MENSONGE ET TRAHISON

Transcription

MENSONGE ET TRAHISON
MENSONGE ET TRAHISON
Claude et Garance De Forsous, mariés depuis dix ans, étaient follement amoureux l’un de l’autre.
Ils habitaient dans un grand appartement bourgeois dans le huitième arrondissement de Paris, au 36 rue
de Balzac. Garance passait ses journées à lire et à peindre, tandis que son mari travaillait au Ministère
des Colonies. L’un comme l’autre parlaient sans cesse d’adopter un enfant, en raison de la stérilité
malheureuse de Mme De Forsous.
Un soir de printemps, alors que sa femme était occupée à épousseter les meubles de leur salon
cossu, rempli de bibelots de grande valeur - Garance ne souhaitait absolument pas que Marie, la
servante de la maison, s’occupe de cela ; un rien pouvait les faire chuter et ce serait une catastrophe.
Claude avait mis tellement de temps à réaliser cette belle collection provenant des Indes, de l’Indochine,
de l’Afrique ! - Claude revint du travail portant un couffin admirablement décoré. Garance, toute
surprise, le désencombra de son sac de travail et lui demanda :
« Que rapportez-vous aujourd’hui, mon cher ?
- Un couffin et un bébé, ma chère », répondit Claude, amusé de l’expression presque détachée
de sa femme habituée à ce qu’il rapportât des objets insolites.
Interdite, Garance stoppa net son geste et virevolta pour faire face à son mari.
« Qui est cet enfant ? demanda Garance, surprise et anxieuse à la fois.
- Hé bien, c’est le nôtre !, répondit-il.
- Mais comment ça, le nôtre ?, reprit-elle avec une tension qui montait en elle sans qu’elle puisse
se contrôler.
- C’est l’enfant de la servante d’un ami ; elle ne peut pas l’élever seule car elle travaille, alors j’ai
proposé que nous nous en occupions et j’ai pensé que cela te ferait plaisir, n’est-ce pas ? Ai-je bien fait ?
», insista-t-il en lui remettant l’enfant.
Elle fondit en larmes et le serra contre elle aussi fort qu’elle le put.
Quel ange ! Dieu avait enfin entendu ses prières ?
Cet enfant était tout ce qu’elle désirait depuis des années, et qui plus est, c’était un garçon. Enfin
son existence prenait un sens et elle envisageait déjà tout ce qu’elle devrait aménager dans la maison
pour qu’il se sente chez lui, qu’il soit choyé, cajolé, aimé autant qu’il devait l’être. Elle se projetait déjà
dans différentes situations : avec lui, auprès de ses amies du club de jeux, avec lui, auprès des collègues
de son mari lors des dîners qu’elle organisait à la maison, avec lui, au parc Monceau se promenant
gaiement, avec lui, enfin, sans avoir ce sentiment de honte de ne pas être mère …
Un doute la prit :
« Faut-il que je rencontre sa mère pour lui demander la permission ou la remercier ? bégaya
Garance.
- Non, ne vous inquiétez pas, je l’ai déjà remerciée de votre part, répondit Claude.
- Comment s’appelle-t-il ?
- Comme nous le souhaitons. J’ai pensé à Guillaume, répliqua-t-il.
- Ce sera parfait ! Oh, comme je suis heureuse ! », s’exclama-t-elle.
Ainsi commença une vie à trois. Garance engagea une nourrice, le temps que Marie revienne
pour allaiter notamment son petit. Guillaume enchantait ses parents par ses grands yeux bleus, ses
petites mains qui agrippaient fort les doigts de Garance, ses moments d’éveil qui retenaient toute leur
attention... Elle passait des journées entières à jouer avec lui, à lui parler, à lui chanter des comptines et
à le bercer, comme une mère attentive et aimante qu'elle était désormais.
Néanmoins, elle trouvait dommage que Marie ne soit pas présente pour l’aider. Une femme
bourgeoise se devait d’avoir une servante efficace pour les tâches ménagères et les repas, mais elle
devait également être une aide précieuse pour s’occuper des enfants !
Malheureusement, Marie avait dû s’absenter quelques temps pour rejoindre une cousine
gravement malade et était partie précipitamment, sans date exacte de retour.
