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Faut-il combattre les passions pour être libre ?
PLAN
Introduction
1 Oui, il faut combattre les passions pour être libre
A – Les passions nous ôtent notre liberté car elles se substituent à la
volonté
B – Les passions, par leur caractère obnubilant, aveuglent notre raison
C – Les passions font partie de la nature humaine : l’accès à la liberté
commence par le « combat » des passions.
2 Non, il ne faut pas combattre les passions pour être libre
A – Il ne s’agit pas de combattre les passions, mais simplement de les
maîtriser
B – Le combat des passions ne peut être qu’un conflit interne aux passions elles-mêmes
C – La passion peut être une « ruse » de la liberté pour que celle-ci puisse
s’accomplir
3 Les passions, bien qu’inconciliables avec la volonté libre, peuvent
prendre un sens symbolique du point de vue de ses exigences
A – Les passions et l’autonomie de la volonté sont inconciliables
B – Les passions sont une « maladie » que le passionné choisit de ne pas
combattre
C – Le combat des passions est une tâche infinie
Conclusion
Introduction
L’étymologie du terme « passions » – patior, « souffrir », « supporter » –
induit une passivité, une impuissance du passionné : l’amoureux est
aveuglé, le jaloux ne s’appartient plus, le joueur est esclave de sa passion.
Les passions auraient donc une emprise telle sur l’individu qu’il leur serait
totalement aliéné, privé aussi bien de sa capacité à juger de manière clairvoyante que de celle d’agir volontairement. Combattre les passions serait
une condition de possibilité nécessaire pour briser les chaînes qui
entravent la liberté du passionné.
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Pourtant, on ne se sent vraiment libre que lorsque notre liberté est
effective, c’est-à-dire lorsque nous parvenons à mener à bien les choix
que notre libre arbitre a effectués. Or l’élan que nous donne la passion
dans la réalisation de nos actions nous aide à surmonter des obstacles
qui nous auraient semblé insurmontables si nous avions été indifférents.
D’où le problème : les passions, en tant qu’elles peuvent être aliénantes,
doivent-elles nécessairement être combattues pour que nous soyons libres
et maîtres de nous-mêmes, ou au contraire le « feu » de la passion peut-il
être un allié dans la réalisation de notre liberté ?
1. Oui, il faut combattre les passions pour être libre
A. Les passions nous ôtent notre liberté car elles se substituent à la
volonté
Le crime passionnel est puni moins sévèrement qu’un crime commis de
« sang-froid », parce que l’on reconnaît que la passion – l’amour ou la
jalousie, par exemple – s’apparente à une forme de folie. Elle se substitue à notre volonté, nous faisant agir comme malgré nous. Phèdre sait
que son amour pour Hippolyte est coupable, et pourtant elle ne peut s’empêcher de l’aimer (Racine, Phèdre). Si le passionné reste coupable des
actes répréhensibles qu’il commet – c’est bien lui qui agit –, sa responsabilité est néanmoins difficile à évaluer car il n’aura pas agi délibérément. Les passions sont donc ennemies de la liberté en tant qu’elles
dépossèdent l’individu de lui-même.
B. Les passions, par leur caractère obnubilant, aveuglent notre raison
Il paraît d’autant plus nécessaire de combattre les passions que leur puissance ne paralyse pas seulement notre volonté mais encore notre faculté
de juger. Sous l’emprise de la passion, le joueur ne veut pas jouer : il y
est contraint par la passion ; mais il n’est pas non plus apte à juger des
avantages et des inconvénients du jeu. La passion une fois à son comble
est exclusive et obsédante : le passionné s’illusionne sur l’intérêt de l’objet
de sa passion. Il n’est plus apte à l’objectivité : par conséquent il ne peut
plus choisir en connaissance de cause et perd donc tout usage de son
libre arbitre.
C. Les passions font partie de la nature humaine : l’accès à la liberté
commence par le « combat » des passions
Il reste à savoir si le libre arbitre ne serait pas lui aussi une illusion. En
effet, lorsque nous sommes « pris » par la passion, nous croyons agir et
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juger librement. L’amoureux croit choisir l’objet de son amour, il pense
l’élire entre tous, et ceci de son plein gré. Mais le fait que l’on se sente
libre ne signifie pourtant pas qu’on le soit effectivement. Le libre choix
pourrait n’être qu’une illusion, car il ne serait que le résultat de l’ignorance de nos déterminations (Spinoza, Éthique). Il ne s’agit donc pas de
combattre les passions au sens où il faudrait les condamner moralement,
mais il faut s’efforcer de développer les lumières de la raison afin de les
connaître, sachant qu’elles font partie de la nature humaine. L’accès à la
liberté ne peut être que progressif, sa progression suivant celle des
lumières de la raison théorique, qui vise la connaissance des causes qui
nous déterminent. Si donc lutte entre liberté et passions il y a, il ne s’agit
pas d’un combat déclaré entre deux parties en présence dès le départ.
