texte intégral - Fondation Maison des sciences de l`homme

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texte intégral - Fondation Maison des sciences de l`homme
LE MOUVEMENT DES SAGES–FEMMES TRADITIONNELLES DANS L’AMAPÁ
UNE MOBILISATION FÉMININE EXEMPLAIRE ET LES LIMITES DU DÉVELOPPEMENT LOCAL*
Véronique BOYER**
Cantonné au milieu académique brésilien dans les années soixante–dix avec le
développement des études féminines, puis des gender studies (Heilborn & Sorj, 1999, p. 187),
l’intérêt pour les mouvements de femmes est aujourd’hui à la mesure de l’impulsion donnée au
cours de la décennie suivante par les agences internationales de financement pour élaborer des
programmes à leur intention et des luttes des femmes pour s’imposer dans les partis politiques et
les syndicats (Castro,1995 ; Thayer, 2001). Les années quatre–vingt–dix ont été celles d’un
essor remarquable du mouvement et ici et là se sont constituées de nombreuses structures
féminines : associations, forums ou encore Ongs, certaines visant à l’insertion des femmes dans
le marché du travail ou d’autres se proposant d’être un lieu d’échange et de discussion.
L’importante bibliographie sur les mouvements de femmes en Amérique latine reflète cette
effervescence. Les études, essentiellement en sciences politiques1, traitent un large éventail de
thèmes, de l’histoire du féminisme2 à la définition de politiques publiques pour les droits
reproductifs et contre la violence conjugale3, leurs formes d’organisation et d’action4 et
l’implication des femmes pour la protection de l’environnement5.
*
Le travail de terrain a été réalisé pendant la mise à disposition de l’IRD.
**
Chercheur au CNRS ; CERMA/EHESS
1
Voir entre autres les ouvrages de Sonia Alvarez (1990, 1999).
2
Par exemple, Bruschini, C & Unbenhaum, S. G. (2002), Alvarez, S. E. & Escobar (2000).
3
Nicholson, Linda (2000), Ferreira, Alvares & Santos [orgs], (2001)
4
Lebon, Nathalie (1997), Avelar, Lúcia (2002)
5
Simonian, Ligia (2001), Abramovay, Miriam & Castro, Mary Garcia (1997).
Cahiers du Brésil Contemporain, 2004, n° 55/56, p. 93-106
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Véronique BOYER
Pour le Brésil amazonien, le Réseau National des Sages–femmes Traditionnelles1 apparaît
comme l’exemple réussi d’une mobilisation populaire féminine. Formé à sa base d’associations
locales qui regroupent les sages–femmes opérant dans chaque municipalité, il s’organise à
l’échelle des États, pour l’instant essentiellement ceux des régions Nord et Nordeste, puis au
niveau de l’Union en un réseau qui cherche à couvrir l’ensemble du pays. La coordinatrice
nationale du mouvement, Suely Carvalho2, estime à 60.000 les sages–femmes qui pratiquent les
accouchements à domicile3, 75 % d’entre elles exerçant dans un milieu rural où l’accès aux soins
médicaux et les transports sont plus que problématiques. L’impulsion sera donnée par une ONG
nordestine (CAIS do parto–Centro Ativo de Integração do Ser Olinda/ PE) qui dès le début des
années 90 s’attache à former des sages–femmes traditionnelles et à leur donner une certaine
visibilité. Le projet pilote fait à Caruaru (PE) est suivi d’un programme à l’échelle nationale qui
reçoit l’appui de l’UNICEF4.
Les objectifs du Réseau des sages–femmes sont multiples. Les accoucheuses entendent
tout d’abord lutter contre la discrimination dont elles sont victimes face au corps médical, être
reconnues par l’État et les institutions en tant que catégorie socioprofessionnelle et faire valoir
l’importance de leur rôle et de leurs compétences, qui permettent de réduire le taux de mortalité
des femmes et des nouveaux–nés. Elles demandent aussi à recevoir une rémunération pour les
actes effectués.