Garance se demandait si Marie allait revenir un jour et reprendre son rôle au sein du luxueux
appartement. La nourrice actuelle avait été embauchée à la va-vite afin de nourrir le petit Guillaume lors
de ses premiers mois de vie, mais les De Forsous ne l'appréciaient pas et ils avaient déjà convenu de la
renvoyer à la minute à laquelle leur précieuse femme de ménage serait de retour.
Quelques mois plus tard, Garance était installée dans son boudoir et étudiait un livre d'œuvres
d'art emprunté à une de ses amies quand soudain elle entendit le bruit d’une clef dans la serrure. Elle
fut très surprise car son mari était au travail. Elle se leva de son fauteuil et s’avança vers la porte
d’entrée.
Marie apparut sur le pallier, fourbue, chargée, d’un air triste.
« Bonjour Marie.
- Bonjour Madame. Comment vous portez-vous ?, et Monsieur Claude ?, demanda-t-elle
immédiatement.
- Bien, Marie, je vous remercie. Nous nous portons à merveille, surtout depuis … l’arrivée de
Guillaume », chuchota-t-elle de peur de réveiller son enfant qui dormait profondément.
Marie, les épaules basses, entra lentement dans le grand hall d’entrée, et se dirigea tout
naturellement vers la cuisine, son espace de vie auprès des De Forsous, quand elle se retourna et posa
une question, celle que Garance attendait avec anxiété :
« Dois-je préparer le déjeuner pour deux ? »
Garance éclata de rire et répondit :
« Guillaume est notre fils, c’est un bébé et il ne boit que du lait pour le moment, voyons ! Vous
préparerez un déjeuner léger pour moi seule, merci Marie.
- Monsieur Guillaume est un enfant, dit-elle songeuse …. Votre enfant ? Mais comment cela est-il
possible ? interrogea Marie.
- Nous l’avons adopté, dit la nouvelle mère. Mais … que vous arrive-t-il, Marie ? Vous me semblez
fébrile, vous êtes d’une blancheur à faire pâlir un mort ! Venez-vous asseoir un instant, nous allons
prendre une tasse de thé, cela vous fera du bien… Et racontez-moi comment va votre chère cousine,
puisque c’est d’elle dont il est question, n’est-ce pas ?
- Je vous remercie, Madame, elle va mieux », répondit sourdement la femme de ménage.
Garance et Marie prirent le thé. Si les vêtements de Marie n’avaient pas trahi sa condition de
servante, on aurait pu croire à deux amies, se racontant quelque secret ou histoire de famille. Marie
rassura Madame De Forsous sur la santé de sa cousine dont la convalescence touchait à sa fin.
Ce moment de détente ne dura pas bien longtemps puisque Guillaume se manifesta par de jolis
cris, rappelant à sa mère qu’il était l’heure de déjeuner !
Garance sauta presque de son fauteuil, enjamba le joli repose-pied vert sapin et alla chercher le
bébé dans son parc, placé dans sa chambre décorée avec soins et remplie de jouets.
Marie, quant à elle, se leva péniblement de sa chaise, lente et désemparée.
Lorsque Garance revint dans le petit salon avec Guillaume, la servante jeta un œil furtif à
l’enfant, se dirigea vers l’entrée pour récupérer ses paquets et partit chercher son tablier dans la cuisine.
Il était l’heure de se remettre au travail.
Le travail ne manquait pas chez les De Forsous, car Marie n’avait pas été remplacée pendant son
absence et même si Garance avait embauché une jeune femme pour la préparation des repas, il n’avait
pas été question d’entretien de la maison. Garance avait paré au plus important et l’on s’en était bien
accommodé pendant quelques semaines. La poussière s'était sentie à son aise tous ces jours !
Depuis le retour de Marie, la nourrice avait été congédiée et Marie avait repris ses tâches
quotidiennes. A la demande de Madame, Marie devait également prendre sur son temps de repos afin
d’aider la famille à recevoir. Ses gages seraient augmentés, bien évidemment, mais les semaines étaient
longues et éprouvantes.
Monsieur se sentait en joie depuis l’arrivée de Guillaume et proposait très régulièrement à ses
connaissances et amis de venir dîner aux "Petits Champs-Élysées", comme aimaient à le dire les
habitants de ces immeubles haussmanniens qui bordaient la plus belle avenue du monde.
