CD5 Cantates pour le 2ème dimanche après l`Épiphanie Old Royal
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CD5 Cantates pour le 2ème dimanche après l`Épiphanie Old Royal
CD5 Cantates pour le 2ème dimanche après l'Épiphanie Old Royal Naval College Chapel, Greenwich Ce programme de cantates était le premier de notre pèlerinage à avoir lieu sur ce qui, pour nombre d'entre nous, était le sol natal. Après trois semaines d'une extrême intensité musicale, tout d'abord à Weimar pour la célébration de Noël, puis Berlin pour le Nouvel An, enfin Leipzig et Hambourg pour l'Épiphanie, des membres de l'équipe craignaient qu'une certaine atmosphère, très particulière, ne s'évapore, et avec elle l'extraordinaire qualité d'écoute que le public allemand apporte à cette musique. À Greenwich, dans un Royal Naval College plein à craquer deux soirs de suite, nous n'eûmes guère de soucis à nous faire. À première vue, pour un dimanche dont la « collecte » [prière prenant place entre le Gloria et l'Épître] n'est autre que « Un enfant nous est né. Alléluia ! », on pourra trouver pour le moins singulier que Bach nous ait laissé trois cantates intitulées Mein Gott, wie lang, ach lange ? (BWV 155), Ach Gott, wie manches Herzeleid (BWV 3) et Meine Seufzer, meine Tränen (BWV 13). N'était-ce là qu'une illustration de la manière, habituelle et excessive, dont le clergé luthérien appréhendait les infortunes de la vie ? Les textes des cantates retracent le cheminement – illuminé par la musique de Bach – menant de l'affliction à la consolation, auquel ils recourent, mettant l'accent de façon graduée sur l'Évangile du jour (le miracle de l'eau transformée en vin), comme à un symbole du passage des tourments de ce monde à la félicité céleste. Ils insistent également sur « l'heure juste » (« Mon heure n'a pas encore sonné », dit Jésus à sa mère) devant mettre un terme à la longue veille empreinte d'affliction et de doute des croyants. Nous avons donné la première des cantates pour ce dimanche, Mein Gott, wie lang, ach lange ? (« Mon Dieu, combien de temps, combien de temps encore ? », composée à Weimar en 1716), BWV 155, dans sa version révisée de Leipzig (1724). Elle relate la progression de l'âme individuelle depuis l'isolement et l'infortune (n°1), en passant par les encouragements et les exhortations prodigués par les autres croyants (n°2) et la confiance en la parole de Dieu (n°3), jusqu'à une foi assurée et comblée en Jésus (n°4). Un élan initial de désespoir, en ré mineur, aux cordes aiguës sur une vibrante tenue de la basse, lance le soprano dans un arioso à figer le coeur. Une manière d'antithèse aussitôt s'ensuit, entre sa « coupe de larmes » qui se trouve « en permanence remplie » et « le vin de la joie » qui se répand. C'est d'ailleurs là un trait commun aux trois cantates – la métaphore Weinen/Wein (pleurer/vin) servant à montrer combien ces tourments sont nécessaires pour que la foi grandisse. En confiant les premier et quatrième mouvements du texte de Salomo Franck au soprano, il se peut que Bach ait voulu souligner la perception luthérienne « à rebours » de Marie : honorée telle la mère de Jésus, désormais figure intensément humaine. Il la fait tout d'abord intervenir, se tordant les mains, tandis que « le vin de la joie » coule à flot aux noces de Cana, sa confiance et son espoir s'étant « entièrement évanouis » ; la voici qui parle pour tous les croyants, passant d'une angoisse extrême (n°1) à la joyeuse acceptation de la parole du Christ au moment qu'il choisira (n°4). À l'époque où il fêtait son cinquantième anniversaire, Bach reçut en cadeau une splendide coupe en cristal – peut-être un cadeau de deux anciens élèves, les frères Krebs – décorées de grappes de raisin et de feuilles de vigne. Elle porte une inscription constituée en partie de vers, en partie d'incises d'une gamme chromatique descendante, façon efficace d'attirer l'attention du maître. S'agissait-il de la part des donateurs d'un stratagème codé, leur manière à eux de l'inciter à renoncer à la désaffection dont il témoignait envers la composition d'oeuvres nouvelles pour l'église et de raviver son enthousiasme en exprimant « l'espoir de la vie que toi seul [Bach] peux leur donner » ? (On peut lire le nom des frères Krebs figuré dans le mouvement rétrograde, également dit « en écrevisse » [Krebs en allemand], de la deuxième incise.) On imagine Bach buvant à longs traits du vin dans sa coupe, parfaitement conscient de l'admonestation luthérienne qui s'y trouve gravée – à savoir que pour endurer les épreuves de la vie, il faut avoir la foi et nourrir l'espoir de l'accomplissement dans la vie après la mort –, un Bach se souvenant du procédé fort bien trouvé par lequel lui-même, quelque vingt années plus tôt, avait ici même exprimé cette