposition, est important, la mise en avant de nouvelles méthodes de présentation visant à démontrer la supériorité allemande en la matière ne doit pas être sousestimée. « Rendre compte d'avantage du caractère individuel de chaque œuvre, d'abord en les 4 Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Au nom de la Patrie. Les intellectuels et la Grande Guerre (19101919), Paris, Éditions de la Découverte, p. 133. 5 Voir le travail de Xavier-Pol Tilliette, La réception et l’application en France du Museumsreformbewegung, 18801934. Mémoire de Master 2 « Histoire et politique des musées et du patrimoine artistique », sous la direction de Dominique Poulot, Université de Paris 1. 6 En faisant abstraction des deux autres termes sur lesquels doit être basée leur analyse, l’institution et la collection, voir Pascal Ory, « Entre délectation et cours du soir : le débat muséal français juste avant l’ère des masses », in : La Culture comme aventure. Treize exercices d’histoire culturelle, Bruxelles, Complexe, 2008, 5370. 2 espaçant les unes des autres, puis en respectant leur tonalité en les plaçant devant des tentures très variées [...] »7, voici l’objectif de Detlev von Hadeln, lieutenant allemand et historien d’art dans la vie civile, lorsqu’il aménage à Maubeuge, en printemps 1917, les pastels de Maurice Quentin de La Tour évacués de Saint-Quentin, dans une exposition appelée Musée Au pauvre diable8. Sa mise en scène qui mélange peintures, sculptures, objets d’art et meubles dans un même espace muséal s’inspire en effet librement des règles de la « présentation intégrée » expérimentée par Wilhelm von Bode au Kaiser-Friedrich-Museum à Berlin, dès son ouverture en 19049. Elle s’oppose ainsi délibérément à l’ancien accrochage des pastels à Saint-Quentin, « […] démesurément sobre, abstrait et schématique, n'avantageant point les tableaux et pénible pour le visiteur »10. Elie Fleury, directeur du Journal de Saint-Quentin, ne partage pas cette opinion puisqu’il regrette en septembre 1918 « […] les trois salles discrètes de l’hôtel Lécuyer où les comparaisons, les rapprochements entre les personnages étaient si aisés, si agréables et si passionnants […] »11. La nostalgie des musées de province, des sortes de reliques de l’encyclopédisme universaliste, est dans l’air du temps en France : ainsi, selon Henri Focillon, il n’y avait « rien de plus touchant et de plus instructif » qu’un musée de province où « quelque chose du génie du 18e siècle et des enthousiasmes de la Révolution se conserve »12. La défense de conceptions de musée du passé était très probablement une réaction à un certain « zèle moderniste allemand » décrit par Focillon : Leurs musées sont admirables, et depuis longtemps. Quelle impression de choses bien classées, de précieux trésors chronologiques, ne rapportons-nous pas de nos voyages ! Là-bas, les palais sont construits autour des œuvres ! Chaque salle encadre exactement une période et des séries. (…) A ces magasins magnifiques rien ne s’oppose mieux que nos musées de France et d’Italie, logés dans d’incommodes et vénérables palais […].13 S’agit-il d’un retour aux stéréotypes, d’un manque de compréhension mutuelle ou d’un antagonisme de deux principes muséographiques diamétralement opposés, l’un mettant en 7 Detlev von Hadeln, Das Museum Au Pauvre Diable zu Maubeuge. Ausstellung der aus St.Quentin und Umgebung geretteten Kunstwerke, Stuttgart, Julius Hoffmann Verlag, 1918 (2e éd.), 7. 8 Voir Christina Kott, « Rompre la monotonie des galeries de peintures ». Detlev von Hadeln et la « présentation mixte », in : Hervé Cabezas (éd.), Saint-Quentin – Maubeuge, 1917. Les pastels dans la guerre, Musée AntoineLécuyer Saint-Quentin, 2007, 34-36. 9 Voir Alexis Joachimides, « Die Schule des Geschmacks. Das Kaiser-Friedrich-Museum als Reformprojekt », in : Alexis Joachimides, Sven Kuhrau, Viola Vahrson, Nikolaus Bernau (éd.), Museumsinzenierungen. Zur Geschichte der Institution des Kunstmuseums. Die Berliner Museumslandschaft 1830-1990, 142-170. 10 Von Hadeln, op.cit. note 7. 11 Elie Fleury, « La collection de la Tour à Saint-Quentin pendant l’occupation allemande », in : L’Instantané, suppl. illustré de la Revue Hebdomadaire, n° 38, 21 septembre 1918, 316. 