Vers là d`où je viens
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Vers là d`où je viens
Vers là d’où je viens Du même auteur Essais et romans Nabokov, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979 La polka piquée (roman), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982. Barthelme (écrit en anglais avec Régis Durand), Londres et New York, Methuen, 1982. Gutenberg, Sterne and Nabokov, Claremont, CA, Center for Humanistic Studies, 1989. Textual Communication: A Print-Based Theory of the Novel, Londres et New York, Routledge, 1990. Nabokov ou la tyrannie de l’auteur, Paris, Seuil, coll. « Poétique» , 1993. La figure de l’auteur, Paris, Seuil, Coll. « Poétique », 1995. Lolita de Nabokov, Paris, Didier, 1996. Roman et censure ou la mauvaise foi d’Eros, Seyssel, Champ Vallon, 1996. Nabokov ou la cruauté du désir, lecture psychanalytique, Seyssel, Champ Vallon, 2004 Chronique de l’oubli (autobiographie), Paris, Orizons, 2008. Ziama (roman), Paris, Orizons, 2009. Nabokov ou la tentation française, Paris, Gallimard, 2011. Nabokov’s Eros : the Poetics of Desire, Basingstoke et New York, Palgrave-Macmillan, 2014. Livres édités Representation and Performance in Postmodern Fiction (actes du colloque de Nice), Montpellier, Delta, 1983. Lolita, figure mythique, Paris, Autrement, 1998. Œuvres romanesques complètes de V. Nabokov, Vol I, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1999. Œuvres romanesques complètes de V. Nabokov, Vol II, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2010. Nombreuses traductions des œuvres de Nabokov et David Lodge. Maurice Couturier Vers là d’où je viens 2016 Dans la même collection depuis 2012 Patrick Denys, Épidaure, 2012 Pierre Fréha, Nous irons voir la Tour Eiffel, 2012 Jean Gillibert, De la chair et des cendres, 2012 Jean Gillibert, À coups de théâtre, 2012 Nicole Hatem, Surabondance, 2012 Didier Mansuy , Facettes, 2012 Didier Mansuy , Les Porteurs de feu, 2012 Lucette Mouline, L’Horreur parturiente, 2012 Lucette Mouline, Museum verbum, 2012 Bahjat Rizk, Monologues intérieurs, 2012 Dominique Rouche, Œdipe le chien, 2012 Antoine de Vial, Obéir à Gavrinis, 2012 Éric Colombo, Par où passe la lumière..., 2013 Raymond Espinose, Lisières, Carnets 2009-2012, 2013 Henri Heinemann, Chants d’Opale, 2013 Lucette Mouline, Zapping à New York, 2013 Antoine de Vial, Americadire, 2013 Guy R. Vincent, Séceph l’Hispéen, 2013 Jean-Louis Delvolvé, Le gerfaut, 2014 Toufic El-Khoury , Léthéapolis, 2014 Gérard Laplace, La façon des Insulaires, 2014 Andrée Montero, Le frère, 2014 Laurent Peireire, Ostentation, 2014 Michèle Ramond, Les saisons du jardin, 2014 Michèle Ramond, Les rêveries de Madame Halley, 2014 Michel Arouimi, Quatre adieux, 2015 Jean-Pierre Barbier-Jardet, Procès à la mémoire de mon ombre, 2015 Dominique Capela, La Gravité, 2015 Patrick Corneau, Vies épinglées, 2015 Chantal Danjou, Les cueilleurs de pommes, 2015 Raymond Espinose, Villa Dampierre, 2015 Henri Heinemann, L’Éternité pliée, Journal, Le Voyageur éparpillé, tome V, 2015 Henri Heinemann, Et puis..., 2015 Fanny Lévy, Une existence au fil de son passage en ce monde, 2015 A. Lichtenbaum, Éphraïm égaré ou la justice des nations, 2015 Lucette Mouline, Épidémie, 2015 Lucette Mouline, Le sexe est bohème, 2015 Max Memmi, Les femmes de Jean, 2015 Robert Havas, Parlons rat, 2016 Fanny Lévy, Dieu compte les larmes des femmes, 2016 Maurice Couturier, Vers là d’où je viens, 2016 Lucette Mouline, Eva et Maad, 2016 Robert Poudérou, Quelqu’un, 2016 Jean-Louis Delvolvé, Octogénèse ou le sourire de Tagès, 2016 Pierre-Jean Memmi, La promesse, 2016 Jean-Pierre Barbier-Jardet, Ur ou les miroirs ardents, 2016 Pour la collection complète des publications « Littératures », voyez en ligne : www.editionsorizons.fr Chère Chloé H ier, sans le savoir, tu m’as fait cadeau d’un lendemain, d’un surlendemain, d’un futur que je n’avais plus de raisons d’espérer. Hier, Chloé, quand tu es arrivée à seize heures, sans prévenir, m’embrassant et m’annonçant que dehors le soleil ne savait plus où donner de la tête, que les jonquilles partout le saluaient, que tu te sentais revivre, que tu voulais me sortir à tout prix de mon repère de vieux célibataire, me faire oublier mon cancer — ça, tu ne l’as pas dit mais je l’ai tout de suite compris. Hier, en me