XIèmes Journées Européennes du Droit de Nancy. 26 novembre

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XIèmes Journées Européennes du Droit de Nancy. 26 novembre
XIèmes Journées Européennes du Droit de Nancy. 26 novembre 2010
Thème : Vie privée, vie publique
Communication de Daniel GILTARD, conseiller d’Etat, président de la Cour
administrative d’appel de Nancy : « L’intervention de l’Etat dans le domaine de la liberté,
dignité et morale publique »
Par rapport au thème proposé, je préciserai le cadre de ma communication.
D’abord, par intervention de l’Etat on entendra en réalité l’intervention de toute autorité
publique.
Ensuite, compte tenu du temps qui m’est imparti et surtout de l’actualité de ce principe, de
ses relations avec la liberté individuelle et la morale publique, mes propos seront centrés sur
la dignité - la dignité de la personne humaine.
Si la liberté et la morale font partie depuis longtemps de notre système juridique, la dignité de
la personne humaine est un principe affirmé plus récemment, d’une portée très large,
puisqu’il nous accompagne de notre naissance à notre mort et même avant notre naissance et
après notre mort, mais dont pourtant les contours sont encore incertains.
Cette incertitude invite l’autorité publique à la prudence dans ses interventions. En effet
l’autorité publique doit assurer la conciliation entre le principe de dignité de la personne
humaine, la liberté individuelle et la moralité publique. Or cette conciliation est d’autant plus
difficile que le principe de dignité est, on le verra, susceptible de plusieurs acceptions et que
n’est pas tranchée par la jurisprudence, à supposer qu’elle puisse ou doive l’être, la question
de savoir si le principe de dignité humaine protège la liberté individuelle et limite donc
l’intervention des pouvoirs ou s’il limite l’exercice de cette liberté.
I - Une valeur de civilisation érigée en principe juridique.
Beaucoup d’ouvrages, de chroniques, de commentaires ont été écrits sur le principe de
dignité de la personne humaine. Aussi me contenterai-je de me limiter à un bref rappel de
l’émergence de ce principe dans notre droit positif.
A - Une valeur de civilisation
1- Réaffirmée par des conventions internationales en réaction à la
barbarie
Après la seconde guerre mondiale, la dignité de la personne humaine a été réaffirmée comme
faisant partie des droits fondamentaux de l’homme, mais cette affirmation se trouvait le plus
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souvent dans le préambule des conventions ou déclarations internationales et n’avait qu’une
portée symbolique.
La dignité de la personne humaine est ainsi réaffirmée dans le préambule de la Charte des
Nations-Unies du 26 juin 1945 ( les Etats proclament « à nouveau leur foi dans les droits
fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine » , dans le
préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948,
qui considère que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la
familles …constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » et
rappelle que le mépris des droits de l’homme a conduit à des actes de barbarie qui révoltent la
conscience de l’humanité. .
On retrouve cette réaffirmation de la dignité et de la valeur de la personne humaine dans les
préambules de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à
l’égard des femmes du 18 novembre 1979, de la Convention internationale des droits de
l’enfant du 20 novembre 1989, du pacte relatif aux droits civils et politiques du 16
décembre 1966 ou encore à l’article 1er de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne. . Le terme même ne figure pas dans la convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais son article 3 recouvre la même
notion en disposant que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements
inhumains ou dégradants ».
2- Prise en compte par la législation interne
Le législateur est intervenu dans des matières fort variées pour assurer la protection de la
dignité de la personne humaine. C’est le cas, par exemple, de la loi du 30 septembre 1986
sur la liberté de communication qui prévoit que l’exercice de cette liberté peut se trouver
limité dans la mesure requise par le respect de la dignité de la personne humaine.
La loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain a inséré dans le Code civil
un article 16, aux termes duquel « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute
atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de
sa vie »
On peut citer aussi la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité
du système de santé, qui prévoit que le malade a droit au respect de sa dignité et une
législation plus récente, la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 selon laquelle
l’administration pénitentiaire doit garantir à toute personne détenue le respect de sa dignité et
de ses droits. Si la loi récente du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage
dans l’espace public ne mentionne pas expressément le respect de la dignité de la personne
humaine, ce principe a, si on se réfère à l’exposé des motifs, évidemment inspiré les auteurs
du projet, puisque cet exposé des motifs indique que les valeurs de la République, liberté,
égalité, fraternité fondent le respect de la dignité des personnes et que l’article 1er de la loi
selon lequel « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son
visage » « traduit l’attachement de la Nation à un modèle social fondé sur le respect de la
dignité de la personne … »
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B - Un principe juridique
1- Une norme juridique supérieure
Ce ne sont là que quelques exemples qui témoignent du souci, relativement récent, des
pouvoirs publics de prendre en compte la dignité de la personne humaine, mais le respect de
la dignité s’impose de toute façon puisqu’il a été consacré par le Conseil constitutionnel qui,
se fondant sur les dispositions de Préambule de la Constitution de 1946, a fait de la
sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de
dégradation un principe de valeur constitutionnelle et que la liberté individuelle, autre
principe de valeur constitutionnelle doit être conciliée avec ce nouveau principe dégagé par
une décision du 27 juillet 1994 ( n° 94-343/344 DC ) qui concernait la loi précitée relative au
respect du corps humain )
L’année suivante, la Cour européenne des droits de l’homme, même si comme on l’a dit la
convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
n’emploie pas l’expression de dignité de la personne humaine, a jugé que l’essence même de
la Convention est le respect de la dignité et la liberté humaines ( arrêt du 22 novembre 1995,
affaire S.W.c/ Royaume-Uni, n° 335-B et 335-C et arrêt du 11 juillet 2002, affaire Christine
Goodwin c/ Royaume-Uni , n° 28957/95).
La Cour de justice de l’Union européenne a fait quant à elle de la dignité humaine un
principe fondamental du droit communautaire (9 octobre 2001, Royaume des Pays-Bas c /
Parlement et conseil, affaire c- 377/98
2- Mais deux conceptions de la dignité
Après avoir brièvement rappelé le cadre juridique, quittons le principe lui-même pour en
venir à son application concrète qui est au cœur de notre sujet, à savoir l’intervention de
l’autorité publique dans le domaine de la dignité de la personne humaine et les relations de ce
principe avec la liberté et la morale. C’est dans l’application que l’on se rend compte de
l’existence de deux conceptions de la dignité de la personne humaine.
La principale question qui se pose à l’autorité publique est, on l’a dit, celle de la relation entre
dignité humaine, liberté individuelle, voire moralité publique.
a) - La dignité, exigence morale du genre humain
Une première réponse a été apportée par le Conseil d’Etat dans la célèbre affaire, dite « du
lancer de nains », qui a donné lieu à l’arrêt du 27 octobre 1995 faisant de la dignité humaine
une exigence morale protégeant le genre humain et pouvant conduire si nécessaire à limiter
l’exercice de la liberté individuelle.
Affaire connue pour la nature du spectacle en cause, qui avait été à l’origine de nombreuses
réactions de réprobation, mais affaire essentielle pour comprendre les relations entre autorité
publique, dignité de la personne humaine, liberté individuelle et moralité publique.
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Rappelons en quelques mots les faits. Une société privée organisait dans des discothèques un
spectacle qui consistait pour les spectateurs à lancer un nain le plus loin possible. Il faut
préciser, pour bien poser le décor, que ce lancer se faisait, avec l’accord de la personne, qui
était protégée comme les joueurs de football américain et que le lancer se faisait au-dessus
d’un tapis de réception.
Les maires de deux communes, Morsang-sur-Orge, dans l’Essonne et Aix-en-Provence,
avaient prononcé l’interdiction de ces spectacles sur le fondement de leurs pouvoirs de police
générale, qu’ils peuvent exercer, on le sait, pour assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et
la salubrité publiques. Même si la dignité de la personne humaine, qui à l’époque des faits
n’avait pas encore été consacrée comme principe de valeur constitutionnelle, faisait partie du
corpus juridique, un maire n’aurait pu prendre une décision en se fondant par exemple sur les
stipulations de l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales. Il ne pouvait agir que dans le respect des règles de compétence,
c’est-à-dire, en l’espèce, dans le seul exercice de ses pouvoirs de police municipale.
