L`émergence d`un virus appelé « VIH »
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L`émergence d`un virus appelé « VIH »
décryptages par Olivier Donnars L’émergence d’un virus appelé « VIH » D’où vient le VIH ? Comment est-il passé de l’animal à l’homme ? L’intérêt de la recherche pour ces questions a pour but de mieux comprendre les conditions d’émergence du VIH et de se préparer à d’éventuels nouveaux virus. L a pandémie de l’infection par le VIH est malheureusement le parfait exemple de la maladie émergente. Au début des années 1980, le sida était inconnu. Trente ans plus tard, l’épidémie a explosé et touche près de 33 millions de personnes dans le monde. Tout comme pour les épidémies de grippe aviaire ou de pneumopathie atypique (Sras), qui ont défrayé la chronique ces dix dernières années, la maladie a pour origine un virus transmis de l’animal à l’homme. Barrière d’espèce. Avant d’arriver à l’homme, le virus a dû franchir ce que l’on appelle la « barrière d’espèce ». L’adaptation, une bonne dose de hasard L’adaptation d’un virus est le fruit du hasard. Le virus, qui ne peut se multiplier qu’à l’intérieur d’une cellule, utilise à son profit la machinerie cellulaire. À la tête de cette opération, des enzymes qui commettent de nombreuses erreurs de copie. Ce qui se traduit par l’apparition aléatoire de mutations dans le génome viral. Celles-ci n’ont soit aucun effet, soit sont délétères pour le virus, soit lui sont bénéfiques, comme le rendre plus virulent, résistant à une molécule ou capable de reconnaître de nouveaux récepteurs. Un autre mécanisme lui permet aussi d’acquérir de nouveaux caractères : c’est la recombinaison. Si deux virus proches parents infectent une même cellule, ils peuvent s’échanger au hasard des fragments de leur matériel génétique et donner notamment de nouveaux gènes ou des mutations bénéfiques. Dans tous les cas, la nature se charge par la suite de sélectionner les variants les plus adaptés à un nouvel environnement. Ce qui leur permet parfois de passer la barrière d’espèce. 24 Transversal n° 60 septembre/octobre 2011 Tout commence par une espèce animale qui héberge le virus sans être malade. C’est ce que les épidémiologistes appellent un « réservoir naturel ». « Pour franchir cette barrière, le virus doit s’adapter afin de se transmettre à l’espèce humaine, explique Lucie Étienne, doctorante à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de Montpellier et qui travaille sur le risque d’émergence de nouveaux rétrovirus. Cela peut être la capacité de se fixer aux récepteurs cellulaires humains ou celle d’inhiber les défenses immunitaires de l’homme. » L’adaptation ne sera totale que si toute une suite d’événements se réalise : pénétration dans la cellule, production de particules virales et dissémination dans l’organisme. Autant dire que le processus peut bloquer à chaque étape. Une fois passé l’adaptation et la transmission de l’animal à l’homme, le virus doit être capable de se propager à toute une population. Sans quoi son émergence aura échoué. La traque aux réservoirs naturels. Comprendre les raisons de l’émergence du VIH, c’est d’abord connaître son origine. En 1983, quand le VIH-1 a été découvert, son origine animale ne paraissait pas si évidente. Les premiers soupçons datent de 1985 quand, dans un centre de primatologie américain, des macaques rhésus développent une maladie identique au sida. Très rapidement, les chercheurs isolent un virus qu’ils baptisent « virus d’immunodéficience simienne » (SIV). Les singes infectés avaient eux-mêmes été en contact avec des mangabeys enfumés. Chez ces petits primates d’Afrique centrale, on isole aussi un virus, le SIVsmm, qui pésente de fortes homologies génétiques avec le VIH-2, découvert en 1985 chez des patients originaires d’Afrique de l’Ouest. Fait troublant : les deux sévissent dans les mêmes régions d’Afrique, du Sénégal à la Côte d’Ivoire, là où vivent les mangabeys enfumés sauvages, porteurs sains du SIVsmm. Le réservoir naturel du VIH-2 venait d’être trouvé. Restait à repérer le réservoir du VIH-1. Les soupçons se portent très naturellement vers d’autres primates. par Olivier Donnars Martine Peeters et Éric Delaporte, deux chercheurs de l’IRD Montpellier, en apportent les premières preuves en 1989. « À Franceville, au Gabon, nous avons découvert le premier chimpanzé infecté par un SIV, se souvient Éric Delaporte. C’était un animal domestiqué, mais né dans la nature. » Ce nouveau virus, baptisé « SIVcpz », est très proche