12 Henri Focillon, « La conception moderne des musées », in : Actes du Congrès d’histoire de l’art (à Paris du 16 septembre au 5 octobre 1921), Paris, PUF, 1923, 85-94, ici 88. 13 Henri Focillon, « L’art allemand depuis 1870 », in (ibid.) : Techniques et sentiments, Paris, Laurens, 1919, 166213, ici 171. 3 avant les qualités narratives de l’œuvre, et l’autre ses qualités formelles et esthétiques ? Il s’agirait plutôt d’une construction mentale de la « guerre de culture » qui contraint les Français à réfuter les nouvelles théories muséographiques en provenance – entre autres – d’Allemagne et à défendre des conceptions qu’ils avaient jugées et qu’ils jugeront désuètes14. « Désapprendre de l’Allemagne » ? Une troisième voie entre le « musée romantique » et le « musée scientifique » semble être aux yeux des Français le concept du musée comme lieu d’éducation du peuple. La muséographie, domaine aux contours suffisamment flous pour intégrer également la notion d’éducation, connaît alors un regain d’intérêt chez les historiens d’art français, et notamment chez Henri Focillon, qui est à l’initiative de la création d’une section « Enseignement. Muséographie » au Congrès international d’histoire de l’art en 1921 à Paris15. Outre les questions de restauration d’œuvres d’art et de monuments endommagés pendant la guerre, ce sont les nouvelles tendances de « popularisation » des musées qui occupent une place éminente dans le débat. Les Américains, considérés comme pionniers dans ce domaine, interviennent en force : sur les 31 communications, 8 sont prononcés par des Américains. L’évolution muséographique allemande, en revanche, et notamment les progrès réalisés dans le cadre du Museumsreformbewegung (mouvement de réforme des musées), observés par les Français dès ses débuts dans les années 1880 sans qu’ils aient appliqué ses principes16, est absente du congrès en raison du climat politique peu propice à la participation de représentants allemands et autrichiens. On assiste donc dans l’immédiat après-guerre à un double mouvement : détournement du modèle muséal germanique et de ses caractéristiques, et orientation vers des modèles de « démocratisation » des musées venus d’outre-Atlantique. Pourtant, lors de la réinstallation des collections françaises après les évacuations dues à la guerre, des réorganisations s’inspirant de modèles allemands seront entreprises dans certains musées français. Le premier exemple est certes temporaire, mais il servira de terrain d’expérimentation : lors de l’exposition des pastels de La Tour au Louvre en 1919, la présentation mixte est reprise et les pastels sont accrochés sur des fonds de couleur. En 1932, 14 Louis Réau, « La grande pitié des Musées de France, après 1927 » (BAA, fonds Réau, dossier 6), et Paul Léon, " Nos Musées ", in : La Revue des Deux Mondes, 15 février 1927. 15 Actes du Congrès d’histoire de l’art (à Paris du 16 septembre au 5 octobre 1921), Paris, PUF, 1923. 16 Voir Alexis Joachimides, Die Museumsreformbewegung in Deutschland und die Entstehung des Modernen Museums 1880-1940, Dresde, Verlag der Kunst, 2001. Sur la réception du débat muséographique allemand, voir Tilliette, op.cit., note 5. 4 à l’occasion de l’inauguration du nouveau musée Lécuyer à Saint-Quentin, les mêmes principes de présentation sont appliqués. Mais déjà lors de la réinstallation des collections du Louvre en 1919-1920 évacuées pendant la guerre, les conservateurs saisissent l'occasion pour procéder à des réaménagements17. La présentation, dans une sorte de nouvelle Tribuna, installée dans une travée séparée de la Grande Galerie, de sept chefs-d'œuvre de l'école italienne, dont la Joconde, est calquée sur la "présentation intégrée" de Bode18. Les tableaux de la Renaissance italienne sont disposés de façon symétrique, flanqués des deux côtés par des bustes ou des sculptures de la même époque ; un coffre-fort posé sur un socle bas complète la composition19. Les réactions des critiques français au nouvel aménagement mis en oeuvre par le conservateur du département des peintures du Louvre depuis 1918, Jean Guiffrey, sont pour la plupart