Métissage culturel et syncrétisme discursif dans En attendant le vote

Transcription

Métissage culturel et syncrétisme discursif dans En attendant le vote
Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
Métissage culturel et syncrétisme discursif dans En
attendant le vote…, un film de Missa Hébié
Mahamadou Lamine OUEDRAOGO Enseignant-­‐chercheur à l'Université de Koudougou (BURKINA FASO), UFR-­‐LSH / département de Lettres modernes Résumé
En attendant le vote… est un long métrage du réalisateur burkinabè Missa Hébié. Ce dernier y aborde la question du pouvoir politique en République du Golfe, en Afrique. Au métissage culturel des acteurs caractéristique de l’ethos de l’hybride se mêle un syncrétisme discursif qui est la fusion du discours politique occidental et du discours initiatique chez les dõso (chasseurs traditionnels malinké). Le discours politique occidental s’articule autour de la ville et du village, du passé et de l’armée. Quant au discours initiatique, il procède de l’espace de la brousse, du présent et des dõso. Le discours filmique dans En attendant le vote… est à la frontière de l’Occident (moderne et démocratique), et de l’Afrique (traditionnelle et monarchique). Il traduit également le double statut de Koyaga – sujet sur la scène publique, objet dans le milieu privé – et sa triple dimension de soldat, de leader politique et de mystique. En attendant le vote… is a full-­‐length film of Burkinese filmmaker Missa Hébié. It approaches the question of the political power in Republic of Golfe, in Africa. In the cultural interbreeding of the actors gets involved a discursive syncretism which is the fusion of the western political discourse and the initiatory discourse of dõso (malinké traditional hunters). The western political discourse is built around the city and the village, around the past and the army. The initiatory one integrates the space of the bush, the present and the dõso. The filmic discourse in En attendant le vote… is on the border of the West (modern and democratic), and of Africa (traditional and monarchic). It also expresses the double status of Koyaga – subject on the public scene, object in the private environment – and its triple size of soldier, political leader and mystic. Mots-clés
chasseur, culture, discours, politique hunter, culture, discourse, politics Introduction
Plus d’un demi-­‐siècle s’est écoulé entre la naissance du cinématographe et son apparition sur le continent africain. En tant qu’il est un langage importé, le cinéma a exigé des Africains une longue assimilation avant son appropriation par les réalisateurs et le public du continent. La conséquence en est que le cinéma africain est aujourd’hui à la frontière de deux mondes et de deux réalités : la technique et l’art originels venus d’Occident par l’intermédiaire du colonisateur et la prégnance de l’esthétique artistique traditionnelle. La double dimension de ce cinéma traduit la nouvelle personnalité de l’Africain au lendemain du fait colonial dont la cicatrice présente est l’indice de la blessure passée. Dans le même temps, la fidélité au passé et l’identification à l’archétype africain commandent à l’Africain de préserver l’héritage des Anciens. De facto, si la colonisation a mis à rude épreuve les valeurs africaines en apportant du renouveau, force est de reconnaître qu’elle a consolidé les valeurs les mieux ancrées et les plus largement partagées. C’est de la confrontation des deux que naît l’Africain moderne : un homme hybride et complexe. D’où il suit que la lecture du cinéma africain nécessite que soit posée comme une prémisse la nature ambivalente de l’Africain postcolonial. Dans une telle perspective, la critique des productions cinématographiques africaines requiert des outils manifestant une herméneutique de l’hybridité, à la frontière de l’héritage culturel des Anciens et des nouvelles voies/voix artistiques conduites par le « Blanc ». Sous un autre angle, l’écriture cinématographique, pour traduire au mieux l’être profond et les rêves de l’Africain, devra tenir compte de l’esthétique de l’hybridité. Nombre de cinéastes et de films s’inscrivent dans cette ligne. p. 1 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