La question qui se posait au Conseil d’Etat comprenait deux étapes : la première étape
consistait à savoir si l’autorité publique pouvait, pour faire respecter l’ordre public, intervenir
en matière de moralité publique, si la moralité est une composante de l’ordre public ; la
seconde étape conduisait à apprécier si la dignité de la personne humaine faisait partie de la
moralité publique. La moralité publique est-elle une composante de l’ordre public ? Si oui, la
dignité de la personne humaine est-elle une composante de la moralité publique ? C’est
uniquement si on répondait par l’affirmative que le maire pouvait exercer ses pouvoirs de
police générale, avec toutefois une réserve tirée de ce qu’en principe le maire doit se
prononcer en fonction de circonstances locales particulières et que l’interdiction du spectacle
en cause ne dépendait pas de l’appréciation de telles circonstances.
Sur le premier point qui consiste à savoir si la moralité publique fait partie de l’ordre public,
je ne m’étendrai pas sur une longue évolution, que l’on peut très succinctement résumer en
citant deux éminents auteurs : René Hauriou, qui, en 1927, écrivait que « l’ordre public, au
sens de police, est l’ordre matériel et extérieur (…) La police (…) ne poursuit pas l’ordre
moral dans ses idées » et aujourd’hui, René Chapus, pour qui « En l’état du droit, cependant,
il n’est pas douteux que la moralité publique ( dans la mesure, actuellement, où on en
rencontre encore des exigences) est une composante de la notion d’ordre public »
Sur le second point, le Conseil d’Etat a répondu. La dignité de la personne humaine fait partie
de la moralité publique. Le Conseil a en effet jugé : « Le respect de la dignité de la personne
humaine est une des composantes de l’ordre public ; que l’autorité investie du pouvoir de
police municipale peut, même en l’absence de circonstances locales particulières, interdire
une attraction qui porte atteinte au respect de la dignité de la personne humaine ».
Ce n’est pas « le lancer de nains » qui, en lui-même, est interdit. Le Conseil d’Etat fait
application de la ligne jurisprudentielle qu’il venait de définir aux faits qui lui étaient soumis
et s’il a jugé que les maires avaient ainsi pu légalement interdire le « lancer de nains », alors
même que la personne en cause se prêtait librement à cette exhibition contre rémunération,
c’est en raison des conditions dans lesquelles était organisée l’exhibition. La personne
humaine, affectée d’un handicap et présentée comme telle, se trouvait abaissée au rang
d’objet, de projectile, projeté avec violence par des spectateurs, plus ou moins enivrés, en
s’en saisissant par une poignée comme d’une valise. Il y avait là une atteinte à la dignité de la
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personne humaine qui est, pour le commissaire du Gouvernement devant l’assemblée du
Conseil d’Etat, Patrick Frydman, « un concept absolu » « une exigence morale
particulièrement solennelle ». Peu importait donc le libre-arbitre de la personne concernée. Le
« consentement du nain au traitement dégradant qu’il subit nous paraît juridiquement
indifférent » poursuivait Patrick Frydman.
b) La dignité et le respect de la liberté individuelle
La dignité humaine concept absolu qui peut restreindre la liberté individuelle, c’est une
première acception qui n’est pas partagée par la Cour européenne des droits de l’homme.
La Cour, pour apprécier, dans une affaire sordide de sadomasochisme où une femme avait
subi de véritables tortures, s’il y a eu ingérence dans le droit au respect de la vie privée
garanti par l’article 8 de la convention, protège, au nom de la liberté de chacun de mener sa
vie comme il l’entend, un principe d’autonomie personnelle qui inclut « la possibilité de
s’adonner à des activités perçues comme étant de nature physiquement ou moralement
dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d’autres termes, la notion d’autonomie
personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps »
Arrêt du 17 février 2005 KA et AD c/ Belgique, n° 42758/98. Le principe d’autonomie
personnelle l’emporte sur la protection de la dignité
On voit que cette conception du libre-arbitre appliquée à l’affaire du « lancer de nains »
n’aurait peut-être pas conduit à la même solution.
Une chose est d’affirmer et de consacrer un principe, une autre est de pouvoir donner une
définition opérationnelle de la notion.
3- Un principe fragilisé par les diverses acceptions de la dignité
Le comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution, dans son rapport (intitulé «
Redécouvrir le Préambule de la Constitution ») remis au Président de la République en
décembre 2008, a relevé que sous le même vocable de dignité le droit renvoyait en fait, selon
les cas, à des acceptions très différentes et que la notion recouvrait des options
philosophiques et idéologiques divergentes. C’est la raison pour laquelle, si le comité a
souhaité la consécration écrite d’un principe de dignité, ce ne pouvait être à ses yeux que le
principe d’égale dignité.
