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EXTRÊME GAUCHE ET NPA
par Christophe Bourseiller*
Mouvance anarcho-autonome :
mythe ou réalité ?
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NOVEMBRE 2008: la police, qui enquête sur des actes de sabotage commis
sur le réseau ferré, arrête simultanément vingt personnes à Paris, à Rouen,
dans la Meuse et dans une communauté libertaire installée à Tarnac.
Très vite, les enquêteurs concentrent leur investigation sur le groupe de Tarnac,
qui, par ailleurs, anime l’unique café-restaurant-épicerie du village. Le ministre de
l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, désigne, d’emblée, les interpellés comme appartenant à « l’ultra gauche » et à « la mouvance anarcho-autonome ».
Elle s’appuie sur un dossier fourni par la Direction centrale du Renseignement
intérieur (DCRI), qui s’inquiète de la montée en puissance de ce courant.
Mais de qui parle-t-on? Qui sont les mystérieux « anarcho-autonomes » et que
recouvre cette « ultra-gauche », qui vient subitement se substituer à « l’extrême
gauche » traditionnelle?
S’agit-il d’une approximation policière, d’une formule clinquante et journalistique, ou bien les termes ont-ils été pesés?
Une formule inventée par Lénine
Qu’en est-il de l’ultra-gauche ? La formule a été inventée, non par le ministre de
l’Intérieur en 2008, mais par Lénine dans les années 1920 dans La Maladie infantile
du communisme (le « gauchisme »). Elle désigne ceux et celles qui forgent alors les
« oppositions de gauche » au bolchevisme. C’est pourquoi on décrit l’ultra-gauche
comme une mosaïque de « gauches communistes ».
Révolutionnaires de l’impossible, Herman Gorter, Otto Rühle, Anton Pannekoek
et leurs amis se réclament, pour la plupart, du marxisme. Ils critiquent cependant la
dérive totalitaire du jeune État soviétique.
* Christophe BOURSEILLER est journaliste, écrivain, professeur à l’Institut d’Études politiques.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Au fil d’une histoire longue et complexe qui traverse le
XX siècle, on voit surgir des revues mythiques et minoritaires:
dans Socialisme ou Barbarie, Cornelius Castoriadis côtoie
Claude Lefort, Jean-François Lyotard, Gérard Genette, ou
Jean Laplanche. Autour de la revue Internationale situationniste, on remarque Guy Debord, Michèle Bernstein, Raoul
Vaneigem, ou Gianfranco Sanguinetti…
Nombre de ces théoriciens minoritaires et isolés poursuivent une réflexion critique qui les conduit à un rejet du léninisme et, pour certains d’entre eux, à une remise en question
globale du marxisme. Il s’agit en tout état de cause de
dépasser les « ismes » pour élaborer une critique révolutionnaire, adaptée à l’époque présente.
Dans les années 1960, ces penseurs de la radicalité croisent
la route de jeunes anarchistes en rupture avec le credo libertaire. Anarchistes dissidents et penseurs de l’ultra-gauche ont
un point commun: ils rejettent l’Union soviétique et la désignent comme un « capitalisme d’État ».
Mais les « néo-anarchistes » se différencient des « ultragauche ». Il s’agit d’activistes, tributaires d’une mythologie de
« l’action directe ». Les jeunes anarchistes ne se contentent pas
d’éditer de savantes revues, dans lesquelles ils critiquent l’extrême gauche léniniste (trotskiste et maoïste) qui, par sa
« modération », pactise à leurs yeux avec le capital. Ils passent
à l’acte.
e
(De h. en b.)
Herman Gorter (18641927), poète et
militant communiste
néerlandais.
Anton Pannekoek
(1873-1960),
astrophysicien et
militant communiste
néerlandais.
Otto Rühle
(1874–1943), écrivain
et militant du SPD,
parti marxiste
allemand.
Les « néo-anarchistes »
Qui sont les tenants de cette « révolution culturelle » qui ébranle le petit milieu
libertaire?
Dans les années qui précèdent Mai 1968, l’Internationale anarchiste ou la revue
Noir et Rouge, qu’anime notamment Daniel Cohn-Bendit, commencent à dépoussiérer le courant.
Mais il faut attendre l’éclosion de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA)
et du Mouvement communiste libertaire (MCL) pour voir surgir un vrai courant
organisé.
