Mademoiselle Yann

Transcription

Mademoiselle Yann
MADEMOISELLE YANN
Bernard de Naillac
Roman
I
POURQUOI YANN ÉCRIT-ELLE ?
Enfin les vacances tant attendues, tant désirées ! Elles sont là, tout près, ces
vacances — et chaudes sous les molletons de l’été...
Jamais je ne me rappelle les avoir autant souhaitées, les avoir entrevues si
claires vers la campagne !
C’est que Paris étend sa carapace noire et grise, et la longue, longue
perspective de ses avenues que suivent les trottoirs sans fin... Les pieds brûlent
quand la réverbation vous monte à la face.
Oh ! vite s’évader d’entre ces lieux claustrés, vite courir au-devant des beaux
jours grands ouverts sous le ciel ; et rire, rire, se secouer comme un jeune chien
dans le foin mûr... C’est ce qu’appelle ma jeunesse, impatiente de ses dix-huit
ans !
Je pars demain... Et c’est là combler tous mes vœux.
Ils sont nombreux, mes vœux, cette année, et imprécis et lointains ! Je ne sais
quoi a changé en moi, depuis l’an dernier, qui m’empêche de me reconnaître.
J’accueillais toujours les vacances avec grande joie, certes ! Mais c’était en
enfant, et sans autre espoir que celui de quelques heures de recréation. Ce
jouet-là se cassait comme les autres et j’étais aussi heureuse de rentrer. Mais,
cette fois, les vacances me semblent éternelles autant que mystérieuses. Une
force inconnue s’est éveillée en moi, adolescente et neutre. Et je crois que je
deviendrai femme... et ne rentrerai plus moi-même !
Je pars demain...
1
Demain, je serai dans mon vieux décor, paisible comme les vieilles gens. Je
ferme les yeux pour évoquer tel repos. Et puis je revois le doux ennui qui
m’excédait, dont je ne savais pas jouir alors... Que voulez-vous ? J’étais petite.
Maintenant, jeune fille, j’aspire à m’ennuyer dans le calme... J’ai trop dansé cet
hiver.
Demain ! c’est un mot d’avenir qui satisfait mon exubérance native et ma
nouvelle ouverture d’esprit. — C’est aussi un mot qui efface ce que je trouve
de trop plat, en arrière de moi, dans la vie. Une porte de couvent refermée. Le
demain c’est le « je ne sais pas » de l’existence. Négation sur laquelle on
s’acharne à rêver : que peut-il être ?
Quant à ce qui est de l’avenir, ma mère croit avoir résolu la question : « il faut
te marier, Yann... » Mais je ne vais point en vacances pour ça. Je fuis, au
contraire, les importuns : tous ces jeunes gens musqués de mes soirs de bal,
tous empressés, tous égaux. On me dit blasée ; moderne. Croyez-en ce que
vous voulez. La campagne me ranime : j’avive ma jeunesse à la sienne...
Eh quoi ! je parle de jeunesse — comme une vieille ? C’est nouveau, cela. J’en
ai conscience. Pour la première fois, je sens la grandeur de cette infériorité. Et
je me délecte de mes ans, j’y croque comme dans une belle tartine !
Avouerai-je aussi la vouloir garder, cette jeunesse, jalousement, pour moi
toute seule, et non pas la donner à un homme ? Il me semble avoir acquis le
sentiment de mon indépendance ; je ne me plierai plus volontiers à la règle, me
sentant soudain faite femme... Et cependant, cependant, je m’avoue parfois
avoir grandi jusqu’à la faiblesse ! Des rêves à peine commencés sont des
parfums qui me grisent avec nonchalance. Les histoires mortes sont des
histoires d’amour. Et je n’ai jamais tant haï, tant préféré !
Je fus d’abord retardaire dans ma croissance avant que d’être seulement
jeune fille. Et, de l’enfant, si j’ai gardé le rire, maintenant, de la femme,
quelque chose s’affirme... Encore lointain, encore obscur. La poussée de
l’adolescence. Tant de choses se sont remuées en moi ! On dit même que je
fais de la littérature... Tant de choses ! et ce sont des émerveillements, des
élans sans fin qui, sans fin, retombent sous la torpeur du prime été... Quoi !
déjà la désillusion vous guette à l’éveil ?
2
Vacances, vous attisez les forces inconnues qui sont en nous, les sèves
nouvelles qui ne demandent qu’à fleurir — mais vous laissez de lointaines
perspectives en notre âme. Qui donc suivra jamais la grande allée d’ombre qui
mène de mes rêves à mon cœur ?
— Un homme, dit Grand’Mère. Mais Grand’-Mère est une vieille femme. Je
veux et je ne veux pas écouter les anciens contes d’amour, les éternelles idylles
avouées au coin du feu ! Je désire me reposer de mes inquiétudes de l’âge dans
la campagne solitaire. Pourvu que Grand’Mère ne me raconte plus de ces
histoires d’amour auxquelles, distraitement, on tend l’oreille…
--J’ai décidé de faire mon journal. Je veux mettre' toute la nature en
confidence.
Peut-être ce journal fera-t-il un livre — ou même un dictionnaire ? Celui des
vacances. J’ai tant besoin de me décrire, de décrire ce que je vois, ce que je
sens... comme je le sens ! Tant besoin de me remuer dans chrysalide !
Un livre ? J’ai parlé d’un livre, Seigneur ! Serait-ce donc que j’aurais un
lecteur ?
— Vous ? — par pitié, soyez indulgent, je ne sais pas écrire !
Allons ! tant pis, j’essaye... Je commence ces feuilles sans savoir ce que je vais
y mettre, y jeter plutôt.
Mais je vous préviens : j'ai une plume du diable, qui gratte et cingle et fait des
taches d’encre.. Qui s’en fiche ! Je dis ce que je veux dire, dussé-je passer sur le
corps de tous les défenseurs de la syntaxe.
Accordez-moi du moins cet avantage : je ne suis pas femme de lettres...
Ce que je raconterai, je le raconterai de vous à moi. Tant pis si les autres
entendent ! Je ne connais qu’un style : celui de mes impressions. Les choses
vraies n’ont pas d’autres liens que les sentiments, et moi, je n’ai d’autre règle
que de transcrire une pensée comme elle vient... comme elle s’en va. Le
désordre. Mon genre.
3
Je ne chercherai pas à vous étourdir de choses extraordinaires. Dans mon
patelin il ne s’en passera certainement pas.
De l’amour ? Je rêve grand pour ça. Mais quel amour voulez-vous qu’il y ait à
Bornouville ?
Lecteur, je vous vois découragé... Je m’attends même à recevoir de vous des
sottises ; à ce que vous me demandiez, du ton le plus bourru : «C’est un roman,
oui ou non ? »
En toute franchise je vous réponds : je l’ignore. Attendez la fin. Peut-être
sera-ce un bouquet d’herbes très simples ou des souvenirs de jeune fille. De
petites choses ? la vie en est faite. Petit roman... Le plus banal ne serait-il le
plus doux ? Et le plus vrai, si c’était le mien ?
En matière de sentiments, chacun a .son histoire de brigands. Et je vous conte
au jour le jour 1a mienne, qui se passe dans la caverne de Bornouville.
II
L’ARRIVEE A BORNOUVILLE
Le train marche à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure... Disons : très vite.
A cette allure, nous traversons la gare de Troicy-Valneux-Rousses, la dernière
avant Bornouville. Nous produisons sur le quai de cette petite station un
effarement qui me fait un immense plaisir. L’orgueil de se dire : Je suis
l’express... j’impose le respect !
Dans les yeux des campagnards, voyageurs d’occasion, qui se sont reculés, on
lit comme un effroi et la curiosité de voir passer le train de Paris. Car seul un
train venant de Paris peut révolutionner une petite gare si calme au nom si
long.
...En France, on a la spécialité des noms stupides. Que dites-vous de SaintAndré-le-Gaz, Saint-Jean-Pied-de-Port ? Ces pauvres habitants du paradis sont
bien maltraités par les séjournants de la terre !
4
Nez à la portière, j’en ris toute seule. On me tire difficilement de mes hautes
réflexions.
— Habille-toi donc, Yann ; nous arrivons !
Oh ! nous ne sommes pas arrivés encore ! Le train chuchote et siffle et s’enfle
à pleine gueule.. Il y a une fameuse côté où il diminuera son allure. Deux
passages à niveau où l’on entend un bruit de casse extraordinaire. Ensuite il
oscille plus fort, en tapant sur chaque roue, comme s’il s’était vraiment fait mal
et qu’il boitât. Il a un cri strident et long, terminé par un bref éclat mineur.
Appel à l’attention publique de ceux qui sont massés sur la passerelle de fer. Il
engouffre encore une colline. Il a l’air de s’enfoncer dans un mur au dallage très
compliqué (il paraît que c’est plus solide). Suit une scierie mécanique qui
grinçotte, hésite, entame et fend brusquement un arbre dans toute sa
longueur... Un ouvrier toujours là, sur le bord du cailloutis, pour un travail
incompréhensible qu’il n’a pas l’air de comprendre non plus. Deux hommes
d’équipe également étonnés de voir passer quelque chose sur le rail. Puis le
poste d'aiguillage où, dans sa cage de verre, un homme lent et navré tourne
depuis quarante ans un disque trop lourd.
...Soudain une échappée de vapeur qui bruisse sous nos pieds, des roues qui
calent, la fonte qui semble rouler sur du sable ; et le train ralentit son allure.
— Dépêche-toi, Yann !
Voilà ! Voilà ! Puisque j’ai déjà mis mon manteau et mes gants, je n’ai plus
que mon chapeau... Ça n’est pas si long à enfoncer, une toque ! Mais laisse-moi
la glace. Tu descendras la valise tout à l’heure. Tu t’affoles toujours, maman.
Quoi ! le train ne repartira pas sans nous ? Dix minutes d’arrêt.
Mais ma mère est très agitée. Marie me bouscule en s’excusant. Et je n’ai pas
pu voir la ville au-delà des barrières.
— Prends donc le carton... Je ne peux pas tout prendre !
— Tu accapares tout et tu te plains d’avoir les mains pleines ?
Une sélection s’impose. Marie a pris les deux valises. Moi, je dégage ma
famille d’un monumental carton et d’un imperceptible étui-parapluie.
5
— Allons ! passe devant...
Le train n’est pas encore arrêté. On ne voit rien de la gare, parce qu’un gros
Monsieur s’éventre et encombre la glace du couloir.
...Freinage brusque, jetant le monsieur dix tonneaux sur mon carton qui
prend tout de suite un air penché.
— Mais fais donc attention ! Marie, suivez Mademoiselle...
Mes jarrets éprouvent la présence de Marie derrière moi. Marie, plus les deux
valises.
Prendre pied dans le couloir : un mouvement tournant. Très compliqué. Moi,
plus mon carton.
Personne n’a l’intention de descendre excepté nous ; on n’a pas l’air de
comprendre qu’on puisse en vouloir à cette station.
— Pardon, monsieur ! (c’est toujours mon dix tonneaux qui oscille -entre la
boiserie droite du couloir et la boiserie gauche. Mais il n’y a pas plus d’espoir
de passer du côté de la bedaine que du côté du dos) ! Finalement, le gros de se
retrancher dans un compartiment, enflé, cramoisi, honteux.
Il est imité, dans son mouvement de retraite, par deux dames anglaises
soupçonneuses de mon désir pourtant légitime.
Un homme barbu : plus leste. Celui-là disparaît dans sa loge avec la même
rapidité qu’un diable à ressort met à surgir de sa boîte.
Une dame ! Je m’en méfie... Son mari, pénétré soudain d’une extrême
curiosité géographique, s’est encastré dans la fenêtre à n’en plus pouvoir sortir.
Elle, c’est une tendre épouse.
— Pardon ! Accent formel. L’autre est soudé.
Alors ma voix se fait plaintive, suppliante derrière mon carton.
— S’il vous plaît ! Elle a saisi... Elle empoigne son mari et l’extravase de sa
trappe. Le couple s’aplatit. Insuffisamment. La dame a de terribles avantages
6
sur le carton. Enfin, en penchant celui-ci — une juste mesure des proportions
— le passage est franchissable entre l’extrémité de la glace et les
soubassements de la poitrine de la dame.
La portière s'ouvre en dedans, par une touchante sollicitude et c’est la dernière
difficulté. Le marchepied : un saut en profondeur qui délivre. Mais il faut
encore aider à la plongée des deux valises et à l’extradition de maman.
--(Tout cela pour donner une idée des voyages à l’heure actuelle.)
--Et nous voici sur la voie opposée — puisque, dans les petites gares, le train ne
s’arrête jamais sur le quai de sortie.
Et là encore : les billets. Le passage est étroit ; l’homme qui libère les
voyageurs a tout son temps. Il est là pour ça. C’est son plus gros travail. Tout le
monde sorti, il fermera la barrière et ira au café.
Heureusement, passé ce portique, on respire. Et puis Joseph s’empresse et la
voiture attend.
Joseph, c’est le valet de chambre de grand’mère, non moins fort comme
cocher. Attelée au landau antique et solennel, il y a là ma bonne Bichette : une
vieille bique que j’aime bien. Après Joseph, c’est mon premier salut.
La gare — P.-L.-M. parfaitement — est plantée face à une esplanade
dominant la ville. Je regarde cet espace comme un Russe sorti de Russie, car
depuis l’arrivée, je n’ai encore rien vu. Question toilette, question bagage,
monsieur-écran, etc.
— Et Mademoiselle va bien aussi ? Oh ! pour sûr qu’elle a grandi !
C’est le vieux Joseph qui s’extasie. Et il mime avec cette bonne familiarité des
anciens domestiques faisant partie de la famille.
Je réponds par un vague sourire, mélange d’amabilité et de doute. Grandie :
on me dit ça toutes les années. J’aimerais mieux qu’il me trouve embellie.
7
Il est vrai, il a dit que j'allais bien. Et pour les gens de la campagne, ça signifie
ça. Etre belle, pour eux, c’est être fort nourrie.
« Qu’elle est grosse, qu’elle est fraîche, qu’elle est rose ! » s’exclamait-on
quand j’étais toute petite...
Sur la voiture se commence la construction d’une tourelle à bagages qui fera
ressembler notre roulante à une pagode. Joseph, le grand monteur, ajuste le
tout avec soin, sans se départir d’un bon sourire.
— Vous allez voir ça, Mademoiselle... Ça va aller tout seul !
Je m’installe dans la voiture à côté de Maman. Tandis que Marie, ayant
renoncé décidément à pénétrer à l’intérieur après une lutte inégale avec les
bagages, va s’asseoir sur le siège, à la gauche du cocher.
Le cocher, pour le moment, se montre un galant homme. Il s’empresse
auprès de Maman qui ne tarit de demandes.
« Et Grand’Mère va bien ?
Et la vigne pousse cette année ?
Mais le château a été vendu !
Y-a-t-il eu quelques réceptions ?
Les Duperron ont-ils eu leur second enfant
[etc... »
Cette énumération, c’est toute la vie de province. Et cela m’évoque de petites
scènes de familles, de milieux, de castes, de clans, que j’ai en horreur.
Les petites intrigues, les petites rivalités, les mesquineries d’une vie où l’on ne
trouve que des riens dont on se repaît... Madame A. essaie de supplanter
Madame B. Laquelle, s’en vengeant comme il convient, voit se dresser contre
elle la troisième C. Peu de chose encore ! Mais bientôt toute une armée se lève
; des combats divisent la ville, des cabales agitent les malheureux habitants qui
la composent et qui feraient mieux de cultiver leurs choux en paix. Comme —
8
absolument — les agitations politiques d’un Etat peuvent bouleverser un
monde.
Et puis, ce sont des surveillances incessantes, des espionnages, des racontars.
Un tel a été vu, oui, ma chère. Il n’y a pas de doute là-dessus ! Et les rideaux se
lèvent sur son passage, les portes se referment en tapinois, les yeux dévorent,
et les langues vomissent ce dont les yeux se sont repus.
C’est le côté peu agréable d’une arrivée à Bornouville, quand on vient de
Paris. Mais les détails sur Grand’Mère (Madame Mère, comme dit Joseph) me
tiennent au cœur. J’ai là tous mes souvenirs d’enfance : depuis la vieille maison
du XVe siècle, qui nous a toujours donné l’hospitalité chaque été, jusqu’au
jardin, victime de mes ébats : saccages des cerisiers — sans préjudice des
autres forfaits inventés par cet âge inique.
Quelle joie de revoir tout cela ! Tel quel, j'en suis sûre, parce que dans cet
endroit rien ne change. A Paris, c’est une rue nouvelle que Ton crée, une
façade qu’on ravale à neuf, un monument inauguré qui vous surprend. Ici, rien
ne s’altère, rien ne progresse, comme les vieux qui n’aiment pas le
modernisme.
C’est à quoi je pense, tandis que Joseph remonté sur sa nacelle, la voiture
nous emporte vers Bornouville « d’en bas. »
Car, il existe, incontestablement, un Bornouville « d’en haut », comprenant
l’église et le château, quelques ruelles et une terrasse que l’on montre taux
étrangers, certains jours très exceptionnels.
Ce Bornouville-là, qui est le Bornouville des grandes occasions et de l’histoire,
est relié à celui d’en bas par une longue rue dite « des Gendres » (je ne sais
pourquoi), alors qu’une longue allée de platanes unit la gare au bourg
moderne.
Après la place publique et la Mairie, voici la rue Quinconce et les arcades.
Passé le grand magasin de mode de l’endroit, on tourne à gauche dans une rue
qui s’appelle rue de la Croix, toute bordée de jolis vergers montrant leurs
ramures par-dessus leurs clos.
9
Quelques boutiques seulement, et l’étude de Monsieur l’avoué. Et voici de
suite, à droite, une très haute (en comparaison) et très vieille maison, qui dut
toujours être une habitation de famille — ou un presbytère.
Pendant que nous montons, voulez-vous que je vous fasse Ha description de
ma maison ?
III
IL FAUT CONNAITRE MA MAISON AVANT MON ROMAN
Elle est située quelque part en France par 48 degrés de latitude et 0 de
longitude. J’ai vu ça sur ila géographie, l’autre jour.
Ma maison n’est donc pas au bout du monde.
Vous dirai-je la vérité ? Ma maison est inénarrable... Il n’est rien d’inénarrable
comme ma maison !
Elle est vieille ainsi qu’une vieille paysanne à coiffe enrubannée, ridée par les
travaux des champs.
Il y a de saintes odeurs dans ma maison : des parfums de mousse du bon
vieux temps, des fumets de bons vieux crûs... jusqu’à des senteurs d’encens et
de cierges qui feraient prendre mon chez moi pour une sacristie.
Ma maison est dans les catacombes... On y entre par une porte voûtée,
bossuée par: architecture ou par vieillesse ; on descend deux marches pour
entrer — mais si l’on veut prendre l’escalier il en faut descendre deux encore.
La sonnette pend à l’intérieur. Ce qui prouve qu’une sonnette, dans ce pays,
n’a jamais été faite pour faire ouvrir une porte ?
Mais c’est après le seuil que commencent les vraies difficultés !
Il fait noir, noir ; tout noir.
Vous allez instinctivement au fond. Pourquoi ? C’est justement tout près,
dans le mur de droite, que s’embranche l’escalier. Si vous êtes arrivés à vous
conduire jusque-là, vous êtes sauvé... presque.
10
Les marches y sont impassibles et s’ouvrent comme un éventail. Ce sont des
marches qui montent... Oui; comme les autres. Mais elles sont bien curieuses.
On dirait des gouttières. C’est qu’elle en ont vu, les pauvres marches d’escalier
de ma maison ! Imaginez cinq siècles pendant lesquels des générations de
pieds se sont succédées, des montant et les descendant, les frôlant dur, ainsi
qu’on fait à la campagne ?
Elles sont très variées, les marches de ma maison. On y distingue des vallons,
des collines et des montagnes. Elles sont noires — généralement — parce que
cela convient bien à une habitation tranquille et réservée...
Au premier étage (qui correspond peut-être à un second) s'ouvre une fenêtre
et, par elle, passent toujours de doux rayons dorés, pleins de zéaiement
d’abeilles. Qui donc a dit qu’il n’y avait pas de soleil dans ma maison ?
Quand on grimpe du premier au second étage (qui est peut-être plus élevé
qu’un troisième) on sent que cela monte et tourne et se redresse comme dans
un ronde insensée, une ronde de vieilles fées d’autrefois...
Et, brusquement, on se trouve nez à nez avec ma porte. Pas l’air commode,
vous savez, avec ses petits renforts de fer forgé ! Sa serrure ne cède que sous
les efforts réitérés d’une clef de taille à ouvrir toutes les eaux de la ville... Si
vous n’avez entendu grincer ma porte sur ses gonds, et la profondeur des
voûtes et l’obscurité des couloirs en résonner longtemps... vous n’avez aucune
idée de la grotte des Cyclopes et même de la mythologie.
Eh bien ! c’est devant cette porte que nous arrivons directement de Paris. Je
me demande encore comment cela peut se faire. Cette porte est le symbole de
l’ennui. Je ne la franchis jamais sans un serrement de cœur. Seulement, tout de
même, je suis contente d’y frapper, parce qu’il y a Grand’Mère derrière. Et que
Grand’Mère —malgré la porte — est la meilleure des femmes.
Cette fois, on a été prévenu de notre arrivée ; le lourd battant est ouvert. Le
vieux Joseph a accompli la délicate opération de glisser la clef dans la serrure et
d’en faire fonctionner la machinerie.
...Et ce sont des exclamations à n’en plus finir qui viennent de l’autre côté de
ce palier, dans l’ombre de la porte.
11
--Vous ne trouverez peut-être pas exagéré, Lecteur, que je ne vous retienne
pas plus longtemps sur le seuil ? J’ai d’autres préoccupations que vous : ce que
'la simple délicatesse vous a fait comprendre? Les attendrissements de
Grand’Mère sont réels, et ce n’est point le moment des présentations.
Ne m’en voulez pas.
Surtout, prenez bien la rampe en descendant... Non ! elle n’est pas à gauche
comme dans les autres escaliers... Là ! faites attention. Et au revoir.
Joseph referme la porte. Je suis chez moi. Vous n’êtes pas chez vous. C’est
déjà bien joli que je vous ai conduit jusqu’à la porte de ma maison !
IV
LE RÉVEIL A BORNOUVILLE
Avez-vous remarqué comme elles sont curieuses, les impressions du réveil
dans un endroit où l’on a dormi pour la première fois ?
Le corps fatigué par le long voyage de la veille, l’esprit troublé par une
succession ininterrompue et trop rapide de tableaux -— ainsi fuient les poteaux
télégraphiques le long de la voie — vous vous êtes couché, harassé et
vaguement heureux. Vous vous éveillez dans un cadre nouveau, dispos, avec de
l’or derrière vos volets et des gazouillis tout proches.
Hier encore c’était la ville nerveuse, son brouhaha, ses gares et ses appels de
trains — son inquiétude. Aujourd’hui, c’est la campagne, son calme grandiose,
sa solitude où tout est vivant, mais d’une vie qui suit son cours, naturellement
et sans hâte.
Le soleil ne se courbe-t-il pas d’un horizon sur l’autre, lentement, de la même
course réglée dont il fait les jours et les mois, les printemps et les automnes, les
fleurs et les fanaisons ?
Vous n’apportez de la ville qu’une agitation confuse, fébrile, et soudain vous
sentez autour de vous la palpitation immense de la Nature. La seule présence
12
de l’homme, au dehors, vous est signalée par quelque appel de villageois : bien
peu de chose auprès de la grande voix de la terre!
Dans la maison, ce sont les bruits ménagers et familiaux, à peine perceptibles
dans le matin folâtre ; ils expriment je ne sais quelle paix du foyer dans la
grande paix générale.
Oh ! le repos, la joie intime, quand on a l’âme engourdie, tourmentée de
l’agitation humaine, de trouver, autour de soi, tout uni, tout confondu, tout
apaisé !
...C’est dans cet état que je me lève, que j’ouvre ma fenêtre.