La liberté comme absence de contrainte ne sera atteinte qu’au terme des
progrès de la raison sur le terrain de l’illusion.
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Si donc les passions paralysent la volonté et la raison, il faut effectivement
combattre les passions pour être libre. Mais s’agit-il alors d’éradiquer
toutes les passions sous prétexte qu’elles peuvent parfois être aliénantes ?
Ne peut-on pas considérer les passions comme un moteur de l’accomplissement de nos choix ?
2. Non, il ne faut pas combattre
les passions pour être libre
A. Il ne s’agit pas de combattre les passions, mais simplement de les
maîtriser
Si, comme Descartes, on définit les passions comme des pensées que
l’âme ne peut pas diriger parce qu’elles sont provoquées par le corps, il
est vrai qu’on peut être amené à confondre nos passions avec notre
volonté. Cependant, si les excès des passions peuvent être nuisibles, il
ne s’agit pourtant pas de les éradiquer, car elles sont « presque toutes
bonnes » (Descartes, Correspondance avec Elisabeth). Elles sont le
contenu même de la vie. Autrement dit, sans elles, la liberté ne serait
qu’une liberté d’indifférence. Si être libre, c’est non seulement se sentir
libre, mais également travailler librement à notre bonheur, il n’est pas
logiquement ni réellement nécessaire d’annihiler les passions : si les excès
des passions peuvent nous mettre en contradiction avec nous-mêmes et
avec les autres, il suffit d’agir « avec industrie » sur nos passions pour
les régler simplement.
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Cette maîtrise s’effectue grâce à notre volonté éclairée par notre entendement, qui juge de l’utilité de l’action à laquelle la passion nous incite
et du contentement que l’on pourra retirer des conséquences de cette
action. Ainsi, on aura raison de fuir en cédant à la passion de la peur si
un combat s’avère perdu d’avance, mais on aura tort de fuir si l’on a des
chances de gagner, car regrets et remords s’ensuivront. L’évaluation des
conséquences du courage et de celles de la fuite permet d’éviter les excès
de la pusillanimité et de la témérité, qui seraient dommageables à notre
bonheur. Les passions maîtrisées ne nous empêchent donc pas de réaliser librement nos choix. Plus encore, c’est la « ferme et constante résolution » de « bien user de notre libre arbitre » (en choisissant ce que notre
entendement nous présente comme étant le meilleur pour nous) qui
constitue le « remède général contre tous les dérèglements des passions »
(Les Passions de l’âme, art. 161). Ainsi, la passion et la liberté ne sont
pas des ennemies qui se combattent : le triomphe de la liberté peut passer
par la passion. On peut être animé par la passion de la liberté, éclairée
simplement par l’entendement qui cherche l’utile pour notre bonheur.
B. Le combat des passions ne peut être qu’un conflit interne aux passions elles-mêmes
Si donc, seules les passions excessives doivent être combattues, il reste
alors à savoir quelle force pourrait combattre ces passions les plus puissantes. Pour être maître de soi et pouvoir user de notre liberté, il nous
faut pouvoir résister aux passions qui risqueraient de nous emporter. Or
« comment réprimer même la passion la plus faible, quand elle est sans
contrepoids ? » (Rousseau, La Nouvelle Héloïse). La froide raison seule
ne peut résister et vaincre, car elle n’est pas apte à l’action. L’effort et
l’énergie qu’exige le combat ne peuvent alors être trouvés que dans les
passions elles-mêmes. « On ne triomphe des passions qu’en les opposant
l’une à l’autre. » Être libre, ce n’est donc pas être débarrassé de ses passions, mais c’est savoir « les vaincre par elles-mêmes » (ibid.), en faisant
dominer celle de la liberté.
C. La passion peut être une « ruse » de la liberté pour que celle-ci puisse
s’accomplir
La passion peut donc permettre à la liberté de se réaliser car elle constitue
un moteur puissant pour l’action. À la manière d’un faisceau de lumière
qui est d’autant plus puissant qu’il est plus concentré, la passion concentre
nos capacités et notre volonté sur un objet unique, mais elle nous rend
alors d’autant plus actifs dans la réalisation de nos objectifs. Ainsi, le
révolutionnaire de 1789, animé par la passion d’un ordre politique juste
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garantissant la liberté de chacun, sera plus apte à l’établir qu’un théoricien ou qu’un sage partageant ses aspirations. Sa passion a servi des
intérêts plus hauts que son propre intérêt égoïste : la liberté d’un peuple
(Hegel, La Raison dans l’histoire).
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La liberté et les passions semblent donc pouvoir coexister aussi bien d’un
point de vue théorique – elles ne sont pas contradictoires – que d’un point
de vue pratique, la réalisation des passions pouvant même favoriser la
réalisation de la liberté dans l’histoire.
