Un dernier train pour l`Amérique
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Un dernier train pour l`Amérique
Jérôme Brézillon hommage a imait passionnément les Etats-Unis. En 2010, à la fin de l’hiver, il avait pris le train, le fameux Amtrak, pour un premier voyage entre Austin, Texas, et Oklahoma City. L’année suivante, un autre voyage le conduisit de Miami vers Washington, New York, puis Chicago. Il avait p révu une autre virée pour le printemps 2012 : le cancer ne lui en n’a pas laissé le temps. Un dernier train pour l’Amérique Le photographe Jérôme Brézillon, qui fut un collaborateur de GEO, est mort cette année à l’âge de 47 ans. Une exposition lui sera consacrée lors du Mois de la photo, en novembre. Voici quelques images inédites, témoins de ses ultimes voyages aux Etats-Unis. par christian caujolle hommage | Jérôme Brézillon Cette image fut-elle réalisée dans le Vermont, le Dakota du Nord, le Montana ? Nous ne le savons pas : «Jérôme n’a pas pris de notes», dit Marie Moscoso, qui prépare un livre à paraître en 2013. «Nous avons r etrouvé deux grands cahiers, un peu comme des carnets de voyage, dans lesquels il avait collé des petits tirages de lecture, par thème (la neige, la pluie…) mais rien n’est c hronologique.» hommage | Jérôme Brézillon Peut-être un petit matin, au bord de l’un des Grands Lacs. Par son ampleur, la qualité de son silence, cette image pourrait aussi être un hommage aux photographes a méricains que Jérôme Brézillon vénérait : William Eggleston, Stephen Shore, Richard Misrach, ceux qui ont renouvelé notre perception des espaces américains comme a utant de paysages 6 GEO VOYAGE mentaux et culturels. hommage | Jérôme Brézillon Cette photo, peut-être, fut prise dans le Mississippi, à bord du «City of New Orleans», le train qui relie Chicago à la Louisiane. Ou depuis celui qui mène de La NouvelleOrléans à la Californie, le mythique «Sunset Limited» qui donna son nom à un roman de James Lee Burke puis à une pièce de Cormac McCarthy, deux des auteurs de prédilection de Jérôme Brézillon. 8 GEO VOYAGE hommage | Jérôme Brézillon De maigres palmiers, un coucher de soleil bien peu clinquant, des plateformes p étrolières comme des points flous sur l’horizon – sans doute le golfe du Mexique, des mobile homes qui ne doivent pas être ceux de t ouristes… C’est un peu comme dans un roman de Russel Banks ou dans une chanson de Springsteen, que le photographe vénérait, quand le «rêve a méricain» devient le f ardeau des déclassés. 10 GEO VOYAGE hommage | Jérôme Brézillon Comme dans un travelling interminable… J érôme Brézillon, s’il a beaucoup collaboré avec la presse, n’était pas photographe «de» presse, ni de rien du tout d’ailleurs. Il était photographe, tout simplement. Photographe et voyageur amoureux. Et c’est en Amérique, par amour des Indiens, par envie de voir, sans projet autre que de laisser venir à lui les images lorsqu’elles se donnent en cadeau au cours de ces traversées, lorsque les lumières frappent tour à tour la neige ou une étendue verdoyante, qu’il se retrouvait. L’Amérique lui était indispensable comme à tous ceux qui, dès l’adolescence, ont baigné dans ses musiques, sa littérature, ses mythologies et qui, comme toute une génération (il avait 47 ans), continuent à s’en nourrir. Mais il ne versait pas dans l’angélisme et n’a jamais oublié de montrer les conditions de vie des Indiens Lakota à Pine Ridge, le pénitencier d’Oklahoma, ou d’affirmer son opposition à la peine de mort. Impossible, pourtant, de ne pas céder à l’appel de la route : Jérôme aimait les voitures – et elles figurent dans bien de ses images –, qui lui permettaient de découvrir en toute liberté, de s’arrêter, de nous offrir une respiration généreuse. On sent à chaque instant le bonheur d’avoir été là et de retrouver sur la pellicule le sentiment de plénitude qu’il avait éprouvé. Il y a des montagnes, des déserts, des forêts, des fleuves, des rochers, des cascades et des arbres, mais le paysage, lui, n’existe pas. Il est simplement l’affirmation du 12 GEO VOYAGE point de vue de celui qui regarde tous ces é léments, l’image que l’on choisit de donner de l’espace, en voyageur attentif ou pressé, contemplatif ou géographe. C’est pour cela que l’histoire picturale, photographique puis cinématographique du paysage est si riche : elle signe des choix d’outil, de cadrage, elle témoigne de la volonté de l’homme de modeler l’espace, de se l’approprier. C’était vrai du temps du voyage en Italie ou en Méditerranée pour les peintres, ce fut le cas dès les débuts de la photographie, lorsque la faible sensibilité des supports interdisait au voyageur de capturer l’image mouvante des passants. Dans la lignée des grands