Le film En attendant le vote… de Missa Hébié entre dans cette veine. L’objet de notre propos est d’examiner la manifestation de l’hybridité dans l’espace filmique. Il s’agira d’interroger l’ethos de l’hybride dans sa prise en charge du discours filmique puis d’explorer le double dispositif discursif du film dans le cheminement de ce dernier vers une esthétique filmique africaine. I. Pour une sémiotique du cinéma africain
La sémiotique comme théorie générale de la signification rend compte de la vie des signes au sein de la société. Ainsi, pour réaliser son ambition, la sémiotique se doit d’aborder chaque signe et chaque système avec précision. Cette exigence heuristique et méthodologique sous-­‐tend les sémiotiques spécifiques « […] chargées d’étudier, d’un point de vue théorique et conceptuel, des systèmes de signes particuliers […] » (Joly 1994 : 17). Le langage cinématographique est pris en charge par la sémiotique (sémiologie) du cinéma qui participe de la sémiotique visuelle. Mais au regard de l’écart des films africains par rapport aux normes occidentales, il apparaît utile de définir une sémiotique du cinéma africain pour l’évaluation de cette distance esthétique. A. En attendant le vote…, un film africain
Long métrage réalisé par le cinéaste burkinabè Missa Hébié, En Attendant le vote… est une adaptation d’un roman ivoirien : En attendant le vote des bêtes sauvages d’Ahmadou Kourouma. En République du Golfe, des anciens combattants, vétérans d’Indonésie et d’Algérie, font une fronde, exigeant leur reconversion dans l’armée républicaine. Le Chef de l’Etat, Fricassa Santos ne souhaite pas donner une suite favorable à cette requête de peur que le Capitaine Koyaga (leader des anciens combattants et membre de la société secrète des chasseurs) ne lui ravisse le pouvoir ainsi que le redoute le devin. Mais, rien n’y fait. Les anciens combattants (encore appelés Lycaons) intègrent l’armée contre toute attente et Koyaga s’empare du pouvoir par un coup d’Etat sanglant. En achetant la conscience et en s’attachant les services de Maclédio, un journaliste issu de l’opposition politique, Koyaga, désormais Maréchal, instaure un pouvoir tyrannique et sans merci. Abiré, une jeune femme ayant assisté impuissante au viol puis au meurtre de sa mère quelques années plus tôt lors d’une répression commanditée par Koyaga, décide pour se venger, d’infiltrer la Présidence. Douce amante et adversaire redoutable, Abiré renseigne l’opposition politique qui donne carte blanche à des soldats acquis à sa cause de passer à l’attaque. Ayant survécu à l’attentat, Koyaga se rend en brousse en compagnie de ses confrères chasseurs pour satisfaire à un rite mystique (le dõsomana) qui lui permettra de reconquérir sa place au sommet de l’Etat. B. L’esthétique filmique africaine : une esthétique syncrétique
Le film africain est marqué d’un double caractère : la persistance du traumatisme lié à l’arrachement et l’archéologie de l’oralité. La traite négrière et la colonisation ont été des expériences bouleversantes qui ont particulièrement marqué le continent africain. Le dernier traumatisme en date est la colonisation vécue comme un déracinement, une désorientation. Cette blessure est exprimée dans nombre de films tels Keïta : l’héritage du griot de Dani Kouyaté (à travers l’incompatibilité entre l’enseignement traditionnel du griot Djéliba et l’école moderne, toute chose qui se solde par l’absentéisme et une contre-­‐performance de l’élève Mabo), La Noire de… de Sembène Ousmane (la maltraitance dont est victime Douana figure l’oppression et les exactions coloniales). Mandabi de Sembène Ousmane entre dans ce registre par la désillusion de Dieng face à l’ordre nouveau établi par l’administration et pouvoir modernes. L’oralité est omniprésente dans le cinéma africain en raison de l’ancrage prononcé de la tradition orale et de