conduisant dans le Jardin des Champs-Élysées, expliquant que tu étais en train de lire À l’ombre des jeunes filles en fleurs pour la première fois et que tu souhaitais parler avec moi de littérature parce que tu étais bien décidée à entreprendre des études de lettres, dans un an, après le bac. Hier, quand tu m’as dit que tu venais de faire un bac blanc de français sur un texte d’Albert Cohen à propos de sa mère. Quand tu m’as demandé si mes rapports avec la mienne avaient été aussi tendres et exclusifs que ceux de Proust et Cohen avec leurs propres mères et que je t’ai appris que ton arrière-grand-mère était morte dans des circonstances troublantes alors que j’avais douze ans. Quand tu t’es immobilisée soudain au beau milieu de l’allée dans le Carré Marigny et que tu as posé la main droite avec une infinie tendresse sur mon avant-bras, me dévisageant de tes grands yeux verts, re- 10 Maurice Couturier levant de l’autre main une mèche de tes jolis cheveux châtain qui retombait sur ton front, humectant tes lèvres comme si tu te préparais à me poser une foule de questions mais ne savais par où commencer ou te demandais si, en fait, tu étais habilitée à me les poser. Quand, aussitôt, un petit blondinet aux yeux bleus est arrivé sur sa bicyclette à trois roues le long de l’allée et a failli se heurter contre moi, que tu m’as tiré par le bras pour que je le laisse passer et que tu as dit quelque chose à sa mère qui le suivait, je ne sais plus quoi, puis es repartie aussitôt en parlant de ton projet de vacances cet été dans la presqu’île guérandaise, j’ai tout de suite compris que tu avais profité de l’incident pour changer de sujet, craignant de me faire de la peine en t’engageant sur ce terrain-là. Je me suis dit alors qu’il fallait à tout prix que je te dise ce que tu n’osais me demander, que je compose pour toi par écrit une réponse circonstanciée, ce qui exigeait que je me penche sur mon passé qui est aussi le tien d’une certaine façon, même s’il n’en constitue que la lointaine préhistoire. C’est à ce moment-là très précisément que tu m’as fait le cadeau d’un lendemain et m’as mis pour ainsi dire en congé de ma maladie, m’invitant à mettre à profit le temps qui me reste, et que je consumais en ennui et vaines souffrances jusque-là. Un temps que, pendant des mois, je vais partager à distance et en pleine entente avec toi en écrivant, en te parlant, sachant à l’avance, ayant décidé à l’avance que tu ne me liras qu’une fois que je ne serai plus là. Égoïstement peut-être, je tiens à savoir que tu continueras de converser avec mes mots, avec mon passé, avec moi, une fois que je serai passé de l’autre côté, que j’aurai cessé d’être moi, sauf pour quelques personnes qui me sont chères, surtout toi, la silencieuse, la rêveuse, la douce, amoureuse des mots, qui sais d’expérience que l’on n’est jamais seul lorsqu’on est plongé dans la lecture d’un livre. Tu n’as lu, je le sais, rien de ce que j’ai écrit jusqu’ici, à savoir mes deux essais littéraires et mes dizaines d’articles parus Vers là d’où je viens 11 dans des revues dites spécialisées, celle, surtout, de Littérature comparée. Comment, à dix-sept ans, pourrais-tu t’intéresser à ce genre de littérature réservée à des profs et à des intellos ? Une littérature dans laquelle, tu m’en fais prendre conscience, je n’ai jamais investi grand-chose d’intime et de personnel, délibérément du moins, mais où je développais des analyses sophistiquées d’œuvres littéraires que j’admirais ou enviais, peut-être pour me dédommager de ne pouvoir moi-même écrire des romans ou des textes poétiques dignes d’intérêt C’est tout cela que je projette d’accomplir dans ce mémoire que j’entreprends aujourd’hui, 12 avril 2002. Un livre qui te doit tout ou presque et qu’en tout cas je serais bien incapable d’écrire si je n’imaginais pas à chaque instant tes jolis yeux en train de caresser les mots que j’égrène, tes fines oreilles leur redonner de la voix. Ce sera toujours et encore à la Chloé d’hier qu’ils seront destinés, même si tu ne les liras que dans un an ou deux — quand le bail que me consentent les médecins, avec trop de générosité peut-être, aura pris fin. Ne t’attends pas à lire mon autobiographie. En fait, je vais te conter surtout un été de ma longue vie — j’avais alors soixante ans —, l’été de 1992 pendant