idée, le soprano s'élevant en un tourbillon jusqu'au sol aigu sur ces mots : « le vin de la joie », tandis que les cordes aiguës descendent en mouvement parallèle. On retrouve des traces de ce climat bucolique dans le basson grommelant et à l'ample tessiture qui, avec délicatesse, orne le message de consolation du duo alto/ténor. Cette page vit-elle le jour telle une musique destinée à l'une des fameuses réunions de la famille Bach ? Ce climat se poursuit dans l'affirmation de la basse évoquant le « vin du réconfort et de la joie » qui attend ceux qui ont surmonté l'épreuve de l'amour et de la foi imposée par Dieu (n°3). Je trouve la dansante exubérance du dernier air particulièrement irrésistible – avec cette manière dont le soprano s'affranchit de toute contrainte, elle-même s'abandonnant à l'étreinte d'amour du Très-Haut et le texte à toutes sortes de contorsions saccadées mais enjouées. Le choral de conclusion confirme que la confiance s'est raffermie : c'est quand Dieu est le plus présent qu'il est souvent invisible à l'oeil humain. Vint ensuite Ach Gott, wie manches Herzeleid (« Ah ! Dieu, quelle affliction »), BWV 3, que Bach composa pour son second cycle de cantates de Leipzig, en janvier 1725. C'est en l'occurrence à la partie de basse du choeur qu'est confiée la mélodie de choral du premier mouvement, cantus firmus doublé par un trombone. Bach utilise un motif simple, symbole fréquent de la douleur dans les chaconnes tragiques de l'opéra baroque – six notes constituant une descente chromatique –, dont il fait le germe mélodique de sa fantaisie de choral tout entière : introduction, chacune des entrées vocales, interludes instrumentaux et coda. Sa méthode consiste à prendre comme point de départ l'accentuation naturelle du texte allemand (pas les barres de mesure !), qu'il souligne au moyen d'une succession d'appoggiatures et d'harmonies chromatiques, jusqu'à produire ce que Gillies Whittaker appelle « un fascinant dédale d'accents croisés comme on en trouve dans la musique chorale de l'ère Tudor ». Même le contre-sujet ascendant, au prix de maints efforts, renforce l'image du « chemin étroit […] plein d'affliction ». Ce n'est qu'avec l'évocation de la montée au ciel que Bach nous offre une lueur d'espoir, tandis que les sopranos s'élèvent de façon radieuse jusqu'au la aigu, réinstallant ainsi la tonalité principale, bien que par une voie détournée. La mélodie de choral revient (n°2), sans fioritures, cette fois harmonisée sous forme d'accords diatoniques très sobres, chaque ligne de texte étant séparée par une formule obstinée du continuo (issue de la mélodie de choral en diminution) et « détournée » par des récitatifs confiés à tour de rôle à chacune des quatre voix solistes. L'air de basse qui s'ensuit est malaisé, course tortueuse tant pour le violoncelle que le chanteur dont les lignes sinueuses s'entrecroisent sans cesse l'une l'autre, s'enroulant comme pour suggérer « la peur et les tourments de l'enfer » (la peinture de l'autel représentant saint Paul et la vipère sur le mur arrière de la Naval College Chapel semblait prolonger cette image). Ce n'est là que la première ligne d'une stance qui en compte six, mais dont Bach étend l'influence sur presque la totalité des soixante-deux mesures (huit seulement s'en affranchissent) de la section A de l'air – que pas même l'évocation d'« une vraie joie céleste » ne peut entièrement dissiper. Bach réserve sa musique la plus séduisante pour le duo en mi majeur (n°5), chanté en canon par le soprano et l'alto sur un accompagnement fugué de violons et de hautbois d'amour à l'unisson. Son intention est ici de montrer comment, par un chant d'allégresse, on peut vaincre et se libérer des tourments qui sans cesse harcèlent un esprit troublé – l'équivalent pour lui, j'imagine, de Singin' in the rain. Il m'a fallu arriver à la section B pour réaliser que les contours mélodiques de ce duo tout entier (ainsi que des échanges fugués pleins de détermination entre les quatre parties) ne repose pas sur un élément musical extérieur de pure fantaisie, mais bel et bien sur les symboles sonores de la Croix à laquelle les mots se réfèrent (« Jésus m'aide à porter ma croix ») et que l'on relève tant dans les contours mélodiques notés sur la portée que dans le recours caractéristique aux doubles dièses, symbolisés par un x. Tout ceci nous renvoie également à la douloureuse pesanteur de la fantaisie d'introduction et à son expressivité chromatique – il faut attendre la reprise, en forme de choral harmonisé, de l'hymne de Martin Moller (n°6) pour que celle-ci finisse par s'estomper. Alfred Dürr a écrit que l'adaptation par Bach du texte de Georg Christian Lehms Meine Seufzer, meine Tränen (« Mes soupirs, mes pleurs »), BWV 13, « illustre à quel point