CRITIQUE DU JUGE ET OUTRAGE A L`AUNE DE LA DEMOCRATIE

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CRITIQUE DU JUGE ET OUTRAGE A L`AUNE DE LA DEMOCRATIE
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CRITIQUE DU JUGE ET OUTRAGE
A L’AUNE DE LA DEMOCRATIE ET DES DROITS DE LA DEFENSE
par Dany Cohen
Jusqu’où peut-on critiquer les juges, les interpeller, mettre en cause leur façon de faire, voire leur
impartialité, leurs motivations, leur intégrité ? Dès lors que la critique n’est pas prohibée dans son principe, la
réponse à la question posée s’apparente au tracé d’une frontière, celle qui sépare la critique de l’outrage, le
toléré du réprimé.
C’est donc bien d’une police du langage – plus que du langage stricto sensu, puisque sont également visés
les gestes, attitudes, images, etc. – qu’il s’agit. Dans notre société, cette police ne concerne certes pas les
seuls juges, puisque la loi protège tout un chacun contre les injures, la diffamation et la dénonciation
calomnieuse. L’invective visant un ou des magistrats – voire la Justice en général – constitue cependant un îlot
particulier, où des règles spécifiques viennent s’ajouter à celles du droit commun.
Si cette police et cette frontière constituent un objet d’étude subtil, c’est que viennent s’y heurter deux
impératifs contradictoires : la démocratie, qui suppose la liberté de blâmer, et le respect dû à la Justice, qui
vient entraver cette liberté d’expression. Au demeurant, tous les dépositaires de l’autorité publique bénéficient à
cet égard d’une protection accrue par rapport au commun des mortels ; mais au sein même de la catégorie des
« surprotégés », les magistrats bénéficient du degré le plus élevé d’une protection qu’expriment aujourd’hui les
articles 434-24 et 434-25 du Code pénal. On justifie le fait que ce point culminant de la protection se cristallise
sur les magistrats par le devoir de réserve auquel ces derniers sont astreints et par le souci de préserver le
crédit de la Justice.
A l’opposé, la tradition polémique française admet une vivacité dans le propos évidemment susceptible
d’entrer en conflit avec la révérence due à la Justice …d’où la nécessité d’un arbitrage éventuellement délicat,
d’une pesée qui fait réapparaître les deux plateaux de la représentation allégorique de la Justice.
Encore faut-il, avant d’aborder les différents aspects de ce débat, en circonscrire le champ : on ne traitera
ici ni des menaces proférées à l’encontre de magistrats, qui donnent lieu à une incrimination distincte, ni des
pressions éventuellement exercées sur ceux-ci, qui relèvent elles aussi d’un texte spécial et sont par nature
très différentes du simple outrage.
Le droit distingue la relation langagière qui se noue avec le juge dans un procès de celle qui s’établit hors
d’un cadre processuel ; il pose des règles différentes pour l’une et pour l’autre, en les appréhendant par deux
textes distincts, les articles 434-24 et 434-25 précités, qui prévoient d’ailleurs des peines différentes. Au total,
ce type particulier d’infraction dessine une normativité d’expression par le pouvoir de sanction, en même temps
qu’une réappropriation du langage par l’institution et plus prosaïquement par les hommes investis du pouvoir de
juger.
Aussi distinguera-t-on, dans les développements qui vont suivre, l’outrage à magistrat rapporté aux
exigences de la démocratie (I) de l’outrage mis en regard des droits de la défense (II). On aurait aimé comparer
la jurisprudence française avec celle qui s’est développée Outre-manche sur cette figure légendaire que
constitue depuis des lustres (bien avant le Contempt of court Act de 1981) le contempt of Court de la common
law; mais cette notion diffère si profondément de l’outrage qu’on se situe véritablement dans un autre univers
intellectuel : l’idée n’est pas du tout la même -on protège notamment l’autorité des décisions)- l’infraction ne
requiert apparemment pas d’élément intentionnel, elle peut être commise par un membre de la juridiction, etc.,
en sorte qu’une comparaison constituerait un exercice factice.