la place de la parole dans les sociétés africaines (Bâ 1972). En effet, l’orature – certains spécialistes préfèrent le terme de « littérature orale » – en Afrique obéit à une poétique qui en fait un art primordial convoqué, dans un rapport d’interartialité, dans moult expressions artistiques comme le masque, les formes de théâtralité (parenté à plaisanterie, jeux, funérailles, fiançailles, rites de passage…), l’art agraire… La parole est détenue par des maîtres : le griot, maître de la parole populaire ; le fou, maître de la parole interdite ; l’initié, maître de la parole secrète. En effet, si le griotisme est le plus connu de tous, il nous semble que la folie et la magie sont d’autres formes de maîtrise de la parole liée l’une à l’interdit et l’autre au secret. La parole du griot est libérée et peut être entendue du peuple. La parole du fou est une transgression de la norme discursive sociale puisque prenant à contre-­‐pied le discours social. Quant au verbe de l’initié (membre d’une société secrète traditionnelle comme le nionioré chez les Mossé, le dõsotõ p. 2 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
chez les Malinké…), il relève du mystique et est réservé (sa profération et son écoute) à un cercle restreint. De facto, chaque discours est déterminé par des modalités énonciatives : Si l’on admet que le discours est interactif, qu’il mobilise deux
partenaires, il devient difficile de nommer "destinataire" l’interlocuteur
car on a l’impression que l’énonciation va en sens unique, qu’elle n’est
que l’expression de la pensée d’un locuteur qui s’adresse à un destinataire
passif. C’est pourquoi, suivant en cela le linguiste Antoine Culioli, nous ne
parlerons plus de "destinataire" mais de co-énonciateur. Employé au pluriel
et sans trait d’union, coénonciateurs désignera les deux partenaires du
discours. (Maingueneau 2012 : 44-45)
Ainsi, pour ce qui concerne le discours griotique, il satisfait aux modalités suivantes : énonciateur /ouvert/, co-­‐énonciataire /ouvert/, énoncé /ouvert/, espace énonciatif /ouvert/. Le discours démentiel, lui se configure comme suit : énonciateur /fermé/, co-­‐énonciataire /fermé/, énoncé /ouvert/, espace énonciatif /ouvert/. Quant au discours initiatique, il est pleinement hermétique : énonciateur /fermé/, co-­‐
énonciataire /fermé/, énoncé /fermé/, espace énonciatif /fermé/. Ces trois configurations sont actualisées dans des œuvres filmiques africaines. Kéita : l’héritage du griot de Dani Kouyaté est une mise en discours de la parole de Djéliba le griot : Dani Kouyaté redonne au maître de la parole son rôle et son statut en
faisant de lui le régisseur de la narration. Ainsi, l'art de la parole se trouve
mis au service de l'image et du récit pour imprimer au film une dynamique
particulière, et ce, aussi bien sur le plan de la narration que de la mise en
scène. (Paré 2000 : 49)
Dans le film Sia, le rêve du python du même réalisateur, l’on assiste à une esthétisation de la parole interdite de Kerfa (le fou) puis de Sia (dont la folie marque la fin du film). En attendant le vote… construit son discours autour de la parole secrète du dõso (chasseur traditionnel en bamanakan). Le terme « dõso » revêt deux étymologies : −
" dõ" « entrer » et "so" « maison, village, case ou lieu habité » : entre à la maison (pour le chasseur qui a longtemps séjourné en brousse). −
" dõ" « savoir » et "so" « cheval » : le cheval du savoir (le chasseur détient le savoir clair, rapide et sûr). À côté du substrat africain (esthétique empruntée à l’oralité locale), il subsiste l’adstrat occidental (le langage cinématographique : cadrage, éclairage, prise de son, montage, scénario, décor…) avec ses formes esthétiques et artistiques. Les films africains consistent dans cette dynamique en une esthétisation du discours syncrétique caractéristique du double marquage de l’Africain moderne mû par la culture occidentale et attaché aux valeurs traditionnelles. Il en résulte un être hybride. II. L’ethos de l’hydride