Il fait frais ; il fait bon. De rêches senteurs s’épandent dans le matin clair... des
odeurs salines ou raisineuses ayant l’âcreté des champs à la rosée : parfums qui
émanent des bois en deuil ou des vapeurs légères à flancs de coteaux. Car audelà du verger de Grand’Mère, au-delà encore du bandeau de la route,
s’étendent deux vastes pelouses circonscrites de futaies.
Un clocher s’exhausse d’un groupe de sapins : c’est la petite chapelle du
hameau des Brat, où l’on va en pèlerinage à la St-Jean.
La pente est doucement inclinée au-dessous de nous, parce que la maison est
située sur un des derniers contreforts de la ville. Cette rue de la Croix est le
bout du monde de Bornouville.
Nous faisons partie du bourg par la façade, mais par le jardin nous sommes en
pleine campagne. Et c’est délicieux.
Je trouve un tel repos dans ce spectacle sous mes yeux, une telle grâce
naturelle que je n’aspire à rien de plus... Pourquoi aller chercher d’autres
beautés au loin, quand les vraies se donnent si facilement ? Tenez ! comme
celles qu’on peut voir de la fenêtre d’une vieille maison...
Je rentre en ma chambre. Et aussitôt, en opposition avec la senteur neuve des
champs, m’arrivant par bouffées, je sens à nouveau ce parfum de renfermé
qu’a la méticuleuse province au fond des placards profonds où l’on garde de
vieux atours... Et la sensation de calme dont m’avait imprégné le matin jouant à
13
ma fenêtre, disparaît devant ce vide qui m’envahit : la langueur morfondue des
petites villes !
Aujourd’hui sera comme demain. Ah ! il va falloir recommencer les
interminables promenades en voiture, sous les yeux enluminés de la
population. Refaire la visite pastorale à Monsieur le curé, qui vous parlera de
l’âme ; à Monsieur Duperron, qui ne vous parlera que chasse ; à Monsieur
Boissy-Vatour, qui déplorera l’année mauvaise pour la vigne, et fera tomber à
point quelque grêle dévastatrice pour excuser son blé qui ne pousse pas.
... J’oubliais le médecin de la famille. Celui-là semble regarder si vous n’avez
pas de fièvre, à sa façon de vous donner la main, et déplorer de tout son cœur
votre belle santé.
Encore : la poste, où l’on vous remettra une lettre d’un air entendu et endessous, comme pour dire :
— Vous savez ? je l’ai lue avant vous !
Et puis, courageusement, il faudra passer devant le Danger public.
A Bornouville, il y a deux dangers publics. : Le café Michat et le cinéma
Moderne.
Michat est connu pour avoir fait tout le tort possible à ma famille qui l’avait
obligé. En reconnaissance, il n’est pas d’horreurs; que ne dé- ; bite le cafetier
aux étrangers qui viennent. Et je ne passe jamais devant l’échoppe sans être
insultée ou montrée du doigt. Ce danger réel est particulier à notre famille.
Mais à Bornouville, s’il existe un danger imaginaire, c’est bien le Cinéma
Moderne !
Tous les honnêtes gens — ceux qui se croient tels (et n’ont à se reprocher que
la médisance, la calomnie, la lâcheté, l’envie, le dédain, l’avarice et la fausseté)
— tous ces honnêtes gens, dis-je, ne tarissent pas de reproches contre le
Cinéma Moderne. Car le cinéma, chacun le sait, est une atteinte directe à la
chasteté. N’a-t-on pas représenté à Bornouville (une ville aux mœurs pourtant
austères et patriarcales) : « Une nuit de noces » — et « Trois femmes pour un
mari » ?
14
C’est affreux, glousse Mme Handrieux, qui s’est remariée trois fois. Monsieur
le curé en pleure presque. Les hommes les plus légers de l’endroit le déplorent
avec gravité. Comment le Maire autorise-t-il pareil scandale ?
A côté de ce grand danger officiel, se dressent masses d’écueils à la vertu. En
sorte qu’on n’est jamais sûr de ne pas la perdre.
Mme Bonvaleu est une femme divorcée. Je sais bien que son mari l’a plantée
là, un beau matin, et que la loi l’a déclarée divorcée de fait, le temps accompli.
Mais une femme divorcée, chacun sait ce que ça vaut ! Pour un empire la
Société de Bornouville ne voudrait la recevoir.
A citer : les Pastelli (des étrangers, d’ailleurs) qui se mettent toujours hors de
tous sages principes. Eux, la voient. Du reste, c’est le salon de tous; les
rastaquouères ! Et on y trouve des jeunes filles (des femmes grasses, passe
encore... mais des jeunes filles !) honteusement décolletées.
Heureusement qu’à côté de ces robes échangées et de ces vertus qui le sont
davantage, il y a les honnêtes gens. Les très honnêtes gens !
Les honnêtes gens se distinguent des autres en ce qu’ils ont le poil
constamment hérissé comme un chat devant un chien... Ils ont le souverain
pouvoir de distinguer à priori ce qui est bien de ce qui est mal.
Parler à un jeune homme, quand on est une jeune fille, est une abomination.
En revanche le flirt de Mme Dogeval et M. de Saint-Seux, est tout au plus un
trait d’esprit.
On raconte des histoires abominables sur Mme Jardon et son neveu.
Pourquoi la calomnie glisse-t-elle sur l’un et mord-t-elle l’autre ? Mystère !
Les pires ordures, versées dans l’oreille, s’appellent mettre en garde, Les
honnêtes gens sont bien gardés !
Les super-honnêtes gens, ont ceci de particulier sur les honnêtes gens tout
court, qu’ils ont la bouche pleine de miel et les mains très occupées de bonnes
œuvres. Le miel, lorsqu’ils ouvrent la bouche, coule et se mélange si
15
agréablement aux potins des autres qu’il en fait un met succulent et des plus
appréciés.
Les Super-honnêtes gens vivent dans un idéal excessivement élevé : ils ne
consentent à retomber sur terre que pour obliger leurs amis — ou pour cette
fameuse « mise en garde » qui fait foi, vraiment, d’une exquise charité.
Du type Super, je vous citerai Mlle Dolvard. C’est une vieille fille qui n’a jamais
voulu se marier, mais que l’hystérie a rendue très occupée de l'union des
autres.
On la dit toute en Dieu. Et, de fait, elle a un col montant sur une robe
châtaigne. De fait, elle passe par le grand porche de l’église — au bout de la
fameuse rue des Gendres — et cela avec une régularité parfaite et matutinale...
De fait, le dimanche elle apporte des fleurs dont elle fait un don gracieux pour
le Maître-autel. Elle reçoit Messieurs les vicaires, et se confesse à eux des
péchés d’autrui. Elle n’est invitée, suivant son désir, que dans la stricte intimité
des habitués. Mais comme tous les-habituels ont des habitués...
N’allez pas croire, surtout, que je ne sache, à côté de ces vertus
problématiques ou tout au moins occasionnelles, distinguer le bon grain qui
germe et porte de bons fruits. Non ! il y a aussi les vrais graves gens, dont on
dit pis que pendre et qui « laissent tomber ». Et d’autres dont on n’a pas pu
trouver le côté franchement vulnérable.
Ceux-là sont accusés pour des détails...
Un tel vit en sauvage. Tel autre vit sans domestiques. Les Massas et les
d’Arrange, sont des sauvages accomplis qui cherchent en vain des fermiers. Ils
n’ont voulu voir personne dans le pays parce qu’ils étaient en deuil. Or, on ne
pardonne jamais la mort de quelqu’un à sa famille.
D’autres se sont un peu trop retranchés dans leur fierté, ou tout simplement
craignaient le contact des gens du monde. On ne pardonne pas non plus la peur
des blessures morales.
Ma sympathie va vers ceux-là : Châtelains ou anciens bourgeois retirés au
fond de leur province, cherchant dans la vie de campagne l’oubli des hommes
16
qui ne consentent pas à les ignorer... Les victimes d’une lutte sourde, où se
ligue la lâcheté des uns à l’assaut des autres !
--C’est en pensant à tout cela que je me dispose à sortir de ma chambre, ayant
fini de m’habiller.
Un corridor nu, puis un vieil escalier de quelques marches me conduisent à la
salle à manger où je dois prendre mon petit déjeuner. Léontine m’a tout
préparé.
Je vous ai toujours dit que Léontine était une bonne fille ! D’ailleurs, c’est
bien simple : elle est la femme de Joseph.
— Mademoiselle a bien dormi ? Oh ! c’est tout le monde qui va être content
de retrouver Mademoiselle !.. Madame Mère, hier, était toute émue d’avoir
revu sa petite fille.
— Prévenez-moi quand elle sera prête, je descends dans le jardin.
— Je comprends que Mademoiselle soit pressée de revoir ses flirts...
— Ils vont bien ?
— Très bien. Sauf le gros Lucifer, qui a failli crever d’indigestion, l’autre jour,
pour avoir trop mangé de luzerne... Il en était tout enflé, le pauvre ! Et puis
Adien a été mangé, vous savez ? Mais Mademoiselle va en trouver deux autres,
aux yeux rouges, et jolis tout plein...
— Oh ! que je suis heureuse ! Je vais voir ça.
V
MES FLIRTS
Là-dessus, je me crois obligée de donner quelques explications et de créer un
chapitre a part, parce que le Lecteur ne doit pas très bien comprendre ce qu’on
entend dans la maison par mes « flirts ».
17
... Un monsieur crève pour avoir trop mangé de luzerne. Un autre est mangé
à son tour. Deux nouveaux ont les yeux rouges. — Je vois d’ici votre
stupéfaction en présence de tels événements chez des gens honorables !
Rassurez-vous. Mes flirts ne sont pas des hommes, mais des lapins.
En conséquence, crever d’indigestion est assez dans leurs cordes ; être mangé
n’est pas de l’anthropophagie, mais la stricte justice des hommes; enfin, vous
admettrez que des nouveaux-nés de cette catégorie aient les yeux rouges au
même titre que vous les avez bleus ou marrons, vous qui n’êtes pas un rongeur.
Les lapins, de tous temps, ont été des amis à moi. Rien que je trouve drôle
comme ces quadrupèdes !
Ils ont des museaux dont beaucoup de gens pourraient envier la finesse. Très
au courant des affaires. Des yeux pleins de responsabilités... Avec des queues
en trompette et des pattes à ressorts (curieux principe d’anatomie) ils ont des
vivacités charmantes et de fantasques spontanéités Leurs vues d’ensemble
sont naturellement un peu étroites — mais scrupuleuses. Le lapin se fait, du
monde en général et de la femme en particulier, une idée très curieuse :
Le monde se mange, mais la femme ne se mange pas. Les champs, les bois,
les collines, les paysages d’Amérique : tout se mange ! Ce qui est joli, vert, frais,
parfume et séché par la brise, est du plus haut intérêt — au point de vue
comestible, toujours...
Seulement voilà : la femme est trop coriace ! Les lapins sont généralement
timides avec les dames. Même il faut leur faire des avances. Et je n’ai jamais
réussi qu’à leur faire accepter quelques cadeaux de jardin ; ils étaient vraiment
plus intéressés que tendres ! Le lapin ne doit pas savoir tourner un compliment.
C’est qu’elle n’est pas gaie, la vie, à ce pauvre garçon ! Il n’est que gros
mangeur ou bien mangé. Cette première conception n’étant que pour
répondre à la seconde. Il y a des hommes qui sont ainsi faits : ils s’engraissent
— ou bien les autres les dévorent. Celui qui a le plus vite fini est celui qui a
raison. Mais les lapins sont plus philosophes ! Capitalistes ou pas, ils se
contentent de dire que le monde est monde, et qu’ils n’y peuvent rien...
18
Je m’avance donc vers mes flirts-trois-pouces avec la décision que me
donnent mes droits de tutrice. Or les filleuls ne semblent nullement me
reconnaître. Bien mieux, ils se sont enfuis au fond de la cage en criant : une
femme ! Ou quelque chose comme ça.
J’en vois cette année de toutes les couleurs ; car on n’ignore pas que le lapin
se reproduit sans compter. Mais, moi, je recense :
J’ai trois lapins gris-perle. Une ancienne famille où le père n’est pas toujours
commode, allez !
J’ai deux lapins blancs : ça doit être un jeune ménage. Très moderne.
Et puis j’ai toute la smala de Lucifer. Ce diable d’homme ne s’est pas occupé
de savoir si la polygamie était ou non permise. Au fait, tout est si différent dans
ce monde-là !
Ah ! voilà les petits blancs aux yeux rouges, dont on m’a parlé. Sont-ils gentils!
Un fils aîné, là-dedans, ne rassure déjà qu'à demi ses parents. Il n’est pas
prudent ; or, on sait que c’est la qualité à laquelle tiennent le plus les lapins.
Quel plaisir de donner à manger à tous ces museaux ! Ils aiment n’importe
quoi ; vous happent les herbes vertes avec les fleurs, et c’est par poignées que
je leur distribue un peu de ma cueillette à travers champs.
J’en ai fini, aujourd’hui, avec mes petits amis, plutôt genre relations. Demain,
je les reverrai, et ils seront aussi peu apprivoisés que la veille...
--Au fait, les amis sont-ils jamais apprivoisés ?
19
VI
LE LECTEUR FAIT UNE VISITE A GRAND’MÈRE
Je crois qu’on m’appelle. Grand’Mère veut me voir. Venez donc avec moi,
Lecteur... — je le veux ! Vous serez très bien reçu ; et puis je pourrai plus
facilement converser avec vous, quand vous connaîtrez déjà mon milieu.
Cette grande dame, là-bas, c’est Grand’Mère.
Vous voyez, elle a les cheveux blancs, mais les yeux vifs et pétillants d’esprit.
Sous son bonnet, on dirait encore une grande dame d’autrefois. Elle est un peu
courbée, sans doute (aussi, savez-vous son âge) mais elle est encore alerte.
Grand’ Mère est toujours aussi jeune.
— Bonjour, Grand’Mère... Avez-vous bien dormi ? Je suis en train de dire que
vous rajeunissez.
— C’est impossible, ma petite enfant ! Les années sont là. C’est à la jeunesse
de croire au futur.
— Grand’Mère, je vous présente mon Lecteur. Il est d’une assiduité qui tient
du prodige.
— Oh ! mais tous les admirateurs de ma petite fille sont mes amis... Veuillez vous asseoir, je vous prie.. Léontine, apporte des gâteaux !
(Là, je vous le glisse à l’oreille, il ne faut pas être gêné devant Grand’Mère.
D’abord, parce qu’elle est bonne comme tout, ensuite parce que vous ne lui
déplaisez pas... Demandez-lui, par exemple, depuis combien de temps elle
habite cette maison ? Elle adore ça.)
— Mais... j’y ai toujours vécu, et après y avoir ' vu vivre ma Grand’Mère ! Ah !
de mon temps, on avait de solides racines dans un endroit... Il faut vous dire
que les moyens de communications n’étaient pas aussi rapides que
maintenant. Il y avait la berline qui faisait le trajet entre Bornouville et Dôle.
Une seule fois j’ai pris le chemin de fer, bien plus tard, ça été pour venir voir ma
fille à Paris, après son mariage...
20
Mais si on restait davantage au pays on avait plus de souvenirs ! Non !
décidément, je ne pourrai plus quitter ce cadre qui m’entoure : j’ai là toute ma
jeunesse et ce qu’il y a pu avoir de bon dans ma vie. Les vieilles affections sont
comme les vieilles choses ; on s’y attache d’autant plus qu’on les retrouve près
des mêmes murs...
Voyez ce portrait, au-dessus de vous : c’est celui de ma Grand’Mère, qui avait
déjà eu cette maison d’un Prieur de sa famille. Car, anciennement, s’élevait
dans cette rue une abbaye. Ce bâtiment en était une dépendance.
Et savez-vous : c’est dans le jardin voisin que je me suis fiancée ? Nos parents,
dès l’enfance, nous avaient destinés l’un à l’autre, mais la coutume voulait que
l’anneau d’or ne fut échangé qu’à la St.-Jean. Alors, c’est avec des lianes
tressées que nous fîmes nos promesses, et — le croiriez-vous ? ce lien sacré, si
fragile, dura autant que le métal le plus pur, parce que notre amour était doux
et délicat... Cette petite boucle de verdure, ne l’ai-je pas retrouvée il n’y a pas si
longtemps dans un médaillon ? Celui qui est là... »
Quand Grand’Mère est sur son passé, elle ne s’arrêterait plus ! Sans doute la
ramènerez-vous au Présent. Le Présent, pour elle, c’est sa petite fille. Attendezvous à vous en entendre rabattre les oreilles !
— Ce que je redoute, c’est que ma petite fille ne s’ennuie dans ce décor fripé,
auprès de sa vieille Grand’Mère. C’est une moderne, ma petite fille. Elle est
faite au luxe, à Paris, au monde. Les vacances doivent lui peser, ici...
Allons! il va falloir que j’embrasse Grand’Mère pour la rassurer. Et lui prouver
que je ne m’ennuie pas du tout près d’elle. Mais du tout !
— Savez-vous : elle est bientôt en âge de se marier ?
Ah ! ça, c’est sa manie... Car, malgré le respect que je lui porte, Grand’Mère a
une vraie manie ! Voilà. Les gens ne valent rien avant d’être mariés. Les jeunes
filles ne s’ennuient plus, une fois mariées.
C’est son idée.
Moi, je crois juste le contraire !
21
Comme demoiselle, je m’estime une autorité ; — devenue Madame, il me
faudra faire les quatre et une volontés d’un Monsieur que j’appellerai mon
mari par habitude.
Entre nous, je n’ai pas du tout le caractère d’une jeune fille à marier. J’ai des
défauts atroces, une indépendance absolue, un besoin de bouger inassouvi.
J’aime la danse, j’aime le succès, j’aime le flirt. Plutôt qu’un mari me lisant le
journal au nez, je préférerais, par exemple, faire le tour du monde et voir
l’Amérique ?
Mais ce sont des choses bien simples que Grand’Mère ne comprend pas. Et
elle répond :
— Là où il y a de l’amour, il y a de la vie...
Au fond, moi, je n’y crois pas, à l’amour ! On se dit des riens, on s’embrasse,
et puis c’est tout. Je t’aime — tu m’aimes — on s’aime.
Ça se dit debout, assis, couché.
C’est toujours la même chose... Et quand on a fini, on pousse un gros soupir
et l’on recommence. C’est stupide ! C’est pour cela que je déteste les romans, à
l’inverse de mes compagnes qui les collectionnent.
Le sport, au contraire, c’est épatant. Depuis le footing jusqu’au tennis. Les
garçons sont très utiles pour lancer les balles en « smash ». A mon avis, c’est
leur véritable emploi.
Je ne dis pas ! c’est amusant, quelquefois, de se faire faire la cour, quand on
est bien mise, que le public s’en doute, et cela devant un bon orchestre qui
joue des tangos. Encore faut-il voir messieurs les jeunes gens varier un peu leur
débit, ou rester suffisamment bêtes pour qu’on puisse les faire enrager.
Autrement je ne comprends pas le flirt.
Parions que grand’mère va passer en revue les « partis » du pays. Ah ! ils sont
jolis, les damoiseaux de la paroisse !
— Robert...
Robert d’Arrange ? Un garçon stupide, navrant. Un scientifique perfectionné,
vous montrant à tous mots qu’il sort de telle université de province... Est débité
22
comme venant d’un bon faiseur. Personnage de laboratoire : ce qui l'inocule de
pédanterie, le rembourre d’aphorismes, et le résume en formules.
— Et Jacques ?
Jacques de Saint-Seux ? Celui-ci a dû avaler son parapluie... Une grande
flamberge pas trop bête, pas trop laide. Ne parle pas trop, danse pas trop mal.
Seulement je vous répète, Grand’Mère, qu’il a avalé son parapluie ?
— Et tant d’autres !
Tant d’autres qui ne valent même pas ces deux-là. L’esprit de province en
plein. Un cerveau comme une profonde excavation. On a peur de regarder
dedans. Une incontestable bonne volonté servie par d’immenses abatis. De
bons braves petits jeunes gens à la fleur de l’âge et en fleurs ; — seulement
voilà : ils ne se mettent jamais en colère... Tout est poli, chez eux, rabotté,
égalisé, sans défauts ni caractère, sans passion, sans enthousiasme... Quelle
rase !
— Tu es trop difficile. A la fin, je ne sais plus ce qu’il te faut ! Tu te plains
maintenant de leur douceur ? Franchement, ils valent mieux que les petits
goujats modernes, uniquement préoccupés d'affaires industrielles, et dont la
politesse a sombré à force de traiter le public avec désinvolture... On a toujours
l’air d’être leurs clients ! De mon temps, les jeunes gens faisaient des visites, se
montraient galants pour les femmes. Et cela nous suffisait d’être aimées. Nous
n’allions point chercher d’aussi obscures conditions que vous. C’était toutes
simples que nous arrivions au mariage ! »
--Là lecteur, je vous engage à abréger votre visite, sans cela Grand’Mère va
recommencer à nous parler du passé après avoir dénigré le Présent. Et on n’en
finit plus.
— Vous vous en allez déjà ? Enfin ! j’ai été très heureuse de faire votre
connaissance... Revenez me voir souvent.
Moi aussi je vous quitte, ami Lecteur, nous nous retrouverons sans doute
demain ?
23
VII
C’EST JOUR DE MARCHE
De très bonne heure, le matin, arrivent les voitures. Tous les fermiers du
voisinage viennent à Bornouville. La moindre carriole est amoncelée de fruits,
de légumes, de laitages, et le tout est surmonté d’une grosse paysanne assise,
qui est chargée de mener cet assemblage jusqu’au port.
La jupe de ces braves femmes est à la fois leur drapeau, leur bannière, et
l’égide tutélaire sous laquelle s’abrite un chargement. Le pavillon couvrant la
marchandise.
Le rein de ces jupes n’est pas celui d’une Diane au repos ou d’une Vénus
lascive, mais une construction solide qui, une fois hissée à l’étage supérieur, est
capable de résister à tous les cahots de la route, fussent-ils réalistes. Arrivé au
débarcadère, ce rein descend prudemment à reculons, avec le sentiment du
trajet accompli.
C’est ce qu’on pourrait appeler la chute du rein… à Bornouville.
Le jour du marché est un jour sensationnel — comme tout ce qui n’a lieu
qu’une fois dans la semaine : la sortie de l’église, le dimanche, ou le Cinéma
Moderne, le vendredi (changement de programme). Mais dans le marché des
intérêts plus puissants sont en jeu.
Il y a une question financière. Il y a une question d’honneur.
C’est la Bourse de Bornouville. Là, on juge des valeurs du pays. La seule
différence est qu’elles sont en nature. Et que la criée se fait plus posément, en
gens sûrs d’eux-mêmes et de leurs attributs.
Une chose domine, hausse toujours, comme une mine d’or inépuisable : c’est
le fromage.
Le fromage jouit à Bornouville d’une popularité sans cesse accrue et quelque
peu partiale.
24
Il est de deux sortes : le fromage qui sent bien mauvais —et l’autre. Le
premier vous persuade généralement de son éloquence. On n’insiste pas. Ou,
sans cela, le marchand vous engonce le nez dans l’angle le plus absolument
putréfié. Et plus aucun conteste n’est possible.
Le petit fromage incolore est tout au plus celui des riches et des puissants de
la terre. Il connaît quelque défaveur — bien qu’un prix fort élevé s’attache à
son démérite.
Mais il y a la gamme des fromages tout comme il y a des symphonies en
majeur :
Le petit fromage rabougri, momifié, pel leux, garde quelques adeptes auprès
des gens sérieux de la paroisse.
Le moyen fromage — simple — correct — uni, mais quelque peu austère
d’aspect et de goût, est celui de Monsieur le curé.
Le fromage comme-il-faut par excellence : celui des Super-honnêtes gens, est
léger de forme, contestable de poids, ambigu de saveur.
Le fromage horrible, inavouable, aux coulées pleines d’audaces... déjà baisse
d’un rang dans l’échelle sociale et se cantonne chez les fonctionnaires.
Encore : le fromage séché, étique, infime — celui dont on ne reprend jamais
— et qu’achète toujours Michat pour ses clients.
Quant au mastic des Gervais et authentiques très petits Suisses, ils ne
trouvent acquéreur qu’auprès de ceux qui se piquent d’aristocratie,
d’indigestion ou de littérature. Le Maître d’école Ponchet et M. de Saint-Seux
en font une consommation hebdomadaire et incomprise.