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I - OUTRAGE A MAGISTRAT ET DEMOCRATIE
Dans un Etat de droit - donc en démocratie - l’existence d’infractions de ce type pose deux questions, que
l’on examinera successivement :
- de telles incriminations sont-elles nécessaires (A) ?
- qu’est-ce qu’un outrage (B) ?
A. Faut-il une incrimination spécifique ?
L’existence d’une telle incrimination pose deux problèmes, l’un de principe(1), l’autre pratique(2) et tenant à
la qualité de juge de celui qui apprécie le caractère éventuellement outrageant de l’expression adressée à un
juge.
1. Le principe d’une infraction spécifique
a) L'arsenal existant
Dès lors que l'injure, la diffamation, la dénonciation calomnieuse font déjà l'objet d'incriminations
spécifiques, il n'est pas inconcevable de s'interroger sur la nécessité qu’il y avait à ajouter à l'arsenal répressif
existant, bref à restreindre davantage la liberté de critique et d'expression au seul motif que sont en cause la
Justice ou les magistrats.
b) La place spécifique du juge et de la justice
A bien y regarder, le surcroît de protection que la loi institue ici est triple. Il consiste tout d'abord en une
double extension de l'éventail des comportements poursuivables.
i) Alors que l'injure, la diffamation ou la dénonciation calomnieuse ne se conçoivent évidemment que
visant une personne, l'article 434-25 incrimine les « actes, paroles, écrits ou images de toute nature »
cherchant, « publiquement », « à jeter le discrédit » « sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des
conditions de nature à affecter l'autorité de la justice ou à son indépendance ».
Dès lors qu'est ainsi incriminée la critique formulée à l'encontre d'un acte ou d'une décision - avec une
peine inférieure à celle qui est prévue lorsque c'est le Tribunal lui-même ou un juge qui est visé - n’est-on pas
en présence d'un délit d'opinion ? Cette importante question appelle plusieurs remarques. En premier lieu, la
nécessité d’un élément intentionnel - il faut avoir voulu jeter le discrédit sur l'acte ou la décision critiquée - ne
suffit certainement pas à rassurer ; d'abord parce que chacun comprend que la caractérisation d'une telle
intention relève d'une appréciation des plus subjectives ; ensuite parce qu'on peut aisément soutenir que le fait
de critiquer ouvertement une décision de justice a rarement pour but d'ériger celle-ci en modèle.
D'autres considérations viennent heureusement tempérer l’inquiétude que l’on peut légitimement éprouver.
À peine s'arrêtera-t-on sur le fait que la critique doit avoir été émise « dans des conditions de nature à porter
atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance », car là encore l'appréciation que cela suppose est
insaisissable et entièrement soumise à la subjectivité du juge. Plus rassurant est le fait que l'alinéa 2 de l'article
434-25 exclut expressément du champ de l'incrimination les « commentaires techniques », ainsi que les «
actes, paroles, écrits ou images de toute nature tendant à la réformation, la cassation ou la révision d'une
décision. » Le contraire eut d'ailleurs été effrayant.
Pour le reste, c'est à la lecture des espèces ayant donné lieu à condamnation (infra, B) que l'on discerne
quelques motifs d'apaisement.
ii) L'éventail des comportements réprimés est élargi aussi pour ce qui concerne les paroles, gestes et
images ou écrits qui visent les magistrats eux-mêmes, puisque peuvent constituer un outrage des propos ou
images qui ne sont ni une injure, ni une diffamation, ni une dénonciation calomnieuse.
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iii) Enfin, la protection conférée est également accrue, par rapport aux autres catégories de personnes
protégées, par des sanctions plus lourdes. Tandis que l'outrage visant une personne chargée d'une mission de
service public n'est puni « que » de 7 500 € d'amende et celui visant un dépositaire de l'autorité publique (ou
une personne chargée d'une mission de service public scolaire ou éducatif) de six mois d'emprisonnement et 7
500 € d'amende, l’outrage à magistrat est passible d'un an de prison et de 15 000 € d'amende, peine portée à
deux ans et 30 000 € d'amende - soit une peine quadruple de celle du droit commun - lorsque l'outrage est
commis à l'audience, ce qui ne sera pas rare.