Madame De Forsous était donc fort occupée entre les moments de jeu avec son enfant, la
lecture de romans qu’elle appréciait au coin du feu, la peinture de toiles qu’elle commençait mais
qu’elle ne finissait pas, les sorties mondaines au théâtre ou à l’opéra, les dîners entre amis à la maison
et les après-midi de visite de ses chers musées avec ses amies proches. Apprécier l’art devait se faire en
toute confiance et ne saurait être partagé avec des inconnus !
La servante aidait au mieux dans cette effervescence et s’occupait de plus en plus de Guillaume
qu'elle appréciait comme si cet enfant était le sien : elle le nourrissait dorénavant de purées faites de
légumes frais provenant du meilleur maraîcher du marché, le changeait, le berçait pour qu’il s’endorme,
le promenait au parc Monceau, lui chantait des comptines…
Un matin de Décembre, alors que Mme De Forsous prenait son petit-déjeuner dans la salle à
manger, elle observa attentivement Marie et Guillaume. Elle remarqua l’attachement entre ces deux
êtres, comme si cette image lui sautait au visage subitement. Cela lui fut pénible et Garance arracha le
bébé des bras de sa servante pour lui donner un bain et l’habiller chaudement. L'hiver arrivait à grands
pas et la ville de Paris était enrobée d'un voile gris et pluvieux depuis plusieurs semaines.
Garance commençait à perdre patience envers Marie qui s'occupait de plus en plus de
Guillaume; la servante trouvait constamment des excuses alors que les repas n'étaient pas prêts à
l'heure, que le ménage n'était pas fait avec autant de soin qu'auparavant, que les robes de Madame
n'étaient pas repassées avec autant de délicatesse qu'autrefois ... Garance n'avait plus d'autorité sur sa
servante qui l'éloignait de son fils, un peu plus chaque jour.
Elle en parla à plusieurs reprises à son mari mais il n’y prêta guère attention. Claude ne savait pas
comment réagir envers Marie, qui les aidait beaucoup, car il appréciait son travail et sa fidélité auprès
d'eux. Le Ministère des Colonies lui prenait trop de temps pour régler un souci domestique et il laissa à
sa femme le soin de régler cette mésentente passagère.
Un matin de février, tandis que Claude se préparait pour une réunion de bonne heure, Garance
sortit de sa chambre et fut surprise du silence dans la maison. Guillaume n’avait pas pleuré de la nuit, ce
qui était rare, mais elle ne s’inquiéta pas outre mesure. Quand elle se dirigea vers la salle à manger pour
y prendre son petit déjeuner, elle s’aperçut alors que Marie n’avait ni préparé les toasts de Monsieur, ni
déposé le journal quotidien sur la commode de l'entrée. Claude allait en être contrarié et elle se mit en
colère :
« Marie !, appela-t-elle, d’un ton énervé. »
Personne ne répondit.
« Marie, où êtes-vous ? » lança-t-elle, d'une manière plus stridente qu'elle ne l'aurait voulu.
Elle marcha d'un pas déterminé vers la chambre de sa servante, mais à sa grande surprise la
chambre était vide. Entièrement vide.
Claude et Garance cherchèrent dans chaque recoin de l'appartement mais ne la trouvèrent
point. Inquiets, ils allèrent récupérer le petit Guillaume dans sa chambre et découvrirent avec désarroi
qu’il avait également disparu.
Le choc fut tel que Garance s'évanouit sur le tapis. Claude la rattrapa de justesse et par chance
évita une chute trop brutale. Sa femme ne reprit ses esprits que quelques instants plus tard, qui lui
parurent une éternité. A son réveil, Garance comprit que Marie avait enlevé Guillaume et elle se mit à
pleurer toutes les larmes de son corps.
Claude, très attristé, prit son manteau et celui de son épouse, le lui enfila ainsi que ses bottines
fourrées, Ils se munirent d’un parapluie, remontèrent l’allée et se dirigèrent vers le poste de police de
leur quartier.
