Le cinéma, des images qui dansent - Reflexions

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Le cinéma, des images qui dansent - Reflexions
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Le cinéma, des images qui dansent
26/01/10
« Le questionnement intensif de la scénographie, de l'espace, du temps, du mouvement, et,
inéluctablement, du corps auquel procède le cinéma, depuis les premières heures de son invention,
prolonge et accompagne les réflexions posées dans le champ de la danse » : dès la première page de son
ouvrage Kino-Tanz, L'art chorégraphique du cinéma, Dick Tomasovic rappelle le lien filial, presqu'incestueux
en ce qu'il est aussi amoureux, qui lie le cinéma à la danse.
Un lien qui donne toute sa pertinence à ce très beau livre,
travail pointu et instructif de recherche qui réussit la gageure d'être, aussi, passionnant pour le profane.
Pourtant, cette pertinence ne relève que trop peu de l'évidence : « La question de savoir comment le cinéma
vit avec les autres arts est très présente dans son étude », explique Dick Tomasovic, chargé de cours au
département des Arts et sciences de la Communication de l'Université de Liège. « Mais étrangement, si on
trouve beaucoup de travaux sur ses liens avec le théâtre, la peinture ou la littérature, la question des liens entre
danse et cinéma a été peu documentée. Etant donné que j'ai un intérêt personnel pour les deux disciplines,
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et que la danse est certainement le spectacle vivant qui m'a le plus impressionné ces dix dernières années
par son inventivité et son renouvellement permanent, je me suis logiquement intéressé à cette question.»
Une question qui, on l'a dit, procède pourtant de l'essence même du cinéma. « Il y a selon moi un malentendu
à la base de l'histoire du cinéma », reprend le chercheur. « Parce que les dispositifs, les premières grandes
personnalités, comme Georges Méliès, son exploitation foraine, son mode de projection, l'y ont poussé, il a
pris le théâtre comme référence. La « mise en scène » s'est imposée. Or, c'est bien le mouvement qui est à
la base du cinéma. Ce sont les micro-mouvements dans l'image, comme des feuilles qui bougent, qui, au tout
début de son histoire, ont fasciné les gens. Le cinéma est un art du mouvement. Et en ce sens, c'est bien la
danse qui doit en être le principal référent. »
Comme le signale Dick Tomasovic dans son ouvrage, Jacques Aumont (dans Le cinéma et la mise en scène,
Paris, Armand Colin, 2006) émet d'ailleurs l'hypothèse que si le cinéma s'était développé non selon la formule
de ses « inventeurs » officiels les frères Lumière (soit la vision collective dans une salle obscure) mais bien
à partir du Kinétoscope de Thomas Edison (une peep show machine conçue pour un visionnage individuel
de la bande filmique), l'idée de scène et la référence au théâtre se seraient moins naturellement imposées.
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« Et le cinéma », poursuit Dick Tomasovic, « a certes un côté filmique, soit ce qui est devant la caméra, ce
qu'elle doit capter, mais aussi un côté pro-filmique : très vite, des petits malins font bouger la caméra ellemême. Le cinéma ne fait donc pas que recevoir le mouvement, il le crée. La caméra danse.»
Ainsi le texte de Dick Tomasovic mêle-t-il donc ces deux « temps d'étude » : « Celui des différentes propositions
de mise en scène de l'acte dansé et celui des divers modes d'incorporation du mouvement dansé au sein du
dispositif cinématographique. (…) Deux versants d'une seule pièce donc, d'une part saisir le corps dansant,
d'autre part faire danser l'image. »
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Ces deux temps d'étude, Dick Tomasovic les adosse, les
confronte, et créée entre eux une dialectique, via dix chapitres qui sont des « pas de deux » : un exemple
issu de l'histoire du cinéma répond à un autre. Et le spectre ici envisagé a la largeur de cette très longue
histoire : du Pinocchio de Walt Disney à un documentaire sur le footballeur Zinedine Zidane, en passant par les
expérimentations sur la pellicule de Len Lye, les premiers films de Méliès ou même… un clip d'une chanson
de Kylie Minogue !
« Tout ce que je voulais dire se trouvait tout entier dans le cinéma français des années 20 », sourit le
chercheur. « Mais je voulais aussi que ce livre trouve son public, avec donc des exemples qui peuvent parler
à tout le monde. C'est donc la recherche du lecteur qui a guidé les choix. Je ne fais rien d'autre avec mes
étudiants : mettre en parallèle un film ancien très peu connu et un film beaucoup plus récent et connu pour
montrer les parallélismes. »
Quand il ne reste que la pellicule
Impossible ici de parcourir l'ensemble de ces
chapitres et des réflexions de Dick Tomasovic. Mais quelques-unes méritent d'être pointées. Ainsi, dans son
quatrième chapitre, Kino-Tanz met-il en parallèle la « danse serpentine » de Loïe Fuller (en 1891) qui, bien
avant l'invention du cinématographe, est un précurseur de l'invention du cinéma par sa « cinématographisation
du corps », et les travaux de Len Lye. Né en 1901, cet artiste néo-zélandais est l'inventeur du « direct film »,
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sans caméra, où l'artiste intervient directement sur la pellicule avec des pinceaux, crayons, un scalpel, pour
créer des formes et textures. Le plus célèbre de ses films est « Free Radicals » (1958). « Nous voici avec ce
qui est réellement un film de danse, mais sans danseur et même sans faire bouger la caméra », souligne Dick
Tomasovic. « C'est l'image elle-même qui danse. Lye va en fait très loin dans l'autonomisation : quand on a
tout enlevé, les gens, le scénario, le mouvement de la caméra et qu'il ne reste que la pellicule, c'est encore
du geste dansé. C'est encore la même question : qu'est-ce que le mouvement dans l'espace ? On peut même
aller plus loin : l'animateur, celui qui, avec ses gestes précis, répétitifs, sur la pellicule, a tracé quelque chose
dans l'espace, se pense comme un danseur. »
L'animation est par ailleurs très présente dans le livre. Logique : le cinéma d'animation a en fait précédé le
cinéma et, constate Dick Tomasovic : « Le geste dansé a été fondateur du cinéma d'animation ».