2. Le juge de l'infraction
L’outrage à magistrat présente cette particularité embarrassante : c'est, par la force des choses, un ou des
juges qui apprécie(nt) et le cas échéant condamne(nt) l’outrage subi par un ou plusieurs autres juges. Encore la
situation s'est-elle sensiblement améliorée depuis l'époque pas si lointaine où la juridiction se voyait reconnaître
le pouvoir de sanctionner elle-même l'outrage qu'elle estimait avoir subi, les magistrats se trouvant ainsi juges
et partie !
Un problème insoluble subsiste : d'un côté, il faut bien un juge pour prononcer une condamnation pénale ;
de l'autre, il sera bien difficile à un magistrat d’apprécier avec une parfaite impartialité l'outrage que renferment ou ne renferment pas - des propos ou image(s) qui mettent en cause, parfois de façon très rugueuse, les actes
de tel ou tel de ses collègues, ou de son Tribunal, voire de l'institution judiciaire tout entière.
Reste que, quels que soient les problèmes qu'elle pose, l'infraction fait partie de notre arsenal
répressif. Ses contours n'apparaissant pas avec le même degré d'évidence que pour des délits tels que le vol
ou les coups et blessures volontaires, force est donc de chercher à les cerner.
B. Qu'est-ce qu'un outrage ?
S'il est une matière où des définitions précises, permettant des qualifications relativement sûres et
prévisibles, sont une nécessité impérieuse, c'est bien le droit pénal. Or la langue - pour ne rien dire des images
- est si riche de subtilités qu'il serait vain de prétendre donner une définition de l'outrage. Dans ces conditions,
la subjectivité du juge joue un rôle particulièrement important, d’ailleurs accru par l’imprécision des termes
employés à l’article 434-24 et plus encore à l’article 434-25(1) ; seule l’exigence d’un élément intentionnel - qui
relève pourtant, elle aussi, d’une appréciation subjective - a semblé fonctionner comme un tempérament(2).
1. Le libellé imprécis des textes
a) Exégèse et applications jurisprudentielles
L’article 434-24 réprime tout ce qui tend « à porter atteinte à [la] dignité [du magistrat] ou au respect dû
à la fonction dont il est investi », tandis que l’article 434-25 incrimine le fait de chercher « à jeter le discrédit
publiquement » « sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à
l’autorité de la Justice ou à son indépendance ».
L’idée que traduisent ces expressions a beau être raisonnable, elle n’aide guère à tracer une limite un
tant soit peu précise entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. La seule notion objective dans ce délit est
qu’il ne peut être commis qu’à l’encontre de magistrats en exercice . Or le principe de légalité des délits et des
peines voudrait que les comportements punissables fussent clairement définis . Tel n’est pas le cas. Aussi
l’observateur n’a-t-il d’autre ressource que de se tourner vers la jurisprudence, laquelle apporte des indications
plus claires, mais au fil d’une approche nécessairement casuistique.
A cet égard, on relève avec intérêt que la Cour de cassation ne réserva pas aux textes résultant de
l’ordonnance du 23 décembre 1958 un accueil d’un enthousiasme débordant, à telle enseigne qu’Hugueney
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écrivit : « Les magistrats semblent mettre aujourd’hui leur coquetterie à faire fi des armes que, sur leur
demande, le législateur leur avait données pour se défendre contre les incartades de la presse » .
De fait, les décisions rendues tant par la Cour de cassation que par les juges du fond au cours du
quart de siècle qui suivit l’ordonnance de 1958 paraissent pour l’essentiel plus que prévisibles. C’est ainsi que
sont condamnés pour outrage :
- les auteurs d’un tract syndical qui qualifient un jugement de Conseil de Prud’hommes tout à la fois de
« parodie de justice », « jugement Peugeot », « de justice de classe », et de « justice du patronat » ;
- un journaliste qui avait qualifié un jugement d’expropriation de « chef d’œuvre d’incohérence,
d’extravagance et d’abus de droit, tel que rarement les annales judiciaires françaises, pourtant assez bien
pourvues d’ordinaire en pareille sorte, n’en ont recelé. » ;
- l’avocat qui, empruntant l’expression de Voltaire, avait qualifié les juges de « bœufs-tigres », reprenant
à son compte l’appréciation du philosophe : « Bêtes comme des bœufs, méchants comme des tigres » ;
- l’avocat qui avait déclaré dans une conférence de presse qu’un arrêt de condamnation prononcé par
une Cour d’assises témoignait de « racisme » ;
- Le prévenu qui, à l’audience, avait accusé le procureur de « forfaiture » et s’était exclamé : « Ce
Parquet est la honte de la Nation. » ;
- le détenu qui accuse le juge d’application des peines qui venait de rejeter sa demande de libération
conditionnelle de « forfaiture » et le qualifie de « fasciste » ;
- celui qui déclare que le juge X… appartient au « genre forcené ».