Madame et Monsieur De Forsous furent bien accueillis par les policiers qui comprirent leur
angoisse et qui prirent leur déposition consciencieusement : leur bébé et leur femme de ménage
avaient disparu, cette dernière étant soupçonnée d’enlèvement d’enfant. Après les formalités
administratives de rigueur, le couple rentra chez lui, désemparé. La journée fut longue et angoissante, la
nuit fut remplie de chagrin.
Le détective principal prit en main l’affaire, mena l’enquête pendant plusieurs mois ne laissant au
hasard aucune piste, mais le résultat fut désastreux : aucune trace de l’enfant, aucun témoignage
probant, aucune conclusion plausible. Le dossier fut classé, sans suite, comme si ni Marie ni Guillaume
n’avaient existé.
Cinq années plus tard, le temps avait fait son œuvre, Madame De Forsous et son mari avaient
repris une vie calme et posée, malheureusement sans enfant ; ils avaient décidé de ne plus adopter,
mais de garder en mémoire et dans leurs cœurs Guillaume comme unique et seul enfant de leur vie.
Par une belle journée d’été, ils décidèrent de faire une excursion à Argenteuil, où ils louèrent une
petite maison pour deux jours. L’air frais de la campagne leur ferait le plus grand bien. Depuis la
disparition de Guillaume, Garance avait du mal à apprécier le quotidien et elle avait besoin de
distraction : ses lectures et peintures ne lui suffisaient plus et elle était souvent mélancolique.
Après un court voyage et à leur arrivée à l’adresse recommandée, le couple déposa ses quelques
bagages sur le perron et découvrit un jardin coquet et bien entretenu. Les parfums dégagés par les
arbres en fleurs et les rosiers grimpants étaient absolument divins.
« Quelle belle journée !, mon cher Claude. Commençons par faire quelques emplettes au
marché, proposa Garance à son mari. J’ai très envie d’un plateau de fruits de mers accompagné de ce
bon petit vin blanc que nous avons dégusté il y a peu. Qu’en dites-vous ?
-Excellente idée, répondit Claude. Prenons cet élégant panier d’osier pour y mettre nos
provisions et allons-y ! », ajouta-t-il.
Tandis que le couple se dirigeait vers le marché du centre-ville, il passa devant un jardin
d’enfants peuplé d'une ribambelle de petits accompagnés par leur mère ou leur gouvernante. Cette
image était difficile à supporter, mais Garance sourit néanmoins à un petit garçon qui la regardait, de
loin.
« Claude, voyez comme cette jeune femme en robe blanche et son jeune fils ont l’air d’être
heureux, soupira Garance.
-Je pense que nous nous reposerons bien ici, répondit Claude, comprenant que sa femme
essayait de faire des efforts pour ne pas pleurer. Ne nous attardons pas, je vous en prie », reprit-il en lui
prenant le bras pour l’emmener au loin.
Garance ne pouvait ni bouger ni détacher les yeux de cette femme et de cet enfant.
« Claude, s'il vous plaît, observez cette jeune femme. Elle ressemble tant à Marie, ne trouvezvous pas ? reprit-elle.
-En effet, mais les ressemblances sont souvent trompeuses, répondit-il d'un air inquiet. Ne vous
faites pas de mal, ma chère épouse », ajouta-t-il.
Il savait que cela ne changerait rien à l'attitude de sa femme.
Alors, Garance s'approcha lentement de l'inconnue, marchant comme un fantôme et le cœur
battant la chamade; lorsqu'elle fut assez proche du petit garçon, elle eut un cri d'effroi, fixa Marie de ses
yeux bleus d'acier, ne put plus respirer et s’effondra sur l'herbe.
«Mais Claude, regardez, c'est mon fils... avec cette femme, cette voleuse !, sanglota Garance.
-Vous faites erreur, c'est mon fils, il l'a toujours été, répliqua aussitôt Marie.
-Claude, dit quelque chose, elle ment, n'est-ce-pas ? », reprit Garance d'un ton implorant.
Mais Claude baissa la tête, incapable de la contredire. Il regarda tristement madame De Forsous
qui commençait à comprendre que son mari et sa servante s'étaient joués d'elle depuis longtemps.
Ce n'était pas seulement son fils qu'elle avait perdu à cet instant, mais son mari, toute sa vie
enfin, qui se résumait en deux mots: mensonge et trahison.
Azilys Rumigajloff et Léa Puigvert – 4ème 2

Documents pareils