C’est aussi l’existence de ces acceptions variées qui a conduit le Conseil d’Etat , dans son
rapport de mars dernier, à estimer que le principe de dignité de la personne ne pouvait pas
servir de fondement à un régime d’interdiction du port du voile intégral et il est à noter que le
Conseil constitutionnel, dans la décision qu’il a rendue le 7 octobre dernier sur le projet de loi
interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ne s’est pas fondé sur le principe
de dignité de la personne humaine.
On mesure les difficultés de l’intervention de l’autorité publique lorsqu’est ou peut être en
cause une atteinte à la dignité humaine.
Elle doit toujours prendre en compte la dignité de la personne humaine, mais elle ne peut pas
toujours se fonder sur ce principe pour prendre une décision. On l’a vu tant pour le législateur
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à propos de la loi sur le voile intégral que pour l’autorité administrative dans l’affaire dite du
« lancer de nains »
Non seulement le principe lui-même est susceptible de plusieurs acceptions, selon qu’il est
considéré comme protégeant le genre humain ou la personne, mais il ne doit pas être perçu,
dans la hiérarchie des règles de droit comme se substituant à d’autres droits. Il faut relativiser
la place et la portée de ce principe, qu’il n’est pas toujours nécessaire d’invoquer.
4- Un principe matriciel plus qu’une norme juridique
Dans une intervention à un colloque organisé à Strasbourg en novembre 2009 sur le thème de
la dignité humaine et le juge administratif, le vice-président du Conseil d’Etat, M. Jean-Marc
Sauvé, après avoir rappelé que la dignité humaine pouvait être regardée à la fois comme un
attribut de la personne qui limite les droits des pouvoirs et des tiers et comme un attribut du
genre humain qui assigne des limites à la liberté individuelle, a considéré que la dignité
humaine pouvait être considérée comme un principe matriciel, dont procèdent d’autres
principes fondamentaux, par exemple le droit à la vie, la protection contre les traitements
inhumains et dégradants, l’intégrité de la personne, la protection de l’intimité, l’égalité sous
toutes ses formes. Le principe de dignité ne saurait donc se substituer à ces droits
fondamentaux inscrits dans les textes et consacrés par le juge. Il ne se réduit cependant pas à
ces droits et à une dimension autonome, mais doit au besoin se concilier avec eux.
Donc, en langage familier, ne mettons pas le principe de dignité à toutes les sauces.
Invoquons le lorsque la référence à d’autres droits fondamentaux, qui procèdent de cette idée
de dignité serait insuffisante ou en l’espèce inopérante.
Le commissaire du Gouvernement Patrick Frydman, dans ses conclusions sur l’affaire du
« lancer de nain » attirait l’attention d’une utilisation abusive dans le cadre du pouvoir de
police du principe de dignité de la personne humaine, qui serait susceptible de mettre en péril
la liberté d’expression et le président Sauvé, à la fin de son intervention précitée, après avoir
noté qu’au cours des 15 dernières années la censure d’actes administratifs sur le fondement
du principe de dignité humaine demeure rare, estime, que « le juge administratif a(…) pris la
mesure du nécessaire équilibre qui doit être trouvé dans l’application effective de ce principe,
entre droits et libertés qu’il est chargé de protéger et l’intérêt général qu’il a également
vocation à défendre »
La conception que l’on se fait de la dignité et de la moralité varie évidemment selon les
époques. Rappelons qu’au début du 20ème siècle, il avait été jugé qu’un maire avait pu
interdire un combat de boxe en se fondant sur le fait qu’une telle exhibition présentait « un
caractère brutal (…) parfois sauvage et contraire à l’hygiène morale » Conseil d’Etat 7
novembre 1924, Club indépendant sportif châlonnais.
B - L’intervention de l’autorité publique, garantie ou menace pour la dignité
de la personne humaine.
.
Il est normal que, eu égard à la mission d’intérêt général poursuivie par les autorités
publiques, que leur intervention ait pour objet de garantir le respect du principe de la dignité
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de la personne humaine, mais cette intervention peut aussi avoir pour effet ou être accusée
d’avoir pour effet de porter atteinte à ce principe.
1- L’intervention de l’autorité publique, garantie du principe de dignité.