L’entre-­‐deux-­‐cultures de l’ethos est le témoignage de son métissage. Il s’agit moins d’un ethos hybride (Maingueneau 2012) que d’un ethos de l’hybride. L’ethos est « l’image de soi que l’orateur construit dans son discours pour assurer l’efficacité de son dire » (Amossy 2012 : 82). La prise en charge de l’ethos dans le discours relève de l’ethos discursif par opposition à l’ethos préalable ou prédiscursif : On appellera donc ethos ou image préalable, par opposition à l’ethos tout
court (ou ethos oratoire, qui est pleinement discursif), l’image que
l’auditoire peut se faire du locuteur avant sa prise de parole. » (Amossy
1999 : 94)
Il est ici question de l’examen de l’ethos discursif à travers les schèmes qui assurent son incorporation (Maingueneau 2012) dans la scénographie filmique : « Nous parlerons d’incorporation pour désigner l’action de l’ethos sur le co-­‐énonciateur » (Maingueneau 2012 : 90). p. 3 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
A. L’ancrage culturel africain de l’être
Comme l’auditoire, l’ethos est tributaire d’un imaginaire social et se
nourrit des stéréotypes de son époque : l’image du locuteur y est
nécessairement en prise sur des modèles culturels. (Amossy 2012 : 96)
Ainsi, l’ethos discursif filmique marque la prégnance de la culture africaine. Cela se perçoit à travers le paradigme et la syntagmatique des acteurs. En effet, le Président Koyaga tire son nom de celui d’un peuple malinké du nord de la Côte d’Ivoire, la dislocation du Mandé (empire du Mali) ayant entraîné la dispersion des peuples sur plusieurs aires géographiques : Mali, Burkina Faso, Côte d’ivoire, Guinée, Gambie, Sénégal. La Côte d’Ivoire est par ailleurs le pays de l’auteur du roman En attendant le vote des bêtes sauvages. L’acteur Koyaga est de la confrérie des chasseurs, société secrète issue des milieux malinké. La chasse en Afrique n’est pas qu’un loisir. C’est une activité professionnelle dont l’exercice officiel renvient au dõso, initié aux secrets de la brousse et des génies (monde invisible). Il « est appelé à affronter les bêtes sauvages, les manifestations et les apparitions fantasmagoriques dont la brousse est bien souvent le théâtre » (Cisse 1964 : 183). Il assure la conjonction entre le village (espace domestique, espace de sécurité) et la brousse (espace sauvage, espace du danger). Il est ainsi l’incarnation de la victoire de l’homme voire de la culture sur la nature. Il représente donc le pouvoir mystique dont il est le dépositaire. Maître de l’invisible, le chasseur n’a aucune raison de craindre le visible, d’où sa témérité et son courage légendaires. Koyaga, soldat à toute épreuve, incarne cette figure dans le film. En procédant à un rituel mystique (prestation de serment avant le coup de force, port d’amulette, consommation de potion magique, émasculation de toutes ses victimes), il montre la vivacité de l’Afrique traditionnelle où l’irrationnel guide les attitudes. C’est un rituel qui témoigne de la croyance en la métaphysique qui, quoiqu’universelle, occupe une place de choix dans le vécu quotidien de l’Africain. Cette croyance est suggérée par la météorite, les prières et incantations, Koyaga, ses confrères, sa mère Nadjouma, les charlatans, Fricassa et son épouse. B. Un être ouvert au monde
Dans le film, la culture africaine coexiste avec celle de l’Occident à travers un certain nombre d’acteurs. En tant que vétéran d’Indonésie et d’Algérie puis officier de l’armée républicaine, Koyaga est mû par le fait colonial et la culture occidentale. Le fusil (arme de prédilection du chasseur, de fabrication traditionnelle et ayant reçu un traitement mystique) laisse place à la kalachnikov (arme moderne de guerre de fabrication russe) et à la roquette (arme lourde). À cela s’ajoute l’espace de la ville, lieu de la modernité et du pouvoir politique. La référence à l’Occident à travers la coopération internationale (Fonds monétaire international, représentations et corps diplomatiques) entre dans cette veine. L’opposition et le syndicat incarnent la modernité. Ce sont les symboles du pouvoir démocratique qui exige la dialectique. L’ouverture aux cultures étrangères est également perceptible à travers l’islam figuré par le Coran et le marabout Bokano. Le christianisme est ressenti par le signe de croix et la prière dite par l’épouse de Fricassa lors de l’attaque de la résidence présidentielle. Tout cela amène à conclure que l’ethos discursif prend en charge des valeurs venues d’ailleurs (Orient et Occident). Le discours marque de ce fait une ouverture au monde, symbole de tolérance et d’enrichissement. III. Le syncrétisme discursif : stratégies et modalités