Leurs revendications ne se cantonnent cependant pas aux domaines strictement politique et
juridique. Les sages–femmes plaident aussi pour une conception de la naissance différente de
celle pratiquée en milieu hospitalier où les médecins effectuent à l’excès des césariennes. Elles
font l’éloge d’un accouchement humanisé, c’est–à–dire par voie basse et suivi de l’allaitement au
sein, prenant en compte les désidératas des femmes quant à leur position, et respectueux de
l’environnement socioculturel. Elles ne s’appliqueraient en effet pas seulement à maîtriser les
aspects techniques de la naissance mais seraient aussi attentives aux dimensions religieuses et
culturelles qui l’entourent. Les dirigeantes du mouvement considèrent pour cela que les sages–
femmes sont les leaders naturelles de leurs communautés, les représentantes des cultures
indigènes et noires qu’elles contribuent à préserver et les maîtresses d’un savoir ancestral. La
1
Par opposition aux sages–femmes travaillant en milieu hospitalier.
2
Entretien http://www.novae.inf.br/mulherescom/parteiras.htm
3
D’autres estimatives situent autour de 40.000 leur nombre.
4
Voir le reportage dans la revue Isto é du 19.08.1998.
Le mouvement des sages–femmes traditionnelles dans l’Amapá
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défense de leurs pratiques dites traditionnelles correspondrait dans cette mesure à la sauvegarde
d’une culture qui reflète la nation brésilienne et son identité, pour reprendre les termes de la
coordinatrice nationale du Réseau1.
Dans la région Nord, le mouvement des sages–femmes est particulièrement bien implanté
dans l’Amapá, un petit Etat au nord–est de l’Amazonie brésilienne. Le bilan du projet « réseau
des sages–femmes traditionnelles de l’Amapá — « Mère Luiza »2 » (REPARTA), qui commence en
1995, a largement dépassé les espérances. Pour une responsable de l’AGEMP (Agence de
Promotion de la Citoyenneté), un organisme du gouvernement de l’Etat coordonnant des
programmes destinés entre autres aux femmes, l’Amapá est l’état du Nord où le mouvement est
« le plus organisé et celui où il est le plus fort du Brésil ».
Plusieurs nominations et distinctions attestent de la réussite de la REPARTA. En 1998, il a
ainsi été l’un des finalistes du prix Programme Gestion Publique et Citoyenneté3, fondé par la
Fondation Getúlio Vargas, la Fondation Ford et la BNDES (Banque Nationale de Développement
Economique et Social), qui récompense des initiatives novatrices de coopération entre les
gouvernements et la société civile4. Les statistiques de diverses institutions nationales et
internationales témoignent de l’extrême bon comportement de l’Amapá. Le Ministère de la santé
le place en quatrième position pour la surveillance prénatale, l’IBGE au sixième rang pour la
mortalité maternelle et sous la moyenne nationale pour la mortalité infantile. En outre, l’OMS le
reconnaît comme l’état brésilien ayant le plus faible indice de césariennes (14 %), sous la barre
du taux annuel considéré acceptable (15 %), dans un pays où le taux national est de plus de
37 %5.
À tous égards le mouvement des accoucheuses traditionnelles de l’Amapá apparaît comme
un franc succès qui semble coïncider avec celui des politiques de santé publiques mises en œuvre
par l’État en matière d’accouchement. D’une part, la REPARTA se pose comme un modèle à
1
Voir note 5.
2
Du nom de la plus ancienne sage–femme connue de l’État, décédée en 1954.
3
Le programme Famille citoyenne a été récompensé par le même prix en 2001
On peut également citer le prix Paulo Freire décerné conjointement par le Ministère du Travail, la Fondation
Roberto Marinho et la Confédération Nationale de l’Industrie en 1998 et le prix Rodrigo Mello Franco de
IPHAN/PA en 2001.
4
5
Estado de São Paulo, 29 juin 2002.
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Véronique BOYER
suivre pour les sages–femmes des autres états, y compris des états industrialisés du sud du
pays, puisque leur rôle a été reconnu à sa juste valeur par les autorités institutionnelles,
lesquelles les aident à organiser des réunions d’information sur les techniques utilisées en milieu
hospitaliers et des méthodes d’asepsie, sans que soient pour autant dévalorisées leurs pratiques.