Mais à côté de ces pauvrets, il y a les gloires de la fromagerie. Le Fromage
avec une majuscule. Celui d’un mètre de rayon. Symbole de la famille et
soutien de la société .Celui-là, seuls les fermiers de « par là-haut »> l’achètent.
Il doit durer jusqu’à la St-Jean. On le mêle à la soupe, on le râpe en omelette,
on le ruse en tartine, on le fait réapparaître, solennel, au dessert. Et, pour les
travaux des champs, il n’est pas de repas plus sain.
25
Le fromage plus modeste, bien qu’encore un « gros », c’est celui que prennent
toujours les Passavant et les Dumol. Des boutiquiers qui ont compris son utilité
pratique, et le dissèquent avec symétrie, mais seulement comme apport à leur
production particulière. Ce type de fromage ne remplace pas le beurre.
On peut dire que la considération de quelqu’un est proportionnée au
fromage qu’il achète.
C’est la principale valeur en cours.
--J’ai dit aussi que le jour du marché était une question d’honneur. En effet,
c’est là que se règlent toutes les affaires de famille, qu’elles se concluent
toutes.
Après le fromage, la « main » est l’insigne d’un de ces jours glorieux. On la
voit partout tendue, partout appliquée, partout à la fois. Elle parle, elle s’agite,
elle retourne, elle compte, elle approuve, elle salue...
La main entre dans la blouse, entre dans la bourse et n’en livre que
difficilement les espèces.
La main dans la poche du pantalon implique un flâneur ou un homme occupé
de politique. La main dans le dos est une main qui réfléchit avant toute
décision. On sait que la main timide sera roulée. Qu’une main braquée est celle
d’un homme résolu qui fait une bonne affaire. Et qu’au café une main est
notoirement plus agitée et tapageuse qu’à la ville.
C’est au jour de marché que se règlent les ventes, les mariages, les procès —et que se pleurent les enterrements.
Il est avéré que Léopold « d’en haut », ayant laissé pénétrer sa vache Isabelle
sur le terrain de Marie-Gustave « d’en bas », il y aura procès et que l’un des
deux perdra.
En conséquence, le juge de paix les fera appeler, à la date fixée, pour dire à
l’un :
— Où que tu étais, toi d’en haut ?
26
Et à l’autre :
— Où que tu étais, toi d’en bas ?
Mais celui d’en bas jurerait ses grands dieux que c’est la faute d’en haut, et
celui d’en haut prétendrait qu’il n’est pas descendu si bas. Ça serait très
compliqué !
Or, Léopold (d’en haut) vient de rencontrer Marie-Gustave (d’en bas). L’un
crie plus fort que l’autre ; c’est sûr pourtant que l’un a tort. Mais la nature
prévoyante s’est appliquée à résoudre ces problèmes. Et, moyennant quatre
bouteilles, l’En-Haut s’arrangera avec l’En-Bas. Et tout s’expliquera :
— Ma vache, il aura descendu, té pardié !
Si les grandes douleurs sont muettes, les enterrements donnent soif. Et ça
n’est encore que devant un bon litre qu’on peut parler du disparu. Le disparu
en question « tenait le coup », lui aussi. Et sûrement les oreilles doivent lui
tinter des glouglous de la bouteille ?
Puisque les symbolistes ont trouvé A noir, il n’est pas étonnant que d’autres
trouvent le Souvenir (grand S) rouge.
De même pour les mariages. Le « ch’tit » ira avec la « ch’tite ». Moyennant
finances, il n’y a pas d’inconvénient à ce que le fils du charbonnier épouse la
fille du boulanger.
C’est au prochain marché que les fiancés se rencontreront. Elle, timide,
empesée, un panier sous la bras, rougira et achètera d’un seul coup deux
douzaines d’œufs pour se donner une contenance et faire impression au jeune
homme. Lui, les mains dans les poches, le chapeau crânement vissé, s’étalera
en costaud.
Et ils s’aimeront...
A la Saint-Jean, Ile ch’tit épousera la ch’tite. Dieu que de choses se passent à
cette fête, dans ce pays !
27
Les gentilshommes ne sont pas exempts de l’influence prépondérante d’un
jour de marché. On verra successivement M. Duperron disputer avec le gros
Jacques. Et M.- de Saint-Seux lui-même, concluera un de ces fameux pactes de
main tendue avec un malin du bourg voisin. Et ils seront obligés d’aller boire au
café pour conclure les opérations, faire honneur à leurs signatures.
— Maman, quel est ce jeune homme en gris, qui a une petite voiture ?
— Comment ! tu ne le reconnais pas ? C’est Jean de Massin. Il habite entre
Throicy et Borrnouville. Au château de Vercq. C’est pourtant un de tes amis
d’enfance ?
C’est possible. Le monsieur en question — vingt-six à vingt-huit ans — a
aperçu maman. Il salue, remonte dans sa voiture anglaise et part.
Nous continuons notre exploration par les arcades de la ville où sont
également des établis. Toutes sortes de choses : un vrai bazar de bric-à-brac.
Mais les fromages exercent encore à trois pas leur souverain pouvoir. Je ne
sache pas les bricoles se vendre en autre temps qu’à la foire aux bestiaux. Car
j’ai oublié de dire qu’une fois par mois le marché est supplanté hautement par
ce commerce vivant.
A onze heures, le marché est fini. Les mêmes voitures se rechargent de
caissettes vides ou non débitées. Le même rein, s’étant bien agité tout le temps
de la vente, remonte, quelque peu engourdi, dans sa tourelle.
C’est une opération inverse qui a sa solennité.
La jupe n’a pas maigri. Au contraire. Elle s’est gonflée à l’endroit de la poche
qui remonte à la hanche. On devine là une amplitude pleine de promesses.
C’est l’or du rein.
...Et le tout s’ébranle dans la grand’rue, au grand trot. La jupe vous fait des
adieux et s’envole comme une petite folle — tandis que le chapeau, qui semble
être le seul restant potager de la vendeuse, connaît des crâneries
inaccoutumées.
28
VIII
UNE RÉCEPTION A BORNOUVILLE
Aujourd’hui, goûter chez les Duperron.
C’est à l’occasion du nom affreux que porte leur second fils, âgé de quatre
mois. C’est dire que chaque fois qu’on arrivera à cet endroit du calendrier, il y
aura fête. Ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi.
En l’occurrence, c’est un mauvais goûter appuyé sur des quantités énormes
de gâteaux, de tartes, de confitures, qu’une eau chaude et généreuse est
chargée d’engloutir. La lutte de l’Océan contre une escadre.
Mme Duperron, — personne entièrement remise de ses couches, — préside à
l’organisation de cette table substantielle pour un but défini. Et pourtant
chacun s’installe à sa guise, au gré des sièges, en vue d’échapper au coude du
voisin.
Du salon, Monsieur est chargé de retrouver les derniers grands causeurs, de
les en extraire et de les en remorquer, morts ou vifs. Ce ne peuvent être que
MM. Boissy-Vatour et le général Bartelat... Deux partisans acharnés de la
politique continentale. Ils arrivent à temps pour déranger tous les autres. On se
serre un peu plus pour donner place à ces deux autorités de la pensée.
Le cercle est alors complet. En plus de ces deux messieurs, ci-gît la
malheureuse Mme de Saint-Seux, ayant décidément pris son parti de voir son
mari constamment à côté de Mme Dogeval. Leur nigaudinos de fils forme un
numéro à part dans sa tasse à thé — comme un poteau télégraphique isolé en
plein champ.
Puis viennent les Pastelli, aux allures étranges; qui, de fait, sont de vague
provenance étrangère.
Cela, déjà bien tassé, fait un demi-cercle.
L’autre côté est rempli par Ernestin Duperron et moi. Puis maman. Puis Mlle
Dolvard, la chanoinesse. Enfin, le trou qui reste est bouché par M. Duperron
qui est gros, et son cousin Pierre Duperron, qui est sénateur.
29
Alex était invité : il n’est pas venu. Mme et Mlle Jardon non plus. Le docteur
Borel a été retenu par un malade. Quant à M. André, des contributions, il n’est
jamais libre pour un goûter. Naturellement, des Massas et des d’Arrange, pas
question ! Et Jean de Massin viendra sur le coup de six heures. S’il vient.
Il n’est pas commode de servir tout ce monde à l’étroit. Comme seule jeune
fille de l’assemblée, je suis toute désignée pour aider Mme Duperron dans la
répartition savante qu’elle veut faire de «on eau et de sa pâte.
— Servez le thé, ma chérie. Moi, je m’occupe des gâteaux.
Et pendant que Madame, à propos de gâteaux, se perd en calculs
infinitésimaux, je remplis des tasses de thé... Ce breuvage dans la composition
duquel il entre 80 pour cent d’eau, 10 pour cent de coloris, 10 pour cent de
chaleur, et trois grains noirs d’une herbe inconnue. Heureusement, la crème
est là pour gazer l’âpre vérité, et le sucre pour qu’on lui trouve un petit goût
chinois. L’indispensable.
— Mais, mon cher, il n’y a point d’effet sans cause... (C’est Pierre Duperron
qui énonce cette vérité à son cousin. C’est l’homme du bel esprit dans la
famille. Chacun l’écoute en oracle. Prend pour soi l’épithète : « mon cher ».) Le
gouvernement est aujourd’hui d’une telle faiblesse que, fatalement, c’est le
triomphe des abus... Merci, mademoiselle... On a fait 1789 pour le peuple...
Encore un morceau de sucre, s’il vous plaît... Aujourd’hui, le peuple est roi et la
lutte des privilèges recommence. Le gouvernement... (Qu’est-ce qu’il va
prendre ?)
Mais le général, qui souffrait déjà de n’avoir pu placer sa voix de
commandement, l’interrompt au mot :
— La force des baïonnettes ! Voilà ce qu’il faut dans une société pourrie, où le
pouvoir croule, où les lois ne sont plus applicables. La société est changée,
surtout depuis la guerre. Il faut un cadre nouveau. Des hommes nouveaux.
Là, la conversation tourne sur les ministres et sur tel orateur, haut politicien,
au passé peu recommandable, au présent franchement crapuleux.
30
Les dames, qu’une conversation entre hommes sur les affaires du
gouvernement rend généralement béates, écrasées, se réveillent alors qu’il
s'agit de dire du mal de quelqu’un. Les histoires de maîtresses et de socialisme
réunis, le tout mélangé à des questions de bénéfices illicites, s’abattent sur un
être pour en faire le monstre le plus accompli.
Les yeux des femmes brillent. Les langues connaissent des agitations
inusitées. Mme de Saint-Seux, qui a tout un passé de rancunes dans l’âme, est
naïvement approuvée par Mme Dogeval. Le mari paraît suprêmement
désintéressé. Les Pastelli n’ont rien compris, comme il convenait à des
étrangers. Boissy-Vatour hoche la tête d’un air sombre. Mlle Dolvard, un
sourire griffé sur la figure, en dit long dans son mutisme. Le sénateur est
rêveur. Le général attend la fin de l'effet produit. Duperron père doute un peu.
Duperron fils n’ose me regarder et se tient exactement comme Jacques de
Saint-Seux, qui ne dit rien.
L’incident se clôt par des apartés ayant la prétention d’être une délicatesse
pour la jeune fille qui les ébouillante.
Mme Duperron, effacée ou absorbée — cela i mi vient à une personne qui
relève de couches — sent le besoin de ramener la conversation à des sujets
neutres. Décidément, la politique, est trop dangereuse... Elle s’adresse à la
chanoinesse :
— Vous faites toujours de bonnes œuvres, ma chère ?
L’autre se redresse, un peu interloquée. Comme si les bonnes œuvres
n’étaient pas sa vie ! Sa raison d’être ici-bas ! Elle est née pour ça. Elle a une
mission à remplir. Elle le fera avec courage. C’est une vaillante.
Elle croit que la question touche à la vente de charité dont elle est
l’organisatrice. Elle est très occupée. Heureusement que l’abbé Garand est là
pour l’aider. On ne pouvait pas compter sur Mlle Jardon : cette jeune fille est
décidément d’un mal élevé ! Pas un jeune homme de la paroisse n’en voudrait.
D’ailleurs, avec les histoires de sa mère…
Il est des choses qu’elle ne peut pas dire, mais qu’elle sait — elle — Mlle
Dolvard. Elle ne comprend pas comment des personnes peuvent la fréquenter.
31
Oh ! certes, il faut savoir se montrer indulgent pour les péchés d’autrui ! Mais,
tout de même, la plus élémentaire prudence...
Mme Dogeval demande des précisions. Si vous voyez le regard que lui lance
Mme de Saint-Seux! Les hommes sont silencieux. Le général crache dans son
mouchoir. Mlle Dolvard fait durer l'attente. Elle a un sourire ambigu qui
signifie :
Je ne sais si je dois vous dire ça ? Elle se décide parce qu’on est dans l’intimité.
La stricte. Et d’ailleurs tous ces gens sont discrets.
La nouvelle doit produire quelque effet sensationnel qu’elle tient à ménager
d’un mot. Le mot s’échappe dans un souffle :
— Le neveu est revenu dans le pays...
C’est tout. Elle ne peut pas dire plus.
L’attente a été quelque peu déçue. On s’attendait à une énormité. Le
sénateur a un haussement d’épaule : qu’est-ce que cela prouve ? Mais Mlle
Dolvard se comprend. Elle n’ajoutera rien.
Le général, qui ose tout, gronde :
— Ils se sont repris !
Les dames en rougissent pour moi. Mme Dogeval a un sourire niais. Les
Pastelli ne sont pas sûrs d’avoir compris. Le mari interroge :
— Elle est la maîtresse de...?
Mlle Dolvard approuve vivement de la tête pour l’empêcher de prononcer
l’inceste. Il y a une douche froide sur l’assemblée. Duperron père me regarde
de côté, inquiet... De son temps, on n’osait pas aborder de tels sujets devant
les jeunes filles !
Mais Mlle Dolvard est persuadée que je n’ai pas compris. Elle a été discrète.
C’est ce bête de Pastelli qui a prononcé le mot malheureux. Ma naïveté est la
seule garantie de mon innocence. Puisque je bois mon thé tranquillement, que
je n’ai même pas rougi, toute crainte est dissipée. La conversation reprend sa
chaleur. En tout cas, on ne reparlera plus de sujets scabreux.
32
--C’est ce qu’attendaient, semble-t-il, MM. Boissy-Vatour, Duperron père, et
même le fils Duperron, pour donner l’assaut. Tout naturellement l’agriculture,
la chasse et le sport sont en vue. Le grave Jacques de Saint-Seux se croit luimême obligé d’exhausser encore au-dessus de sa taille son mot scientifique,
pesant comme du platine.
Les céréales, c’est entendu, ont été détruites par une tempête — mais
l’année est favorable au gibier — le beau temps permet la chasse — et la
science fait des progrès.
Le légume ne pousse guère, encore faut-il le mettre sous verre — mais jamais
il n’y a eu autant de grives — le canotage est bon pour la jeunesse, à condition
d’être prudent — il est sûr que la téléphonie sans fil rendra des services
appréciables.
On a beaucoup de peine à trouver des jardiniers en ce moment, et pourtant il
faut étayer les arbres fruitiers — le sanglier n’est pas un animal intelligent —
Ernestin est encore trop jeune pour faire du cheval — je vous dis que
l’électrification des réseaux français ne peut pas se faire encore !
La preuve en est que les potagers restent en friches — que les bois n’ont plus
la popularité de jadis — que les jeunes gens maigrissent après deux mois de
sports — que rien ne vaut la bonne vie simple d’autrefois.
Conclusion (tirée par le sénateur) : l’ambition nous perdra ! Ce qu’approuvent
longuement ces dames, se rencontrant toutes sur le chapitre du rien-changer,
avec preuves à l’appui.
Mme Duperron croit nécessaire de s’occuper de moi.
« Non, je ne regrette pas trop Paris. Oui, je suis contente de retrouver la
campagne. Oui, tous les gens sont mes amis. Certainement que j’irai à la vente
de charité. Non, je ne suis pas une jeune fille en l’air. Je joue du piano et fais du
dessin. J’ai chanté, mais très peu. Je n’ai pas encore l’intention de me marier.
Merci pour ce qu’on fera pour moi, quand j’aurai ce désir. Non, je ne
reprendrai pas de thé, ni de gâteaux... »
33
Ouf ! je souffle. On a fini de me mettre sur la sellette. Maintenant, la
conversation est tombée sur les nouvelles unions de la paroisse, en une
énumération purement chronologique. C’est cette excellente Mlle Dolvard qui
les a presque toutes combinées. Il faut avouer qu’elle est d’un dévouement !
— Si nous regagnions le salon ?
Juste à ce moment arrive M. Jean de Massin. Je le reconnais à sa silhouette
entrevue l’autre jour. C’est un assez joli garçon en ce sens qu’il a des traits
réguliers sur une belle taille. Rien de brillant, pourtant. Il est un peu gêné,
emprunté Comme quelqu’un qui vit retiré.
C’est ce que j’appelle un bon petit jeune homme... J’en ai vu cent, j’en ai vu
mille tels que lui. Il est intelligent — peut-être fin. Mais dépourvu absolument
de chic.
C’est en effet un de mes amis d’enfance d’ici: j’ai joué avec lui au parc, du
temps où sa mère recevait au château de Vercq. Avant la guerre. La mort de
cette pauvre femme, non moins que nos âges plus conséquents, nous ont
séparés depuis six ans. Jean est maintenant un homme. Il s’est, paraît-il,
bravement battu à Verdun. Aussi n’avais-je pas reconnu, lors du marché, dans
ce grand châtelain austère et froid, mon compagnon gamin de jadis. Il y a un
gouffre entre nos deux jeunesses.
Aujourd’hui, j’ai l’occasion de le détailler, et le trouve d’abord
abominablement mal mis. Ensuite trop timide pour un garçon. Ou trop peu
aimable pour moi... Il parle à ces messieurs, dit deux mots à maman, fait un
salut quelconque pour tout le monde. Il n’a même pas semblé me remarquer.
C’est peut-être un misogyne ?
Comme les conversations sont devenues particulières, par groupes de deux
ou trois personnes, il en résulte que, dans le salon, c’est un brouhaha confus
dont on chercherait en vain à saisir une syllabe. On ne s’entend plus. Et je
m’assomme. Mère aussi, paraît-il, car elle se décide à quitter la place.
Courageusement, Mme Duperron essaie de nous retenir par la perspective
alléchante de voir entrer en scène quelque célébrité parmi les retardataires. Le
devoir nous appelle à la maison.
34
En quittant la jungle, maman me demande mon opinion sur ses habitants.
Eh bien, voilà :
Un salon de province est une chose horrible. Leur goûter, c’est un bain chaud.
M. Duperron est un brave homme sans esprit. Son fils est un serin. Sa femme
sait faire les confitures et les enfants. A quel moment le sénateur laisse-t-il sa
politique ? Les Pastelli auraient dû rester dans leur pays. Le général n’est qu’un
Tartarin. J’adore les Jardon qui n’y étaient pas. Mlle Dolvard est une hypocrite.
Et Jean de Massin n’est qu’un ours...
Voilà ! Je n’ai pas remarqué les autres.
IX
UNE TEMPÊTE DANS UN VERRE DE LAMPE
S’il est quelque chose qui m’horripile, ici, c’est bien la veillée.
Techniquement, elle doit s’étendre de huit à dix heures En fait, il n’en est
jamais ainsi. Ou bien elle se prolonge au-delà de toute limites, ou bien elle
s’abrège à la suite d’un de ces incidents brusques, inopinés et désastreux...,
comme celui que je vais vous conter.
Tout d’abord, il faut vous révéler l’absence d’électricité dans la maison. Les
alternatives de courants continus ou à haute tension, pas plus que les émotions
d’un court-circuit n’y sont connus. Ne le seront jamais.
Ce sont des progrès dont se défend l’immeuble avec toute l’ardeur de ses
cinq siècles d’existence. Ce serait une profanation. Il a l’air de vous dire : « Je ne
suis pas arrivé à un tel âge pour me voir pareillement bafouer ! »
Donc, il est admis que, le soir, on n’y voit pas dans ma maison. Les bougies,
lampes et autres instruments similaires, employant toutes les matières à
combustion lente : depuis la graisse dure jusqu’aux moindres liquides visqueux,
sont acceptés d’emblée pourvu qu’ils fournissent une flamme (2x2) ayant
quelque rapport avec la lumière.
35
Pour des yeux de Parisienne, c’est une condamnation. On ne peut ni lire ni
écrire. Si je pouvais, j’irais me coucher tout de suite.
Mais grand’mère en a jugé autrement.
Après le dîner on se réunit de force dans le boudoir attenant au grand salon.
C’est une petite pièce lambrissée, de style empire ; d’un aspect sévère malgré
ses souvenirs de famille. Grand’mère s’installe au fond d’un grand fauteuil
qu’elle tourne, face à la porte. Maman s’assoit à sa gauche, dans une bergère.
Et moi, je me mets dans un petit coin, sur une sorte de canapé liliput à deux
coussins.
Joseph, qui nous a éclairés d’une énorme lampe en cuivre, vieux système et
vieux rossignol, pose la dite lumineuse sur la haute cheminée, puis se retire.
Il y a là un moment d’angoisse indescriptible... Si la mèche grésille d’une
certaine façon, on peut espérer avoir la paix. Sinon, rien de plus lourd d’orage
que son calme plat
Ce soir, justement, elle a son affection cardiaque de bon augure.
Grand-mère parle...
Elle redit un peu la même chose. Et plusieurs fois, déjà, j’ai proposé de faire
héroïquement la lecture. Mais, — rapport à la lumière — on a toujours rejeté
mon sacrifice. C’est fâcheux ! Au fond, ç’aurait été le seul moyen discret de
tenir grand’mère éveillée... jusqu’à dix heures.
Autrement, grand’mère s’endort et il est près de onze heures quand nous la
quittons. A moins que cette maudite lampe...
Mais ça n’est jamais à dix heures qu’arrive la catastrophe. C’est toujours bien
avant ; entre huit heures vingt et neuf heures. Jamais plus ! Ce soir, elle est de
bonne composition, et il y a lieu de se réjouir de ce côté-là.
Grand’mère parle...
Pour moi, j’ai déjà bien sommeil. Ce doit être le grand air de la journée ? Si je
pouvais seulement avoir un livre ! Mais, c’est vrai : pas moyen de voir les
36
caractères d’imprimerie. La page se brouille et devient toute blanche. Et puis,
ce ne serait pas poli de lire au nez de Grand’Mère. Un ouvrage manuel casse les
yeux. Elle parle, c’est pour qu’on l’écoute.
Grand’Mère va s’endormir...
Cela se sent; cela se voit. Il est des silences plus longs entre des phrases plus
hachées, et des efforts héroïques de Maman pour n’en point laisser tomber le
débit... Timidement, d’abord, l’on hasarde bientôt les mots les plus périlleux
pour tirer Grand’Mère de sa somnolence. On va jusqu’à le lui faire remarquer.
Non, non ! ce n’est pas le sommeil. C’est la digestion. C’est très pénible. Mais
elle ne dormira pas. Elle y est habituée...
Grand’Mère s’endort tout à fait...
Maman s’est tue. Cette fois, c’est sans rémission. Il est huit heures vingt. A
onze heures seulement elle se réveillera.
Cric — crac... Voici la lampe qui commence à faire des siennes. Ses
avertissements préalables n’ont servi à rien ; elle manque à ses généreuses
promesses.
Cric —- crac...
Le feu a de brefs hoquets. La mèche s’énerve et sursaute.
Cric — crac...
Nous n’aurons pas la paix, ce soir. Je me suis levée pour essayer de la
ramener à de meilleurs sentiments. Baissée, la lampe fume. Le mal est sans
remède. A quand la catastrophe ?
Cric — crac... Grand’Mère s’est réveillée, à mon travail de pompier. Elle sourit
bénévolement aux farces du bon vieux temps...
Clonc — clonc... La fallote entre dans la période d’agonie. Elle a des râles de
locomotive et des lueurs de haut-fourneau. Un mince filet noire grimpe le long
du verre et le noircit aussi complètement qu’il se peut. L’odeur est affreuse. La
reconstitution historique est complète.