positives, mais ne font pas mention d'éventuels modèles allemands. Or, d’après un récit de Bode publié en 1922, Le fait que cette disposition n’a pas été dictée par le hasard, comme je viens de l’apprendre, a été reconnu ouvertement, il y a peu de temps, lors d’une conférence au Louvre, dans laquelle on a cité l’exemple de notre musée et j’ai été personnellement remercié pour la réalisation de cette nouvelle méthode muséale20. Selon des recherches récentes, Guiffrey aurait puisé ses idées non pas en visitant les musées de Berlin mais lors d’un séjour de trois ans au Museum of Fine Arts de Boston, dont l’organisation et l’aménagement étaient largement inspirés des méthodes muséales issues du Museumreformbewegung allemand21. Celles-ci, en transitant par les Etats-Unis, avaient perdu leur aura germanique et étaient devenues acceptables en France. Le transfert de ce nouveau modèle muséographique s’est donc fait à la fois directement et indirectement, en passant par un pays tiers. L’un des rares à évoquer publiquement les musées d’outre-rhin est le critique d’art Louis Vauxcelles, qui déplore qu'en matière de conservation et d'aménagement de musée les 17 Voir les dossiers « Réinstallation du Musée après la guerre de 14-18 » aux Archives du Musée du Louvre (Z 1 1920) et 10 mai. Inauguration des nouvelles salles aux Archives du Musée du Louvre (Z 1 1920). Un mémoire de Master a été consacré à cette réorganisation : Eva-Maria Knels, Die Wiedereröffnung des Museums Louvre und ihre Rezeption nach dem Ersten Weltkrieg, Aufbruch auf dem Weg zum modernen Museum, mémoire de master sous la direction de Thomas Gaehtgens et Bénédicte Savoy, Freie Universität Berlin, Institut für Kunstgeschichte, 2006. 18 Voir G.B. (Gaston Brière), « La métamorphose du Louvre », in : L'Illustration, n° 4011, 17 janvier 1920, p. 51 sq. avec de nombreuses photographies. 19 Une photographie en couleur de cet aménagement figure dans l’ouvrage de Donald Sassoon, Histoires de Joconde, Lyon, Edtions Stéphane Bachès, p. 274-275. 20 Wilhelm von Bode, Fünfzig Jahre Museumsarbeit, Bielefeld/Leipzig, 1922, p. 67. 21 Voir Tilliette, op.cit., note 5, p. 58-62, qui s’appuie sur le mémoire de Knels, op.cit. 5 Français aient pris du retard par rapport aux Allemands22. Or, ses références allemandes datent sans exception de l’avant-guerre et du 19e siècle. On constate donc le même phénomène qu’en histoire de l’art, à savoir que les dernières réalisations allemandes ne bénéficient d’aucune véritable réception en France pendant cette première moitié des années vingt23. Rappelons que la jeune génération de conservateurs de musées – Sauerlandt à Halle puis à Hambourg, Hugo von Tschudi à Berlin puis à Munich24, Ludwig Justi à Francfort puis à Berlin25 – s’était engagée dans des voies radicales et novatrices, notamment en introduisant l’art contemporain dans le musée, préfigurant ainsi des conceptions muséales de la seconde moitié du 20e siècle. Un Locarno des Musées ? Dans le domaine de la muséographie, plus précisément dans celui de l’exposition muséale, où des procédés de réception et de transferts se faisaient généralement à partir de la perception visuelle in situ, et plus rarement sur la base de documents iconographiques et textuels, les conditions de voyage sont d’une importance capitale. Ainsi, c’est seulement à partir de la normalisation des conditions de voyage entre la France et l’Allemagne, intervenue avant même la signature des accords de Locarno d’octobre 1925 que les conservateurs ont à nouveau la possibilité de se rendre sur place afin de s’informer sur les réalisations dans l’autre pays. La circulation des hommes, mais aussi des objets semble en effet avoir repris, du moins dans le sens Allemagne-France : lorsque Sauerlandt entreprend en mai 1925 son premier voyage à Paris depuis l’avant-guerre afin de « renouer les liens interrompus par la guerre, non seulement dans le domaine scientifique, mais aussi dans celui du marché de l’art »26, il y croise des collègues conservateurs venus comme lui se remettre au courant des nouveautés artistiques parisiennes. Dans ses lettres et ses rapports, il évoque l’accueil toujours aussi aimable des conservateurs français qu’il avait connus dans l’avant-guerre, Salomon Reinach, conservateur du musée des antiquités de Saint-Germain-en-Laye et Marquet de Vasselot, 22 Louis Vauxcelles, « Il faut moderniser l'organisation de nos musées nationaux », in : L'Eclair du 27 novembre 1920. 