Le discours dans En attendant le vote… fonctionne d’après le schéma du syncrétisme. Les stratégies discursives du cinéaste sont empruntées à l’univers politique occidental et à celui de l’initiation. Les modalités de mise en œuvre de ces stratégies déterminent l’écriture filmique et la mise en discours du texte. La discursivisation est envisagée sous l’angle de la figurativisation et de la thématisation. Courtés définit le figuratif et le thématique en ces termes : Nous définissons le figuratif comme tout contenu d'une langue naturelle
ou, plus largement, de tout système de représentation, qui a un
correspondant perceptible au plan de l'expression du monde naturel
(donné ou construit) ... » (Courtés 1989 : 82-83)
p. 4 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
Le figuratif s'oppose au thématique qui, lui, correspond à un
investissement sémantique abstrait, de nature uniquement conceptuelle,
sans attache aucune avec l'univers du monde naturel. » (Courtés 1989 : 23)
A. Le discours politique
Le témoignage de Dalméda est un énoncé qui participe du discours politique. L’énonciateur (Dalméda) a des co-­‐énonciateurs actuels qui sont ses confrères journalistes (Mensah et Paul) et des co-­‐énonciateurs virtuels : les futurs auditeurs de l’enregistrement vocal. Du point de vue auctorial, le réalisateur Missa Hébié est l’archi-­‐énonciateur (Maingueneau 2012). Le discours politique se construit autour de modalités spatiales, actorielles et temporelles qui convient d’examiner. 1. L’espace politique
ESPACE Ville Village FIGURATIF ICONIQUE ABSTRAIT Palais Présidence Bourse du travail Syndicalisme Réunions Dialogue Prison Loi Radio du Golfe, journalistes Communication République du Golfe, République des Ébènes État Soldats Armée Chambre d’hôtel, pyjamas, nudité Intimité Famille, travailleurs Peuple Soirée de gala Abondance Aéroport Croissance économique Ranch Règne animal Exploitation agricole Règne végétal Cases Sous-­‐développement THEMATIQUE Démocratie Réalité Tableau 1. La spatialité dans le discours politique
Le discours politique occidental articule l’espace de la ville et du village. En effet, les figures iconiques du Palais, de la bourse du travail, des réunions, de la prison, de la radio du Golfe, des journalistes, de la République du Golfe, de la République des Ébènes, des soldats, de la chambre d’hôtel, des pyjamas, de la nudité, de la famille, des travailleurs, de la soirée de gala et de l’aéroport véhiculent le thème de la démocratie à travers les figures abstraites de la Présidence, du syndicalisme, du dialogue, de la loi, de la communication, de l’ État, de l’armée, de l’intimité, du peuple, de l’abondance et de la croissance économique. Pour ce qui concerne l’espace du village, il est figuré par le ranch, l’exploitation agricole et les cases qui renvoient respectivement aux règnes animal, végétal et au sous-­‐développement. Ces éléments sont une traduction en figures du thème de la réalité. 2. Les acteurs politiques
ACTEUR FIGURATIF ICONIQUE THEMATIQUE ABSTRAIT p. 5 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
Koyaga Chef de l’État Sujet Maclédio conseiller, ministre Adjuvant Dalméda Journaliste, activiste Opposant Abiré Amante de Koyaga, activiste Opposant Lycaons Soldats de Koyaga Adjuvant Communautés religieuses Société civile Adjuvant Représentant résident du F.M.I. Puissances étrangères Destinateur Soldats Assaillants Opposant Pouvoir politique Tableau 2. L’actorialité dans le discours initiatique