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MOUVANCE ANARCHO-AUTONOME : MYTHE OU RÉALITÉ ?
L’ORA apparaît en 1967, comme une tendance au sein de la Fédération anarchiste. Elle est animée par Maurice Fayolle, Guy Malouvier, Ramon Finster, Michel
Cavallier, Richard Perez… Elle édite L’Insurgé, puis en 1970 Front libertaire des luttes
de classes. En 1970, elle s’affranchit définitivement de la FA. Il s’agit d’une organisation structurée, éditant de nombreux bulletins locaux et régionaux (Lycéens et luttes
de classes à Paris, Voix libertaire dans les Bouches-du-Rhône, Commune à
Strasbourg…). En 1970, elle se dote d’un spacieux local, dans l’impasse du 33 rue
des Vignoles (Paris XXe).
De leur côté, Michel Desmars, Georges Fontenis, André Senez, Roland Biard,
Alexandre Skirda, Henri Bouyé, Daniel Guérin et beaucoup d’autres créent le
Mouvement communiste libertaire à Paris les 10 et 11 mai 1969. Celui-ci se
distingue par sa radicalité. Il se réclame du conseillisme et lutte pour l’auto-organisation des travailleurs. Il entre immédiatement en concurrence avec l’ORA.
L’influence de Daniel Guérin se fait alors sentir. En septembre 1969, cet ancien
militant trotskiste publie, chez Robert Laffont, un livre au titre volontairement
provocateur : Pour un marxisme libertaire[1]. L’apparent clivage entre marxisme et
anarchisme camoufle un fossé véritable, qui sépare autoritaires et anti-autoritaires:
« La révolution de notre temps se fera par en bas ou ne se fera pas ».
Pour Guérin, les « anars » traditionnels qui refusent tout dialogue avec le
marxisme se trompent d’adversaire. Ils confondent Marx et Lénine. L’ennemi, c’est
l’autorité, incarnée par la dictature bolchevique.
Marxiste? Anarchiste? On ne sait plus, mais qu’importe?
L’ORA se renforce, puisqu’elle recueille l’adhésion de plusieurs membres du MCL,
parmi lesquels Roland Biard et Alexandre Skirda.
Quant au MCL, il agrège à l’inverse quelques groupes de l’ORA et prend le nom
d’Organisation communiste libertaire (OCL) en 1971. C’est le ballet des sigles.
Daniel Guérin compte parmi les créateurs de l’OCL.
En dépit d’une histoire chaotique, ponctuée de ruptures, de scissions, d’exclusions, l’OCL s’impose comme une organisation audacieuse, défendant ouvertement
la “synthèse impossible” entre Marx et l’anarchisme. Au nombre des adhérents figurent Georges Fontenis, Michel Desmars, Alain Bonicel, André Senez, Patrice
Bollon… En 1973, Daniel Guérin abandonne l’OCL. À la fin de cette année-là, il
rejoint le dynamique groupe du XIIIe arrondissement de Paris de l’ORA. Plus tard en
1976, certains militants de l’OCL et de l’ORA formeront une seconde OCL, réunifiée.
1. Daniel GUÉRIN, Pour un Marxisme libertaire, Robert Laffont, Paris, 1969.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Le mythe fondateur des « gangsters de Barcelone »
D’Espagne souffle un vent sombre. On sait que la Confédération nationale du travail
(CNT) et la Fédération anarchiste ibérique furent naguère les plus puissantes organisations libertaires d’Europe. La victoire de Franco a évidemment modifié la donne.
L’anarchisme espagnol a dû entrer en clandestinité, de nombreux militants se repliant
en France.
L’influence de l’ultra-gauche se fait pourtant sentir outre-Pyrénées dès les années
soixante. Le groupe clandestin « Action communiste » campe sur des positions fort
proches de l’organisation française « Pouvoir ouvrier », issue de la revue Socialisme ou
barbarie. Quant aux jeunes libertaires, ils critiquent volontiers l’archaïsme des aînés.
En Catalogne, de jeunes militants du PSUC, la branche catalane du Parti communiste espagnol (clandestin), se regroupent autour des revues Metal, puis Que Hacer?
(Que faire?). En janvier 1969, ces électrons libres s’affranchissent du PSUC, rompent
avec le léninisme, puis constituent trois petites unités clandestines, désireuses de
passer à l’acte et de lutter contre le franquisme: l’Équipe extérieure (EE), l’Équipe
théorique (ET) et l’Équipe ouvrière (EO).