Ces solutions, qui n’ont rien de surprenant, retiennent l’attention par le fait que les magistrats semblent
s’attacher non seulement au fond des propos incriminés, mais aussi et peut-être autant à la violence des
termes employés.
b)
La prise en considération des mots choisis par le locuteur
Les exemples que l’on vient d’énumérer se caractérisent par une incontestable outrance verbale, en
sorte que le lecteur se demande avec perplexité dans quelle mesure les magistrats seraient entrés en voie de
condamnation à l’encontre de discours véhiculant un message semblable sur le fond mais empruntant une
expression plus feutrée. Certes, des contre-exemples existent, mais ils sont très rares, comme cette
condamnation d’une lettre dans laquelle un avocat écrivait en 1963 au procureur général près la Cour de sûreté
de l’Etat pour se plaindre des conditions dans lesquelles une affaire avait été fixée : « Vous n’êtes pas sans
connaître l’opinion de certains soutenant que votre juridiction est en contradiction avec la morale par son
existence même. Je suis donc fort surpris que par son fonctionnement elle prête encore à douter de ce qu’elle
connaisse les usages les plus solidement fondés sur le bon sens. ». La suavité de l’expression n’a pas
épargné ici les poursuites à l’auteur .
On peut se demander si la stigmatisation de telles expressions ne remplit pas une double fonction :
marteler l’exigence d’une certaine retenue dans l’expression, mais aussi caractériser l’élément intentionnel, le
choix de termes crus ou caricaturaux étant pris comme révélant l’intention de jeter le discrédit ou d’attenter à
l’autorité de la Justice.
2. L’incidence de l’élément intentionnel
Comme dans certains autres délits, le juge peut chercher à déduire l’élément intentionnel de l’élément
matériel, c’est-à-dire, en l’occurrence, l’intention outrageante du choix des termes, celui qui écrit étant supposé
maîtriser la langue et choisi sciemment ses expressions. Cependant les premiers arrêts de la Cour de
cassation postérieurs à l’ordonnance de 1958 semblent exiger que le prévenu ait cherché, à travers l’invective
adressée à un magistrat et au-delà de celle-ci, à atteindre l’institution elle-même, relevant, pour exonérer le
prévenu, qu’il n’avait pas l’intention d’attenter au crédit de l’institution tout entière . On retrouve une démarche
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voisine dans un jugement rendu le 1er décembre 1971 par le Tribunal correctionnel de Pointe-à-Pitre, qui, sous
couvert de fixer lui aussi le champ d’application du texte – le Tribunal déclare que les décisions du Parquet
quant à l’engagement de poursuites pénales ne constituent pas des actes juridictionnels protégés par
l’incrimination légale – juge qu’il n’est pas outrageant de dire que le Parquet agit ou n’agit pas sur ordre du
ministre de la Justice, parce que, disent les juges, tel est bien le cas .
Une affaire témoigne d’une manière emblématique de la place effective ainsi réservée à l’élément
intentionnel. Un avocat s’était rendu au greffe pour consulter un jugement et, déçu du résultat, s’était écrié, en
parlant du juge : « Qu’il est con ce petit morpion ! ». La greffière avait entendu ce propos et l’avait répété au
juge, en sorte que l’avocat fut condamné pour outrage ; mais la Cour d’appel infirma la condamnation, au motif
que dans l’esprit de l’avocat, cette injure n’était pas destinée à être entendue par le juge en question, en sorte
que l’intention d’outrager faisait défaut.