D’autre part, au plan régional, elle s’affiche comme un exemple d’efficacité pour les nombreuses
associations de femmes qui se sont constituées dans l’Amapá. C’est à ce double titre, celui d’une
satisfaction affichée par les dirigeantes et d’une renommée indiscutable parmi les mouvements de
femmes, que le réseau m’intéresse ici.
Après un bref historique du mouvement dans l’état de l’Amapá, je présenterai les principaux
acquis sociaux des sages–femmes, à savoir l’officialisation de leur statut, la formation, le matériel
et le salaire. Puis je me pencherai sur l’union du savoir scientifique et du savoir populaire, pour
reprendre l’expression de la présidente de la REPARTA et des textes officiels, qui résume l’idée
que les sages–femmes se font du devenir de leur profession. J’indiquerai ce que les
connaissances médicales apportent aux pratiques empiriques des sages–femmes et en quoi
celles–ci s’en trouvent modifiées. Enfin on évoquera quelques unes de ces limites (les habitudes
clientélistes et paternalistes, les sages–femmes traditionnelles leaders qui travaillent toutes déjà
en milieu hospitalier).
Il ne s’agit pas de faire une « expertise » du mouvement (de son fonctionnement), ce qui
nécessiterait une longue enquête de terrain, mais plutôt d’explorer le discours de ces femmes,
d’indiquer les contradictions acceptables à leurs yeux (les innovations dans le métier de sage–
femme, la construction de la tradition) et les limites de leurs conquêtes (la maison de
l’accouchement qui ne fonctionne pas, le salaire qui n’en est pas un, la formation de nouvelles
clientèles) qui n’entament pas la réputation d’acquis solides et constructifs, allant dans le sens du
développement durable dont l’Amapá prétend être une vitrine.
L’HISTORIQUE DES PREMIÈRES RÉUNIONS ET LA CONSTITUTION DU RÉSEAU
Je me baserai sur des entretiens avec des sages–femmes réalisés dans l’Amapá en juin et
novembre 2002 et sur des documents officiels du gouvernement pour retracer l’historique du
mouvement. C’est au tout début du premier mandat de João Alberto Capiberibe, à partir de fin
1994, que des contacts avec les accoucheuses sont établis à l’initiative de son épouse, à
l’époque députée de l’État. Au cours de la campagne électorale, celle–ci rencontre à Oyapoque
des militants du PSB (Parti Socialiste Brésilien) soutenant la candidature du futur gouverneur et
la sienne parmi lesquels Teresa Bordallo, qui cumule aujourd’hui les fonctions de présidente de la
Le mouvement des sages–femmes traditionnelles dans l’Amapá
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REPARTA et de l’AMPARTO (Association des Sages–femmes Traditionnelles de la municipalité
d’Oyapoc). Cette aide–soignante, qui aide les femmes à accoucher aussi bien à l’hôpital qu’à leur
domicile, se montre sensible à l’intérêt que montre Janete Capiberibe pour les sages–femmes et à
sa promesse de valoriser leur travail. La double expérience de Teresa fait d’elle une interlocutrice
privilégiée pour connaître les différences entre les pratiques hospitalières et domiciliaires et une
médiatrice parfaite pour établir le contact avec les accoucheuses non reconnues.
Après les élections, la première dame de l’état l’invite au palais, ainsi qu’une autre sage–
femme et un infirmier, pour leur exposer un projet dont l’ambition est de « récupérer » et
« sauver » (resgatar) la « tradition culturelle centenaire » des sages–femmes traditionnelles et
s’inscrit dans la ligne du programme de développement durable de l’Amapá (PDSA) que le
gouverneur João Capiberibe cherche à mettre en place. Les arguments de Janete quant à la
nécessité de fonder des structures associatives pour représenter ces professionnelles, jusque–là
dans l’ombre, et pouvoir contrer l’opposition farouche des médecins font mouche et Teresa et les
autres s’engagent à convaincre le plus grand nombre de sages–femmes de se rendre à Macapá
pour participer d’une nouvelle réunion en octobre de la même année.
La chose n’est pas simple car les accoucheuses, qui exercent dans la clandestinité et sont
refoulées des hôpitaux, craignent que leur exposition au grand jour ne les conduise en prison.