génétiquement du VIH-1. Dix-sept ans plus tard, un SIVcpz apparenté au groupe N du VIH-1 est isolé chez un chimpanzé du Cameroun par l’équipe du centre Pasteur du Cameroun. Et en 2006, des traces de virus dans les excréments de chimpanzés sauvages du Sud Cameroun permettent d’identifier un SIVcpz proche parent du groupe M du VIH-1. Le réservoir du VIH-1 responsable de la pandémie venait d’être identifié. Toujours en 2006, une autre découverte vient compléter le tableau : le gorille sauvage vivant au Cameroun est lui aussi porteur d’un SIV, nommé « SIVgor ». Ce virus a quelques similitudes avec le VIH-1 O et le VIH-1 P, un nouveau groupe découvert en 2009 chez une patiente d’origine camerounaise. Mais les ressemblances sont insuffisantes pour affirmer que le gorille soit le réservoir naturel de ces deux groupes du VIH-1. Comment s’adapter à l’espèce humaine. À ce jour, environ 40 lignées de SIV ont été identifiées chez plus de 45 espèces de primates, toutes africaines. On estime que le virus est présent chez le chimpanzé depuis au moins 600 ans et au moins 32 000 ans chez les petits singes. Durant ces longues périodes, virus et hôtes ont évolué ensemble. Et on sait qu’une même espèce de primates, par exemple le mandrill, peut être porteuse de deux SIV différents. Ce qui a dû favoriser des remaniements entre virus. C’est le cas du virus du chimpanzé : le SIVcpz est en effet le résultat d’une recombinaison entre le virus du mangabey à collier blanc et celui du singe hocheur, petit singe très répandu au Cameroun. « On pense que cette recombinaison virale a eu lieu lorsque le chimpanzé, dévoreur de petits singes, s’est surinfecté, précise Éric Delaporte. Les chimpanzés ont ensuite pu transmettre leur virus à l’homme et à des gorilles. » Est-ce ce type d’évènements qui a permis au VIH-1 et au VIH-2 de franchir la barrière d’espèce ? Difficile de répondre. La recherche sur la question n’en est encore qu’à ses débuts. Il existe néanmoins quelques indices. On sait que les primates vivent parfaitement bien avec leurs virus, car ils s’y sont adaptés. Dans leurs cellules, des protéines appelées « facteurs de restriction » empêchent la multiplication du SIV. Par exemple, la téthérine, qui bloque le bourgeonnement du virus à la surface des cellules CD4 infectées. Mais le virus a lui aussi développé une arme afin de contrecarrer le facteur de restriction. Les SIV et VIH possèdent des protéines accessoires, décryptages comme la NEF, qui les aident à proliférer. « Chez SIVcpz et SIVgor, NEF inhibe la téthérine des chimpanzés et des gorilles, précise Michaela Müller-Trutwin, chercheuse à l’unité de régulation des infections rétrovirales de l’Institut Pasteur de Paris. Mais NEF n’a aucune action sur la téthérine humaine. Chez le VIH-1, c’est une autre protéine accessoire, la protéine VPU, différente de celle des SIV, qui bloque la téthérine humaine. » La protéine VPU du VIH-1 serait donc une adaptation ayant permis au virus de se répliquer chez son nouvel hôte. Le groupe M du VIH-1 serait même le seul à avoir une protéine VPU capable de bloquer l’action de la téthérine. Ce qui expliquerait pourquoi ce virus s’est répandu plus facilement que le groupe O du VIH-1 ou que le VIH-2. Des facteurs sociaux-économiques comme source de propagation. L’adaptation a certainement eu lieu au gré des mutations ou des recombinaisons aléatoires du virus après qu’un homme ait été contaminé par un singe (lire encadré p. 24). Le virus se transmettant par voie sanguine, l’exposition par le sang ou avec des tissus d’animaux infectés est l’hypothèse la plus plausible. La viande de singe étant très prisée dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne, on pense que la contamination a eu lieu au cours de braconnage, de la préparation de viande de Réussir ou non son émergence Hormis le VIH, d’autres virus d’origine animale sont plus ou moins parvenus à leur émergence. Certains sont à deux doigts de la réussir. Par exemple, le virus du Nil occidental, responsable de moins d’un millier de victimes lors de chaque réémergence, mais qui, depuis l’Afrique centrale, s’est propagé vers le Moyen-Orient, l’Europe et l’Amérique du Nord. D’autres virus n’ont que potentiellement atteint leur émergence. C’est le cas des virus hémorragiques, comme Ébola, qui déciment tellement vite leurs victimes qu’ils n’ont pas le temps de se propager. Quant aux émergences pour le moment non réussies, elles ont provoqué une dizaine de décès, car le virus ne s’est pas suffisamment adapté à