Nous sommes perdus...
37
Dans ces moments-là, Grand’Mère elle-même nous conseille la retraite.
Rallumer une autre lampe, pour être une solution, serait toute une histoire ;
une longue entreprise de Joseph à une heure indue. D’ailleurs nous devons
avoir sommeil et Grand’Mère est assez fatiguée.
Force nous est donc de nous retirer vers neuf heures. Trop tôt pour
s’endormir ; trop tard pour entreprendre quoi que ce soit d’intéressant.
Toujours à cause de cette maudite lampe...
X
MA RENCONTRE AVEC M. X...
— Bonjour, Mademoiselle...
— Monsieur !
Je ne suis pas très contente. Il m’a laissé, de la dernière fois, une mauvaise
impression. Je l’ai trouvé bien peu galant !
Si j’avais su devoir le rencontrer, j’aurais fait un grand détour pour ne pas
passer par la route de Throicy. Et puis, c’est de ma faute : ne pouvais-je deviner
qu’il irait à la Vente, aujourd’hui? De toutes façons j’avais des chances de le
croiser.
Le, il, lui : c’est Jean de Massin. L’Ours.
— Je ne sais si vous me reconnaissez ?...
Oui, un peu. Je l’ai entrevu au marché. C’est tout. Tiens I il était chez les
Duperron ?
Le jeune homme a compris qu’il m’y avait froissé. Il se fait plus aimable.
— Je vous demande pardon, Mademoiselle, de n’avoir pas semblé vous
reconnaître... Mais... je vous jure... un salon...
Il faut qu’il se soigne. Ça se guérit. On peut toujours être poli pour les gens. Ça
n’engage à rien.
38
— Si vous saviez quelle existence de reclus je mène au château !
Ça peut expliquer sa timidité. Ça ne lui plaît donc pas cette vie-là ? Est-ce qu’il
en souffrirait ? Ah ! il s’ennuie au château... Bien moi, à la maison de
Grand’Mère !
— Alors, nous faisons la paix ?
De bon cœur. Je ne suis pas une ogresse. (Il est moins ours que je ne croyais).
— Vous rappelez-vous les bonnes parties que nous faisions, enfants ?
Oui.
— Vous aviez une spécialité pour fabriquer des colliers avec des marrons...
J’en ai encore un à la maison.
Vraiment ?
—Ma Mère vous affectionnait beaucoup.
Pauvre femme ! Elle a été si bonne pour moi. Non, je ne l’ai pas oubliée.
—Je regrette qu’un événement si triste nous ait séparés...
Triste, en effet. (Il a l’air d’avoir du cœur, ce garçon-là !). Mais puisque le
hasard nous a replacés sur la route on pourra renouer connaissance.
—Vous allez à cette Vente de Charité de Mlle Dolvard ?
Surtout pas ! ce qu’on doit s’ennuyer. Et potiner !
—Je suis content de trouver quelqu’un de mon avis. J’ai toujours eu en
horreur les fêtes de bienfaisance où l’on s’amuse au nom du malheur.
C’est comme moi. (Il n’est pas trop bête, n’est-ce pus ?). Dans quelle direction
va-t-il ? Je ferai encore quelques mètres avec lui, puis je le quitterai. Il faut que
je rentre par la prochaine traverse. On est si méchant dans la ville ! Ça ferait
des histoires de me voir me promener avec un jeune homme...
Nous sommes près du hameau des Brat. Je reconnais les toits de chaumes
parmi les futaies. A la fenaison ces champs sont très animés. Il y a de bonnes
odeurs que pousse le vent jusqu’à la maison, quand le regain sèche au soleil.
39
Au revoir, Monsieur ! Je prends par le petit chemin, moi — tandis qu’il
passera par la grand’route et par le pont.
—Au revoir...
--Je le vois de loin, pas mal sanglé dans son vêtement de cheval. Il est grand et
assez joli garçon.
Oh ! en somme, ça n’est qu’un campagnard ! Il ne trouvera pas jusqu’à
demain des choses étonnantes à dire. Il vit tout seul dans un grand, gros
château... Peut-être y est-il obligé ? Sa mère avait là-dessus des idées de race et
de traditions très particulières. S’il vivait à Paris, on en ferait peut-être quelque
chose. Mais venir directement de la tranchée ici !
Quel âge peut-il avoir ? Vingt-six ; vingt-huit ans. Comment se fait-il qu’il ne
soit pas déjà marié ? Ici, les garçons prennent femmes très tôt. C’est que c’est
un Ours. Et puis ça m’est égal.
--Tout de même, il n’est pas encore trop féroce pour un ours !
XI
PARIS EST UN PEU PLUS GRAND QUE BORNOUVILLE
J’en ai une preuve convaincante : à Bornouville on se rencontre toute la
journée.
Vous pouvez passer une semaine entière à Paris, sortant tous les jours,
rentrant tous les soirs; que vous remontiez les Grands Boulevards jusqu’à la
Madeleine, que vous alliez voir jouer les pièces les plus en vogue, vous ne
rencontrerez personne, et pourtant beaucoup de gens vous auront vu. Qu’un
jour vous ayiez une mise un peu plus négligée, quelque achat gênant dans la
main, coup sur coup, vous rencontrerez votre meilleure amie et votre pire
relation.
A Bornouville, il n’en est pas ainsi.
40
En quelque endroit que vous alliez, quelque coin retiré que vous cherchiez,
quelque apparat qu’il y ait dans votre toilette, vous rencontrerez — aussi bien à
l’angle du carrefour que sous les arcades — M. Duperron et sa famille, Mme de
Saint-Seux et son fils, le général Bartelat et Mr le Maire, le curé et Mr BoissyVatour. Tous, tous; vous les rencontrerez tous !
En vain prendrez-vous l’autre trottoir, tracerez-vous les courbes les plus
machiavéliques, userez-vous des ruses des fils du Texas — quand bien même
vous glisseriez-vous, comme l’antique romain dans un égout... Un moment ou
l’autre, une heure du jour, vous vous trouverez face à face avec leur sourire et
dans l’obligation de plonger la tête dans un salut.
Seule Mlle Dolvard a la faculté de ramper partout sans être vue, mais son œil
vous a surpris dans vos moindres pérégrinations.
Rencontrer, passe encore. Mais rerencontrer ! Rererecontrer trois, quatre fois
: chez le pâtissier, chez la modiste, à l’église, à la poste, cela est insipide,
horripilant ! Rencontrer alors qu’on s’évade, qu’on bat en retraite, qu’on est
plein d’espoir, est franchement terrassant.
Que redire, que refaire ? Faut-il resaluer, resourire ou ne plus avoir l’air de
voir, recommencer d’ignorer ?
Le hasard vous place à deux mètres, vous rapproche à cinquante centimètres,
vous colle dans une porte ou vous cerne dans un magasin. Il n’y a plus moyen
d’éviter, de se soustraire. Oh ! les qualités de courage, d’endurance et de
rhétorique dont il faut faire preuve !
--Aujourd’hui, j’ai rencontré Jean de Massin. C’est le seul qui se soit montré à la
hauteur des circonstances.
Comme je l’ai déjà croisé tous ces jours-ci et ce matin, sans du reste
l’aborder, il s’en tire ce soir avec un mot d’esprit :
— Paris est un peu plus grand que Bornouville !
41
C’est vrai. C’est vrai aussi que celui-là m’ennuie moins que les autres à
retrouver sur mes pas...
Je ne sais pourquoi.
...Il a une bonne figure réjouie en me voyant, dont tous les traits luttent
contre une extrême timidité. L’homme aimable finit par l’emporter, niais c’est
dur. Parfois l’homme sauvage regimbe: la cravache claque sur la botte pour
donner une contenance, la casquette salue brusquement. Alors, je mets
quelque bonne volonté à prolonger la conversation. L’homme réjoui, qui est le
brave homme, remonte à la surface. Ça fait comme le bouchon du pêcheur. Et
c’est très amusant.
D’abord il n’est pas bête, ce garçon-là. Je le crois même plutôt fin. Quand je
lui parle du Château ou de sa Mère il a des mots élevés. Il n’oublie rien : ni nos
souvenirs communs de jeunesse, ni aucun des détails de la bambine que j’étais
alors. C’est dommage qu’il n’ait pas plus d’allure.
Et puis il est trop modeste, trop humble. J’ai l’air de lui faire une grâce quand
je lui parle.
Il est toujours « plein de reconnaissance, à mes ordres » etc... C’est agaçant !
Je lui ai dit qu’il s’habillait très mal. Il a paru m’écouter. Aujourd’hui, je ne sais
pas si c’est à cause de ma réflexion, mais il s’est soigné davantage. Il a mis un
joli chapeau de feutre. Comme moi, je suis bien mise aussi, je n’ai pas eu de
peine à lui parler sur le palier de la porte, un peu plus longtemps que de
coutume. Ce dont il m’est très reconnaissant (encore !)
--J’avais un gros bouquet à la main ; je lui en ai donné une fleur... Je ne sais pas
si j’ai bien fait ?
XII
LE BAL DE LA SOUS-PRÉFECTURE
Décidément, je vais dans le monde. Dans le monde de Bornouville... Maman
prétend qu’on ne peut pas toujours vivre « en sauvage ». D’autre part, il paraît
42
que c’est le seul moyen de ne pas s’aliéner un pays. Grand’Mère approuve.
Moi, je suis curieuse de voir à quoi cela ressemble, un bal de sous-préfecture.
Pour cette occasion exceptionnelle, Grand’Mère a fait venir la couturière, Mlle
Pencée.
C’était, paraît-il, pour m’arranger une robe ; en réalité, pour atténuer ce
qu’elle pouvait avoir d’extravagant. D’ailleurs, c’est l’usage ici. Avant chaque
bal on fait venir Mlle Pencée qui se livre à son art dans la tranquillité d’une
antichambre.
Mlle Pencée — qui n’a rien de cette fleur — est une anguleuse fille qui
pourrait aussi bien tourner des sacs à voile que des jupes de vierge. Elle
déplace toujours quelque chose à forfait et pas cher.
Le jour où elle vient vous essayer, elle pique son sein d’une rangée d’épingles
qui la fait ressembler à une pelote... Puis chacune des petites épines passe
successivement dans sa bouche, comme dans une huile nécessaire à leur
glissement. Mlle Pencée ne dit mot, de peur d’avaler ses aiguilles. Elle vous
travaille comme une statue.
J’avoue qu’une taquinerie inhérente à ma nature m’a fait bouger tout le
temps de l’essayage sous prétexte de me regarder dans la glace, et au risque de
percer les intestins de cette demoiselle.
Enfin, ayant implanté la dernière épingle sur sa poitrine fuyante, elle a
conclu :
—Ça ira très bien.
J’étais fagotée comme une horreur !
--Me voici habillée pour le bal de ce soir, avec une énorme quantité d’étoffes
sur moi. Je ne danserai pas couverte de ma seule vertu.
Grand’mère se croit obligée de me faire des recommandations sur ma
conduite à tenir avec mes danseurs... Ne pas froisser les susceptibilités, ne pas
43
marquer de préférences et me faire un peu désirer. La chère femme me parle
de vieilleries, de maintiens de son époque et de carnets de parchemin. Je
réponds invariablement :
— Ça ne se fait plus !
Et grand’mère est déroutée ; elle ne comprend rien aux usages présents.
—A Paris, c’est comme ça... Et puis je n’en nuis pas à mon premier bal !
Quelques instants plus tard, la voiture nous amène, maman et moi, à l’entrée
des appartements de M. le Sous-Préfet. L’escalier est exigu ; un jardinier
s’occupe du vestiaire.
Chose curieuse ! Je suis gênée en pénétrant dans ces salons comme je ne l’ai
jamais été lors des plus brillantes réceptions. C’est que, dès le seuil, je sens la
critique. Un remous dans cette assemblée ; je le devine. A mon tour, je ne la
ménagerai pas. Et voici quel est l’ordre de mes pensées :
Première impression : que de couleurs ! — un autre disait : « Que d’eau ! ».
Une crue de mauvais goût.
Deuxième impression : C’est tout ça ?
La troisième : S’ennuient-ils assez, ces pauvres gens !
Voici. Il y a trois pièces, et dans ces pièces il y a des parcs. Absolument un
jardin zoologique. Si vous préférez : il y a des clans.
Premier salon : c’est la société des mères réunies. Ces pauvres mères de
douleur sont là par devoir et pour obéir à une tâche imposée par la volonté
toute puissante. Elles sont fagotées, Dieu le sait I Et elles ont des sourires de
tristesse — de muettes afflictions. Mais elles ont mis des bijoux et brillent
comme des carafons.
Leurs regards inquiets sont obliques vers le saIon à côté. Je reconnais
quelques-unes d’entre elles. Je salue et je passe... Je pénètre dans les chasses
gardées.
44
Là, ce sont les jeunes filles. On dit les jeunes filles tout court, mais elles sont
toutes à marier, de même qu’un appartement ne doit pas rester vacant. Elles
sont assises sur des banquettes ; leurs lassitudes sont voulues. Elles ont des
robes roses : beaucoup trop de robes roses. Et trop de tulles, trop de mousses.
Il n’en est pas de vraiment jeunes parmi ces demoiselles, et leurs chignons le
prouvent qui ont des complications insensées.
Elles se portent bien — toutes ! Elles sont droites, raides ; elles ont les coudes
dans le ventre et n’osent se caser là où il y a de la place. Elles parlent
doucement : un sourire éternel perce leurs mots en flèche ; elles se penchent
un peu, comme des pensionnaires. J’admire pourtant leurs grâces, non
dégrossies, qui tiennent solides à leurs chairs...
J’attends qu’on veuille bien me présenter. Pas une de ces demoiselles ne fait
un mouvement.
Pendant ce temps, je jette un coup d’œil fort audacieux vers les jeunes gens.
Ils sont réunis dans la troisième pièce, simple antichambre, où ils s’embêtent
en commun. Il paraît que les jeunes gens n’ont pas d’âge, puisque les vieux
sont avec eux. Tous les mâles sont des hommes et tous les hommes font des
danseurs.
Certains sont là, sûrement, qu’on a fait venir de très loin. Ils ont quitté la
charrue et viennent empoigner les femmes tout naturellement.
...Cependant, des demoiselles m’ont ouvert un carré de banquette, en se
poussant avec des gestes de biches au fond d’un bois. Et la conversation
s’engage avec ma voisine de gauche, qui est très honorable.
—Vous aimez la danse, mademoiselle ?
—Oh, oui ! mademoiselle...
—Vous dansez probablement bien, mademoiselle ?
—Oh, non ! mademoiselle...
Les autres écoutent, très effarouchées, me forçant à m’avouer que j’ai un
toupet du diable !
45
Mais, dans un coin de l’antichambre, un piano oublié se réveille avec des
soubresauts d’abeille mi-écrasée. Et ça veut dire que le bal est commencé.
Les jeunes gens s’attardent ; aucun d’eux n’osant le premier aller inviter une
jeune fille. Mais la Sous-Préfète a vu le danger et surgit fort à propos, battant
des mains, pour forcer leur choix.
Un rustaud hésite un instant entre une demoiselle et moi : il n’hésiterait pas
plus devant une paire de vaches, mais enfin c’est à moi qu’il dédie son étreinte.
Sa main pèse sur ma taille ainsi qu’un joug, mais me procure un plaisir
nouveau... La petite femme frêle que je suis plie sous la puissance de cet
homme qui est en même temps hésitant, effarouché. Il est sûr que sa force est
un mouvement réflexe de sa race. Aucun danseur, jusque-là, ne m’a donné
cette impression.
La valse ! Ils en sont encore à la valse... Leu couples virent, les pas traînassent
et la mesure vient après. Mon tourneur ne parle pas et je puis observer.
Là encore on peut ranger les êtres par catégories.
Il y a le jeune homme qui danse et celui qui ne danse pas. A vrai dire, tous
deux sont en train de danser, mais le second le fait contre son habitude. Il
danse, par conséquent, très mal et se rembrunit dans sa gloire de timide : il
s’est beaucoup fait prier...
Le bon danseur a des airs de protection vers sa danseuse : un oiseau qu’il
réchauffe en son sein. Il est le caprice des femmes, il est l'effroi des mères. Il dit
tout bas des riens dont il s’amuse avant sa compagne.
Parmi les jeunes filles, il y a la jeune fille qui flirte et la jeune fille qui a chaud.
La première, de constitution pourtant saine, ne transpire jamais mais soupire
toujours. Elle veut bien montrer qu’on lui fait la cour et, pour cela, elle pouffe
des rires de campagne... Elle feint des résistances et tourne la tête en tous
sens, avec — comme un oiseau — l’air de dire : « Je suis aimée, je suis aimée
!»
Mais la jeune fille qui a chaud est navrante et navrée ! Ses paquets de chairs
moites n’ont aucune consistance ; une tristesse morne et rouge s’étend sur sa
face qui semble pleurer la sueur... Elle est timide ; elle est incapable d’amour ;
46
elle en veut à tout le monde d’être une fournaise. Elle danse à contre-pied : elle
ne sait qu’avoir chaud. Elle est surtout ridicule. Et le pauvre danseur, asphyxié,
surnage comme il peut au-dessus de ses odeurs fauves...
Mais à côté de ces jeunes couples dont j'ai parlé d’abord parce que jeune
moi-même, existent des couples graves, sérieux, posés, qui ne semblent point
tourner à la même vitesse que les autres. Ce sont les grandes personnes. Les
notabilités de la ville. Le Sous-Préfet; lui-même, avec je ne sais quelle dame.
Ceux-là, à bonne distance l’un de l’autre, valsent, le front tendu, le mot
arrêté, l’oreille à la cadence, comme pour quelque démonstration théorique. Ils
ont, à grand’peine, ramené leurs efforts de naguère vers un but centrifuge.
Je vois jusqu’à M. Duperron attelé à Mme de Saint-Seux. Et il est des
contrastes encore plus amusants : des mères grasses devant de grands secs, les
bras pointés en paratonnerre... Mères couveuses ou mères pondeuses voulant
faire comme leurs filles. Celles qui ne veulent pas faire comme leurs filles,
s’ennuient.
Dans un coin du salon, traînent de ces femmes. Après avoir exercé leur
vigilance, elles ont épuisé tous les sujets de conversation — et, finalement,
elles se sont assoupies. Parfois, une s’éveille en sursaut pour dire :
—Très réussie, cette fête !
Et de nouveau le sommeil confond ces âmes et ces choses...
--—Vous plaisez-vous ? me demande une jeune demoiselle un peu mieux
tournée.
—Mais... certainement ! dis-je, avec conviction.
—Moi, je m’ennuie...
Celle-là est franche, par exemple ! Et pourtant j’ai remarqué qu’on la faisait
beaucoup danser. Tous. (Entre parenthèses : Jean de Massin n’y est pas.) Alors,
j’ajoute avec expérience :
47
—Tous les bals sont pareils ; celui-là est seulement un peu plus rasoir, voilà
tout ! Le principal, c’est de pouvoir se retirer à temps...
—C’est qu’il faut que j’attende la fin.
—Pourquoi ?
— Mais... pour mettre les gens dehors.
--Et j’ai compris : c’était la fille de la maîtresse de maison...
XIII
L’AIMER AIS-JE
Il m’arrive une chose affreuse et que je ne m’explique pas. J’ai besoin de me
confier à quelqu’un, mais une extrême pudeur me retient. Je ne sais ce que j’ai.
C’est depuis avant-hier : la dernière fois où j’ai revu Jean de Massin.
Il faut vous dire : je l’ai croisé souvent la semaine précédente. C’était le
hasard. Mais le hasard s’y est étonnamment prêté. Ne le faisait-il pas un peu
exprès ? Je n’ai jamais eu autant de choses à acheter que cette semaine.
Maman me l’a reproché... A Bornouville, où l’on est très à cheval sur les
principes, on finira par trouver mauvaises mes sorties constamment seule.
Pourtant, si l’on n’est pas libre à la campagne, où le sera-t-on ?
Je me suis mise en colère ; j’étais très-nerveuse. Maman n’a pas insisté.
Après tout, on se moque pas mal de tous ces gens-là ! Nous habitons Paris. Ils
n’ont qu'à se faire à nos usages. Mais maman a semblé assez étonnée de me
voir tant tenir à ces sorties en ville. J’ai été stupide de me mettre en pareil état.
Ça m’était égal, n’est-ce pas ?... Et l’objurgation n’impliquait pas pour cela un
changement de mes habitudes ?
J’en ai été un peu surprise moi-même.
48
Le soir, je n’ai pas été à la ville. J’ai été me promener... au hasard. Au-delà du
hameau des Brat, j’ai rencontré Jean. Ça m’a gênée. Pourtant — il est sûr —
c’était sa route.
Il s’est un peu embrouillé dans son explication ; je n’ai pas beaucoup compris
ce qu’il avait à faire à la ville. En tout cas, ça ne devait pas être pressé : il est
revenu sur ses pas afin de cheminer avec moi...
Nous nous sommes promenés plus longtemps que nous ne l’avons jamais fait.
Le temps était splendide ; les blés mûrs ; — et tout était silence autour de nous.
Je crois que nous avions l’air stupide...
Je ne parlais presque pas, et lui tournait toujours autour du même sujet,
comme s’il y avait une chose qu’il ne voulait point dire et qui lui démangeait la
langue. En d’autres temps, je l'aurais planté là, trouvant inutile de s’ennuyer
plus longtemps à deux. Ce jour-là, c’était très curieux: ça m’était égal qu’il
parlât sur du vide... Je ne l’écoutais pas. J’entendais le timbre de sa voix, et ça
me suffisait. Je ne pensais à rien. Et j’étais heureuse.
Nous avions pris à travers champs. Nous marchions tantôt à deux mètres,
tantôt à cinquante centimètres l’un de l’autre — suivant le terrain. Jean
imprimait à sa badine un mouvement tournant qui fauchait les herbes. Moi, je
regardais s’envoler leurs flocons blancs ou bondir leurs tiges grêles.
Le soleil vernissait les moissons... Une brise légère, ténue, faisait courir
d’imperceptibles frissons sur elles. Il tombait une étrange langueur voluptueuse
des choses de te terre. Le ciel était clair, grand, tendu comme une toile de
moire fine. Et les champs descendaient vers l’horizon en des croupes molles. En
bas, c’étaient des houblonnières hérissant leurs supports : les mille lances
d’une armée cuirassée d’or, allant à l’assaut des hauteurs...
Je ne savais pas bien vers quel but nous marchions.
Je fus fatiguée ; nous nous assîmes. Un pommier nous donnait son ombre.
Jean parla... Je ne me souviens pas de ses paroles.
Je crois qu’il me montrait les champs, et ce qu’il y avait d’immense en eux et
ce qu’il y avait de doux dans le ciel ? Puis il m’avait pris la main sous prétexte
49
de me lire l’avenir. Ce contact m’ayant fait mal, je l’avais retirée. Mouvement
de refus ? Il s’en était affecté... J’avais dû le consoler d’un sourire.
Comme il fallait se donner une contenance, nous avions croqué des pommes.
Je crois que c’est le fruit qui, de tous temps, perdit les générations ?
Avions-nous ri de notre gourmandise ! Puis nous étions rentrés. Jean m’avait
accompagnée jusqu’au Brat — à cause de sa fameuse course pressée à la ville...
Mais n’a-t-il pas fait demi-tour après ma disparition ?
Au moment de nous quitter, quelle gêne extraordinaire ! Moi qui, à
l’habitude, ne manque pas de toupet, je n’avais rien trouvé d’autre que de lui
serrer la main en silence. Il s’était permis de m’appeler Yann ; cela ne lui était
jamais arrivé depuis notre enfance. Et quand je m’étais retournée, au bout du
chemin, je l’avais aperçu, lui aussi, qui me regardait disparaître.
J’étais rentrée à la maison joyeuse comme jamais. Pourquoi ?
A l’arrivée, grand’mère m’avait interrogée sur l’emploi de ma journée — ce
qui, du coup, m’avait rendue furieuse. J’avais répondu évasivement et m’étais
au plus vite éclipsée.
Pourquoi ?
Quel mal avais-je fait ? J’aurais pu parfaitement avouer avoir rencontré Jean
et fait route avec lui. Maman a une grande estime pour ce garçon-là.