Mais cela ne semble possible que si on limite la liberté à la capacité de
choisir en connaissance de cause (le libre arbitre), ou si l’on fait de la
liberté l’objet même de la passion. Or si « rien de grand dans le monde
ne s’est accompli sans passion »(Hegel), les moyens qu’ont pu utiliser
les passionnés de liberté pour l’instaurer sont-ils légitimés par la fin
visée ? Il semblerait plutôt que toute passion quelle qu’elle soit nous
entraîne à nous servir d’elle comme unique mesure du bien et du mal.
En tant qu’elles pervertissent notre jugement moral, les passions ne
sont-elles pas l’ennemie de la liberté comprise comme autonomie de la
volonté ?
3. Les passions, bien qu’inconciliables avec la volonté libre,
peuvent prendre un sens symbolique du point
de vue de ses exigences
A. Les passions et l’autonomie de la volonté sont inconciliables
Agir librement consiste à ne se soumettre qu’à la loi que l’on s’est
soi-même prescrite, sans se laisser déterminer par des contraintes
externes – par exemple se soumettre à un ordre reçu –, ni interne – céder
à un désir sensible, à un intérêt. La volonté libre, autonome, est définie
par l’obéissance à la loi morale en nous, qui nous est dictée par la raison
pure pratique : c’est ce fondement rationnel du devoir qui lui confère son
caractère universel et catégorique (Kant, Fondements de la métaphysique
des mœurs). Le passionné ne peut donc être libre, puisque le seul mobile
de ses actions est précisément son intérêt particulier : la seule motivation
de l’orgueilleux consiste à se faire admirer, le joueur ne considère autrui
que comme un prêteur potentiel… Ainsi, la passion empêche l’individu
d’être libre, puisque sa volonté sera toujours « pathologiquement déterminée » par ses intérêts sensibles particuliers. Passion et autonomie sont
donc inconciliables.
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B. Les passions sont une « maladie » que le passionné choisit de ne pas
combattre
On pourrait alors penser qu’il suffirait de combattre les passions pour
accéder à la liberté. Cependant, en tant que « gangrène de la raison pratique » (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique), la passion est
justement comparable à une maladie qu’il faut combattre – au sens d’une
obligation morale ici – mais le passionné est plutôt « un malade qui ne
veut pas guérir ». En effet, bien que les passions empêchent d’être libre,
en tant qu’elles sont « une inclination devenue constante qu’on ne peut
pas ou difficilement maîtriser » (ibid.), elles sont néanmoins choisies par
le libre arbitre du sujet. La présence de la loi morale en nous atteste de
l’existence de la liberté comme autonomie de la volonté, mais lorsque
nous sommes passionnés nous choisissons en quelque sorte librement
de ne pas être libre.
C. Le combat des passions est une tâche infinie
Dans la mesure où l’homme est un « être raisonnable et fini » (Kant), un
être raisonnable et sensible, on ne peut dire que le combat des passions
puisse trouver une issue définitive. Le choix entre les injonctions de la
raison et le désir pathologique sensible est un choix de chaque instant.
Rien ne peut donc nous garantir que nous sommes désormais libres, car
notre désir est toujours susceptible de dégénérer en passion.
Conclusion
Ainsi, combattre les passions n’est pas une condition logique ni réelle de
notre liberté si l’on considère qu’il suffit de se sentir libre pour être libre.
S’il est évident que certaines passions sont aliénantes, elles n’ont pas à
être combattues par une instance extérieure à elles : seule la puissance
de la passion de la liberté serait apte à affronter les passions qui pourraient lui porter préjudice.
Mais parler de passion de la liberté semble illusoire : si l’on choisit effectivement de céder à une inclination qui deviendra constante et exclusive,
on renonce par là même à pouvoir se déterminer de manière véritablement libre, c’est-à-dire autonome. On se soumet à une contrainte
interne, et on s’interdit toute possibilité de jugement moral. La passion
de la liberté dégénère alors en alibi de la licence. Il ne s’agit pas de croire
pour autant en la possibilité d’une éradication des passions, mais on doit
en faire une exigence morale. L’homme n’étant pas un pur être de raison,
la tension entre le moi sensible et le moi rationnel ne permet pas de pronostiquer sur l’issue de ce combat : nous avons toujours à choisir entre
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l’autonomie de la volonté et la détermination du désir ou de l’intérêt. En
ce sens, la liberté n’est ni le protagoniste ni l’enjeu d’un combat qui
pourrait être gagné de manière définitive : la liberté reste une tâche à
accomplir.
■ Ouvertures
LECTURES
– Descartes, Les Passions de l’âme, Gallimard, coll. « Idées ».
– Spinoza, Éthique, Garnier-Flammarion, coll. « GF ».
– Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin.
– Hegel, La Raison dans l’histoire, Hatier, coll. « Les classiques de la philosophie ».

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