- l’Équipe extérieure est basée à Toulouse. Elle se procure des armes par le canal de
vieux militants de la CNT, règle les problèmes de faux papiers, organise les franchissements de frontière et gère les finances. Elle est en contact avec de nombreux groupes
anarchistes et « ultra-gauche » européens;
- l’Équipe théorique s’emploie à construire des passerelles entre anarchisme et
marxisme. Elle prend ses distances avec la CNT, qui demeure fidèle à un anarchisme
traditionnel, teinté d’antimarxisme;
- l’Équipe ouvrière tente d’ourdir des grèves sauvages dans la région de Barcelone.
En décembre 1971, les divers acteurs des Équipes fondent le Mouvement ibérique
de libération (MIL), qui se dote d’une structure militaire: les Groupes autonomes de
combat (GAC).
Le 15 septembre 1972, les GAC attaquent leur première banque. Ils vont par la suite
multiplier les « expropriations ». Ces pratiques n’ont pas grand-chose à voir avec le terrorisme des Brigades rouges ou de la Fraction armée rouge allemande. Le MIL se situe dans
une filiation anarchiste, fascinée par le banditisme et les « classes dangereuses ».
À chaque hold-up, les membres du MIL n’oublient jamais de diffuser un tract. Il
leur arrive d’y rendre hommage à un célèbre “terroriste” anarchiste, auteur de nombreux attentats commis dans les années cinquante : Francisco Sabaté (1915-1960).
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Celui-ci fut notamment l’inventeur d’un
surréaliste mortier destiné à projeter des
tracts…
Le MIL devient bientôt la « coqueluche »
des médias espagnols, qui dénoncent quotidiennement « les gangsters de Barcelone ».
Il fonde un centre de documentation puis
une maison d’édition: « Mai 1937 ». Anton
Pannekoek ou Cornelius Castoriadis se
Peinture murale au cimetière de Sant Celoni
trouvent ainsi traduits en castillan et font
en hommage au militant anarchiste
Quico Sabaté assassiné le 5 janvier 1960.
l’objet de brochures clandestines et
anonymes. Les théoriciens de l’ultra-gauche
se voient légitimés par les jeunes militants « néo-anarchistes ».
Le premier congrès du Mouvement ibérique de libération se déroule à Toulouse
en août 1973. Au terme d’une semaine de palabres, le MIL décrète sa dissolution.
Certains éléments maintiennent toutefois les Groupes autonomes de combat.
Mais la police de Franco finit par « loger » les animateurs de l’ex-MIL. Elle
exploite notamment le contenu d’une sacoche malencontreusement oubliée dans un
café. Le 15 septembre 1973, Oriol Solé Sugranyes et Jose Luis Pons Llobet sont arrêtés
par la gendarmerie espagnole alors qu’ils commettent un hold-up à Bellver de
Cerdanya, dans les Pyrénées. Quelques jours plus tard, Emilio Pardinas Viladrich,
Maria Luisa Piguillem Mateos, Manuel Antonio Camestro Amaya, Maria Angustias
Mateos Fernandez et Santiago Soler Amico sont arrêtés à Barcelone. À la suite d’interrogatoires accompagnés de tortures, la police apprend que Santiago Soler Amico a
rendez-vous le 25 septembre à Barcelone avec deux autres membres de l’ex-MIL. Elle
leur tend une souricière. Une violente fusillade éclate. Salvador Puig Antich est grièvement blessé. Principal dirigeant, il se fait « cueillir », en compagnie de Francisco
Javier Garriga Paituvi. L’inspecteur Anguas Barragan, de la Brigade politico-sociale
(BBPS), trouve la mort dans l’affrontement. Un Français parvient à s’échapper. Il s’agit
d’un militant anarchiste toulousain: Jann-Marc Rouillan.
De retour en France, ce dernier organise la mobilisation, en liaison avec
l’Espagnol Mario Ines Torres.
En novembre 1973 s’ouvre le procès des anarchistes ibériques. Salvador Puig
Antich est condamné à mort. Pons Llobet écope de trente ans de prison. Puig Antich
est finalement garrotté le 2 mars 1974. En 1976, Oriol Solé Sugranyes parvient à
s’évader de la prison de Ségovie en compagnie de trente militants de l’organisation
basque ETA. Mais il est abattu alors qu’il tente de franchir la frontière française.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
L’aventure du MIL va longuement fasciner les milieux « néo-libertaires » et
« ultra-gauche ».