Le lendemain, je n’ai voulu bouger de la journée. J’étais rêveuse,
incompréhensible pour mes parents.
Aujourd’hui, je me suis réfugiée dans ma chambre pour penser à tout cela, et
je n’en saisis pas les rapports...
Jean n’est qu’un gentilhomme campagnard : campagnard est le mot
dominant. A Paris, où je sors beaucoup, j’en ai vu cent, j’en ai vu mille plus fins,
plus élégants, plus spirituels que lui. Combien de plus sveltes, aux démarches
plus décidées, bons danseurs et beaux athlètes ! Jean n’est qu’un bon garçon,
c’est tout ce qu’on peut en dire. J’ai toujours proclamé que c’était insuffisant.
Le snob André, à Paris, a été mon flirt. J’ai tourné la tête (il le dit) à M. de C...,
l’idole de toutes les femmes. Je n’ai pas cessé, avec eux, de badiner, de faire
50
peu de cas de leurs sentiments, de les rebuter par la taquinerie, parfois même
d’afficher un certain mépris. Et voilà que j’irais me troubler devant un simple
ami d’enfance, à moitié paysan, solitaire au fond de sa province ?
C’est cela. C’est probablement cela : parce qu’il est un ami d’enfance et qu’il a
peu d’esprit. C’est de la pitié. De l’affection, si vous voulez. C’est tout.
D’ailleurs, une femme ne peut pas s’éprendre d’un homme. Nous nous
convainquons de ses mérites, nous nous emballons pour tel ou tel de ses
talents — son élégance, à la rigueur, peut nous subjuguer... Mais de là à subir
l’attrait d’un homme quelque peu ordinaire, qui n’a étalé à nos yeux ou à nos
vanités, aucun titre exceptionnel ? Cela jamais !
Certes, un dévouement peut nous toucher. Un cœur loyal et franc — et qui l’a
montré — peut mériter nos bonnes grâces autrement que par un simple aspect
physique. Mais Jean, même dans ce domaine, n’a fait preuve de rien : ni d’une
sensibilité remarquable, ni d’une élévation particulière. Il a une âme aimable
comme les autres ; comme beaucoup de braves gens. Ni plus, ni moins.
Alors ?
Alors il doit mériter mes faveurs, acheter mon estime aussi bien qu’un autre.
Voilà ! Je ne veux être pour lui ni d’une sévérité exagérée, ni d’une indulgence
trop grande.
C’est entendu : c’est un campagnard... Il aura donc plus de peine et plus de
mérite à se réformer. Car il faudra qu’il se réforme. Ce n’est pas à moi d’aller à
lui. Il m’aime peut-être... Mais moi... je n’ai que de l’affection pour lui. Un peu
forte, il est vrai. Un sentiment fraternel, quoi ! J’ai dû être impressionnée par
les rappels qu’il a fait de notre enfance et par le souvenir qu'il a gardé de moi.
Et je suis flattée, voilà tout !
Ce soir, je ne sortirai pas non plus. Je ne veux pas qu’il puisse s’imaginer que
je cours après lui. Et puis... j’ai tellement peur de le rencontrer! Crainte stupide
: puisque je ne l’aime pas...
Toujours ces souvenirs d’enfance me rendent petite fille devant lui. En ne le
voyant pas de quelque temps, je redeviendrai plus femme.
51
--Oh ! pourtant (sans que je fasse rien pour ça), si je pouvais le rencontrer...
encore une fois ?
XIV
ÇA DOIT ÊTRE BON, LE MARIAGE ?
Je rêve profondément sur ce thème. Sans savoir pourquoi, par exemple ?
Aujourd’hui, je n’ai rien à faire. J’entrevois soudain des joies extraordinaires.
Etre marié, c’est être deux, me dis-je, très fière de ma constatation. Moi et un
monsieur. Un monsieur, c’est quelque chose de fort, ayant de la moustache, et
qui vous aime toujours beaucoup. Mais, pour la première fois, cet homme
parce qu’il est mon mari, ne me fera pas de compliments. Il sera sincère ; il sera
tendre. J’aurai un immense plaisir à me laisser guider par lui : et nous irons
nous promener ensemble, bras dessus, bras dessous.
Je le voudrai constamment présent, pour ne pas le quitter. Il y a seulement
deux mois, j’aurais désiré, au contraire, qu’il fût très occupé afin d’avoir ma
liberté et courir les magasins. Je ne trouvais rien de plus insipide que cette
surveillance de tous les instants, de tous vos actes. Aujourd’hui, j’appelle un
maître.
Que sera ce maître ? En tout cas, il est exactement semblable à Jean. On ne
peut trouver mieux que lui : il est grand, beau et doux. Il a des yeux comme ça
et un sourire comme ça.
Nous vivrons à la campagne, où l’on se ramène davantage l’un à l’autre. Au
jardin, il me balancera dans un hamac. Il me tournera les pages lorsque je
jouerai du piano. Et quand j’aurai sommeil, je mettrai le mieux du monde ma
tête sur son cou.
52
Je lui dirai toutes mes pensées ; toutes mes tendances il les connaîtra. Je
voudrai qu’il n’y ait rien de secret entre nous, par une harmonie commune, un
épanchement réciproque.
Laissez-moi croire que le bonheur existe, sceptiques des temps présents,
destructeurs de toutes les époques ! Quand vous m’aurez dit : l’amour est une
illusion, quand vous m’aurez vidé l’âme, qu’y mettrez-vous à la place ? Je veux
vivre de cette illusion. Je veux croire à l’impossible. Et plutôt que vos
raisonnements subtils, je préfère ce qui nous sort du cœur — les illusions,
mettons ! Si vous commencez à nier, quoi de vrai, ici-bas ? Et quelle preuve aije de l’infaillibilité de votre seule raison ?
L’amitié — qu’est-elle ? Un lien qui se noue et se dénoue si aisément ! fait
d’un ruban, d’un aparté flatteur ou d’une tasse à thé... Spécialité pour cartes de
visite !
Je crois encore mieux à l’amour, justement parce qu’il est aveugle et cherche
sa route à tâtons. Je sais : il a contre lui son éternel instinct migrateur, il est
inquiet comme un oiseau sur l'horizon... Du moins se repose-t-il toujours à
l'ombre d’un frais bouquet de caresses. Il est sans cesse renaissant de la
jonchée de ses fleurs mortes..."
Ne niez pas, penseurs désabusés ! Vous êtes les premiers à la recherche de
cet amour dont vous semblez faire fi. Mendiants, vous quêtez nette aumône !
L’esprit au ciel ou les yeux sur la terre, vous appelez encore votre chimère... Et
vous, vieillards, n’avez point perdu toute illusion de jeunesse !
Alors, parce que j’ai dix-huit ans, laissez-moi mon rêve et n’en soyez jaloux...
Je crois au bonheur intime d’être deux en ménage. Un bébé vient sourire
qu’on promène dans sa voiturette. Puis il grandit, met ses quenottes— et père
et mère sont fiers. Une illusion ? Mais c’est l’amour dans sa plus douce réalité !
...Je crois même aux vieux qui s’en vont dans la vie, leur tâche accomplie... le
petit, un homme. L’amour est mort ? Mais le passé reste en bien joli lambeau !
Ils laissent une descendance : leur amour se perpétue ; c’est le même qui
s’empare un à un des enfants et des petits-enfants... Une illusion ? L’amour
franchit les générations !
53
Alors que la plupart des sentiments vous sont imposés, celui-là peut être une
élection. Incontestablement. Jean serait l’être de mon choix. Je sens que
l’aimerai dans tout —fût-ce dans sa colère. Je l’avoue franchement aujourd’hui,
après avoir longtemps refusé d’en convenir. Oui, j’ai autre chose pour Jean
qu’une simple amitié...
Mais j’ignore si c’est une impression ou l’inquiétude d’un éveil? Il se produit
un curieux effet de perspective en mon âme. Il m’a semblé d’abord que Jean
m’aimait et me recherchait. Depuis, je suis éprise et c’est l’inverse : je doute de
son cœur. Il s’éloigne... Je voudrais de sa part un élan spontané qu’il n’a pas. Si
je vois chez lui de la gêne : ce n’est que de la timidité, me dis-je, car je le
connais timide. Semble-t-il me traiter avec aisance : Comme je l’impressionne
peu ! Ce n'est pourtant pas à moi à faire les premiers pas... Sa réserve me fait
mal.
Ça n’est pas un garçon comme un autre.
Moi non plus je ne suis pas Une jeune fille comme une autre, puisque je me
suis amourachée d’un homme après avoir juré mes grands dieux qu’il ne me
plaisait pas...
XV
OU L’OU ENTEND PARLER DE MON PERE
Hélas ! pourquoi n’ai-je pas mon père ! Pourquoi faut-il qu’il ne s’entende pas
avec Maman ?
Oui, tous deux se sont séparés-, il y a bien longtemps, après une scène finale
dont je me souviendrai toute ma vie.
Un point que je ne voulais pas éclaircir : c’était sa conduite, à lui. Ma mère a
eu, certes, des motifs de s’en plaindre, et c’est le point de départ de leur
désunion. Pourquoi donc ai-je cessé d’ignorer ?
Bien que Maman fût d’un caractère doux et ne se plaignit jamais, son attitude
même était un reproche. Je me souviens de son sourire navré lorsque mon
père rentrait sans excuse, après une absence que je ne m’expliquais pas.
54
— C’est vous ? disait-elle ; et son accueil se tenait sur la réserve.
Lui, ne répondait rien, parce que j’étais là. Il faisait semblant de s’intéresser à
mes travaux d’enfant. Et un instinct me poussait à sourire, à essayer de dérider
cet homme, à percer ce flegme apparent. Je saisissais vaguement que la petite
poupée que j’étais dressait l’image vivant d’un repentir. Et j’essayais toujours
de me trouver entre mes parents. Mais alors mon père se détournait de moi ou
même me faisait passer dans la pièce à côté : « va jouer » — pour s’expliquer
avec ma mère.
Et, toute tremblante, derrière la porte, je me rappelle avoir écouté des
exclamations de ce genre :
—Quand donc en aurez-vous fini avec vos soupçons ?
Maman répondait d’une voix contenue, où chaque mot tombait comme une
larme. Elle n’accusait pas, parce qu’il était violent. Elle faisait seulement
comprendre qu’elle savait et qu’il était indigne.
Pour l’opinion du monde, au moins devait-il avoir l’air d’être à son foyer. Et
lui, avait toujours le même prétexte : le cercle, et les affaires. Cette excuse
pareille sentait l’endurcissement.
Et Mère pleurait.... Père sortait brusquement de la pièce. Moi, apeurée,
n’avais que le temps de me cacher sous une portière où ma petite taille
disparaissait entièrement. J’avais peur de le rencontrer dans ces moments-là !
S’il m’avait vue sa voix m’aurait flagellée :
—Qu’est-ce que tu fais ici ?
Il m’aurait bousculée plus loin. J’aurais eu honte et n’aurais pu consoler
Maman... Tandis que je rentrais, généralement, dans la chambre et me jetais
toute en larmes dans ses bras.
...Et ma Mère oubliait sa douleur pour apaiser la mienne. Quand elle revoyait
mon père elle lui disait :
—Quel exemple pour cette enfant !
Il affectait alors d’effacer l’effet produit en me cajolant et en me donnant une
explication qui n’en était pas une. Car j’avais fort bien entendu.
55
Pourtant, comme je l’aimais mon père ! Il était si beau ! Un type de militaire
du Second Empire... Autrefois, quand il était de bonne humeur, mon plus grand
plaisir était de tirer ses moustaches. Depuis, j’ai compris qu’il n’était que trop
beau !...
Le Monde, mauvais, m’a appris toutes choses douloureuses à connaître : qu’il
était volage et trompait Maman.
Je me rappelle la dernière fois où je l’ai vu... C’était un soir. On m’avait fait
marcher pour des courses incompréhensibles dans la journée. Et parce que
j’étais très lasse on m’avait mise plus tôt dans ma couchette. Dans la chambre
de Maman. Je faisais semblant de dormir : il y avait une souffrance dans mon
cœur, qui guettait...
Père entra assez brusquement ; Maman, derrière lui, murmura :
—Doucement ! la petite dort...
Il ouvrit une armoire pour prendre, avec calme, des papiers. Il ricana deux ou
trois fois, d’un accent qui lui était nouveau. Mère, très pâle, semblait une
statue de marbre.
—Là ! voilà qui est fait...
...Un colloque à voix basse, où les mots se croisaient comme des fers de duel.
—Pour elle ! supplia une dernière fois Maman, en me montrant du doigt.
Il ne répondit rien, les yeux loin. Un instant d’arrêt. La porte se referma. Mère
s’écroula sur une chaise.
Alors, j’eus envie de pleurer, moi aussi, parce que j’entendais gémir tout bas
dans l’ombre... J’eus envie de révéler que j’avais tout entendu, et compris que
père avait été « méchant »...
Mais une silhouette se leva pour venir me regarder. Et quand elle se pencha,
je devinai qu’il fallait dormir. Et je ponctuai mon faux sommeil d’une
respiration paisible... Cela ferait plaisir à Maman !
En effet, elle parut un peu calmée ; elle me recouvrit et s’en fut doucement.
Toute jeune on a déjà le tact de la douleur.
56
--Père et mère sont toujours séparés... Je sais vaguement qu’il vit avec une
actrice, très loin, en Espagne... Maman serait peut-être assez bonne pour lui
pardonner, s’il revenait. Mais il ne reviendra pas !
Il n’a jamais cherché à me revoir. Moi, je ne l’ai point oublié, mais me suis un
peu faite à cette situation. Nous ne parlons jamais de l’Absent.
Or voici que j’apprends une nouvelle qui me cause la plus horrible des
afflictions... Pourquoi faut-il que ce père, désintéressé de sa fille, vienne nuire à
son bonheur ? Qu’un passé inconnu vienne me menacer dans mon avenir ?
Ecoutez... Tout à fait par hasard, ce matin, j’apprends... Ma pauvre
Grand’Mère, bien innocemment me le révèle... Que la mère de Jean... Oui,
Mme de Massin !... a été très... liée avec mon père... autrefois !
A cette époque, déjà veuve, elle passait la majeure partie de l’année à Paris.
C’était une femme, paraît-il, fort lancée, légère, bien différente de celle que j’ai
connue plus tard, malade et toute ramenée à son fils.
Maman avait donc consenti à oublier le passé lorsque mon père la quitta en
même temps qu’il avait quitté l’autre ? Ayant retrouvé Mme de Massin à la
campagne, elle avait repris des rapports stricts de voisines — surtout pour ne
pas faire jaser. Et puis, ces deux femmes étaient douloureuses d’un même
amour et soumises au même reniement.
Ainsi les enfants — Jean et moi — avaient-ils joué ensemble pour ne rien
manifester ; et Mme de Massin, par ses gâteries, s’était efforcée de rentrer en
grâce auprès de ma mère.
J’avais tout ignoré de ce pénible secret. Et c’est alors que, chérissant cet ami
d’enfance, j’apprends tout... Et tout ce qui nous sépare : le souvenir odieux que
Maman — en dépit de son généreux pardon — a dû garder de la mère de Jean,
la maîtresse de son mari !
57
A deux pas du bonheur et croyant déjà le tenir, la conscience me dit : tu ne
feras pas cette honte à ta mère d’épouser le fils de sa rivale ! Cette femme lui a
volé une partie de sa vie. Une telle alliance serait odieuse.
Et pourtant elle est morte, cette femme — morte abandonnée ? La mort ne
doit-elle pas excuser beaucoup de choses ? L’enfant n’est pas responsable.
Qu’importe ! Jean est le rappel vivant d’un souvenir maudit !
J’ai l’âme partagée entre, deux sentiments. Je n’ai pas le droit d’imposer un
tel sacrifice. Je n’ai été qu’une imprudente en ne révélant pas, dès le début,
mon inclination à mes parents). Ils eussent été avertis. Et maintenant, c’est
presque une malhonnêteté. A moi donc de supporter mon crève-cœur comme
une peine méritée !
Mais je commets aussi une lâcheté envers Jean ?
C’est mon avis du moins ; pourtant nous n’avons jamais parlé mariage... Je ne
sais même pas s’il m’aime. L’ai-je encouragé ? — Je ne suis engagée que par
rapport à moi. Hélas ! pourquoi ai-je rêvé cette folie d’une union ?
Mais ne serait-ce un scrupule ? Quelle incohérence ! J’ai si peur m’aime
pas !...
Je souffre trop !
XVI
OU JE CHERCHE LES PROBLÈMES DE L’AMOUR
Ce matin j’ai feuilleté un nombre assez considérable de volumes. Au hasard.
La bibliothèque n’est pas belle. J’y cherchais des exploits héroïques et de
sublimes sacrifices d’amour... Des guerriers qui faisaient leurs adieux à leurs
dames, et des femmes en pleurs qui disaient : «plutôt mourir que de ne pas
épouser celui que j’aime ! ». Mais tous ces gens avaient du moins des tournois
pour y rester.
58
Alors j’ai pris des faits plus récents. Les personnages se rapprochaient de nous
par leurs costumes. Ils étaient lyriques et galants ; ils arrivaient à se consoler.
Finalement, au milieu d’un recueil de poèmes du XIXème siècle je suis tombée
sur le sonnet d’Arvers.
J’ai longtemps réfléchi. Je l’ai encore en main ; et je le relis.
Alors mille pensées s’agitent dans ma tête... Quel est le plus beau sacrifice :
vivre ou mourir? Vivre, sans jamais déclarer son amour, courageusement, et
sans qu’une plainte vienne troubler le bonheur de l’autre ? Ou bien disparaître
de cette terre de misère en faisant beaucoup de bruit ?
Mourir en avertissant les échos me semble un peu théâtral, et... je suis
encore très jeune. Je crois plus noble de faire tout « mon temps sur la terre »
ne demandant rien, ne recevant rien, oubliée de celui que j’aime.
« Toujours à ses côtés et pourtant solitaire »...
Et comme les vers m’ont donné des idées poétiques, j’imagine mon cœur
semblable à une petite veilleuse brûlant éternellement dans l’ombre... pauvre
petite lueur falote qu’est déjà le cœur de Yann ! Et Maman ignorera toujours ce
sacrifice ; et je ne reverrai plus Jean. Je m’attendris sur mon idée, la trouvant
ingénieuse...
Pourtant, comme ça n’est pas une vie, je me prends à soupeser encore avant
toute détermination.
D’abord ça m’ennuierait que Jean n’apprit jamais mon amour ? Mettons dix
ans, quinze ans de silence : passé ce délai, j’aimerais, bien qu’il su, par le détail,
tout ce que j’ai souffert. Il pleurerait un peu, c’est le moins ! Je serais devenue
trop laide pour prétendre à son amour, mais il mettrait un genou en terre, ainsi
que les chevaliers — ou, à la rigueur, il m’écrirait une longue lettre qui ferait
foi. Et je mourrais contente, et... mais je ne suis pas encore morte !
Et puis si Jean allait en épouser une autre ? Je ne sais pas si j’aurais le courage
d’Arvers. C’est vrai... Du moment que cet homme ignore mon sentiment, il peut
en épouser une autre ? La sublime douceur dont je pourrais faire preuve envers
lui, je sens que je ne l’aurais pas du tout pour sa femme... Ah ! non... Me
59
sacrifier pour la voir heureuse ? J’aurais, au contraire, une envie folle de lui
crever les yeux !
D’ailleurs, je suis bien tranquille. Jean et moi, nous sommes faits l’un pour
l’autre. S’il ne m’épouse pas il sera malheureux ; et ça sera justice. Car aucune
femme ne l’aimera comme je l’aime.
...Et puis cela me semble un peu abusif, aussi, que Maman n’apprenne jamais
mon sacrifice ? Qu’elle ne le sache pas tout de suite, naturellement... Mais plus
tard ? Et pour se douter que sa fille est digne d’elle ?
Il y a une révolte sourde de toute ma nature ; j’ai toujours détesté les
sacrifices inutiles. Alors quoi ? Si le mien doit être révélé à Maman et à Jean, il
est nul. Et je sens que je pourrai difficilement tenir ma langue... Je n’ai jamais
su garder un secret.
J’avoue n’avoir pas même envisagé la mort avec délai.
Je ne suis qu’une jeune fille et j’aurai certainement besoin d’être consolée.
Chez moi, la couleur ne peut pas rester enfermée : il faut que ça passe ou que
ça casse ! Je m’attristerai donc, suivant l’usage, je maigrirai, je deviendrai
insupportable... Et, un beau jour, Maman me demandera ce que j’ai. Je serai
assez sotte pour éclater en sanglots. Je ne pourrai plus y tenir, et ferai des
aveux complets. J’aurai juste fait du mal à moi et aux autres.
Il serait encore plus simple d’épouser celui que j’aime ?
Il faudra seulement prendre toutes les précautions possibles pour adoucir le
chagrin de Maman. Mal pour mal, cela vaudra mieux. Oui, mais comment
pourrai-je faire ?
Un seul moyen : l’interroger. Elle désire me marier, je le sais. J’aurai l’air d’y
songer un peu et de demander son opinion sur les jeunes gens d’ici. Tous les
jeunes gens, bien entendu ! Je verrai ce qu’elle pense de Jean en particulier, et
si cette union ne l’affligerait pas trop... Laissez-moi agir. Les femmes, sont
fines !
--60
Maman est justement dans la pièce à côté, en train de sonder je ne sais quoi
sous un meuble. Je me mets à empotons, à mon tour, et dans cette idéale
position, j’engage la conversation sur un terrain neutre.
—Est-ce vrai : une femme se doit à son, foyer ?
— Mais... oui, dit Maman, qui ne saisit pas le rapport étroit existant entre le
peloton que je cherche et le problème que je creuse.
—Mais si elle n’en a pas ?
—C’est un grand malheur... et ce n’est pas normal. Toute femme a un foyer.
Elle est faite pour aimer son mari, élever des enfants.
—Si elle ne se marie pas ?
—Si elle ne se marie pas il est sûr qu’elle n'en a pas : et c’est une bécasse ou
un laideron... rétorque Maman que mes questions commencent à agacer.
Il est temps de l’attendrir. Alors, avec un grand soupir :
—Moi, je ne me marierai jamais !
—Allons donc ! et pourquoi ?
—Parce que je ne pourrais pas, dis-je, la voix serrée, une infinité de tristesse
amassée dans ce mot-là.
Mais ma mère n’a pas compris du tout le sens caché.
—Parce que tu ne pourras pas ? Tu pourras mieux qu’une autre, ma fille ! Tu
es appelée à avoir de la fortune, tu es d’un milieu sortable et, en outre, tu n’es
pas... déplaisante. Qu’est-ce qu’il te faut donc ? Moi, je prétends, au contraire,
que tu pourras faire un très bon mariage... Et les partis n’ont, pas manqué
jusqu’ici, tu sais ?
Et comme je hoche tristement la tête :
—Certes, je ne souhaitais pas, il y a deux ans, que tu me quittes tout de suite,
tout de suite... Les affaires de ton père m’ont donné bien du souci... Mais,
maintenant, on peut commencer à y songer. Je compte pour cela écrire à Paris.
—Je veux rester vieille fille, dis-je d’une voix creuse, impressionnée.
61
Maman éclate de rire :
—Allons ! je ne sais pas ce que tu as, ce matin. Trouves-moi donc mon
peloton de laine, au lieu de dire des bêtises... Heureusement que tu auras
changé d’avis d’ici peu... Je te connais : tes succès dans le monde auront vite
fait de faire disparaître ces noirs découragements ! Et puis-je savoir, ma fille, ce
que tu ferais si tu restais demoiselle ?
—J’en mènerais la vie... Je m’enfermerais dans un trou de province et
m’occuperais de bonnes œuvres. J’aurais un petit chapeau et une robe
marron...
Je ne me donne même pas la peine d’inventer. Je me décris telle que Mlle
Dolvard. Pour copie conforme.
—Tu serais laide à faire peur là-dedans... Et je te demande à quoi ça
t’avancerait ? Si tu veux ressembler à une pimbêche et à une prude. Etre sale
sous prétexte qu’on ne doit pas voir son corps... Ou te laver avec ta salive,
comme Mademoiselle Chose (tu sais celle que je veux dire ?)... Ça te regarde !