23 Voir Otto Grautoff, « Bildende Kunst », in : Deutsch-Französische Rundschau, 1928, Bd 1, 2., 162-164. Voir aussi Kathryn Brush, The Shaping of Art History. Wilhelm Vöge, Adolph Goldschmidt and the study of Medieval Art, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 118, 142. 24 Au sujet de von Tschudi, cf. Manet bis Van Gogh. Hugo von Tschudi und der Kampf um die Moderne, (Cat. d’exp.), München, 1996. 25 Au sujet de Justi, cf. Kurt Winkler, « Ludwig Justis Konzept des Gegenwartsmuseums zwischen Avantgarde und nationaler Repräsentation », in : Claudia Rückert, Sven Kuhrau (éd.), « Der Deutschen Kunst ... » : Nationalgalerie und nationale Identität, 1876 – 1998, Amsterdam, Verlag der Kunst, 1998, p. 61-81. 26 Heinz Spielmann (éd.), Max Sauerlandt. Ausgewählte Schriften. Band 1 : Reiseberichte 1925-1932, Verlag Hans Christians, Hambourg, p. 27. 6 conservateur du département des objets d’art du musée du Louvre. Cependant, lors de la conversation avec le dernier cité, Sauerlandt affirme avoir ressenti l’existence « d’une vitre de cristal, transparente, certes, mais qui rend tout contact impossible, ce qui est d’autant plus regrettable que Marquet de Vasselot fut, avant la guerre, l’un des membres les plus actifs de la Réunion internationale des conservateurs de musées pour la lutte contre les faux fondé par Justus Brinckmann »27. Ce sont en effet ces barrières invisibles qui rendent impossibles des projets plus ambitieux, comme l’exposition d’art contemporain allemand imaginée par Sauerlandt au Jeu de Paume28. Ce projet ne prendra jamais forme, contrairement à celui de l’exposition des œuvres du peintre allemand Max Liebermann au Jeu de Paume dont la préparation est déjà bien avancée lorsqu’il échoue, entre autres en raison des réticences de certains conservateurs français, hostiles à l’idée d’accueillir celui qu’ils considèrent comme « traître » de la France pour avoir signé le fameux « Appel des 93 » en 191429. Néanmoins, une normalisation des rapports se fait sentir, le plus souvent suite à des initiatives individuelles, à l’instar de la rencontre de Carl Heinrich Becker, ministre des Sciences de Prusse, et de son homologue Anatole de Monzié, en juillet 1925, mettant fin au boycott des scientifiques et des artistes allemands30. A partir de 1926, et surtout en 1927 et 1928, on constate sous la direction d’Henri Verne la reprise des prêts d’œuvres d’art pour des expositions temporaires, l’instauration de visites guidées en langue allemande et des invitations réciproques aux grands événements. Lors de ses séjours parisiens, Sauerlandt visite et analyse de nombreux musées : Le Louvre est selon lui le musée le plus important d’art européen, plus riche et plus complet que le British Museum. Ce que les critiques français déplorent, à savoir le manque de cohérence et de logique dans la suite des salles, représente pour lui un avantage car « (…) les salles sont comme une chaîne de perles chatoyantes, que le visiteur peut enfiler dans l’ordre qu’il veut »31. Par contre, la présentation des collections est à ses yeux, et à quelques exceptions près, totalement figée et désuète. Le mot « Erstarrung » (paralysie) est aussi employé pour décrire la présentation des œuvres au musée de Cluny, dont il apprécie pourtant les nouvelles 27 Ibid., p. 34. Le « Internationale Verband von Museumsbeamten zur Bekämpfung von Fälschungen“, fondé en 1898 à l’initiative de Justus Brinckmann, à l’époque directeur du musée d’art et d’industrie d’Hambourg, regroupait des représentants de plusieurs pays européens, l’Allemagne, la Suisse, la France, la Belgique et l’Italie. 28 Entre 1926 et 1931, il évoque à plusieurs reprises son idée d’exposition, voir par exemple Sauerlandt, Briefe, op.cit., note 1, p. 222-223 (lettre du 20.5.1926). 29 Voir Mathilde Arnoux, « L'échec du projet d'exposition Max Liebermann au Musée du Jeu de Paume en 1927 », in : Histoire de l'art, n°55, 2004, 109-118. 