Le bizutage

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Le bizutage
Le bizutage
25 octobre, soirée de recrutement de la « Jeune Association pour la Promotion des Activités à
Dauphine ». Alcool, musique, on se laisse emporter : il s'agit d'accueillir convenablement les premières
années, une blague ne peut pas leur faire de mal. Une bouteille de bière, la capsule fera l'affaire. On le met à
genoux, on lui retire son tee-shirt et on écrit, on écrit. On grave dans le sang ces cinq lettres qui resteront
marquées à vie : JAPAD.
Vous en avez surement tous entendu parler : le 26 octobre dernier, cet élève de l'université ParisDauphine portait plainte. Une question survient alors : comment de tels événements ont-ils pu se produire ?
Comment, une personne de 18 ans, peut-elle avoir les initiales de l'association qu'elle vient de rejoindre,
gravées dans le dos avec une capsule de bouteille de bière ? Comment des élèves ivres peuvent-ils en arriver
à ce stade ? Comment est-ce possible alors qu'une loi est en vigueur ? Tout simplement, pourquoi le bizutage
subsiste-t-il encore ?
Le 17 juin 1998, le bizutage est devenu un délit. L'article 225-16-1 du code pénal stipule qu'excepté
les cas de violences, de menaces ou d'atteintes sexuelles, le fait pour une personne d'amener autrui, contre
son gré ou non, à subir ou à commettre des actes humiliants ou dégradants lors de manifestations ou de
réunions liées au milieu scolaire est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende. Depuis
cette date, le libre consentement des participants ne suffit plus à excuser les responsables.
Pourtant, le bizutage est encore une réalité. Aujourd'hui camouflé derrière des week-ends ou des
semaines d'intégration, il n'en est pas moins violent et dégradant. L'Ensam, l'École nationale des arts et
métiers est réputée et crainte pour ses pratiques de bizutage. Chaque année, au moment de la rentrée, les
nouveaux élèves sont « pris en main » par leurs aînés, nommés les « Gadz'arts ». Suit alors pendant une
période pouvant aller jusqu'à deux mois des pratiques honteuses : simulacre de tribunal où les élèves peuvent
patienter pendant plus de trois heures, debout, dans le noir et dans le froid ; interrogatoires ; apprentissage de
chants et de préceptes de leurs « vénérables anciens » qui ne sont rien d'autres que les anciens élèves... Ces
méthodes archaïques doivent changer, il est donc temps d'exiger un contrôle rigoureux de ces week-ends et
de ces semaines d'intégration.
Initialement mis en place afin de perpétuer les traditions des grandes écoles, ces accueils
particulièrement chaleureux sont anciens. Ils sont cependant progressivement devenus humiliants et violents.
Comment peut-on justifier que pour perpétuer ces traditions dépassées, le bizutage soit toujours pratiqué ?
En 1991, dans un lycée français des plus élitistes, Solenn Colleter est bizutée. Aujourd'hui âgée de 37
ans, elle publie en 2007 un livre dans lequel elle explique les méthodes des bizuteurs ; durant la semaine, le
lycée était fermé et vos proches prévenus que vous n'étiez pas joignable. Elle compare le bizutage à un
lavage de cerveau qui permet de formater les élèves et de creuser encore plus les différences. Les plus faibles
sont écrasés tandis qu'on offre aux plus forts l'occasion de jouer les héros et de sortir renforcés. Ainsi,
convaincu que ce qu'ils viennent d'endurer était utile, les bizuts feront eux-mêmes subir aux prochains
premières années ces pratiques barbares et amorales.
Marie-France Henry, présidente du Comité National contre le Bizutage, révèle qu'il y a très peu
d'élèves qui portent plainte, 95% des bizutés gardent le silence. En effet, le bizutage n'est pas imposé mais
les élèves refusant d'y participer et ceux portant plainte appréhendent. Ils appréhendent des représailles. Car
oui, si vous refusez que l'on vous jette des œufs à la figure, vous risquez d'être mis à l'écart, vous risquez de
ne pas pouvoir compter sur les autres élèves pour vous aider à démarrer dans la vie professionnelle. De plus,
les élèves doivent parfois faire face à des écoles qui ont de gros moyens de pression.