Décidément, tu as un caractère, depuis quelque temps, que je ne m’explique
pas ! Y aurait-il quelque anguille sous roche ?
Je sursaute, affreusement rouge, et — ce qui est plus terrible — en ayant
conscience. Je me défends avec la dernière sauvagerie :
—Qu’est-ce que vous voulez dire par là? Alors, je suis une coureuse ! C’est ça
: je n’ai plus ni morale ni jugement !... Je marche sur ma famille, sur mon
honneur, je… je...
Et j'éclate en sanglots.
— Mon Dieu, mon Dieu, que tu es nerveuse ! On ne peut rien te dire. Il ne
s’agit pas de ça... Tu peux seulement aimer en cachette… un jeune homme que
tu aurais rencontré… par hasard... ici... Jacques de Saint-Seux, par exemple ? Il
n’y a rien là de mal, mon enfant. Et si c’est Jacques, je te permettrai
parfaitement de l’épouser. Il a un nom, un château ; c’est un garçon d’avenir...
Et, un jour venant...
62
Que je suis donc bien loin de ces considérations de fortune ! Au seul rappel
de cet escogriffe sur lequel Maman semble s’acharner, un immense désespoir
se noue en moi... Elle n’a pas vu celui que j’aimais ! Elle n’a pas compris la
délicatesse qui m’empêche de prononcer son nom... Elle prend cela pour un
simple caprice nerveux... Que je suis donc malheureuse ! Je suis une
condamnée. Comme dans Arvers il faudra garder un éternel silence...
Alors une idée me vient. Une soudaine soif de sublime. Je ne veux pas me
laver, comme Mlle Dolvard, avec ma salive ; ni avoir son petit chapeau brun. Je
veux me dévouer tout entière pour une vie utile. Je veux me faire religieuse et
aller soigner les pestiférés...
Alors, — toujours à crapetons, — d’une voix inconnue, je glapis, en en ayant
plein la bouche :
—Maman, je veux entrer au couvent !
—Quand la crise sera finie, je reviendrai... dit ma mère qui passe la porte.
A quoi j’ai un grand geste de découragement sur l’aveuglement des hommes
en général et des parents en particulier. Et, philosophiquement, je repars à la
recherche de mon peloton...
--Hélas ! j’ai conscience d’être ridicule et d’avoir singulièrement gâté mes
affaires !
XVII
UNE PROMENADE SENTIMENTALE A UN
J’ai besoin d’être seule. Je souffre ! Et c’est l’automne. Oui, déjà. Il va y avoir
deux mois que nous sommes ici ; c’est la fin de l’été. Les premières feuilles
tombent. Déjà...
63
Je n’ai pas revu Jean. Seulement je l’ai aperçu qui rôdait sous ma fenêtre et
n’osait entrer. Le découragement a-t-il été plus fort que la passion? Je n’ai pas
bougé.
La passion... J’ai dit la passion ? Au fait, je n’en sais rien. Peut-être ! Je vous le
concède sans résistance...
En tout cas, je souffre. Maman prétend même que je n’ai plus mes belles
couleurs. Et nous allons rentrer à Paris. On s’imagine autour de moi que je
m’ennuie ici et que le mouvement de la grande ville me remettra. Pauvres
gens !
Je goûte particulièrement ce commencement d’automne, déjà moite et or,
avec des profondeurs pleines de mystère, des sentes pleines de recueillement.
Je m’y promène quelquefois avec le sentiment de trouver un sens à chaque
chose : — c’est vide. Je marche doucement, poussant du pied les premiers tas
de feuilles mortes dont quelques-unes seulement se libèrent et s’agitent... On
dirait des ailes d’oiseaux coupées. C’est morne !
Et je vous jure pourtant que ma vraie tristesse n’est pas dans l’automne. La
feuille est tombée de la voûte des bois ? Elle laisse la place à l’âge des fleurs qui
viendra, plus tard, quand les temps en seront révolus... La semence pourrit en
terre ; c’est pour une éclosion future. L’automne est une vieille prédiction —
l’espoir d’un aïeul.
Alors pourquoi mon âme est-elle à la fois triste d’elle-même et confiante dans
le temps ?
C’est que je suis lasse et que j’espère. De quoi suis-je lasse ? Je ne sais pas. Et
quoi puis-je espérer ? Je ne sais... Peut-être en un bonheur impossible, comme
le rêve d’une jeune fille et comme l’amour...
Oh ! rentrer à Paris, pourquoi faire ? Mais... pour reprendre la vie habituelle,
le grand mouvement tournant du monde ; pour sortir de cette province
ennuyeuse et tatillonne. Pour s’égayer après un été, somme toute, un peu
triste auprès de grand’mère. Une autre année, on ira à Deauville ou à Vichy...
64
Et puis il commence à faire froid à la campagne. Alors il faut rentrer à Paris
par étapes. On passera huit jours chez les de Crône et quatre jours chez cette
bonne tante qui habite Rennes.
Bon ! Mais auparavant, je veux revoir l’automne ; refaire une de ces
promenades solitaires qui me font tant de mal et tant de bien. Aujourd’hui j’irai
dans les petites montagnes du Clos-du-Jour, à travers les sapins et les bois les
plus profonds. Toute seule ; très seule.
Je ne suis ni sur la route de Throicy ni sur celle de la ville haute ; je n’ai pas de
raison de Le rencontrer.
Il me faut faire deux kilomètres au moins avant d’atteindre le pied de la
colline, la plus haute et la seule qui soit plantée de sapins. Ce sont deux
kilomètres en plaine. Je me traîne un peu ; je suis fatiguée. J’aime mieux la
montée : on respire. On va vers l’azur. Et rien de plus curieux que de voir un
cirque de montagnes descendre autour de soi, tandis qu’on se hausse ; de
sentir qu’on enfonce un paysage à ses pieds tandis qu’on en abaisse un autre
sur sa tête. On s’éloigne et l’on se rapproche. De la terre au ciel comme d’une
profondeur à l’autre.
J’ai froid. Il y a vers l’horizon de gros bandeaux noirs ; peut-être pleuvra-t-il.
Et j’ai négligé de prendre même un manteau. J’ai recouvré ma force pour lutter
contre la température. Je suis partie tard ; je reviendrai qu’il fera probablement
nuit. C’est imprudent, mais je connais si bien la route. Et puis j’ai besoin de me
dépenser.
Je ne m’arrête, tout essoufflée, qu’arrivée au Clos-du-Jour. C’est un sommet
d’où l’on voit la plaine, d’où tous ses bruits vous arrivent assourdis mais en
foule. Au loin, c’est une scierie qui pousse son bruit de cisaillement longuement
répercuté. Une forge invisible, qui martèle du fer. Une charrette qui roule au
fond d’un chemin creux.
Les petites maisons de Bornouville d’en haut sont toutes massées, vieillottes,
un peu confuses ou pas très rassurées... Le clocher, les ayant certainement
attirées là, les domine, les admoneste de sa flèche genre très cathédrale.
65
Un panache blanc — il fuit : c’est le train. Il va vers Throicy et Vercq, dont je
reconnais la minuscule agglomération. Puis-je voir le château ? Impossible ; il
est en contre-bas derrière une colline. Et puis, à quoi bon ?
...C’est pourtant là que vit ce pauvre Jean, tout seul dans un grand bâtiment
sombre, à surveiller ses terres. Pense-t-il à moi ?
O Jean, qu’avez-vous dû dire, ne m’ayant plus rencontrée ? Je sais, je ne vous
ai jamais promis aucun rendez-vous — tout de même, n’avez-vous pas pensé :
elle le fait exprès ? Et mardi dernier, jour où vous êtes venu faire une visite à
grand’mère, n’espériez-vous pas me revoir en demandant de mes nouvelles ?
Je m’étais enfuie au fond du jardin ; on n’a pas pu me retrouver. Peut-être
avez-vous pris cela pour de l’indifférence ? Votre présence me torturait, voilà
tout ! Pourquoi n’avez-vous pas insisté ? Je suis en colère que vous teniez si
peu à moi !
--La nuit tombe...
Longtemps je reste assise au milieu de la sapinière qui grelotte en d’étranges
bruits de crécelles coupés de longues plaintes... C’est sinistre ! Je veux repartir.
J’ai froid. Et j’ai peur... Je redescends à grands pas vers la vallée.
Le vent donne aux sapine sa fièvre noire : une fièvre intense et douce,
transition molle et cadencée de l’heure... Je ne sais pourquoi les silhouettes,
détachées sur le soir clair, m’évoquent de ces fantômes curieux qu’on a dans
les rêves, dans les vague-à-l’âme ou les pénombres de la vie ?
Les rêves sont-ils un souvenir des âges vécus ? Je ne le crois pas : je sens trop
leur vide. La vallée à mes pieds, c’est un néant qui bouge. Ce néant m’attire ;
c’est à ce néant même que je prends mon plaisir incertain...
Pourtant, où ai-je déjà rencontré ces formes qui me reconnaissent ? Que
sont-elles, sinon des arbres, des feuillages en mouvement — d’un mouvement
qui n’est point le leur, semés au gré de ce même vent, un soir, à l’état de graine
? Pourquoi mon esprit chimérique va-t-il peupler la solitude ? Quelle créature
invisible nous étreint donc toujours ?
66
Plus je marche, plus mes impressions semblent redoubler. Tout est noir dans
mon cœur et sur la terre. Et je rallie ma vue à ces petites maisons de
Bornouville.
Point, ce soir-là, de lueurs étendues sur le ciel dans une dernière exhalaison
de la crudité du jour ; de couleurs brûlantes ou heurtées ; d’une de ces féeries
dans lesquelles aiment à s’endormir les cieux troubles, sanguinolents comme
au soir d’une bataille... Rien qu’un voile lisse et diaphane silencieusement
tombé. Des ténèbres douces qui font ressembler la nature à de vieilles
estampes. Et puis, doucement, l’oubli des formes et des nuances : l’emprise de
l’ombre ; les petites montagnes se fermant comme le calice d’une fleur ; le ciel
et la terre chantant à l’unisson le repos des âmes et des choses... Et, là-bas, une
petite lumière, deux petites lumières, pointillant la nuit de la terre en même
temps que quelques étoiles —à peine visibles sous l’écharpe de nuit —
commencent à cribler celle du firmament.
Yann ! On m’appelle... C’est vous ? Non. J’avais cru. Marchons. J’ai froid. C’est
là-bas !
...Certain soir où, sur une mer sans lune, avance la chaloupe vers un point fixe
et lumineux sur l’eau, sans autre bruit — les rames s’étant tues — que le
clapotis sourd contre la coque... Vous avez pu remarquer l’inconstance de ce
point et son mystère ? Tel me paraît, dans l’ardeur lancinante de ma fièvre, la
lueur de Bornouville vers laquelle je semble voguer, inconsciente de mon corps
et sûre de ma route. Et j’ai là, vraiment, pour la première fois, la sensation
délicieuse et inaccoutumée que l’on peut avoir à se noyer dans la nuit...
XVIII
J’AI ETE MALADE
Je me suis éveillée, ce matin, la tête chaude et les membres lourds. Je suis sur
mon lit. Maman m’a dit que j’allais beaucoup mieux. J’ai donc été malade ?
Depuis plusieurs jours j’étais dans le délire, paraît-il. Je ne me représente pas
bien ce que ça pouvait être. Peut-être ai-je prononcé le nom de Jean, car
67
maman m’en a tout de suite parlé. Il est venu tous les jours savoir de mes
nouvelles et, tout à l’heure, s’il est exact, on sera bien content de lui annoncer
une amélioration sensible de mon état.
On ne veut pas me dire ce que j’ai eu ; je suis sûre que c’est une fièvre
cérébrale. J’ai besoin de grand, grand repos.
Suis-je toujours à Bornouville ? Oui. On restera autant de temps qu’il faudra
pour que je sois tout à fait rétablie. Je suis très bien soignée par le docteur et je
me remettrai plus vite à l’air d’ici qu’à celui de Paris. Et puis on s’intéresse
beaucoup à moi, et dès que je pourrai me lever, on fera venir quelques
personnes... Les Duperron, les Saint-Seux...
Ce que tous ces gens me sont égaux !
Oui, mais l’on fera venir aussi des jeunes. Jean de Massin, par exemple. J’aime
mieux ça. A quoi bon le fuir maintenant que je sais l’aimer, et que mes parents
sont probablement dans le secret ?
Cela me sera bien doux de revenir à la vie en entendant sa voix. Ma situation
de malade va me rendre, semble-t-il, plus intéressante à ses yeux. Tant pis !
j’exagérerai un peu le rôle pour me laisser gâter par lui. Et s’il devient plus
tendre, ça sera volontiers...
Qui sait — je ne regretterai peut-être pas ma maladie ? Pour aujourd’hui, je
suis faible... Je crois que je vais dormir. Grand’mère me sourit par-dessus
l’oreiller. Je suis bien gardée... Et je rêve si facilement !
XIX
CONVALESCENCE
« Je ne vois pas d’inconvénients à ce que vous guérissiez... », m’a dit le
médecin. Moi, j’y ai vu de tels avantages que j’ai fait effort — aussi bien en
tisanes qu’en volonté — et que je vais mieux.
Je suis enfin levée...
68
Je reprends conscience de moi-même, petit à petit, comme en pleine
somnolence on a l’idée du réveil. C’est une sensation exquise, une douce
appréhension. La maladie m’a affaiblie à tel point que j’ai constamment des
bourdonnements d’oreilles et des mirages qui, joints à une pensée
s’affermissant plus chaque jour et reprenant son point fixe, la vie, établit en
moi un curieux dédoublement de la personnalité.
Il y a l’intelligence de l’être qui discerne à nouveau au contact des choses, et
l’imagination de la malade qui se plaît à des images sans fin, profitant des
derniers relans de la fièvre.
Et le plus curieux, c’est que l’être pensant, sensé, puisse faire une étude en
silence de l’être fantasque et, en même temps, observer avec un plaisir
inaccoutumé les plus simples phénomènes. Ma sensibilité soudainement
accrue, susceptibilisée, brisée, fait de moi une tout autre personne, mélange de
lassitude et de vigueur nouvelle.
La terre m’apparaît non plus comme une chose toujours connue existante,
comme une réalité, mais bien comme une découverte. Je ne discerne d’abord
que les gros traits, les couleurs plaquées avant les formes — puis mon œil
s’affine, distingue les détails, les demi-fonds, les demi-teintes — enfin
l’ensemble ressort avec ses proportions gardées, son harmonie générale : sa
beauté d’œuvre, lentement édifiée par les détails.
De la vie, même impression, même perspective. Mais je ne comprends plus
mon existence antérieure. Ce cadre uniquement mondain qui a été le mien, ce
but uniquement vanité, me semblent un point infime au milieu de l’immense
éclosion de tout.
Je n’ai qu’à me pencher à ma fenêtre pour entendre le travail des humains : le
grand oubli de leur peine et de leur néant. Tantôt le travail sémillant, alerte et
en même temps discret, qui émane de quelque atelier où l’on cisèle le métal ;
tantôt le travail affiché, qui appelle l’argent à grands coups de gong du fond de
l'arrière-boutique...
La ville, même petite, n’est qu’une grandiose confusion de ces labeurs,
humbles mais persévérants, mais ambitieux. Et, au-dessus de ces échoppes où
l’on combat à bras pour le pain de chaque jour, pèse le silence des travaux
69
d’esprit sous les lumières sourdes des bureaux. Là où la main pétrit les
éléments, l’intelligence les dompte, et, comme un immense régulateur, assigne
une forme à la pensée, une formule à l’activité, un total au nombre.
Je regarde... Et pour la première fois, il me semble voir ce mouvement de la
petite rue, ces maisons habitées, ces écriteaux attirants, ces étalages aux verres
dépolis comme des temples de travail.
Plus loin, c’est un jardin. Et, là aussi, se voit le lent effort de la sève. Et, pour la
première fois, encore, il me semble m’être éloignée de la nature et n’avoir,
depuis très longtemps, compris son langage.
Le soleil m’apparaît ainsi qu’un cadran aux aiguilles de lumières, au faîte du
ciel, pour obliger les hommes à reconnaître la domination de l’heure... Ou, dans
son obliquité à l’horizon, pour exprimer le passage du temps et le regret qu’il
ne puisse se rattraper.
Dans la joie comme dans l’effort, il me semble n’avoir point compris jusqu’à
ce jour les manifestations de la nature... Chants des oiseaux gais sur les arbres
verts ; pelouses fraîches et douces, qui plient sous le pied comme des
passerelles ; écorces à terre comme des écailles ; pêle-mêle des massifs de
fleurs sous un vent léger, frisquet, aromatique.
Jusque-là, je n’ai connu que valses déprimantes au milieu des parfums chauds
et qui entêtent ; parquets cirés et rayonnants sous les lustres pareils ; bras
étiques et limaceux de la péronnelle accrochés à l’épaule du freluquet ; envol
des robes fades sous des parvis rigides ; encombrements de groupes snobs et
composés, aux entrées de buffet. En un mot : je n’avais aimé que soirées et
cotillons de salons — ignorante des fêtes et carnavals de la terre.
Et, soudain, je vois devant moi d’autres joies : les sereines et dédaignées —
celles qui firent jouer une reine de France à la bergère. Un espoir me reste
donc dans mon abandon de malade... De goûter plus intimement à ces décors...
Eux, vous mettent du frais dans l’âme en donnant du sang.
70
Je m’habituerai à la solitude parce qu’elle est calmante. Je veux même aimer
le calme de ces campagnes, désormais devenu nécessaire. Je ne suis plus
malade : puisque je veux guérir.
XX
LETTRE DÉCHIRÉE
J’écris à Jean. Sa présence me trouble si fort, que je ne saurais lui dire ce que je
veux. Tandis que de la plume...
--« Pardonnez, mon cher, la liberté que je prends aujourd’hui. Je sais : il n’est
guère convenable à une jeune fille d’envoyer ainsi une lettre, à l’insu de ses
parents. Mais je compte sur votre délicatesse extrême ; voyez là une marque
de confiance. Lisez et ne trahissez point cette lettre. Qu’elle vous déplaise ?
Vous n’y répondez pas. Vous ne l’avez même pas reçue... Sinon... donnez-moi
votre opinion... au sujet de ce jeune homme.
« Il est des moments où une amie a besoin de dire qu’elle souffre à son ami,
pour être consolée ou conseillée. Vous êtes celui-là auquel je conterai ma
peine, tout simplement.
« Je me croyais une moderne, mon cher: je suis une jeune fille tout ce qu’il y a
de plus vieux jeu ! Je me découvre des sentiments éternels comme dans les
romans. Est-ce assez sot ? j’en suis encore à vouloir aimer quelqu’un — pour la
vie...
Oui, nous autres petites femmes, ne demandons qu’à fixer nos ailes...
Casanières, nous le sommes toutes, le jour où nous comprenons que le
bonheur n’est pas dans la Bohême. Un instinct plus fort nous ramène au foyer :
nous voulons fonder un nid ; nous avons vite assez de l’école buissonnière !
Oui, Jean, n’est-ce pas, le bonheur est une chose toute simple ? Je l’ai
compris, moi, depuis cette maladie qui m’a rendue lasse, très lasse...
71
Il suffit seulement de rendre heureux celui qu’on aime, et c’est une tâche, en
vérité, bien facile ! Proportionner son âme à la sienne, n’avoir qu’une même
pensée comme un seul élan... se dévouer, se fondre : c’est toute la vie.
J’aurai pour celui que j’aime toutes les attentions, et j’emboîterai mes pas
dans les siens et je mettrai mon cœur à sa portée pour qu’il s’y repose... Et je
forcerai sa tendresse par mes prévenances : il ne pourra plus faire autrement
que de m’aimer toujours.
Choisir ; estimer ; se souvenir : ce sont les trois vies de l’âme — dans
l’enfance, dans la maturité, dans la vieillesse. Et toutes trois se ramènent à une
seule : cet instinct d’aimer aussi éternel, qu’il soit fait des premiers désirs ou
des derniers instants.
Avoir si bien compris, avoir tant réfléchi, n’est-pas aimer déjà ?
Oui, Jean ! J’aime et je le crie bien haut, parce que je suis joyeuse et comme
émerveillée ! J’ai dans l’âme un flambeau que rien ne peut éteindre, au cœur
une richesse que nul ne peut voler. Ne serai-je pas payée de retour ? — j’en
mourrai peut-être, mais emportant ce reflet dans l’âme et ce trésor au cœur.
Mon être aurait eu son heure d’adoration.
Oui, j’aime ! C’est un homme, naturellement... Le connaissez-vous ? Il est... je
ne vous dirai pas comme il est : à vous de le reconnaître ! Il est le plus beau des
hommes, à mon avis. C’est lui que je voyais durant ma maladie, alors que la
fièvre confondait dans son orage à la fois des fleurs nouvelles et des arbres
morts... Lui, m’apparaissait toujours jeune du même sourire, m’appelant par
mon nom à tous les angles du chemin. Et je le poursuivais à travers les taillis et
les ronces. Enfin, j’arrivais à lui ; il me prenait dans ses bras et m’emportait bien
loin... et je m’endormais, brisée de fatigue, mais heureuse !
Oui, je l’aime ! Et cela est venu par une pente toute naturelle. D’abord, je
m’en suis défiée — il était donc un danger ? Jean... ce jeune homme en
question, ne m’inspirait rien que de l’intérêt, un intérêt que je ne voulais pas
admettre. Mon petit orgueil entrait là-dedans pour une large part.
Je fis du retrait. Quand il en fit à son tour, j’avançai. J’ai dû plier mon âme à la
sienne, peu à peu. J’avais de bonnes raisons pour m’en excuser : je voulais
conserver son amitié, rien de plus.
72
L’amitié vint, avec une nuance jugée par moi fraternelle. On sait toujours se
trouver un frère, dans ces cas-là ! Puis... la passion ? Je ne connaissais pas ce
sentiment, bien que des lectures libres m’en eussent appris l’existence. C’est
quelque chose de tenaillant. L’impatience de la jeunesse ! On broie du noir ; on
a des crises, et pour rien. On se trouve une masse de mauvaises idées: la
jalousie, et sa voisine la haine, qui n’est pas loin. Puis le découragement vous
reprend : on tombe à fond de cale... on ne sera jamais aimée ; celui qu’on aime
est pour une autre !...
D’ailleurs, les scrupules de conscience ? L’ombre s’accentue — on en devient
malade.
Or cette maladie vous renouvelle, au contraire, et l’on rentre à la vie par un
seuil aplani... Tout est étale dans l’âme, et si tranquille ! Un peu d’espoir
extérieur vous est revenu avec la nature qu’on retrouve plus fraîche. On
marche sur son amour effeuillé en espérant une aube nouvelle.
Mais la santé revient et, avec le réveil de soi, peu à peu on retrouve
l’inquiétude piaffante... Pourquoi avoir été renflouée à la vie, si celui qu’on
aime est loin de vous ? Ce n’est plus du désir, c’est du doute. Et le doute est
plus dur encore, plus tenaillant, si c’est possible !
Et voilà comment on écrit une lettre, manquant à toute pudeur de femme...
Parce qu’un beau jour, à bout de forces dans un corps renaissant, on a besoin
d’une assurance morale qui vous redresse.
M’aime-t-il, lui aussi ? De la sympathie, peut-être ; il a accepté ce mot d’ami
imprudemment imposé. Je semble ne pas lui être indifférente. Mais de là à
avoir pour moi cette tendresse immense qu’est la mienne ? De là, à m’offrir sa
vie, librement, comme je voudrais lui en faire don ? Je ne sais.
...Et ma pensée flotte, incertaine : ainsi les touffes d’herbes qu’un vent cruel
balance et enchevêtre. Je voudrais une certitude ; un oui, un non.
Peut-être de connaître mes sentiments cela le déciderait-il ?
Je fus souvent froide pour lui ; quelquefois acerbe. J’abusai de sa délicatesse.
Sa fierté d’homme dut se redresser à la fin. Aujourd’hui, j’abaisse la mienne, et
73
je demande — franchement — une réponse. Comprendra-t-il que j’aie pris une
telle liberté ?