Provocateurs ou autonomes?
À Paris, en 1974, un tract anonyme est largement diffusé en bordure des manifestations de soutien aux Espagnols. Il s’intitule « Vérités sur le MIL »: « Depuis trois mois,
les membres de l’ex-MIL sont en prison et c’est seulement maintenant, […] alors que
l’un d’entre eux a été condamné à mort, que la gauche et les gauchistes s’en aperçoivent et descendent dans la rue. Pourquoi? Parce que les révolutionnaires du MIL ne
sont pas des “gauchistes”. […] Parce qu’ils remplissaient des caisses de grève avec le
produit d’attaques de banques. […] Antifascistes, démocrates, staliniens, en combattant le capital et son organisation sociale, c’est vous que le MIL combattait ».
À l’inverse des mouvements « légaux », le MIL remplace la théorie par un culte de
l’action. La brochure L’État et la Révolution, rédigée en 1974 par des amis du MIL qui
paraphrasent Lénine pour mieux s’en moquer, encense « la criminalité critique »,
qu’elle décrit comme un « élément de négation de la société capitaliste ». Les
nouveaux révolutionnaires récusent le gauchisme organisé. Ils marquent d’emblée
leurs divergences avec « l’extrême gauche du capital » en refusant toute étiquette politique, en remplaçant les idéologies par l’action directe.
On les désigne à la vindicte sous des sobriquets divers : « casseurs »,
« incontrôlés », « pillards », « provocateurs »… Dans les années soixante-dix, on
assiste à la répétition invariable d’un troublant phénomène. Étudiants, lycéens ou
salariés convoquent une manifestation. Le cortège se forme sagement sous la
surveillance sourcilleuse de son service d’ordre, puis s’ébranle doucement sur un
large boulevard. Devant la tête de la manifestation, on voit soudain grandir une
meute informelle, constituée de bandes peu identifiables. Il y a des loubards, des
intellectuels, des militants, des infiltrés de tous poils. Certains sont coiffés de casques,
armés de matraques ou de barres de fer. À peine la démonstration syndicale a-t-elle
démarré qu’ils se ruent sur les vitrines des magasins, se livrent au pillage et attaquent
les cordons de CRS dans le but de provoquer un affrontement généralisé. Qui sont les
mystérieux pillards, dont le nombre varie entre quelques dizaines et plusieurs
milliers, en fonction de la taille des manifestations qu’ils perturbent? On trouve de
tout dans cette faune bigarrée. Mais les mots d’ordre qui reviennent le plus souvent
proviennent d’une part de « l’ultra-gauche », de l’autre du communisme libertaire
« néo-anarchiste ».
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Car les « casseurs » ne se contentent pas de charger la police. Ils diffusent en parallèle une prose abondante sous la forme de tracts anonymes, dispersés à la barbe des
services d’ordre: « Vive la provoc! », clame un tract jaune, diffusé en 1974: « Bas les
masques ! Gauchistes, vous nous faites vieillir ! […] Le détournement, le sabotage
sont des armes efficaces. […] La meilleure critique de l’école est celle de l’allumette.
[…] Ah! Qu’il est bon de détruire tout ce qui nous a empêché de vivre! Plus rien ne
nous arrêtera! ».
Un tract diffusé en bordure d’une manifestation lycéenne chante les vertus du
pillage: « […] la meilleure critique du monde de la marchandise, c’est donc pas le
pillage? – On l’a produit, on nous l’a volé, on le reprend –. C’est pas d’étrangler l’épicier? La réponse, les gauchistes l’ont prise dans les dents ».
On voit également circuler des textes théoriques.
Ancien membre de l’Internationale situationniste, Raoul Vaneigem, publie en
mars 1974, sous le pseudonyme de Ratgeb, un ouvrage remarqué: De la grève sauvage
à l’autogestion généralisée [2] .
