Jacques Ardoino est mort. Hommage

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Jacques Ardoino est mort. Hommage
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Editorial
Jacques Ardoino est mort. Hommage
J
acques Ardoino est décédé le 20 février dernier à Paris. Il était né le 6 mars 1927
à Paris et habitait dans le 20e arrondissement, dans un immeuble récent avec, à
un bout du couloir, son bureau et à l’autre, son domicile.
La mort laisse les vivants dans une absence, un vide qui fait mal. La mort de Jacques
Ardoino me fait mal. Je l’ai rencontré en 1994 pour qu’il dirige ma thèse. Je connaissais déjà ses travaux et j’étais un lecteur assidu de ses écrits. Des articles agaçants où le
texte était comme un prétexte à l’infratexte, au paratexte et au surtexte. Ses notes de
bas de page, en effet, étaient parfois plus longues que ses propos premiers. Sa direction
de ma thèse a été houleuse, je me suis bien souvent fait épingler par son analyse perspicace et sa redoutable écoute clinique. Il m’a trituré, brutalisé parfois dans mes convictions. Nous nous sommes heurtés aussi, avec toujours l’intérêt du savoir, de la connaissance et de la praxis qui a toujours été son intentionnalité. J’ai assisté plusieurs fois à la
façon dont il animait les groupes et j’ai été stupéfait de son écoute des phénomènes,
des non-dits, des espaces transitionnels, des enjeux et des désirs qui parcourent les
collectifs. Il était doté d’une puissance de penser phénoménale et son œuvre est un
apport majeur à la pensée, aux sciences et aux sciences sociales en particulier et les sciences de l’éducation lui doivent beaucoup. Il était largement représentant de l’université
Paris 8 et de son analyse des interactions et des institutions. Je n’ai pas connu tous ses
amis, je le regrette, par exemple René Barbier, fidèle ; Georges Lapassade mort trop tôt.
Lorsque j’ai pris la rédaction du Sociographe, je lui ai emprunté sa multiréférentialité,
ce concept dont il a nourri les sciences de l’éducation. Un concept qui se focalise
davantage sur les articulations que sur les objets eux-mêmes, fussent-ils des sujets. Sa
passion des articulations, c’était sa passion du vivant, là où les choses bougent, se
déplacent, surprennent, durent. Et non les doctrines, les lieux de cultes, les partis et
leurs cartes, les processionnaires et leurs poils urticants.
Après une licence de droit et un diplôme d’études supérieures de philosophie à
Rennes, il soutient un doctorat de troisième cycle en administration des entreprises à
Bordeaux. En 1973, il soutient son doctorat d’État à Caen sous la présidence de
Gaston Mialaret. C’est un parcours hétérogène et déjà empreint de pluralité, voire de
duplicité. Professeur de lycée en philosophie, il est ensuite assistant à l’université de
Droit à Bordeaux puis maître de conférences à Paris 8, professeur à l’université de Caen
avant de réintégrer Paris 8 comme professeur des sciences de l’éducation en 1992.
Editorial 5
Le Sociographe s’est constitué dans son histoire avec la trame intellectuelle de Jacques
Ardoino. Ainsi, avec François Sentis, directeur général de l’IRTS Provence, Alpes Côtes
d’Azur et Corse, nous avons organisé des séances de travail avec Jacques Ardoino, Guy
Berger son compagnon intellectuel, Jacques Papay formateur à l’IRTS Provence, Alpes
Côte d’Azur et Corse, Jacques Marpeau un compagnon de route. Nous nous sommes
retrouvés ainsi durant deux années qui ont débouchées sur l’organisation d’un colloque
dont les actes inaugurèrent le numéro zéro des hors séries du Sociographe, puis sur l’association de l’IRTS Provence, Alpes Côte d’Azur et Corse à la revue. Quelques années
plus tard, en 2005, Jacques Papay coordonnait le troisième hors série du Sociographe.
Avec Jacques Ardoino : temps, éducation et formation. Il était également le premier à s’engager dans le comité d’orientation du Sociographe, soutenant l’aventure humaine, le
défrichage de ce projet éditorial. Lecteur assidu, il ne manquait pas de me faire part de
ses lectures critiques, mais toujours avec une exigence de vérité.
Cela devait marquer irrémédiablement notre revue. Les écoles de formation en
travail social associées aujourd’hui au Sociographe conservent cette histoire. Et 50
numéros plus tard, le Sociographe porte encore haut et fort les approches plurielles
et la multiréférentialité.
J’ai vu Jacques Ardoino pour la dernière fois le 6 mars 2014 pour ses 87 ans. Il y avait
Jean-Marie Brohm, son ami fidèle et indéfectible et Georges Bertin. Il y avait bien
quelques années que Jacques Ardoino perdait de ses forces, comme s’il perdait l’espoir.
Comme s’il était déçu de la façon dont la discipline qu’il a contribué à fonder, les sciences de l’éducation, devenait par trop techniciste, numérique, administrative et bureaucratique, oubliant le multiple, le vivant, la surprise, les temporalités, les accompagnements, la complexité. Que la génération qui le suit enterre tous ces mots qu’il a chéris,
qu’il a densifiés, conceptualisés, c’était trop pour lui ! Comme une façon de l’enterrer.
Et si beaucoup, ces quelques mois, s’enorgueillissent d’avoir fréquenté Ardoino le père,
nous sommes malgré tout bien peu à encore travailler son œuvre, la citer et la diffuser.
Comme quoi, on peut être en sciences de l’éducation, comme dans le travail social
d’ailleurs, et bien maltraiter ceux qui œuvrent concrètement, surement et sans relâche à ce que les personnes soient non seulement des acteurs, mais surtout des auteurs.
Jacques Ardoino en était un, sans doute gênait-il pour cela !
Guy-Noël Pasquet
Dans la perspective de rendre nos publications plus agréables à nos lecteurs, nous avons
modifié quelques formes de présentation des articles. Cela nous a contraints à renoncer à la
publication des notes de lectures en intégralité. Le lecteur peut trouver sur notre site
www.lesociographe.org la possibilité de lire les recensions du trimestre.