Les préjugés à leur égard sont bien ancrés dans la grande ville1. En témoignent les épithètes de
« chouettes », sorcières ou « curieuses » par lesquelles elles sont désignées. À cela s’ajoute le fait
qu’une grande partie de ces femmes, analphabètes et sans expérience de la capitale, redoute le
contact avec l’univers urbain. Enfin, il faudra résoudre le problème, non des moindres, du
transport.
Une soixantaine de femmes venant des seize municipalités que compte l’État se retrouvent
autour de Janete dans la bibliothèque publique du Palais. Lors de cette rencontre, il est décidé
d’organiser dès l’année suivante un cours de formation pour introduire les connaissances de la
médecine moderne auprès des accoucheuses2. Dans le même temps, elles conviennent de se
Les entretiens n’établissent jamais clairement l’origine de la discrimination. Les précisions demandées
permettent de penser qu’il ne s’agit pas du milieu social où elles exercent, une voisine ou parente
accouchant une femme qui l’accouchera elle–même plus tard. Je suppose donc que les sages–femmes
interrogées désignaient avant tout le milieu hospitalier et les classes moyennes urbaines.
1
Selon une sage–femme de Maracá, petite ville à quelques heures de route de la capitale, il semblerait
qu’une initiative analogue avait été prise par Jorge Nova da Costa (Juillet 1985-Mai 1990), premier
2
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Véronique BOYER
regrouper, dans chaque municipalité, au sein d’associations qui seront officiellement chapeautées
par la REPARTA en 2001. C’est au fil de ces réunions et des formations successives que se serait
imposée l’expression « sages–femmes traditionnelles », par opposition aux accoucheuses
oeuvrant dans l’enceinte de l’hôpital. Selon la présidente du Réseau de l’état, les sages–femmes
traditionnelles qui se sont fait connaître des associations de l’Amapá étaient en 2002 plus de
1.700, un grand nombre étant encore attendu.
Un livre dont le titre souligne bien le rôle fondamental joué par la première dame (en
accouchant un monde nouveau : Janete Capiberibe et les sages–femmes de l’Amapá1) regroupe
des témoignages sur les expériences des accoucheuses. Une exposition photographique2 et un
film rendent aussi hommage au travail des sages–femmes.
LES DEMANDES ET LES ACQUIS
Selon les présidentes d’associations, les sages–femmes énoncent leurs trois principales
revendications dès les premières réunions. Tout d’abord elles posent au premier plan le fait de
pouvoir exercer librement leur profession et de se faire connaître en tant que sages–femmes
traditionnelles auprès du personnel hospitalier. La carte nominative établie par les associations
est un premier pas en ce sens puisqu’elle porte la mention « sage–femme traditionnelle ».
Cependant, elle est encore insuffisante pour certaines qui voudraient y voir apposé un cachet
officiel afin que leur statut soit attesté par les autorités de l’État.
Elles demandent ensuite instamment qu’à l’issue des formations leur soit remis un sac
contenant le matériel indispensable pour appliquer les normes d’hygiène qui leur ont été
inculquées pendant les cours. Elles obtiennent aussi de stériliser ces instruments dans les étuves
de l’hôpital avant de les utiliser à nouveau. L’équipement fourni comprend également des objets
destinés à rendre leurs déplacements moins pénibles3. Malheureusement, le financement de
l’UNICEF de Belém (Pará) se révèle insuffisant à combler la demande et les 1.223 sages–femmes
qui, jusqu’en 2002, avaient suivi la formation n’ont pas toutes reçu leur « kit ».
gouverneur civil de l’Amapá, qui transformera le territoire fédéral en un état indépendant.
1
Moulin & Jucá [orgs], 2002.
2
Buchudas: As Parteira do Amapá de Giuseppe Bizarri
Ce « kit » de la sage–femme comprend divers objets : gants, gaze, alcool, stéthoscope, brosse, ciseaux,
bassine, balance, mètre, lampe de poche, parapluie…
3
Le mouvement des sages–femmes traditionnelles dans l’Amapá
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Enfin, les accoucheuses aspirent à recevoir une rétribution pour les services rendus.