Partant de l’idée qu’il est nécessaire de généraliser l’autogestion à tous les instants
de la vie, Ratgeb plaide pour l’incendie, le vol et le pillage, à condition qu’ils soient
collectifs. Les révolutionnaires doivent s’en prendre à tous les « flics », y compris ceux
qui organisent les services d’ordre des manifestation. Ratgeb veut notamment « organiser » les voyous : « Le succès d’une guérilla urbaine intervenant comme appui
tactique aux usines occupées réside dans la rapidité et l’efficacité de ses raids, d’où
l’importance de petits commandos d’intervention réunissant ceux que les étatistes de
toutes couleurs appellent déjà les “voyous de quartier” et les “voyous d’usine” ».
Stratège de la guerre révolutionnaire, Ratgeb dicte ses consignes : « Étudier les
armes anti-hélicoptères: […] fusées sol-air, canons légers téléguidés, lasers, tireurs
d’élites […].
Préparer la défense contre les blindés: silos anti-tanks, fusées téléguidées […], jets
de napalm, mines... ».
L’auteur recommande tout particulièrement la pratique du sabotage: « Le sabotage est plus passionnant que le bricolage, le jardinage, ou le tiercé ».
Les inorganisés sont généralement rejetés par les groupes trotskistes et maoïstes
en raison de leur caractère « discréditant ».
En marge du gauchisme et de l’anarchisme traditionnel, la meute plaide d’instinct
pour un certain dépassement des clivages usuels.
Dès 1975, elle prend le visage de « l’autonomie ».
2. RATGEB, De la Grève sauvage à l’autogestion généralisée, Union générale d’éditions, Paris, 1974.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Historiquement, les autonomes proviennent de l’évolution du mouvement
maoïste italien, qui a progressivement troqué ses référents idéologiques contre un
activisme débridé. Beaucoup d’autonomes français citent l’exemple du mouvement
maoïste « Potere Operaio » de Toni Negri, qui s’est auto-dissous pour passer à la lutte
armée.
En France, la revue Camarades, animée par Yann Moulier-Boutang, sert de caisse
de résonance aux thèses italiennes à partir d’avril-mai 1974. Le groupe « Matériaux
pour l’intervention » relaie également l’autonomie transalpine.
Le mouvement autonome rassemble ainsi des militants venus de tous les horizons: des maoïstes, des libertaires, des « ultra-gauche », des inclassables. Encore ne
représente-t-il jamais un phénomène organisé. Nous parlons d’assemblées générales
provisoires, informelles et « magouillées », dans lesquelles grouillent des éléments de
toutes sortes. Quelques journaux surgissent : L’Officiel de l’autonomie, Autonomie
prolétarienne, Autonomie et autodéfense…
Il apparaît qu’une
majorité d’autonomes
est favorable à la lutte
armée. Lorsque les
fondateurs de la
Fraction armée rouge
(RAF), Andreas Baader,
Ulrike
Meinhof,
Gudrun Ensslin et Jan
Carl Raspe, sont retrouvés morts dans la
Andreas Baader et Ulrike Meinhof.
prison de Stammheim, à
Stuttgart, le 18 octobre 1977, une Assemblée parisienne des groupes autonomes vote
à main levée l’occupation du journal Libération, accusé d’avoir propagé de « fausses
nouvelles ».
Dans cette période trouble, les actions « militaires » sont légion : attentats à la
bombe sans gravité, cocktails Molotov contre des commissariats, et autres sabotages.
La constitution de l’organisation politico-militaire « Action directe » en 1979
marque un tournant. On trouve à « Action directe » des communistes libertaires
autrefois proches du MIL (tel Jann-Marc Rouillan) et des maoïstes issus de la
« Gauche prolétarienne » (comme André Olivier). Il s’agit en tout état de cause de
dépasser les clivages anciens pour enclencher un processus de lutte armée.
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MOUVANCE ANARCHO-AUTONOME : MYTHE OU RÉALITÉ ?
La paradoxale survie de l’autonomie
Après 1980, la mouvance autonome s’atomise et se disperse: squatters, radios libres,
mouvements de chômeurs… Autant de fronts parcellaires qui marquent l’avènement
des « révolutions minuscules ». Exit le Grand Soir. Place aux « zones d’autonomie
temporaire », aux reconquêtes parcellaires…
Certains « néo-anarchistes » créent en 1984 à Toulouse des Sections carrément antiLe Pen (SCALP) qui se situent au carrefour de l’antifascisme, de la culture « punk » et
d’une certaine sensibilité communiste libertaire. En 1986, des militants proches du
SCALP fondent le « Réseau d’étude », de formation et de liaison contre l’extrême droite
(REFLEX), qui édite à partir de juin la revue Réflexes. SCALP et REFLEX vont ensuite constituer une coordination nationale anti-fasciste qui donnera elle-même naissance au
réseau No Pasaran. Il s’agit d’élargir la lutte antifasciste à un combat anticapitaliste
global.