Certains pensent qu'il faut laisser les jeunes se débrouiller entre eux, que la loi est inutile dans ce
domaine. Avoir ces propos, c'est oublier ce qu'est la fonction première de la loi. Les lois sont présentes afin
de régler des différends entre les citoyens ; de plus, il est formellement interdit de se faire justice soi-même.
Cela dit, subir des pratiques viles et scandaleuses n'est certainement pas un rituel, c'est une forme de
persécution. Pouvez-vous m'expliquer comment ces groupes de premières années peuvent se sentir soudés
alors qu'ils sont mis en compétition ?
« Il faut les dresser, les déciviliser, les désinfantiliser, les désindividualiser, leur inculquer des vertus,
le respect et l'obéissance aux anciens, la bravoure, l'audace, l'énergie, la franchise, la droiture, la loyauté, le
dévouement, le sens du groupe. Vouloir entrer dans la carrière, ça reste embrasser l'horizon du risque de la
mort. » Voilà comment est qualifié le bizutage dans Le Plus Bel Âge, un roman de Claire Mercier. La
« mort »... Être bizuté, c'est avoir conscience du risque de la mort. Est-ce normal ? Est-ce normal d'avoir en
tête la mort alors que l'on est étudiant ?
Malheureusement, le bizutage ne touche pas que des élèves. Nous sommes le 5 mai 2006 au lycée
Sainte-Geneviève à Versailles. Mathieu Savin, professeur agrégé de mathématiques, reçoit un courrier du
recteur de l'académie le priant de quitter son poste. Pourquoi, me direz-vous ? M. Savin, a dû quitter le lycée
Sainte-Geneviève car en septembre 2004 il avait dénoncé des faits de bizutage sur des élèves de première
année. Voilà pourquoi il a été poussé à partir de ce prestigieux établissement privé sous contrat. D'abord
informé par des conversations en salle des professeurs, il a alerté la direction, lui rappelant « l'obligation de
signaler des faits délictueux à la justice ». Convoqué par la directrice de l'établissement, celle-ci l'a accusé de
réagir à des rumeurs. Afin de les dissiper, un jésuite a demandé à la directrice de remettre à M. Savin les
fiches d'évaluation remplies par les élèves suite à leur semaine d'intégration.
Le professeur n'a pas été surpris : « repas pris debout en silence, dans le noir, passés à servir les Très
Valeureux Anciens », « manger en une minute voire en trente secondes », « devoir impérativement ne pas
regarder les redoublants de deuxième année dans les yeux », « lécher le torse d'un garçon ou un poster à
connotation pornographique », et bien d'autres encore. Malgré ces preuves irréfutables de bizutage avéré, la
directrice a considéré que Mathieu Savin n'avait « plus sa place dans l'établissement, compte tenu de
l'ambiance qu'il avait créée ». Les professeurs, loin de soutenir leur collègue, ont affirmé qu'ils s'estimaient
calomniés par ses propos et surtout par sa démarche volontairement solitaire qui semblait vouloir accréditer
l'idée selon laquelle régnerait dans cette établissement on ne sait quelle loi du silence ou encore on ne sait
quelle forme de complicité honteuse avec des actes répréhensibles. Pourtant, cette situation s'est bien
produite.
L'article 40 du Code de procédure pénale impose à tout fonctionnaire dans l'exercice de ses fonctions
d'aviser le Procureur de la République dès que ceux-ci disposent d'éléments permettant de penser que de tels
délits ont été commis. Ceci a été rappelé à tous les présidents d'université, tous les directeurs d'établissement
d'enseignement supérieur, tous les proviseurs des lycées techniques et des classes préparatoires, tous les
Recteurs d'académie et tous les chanceliers des universités par Valérie Pecresse à la rentrée 2010.