L’inclusion de l’accouchement à domicile dans la liste des actes considérés par le Système Unique
de Santé (SUS)1 leur a permis d’espérer que ce serait rapidement le cas. Le succès a toutefois
été plus politique qu’économique car, comme le déplore Suely Carvalho, l’argent va dans les
caisses des secrétariats municipaux de la santé et non directement aux sages–femmes. Pour sa
part, Teresa Bordallo explique que les sages–femmes souffrent de l’absence d’une loi travailliste
qui régulerait la profession et leur permettrait alors de toucher une rémunération.
Depuis 1998 selon les sages–femmes (depuis janvier 2000 selon les documents officiels du
gouvernement), cet obstacle majeur a été contourné dans l’Amapá en les portant au nombre des
catégories de populations qui bénéficient du programme « bourse famille citoyenne » mis en place
par l’état en 19962. En 2002, 1.042 accoucheuses membres des associations recevaient ainsi
cette bourse qui ne saurait être confondue avec ce à quoi elles prétendaient à l’origine, c’est–à–
dire un paiement de leur travail. Teresa Bordallo soulignait d’ailleurs la fragilité de cet acquis, en
indiquant que le prochain gouverneur pouvait décider de rayer les accoucheuses de la liste.
Toutefois, dans la mesure où l’allocation constitue aux yeux des femmes un gage de l’appui du
gouvernement et de la détermination de Janete Capiberibe, dont la sympathie est régulièrement
évoquée, elle est toujours désignée par le terme salaire.
L’attribution de la bourse famille citoyenne aux sages–femmes a renforcé l’ampleur du
mouvement. La présidente de l’association de Mazagão et la représentante du mouvement dans
l’archipel du Bailique observent toutes les deux qu’à partir de ce moment–là le nombre des
sages–femmes venant se faire inscrire sur les listes est en franche augmentation. Elles notent
également que des hommes commencent à les solliciter, eux aussi en tant qu’accoucheurs. La
perspective de recevoir des espèces numéraires dans des régions où les populations n’y ont
guère accès a, de fait, un fort pouvoir attractif même si le montant de l’allocation n’est que d’un
demi salaire minimum (soit 120 reais) et que son paiement souffre de nombreux retards. La
REPARTA s’est retrouvée d’une certaine façon victime de son succès : l’afflux de nouvelles sages–
femmes a en effet contraint le mouvement à modifier les normes d’inscription pour les rendre plus
rigides. Il serait maintenant exigé une pratique de dix accouchements, et non plus de trois, pour
que soit délivrée par les associations la carte portant la mention « sage–femme traditionnelle ».
1
Il est prévu que chaque accouchement soit payé 16 reais.
Ce programme prévoit d’accorder des bourses à 744 familles en « situation de vulnérabilité sociale » et à
1.200 familles dont les enfants vont à l’école (voir le site du gouvernement pour une présentation du
programme : http://www.amapa.gov.br/equidade-social.htm).
2
100
Véronique BOYER
L’ACCOUCHEMENT HUMANISÉ
ENTRE SAVOIR MÉDICAL ET SAVOIR POPULAIRE ?
Les directives officielles, qui sont reprises mot pour mot par la présidente de la REPARTA,
établissent que le projet sages–femmes traditionnelles a pour objectif « d’allier le savoir
scientifique et le savoir populaire. » Les stages de formation auxquels ont accès les accoucheuses
en s’inscrivant sur les registres d’une association doivent donc leur permettre de compléter leurs
connaissances empiriques sans remettre en cause leur savoir–faire. Cette approche s’affirme
comme respectueuse de la valeur de l’expérience des sages–femmes traditionnelles et efficace
pour leur donner la confiance en elles–mêmes dont elles manquent.
À les écouter, le message semble être passé. Plusieurs d’entre elles utilisent une même
métaphore opposant un savoir médical reçu patiemment, voire passivement, à l’université aux
connaissances acquises sur la base de l’apprentissage informel, dans l’urgence et la nécessité :
« Pour avoir un doctorat, on s’assied sur le banc d’une école des années et des années pour finir.
Et pour être sage–femme il suffit de le vouloir, d’aimer et avoir le don de Dieu et d’y croire »1.
Leur habileté professionnelle, qui prend une dimension essentiellement personnelle et innée en
tant que don reçu de Dieu, est tenue pour supérieure aux compétences qu’elles pourraient
obtenir des médecins.