On remarque toutefois que cette exigence d’une intention caractérisée de discréditer l’institution
judiciaire n’apparaît plus explicitement dans les arrêts rendus depuis une douzaine d’années. Cette évolution
rend évidemment les condamnations plus faciles et constitue donc un durcissement.
L’examen d’un demi-siècle de jurisprudence réserve aussi une autre surprise à l’observateur, partiellement
liée à la remarque précédente : alors qu’on aurait pu s’imaginer qu’avec l’accroissement général de la liberté de
parole et d’écrit, les condamnations tendraient à se raréfier au fil du temps, il semble qu’au contraire la
susceptibilité des juridictions s’accroisse peu à peu. Cette observation doit cependant être aussitôt tempérée
par le rappel du faible nombre total de décisions rendues chaque année en cette matière, en sorte que l’on peut
hésiter à le regarder comme un échantillon statistique satisfaisant .
On relève dans le même sens que, alors que dans les premières années de la période, les peines
prononcées sont presque exclusivement des amendes, les années récentes voient apparaître des peines
d’emprisonnement, parfois fermes et loin d’être symboliques dans leur quantum .
On peut également juger très préoccupant le jugement rendu le 14 octobre 1996 par le Tribunal
correctionnel de Bordeaux , d’autant que l’espèce se situe à la lisière de l’exercice de la défense par les
avocats, puisqu’est sanctionné le contenu d’une lettre du Bâtonnier de l’Ordre des avocats au président du
Tribunal. Le Bâtonnier écrivait pour se plaindre en ces termes de l’attitude d’un magistrat : « Quels que puissent
être les antagonismes passés, le respect de la parole donnée constitue l’honneur de son auteur, la justification
de la vertu attachée à la fonction d’exercer est peut-être plus simplement, le gage de l’éducation » et
poursuivait : « Un tel comportement ne constitue pas un dysfonctionnement fortuit de l’administration de la
justice mais revêt un caractère de gravité à ne pas négliger (…), met en cause tant l’autorité qui doit s’attacher
à toute décision de justice que le respect des droits de la défense (…) et bouleverse les relations réciproques
de considération et de confiance heureusement entretenues entre magistrats et avocats… ». Le Bâtonnier se
voit condamné pour outrage. Même si la condamnation fut symbolique (10 000 F d’amende avec sursis), elle
est d’autant plus déconcertante que la lette, rédigée dans un français châtié, ne comportait aucun terme
injurieux ou diffamatoire et que la fonction bâtonnale pouvait justifier, d’un simple point de vue institutionnel,
cette intervention. Il est difficile de ne pas voir ici que c’est le simple droit de critique qui a entraîné le prononcé
d’une sanction pénale. Le seul tort du Bâtonnier avait été d’adhérer à la version qui lui avait été présentée sans
demander à s’entretenir avec le magistrat mis en cause, donc sans respecter le principe du contradictoire ; ce
tort n’est pas négligeable, mais n’est pas pénalement sanctionnable.
On observera pour conclure que le propos de Zola dans « J’accuse » tomberait aujourd’hui encore
sous le coup de la loi et vaudrait vraisemblablement à son auteur une condamnation (il fut à l’époque
condamné pour diffamation). Plus généralement, même si l’on peut trouver éminemment regrettables les
débordements verbaux ou écrits mettant en cause des magistrats, ne doit-on pas garder à l’esprit qu’ils
trouvent parfois leur source dans des décisions pour le moins déconcertantes : songeons, par exemple, aux
refus d’informer émanant tant du juge d’instruction que de la Chambre d’accusation dans l’affaire Touvier
(cassé ensuite par la Chambre criminelle), alors que lorsqu’une procédure put enfin se dérouler, l’intéressé fut
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condamné pour crime contre l’humanité -ce qui est l’infraction la plus grave dans notre système pénal- ou
encore au refus d’informer dans l’affaire des micros du Canard Enchaîné ou enfin, en sens inverse, certaines
décisions des juridictions d’instruction dans l’affaire d’Outreau.
Des échanges vifs, voire très vifs, peuvent aussi survenir dans l’exercice de la défense, de la part soit
de la partie elle-même, soit de son défenseur, situations particulières qui différent du schéma général.