En tant que directeurs, il est de leur devoir de porter plainte si les victimes ou leur famille ne l'ont
pas fait. Mais, c'est surtout une question de morale et d'éthique. En tant que directeurs, ils ne peuvent laisser
leurs élèves dans la souffrance et dans l'indifférence. Alors pourquoi Isabel Jubin, la directrice du lycée
Sainte-Geneviève, n'a-t-elle pas rempli son rôle en 2004 pour bizutage sur ses élèves ? Pourquoi n'a-t-elle
pas soutenu Mathieu Savin ?
De plus, les plaintes et les signalements à la justice aboutissent très rarement à des condamnations,
en raison de la difficulté à établir la preuve de l'infraction, ou à identifier leurs auteurs. Le problème est donc
loin d'être résolu en France.
Outre le traumatisme subit par les bizutés, ce ne sont pas les seuls à être touchés par le bizutage.
Charles Quemin et Guillaume Mitre. Ces noms ne vous disent sans doute rien. Et pourtant, ces jeunes sont
morts.
Charles Quemin était étudiant en deuxième année d'école de commerce à Lille. Son corps a été
retrouvé le 9 septembre 2009, 5 jours après sa disparition.
Guillaume Mitre était lui aussi étudiant en deuxième année mais à l'Institut d'Études Politiques de
Lille.
Le soir de leur disparition, les deux garçons assistaient à une soirée étudiante de rentrée. Ivres, ils ont
tous deux été retrouvés noyés dans la Deule, un fleuve lillois. Charles Quemin avait chuté et n'avait pu
remonter à la surface étant donné son taux d'alcoolémie élevé. Quant à Guillaume Mitre, il aurait été poussé
par un camarade qui avait voulu lui faire une « blague ». Nous n'avons apparemment pas tous le même
humour.
Lycée naval de Brest, Polytechnique, l'ENA, Paris-Dauphine, l'École Nationale Supérieure d'Arts et
Métiers, écoles de médecine, écoles de commerce, classes préparatoires, instituts, grandes écoles, facultés,
établissements dépendants… Et tellement d'autres encore. Dans toutes ces écoles, le bizutage est une réalité.
Dissimulé, il traumatise des élèves, les prive d'avenir, les exclut. Le bizutage n'est certainement pas un rite
d'initiation et une manifestation afin d'accueillir les nouveaux, c'est une tradition honteuse qui n'a pas sa
place dans les universités et les grandes écoles.
Fort heureusement, certains établissements sont conscients du danger que peut avoir le bizutage sur
leurs élèves et mettent en place des semaines d'intégration placée sous le signe de l'engagement au service
des autres. C'est le cas de l'ESCEM, l'École Supérieure de Commerce Et de Management, Tours-Poitiers.
Cette semaine s'est tenue du 5 au 12 septembre 2008. Les élèves avaient la possibilité de faire un don du
sang ou encore d'être formés par des bénévoles de la Croix-Rouge aux gestes de premiers secours.
L'idée de faire de l'intégration des nouveaux élèves un moment fort de transmission des valeurs
remonte à 2001, trois ans après la loi sur le bizutage.
En effet, de plus en plus d'écoles profitent des semaines et des week-ends d'intégration pour envoyer
des messages sur leurs valeurs : engagement, intégrité, curiosité et humilité. Mais rares sont celles qui sont
allées aussi loin que l'ESCEM Tours-Poitiers.
En 2008, une trentaine d'écoles de commerce et d'ingénieurs, sur environ 200 membres de la
Conférence des Grandes Écoles, se sont engagées dans ce parcours vertueux.
Mettre fin au bizutage, c'est mettre à fin à des souffrances inutiles. C'est éviter à ces élèves un
traumatisme qui les suivra toute leur vie. Il est temps d'agir, cela fait déjà trop longtemps que le bizutage
existe. Il ne doit plus être couvert ni par les professeurs ni par les directeurs complices de ces actes
ignominieux.
Wendy