la fantaisie du musicien baroque s'enflamme tout particulièrement au contact de textes évoquant soupirs et douleur ». Cela est vrai, mais l'effet produit par la musique de Bach n'est guère caractéristique de cette tendance : il suffit de lire le texte de Lehms pour ressentir le plaisir satisfait qu'il y prend – puis d'écouter la musique de Bach pour réaliser combien elle le transforme, chaque son allant bien au-delà de lui-même, vers un état de conscience supérieure. Prenons le mouvement d'introduction, lente lamentation à 12/8 pour ténor, deux flûtes à bec, oboe da caccia et continuo. Ôtons le oboe da caccia, et la musique, bien que toujours en elle-même complète, ne sera plus qu'une inexorable lamentation. L'ajout d'une contre-mélodie, pénétrant la texture angoissée et rehaussée des arabesques décoratives du oboe da caccia, a pour effet de purifier et d'adoucir les douloureuses dissonances et ce sentiment général d'abattement. Le oboe da caccia finit même par prendre la main, son influence s'étendant aux flûtes à bec qui, avec l'entrée de la voix, renoncent à leur dialogue lancinant et jouent à l'unisson. Puis, dans le choral (n°3), implorante conclusion à la prière de l'alto en quête de réconfort (n°2, récitatif), Bach assigne aux cordes, enveloppant de façon décorative la mélodie de choral, de confiantes harmonies diatoniques, l'alto étant doublé par les trois instruments à vent de l'air initial. Il veille ensuite à suggérer une réponse, sans paroles mais optimiste (et comprise de l'auditeur), à l'exposé par le chanteur d'un texte lourd d'incertitude et d'interrogation. Le cinquième mouvement est assurément l'un des airs les plus accablés de Bach. J'en garde un souvenir d'enfance – vacillantes tentatives d'accompagner au violon ma mère qui le chantait –, mais ce « halo » des deux flûtes à bec jouant au-dessus du violon était nouveau pour moi. Il y a quelque chose d'hypnotisant dans cette combinaison d'un violon obbligato doublé à l'octave par la sonorité blanche et sépulcrale des flûtes. Bach semble vouloir contraindre l'auditeur à mettre le nez dans la misère et le malheur de la vie ici-bas, idée esquissée dans la première de ces trois cantates mais qu'il hisse ici à un niveau différent en termes d'intensité du recueillement. Ayant jusqu'alors atténué la portée des paroles dolentes de Lehms, le voici maintenant sur le point de faire le contraire : là où le texte réclame un « rayon de joie » en guise de point culminant – « se lamenter et pleurer de façon pitoyable / n'aide pas la maladie du souci » –, Bach, recourant à une forme da capo modifiée de type ABA, ignore pratiquement cette progression des ténèbres vers la confiance. Il ne lève le linceul d'une harmonie dissonante et heurtée que le temps d'une imitation temporaire et irrésolue de « mais qui porte son regard vers les cieux » (mesures 51-52). Ce n'est là que le prélude à une complète réexposition, à la sousdominante, de la première section, la musique plongeant une fois encore dans les ténèbres comme si elle cherchait à explorer de nouvelles angoisses de l'esprit et de l'âme. Dès lors que pouls et esprit sont comme suspendus tandis que les sens s'aiguisent, on prend conscience du moindre détail. Cet air exige énormément des interprètes du fait de sa longueur exceptionnelle, de l'intensité de l'expression et de leur surexposition (que Gerry Finlay ait accepté au dernier moment de s'y risquer fut pour nous une chance incroyable). Il est encore plus déchirant que cet autre air de basse pour l'Épiphanie, Lass, o Welt, mich aus Verachtung in betrübter Einsamkeit (BWV 123/5), donné à Leipzig deux semaines plus tôt. Seule la beauté consolatrice de la mélodie de Heinrich Isaak Inssbruck, ich muss dich lassen (« Innsbruck, je dois te quitter ») – utilisée de façon si poignante dans la Passion selon saint Matthieu – pouvait suivre un tel air dans l'harmonisation consommée de Bach. Quel décor pour la musique de Bach aurait constitué le projet de Nicholas Hawksmoor pour la grande chapelle de Greenwich ! Conçu dans un accès de frénétique expérimentation baroque vers 1699 comme point central du plus grandiose ensemble de bâtiments que le début du XVIIIe siècle anglais voulut édifier (auquel lui-même, Wren et Vanbrugh contribuèrent), ce projet de chapelle végéta durant trois décennies. Il fut finalement remanié sur une échelle beaucoup plus modeste par James Stuart (« l'Athénien ») dans les années 1780. Avec sa voûte peu marquée et ses galeries se faisant face, elle offre cette élégance néoclassique un peu froide propre à la génération qui suivit – laquelle tourne pour ainsi dire le dos aux goûts de Hawksmoor et de Bach. © John Eliot Gardiner, 2006 d’après le journal tenu durant le « Bach Cantata Pilgrimage » Traduction : Michel Roubinet