Que feriez-vous, dites, Jean, à la place... de ce jeune homme î
--Mais je suis folle, folle. Jamais je n’oserai envoyer une telle lettre ! C’est
manquer à toute dignité et même me faire mal juger de Jean. J’ai l’air de forcer
son sentiment ; et c’est à lui de se déclarer. S’il m’aime, il le fera. Attendons
plutôt et comptons sur quelque événement — d’abord sur sa venue.
Cette maladie m’a tourné la tête... A quoi songeai-je ? Mieux vaut déchirer
cette lettre !
XXI
TOUT S’ARRANGERAIT-IL ?
J’ai cherché à sonder l’esprit de Maman. Des visites régulières, de la part de
Jean lui déplairaient-elles ? Non, vraiment, semblait-il. En réalité, la figure de
Maman a été impénétrable. On est décidé à me passer tout, comme un caprice
de malade.
Quelquefois, Grand’Mère fait des yeux fins. Mère n’opine ni ne détourne la
tête. J’espère qu’on me laissera ma poupée.
Or, aujourd’hui, Jean s’annonce avec un cornet de bonbons. Tout le monde l’a
vu, à l’angle des arcades, choisir de bonnes qualités, légères à l’estomac. Mlle
Dolvard a servi d’estafette. L’événement sera diversement interprété.
Je n’accueillerai pas, ainsi qu’autrefois, cette intention d’homme bien portant
en disant : « Quelle drôle d’idée ! « Mais il est sûr que j’ai toujours détesté ces
ajoutés de bouche qui ne fondent vite ni ne se mâchent.
Le brave Jean ! de derrière son cornet il semble très étonné de me voir en vie.
— Content ? — peut-être... Parfaitement ahuri ! Maman est restée, mais ne
prolongera pas indéfiniment la conversation. Je sens qu’elle a un devoir dans
74
les jambes. Après une étude approfondie de mes résistances comme malade,
mère s’est excusée et a fait éclipse.
Jean :
—Vous a-t-on dit que je suis venu chaque jour prendre de vos nouvelles ?
Ça y est ! la conversation va continuer, banale. A moi, le dé ! Et passons au
sentiment par une transition normale :
—Vous m’aimez donc un peu ?
Du coup, Jean s’étouffe avec son bonbon. Je reviens en arrière et m’attendris.
—Qu’avez-vous dû penser de moi lorsque vous ne m’avez plus rencontrée sur
votre route ? N’avez-vous pas cru que je ne voulais plus vous revoir ?
—J’ai pensé que vous étiez déjà une petite malade ou que j’étais un
malheureux.
—Vous en aviez pris votre parti.
—Non ! Mais je m’étais expliqué la chose tout naturellement... Jean, tu n’es
qu’un campagnard ; tu ne présentes ni gaieté ni attraits. Tu n’as à lui donner
que le spectacle de ta solitude ; une franche affection, mais un horizon étroit.
Elle, elle est faite pour le succès, le monde, les bals. Elle a consenti à rappeler
avec toi des souvenirs d’enfance, parce que subsiste la voix de la famille en tout
être, que ces premières années de la jeunesse ne laissent jamais insensible...
Surtout parce qu’elle est indulgente. Mais tu as semblé vouloir en profiter : elle
a fui. J’aurais dû rester simple ami ; involontairement, s’est révélée en moi une
manière d’être qui lui a fait peur. Une sentimentalité inavouée, mais visible
pour une jeune fille avertie. Du moins, auriez-vous pu me le dire... Je me serais
contenté du rôle de camarade. Comme autrefois.
—Vous me jugez sévèrement.
—Seulement en dehors de l’idéal que je me suis fait de la jeune fille.
—Dites-moi votre idéal.
75
—Le puis-je ?
—Sans me fâcher. Oui. Rien ne le peut.
—Voilà. Durant les heures calmes, il m’arrive d’évoquer cette jeune fille
inconnue qui n’est pourtant qu’un autre moi-même. Mais comme je ne la vois
nulle part autour de moi, je me rejette dans ma solitude, en vagabond
d’amour, fuyant la ville pour les grand’routes, ayant perdu l’espoir de lui voir
jamais sourire la fortune...
Pour un empire, je ne voudrais de l’une de ces poupées frivoles dont d’autres
s’amusent : petits brins de femmes, gentils comme un bouquet de cotillon,
mais cueillis en serre, mais dont on sait le parfum futile et le charme d’un jour,
et qu’on oublie sur la banquette dorée, la fête finie. Non plus, je ne voudrais
pour épouse une de ces strictes jeunes filles de Bornouville : ternes,
vertueusement effacées ; qui ne semblent jamais de leur époque et toujours
alanguies dans la moderne ; effarouchées, sans séduction pour un amant, sans
promesse de satisfaire un mari — sans idées ni grâces, comme certaines
vierges de mosaïque du Moyen Age. Mon idéal est entre ces deux.
Et, très naturellement, j’imagine une fillette rieuse et franche, câline sans
coquetterie, fine sans apparat ; aux qualités sérieuses de ménagère et de
femme, d’épouse et de mère, mais aux qualités sans ennui, sans austérité ni
raideur.
Elle serait consolante et faiblement féminine à la fois. Je l’imagine même
quelquefois un peu frêle pour exiger ma protection — pour qu’elle se serre
bien fort contre moi, apeurée ou frileuse, et que j’aie la douceur de la rassurer
comme une enfant.
Ou bien, au contraire, c’est moi... Je suis malheureux, abandonné de je ne sais
quelle espérance, et elle me raisonne, et elle a des larmes pour moi, et elle
essuie les miennes du revers de sa petite main. Elle est alors pleine de vie, mais
d’une vie délicate et menue qui donne confiance — il me semble la voir plus
proche de moi, plus intimement mienne par ce mot de « ma petite » que je
peux lui donner, tout en me laissant très sérieusement faire la leçon par elle,
comme une grande sœur.
76
...Et je me représente la joie que j’aurais de la voir délicieusement blonde et
prête pour le bal. Car je la mènerais dans le monde, et très fier de ses succès,
point du tout jaloux, je jouirais de l’éclat qu’a le salon soudainement par elle,
de l’admiration qui chuchote dans les groupes, de la grâce avec laquelle elle
danse — car je voudrais vraiment qu’elle fût la plus fine et la plus belle.
Et puis, je l’évoque encore plus tard, bien plus tard, au temps de ma première
mèche de cheveux blancs, elle de son premier fil de cheveux gris...
Assise au coin du feu, la tête doucement inclinée sous l’épaisse chevelure
pleine des rayons fauves du foyer, ses mains délicates brodant — reste
d’élégance — quelque ouvrage destiné à orner encore notre chambre, elle
serait l’image de l’épouse fidèle, attentive au coup de cloche annonçant
l’époux. Et quand je rentrerais dans ce paisible décor, les pieds poudrés de
l’hiver qui cingle au dehors, je trouverais toujours la même femme accueillante
et tendre, ranimant le feu dans la cheminée, son babil gentillet d’autrefois dans
la bouche... et je reconnaîtrais toujours la même jeunesse et les mêmes yeux
qu’il y a quarante ans !
—Jean, vous ne m’avez jamais parlé comme cela...
—En ai-je eu l’occasion ? Jamais, avec moi, vous n’avez abordé les sujets du
monde : tellement vous me considériez comme un campagnard. Je suis
cependant beaucoup sorti, autrefois... avant la guerre. Oui, à Paris ! Le croiriezvous : j’ai même été quelque temps une de ces girouettes du plaisir et fol
diseur de mots salés qu’encense le monde tant qu’il s’en amuse. Du jour où je
cessai, par suite de mauvaises spéculations, d’être un personnage riche et
d’apparat, j’étais un exilé, un renié, un mort... Qui donc a parlé de l’ingratitude
dans le malheur en guise de regret ?
—Jean, je ne suis pas celle que vous croyez... Et vous médisez de ces jeunes
filles modernes que vous avez vues. Au fond, on trouve toujours la femme et
son cœur. Un peu plus de vanité à une époque qu’à une autre ; c’est tout. Sous
cette enveloppe superficielle on découvre des âmes assez simples. Si beaucoup
ressemblent a des cavales échappées, la faute en est au moins aux
circonstances. La dureté des temps les a rendues plus libres.
77
Une mère, aujourd’hui, dit à sa fille : « Marie-toi comme tu pourras ». A la
caserne vous ne parlez pas autrement: « dé...brouille-toi !» — Ce qui laisse
toute latitude à la demoiselle. Les parents, les premiers, lâchent la bride sur le
cou. Quoi d’étonnant si elles sont entraînées dans le grand mouvement du
siècle ?
Mais si vous saviez quelle naïveté subsiste parfois sous la perversion ! Ces
enfants jouent à la cocotte et rêvent encore à des contes de fées... Avouez que
le cœur n’y est pour rien ?
Je veux vous prouver que votre jugement est mal fondé ; qu’il y a autre chose
en nous que cette lie du plaisir et du succès. Pour moi, je crois que cette
maladie m’a renouvelée complètement. Ma vie semble s’affermir sur la réalité
des choses. Je veux me changer pour vous. Revenez me voir souvent. Et —
homme de peu de foi — ne doutez jamais du cœur !
XXII
LES FINESSES DE JEAN
Aujourd’hui, malgré la saison, il fait si bon qu’on m’a installée sur une chaiselongue, dans le jardin. Je lis. Derrière moi quelqu’un marche à pas de loup. Je
l’ai fort bien entendu, mais je suis trop contente de me laisser surprendre.
Un léger foulard de soie m’emprisonne les yeux.
—Qui est-ce ?
—Ma langue au chat... Cherchons ensemble ! Peut-être Jean ?
Naturellement c’est lui. Et j’ai fait semblant de me creuser la tête. Il vient tous
les jours. Je l’appelle « ma gazette » parce qu’il me met au courant des choses
de ce monde, depuis si longtemps que je suis convalescente.
—Asseyez-vous là, Monsieur. Que je vous gronde ! Vous êtes le seul espoir
d’une pauvre femme clouée sur sa chaise de douleur... et vous êtes parti, hier,
cinq minutes plus tôt que d’habitude. (J’ai regardé ma montre) — Pourquoi ?
78
L’explication de Jean est difficile :
—Les parents...
Les parents qui ; les parents quoi ? Ces pauvres parents prennent tout, sont
les fautifs, comme toujours. C’est évident !
Serait-il resté cinq minutes de plus, mes parents ne l’auraient tout de même
pas mangé ? On admet, maintenant que je ne suis plus une jeune fille ni
tentante ni ingambe, de me voir discuter avec un jeune homme aussi sérieux et
édifiant que Monsieur Jean de Massin... et... et... Qu’avez-vous à me regarder
ainsi ?
—Rien ; rien. Je vous trouve bonne mine.
—Merci docteur. Mais pourquoi riez-vous ?
—C’est la gaieté... Pourquoi diable ne peut-on jamais vous faire un
compliment ?
—Faites ; faites. Je n’écouterai pas.
—Je suis perdu d’avance. Si je vous fais part de la vérité : vous me traitez de
flatteur. Vous dis-je la contre-partie de ce que je pense : je serai tout au moins
un outrancier. Quand à rester dans les milieux : entre le mensonge et la vérité,
je ne l’ai jamais pu.
—Alors, va pour l’outrancisme.
—Le contraire de ce que je vois. Vous êtes laide à faire peur (suis-je
courageux !). Vous avez des yeux affreux et petits (l’un et l’autre). Et une
bouche qui n’est point faite pour les baisers. Voilà !
—Et les cheveux ?
—Comme le reste.
—Merci.
—Préféreriez-vous que je vous donne, comme les poètes, un cou de cygne,
des yeux de saphir, des lèvres de corail, auxquels j’ajouterais un teint d’albâtre,
des chevaux d’ébène, des doigts d’ivoire et une jambe de coq ? Avouez que
79
l’assemblage ainsi constitué, pour être précieux n’en ressemblerait pas moins à
un monstre ! Contentons-nous de la vérité...
— Je vous le défends. Parlons de votre dévouement à venir distraire une
pauvre petite malade.
—Touchant ! J’adore le mot : dévouement. Oh ! combien intéressé ! Savezvous que je goûte près de vous les meilleures heures jamais connues ? Je perce
un peu plus chaque jour cette énigme délicieuse qu’est la jeune fille. Et à votre
vue je me sens rajeunir. (Oui, ne riez pas !). Je suis d’une génération de
guerre... Rajeunir : car j’avais l’âme vieille, ou seulement la jeunesse oubliée
tout au fond du cœur.
—Jean, vous êtes bête.
—Plus que vous ne le pensez ! Il est des moments, savez-vous, où je n’ose
envisager un tel bonheur... Il me semble vous prendre à l’admiration publique,
accaparer un peu de ce succès qui vous est du ailleurs, et que je suis incapable
de vous donner.
—Quand donc en aurez-vous fini avec votre modestie ? Apprenez, mon cher,
une chose que la femme ne peut sentir... C’est autant l’homme fat, faisant
remarquer sa supériorité, que l’homme assez ingrat pour lui reprocher son
esclavage. Faites nos quatre et une volontés, c’est sage, mais n’en ayez jamais
l’air — et surtout l’air de vous en plaindre !
Tant que l’allant et l’habitude ne vous ont pas donné leur enveloppe de
fatuité, vous avez tous une certaine modestie naturelle (ou scepticisme) vous
empêchant de croire qu’on puisse vous aimer pour vous-mêmes. Je parle des
timides ; ils restent confondus d’un sentiment exprimé ; ils sont plus nombreux
qu’on ne pense.
Or une femme peut condescendre à cela, et même à bien d’autres choses.
Son cœur est essentiellement dévoué, et ne s’effraie pas, quand elle aime, de
l’apparence d’un sacrifice. Je vous accorde que le dernier de tous, c’est sa
vanité.
Au sens propre du mot, vous ne « mériterez » jamais une femme autant
qu’elle-même aura fait d’efforts pour s’acclimater à vous. Envisagez la
80
multitude de points futiles, formant autant de sa personnalité, sur lesquels elle
passera pour vous. Comparez votre égoïsme à son sentiment plus réfléchi, et
dites encore n’être pas aimés !
—Peut-être. Mais cela ne prouve-t-il pas, mesdames, que vous n’aimez qu’un
quart d’heure après nous ?
XXIII
LES FOLIES DE JEAN
Je rapporte ici, sans autre commentaire, comment ce monstre de Jean obtint
mon premier baiser. C’est épouvantable !
--—Mademoiselle, il faut absolument que vous vous prêtiez à une œuvre de
charité.
—Monsieur, je suis une jeune fille dévouée et j’accepte.
— Il ne s’agit pas, je vous proviens, d’une œuvre reconnue par l’Etat, mais
d’une œuvre utile et d’ordre privé.
—Qu’importe ! J’accepte. Quelle est-elle ?
—C’est de remettre en ligne le cœur d’un pauvre homme.
—Holà ! ce n’est plus une œuvre : c’est un secours urgent.
—Voici ma confession, Mademoiselle... et je vous prie de me réserver votre
absolution.
—Je la réserve pour la fin. Continuez.
—Il s’agit d’un rêve qui m’a troublé au-delà de toute expression. J’ai rêvé (je
puis bien le dire) à vous. Il serait trop long, pour l’instant de vous expliquer
81
comment je ne pouvais rêver à une autre personne. Je voudrais seulement voir
jusqu’à quel point mon rêve répond à la réalité.
—Etait-ce un rêve agréable, au moins ?
—Très ! Du moins dans mon rêve vous paraissiez fort heureuse.
—Est-ce que je m’amusais autant que maintenant ?
—Vous étiez tendre et passionnée, avec une nuance rieuse (comme
maintenant) qui vous allait à merveille. Il y avait en vous de la femme et de la
petite fille : grâce mutine et coquetterie avertie... En un mot : vous étiez
charmante, comme maintenant. C’est déjà un premier point établi.
—Tout beau, monsieur Jean ! Vous en profitez pour faire des compliments. Je
n’aime pas ça.
— Pouvez-vous vous fâcher contre un rêve ?
—Non ! mais contre la comparaison. Goûtez mais... jugez, veux-je dire, mais
ne comparez pas!
—Me faut-il donc perdre le fruit de mon étude ?
—Non ! continuez. Dans le rêve, j’étais donc charmante...
—Oui ! et contrairement à la réalité, je -vous le disais et vous n’en étiez point
mécontente.
—Voyez-vous ça ? Comme on est bizarre en rêve !
—Très. Donc, j’étais assez galant. Mais ce n’était rien encore. Savez-vous que
je devins entreprenant ?
—Ah ! ça ?
—C’est positif : c’est dans mon rêve. J’allais jusqu’à vous dire, comme vous ne
me repoussiez toujours pas, que je vous aimais...
—C’était affreux ! Et je ne vous repoussais pas ?
—Pas du tout. Vous aviez, au contraire, un petit maintien indulgent qui vous
allait à merveille. Un mince filet de ciel bleu dans les yeux : les printemps
82
malins sont ainsi... Et vous mordiez votre lèvre d’un air mi-songeur, mi-comblé :
celui d’un chat qui vient de vider une soucoupe. En somme, un air parfaitement
satisfait, exempt de remords.
—C’était affreux !
—C’était affreux ! Mais ça vous allait très bien. Et je vous adorais ainsi sous la
gamme de vos cheveux légers et toute coquette dans la soie de vos coussins
moirés. Savez-vous à qui vous ressembliez ? Je ne vous le dirai pas.
—Pourquoi ?
—Ça n’est pas dans mon rêve.
—Dites tout de même...
—Tout à fait à ce que vous êtes maintenant... Fraîche et nébuleuse,
délicatement pastellisée sous cette lueur des lampadaires. Franchement : vous
êtes la fée de la lumière !
—Et vous l’enchanteur. C’est parfait ! Continuez...
—Où en étais-je ?
—Vous m’adoriez...
—Et vous ne disiez toujours pas non. La situation ne pouvait durer ainsi, vous
comprenez bien ? Je pris le parti de brusquer les choses.
—Ah ! mon Dieu !
—Et comme votre lèvre s’offrait, rose comme un fruit des champs à la
cueillette...
—Vous la prîtes ?
—Je la pris !
—Et alors ?
—Alors... vous n’aviez toujours pas l’air malheureux. Du tout ! Et vous ne vous
défendiez nullement.
—J’ai fait ça ?
83
—Vous le fîtes !
—Ce qu’on devient en rêve !
—Or, voilà, chère mademoiselle... Je voudrais savoir quel rapport il peut y
avoir entre ce rêve... et la réalité ?
—Aucun rapport !
—Justement. Il m’intéresserait d’en connaître les différences. La psychologie
est un art de comparaison.
—Et d’élimination.
—D’élimination, après. Soit !... Je vois que vous n’êtes pas aussi charmante
que dans mon rêve.
—Qu’en savez-vous ?
—La jeune fille de mon rêve ne se défendait nullement de ses sentiments. Elle
m’a même murmuré, un moment, quelque chose comme « mon loulou... ».
—Mon lou...! Vous avez entendu ça ?
—Je l’ai entendu de mes oreilles.
—Et, dites-moi, de quelle voix a-t-elle dit ça ?
—D’une voix douce et lasse, un peu éteinte, mais si passionnée ! Tenez : un
peu comme celle que vous avez maintenant, Yann... Elle avait aussi la même
pose, gentiment abandonnée, courbe et flexible... Sa main (tiens ! comme la
vôtre) était nerveuse, froide : une main qui avait besoin d’être réchauffée. Mais
vous êtes maintenant plus belle que mon rêve, car vous êtes la réalité qui le
dépasse, car, dans la transparence du rêve, c’était vous que j’imaginais... Oh !
Yann ! vous savez bien que vous seule pouvez me donner cette ivresse
d’aimer ?...
--(Ici, Jean m’a montré comment il avait fait dans le rêve.)
84
XXIV
JE ME CAUSE
Jean vient de me quitter. Je sens que nos destinées sont liées à tout jamais.
Comme c’est drôle! Alors, moi aussi, j’ai mon roman ? Le roman de Yann. Je
n’aurais pas cru que telle chose pût m’arriver.
Moi qui détestais les idylles, qui trouvais ça banal au dernier point... Ça existe
donc ?
Au fond, les livres d’amour, si nous en ouvrons toujours, nous n’en lisons
jamais. Dans notre esprit, ce sentiment, universel par excellence, nous semble
un cas particulier en littérature. Aimer, c’est à la fois la chose la plus simple- et
la plus inimaginable. La plus sotte et la plus douce.
Voit-on un couple d’amoureux transis soupirer dans un coin, on ne peut se
retenir d’un sourire ironique, fait d’incrédulité... Pareille, chose ne m’arrivera
jamais ! Pourtant, il n’est pas d’être qui ne trouve son double charmant ; et les
mêmes sensations passent sur tous ainsi qu’une éclosion perpétuelle des âges.
C’est drôle. Jean est maintenant un autre moi-même. Je ne peux plus m’en
passer. Comme l’air que je respire, comme la santé renaissant en moi, son
amour m’est nécessaire et plus rien ne compte à côté de lui. C’est la
préoccupation de mon cœur et c’est ma joie.
Tout à l’heure, au moment de nous quitter, nous nous sommes longtemps
fixés, Jean et moi. Je sentais littéralement son regard descendre au fond de
mon âme. J’étais heureuse d’un bonheur indicible, heureuse et calmée...
Je ne savais pas qu’on pût à la fois jouir et analyser la raison de cette
jouissance. C’est drôle.
Plus aucun rapport n’existe, je crois, entre celle que je suis devenue et la
jeune fille que j’étais, il y a seulement quelque temps. En moi, une note plus
grave sonne comme une affirmation intérieure. Mon cœur est déchargé d’un
gros poids et garde seulement cette charmante appréhension qu’est le désir.
85
Sentiment inexpliqué... Un repos parce qu’on est sûr d’obtenir l’être aimé, un
jour, en échange de la donation complète de soi-même. Un éveil.
Monsieur Jean, vous ne pourrez plus m’empêcher de vous aimer, maintenant.
Mon cœur est un ressort délicat qu’il ne fallait pas déclencher !
XXV
PEUT-ÊTRE
Alors, on s’épousera ? Peut-être...
Maman et grand’mère ont là-dessus des idées nettement arrêtées, qui nous
sont, je croie, en tous points favorables. Elles ont des petits airs mystérieux ne
laissant aucun doute. Si elles ont toléré que Jean vînt si souvent à la maison, ça
n’était pas pour les prunes. Seulement, comme je n’ai pas osé en parler, elles
ne veulent avoir l’air d’attenter en rien à ma liberté. C’est très délicat. Je leur
en suis très reconnaissante.
Jean doit, tout à l’heure, faire sa demande. Le pauvre garçon, hier, était tout
ému, mais bien décidé. Je lui ai recommandé d’en imposer. Il mettra des gants
beurre frais.
Oh ! mon Dieu ! on sonne... C’est lui ! On va le faire entrer au petit salon. La
fenêtre est ouverte. Si je pouvais entendre en me cachant clans le jardin ?
Mais non ; pas moyen !
D’ailleurs, nous avons convenu d’un signal, lui et moi. Dès que maman aura
dit oui, il jettera une fleur par la fenêtre. Alors je monterai et je me jetterai
publiquement dans ses bras. Ça sera d’un effet transcendant. Grand’mère en
pleurera de bonheur. C’est curieux comme cette vieille femme aime les
amoureux !
Eh bien ! est-ce qu’il parle ? Qu’est-ce qu’il attend ? On n’entend rien ; mais
pas une voix ! Sans doute le colloque a lieu assez bas, et ces vieilles maisons
86
sont impénétrables. Ou bien il est intimidé, ce pauvre Jean, et il tourne autour
du sujet.
Mon Dieu, mon Dieu, que c’est long ! Il n’en finit pas. Il y a peut-être
discussion... Ou maman ne veut pas ? Oh ! alors, j’en mourrai ! Dès ce soir il
faudra qu’elle appelle le médecin... Et je choisirai un genre de mort dont on ne
revient jamais.
Oh ! je n’en peux plus ! Tant pis — je monte et je vais écouter. On me
trouvera derrière la porte. Ça m’est égal !
Au fait... Peut-être n’est-ce pas Jean ? Seulement le pâtissier ou la couturière
— ou encore le ferblantier qui doit réparer la toiture ? Si quelqu’un était au
salon on entendrait bien parler.