L’idée d’une transmission de savoir entre femmes dans l’acquisition de leur art est d’ailleurs
très rarement évoquée. Les connaissances qu’elles admettent avoir reçu d’une autre sage–
femme sont les infusions qui sont données à la femme et les prières parfois récitées pour faciliter
la délivrance ou conjurer d’éventuelles complications. En aucun cas, elles ne concernent leur
toucher et les gestes effectués. Si les accoucheuses ont appris d’une autre remèdes et formules,
elles auraient découvert seules l’art et la manière d’aider une femme à mettre au monde son
enfant.
De leur point de vue, l’intérêt des cours est avant tout d’apprendre à manipuler les
instruments qu’on leur présente. Pourtant le vaste éventail de thèmes traités pendant les
formations ne se limite pas à l’utilisation des objets. Les médecins envoyés par le Ministère
fédéral de la santé et les assistantes sociales du gouvernement de l’état leur donnent ainsi des
cours sur l’anatomie féminine, les techniques d’accouchement et les méthodes pour éviter la
Cette formulation n’est pas sans rappeler l’opposition sans cesse réalimentée entre don et initiation parmi
les fils de saint dans les cultes de possession de la région.
1
Le mouvement des sages–femmes traditionnelles dans l’Amapá
101
contamination mais, aussi, sur la nécessité de la surveillance prénatale et les soins au nouveau–
né.
Or, en portant une attention soutenue aux propos des sages–femmes, on note qu’elles
dressent une liste, bien plus longue qu’elles ne le reconnaissent initialement, des changements
survenus dans leurs pratiques suite aux enseignements dispensés. Pendant l’accouchement tout
d’abord, elles mentionnent de nombreux gestes qui ont été abandonnés, voire ont été selon elles
« presque interdits. » Les puxações, qui pourraient provoquer un décollement du placenta, ont fait
place à des palpations pour connaître la position du bébé et à des massages doux. Les sages–
femmes ont aussi été invitées à ne plus rester devant la femme pour éviter de recevoir un liquide
amniotique éventuellement contaminé. Cessant de laver tout de suite l’enfant pour le mettre au
sein d’une autre femme, elles le placent à présent sur le ventre de la mère pour qu’il tête. À
l’exclusion de tout autre objet tranchant (machette, rasoir ou morceau de bambou), des ciseaux
stérilisés à l’hôpital entre deux accouchements sont utilisés pour couper le cordon ombilical après
l’expulsion du placenta. Enfin, l’alcool a remplacé les diverses substances (tabac, huile
d’andiroba1, etc.) placées précédemment sur le nombril du nourrisson. Ces différents
changements se reflètent dans le vocabulaire qui a intégré de nombreux termes médicaux, au
détriment des expressions auparavant employées2.
L’assurance d’avoir un revenu minimum permettrait en outre aux sages–femmes de
consacrer davantage de temps à chaque femme enceinte et de les suivre tout au long de leur
grossesse. Certaines d’entre elles soulignent avoir pris conscience, lors des cours, de la nécessité
« d’avoir plus de tendresse, plus d’amour en faisant les accouchements. » Le renforcement de
leur présence et ce nouveau regard sur la parturiente ont modifié leur conception de
l’accouchement. Libérant la femme de la moustiquaire qui la recouvrait, elles déclarent ne plus lui
imposer d’être allongée pour donner naissance à l’enfant. Le rôle du père, qui devait se tenir à
l’écart par respect, a également été reconsidéré. Désormais, les sages–femmes encouragent sa
participation, l’aidant même à surmonter ses craintes, non seulement pour que sa compagne se
sente soutenue mais aussi parce qu’elles considèrent la dimension pédagogique de cette
expérience : elles estiment qu’en prenant la mesure de la douleur de la femme, il renoncera à
vouloir d’autres enfants.
1
Cette huile est extraite d’un arbre de la famille des méliacées.
On citera par exemple parturiente pour grávida, gestante ou buchuda, l’utérus pour « la mère du corps »
(mãe do corpo), rompre la poche des eaux pour « rompre la dianteira » ou encore palpation ou massage
pour « puxação » et accoucher pour donner le jour.