lequel des débris de mon enfance paysanne sont remontés des oubliettes stridentes de ma mémoire par étapes successives. Suite à des événements familiaux que j’ai eu la prévoyance d’archiver dans mon carnet intime, j’ai retrouvé alors ma mère, perdue un matin de septembre quarante-huit ans plus tôt. « Retrouvé » n’est peutêtre pas le mot qui convient car ce n’est pas la maman dont je me souvenais jusqu’alors que j’ai redécouverte mais une femme passionnée et tourmentée, un personnage de roman qui devrait t’intéresser. C’était une grande liseuse et une grande rêveuse, comme toi. Un dernier mot, si tu veux bien. Le petit garçon que tu vas croiser dans ces pages se trouve confronté par endroits à des situations difficiles, dramatiques même. Ne t’imagine 12 Maurice Couturier pas de me prendre en pitié. Je ne pense pas avoir traîné mon enfance comme un boulet. J’ai connu, comme tout un chacun, des moments de blues, de déprime et de chagrin, mais aussi de grands moments de bonheur. Et j’espère en vivre encore quelques-uns, surtout en ta compagnie désormais. Vendredi 20 mars 1992 Je retrouve à cette date dans mon carnet la citation suivante, tirée du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa : « Je suis dans un jour où me pèse, tout autant que si j’entrais dans une prison, la monotonie de toute chose. Cette monotonie n’est cependant, à tout prendre, que la monotonie de moi-même. » J’étais justement ce soir-là en train de lire ce livre dont on m’avait demandé de faire un compte-rendu pour une revue. La formule de Pessoa, cette « monotonie de moi-même », me semblait être faite tout spécialement pour moi. La musique de moi-même s’était tue depuis longtemps, et si elle continuait de fredonner, je ne l’entendais pas. Parfois l’écho lointain d’une guitare parvenait jusqu’à moi d’un appartement voisin. Un enfant, sûrement. Les notes étaient mal assurées, les mélodies trop heurtées, difficiles à reconnaître en tout cas. Deux étages au-dessus, il arrivait que la grande bourgeoise aux cheveux crépus tambourine un Nocturne de Chopin sur son Bechstein en deuil. Des étudiants passaient sous ma fenêtre en sifflotant, en chantant aussi parfois. S’il avait fallu que je trouve un accompagnement en accord avec mon état, j’aurais choisi la première variation Goldberg, non pas sous les doigts de la dame au-dessus mais sous ceux de Glenn Gould qui sait tenir la première note comme en lévitation, m’oblige à retenir mon souffle et à mettre ma monotonie en stand-by momentanément. Monotone j’étais ce soir-là, sans voix, pour ainsi dire sans moi. Mon ton favori, était pour lors celui de l’ennui. Le spleen, quoi. Vers là d’où je viens 13 Calé dans le vieux fauteuil en cuir de mon bureau où il t’arrive de t’installer, de passer tes jolies jambes au-dessus de l’accoudoir, et de te mettre à lire un des livres traînant sur le guéridon à côté, je laissais mon esprit s’imprégner de la troublante grisaille de Pessoa. Je me sentais seul, très seul ce soir-là, dans cet appartement que tu connais si bien et où j’ai vécu des moments de pur bonheur, notamment à l’époque où ta mère et ton oncle étaient tout petits et venaient me rendre visite dans ma tanière, m’interdisant ainsi de sombrer dans la monotonie. Tandis que je préparais, sans enthousiasme je dois le dire, ce compte-rendu sur le livre de Pessoa, je m’étais laissé distraire par cette expression qui me semblait à moi seul destinée. Elle définissait si parfaitement mon état, moi dont la profession consistait à débiter des monotonies devant des étudiants parfois peu intéressés, d’écrire des monotonies dans des revues dites spécialisées que peu de gens lisaient mais à propos de livres souvent écrits par des génies. Moi « l’homme sans qualités », le sorbonnard cultivé mais dépourvu d’imagination que, peut-être, Rabelais aurait eu plaisir à railler, j’étais seul et sans voix. Depuis que ta grand-mère m’avait quitté, trois ans avant, j’étais terriblement déprimé. C’est curieux, l’as-tu remarqué, comme ‘monotonie’ est pauvre en synonymes : l’ennui, la fadeur, la grisaille, la platitude, le prosaïsme, la tristesse, l’uniformité, aucun de ces mots n’approche même de loin sa lancinante mornité — un mot qui, lui, mériterait d’exister. « Mélancolie » serait trop flatteur ; on a su en faire l’éloge. Elle est