Mais il est deux heures, et c’est à deux heures justes que Jean m’a promis de
venir. Lui qui est toujours si exact ! Il serait en retard : il ne fait donc plus de cas
de mon amour ?
...Oh ! Est-ce qu’il m’aurait abandonnée ? Mon Dieu, mon Dieu, c’est ça : il
m’a abandonnée ! Il ne me veut pas pour femme...
En effet, il était tout gêné, hier, à la pensée de faire sa demande et il m’a
embrassée comme s’il ne devait jamais revenir. Il m’aime peut-être un peu,
mais pas assez pour m’épouser... C’est horrible ! Je veux mourir tout de suite. 0
Jean, mon Jean, est-ce ainsi que vous tenez vos promesses ?
— Yann ! Yann !
Eh quoi ! c’est Jean qui m’appelle ! Il est donc là ? Il se penche à la fenêtre. Il
est tout joyeux. Il lance le gros bouquet de violettes que j’avais mis exprès
devant la croisée — et même, dans sa précipitation, le vase avec...
Je suis folle, folle de joie !
Et moi qui pleurais à chaudes larmes ! maintenant j’ai les yeux tout rouges et
tout mouillés. Qu’est-ce que Jean va dire ? Je cours. Je pleure encore, peut-être
? Cette fois, je vous jure, ce sont des larmes de bonheur !
87
XXVI
NOS FIANÇAILLES
C’est la Saint-Jean. Bornouville est sens dessus dessous. C’est plus qu’une
émeute : c’est une révolution !
Les Duperron sont sur les dents. Les Saint-Seux courrent partout. Les Jardon
l’avaient toujours dit. Et c’est la première fois qu’on se marie sans Mlle
Dolvard. M. le Curé n’y comprend rien.
Je suis sûre qu’au fond, ma mère doit être très mal jugée. Elle a laissé
s’éprendre deux jeunes gens... Ça n’est pas ainsi qu’on agit en province ! On
convient d’avance de la proportionnalité parfaite des familles et des fortunes,
puis on fiance les intéressés entre le déjeuner et le dîner. La sympathie vient
après, quand tout le monde sait qu’ils seront mari et femme et auront lit
commun. La satisfaction est en quelque sorte publique. Mais il n’y a rien
d’inconvenant comme d'intervertir cet ordre des facteurs. Epouser une femme
qu’on connaît fait l’effet, à ces braves gens, de conclure par force une situation
devenue difficile. C’est indécent.
Donc, je me fiance contre tous les usages de Bornouville d’en-haut et de
Bornouville d’en-bas.
Seuls les Pastelli n'en sont pas étonnés. Et Mme Dogeval en est contente. Le
mariage aura lieu dans un mois — à Paris. De là nous partirons faire le classique
voyage de noce dans le Midi, pour, au retour, "nous installer au château de
Vercq, nouvellement transformé.
Je ne crois pas pouvoir imaginer plus beau jour que celui qui va présider à nos
fiançailles. L’année a été mauvaise : c’est un vrai réveil. Tout l’hiver s’est écoulé
depuis ma maladie. Juin frissonne à chaque branche dans les arbres nimbés
d’azur. Les cloches sonnent à toute volée pour la fête de saint Jean et pour le
cœur de mon aimé. Les fleurs retardées exhalent soudainement leur parfum et
leur beauté — nouvelle — se grise du jour revenu. Les nues, longtemps
appesanties sur la campagne, s’en sont toutes allées pour ne plus revenir, très
88
loin, là-bas... et, de dessous les ombrages, le ciel paraît plein de fleurs comme
la veille au soir il était plein d’étoiles.
J’ai foi en l’influence de la nature sur nos épanchements, par cette simple
raison que la Beauté attire l’élan de l’âme. Or c’est bien là le décor qu’il faut
pour une âme renouvelée. Ce calme doucement descendu en fait mieux
mesurer la grandeur. Aujourd’hui est un jour sacré.
A son entrée, Jean a un mot charmant :
— Vous êtes l’ange enfant que Dieu a placé sur ma route pour dire aux
autres, comme autrefois aux femmes de Jérusalem : « Qui cherchez-vous ?
Celui que vous cherchez est ressuscité. » Car, n’est-ce pas, je suis heureux au
point de n’être plus le même ?
Vous devinez ma réponse.
Grand’mère pleure. Grand’mère pleure tout le temps depuis deux jours. Je
crois qu’elle radote un peu...
Et nous partons pour la chapelle Saint-Jean, tous ensemble, dans la voiture de
Joseph, qui a mis sa livrée des jours de fête. Nous ne disons mot de tout le
trajet, seulement mon fiancé et moi nous tenons étroitement la main. Maman
resplendit dans une robe émeraude. Quant à grand’mère, elle sourit des lèvres,
et ses yeux... naturellement !
De tous temps, ici, les amoureux ont échangé leurs promesses à la petite
chapelle du hameau, lors de la Saint-Jean. J’ignore tout de l’histoire de
Bornouville et donc de cet usage gracieux.
Ce jour, la nef est pleine de fleurs blanches et l’on ne voit que des cœurs deux
à deux. Pas de cérémonie d’aucune sorte ; c’est très simple. On entend la
messe l’un à côté de l’autre, on communie ensemble, puis on s’avance devant
le maître-autel, et là on échange la bague. Le tout se passe dans le grand
silence d’une foule recueillie et sympathique.
Au sortir de la chapelle, on fait fête aux nouveaux couples, on déjeune dehors
sur des tables tendues par le restaurateur d’en face — puis on va se promener
en bandes par la campagne et les arbres en fleurs.
89
Aujourd’hui, tout se passe comme d’habitude ; comme je l’ai déjà vu faire
tant de fois. Mais je ne suis plus simple spectatrice. Quelle émotion est la
mienne, lorsque Jean, très pâle, me glisse au doigt la jolie bague, union morale
de nos destinées ! Car, pour l’assistance muette, plus nombreuse que jamais
aux fiançailles de deux châtelains, nous sommes réellement mariés. La
bénédiction nuptiale n’ajoutera que son caractère officiel à cette simple
cérémonie que j’appellerai l’ondoiement.
Et comme les autres, l’après-midi, nous allons nous promener dans les futaies
après avoir vaguement répondu aux félicitations de toutes les sommités de la
ville.
Que nous importe ! Nous deux, seuls existons ! Notre amour commun est le
centre vers lequel tout gravite. Le ruisseau n’a qu’un même murmure, le soleil
qu’un même rayon, la fleur qu’un même calice que celui qui est dans notre
âme. Les lianes entrelacées, les herbes qui se frôlent, les arbres qui vont deux
par deux, les oiseaux qui se suivent, sont le vivant symbole de l’union
universelle, de la « paire » obligatoire pour répondre aux destins de la nature.
Deux forces essentielles sont en présence : l’amour, la joie, la sève, la poussée
normale de l’être créé — et une, autre, principe de dissolution, d’incertitude,
d’attente, de fanaison, de mort... qui fait les tempêtes de la terre et les oublis
de la vie ! Cette première, à mes yeux, est la plus puissante avec le printemps
triomphant.
Que craindre, puisque nous nous aimons ? Puisque nous sommes l’amour ?
Deux ! Puisque le bonheur est en nous... Nous passerons tous deux appuyés
l’un à l’autre ; le malheur ne pourra rien contre nous, forts d’une commune
destinée.
Je ne crois pas à la mort ! C’est un fantôme lointain et lent dans sa marche,
ayant de longues étapes à fournir. Il dépasse la jeunesse — il a peur du
bonheur !
Je ne crois pas à cette rongeuse qu’est la maladie ! Elle s’attaque aux faibles,
aux isolés, aux malheureux. A tous ceux qui ont couru dans la vie, cherchant
90
l’oubli des peines ou à combler le vide du cœur par des excès ; qui ont la
faiblesse des imprudences ou restent tributaires d’une frêle hérédité...
Mais nous, réfugiés, bien au chaud dans notre petit nid, l’âme forte de notre
amour et le corps gardé par la sollicitude de l’un l’autre, que pourrions-nous
craindre de ce vieillard caduque qu’un peu d’argent suffit à acheter, qu’un peu
d’azur suffit à repousser ?
Je ne crois pas aux ennuis de la vie, à ses problèmes matériels ! Que sont-ils
en comparaison de notre amour ? Que sont les événements qui nous
maltraitent si l’on a des bras pour se réfugier, une voix pour vous consoler ? Et,
se feraient-ils plus pénibles, que sont-ils en eux-mêmes s’ils achètent un peu
plus chaque jour le cœur de l’aimé — s’ils nous rapprochent d’autant plus qu’ils
se liguent ? L’argent ne fait pas tout le bonheur !
Je ne crois pas aux songes menteurs, à l’oubli des promesses ! J’aime et c’est
pour la vie. L’amour est éternel comme la nature dont les saisons se rejoignent
toujours. Mon aimé ne changera pas parce que je pétris son âme, parce que
nous étions marqués l’un pour l’autre, absolument comme ce champ fut
désigné pour cette colline et le soleil pour ce ciel de fête...
Notre amour vivra : il est un penchant naturel. Notre amour vivra… Un peu
plus, chaque jour, s’ajouteront les liens du souvenir : le temps respiré l’un par
l’autre, les heures vécues l’un pour l’autre. J’aimerai toujours parce que, de lui
seul, je deviens femme ayant été jeune fille. Et qu’un tel rêve, réalisé dans la
jeunesse, est le seul bonheur à vouloir retenir de sa vie.
Je suis trop heureuse pour ne pas aimer — toujours !
...Tout, autour de nous, n’est qu’un acte de foi. Le ciel redit longuement son
refrain bleu des jours de fête. Un vent léger se lève pour frôler d’un baiser
discret le soir qui descend et s’unit... Les bois se rapprochent, les horizons
s’éloignent. Tout devient plus intime comme la paix du chez soi.
Jean me murmure doucement des projets d’avenir aussi doux et prometteurs
que les jeunes pousses. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il entrevoit, est déjà en moimême, est ma pensée : et il me semble parler avec lui.
91
Lentement, nous rentrons dans la ville. Il y a sur ses maisons des tons qui
jurent. Le soleil les marque d’un revers de sa lumière, on ne sait pourquoi — si
ce n’est en symbole de notre bonheur. Les jours, qui font jouer les heures sur
les carrières creuses, se plaisent ainsi à marquer d’un doigt rouge les fenêtres
des habitations des vivants. Cela fait un effet pittoresque, aussi criard qu’un
fichu rouge sur un pré vert. Bornouville semble, ce soir, tout éclairé par
quelque mystère de veilleuses brûlant dans l’ombre... Les petites maisons sont
toutes des sanctuaires.
XXVII
LE LECTEUR ME DOIT DU RESPECT
La scène se passe à Paris.
Je suis tout en blanc. En blanc, en blanc. En général, le blanc va très mal, et les
mariées ont toutes l’air de premières communiantes ayant seulement un peu
grandi.
Moi, j’ai la chance que le blanc m’aille très bien. Cela dit entre nous.
Autour de moi s’empressent ma mère et une femme de chambre, pour
donner le dernier coup de doigt à ma toilette. Je suis vraiment jolie avec la
grisaille que forme le voile sur mes cheveux noirs (c’est une citation).
Vous ne reconnaîtriez certainement pas la Yann du commencement. Autant
de différence entre cette femme-là et celle d’aujourd’hui, qu’il peut y en avoir
entre un cocher de Paris et Joseph quand il se hasarde à diriger le landau
(toutes proportions gardées).
Là. Me voilà prête. Je ne dis pas que je fasse une mariée bien grande, mais je
fais une mariée présentable — et plutôt mieux qu’autre chose, vous savez ?
92
Je vais pouvoir sortir de la pièce et me montrer à ces messieurs. Ces
messieurs sont dans l'antichambre et font un bruit de tous les diables. L’avis de
ces messieurs est très important pour ma toilette.
Dans le cas présent, l’espèce messieurs est représentée principalement par
Jean et M. Duperron, fort agités. Autour de ce noyau central se meuvent des
quantités d’autres, très absorbés par l’agitation des deux premiers. L’ensemble
rappelle assez la sortie d’une audience, ou les couloirs de la Chambre,
lorsqu’on essaie d’écouter deux orateurs parlant entre eux.
A mon entrée, le groupe s’est ouvert en demi-cercle, découvrant le noyau
central, et s’est orienté face à moi. Je regarde Jean en souriant. Une admiration
sans mélange — sans mélange avec quelque autre sentiment moins entier — se
peint dans les yeux de cet homme. La bouche s’ouvre pour proférer :
charmante. Mon but est atteint. M. Duperron père pousse immédiatement la
surenchère : délicieuse ! Ce que reprennent en chœur tous les phonographes
présents.
Finalement, il est convenu que je fais les délices du genre humain, qu’on n’a
jamais marié de mariée plus mariable, et que Jean a bien de la chance d’être le
mari de la mariée. Ce dont Jean était déjà persuadé avant de m’épouser.
Sûre de mon succès, puisqu’il s’appuie sur l’avis de messieurs autorisés, je me
hasarde dans le salon des dames.
Quelle immense différence entre le jugement des hommes et celui des
femmes ! Le premier est sans arrêt, d’un bloc et nettement favorable ; celui-là,
au contraire, est quelque peu partagé, enclin au détail, et plein d’arrièrepensées.
L’Amabilité est personnifiée, incarnée sur deux ou trois visages, qui s’exclame
avec des « ah ; » très hauts et des « oh ! » très bas —ou l’inverse — en dièze ou
en bémol. Un jour, l’amabilité s’est faite femme du monde, et cela uniquement
pour qu’on puisse dire : je connais deux ou trois personnes ayant cette qualité
intrinsèque ici-bas. Mais la voix de ces spécialistes, impersonnelle, inspire une
médiocre louange.
Il est des incarnations moins complètes, des métempsychoses plus réservées.
Le facteur gracieux s’est heureusement ajouté à l’élément animal-féminin pour
93
en compléter le genre, non pour s’y substituer. En sorte que les rancœurs
existent, le fiel aussi, mais avec une pointe subtile de bonne grâce en surface.
On est sûr de ce jugement ; c’est un détail infime, sans importance à côte du
reste.
— Oh ! ma chère, quels jolis souliers vous avez là !
Il est avéré que des souliers ne se voient guère sous une robe de mariée. Telle
autre admirera uniquement votre guirlande de fleurs d’oranger, avec des
réflexions douteuses sur cet insigne virginal.
Or, si j’avais un compliment â me donner que je puisse recevoir, j’admirerais :
1° la forme de la robe-fourreau, saisie par le tailleur ; 2° l'arrangement général
des dentelles, plus ou moins rideaux tirés ou rideaux tendus ; en troisième lieu,
la valeur réelle des matériaux qu’on sait d’avance être précieux.
C’est peut-être un peu garçon, mais je suis comme ça. La preuve en est que
j’aime mieux l’avis de ces messieurs ; ils m’ont seulement remarquée plus
gentille dans ma toilette blanche.
--Maintenant je voudrais avoir votre jugement, lecteur. Ne m’accusez pas de
coquetterie : c'est pour Jean que je me soigne. Croyez à une immense
différence entre Yann interrogeant son miroir et Madame s’en rapportant au
goût du lecteur.
Tout à l’heure, je vais paraître en public à côté de mon mari, et, suivant qu’on
me trouvera jolie ou pas, on dira :
—C’est un gros sac… il l’épouse pour sa fortune.
Ou bien :
—C’est un mariage d’inclination... elle n’a pas le sou !
Ce qui m’importe, c’est le cœur de Jean.
94
XXVIII
L’ENVOL
Je suis épouse avec l’anneau nuptial au doigt. Si je n’en comprends pas
encore toute la responsabilité, j’en sais déjà la douceur — éternelle. Ce cercle
d’or enserre ma vie.
Enfin, les cérémonies conventionnelles sont terminées, et je vais partir, partir
bien loin pour plus intimement comprendre celui que j’aime. C’est le grand
voyage pour l’avenir. Maman l’appelle : l’envol.
Tout de même, en dépit de mon âme neuve, cela me fait quelque chose de
quitter les miens, ma chambre de jeune fille et mon enfance. C’est toute une
étreinte du passé dont il faut se dégager.
Devant ma malle à moitié pleine, le désordre des emballages et ma robe de
mariée qui traîne sur le lit, je songe... Et devant ces murs au papier rose, avec
des hirondelles qui semblent prendre leur essor doré, je rêve... N’est-ce pas
une image pareille, un symbole ? La commode est toute encombrée d’objets de
trousseau et, à côté, sur l’étagère, courent des joujoux de cotillons. Sur la table
il y a un sous-main de pensionnaire sur un tapis que j’ai moi-même brodé ; plus
loin, de petits canevas inachevés. Mais déjà s’étale un nécessaire aux pièces
d’argent massif : cadeau de noce d’un parent généreux.
Et ce curieux mélange de la femme dans la jeune fille, d’objets neufs
chevauchant des bagatelles vécues, me cause un émoi inaccoutumé. La voie du
bonheur s’ouvre sur les débris de la jeunesse. En cassant ses jouets, l’enfant
grandit ; vient même un jour où il brise la coquille familiale. Il s’en va vers
l’amour, vers son existence à lui — et ses parents le regardent partir, tristes et
contents, du seuil de la chaumière vide...
Le sacrifice de ma mère m’apparait avec toutes ces choses désormais sans
valeur. Un sentiment nouveau s’éveille en moi : une crainte, comme un présage
de maternité future. Mais je ne veux point y songer ni penser que j’aurai plus
tard des enfants qui me quitteront à leur tour.
95
Adieu, petite chambre enluminée de mes succès de bal... petit musée où je
collectionnais mes danseurs en épinglant des souvenirs ! Là, j’ai connu mes
tout, tout premiers émois — passagers. Plus d’une fois, lasse sur ma couchette,
j’ai rêvé l’énigme de l’amour... Sera-ce Paul, Jacques, Pierre, que j’aimerai pour
la vie ?
Or, c’est Jean auquel je ne pensais pas et que je ne croyais pas devoir trouver à
la campagne.
Envolez-vous, petites hirondelles d’or sur votre ciel de papier rose... Vous ne
tournerez plus autour de moi, le matin, en une ronde insensée pour dissiper la
torpeur de mon éveil. Vous ne connaîtrez plus mes petites confidences,
murmurées en cachotteries. Vous ne me verrez plus griffonner ce petit carnet
où j’écrivais mes pensées... C’était toujours sur Il. A la première page de ce
carnet, dont la couverture était de cuir et les feuillets de vrais brouillons, on
pouvait lire : « Existe-t-il celui qui m’aimera ? »
Oui, il existe ; et je suis sa femme. C’est à dire une vie bien plus longue que
ma vie antérieure va s’étendre, désormais. J’aimerai beaucoup plus longtemps
que les dix-huit printemps d’alors. J’aime beaucoup plus fort que ces premiers
sentiments troublants — petites fanfreluches d’âme...
Tout de même, je ne peux m’empêcher d’avoir un élan de tendresse vers ces
choses en train de mourir... Et dans le mystère de ma malle, j’enfouis... Vous le
dirai-je ? Une petite poupée chinoise, objet de loterie ; une petite poupée
affreuse, aux yeux bridés, aux cheveux de crins, et de porcelaine mal tournée !
Mais ce fut ma dernière « fille ».
Et je la cale comme je peux, entre des chemises à rubans et des combinaisons
— bien dissimulée et dont l’intimité, je pense, la fera échapper aux regards
discrets de Jean.
Première dissimulation ? J’en ai une seconde : c’est un petit bonnet (un vrai),
ravissant, tout en dentelle, qui m’a appartenu, paraît-il, que j’étale sur la
chinoiserie. La chinoise aura fait son temps quand le petit bonnet servira. Car il
pourra servir, le petit bonnet, n’est-ce pas ?
Juste à ce moment entre ma mère. Elle est triomphante avec des yeux
rouges. Elle m’apporta un nouvel objet qui pourra « nous » servir pour le
96
voyage. Pauvre maman ! elle dit déjà « vous », nous assimiliant tous deux —
Jean et moi — comme une même personne. Elle a l’air de me vouvoyer. Je ne
suis pourtant pas devenue pour cela une étrangère ! Je suis toujours sa fille.
Je l’embrasse longuement. Elle répond, grave. Cela fait des effets secs. Je me
replonge dans ma malle ; elle s’absorbe, voulant m’aider. Et je sens tristement
comme un lien brisé entre nous, ou que je ne suis pas assez égoïste pour me
retrancher dans ma seule joie. Et j’achève de m’habiller quand ma mère clot
ma malle avec des gestes maladroits.
--Une heure après maman nous embarque à la gare. Elle affecte des rires de
bon voyage. Jean et moi ne sommes déridés. On ne sait que dire. Elle parle du
sleeping-car où nous serons très bien, du temps favorable et de la côte qui
nous attend... En vain cherchons-nous, les uns et les autres, à déployer notre
activité. Il n’y a plus rien à faire: les bagages sont à leur place dans les filets, les
glaces sont baissées. L’heure du départ est proche et semble longue à venir.
Mon cœur est serré comme dans une gangue. Je sens que de m’appuyer au
bras de Jean dissiperait un peu de cette tristesse. Car, au fond, je suis joyeuse,
très joyeuse ? Et pourtant une pudeur me retient devant maman. Ces derniers
instants sont pour elle. Après, j’aurai tout le temps de me plonger dans les
carrasses de mon mari.
Je prends la main de maman. Elle est froide cette main ! Pauvre main qui a
présidé à mon enfance et qui, du jour où elle m’a retournée dans mes langes
jusqu’au jour où elle m’a conduite au seuil de la vie, n’a cessé un instant d’être
attentive, toujours chaude et caressante. Aujourd’hui, je la trouve rêche et
tremblante.
Nous nous promenons sur le quai... Jean d’un côté, moi de l’autre. Jean n’estil pas son enfant, lui aussi. Nous sommes maintenant deux pour l’entourer : un
fils et une fille.
—Certainement !
Mais la voix de Maman est pâle. Elle va rester seule dans la vie.
Je hasarde, intimidée :
97
—Père reviendra bientôt...
Elle ne répond rien. Hélas ! j’ai trop peur moi-même qu’il ne revienne pas !
Allons ! la voix de l’employé crie : en voiture ! C’est déjà la séparation.
Maman a soudain un élan de tendresse suppliante vers Jean :
— Soignez-la moi bien, votre petite femme...
Bien sûr, il m’aime tant ! Elle l’embrasse comme un fils. Et puis moi,
longuement. Alors, pendant que nous montons en wagon, je vois Maman
pleurer...
Bien vite nous réapparaissons à la fenêtre. Et, de nouveau le silence pèse,
attendant et appréhendant le départ du train, qui s’éternise...
Ce que va faire ma mère ? Elle va rentrer à la maison, tout simplement. Elle se
distraiera, c’est entendu ! Et nous lui écrirons de longues, longues lettres —
tous les jours. Allons ! sa fille n’est point perdue. Dans deux mois elle repassera
par Paris.
Et, malgré tout, le sourire de Maman est triste.
--Cette fois c’est bien le départ. La locomotive a un éclat de gueule fauve... Les
roues ont craqueté. Des mouchoirs s’agitent... Et, lentement, lentement, le
train s’évade d’entre les cordons de foule pressée... Une silhouette s’éloigne,
s’efface comme dans une lorgnette dont on change le rayon visuel... Toujours
un mouchoir s’agite, qui, finalement, se reporte aux yeux.
Puis l’ombre noire de la gare s’est étendue : c’est fini !
Alors un sanglot éclate, malgré tout, dans ma poitrine, pour celle qui fit mon
enfance et me donna, désintéressée, à celui que j’aimais. Un sanglot épais, qui
n’est plus celui d’une jeune fille, mais déjà d’une femme...
Mon mari est à côté de moi, me consolant : « ma petite... » Et j’enfouis ma
douleur sur son épaule, et je sens que cette douleur cessera sous ses caresses...
Et lasse, je me sens bercée, et suis déjà lasse de pleurer...
98
Un avenir tendre et incertain regarde, curieux, dans mon âme...
Le train brame ; et nous volons vers la Côte d’Azur.
FIN
Les œuvres de Bernard de Naillac sont en téléchargement gratuit (format pdf)
sur le site : http://gdelouvencourt.free.fr
99

Documents pareils