photographes coloristes Et c’est toujours vrai aujour d’hui, pour les amateurs de plus en plus nombreux qui peuvent parcourir la planète et qui, aux côtés des images de famille, enregistrent des paysages flattés par la lumière. Ceux de Jérôme, s’ils sont cadrés au cordeau, sont toujours larges, avides de combiner la précision et le sentiment de liberté face à un horizon qui aimante le regard autant que le déplacement. Ils vibrent, apaisés, sans formalisme. Ils sont là comme ces évidences dont on ne ressent jamais tout ce qu’elles ont exigé de rigueur dans leur mise en place. De même qu’il existe des visages – ou des corps – plus photo géniques que d’autres parce qu’ils accrochent la lumière d’une façon particulière, certains espaces semblent plus propices à l’exercice du paysage que d’autres. L’amplitude est plus grande, les contrastes sont plus marqués, la nature s’affirme avec une force particulière. C’est sans doute ce qui explique la richesse de la tradition américaine dans le domaine : depuis le XIXe siècle, peu d’exemples de continuité sont aussi remarquables que celui qui mène de Carleton E. Watkins hier à Robert Adams aujourd’hui. L’Amérique du Nord est un terrain de choix pour le paysage : impossible d’échapper à Ansel Adams, dont le noir et blanc voluptueux est un hymne panthéiste à la grandeur des montagnes Rocheuses, ni aux travaux des grands coloristes des années 1960 et 1970 comme William Eggleston, Stephen Shore, Joel Meyerowitz ou Richard Misrach et ses vues du désert, qui ont changé notre perception de l’espace. Jérôme sait qu’il photographie après eux, il a tiré les leçons de leur approche de la couleur. Mais il ne la répète pas, il la prolonge avec sa sensibilité toute en nuances, et sa palette qui s’applique souvent à ce qu’il y a de plus banal, évite les stridences, même s’il prend plaisir à souligner une ponctuation de couleur vive dans un camaïeu de teintes. Les grands espaces appellent le voyageur. C’est, en littérature, ce qui marqua ce mouvement aussi fluide que radical que fut la «Beat Generation» au tournant des années 1950. Kerouac, la musique, un peu de drogue douce, une forme d’errance qui s’échappera de la grande ville pour la route et une forme poétique de voyage. Le plus bel exemple photographique de cette approche reste «Les Américains» de Robert Frank, lorsque le jeune homme venu de Suisse se laisse aller au plaisir de la découverte, à une forme de surprise visuelle née aussi bien de la perfection d’une route dont le marquage blanc court vers l’infini que des rencontres de hasard avec ces gens ordinaires qui font l’Amérique. Jérôme aussi aimait que le hasard lui offre des surprises, des rencontres, comme celle qu’il fit dans un train, lors du dernier voyage, d’une jeune fille qu’il convainquit de rester avec lui entre Washington DC et New York, et qui le dépanna quand sa carte de crédit resta muette. Plaisir de partager quelques heures, simplement. Il aimait la lenteur des trains américains Lorsque la maladie s’imposa, il ne baissa jamais les bras. Il repartit en train cette fois, à deux reprises, pour deux longues traversées d’Est en Ouest et du Nord au Sud, avec en tête les mots de Jim Harrison, les échos de Kerouac – «Une fois de plus, nos valises cabossées s’empilaient sur le trottoir ; on avait du chemin devant nous. Mais qu’importe : la route, c’est la vie.» Avec beaucoup de musiques aussi, Bob Dylan, Johnny Cash, Dr Feelgood pour «Love is a Serious Business», «Please Give Me a Chance» de Joe Cocker et peut-être «Death Have Mercy» de Harry Manx. Boots aux pieds comme toujours, il n’était pas triste. Il vivait le voyage comme jamais. Il regardait, voyait, capturait. Le rythme seul avait changé, dans lequel il trouvait aussi son compte. Il le dit, parfaitement : «Les trains américains sont lents et permettent de voir venir, les décors apparaissent, disparaissent, le décor a sa place, les images sont fragiles et furtives, la vitre leur donne un aspect diffus. Je deviens spectateur, comme si je photographiais pendant un L travelling interminable.» Christian Caujolle Longtemps responsable du service photo de «Libération» puis fondateur et directeur artistique de l’agence VU, Christian Caujolle est écrivain, commissaire d’expositions et directeur de festivals de photographie. Pour le Mois de la photo, à Paris : exposition «Stand Art Life», Galerie Sit Down, du 8 novembre au 31 décembre 2012. Jérôme Brézillon a travaillé pour de nombreux journaux comme «Libération», «Télérama», «Les Inrocks» et «GEO». Publicité, reportages lors de conflits armés, portraits, photo graphies de plateau pour le cinéma, il avait touché à tous les domaines. En 1996, il obtenait le World Press Photo.