2
102
Véronique BOYER
Il n’est pas certain, si l’on en croit les propos de quelques–unes, que les recommandations
des médecins et des assistantes sociales soient suivies en tout point par les sages–femmes, tout
comme il est difficile sans une enquête approfondie de savoir dans quelle mesure l’univers
symbolique est affecté par les innovations évoquées. On peut toutefois relever que
l’accouchement « naturel et humanisé », qui serait le propre des accoucheuses et qu’elles
défendraient, est défini par l’ensemble de leurs pratiques actuelles. En effet, la description de cet
accouchement ne correspond pas à ce qu’elles dépeignent pour la période précédant
l’intervention des médecins et de l’État, en 1997-1998. Comme le soulignait la doyenne des
sages–femmes de Mazagão, le terme est en outre d’un usage très récent. Auparavant les
accoucheuses étaient connues comme celles qui savent l’art de « prendre les enfants » (pegar em
crianças). Ces femmes habiles ont été définies comme sages–femmes traditionnelles — des
spécialistes de la naissance utilisant les « choses anciennes », selon l’expression de l’une
d’elles — à partir du moment où leur rapport avec l’État est devenu plus étroit. La constitution
d’un registre, indispensable à la fondation d’association et au paiement d’un salaire, imposait que
soient établies les bases permettant de les distinguer de leurs parentes et voisines mais aussi
des femmes exerçant un rôle semblable dans le cadre de l’hôpital1.
Signalons que la plupart des « accoucheuses traditionnelles » à la tête du mouvement ont
suivi des études d’aide–soignante et exercent — ou ont exercé — à l’hôpital. Cette double
inscription leur permet d’établir avantageusement des passerelles entre l’espace officiel de la
médecine et l’exercice plus informel des accouchements à domicile. Ces liens sont d’autant plus
faciles à établir que les signes habituellement associés à l’autorité médicale séduisent les sages–
femmes2. Elles les citent au titre de ce qui a principalement attiré leur attention pendant les
formations et d’une certaine façon se les approprient en recevant le kit parteira3.
1
Large bibliographie sur la construction de la tradition.
Il est significatif que les sages–femmes revendiquent l’inclusion dans leur équipement de lunettes
semblables à celles portées par les médecins en milieu hospitalier.
2
Dans ce contexte, il conviendrait de s’interroger sur la nature des rapports qui se nouent entre les femmes
déjà introduites dans le monde hospitalier et les autres membres des associations. Le fait que certaines
présidentes se réfèrent à leurs sages–femmes et leur demandent de voter pour le candidat qu’elles appuient
localement (souvent un membre de leur famille), laisse présumer que le clientélisme n’est jamais très loin.
Pour un exemple argentin de clientélisme dans les mouvements de femmes, voir Shild (2000, p. 170).
3
Le mouvement des sages–femmes traditionnelles dans l’Amapá
103
EN GUISE DE CONCLUSION : LA MAISON DE L’ACCOUCHEMENT
J’ai souligné certains paradoxes et les limites des acquis obtenus par le mouvement des
sages femmes : leur salaire est en réalité une bourse, la reconnaissance de leur rôle conduit au
durcissement des critères d’admission dans les associations et les stages de formation ont
largement contribué à modifier les pratiques de l’accouchement dit traditionnel. J’examinerai pour
finir le cas d’un autre symbole fort du succès des sages–femmes.
Selon les dirigeantes, la nécessité d’avoir un lieu indépendant de l’hôpital où elles puissent
se rendre, quand elles le désirent, avec les femmes qu’elles suivent s’est rapidement fait sentir.
Un projet, élaboré par la présidente de l’association de la municipalité d’Oyapoque, a été soumis
aux autorités de l’état en 1998 qui ont aussitôt donné leur accord. Construite par le secrétariat
aux infrastructures et équipée par le secrétariat de la santé de l’Amapá, la première maison de
l’accouchement de la région nord du pays a été inaugurée en novembre 2001 par João
Capiberibe. Cette structure, pour l’instant unique en son genre en Amazonie, a attiré l’attention de
certains maires d’autres communes et même du nouveau gouverneur, Antonio Waldez, qui
envisage d’en bâtir une semblable dans l’archipel du Bailique.