30 Alexandre Kostka, « Une crise allemande des arts français ? », loc. cit., p. 250. 31 Sauerlandt, Briefe, op.cit, note 1, p. 255 (lettre du 22 juin 1927). 7 acquisitions, et le musée du Luxembourg reste, malgré le remaniement de 1926, « le musée le plus misérable de son genre ». Quant au musée des arts décoratifs, le type de musée qu’il dirige, son jugement est encore plus tranchant : « Avec une collection et une muséographie telle qu’on la trouve encore [dans ce musée] on attirera même plus les chiens de la rue », et il ajoute non sans fierté : « Malgré toutes les erreurs commises chez nous, nous avons fait de véritables progrès, oui, je crois même que nous avons dépassé le point mort » 32. La muséographie, vecteur de la coopération internationale Les Français, conscients de leur « retard », comme en témoignent de nombreux textes et documents au sujet du « problème des musées », se tournent plus encore vers l’étranger : Si la France veut garder sa suprématie culturelle en Europe, elle doit se hisser en matière de muséographie – en théorie comme en pratique – au même rang que les autres pays d’Europe et en l’occurrence l’Allemagne. L’instrument principal de cette promotion sera l’Office international des musées (OIM), créé en 1926 sous l’impulsion d’Henri Focillon et rattaché à l’Institut de coopération intellectuelle de la Société des Nations. L’idée d’origine était que les musées, avec leurs collections d’objets venant en partie d’autres cultures, étaient prédestinés à favoriser les échanges entre les peuples, et par conséquent, à être des vecteurs de la coopération internationale. Au centre des préoccupations de l’OIM se trouve la muséographie, compris dans un sens très large, et le rôle éducatif des musées. En créant cet office, les Français se mettent à la tête d’un mouvement international pour la muséographie moderne en tant que science, un terrain qui était avant-guerre occupé par l’Allemagne, avec des associations internationales de conservateurs33 et des revues internationalement reconnues telle que Museumskunde - littéralement « science du musée », plus proche du terme « muséologie » qui l’emportera sur le plus descriptif « muséographie » après 194534. Le décalage franco-allemand au niveau du discours, et la situation de concurrence larvée ne saurait être mieux illustrés que par la comparaison suivante : Alors que les éditeurs de Museumskunde décident en août 1924 de cesser sa publication, considérant que la discipline de la muséographie avait désormais atteint le stade de l’autonomie et de la reconnaissance, Albert S. Henraux, président de la Société des Amis du Louvre, fixe à l’année 1926 « la 32 Lettre du 27 juin 1927, in : Sauerlandt, Briefe, op.cit. (note …), p. 260. Voir note 26. 34 La revue semestrielle Museumskunde. Vierteljahresschrift für Verwaltung und Technik privater und öffentlicher Sammlungen, organe de l’association des musées allemands (Deutscher Museumsbund) paraît entre 1905 et 1924, puis à nouveau à partir de 1929 à la forte demande des lecteurs. 33 8 naissance officielle de la Muséographie en tant que science »35. C’est néanmoins au sein de l’OIM, organisme international, mais dominé par la France que Allemagne reprend sa place et envoie des représentants qui participent régulièrement aux réunions, aux travaux et aux nombreuses publications36. Ils rendent compte des évolutions muséographiques en Allemagne, qui est redevenue l’un des pays « modèles » en matière de muséographie moderne. L’OIM permet des échanges entre musées, mais amène aussi à une sorte de « standardisation » ; par son biais, responsables politiques et conservateurs de musée français peuvent puiser dans une multitude d’exemples pour mettre en œuvre les réformes nécessaires37. Les travaux de l’OIM aboutissent en 1934 à une conférence internationale d’études à Madrid, dit Congrès de Madrid, dont les résultats seront publiés dans un véritable manuel de muséographie38. L’Allemagne ayant quitté la SDN en octobre 1933, ses représentants ne participent ni au congrès ni à la publication, qui comporte néanmoins de nombreuses photographies de musées allemands. Malgré