l’homme. Mais elles pourraient devenir des pandémies si c’était le cas. Ces possibles émergences restent donc toujours sous surveillance. C’est le cas par exemple du virus de la grippe aviaire. septembre/octobre 2011 n° 60 Transversal 25 décryptages par Olivier Donnars brousse ou par des blessures infligées par les grands singes. Ces transmissions n’ont pas été uniques. Pour réussir son émergence, le VIH a tenté plusieurs « coups d’essais ». « Le fait qu’il existe plusieurs groupes VIH-1 et VIH-2 témoigne qu’il y a eu plusieurs passages indépendants du singe à l’homme », précise Lucie Étienne. Grâce à des analyses génétiques, les chercheurs ont pu estimer que le VIH-1 M serait apparu à la fin du 19e siècle ou au début du 20e, le VIH-1 O vers 1920 et le VIH-1 N, trente à quarante ans plus tard. Tous localisés en Afrique équatoriale de l’Ouest. Pour Lucie Étienne, « il est très probable que d’autres transmissions aient eu lieu dans le passé, mais qu’elles soient restées inaperçues, le virus n’ayant pu s’adapter au nouvel hôte ou n’ayant pas eu l’occasion d’être introduit dans un milieu favorisant sa dissémination rapide. » Ce qui n’a pas été le cas au cours du 20e siècle. En effet, dans la seconde partie du siècle dernier, le VIH a profité de facteurs humains et socio-économiques pour se propager. Le développement et la modernisation des infrastructures dans les pays d’Afrique au cours des années 1950 lui ont été d’une certaine aide. Les villages autrefois isolés ne l’étaient plus. Avec la déforestation et la construction de nouveaux axes routiers, les populations se sont déplacées, participant à la diffusion du VIH. Ce qui expliquerait en partie pourquoi le VIH-1 M, originaire du Sud du Cameroun ou des régions avoisinantes, a explosé à plusieurs centaines de kilomètres de là, en République démocratique du Congo (RDC). « Ces populations migrantes se sont concentrées dans les villes où l’urbanisation massive associée à la paupérisation et à la prostitution ont favorisé le développement des infections sexuellement transmissibles (IST), dont le VIH, ajoute Éric Delaporte. De plus, elles ont bénéficié de soins, comme la transfusion sanguine, ou d’injections pour le traitement des IST. Malheureusement, à cette époque, le manque de connaissances des règles sanitaires de la part des équipes médicales a pu contribuer à la transmission du virus par exposition au sang. Tous ces éléments ont fait que le VIH a trouvé un terrain favorable à sa propagation. » Les guerres de décolonisation en Afrique ont aussi lancé des populations sur les routes. Classification et diversité du VIH Le virus VIH-1 est actuellement classé en quatre groupes : tLe groupe M (major group, responsable de la pandémie) : transmission à l’homme entre la fin du 19e et le début du 20e siècle dans le Sud du Cameroun à partir du chimpanzé Pan troglodytes troglodytes. Découvert en 1983, il est subdivisé en neuf sous-types (A, B, C, D, F, G, H, J, K) et 49 formes recombinantes (CRF01CRF49). Tous n’ont pas la même répartition géographique. Dans les pays du Nord, le sous-type B est prédominant. Il est responsable de l’épidémie initiale dans les pays industrialisés, en particulier l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest, dont la France. Par contre, à l’échelle mondiale, les VIH-1 M non-B représentent au moins 90 % des virus circulants. Le sous-type C sévit principalement en Afrique du Sud et en Asie où il est responsable de 50 % des infections. On trouve les sous-types A et D en Afrique de l’Est et le CRF02-AG en Afrique de l’Ouest. tLe groupe O (outlier group) : transmission à l’homme vers 1920, vraisemblablement dans le Sud du Cameroun. Identifié en 1990, il représente 1 % des infections par le VIH. Il circule au Cameroun, au Gabon, au Nigeria et en Guinée-Équatoriale. tLe groupe N (non-M, non-O group) : transmission à l’homme dans les années 1950-1960 à partir du chimpanzé Pan troglodytes troglodytes dans le Sud du Cameroun. Identifié en 1998. Quinze cas d’infections recensés. tLe groupe P : il a dû émerger dans le Sud du Cameroun ou dans une région proche à partir du chimpanzé Pan troglodytes troglodytes ou du gorille Gorilla gorilla gorilla. Découvert en 2009. Deux infections ont été rapportées à ce jour chez des Camerounaises. Le VIH-2 est classé en huit groupes (A-H) et seuls les groupes A et B jouent un rôle dans l’épidémie en Afrique de l’Ouest. tGroupe A : transmis vers 1932, il circule principalement en Guinée-Bissau et au Sénégal. tGroupe B : transmis vers 1935, il circule en Côte d’Ivoire. 