Au niveau actoriel, Koyaga occupe la position de sujet dans le discours politique. En effet, en tant que commandant des troupes (les Lycaons) et chef de l’Etat, il assure les prises de décisions et dirige. C’est la figure du leader, sujet de la prise du pouvoir et de sa conservation. Le discours politique est conduit par Maclédio et Dalméda ; l’un, ex-­‐journaliste désormais admirateur et proche collaborateur de Koyaga, l’autre journaliste et activiste politique. Tous deux jouent le rôle de porte-­‐parole (de Koyaga pour Maclédio, du peuple pour Dalméda) : ce sont les griots des temps modernes. L’on assiste ici à une réutilisation de l’esthétique de la parole du griot. La duplicité d’Abiré est marquée par son double statut d’amante et d’activiste. Maclédio, la société civile et les Lycaons sont les principaux soutiens du Maréchal Président. Les puissances étrangères, à travers le F.M.I., veulent dicter leur loi, manifestant leur désir de manipuler Koyaga. 3. Le temps politique
TEMPS Jour Passé FIGURATIF THEMATIQUE ICONIQUE ABSTRAIT Réflexion Idées Travail Activités Lumière Clarté Horizon Avenir Récit second Histoire Politique Tableau 3. La temporalité dans le discours politique
La temporalité du discours politique tient au jour et au passé. Le jour est moment choisi pour exercer l’activité politique. Il renvoie également aux idées, à la clarté et à l’avenir. Le passé correspond au temps du métarécit (récit second). Le film est la narration du parcours politique de Koyaga, ce qui fait de son discours un discours politique. B. Le discours initiatique
L’autre stratégie employée par le réalisateur est le discours initiatique du chasseur ou discours dõsotique. L’initiation est mise à jour par la société des chasseurs. La mise en discours de l’initiation tient au récit, à la spatialité, à la temporalité et à l’actorialité. Le récit est figuré par le dõsomana (récit purgatoire du chasseur). L’énoncé (dõsomana) comporte deux énonciateurs : le sora (dépositaire des traditions, chants historiques et mythiques des chasseurs, et maître de cérémonie du dõsomana) et le répondeur Tiécoura ; un co-­‐énonciataire actuel (Koyaga) et un co-­‐
énonciateur virtuel (public-­‐cinéphile). p. 6 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
1. L’espace initiatique
ESPACE Brousse FIGURATIF THEMATIQUE ICONIQUE ABSTRAIT Feu Lumière Hangar Abri Danse Expression corporelle Bois sacré Danger Cercle Infini Chasseurs Puissance Trône Royauté Coran Dieu Météorite Ciel Mystère Monarchie Tableau 4. La spatialité dans le discours initiatique
La spatialité renvoie à l’univers de la brousse qui constitue l’ « ici » du chasseur. C’est son espace naturel. Quand il investit l’« ailleurs », la ville ou le village, le chasseur se retrouve dans un espace de conquête particulièrement hostile qui justifie la prise des armes. Deux thèmes se dégagent de l’organisation spatiale : le mystère et la monarchie. L’espace discursif initiatique entre en contradiction avec celui de la politique à travers les axes sémantiques démocratie /monarchie et réalité/mystère qui manifestent respectivement les isotopies /public/ et /privé/. C’est dans ce sens que l’on parle de syncrétisme discursif. 2. Les acteurs de l’initiation
ACTEUR FIGURATIF THEMATIQUE ICONIQUE ABSTRAIT Koyaga Chasseur Objet Bokano Marabout Adjuvant Nadjouma Mère de Koyaga Adjuvant Chasseurs Société secrète Adjuvant Pouvoir mystique Tableau 5. L’actorialité dans le discours initiatique
Koyaga est ici objet. En effet, dans le discours initiatique, il subit l’action de ses confrères chasseurs. Le programme de la reconquête du pouvoir, donc du dõsomana, lui est dicté par la confrérie. Il est ainsi soumis à un rite dont il est le bénéficiaire. Dans ce cercle privé, Koyaga n’est maître de rien. 3. Le temps initiatique
TEMPS Nuit Présent FIGURATIF THEMATIQUE ICONIQUE ABSTRAIT Noir Obscurité Activités nocturnes Pouvoir Manifestations nocturnes Forces occultes Opérations militaires discrétion Récit premier Actualité Mystère p. 7 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