l’ordre donné par l’Auswärtiges Amt de ne plus participer aux manifestations de la Société des Nations, des conservateurs de musée allemands continuent cependant à publier des textes dans les organes de l’OIM. La « Section muséographique » à l’Exposition internationale de 1937 consacre enfin la muséographie comme nouvelle discipline en plein essor. Organisé par Georges Henri-Rivière et René Huyghe, conservateur du département de la Peinture au Musée du Louvre, ce « musée des musées » se propose de « montrer au public que les musées ne sont pas de simples dépôts [...] mais que, pour que ce public y soit attiré, éduqué et retenu, il faut trouver les moyens propres à fixer son attention et conserver et présenter les œuvres d'art suivant certaines règles [...] »39. En dehors des nombreux exemples internationaux, elle comporte deux sections étrangères : la Hollande et l’Allemagne, à nouveau présente sur la scène internationale des musées. Préparée par le directeur général des musées de Berlin, Otto Kümmel, la section allemande met en scène d’un côté les musées d’art et d’archéologie du 19e siècle et du début du 20e siècle, et de l’autre des musées politiques ou idéologiques tels que la Maison des pays rhénans (1926) et les nombreux Heimatmuseen nés dans les années vingt et trente. Cette 35 Albert S. Henraux, Préface, in : Bazin, Germain (sous la direction de René Huyghe), Exposition internationale de 1937. Groupe I. Classe III. Musées et expositions. Section I. Muséographie. Catalogue Guide illustré, édité par "L'Amour de l'Art", 1937. 36 En premier lieu Richard Graul, Max Friedländer et Theodor Demmler, cf. le bulletin de l’OIM, « Mouseion » (1927-1945), les « Informations mensuelles » (1932-1933) ainsi que de nombreux suppléments et tirés à part. 37 Comme le « plan Verne » au Louvre à partir de 1929, la réorganisation du Jeu de Paume, puis la construction de plusieurs grands musées conçus en partie pour l’Exposition internationale de 1937. 38 Office international des musées (éd.), Muséographie. Architecture et aménagement des musées d’art, 2 vol., Paris, 1935. 39 Albert S. Henraux, loc. cit. 9 image idyllique, à la fois traditionaliste et moderniste, occulte évidemment les changements radicaux et irréversibles intervenus dans le paysage muséal allemand depuis 1933, tels que la mise au ban d’une trentaine de conservateurs de musée – dont Max Sauerlandt –, la fermeture d’établissements et la confiscation voire la destruction d’œuvres non conformes au goût et à l’idéologie du pouvoir national-socialiste. Si la production artistique française avant-gardiste a fait figure de modèle par excellence pour des générations d’artistes allemands, mais aussi des collectionneurs et des conservateurs de musées, les critiques d’art, conservateurs et historiens d’art français ont connu et, pour certains, ont admiré l’organisation des musées allemands et les méthodes muséographiques mises en œuvre en Allemagne dans la 2nde moitié du 19e siècle et au début du 20e siècle. Cependant, la Première guerre mondiale a empêché ou retardé un transfert direct dans ce domaine, qui ne se fera qu’en passant par un pays tiers. Le rapprochement entre conservateurs de musée français et allemands a certes été facilité par les effets des accords de Locarno. Mais il a fallu créer un organe international, l’Office international des musées, pour que les conceptions muséographiques modernes tant sur le plan de l’organisation des collections que sur celui des techniques d’exposition soient acceptées et mises en œuvre en France. Quant aux Allemands, l’OIM leur a permis de sortir de leur isolement et de faire valoir sur le plan international leurs réalisations dont les Français – et d’autres aussi – ne retiennent que les seules avancées techniques – en négligeant d’étudier et de critiquer leurs fondements idéologiques. Pour revenir à la citation de Max Sauerlandt, les Français ont certes « appris de l’Allemagne » en matière de muséographie pendant l’entre-deux-guerres, mais les transferts se sont fait de manière décalée et indirecte, en passant par des pays tiers comme les Etats-Unis et par des instances de la coopération internationale. 10