Dans l’exercice d’un pouvoir de police administrative ou d’un pouvoir de sanction, l’autorité
publique est appelée à prendre des mesures pour protéger le principe de dignité de la
personne humaine et, le plus souvent, elle doit concilier ce principe avec d’autres principes
de même valeur. On citera quelques cas concernant différentes libertés.
a) Le principe de dignité et la liberté de manifestation.
Une affaire qui a eu en son temps un certain impact médiatique illustre la conciliation entre
ces deux principes de valeur constitutionnelle. Il s’agit de ce que l’on a appelé l’affaire de
la soupe au lard ou de la « soupe au cochon ». Une association de soutien aux sans-abri
avait prévu en début janvier la distribution d’une soupe populaire, qu’elle qualifiait de
« soupe gauloise » En proposant une soupe au lard, les organisateurs opéraient une
discrimination dès lors que la religion de certains leur interdisaient de consommer de la
viande porcine. Il y avait là, a jugé le juge des référés du Conseil d’Etat le 5 janvier 2007
(ministre d’Etat, ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire c/ Association
Solidarité des français) , une démonstration susceptible de porter atteinte à la dignité des
personnes privées du secours proposé. L’autorité de police a dès lors pu interdire cette
distribution sur la voie publique sans porté une atteinte grave et manifestement illégale à la
liberté de manifestation.
b) Le principe de dignité et la liberté d’expression
L’autorité publique a pu intervenir pour faire respecter le principe de dignité alors qu’était
exercée la liberté d’expression.
C’est le cas de décisions du Conseil supérieur de l’audiovisuel, auquel, on l’a vu, la loi
confie la mission de faire respecter la dignité de la personne humaine, ordonnant la
suspension d’autorisation d’émettre accordée à une radio ou la mettant en demeure de
respecter ses obligations conventionnelles dans les situations suivantes :
L’animateur d’une émission, après avoir annoncé la mort d’un policier lors d’une fusillade
avec des malfaiteurs, s’était à plusieurs reprises réjoui de cette nouvelle en tenant des propos
constituant une atteinte à la dignité de la personne humaine. La radio en cause ne pouvait
dans ces conditions soutenir que la sanction infligée serait contraire au principe de la liberté
d’expression. La sanction de la suspension temporaire était justifiée (Conseil d’Etat, 20 mai
1996, société Vortex)
Dans une autre affaire de radio, les animateurs, informés par des auditeurs de la découverte
du corps d’un enfant puis d’une femme, ont incité les auditeurs à multiplié les témoignages
sur l’état des cadavres et les ont encouragé à donner des détails particulièrement choquants.
On n’était plus là dans la liberté d’expression. L’objectif n’était pas l’information du public,
mais la recherche d’audience par l’étalage de faits morbides. L’attitude des animateurs
constituait une atteinte à la dignité humaine et justifiait la décision du CSA. (Conseil d’Etat,
30 août 2006, Association Free Dom)
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L’intervention de l’autorité publique est adaptée à chaque situation. Ainsi le ministre de la
culture n’a pas méconnu le principe de dignité de la personne humaine en accordant à un
film, qui comporte des scènes d’une grande violence et des scènes de sexe non simulées, le
visa d’exploitation assorti de la seule interdiction aux moins de dix-huit ans ( Conseil d’Etat,
14 juin 2002, Association Promouvoir)
2- L’intervention de l’autorité publique, atteinte au principe de dignité.
Les cas que nous venons d’évoquer concerne l’intervention des autorités publiques dans
l’exercice de pouvoirs de police administrative ou de sanction. Mais ces autorités peuvent
aussi prendre des décisions qui ont pour effet ou sont accusées d’avoir pour effet de porter
atteinte au principe de dignité de la personne humaine.
On citera quelques exemples :
Des décisions concernant les détenus ont été critiquées comme portant atteinte à ce
principe. On citera rapidement plusieurs décisions du Conseil d’Etat.