Tableau 6. La temporalité dans le discours initiatique
Le présent et la nuit sont les valeurs temporelles du discours initiatique. Le temps privilégié du discours. Si le présent renvoie au récit premier, la nuit, elle, est l’expression de l’obscurité, du pouvoir, des forces occultes et de la discrétion. C’est la nuit qu’ont lieu la plupart des attaques (celle de Koyaga pour renverser Fricassa, celle des opposants contre Koyaga, le massacre de la bourse du travail…). Le dõsomana dure toute la nuit pour lui conférer tout son caractère mystique. De plus, le récit premier, raconté par le sora et Tiécoura, met en scène un monde de chasseurs. Le dõsomana ou parcours de Koyaga à la tête de la République du Golfe est ainsi perçu comme un récit de chasse et l’exercice du pouvoir politique assimilé à une partie de chasse. C. Syntaxe discursive du film : vers un discours politico-initiatique
La syntaxe discursive organise la discursivisation constituée des processus de l’actorialisation, de la spatialisation et de la temporalisation ainsi que l’indiquent plusieurs travaux (Greimas et Courtés 1979 ; Hénault 1983 ; Millogo 2007). La spatialisation satisfait à une sémiotique topologique : Si l’on tient à la définition du récit comme une transformation logique
située entre deux états narratifs stables, on peut considérer, comme
espace topique, le lieu où se trouve manifestée syntaxiquement la
transformation en question et, comme espaces hétérotopiques, les lieux
qui l’englobent, en le précédant et/ou en le suivant. (Greimas 1976 : 99)
Une sous-articulation de l’espace topique paraît, d’autre part, souvent
nécessaire : en délimitant avec précision un espace utopique, lieu
fondamental où le faire de l’homme peut triompher de la permanence de
l’être, le descripteur se ménage la possibilité de distinguer des espaces
paratopiques, emplacement des épreuves préparatoires ou qualifiantes,
sortes de lieux médiateurs entre les pôles de la catégorisation spatiale […].
(Greimas 1976 : 99-100)
Espace hétérotopique Espace topique Espace hétérotopique Ville Non-­‐ville Ville /pouvoir politique/ /pouvoir mystique/ /pouvoir politique/ /démocratie/ /monarchie/ /démocratie/ SPATIA
-­‐LISA-­‐
TION /modernité/ /tradition/ /modernité/ /sphère publique/ /sphère privée/ /sphère publique/ Espace paratopique Espace utopique Village Brousse Espace énoncif Espace énoncif Espace énonciatif Espace énoncif /ailleurs/ /ailleurs/ /ici/ /ailleurs/ Individuation de Koyaga ACTO-­‐
RIALI-­‐
SA-­‐
TION /public/ /public/ /privé/ /public/ /domination/ /non-­‐domination/ /soumission/ /domination/ /parole/ /mutisme/ /mutisme/ /parole/ Identification de Koyaga /pouvoir/ Rétrospectivité TEMPO
-­‐
RALISA
-­‐TION /conquête du pouvoir/ Prospectivité /reconquête du pouvoir/ PN1 : F1 {S3 ⇒ F2[ S2⇒ (S1 ∨ O) S1 ∧ O) ] } PN2 : F1 {S3 ⇒ F2[ S2⇒ (S1 ∨ O) S1 ∧ O) ] } (avec S3 = Koyaga ; S2 = Lycaons ; S1 Koyaga = ; O = pouvoir) (avec S3 = Chasseurs ; S2 = Chasseurs ; S1 Koyaga = ; O = pouvoir) PN2 : F1 {S3 ⇒ F2[ S2⇒ (S1 ∨ O) S1 ∧ O) ] } p. 8 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
(avec S3 = opposition ; S2 = assaillants ; S1 = Koyaga ; O = attentat) Temps énoncif Temps énonciatif Temps énoncif Métarécit Récit Métarécit /parcours de Koyaga/ /rituel/ /parcours de Koyaga/ /passé/ /présent/ /futur/ Univers filmique Tableau 7. Syntaxe discursive du film
L’espace hétérotopique s’oppose à l’espace topique, l’un étant marqué par la ville et l’autre par la non-­‐