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Dans son deuxième chapitre, Kino-Tanz évoque ainsi la «
révolution » que fut le dessin animé Little Nemo, de Winsor McCay (1911). « L'animation a trouvé dans la
danse le moyen de s'écrire », explique Dick Tomasovic. « McCay vient de la bande dessinée, et quand il réinvente le cinéma d'animation, il se retrouve avec un nouvel espace qui se donne d'abord dans le temps :
l'animation doit être projetée et plus lue, et donc elle doit être minutée. Pour gérer ce nouvel espace, des
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questions se posent, et McCay y répond à travers l'écriture du geste dansé : que vont faire les personnages
dans la durée, dans le temps ? Une danse ! Des théoriciens de la danse soulignent que l'espace n'est pas
donné au danseur : il crée lui-même son espace. Ce concept marque une nette rupture avec le ballet classique,
et c'est une rupture que McCay introduit dans son animation. Il est d'ailleurs très fréquent que l'on danse dans
les films d'animation. » L'ouvrage de Dick Tomasovic regorge d'exemples de cette affirmation, qu'il illustre
notamment dans son septième chapitre avec le Pinocchio de Walt Disney (1940) et, en parallèle, Invitation
To the Dance de Gene Kelly (1958). Dans ce deuxième film, sans dialogue, Gene Kelly danse jusqu'à se
fondre dans un décor animé. A contrario, Pinocchio évoque la transformation d'un objet, une marionnette, en
« vrai » petit garçon, et ce notamment via la danse. « Ces deux exemples montrent que la danse peut servir à
métamorphoser », explique Dick Tomasovic. « A bouleverser le statut du corps en représentation. C'est une
question obsédante pour moi. La danse est l'acte pur des métamorphoses. Et la grande question posée par le
cinéma hollywoodien, c'est « comment transformer le corps en figurine », comment achever la fétichisation du
corps. Il y a là derrière un enjeu commercial : au fétiche, le public s'attache. A ce titre, la démarche de Gene
Kelly est intéressante : il va jusqu'au bout de cette fétichisation. Walt Disney, en fait, a fait l'inverse : par tous
les moyens après ses premiers succès, il a tenté de « sortir » de l'animation. »
Le ballet de Zidane
En évoquant le documentaire Zidane, un portrait du XXIe siècle, de Philippe Parreno et Douglas Gordon, Dick
Tomasovic s'attache à une autre question essentielle, celle de la « présence » scénique. Dans ce film tourné
en 2005 pendant un match de Liga espagnole, on ne voit que le footballeur, au centre de l'attention de 17
caméras. Mais les réalisateurs ont, volontairement, gommé tous les moments où Zidane touche le ballon : «
on voit Zidane qui sautille, trottine, sourit, fronce les sourcils, regarde au loin, transpire, crache, court, ralentit,
essaye (…) Mais l'option forte du film est de ne pas comprendre la rencontre, d'en rater les enjeux. »
« Ce film est presque une définition de l'acte dansé », explique le chercheur. « Le geste est dansé quand il
est soustrait de l'utilitaire, de l'intention. Le geste sans intention est dansé. Dans ce film, on a soustrait tous
les gestes utiles. On ne voit que les mouvements d'attente, complètement détachés des gestes ordinaires du
footballeur qui, normalement, est totalement dans l'intention. Et dès lors, il ne reste que ce « rayonnement »,
cette présence. On est ici dans ce phénomène de suspension, qui a fait dire à certains que le danseur danse
déjà avant d'avoir commencé. Et que quand il a fini de danser, il reste encore quelque chose dans l'espace. »
Cette passionnante plongée dans les relations complexes et profondes de la danse et du cinéma, dont on n'a
pu donner ici qu'un entr'aperçu, permet à Dick Tomasovic d'inviter tout un chacun (les cinéastes, mais aussi
le public), à « chercher de nouveaux outils dans la danse pour concevoir et regarder le cinéma ». Car, comme
il le rappelle, si « le cinéma n'a jamais oublié la danse », il n'a toujours pas dépassé ce traumatisme que le fut
le passage du muet au cinéma parlant. « Ce fut un traumatisme, car il a imposé un système qui n'a plus guère
bougé depuis et fonctionne, pour faire court, sur le dialogue et la psychologie des personnages. Le cinéma
avant cela était beaucoup plus diversifié, exploratoire. Il avait un rapport beaucoup plus étroit avec le geste. Et
ce cinéma-là a été tué beaucoup trop tôt : il n'a pas eu le temps d'aller au bout de ses recherches : le parlant
lui a imposé les gens du théâtre, la « mise en scène ». Mais mon pressentiment est que l'avènement des «
petits écrans » (télé, internet, téléphone portables, ordinateurs) va sans doute condamner les producteurs à
diversifier leurs approches esthétiques. La diversification des supports peut faire disparaître cette hégémonie
du gros plan sur des gens qui parlent. » Et le retour du geste, de l'image, de la caméra, voire du cinéaste qui
dansent. Car après tout : que faire d'autre ?
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(1) Kino-Tanz, L'art chorégraphique du cinéma, Presses Universitaires de France, Collection Travaux
Pratiques, 2009.
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