26 Transversal n° 60 septembre/octobre 2011 Les échanges commerciaux et autres coopérations entre pays ont ensuite ouvert les voies vers d’autres continents. Participant ainsi à la réussite de l’émergence du VIH. La surveillance de nouveaux VIH. Une question se pose désormais : peut-on assister à un nouveau scénario avec l’émergence d’autres variants du VIH ? Le risque n’est évidemment pas négligeable. La récente découverte du VIH-1 P en est une preuve. Le risque d’une transmission interespèces demeure tant que l’homme sera au contact des réservoirs naturels du virus. Et ces contacts sont de plus en plus fréquents. La chasse et la consommation de viande de brousse sont toujours pratiquées en Afrique subsaharienne où elles représentent une source de revenus. Ces pratiques seraient même en recrudescence. Au Nord Congo, les ventes de viande de brousse auraient grimpé de 64 % ces dernières années. Ceci expose d’autant plus les chasseurs et les consommateurs au risque d’être en contact avec un SIV que la prévalence du virus peut atteindre 20 % chez certaines espèces de primates particulièrement chassées, en RDC notamment. Dans le même temps, on assiste en Afrique centrale à une augmentation du nombre de concessions forestières et minières. « Ces chantiers attirent de nouveaux migrants qui vivent au contact direct des animaux sauvages infectés, témoigne Éric Delaporte. Parmi ces migrants, 20 % des femmes seraient séropositives. » Selon lui, cette promiscuité entre animaux infectés et personnes séropositives représente un risque que SIV et VIH-1 entrent en relation. Et surtout qu’ils se recombinent pour donner de nouvelles souches virales de type VIH-3. « La probabilité que de nouveaux types de VIH apparaissent est faible à court terme, mais n’est pas exclue, rapporte Éric Delaporte. Il faut donc rester vigilant et surveiller la diversité génétique des virus. » Pour anticiper l’arrivée d’éventuels recombinants, son équipe s’emploie à identifier les SIV circulant parmi tous les primates africains. Sans relâcher la surveillance des populations humaines en contact avec les animaux potentiellement infectés. Pour cela, les chercheurs analysent leur sang et tentent d’améliorer les tests sanguins en incluant, par exemple, la détection d’éventuels anticorps anti-SIV. L’objectif est de réagir vite et de ne pas passer à côté d’une nouvelle émergence. Car plus on laisse le temps au virus de s’adapter, plus il s’implante durablement au sein de la population. Une vraie course contre la montre. pour aller plus loin Des rétrovirus au cœur de notre ADN Huit pour cent de notre génome est un assemblage de bouts de virus. Des traces de rétrovirus qui ont infecté nos ancêtres primates il y a des dizaines de millions d’années et qui se sont insérés dans l’ADN de leurs cellules sexuelles pour se transmettre de générations en générations. La grande majorité de ces rétrovirus endogènes humains (HERVs) ont accumulé tellement de mutations qu’ils ont perdu la capacité de s’exprimer. Mais certains en sont encore capables et jouent même un rôle important dans l’organisme. Comme les anciens gènes d’enveloppe codant les syncytines, des protéines essentielles à la formation du placenta chez les mammifères. Quelques particules de HERVs ont été observées dans des mélanomes humains et de souris. On les soupçonne d’être à l’origine de certaines maladies auto-immunes ou de cancers. Mais cela reste sujet à débat. Une question se pose tout de même : ces vestiges du passé peuvent-ils un jour se réveiller, voire se recombiner avec des rétrovirus récents pour engendrer de nouvelles formes d’infections ? « Les rétrovirus endogènes du chat et de la souris ont conservé des homologies – notamment au niveau de la capside – avec des rétrovirus actuels, indiquent Valérie Courgnaud et Jean-Luc Battini, de l’Institut de génétique moléculaire de Montpellier. Une recombinaison serait possible à condition que le rétrovirus endogène arrive à s’exprimer et fabrique des particules virales. Ce qui est peu probable. » Quant à l’homme, les HERVs ont peu d’homologies avec les rétrovirus modernes. En 2006, une équipe française a cependant réussi à ressusciter un HERV. Les chercheurs ont reconstitué le génome du rétrovirus à partir des séquences éparpillées dans le génome humain. Baptisé « Phoenix », ce rétrovirus, détruit après l’expérience, a pu infecter des cellules humaines, mais s’est montré peu infectieux. septembre/octobre 2011 n° 60 Transversal 27