En dépit de l’excellent état des installations, aucune femme n’y avait pourtant accouché
jusqu’au moment de l’enquête en novembre 2002. Selon la présidente de la REPARTA, les normes
strictes imposées par le ministère fédéral de la santé empêchent en effet toute activité des
sages–femmes dans la maison. La structure d’accueil remplit bien l’une des exigences puisqu’elle
jouxte l’hôpital de la ville où peuvent être évacuées les femmes en cas de complication. Toutefois,
elle ne dispose encore d’aucune infirmière obstétricienne sous la responsabilité de laquelle les
accoucheuses pourraient travailler. Pour que la maison puisse fonctionner en toute légalité, il faut
que soit délivrée une autorisation par le ministère. Teresa Bordallo ajoutait que cette nouvelle
lutte est menée en leur nom par Janete Capiberibe, à présent députée fédérale, au congrès de
Brasilia. Le respect de la loi est d’autant plus nécessaire, soulignait–elle, que dans le cadre de la
maison de l’accouchement la relation entre la sage–femme et la famille change radicalement et
qu’il leur faut maintenant se protéger d’éventuels procès. Toujours selon elle, les proches qui
imputaient la survenue d’un drame aux conditions de vie difficiles de l’intérieur, pourraient en effet
envisager de se retourner contre la maison et demander réparation devant un tribunal de justice.
D’une certaine façon, les nouveaux obstacles sont induits par le processus d’institutionnalisation
du mouvement et l’encadrement des sages–femmes.
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On pourrait s’étonner de la demande d’un lieu de travail1 centralisé et urbain de la part d’un
mouvement qui a fait de l’accouchement à domicile une pratique emblématique et de sa
reconnaissance par les institutions le moteur de la mobilisation. La construction d’une maison de
l’accouchement accolée à un hôpital qui possède une maternité pouvait déjà sembler redondante.
Mais surtout, la volonté des dirigeantes d’associations de se conformer aux exigences du
ministère de la santé, ordonnant aux sages–femmes traditionnelles de travailler sous la tutelle
d’un cadre de l’hôpital, affaiblit la revendication d’un exercice autonome de leurs activités. Il est
alors à craindre que la diffusion de ce modèle dans les différentes communes ait un résultat bien
éloigné de leur projet initial, en les encourageant à amener les femmes enceintes dans ces
centres plutôt que de les assister chez elles.
Les sages–femmes retiennent plutôt ce que représente l’édifice lui–même,
indépendamment de sa fréquentation et de son usage : un signe de leur visibilité, une évidence
de leur succès qui atteste de la vitalité de la REPARTA, de l’intérêt des autorités à leur égard et
de leur capacité à capter des ressources. De façon analogue, elles soulignent les avancées du
mouvement, c’est–à–dire l’accès aux hôpitaux et une formation qui les rend plus compétentes
sans toujours percevoir que leur don personnel devient dans le même temps un métier. Le
durcissement des conditions pour devenir membre d’une association et le fait que la plupart des
dirigeantes ont suivi des études d’aide–soignante sont les indices les plus manifestes d’une
tendance à la professionnalisation des sages–femmes. La maîtrise de connaissances médicales
plus approfondies que celles des accoucheuses est–elle alors à la source du prestige dont les
présidentes jouissent auprès des associées et de la confiance que leur accorde le
gouvernement ? En ce cas, le souhait d’unir du savoir scientifique avec le savoir populaire
risquerait d’avoir été un mot d’ordre quelque peu démagogique. En attendant que soit menée
une recherche plus substantielle sur le thème, le ton souvent paternaliste avec lequel les
dirigeantes d’associations parlent des sages–femmes qu’elles organisent, et s’adressent à elles,
tout comme leur façon d’attendre l’intervention des professionnels de la politique, incite à penser
que la REPARTA n’a pas évité l’écueil de « stratégies de cooptation politique […] par l’État »
(Fuiza, 2001, p. 108).
Cette structure n’est pas destinée à être un espace de rencontre pour les sages–femmes, ni le siège de
l’association mais bel et bien un local de travail.
1
Le mouvement des sages–femmes traditionnelles dans l’Amapá
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