Le courant semble pourtant s’étioler dans les années quatre-vingt. En 1986, le
démantèlement d’Action directe paraît sonner le glas de la lutte armée.
L’émergence de l’altermondialisme dans les années quatre-vingt-dix contribue au
redémarrage de l’autonomie. Chaque rassemblement de masse altermondialiste se voit
ainsi flanqué de ce que l’on nomme un « black block ». Le « bloc noir » n’a rien d’une
organisation structurée. Il s’agit d’une mouvance informelle, constituée d’activistes
d’origines diverses qui constituent une sorte de phalange anti-autoritaire.
Leur point commun: ils critiquent l’extrême gauche léniniste et se placent dans la
surenchère. Certains renouent avec le pillage et l’affrontement.
Il faut cependant attendre les années 2000 pour voir ressurgir des réseaux pratiquant la lutte armée, dans le sillage lointain du MIL.
En décembre 2003, un scandale médiatique balaie la vieille Europe. D’inquiétants
libertaires italiens expédient à diverses personnalités des lettres piégées. Au nombre des
leaders visés figurent Romano Prodi, qui préside alors la Commission européenne, et
Jean-Claude Trichet, dirigeant de la
Banque centrale européenne. Les
attentats virtuels sont revendiqués par
une « Fédération Anarchiste
Informelle », totalement inconnue au
bataillon. On évoque sur le champ un
mystérieux courant « anarchiste-insurrectionaliste », qui se distinguerait par
Journée internationale des travailleurs à Lausanne,
son recours à la violence individuelle.
le 1 mai 2008.
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HISTOIRE & LIBERTÉ
Il est certain que la sensibilité « néo-anarchiste » continue de circuler. Elle se réaffirme avec force en décembre 2008, quand de violentes émeutes balaient la Grèce.
Une résurgence inquiétante?
« Ultra-gauche », « mouvance anarcho-autonome » ne sont pas au final des mythes.
Ces vocables désignent un courant « néo-anarchiste », actif depuis les années
soixante, et qui connaît aujourd’hui une embellie visible.
Qu’en est-il exactement? Dans un entretien accordé au Point le 12 mars 2009, le
directeur de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), Bernard
Squarcini, s’inquiète de la montée en puissance des « anarcho-autonomes »: « Une
série de clignotants nous alerte depuis quelques années sur la montée d’une contestation anarcho-autonome que les émeutes étudiantes de l’hiver dernier en Grèce ont
mise en évidence. Dans nos pays occidentaux, le climat social et la crise économique
incitent de jeunes gens incontrôlés à basculer dans la violence. […] Il y a trente ans,
avant de commettre des assassinats, Action directe avait commencé par faire sauter
un bâtiment du CNPF »[3].
Julien Coupat et ses camarades de Tarnac, qui sont accusés d’avoir ralenti le trafic
des TGV, sont-ils les enfants d’Action directe et doit-on craindre un engrenage
analogue?
Rappelons que la toute première intervention d’Action directe en 1979 est le
mitraillage du siège du patronat français. Il s’agit dans le contexte de l’époque d’un
acte hautement symbolique. On use, non plus de cocktails Molotov et de barres de
fer, mais de fusils-mitrailleurs. Action directe se place ainsi d’emblée dans une stratégie politico-militaire. Peut-on en dire autant des sabotages de voies ferrées ? Ces
actions visaient, semble-t-il, à ralentir les trains et non à les faire dérailler. Il n’y pas
d‘intention meurtrière. Il importe à l’évidence de surveiller les groupes « néo-anarchistes », sans pour autant céder à une crainte excessive.
Quoi qu’il en soit, nous assistons aujourd’hui à la montée en puissance de l’extrême gauche dans sa diversité. Cette montée s’accompagne d’un renouvellement
générationnel. Elle s’explique par la crise économique, aussi bien que par l’absence
momentanée d’un leadership à gauche. On ne peut s’étonner de voir la mouvance
« néo-anarchiste » profiter à son tour de cette conjoncture favorable.
3. « Comment on traque les terroristes », Le Point, 12 mars 2009.
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