Le garde des sceaux, en prévoyant dans une circulaire que les détenus pourraient être soumis
à des fouilles intégrales ne porte pas atteinte au principe de dignité de la personne humaine,
compte tenu des mesures prises pour protéger l’intimité et la dignité des détenus et eu égard
aux contraintes particulières afférentes au fonctionnement des établissements pénitentiaires
(Conseil d’Etat , 8 décembre 2000, Frérot)
Même solution pour une circulaire qui, pour les détenus les plus dangereux, autorise le
menottage dans le dos ainsi que l’entrave et la présence de l’escorte à l’occasion de la
consultation médicale, dès lors que ces dispositions n’ont vocation à être mises en œuvre que
dans la mesure où apparaissent des risques sérieux d’évasion ou de trouble à l’ordre public et
n’instituent aucun traitement excédant le niveau de contrainte strictement nécessaire au
déroulement d’une consultation médicale dans des conditions de sécurité satisfaisantes
(Conseil d’Etat, 15 octobre 2007, Duval )
Les dispositions relatives à la sanction de mise en cellule disciplinaire n’instituent aucun
traitement qui soit, dans son principe, inhumain et dégradant, et ne portent, par elles-mêmes,
aucune atteinte au principe de dignité humaine (Conseil d’Etat, 30 juillet 2003, Observatoire
national des prisons)
Dans un autre domaine, des dispositions législatives, qui rendent obligatoires des
vaccinations, ont certes pour effet de porter une atteinte limitée aux principes d’inviolabilité
et d’intégrité du corps humain, mais elles sont mises en œuvre dans le but d’assurer la
protection de la santé, qui est un principe de valeur constitutionnel. Elles ne méconnaissent
donc pas le principe constitutionnel de dignité de la personne humaine (Conseil d’Etat, 26
novembre 2001, Association Liberté, Information, Santé et autres)
Citons aussi, dans les différentes interventions de l’autorité publique, l’autorisation
d’ouverture d’une installation classée sur un lieu historique où peuvent reposer des
dépouilles de soldats. Le Conseil d’Etat a jugé que l’arrêté préfectoral d’autorisation ne
méconnaissait pas le principe de dignité humaine, mais au motif qu’un protocole d’accord
avait été établi en vue du relèvement et de l’inhumation des restes humains qui pourraient
être exhumés en cours de chantier et que le préfet avait fixé des prescriptions
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complémentaires tirant les conséquences de ce protocole (Conseil d’Etat, 26 novembre 2008,
syndicat mixte de la vallée de l’Oise)
Citons pour finir des cas un cas où l’atteinte au principe de dignité de la personne humaine a
été retenue.
Il a été jugé que les conditions de détention de plusieurs personnes dans une cellule
conçue pour accueillir un seul détenu portaient atteinte à ce principe dont le code de
procédure pénale impose le respect au service public pénitentiaire et justifiait la
responsabilité de la puissance publique. (CAA Douai, 12 novembre 2009, req n°
09DA00782)
Récemment la Cour administrative d’appel de Nancy, dans deux arrêts de mai 2010, a
jugé que les agissements d’un agent d’un établissement hospitalier, qui avaient commis des
gestes brutaux et proféré des propos violents à l’encontre de patients avaient porté atteinte à
la dignité de ceux-ci, et que le comportement d’un fonctionnaire, qui avait multiplié à l’égard
de certains agents les humiliations, les critiques et insultes en public, était attentatoire à la
dignité de ces agents. Dans les deux cas le comportement des intéressés justifiait la sanction
prise à leur encontre
En conclusion, on peut s’interroger sur la place du principe de dignité de la personne
humaine dans notre système juridique. C’est pour des raisons historiques, en réaction contre
les actes de barbarie commis pendant la seconde guerre mondiale que la dignité et la valeur
de la personne humaine ont été explicitement réaffirmées dans les textes internationaux avec
une forte charge symbolique. La valeur de dignité de la personne humaine est universelle Elle
doit toujours être prise en compte par les autorités publiques. La loi leur confère parfois le
pouvoir de sanctionner les atteintes à la dignité dans un domaine particulier. Elles doivent
garantir aussi le respect de droits fondamentaux qui s’inspirent de cette valeur. Puis la dignité
a été rangée au rang de principe juridique. Dégager un nouveau principe est toujours regardé
comme une avancée de l’Etat de droit, mais on a vu que l’application du principe de dignité
est délicate, faute d’une unité de conception et qu’elle devrait être limitée pour ne pas
empiéter sur d’autres droits fondamentaux. Un grand principe juridique, une application
subsidiaire. Est-ce un constat négatif ? Au contraire, c’est réconfortant, car cela signifie que
notre arsenal juridique est très riche, en dehors de ce principe de référence, pour assurer la
protection de nos droits fondamentaux.