bavarde, prolixe, la mélancolie, a engendré une multitude de poèmes et d’ouvrages didactiques. Moi, je n’ai écrit que des monotonies critiques, et d’abord ma thèse sur deux mélancoliques patentés, Lamartine et Shelley, thèse qui a servi de modèle à mes productions ultérieures. Je ne te recommande pas de la lire. Le meilleur synonyme de « monotonie », ce serait peut-être l’antonyme absolu du mot « amour », tu ne crois pas ? Je ne parle pas de la haine, laquelle 14 Maurice Couturier n’est bien souvent qu’une forme d’amour hystérisé. Être monotone, c’est être d’un ton unique parce que inhabité, inanimé par la voix de l’autre, de l’aimé, l’aimable, le désiré. Depuis que la voix de Clara, ta grand-mère, s’était tue pour moi et s’était reportée sur un autre homme — monotone lui aussi jusque-là, je peux en témoigner —, je ne reconnaissais plus ma voix de prof, laquelle savait auparavant s’émouvoir et « crescender » face à l’attente silencieuse et parfois fascinée de toutes ces jeunes âmes, ni même ma voix de plume qui, empruntant les intonations et les images des auteurs sur lesquels je dissertais, se donnait l’illusion de participer à leurs ferveurs. Vincent Brossard, monotone de service, aurait pu dire ma carte de visite. Ta grand-mère, qui avait dû remarquer depuis quelque temps que ma voix ne portait plus, a fini par prendre la sienne avec ses valises sous son bras et par la porter à cet autre qui, dit-elle, sait la faire rire, la faire vivre. À bon entendeur, salut ! Refermant le livre, je suis tombé en arrêt devant la photo de l’auteur reproduite en couverture. Pessoa est déprimant même en noir et blanc. Non, peut-être mélancolique seulement — il est poète, après tout ! On l’avait photographié déambulant, bras décollés, sur un trottoir de Lisbonne, un de ces trottoirs mosaïqués de petits pavés, ces fameuses « calçadas » dont l’invention remonte au XVIIIe siècle. J’ai tout de suite vu en lui un petit commis aux écritures comme on en rencontre dans les fictions de Gogol et Melville — chapeau mou, nœud papillon, grand manteau noir, souliers vernis. Y regardant de plus près, enlevant son chapeau mou, rasant sa moustache et modernisant un peu ses lunettes, je me suis dit tout à coup que c’était un peu moi : même tête d’œuf, au sens propre, même nez triangulé — ce n’est pas tout à fait le mot juste mais ça rend bien l’effet —, même absence de lèvres comme si la bouche se repliait sur elle-même et ruminait ses monotonies. Et les yeux, sous ces sourcils broussailleux, ils devaient être noirs ou marron foncé, comme les miens. Ver- Vers là d’où je viens 15 dict : en voilà un qui, s’il n’avait pas écrit de la poésie, aurait sûrement accédé au grade de Monotone de Classe Exceptionnelle 2e échelon à Lisbonne ou Coimbra, comme à Paris moi. J’en étais à peu près là de mes cafardeuses rêveries quand, tout à coup, le téléphone s’est mis à vibrionner sur mon bureau comme s’il cherchait à me rappeler à la réalité. « Vincent, c’est moi, a dit Nathalie d’une voix presque éteinte, comme si elle chuchotait. — Quelque chose ne va pas ? — Papa vient de mourir. — … — Tu as entendu ce que je viens de dire ? a insisté ma sœur. — Mais il n’était même pas malade. Je l’ai eu au téléphone la semaine dernière. Il semblait aller assez bien. Qu’est-ce qui s’est passé ? — Micheline m’a appelée hier matin à huit heures et demie, juste avant que je parte au travail. Quand elle est arrivée à la Cour du Tail, il était encore au lit : il disait qu’il avait mal à la poitrine et avait de la peine à respirer. Le médecin est venu et l’a aussitôt fait hospitaliser à Fontenay. » Je t’explique, Chloé. Micheline, c’est, c’était la domestique que ma mère avait engagée autrefois pour faire la lessive ou le grand ménage de printemps. Après la guerre, elle avait continué à venir à la maison pour aider papa. C’était une petite brune joufflue toute bouclée et pleine d’attention envers Nathalie et moi. Comme Nathalie habite à Nantes, c’est elle tout naturellement qu’elle a contactée ce matin-là. Micheline ne me téléphonait pratiquement jamais mais il m’arrivait à moi de l’appeler pour prendre des nouvelles de papa les dernières années. Elle me donnait parfois du « monsieur Vincent » alors que je faisais tout mon possible pour la mettre à l’aise et plaisanter avec elle de tout et de rien.