ville. Cela se manifeste par les catégories : pouvoir politique/pouvoir mystique, démocratie/monarchie, modernité/tradition, sphère publique/sphère privée et peuple/chasseur. L’espace topique s’organise en espace paratopique (village) et en espace utopique (brousse). La brousse est par ailleurs l’« ici » (espace énonciatif) au contraire du village et de la ville qui désignent l’« ailleurs » (espace énoncif). En effet, l’espace énonciatif est le lieu du récit (premier). Il se caractérise par les isotopies /rituel/ et /présent/. L’espace énoncif, quant à lui est celui du métarécit ou récit second. Il met en scène le passé de Koyaga à travers son parcours politique. Deux métarécits encadrent le récit. Le deuxième métarécit n’est cependant pas explicitement actualisé dans l’univers filmique : il est seulement suggéré. L’axe sémantique conquête du pouvoir/reconquête du pouvoir permet de déterminer la rétrospectivité (/passé/) et la prospectivité (/présent/, /futur/). Le pouvoir marque l’identification de Koyaga dont l’individuation est par ailleurs fonction des espaces hétérotopiques, paratopique et utopique. Il apparaît clairement la fusion des deux stratégies discursives pour donner jour à une nouvelle esthétique discursive. Les modalités de ce système syncrétique autorisent à parler d’un discours politico-­‐initiatique car profondément ancré dans l’esthétique de la parole secrète de l’initié (ici le chasseur) et ouverte aux modalités du discours politique telles que définies par l’Occident. En attendant le vote…, bien que construit autour du rituel du dõsomana (pratique africaine) intègre les valeurs étrangères. Conclusion
Le film En attendant de vote… de Missa Hébié s’inscrit dans une nouvelle perspective esthétique participant du discours filmique africain. La mise en discours du texte filmique satisfait deux esthétiques. L’archéologie de la parole traditionnelle témoigne de l’ancrage culturel africain. À ce sujet, l’initié, en l’occurrence le chasseur (une des trois figures du maître de la parole) mène le discours. Les modalités du discours de l’initié (maître de la parole secrète) sont ainsi convoquées pour rendre compte de l’appropriation du cinéma en tant que sémiosis par le réalisateur africain. Mais les vestiges du discours occidental subsistent. Sous ce rapport, l’auteur se réfère à l’univers politique pour en extraire des modalités qu’il convertit en stratégies. Le métissage culturel manifesté est la figuration de l’Africain moderne, à la frontière des valeurs traditionnelles et des nouvelles perspectives culturelles outre-­‐continentales. L’hybridité de l’être se (res)sent d’abord dans l’écriture filmique par un paradigme d’acteurs ambivalents puis dans l’écriture cinématographique par la récurrence de figures traduisant la coexistence de deux mondes, la cohabitation de deux univers axiologiques. In fine, à travers cette production, Missa Hébié décrit l’ethos de l’hybride (et partant du politique africain) et son positionnement dans une nouvelle voie esthétique pour le cinéma africain : la référence à l’oralité et aux schèmes interdiscursifs traditionnels. Références bibliographiques
AMOSSY, R. (éd.) (1999) : Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Genève, Delachaux et Niestlé. AMOSSY, R. (2012) : L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin. BA, A. H. (1972) : Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence africaine. p. 9 Revue Signes, Discours et Sociétés, n°12
Sens et identités en construction : dynamique des représentations
CISSE, Y. (1964) : « Notes sur les sociétés de chasseurs malinké », Journal de la Société des africanistes, tome 34, fascicule 2, Paris, Société des africanistes, 175-­‐226. COURTES, J. (1989) : Sémantique de l'énoncé. Applications pratiques, Paris, Hachette. GREIMAS, A. J. (1976) : « Pour une sémiotique topologique », Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 129-­‐157. GREIMAS, A. J., COURTES, J. (1979) : Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hatier. HENAULT, A. (1983) : Narratologie, sémiotique générale, Paris, PUF. JOLY, M. (1994) : L’Image et les signes, Paris, Nathan. MAINGUENEAU, D. (2012) : Analyser les textes de communication, Paris, Armand Colin. MILLOGO, L. (2007) : Introduction à la lecture sémiotique, Paris, L’Harmattan. PARE, J. (2000) : « Keïta! L’héritage du griot : l’esthétique de la parole au service de l'image », Cinémas : revue d'études cinématographiques / Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 11, n° 1, Montréal, Cinémas, 45-­‐59. p. 10 

Documents pareils