II – OUTRAGE ET DROITS DE LA DEFENSE
Le lien qui, à l’audience, se noue entre les différents protagonistes présente des spécificités très marquées,
qui le rendent emblématique. D’abord, l’audience est publique, en sorte que les débordements qui peuvent s’y
dérouler le sont aussi ; c’est une première raison pour considérer que s’y joue plus qu’ailleurs l’autorité de la
Justice. Mais l’audience est aussi le lieu de la contradiction, le lieu de la recherche et de l’expression de la
vérité – on serait tenté de dire : de toutes les vérités. Enfin, l’enjeu du procès, les antagonismes qui y sont
inhérents font du prétoire un lieu d’affrontements. Et il est devenu banal de rappeler que, dans les régimes
totalitaires, l’avocat a soin de ne pas contredire le juge.
Aussi les démocraties ont-elles posé le principe d’une immunité d’écrit et de parole dans l’exercice de la
défense. Cette immunité n’est évidemment pas conçue comme un bien, mais comme un mal nécessaire. Elle
apparaît de surcroît comme un contrepoids parfois salutaire, parce que les magistrats du siège ou du parquet
peuvent quant à eux malmener verbalement les parties sans que s’ensuive la moindre conséquence. Elle eut
d’ailleurs pour effet, sous des régimes comme le Second Empire, de faire du prétoire une tribune politique en
des temps où la presse n’était pas vraiment libre .
Cette immunité n’est d’ailleurs pas réservée aux parties et à leurs l’avocats, mais revêt une portée
générale : la Chambre criminelle en a reconnu le bénéfice aux témoins mais aussi à l’expert qui, agacé par les
questions de l’avocat, invite la partie, en pleine audience, à « changer d’avocat » .
Mais de telles règles posent immanquablement la question de savoir si l’immunité ainsi conférée est
absolue, en d’autres termes si le plaideur et son avocat peuvent tout dire et tout écrire. La jurisprudence des
juridictions internes mais aussi de la Cour européenne des droits de l’Homme apporte à cette question une
réponse invariablement négative ; mais depuis un arrêt du 11 octobre 2005, la Chambre criminelle fait une
réponse nuancée, en quelque sorte à la fois positive et négative.
Traditionnellement, la jurisprudence estimait qu’il y avait lieu de sanctionner, le cas échéant, l’avocat luimême, lorsque ses propos écrits ou oraux dépassaient les limites communément admises. On mesure
immédiatement la très grande subjectivité d’une telle formule et l’imprévisibilité dangereuse qu’elle induit pour
les défenseurs, tant il est évident que « ce qui est communément admis » varie sensiblement d’un individu à
l’autre et n’est pas clairement défini.
Aussi la Chambre criminelle a-t-elle, par l’arrêt précité de 2005, infléchi sa jurisprudence, en décidant que
l’immunité était absolue, mais à une condition : que les propos trop vigoureux ou blessants ne soient pas sans
rapport avec la cause débattue. En clair, le juge n’est pas juge de ce qui se dit ou s’écrit pour la défense des
parties, pourvu seulement que cette liberté ne soit pas le prétexte à des attaques étrangères au débat –
solution qui reçut l’approbation des commentateurs , car elle substitue une conception objective à la subjectivité
qui régnait jusqu’alors.
Ce faisant, la Chambre criminelle a réalisé une avancée qui rend sa jurisprudence plus progressiste que
celle de la Cour européenne des droits de l’Homme, récemment appelée à se prononcer dans deux
importantes affaires. Dans la première (Nikula c/ Finlande), une avocate qui défendait gratuitement un accusé
dans une procédure pénale avait critiqué la décision du procureur d’inculper une certaine personne (ce qui avait
empêché l’avocate d’interroger celle-ci comme témoin) et de ne pas en inculper une autre (qui avait ainsi pu
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témoigner contre le client de l’avocate). Ceci avait conduit l’avocate à intituler le mémoire qu’elle remit au
Tribunal « Manipulation et présentation illégale de preuves », où elle taxait le procureur d’ « abus de pouvoir
délibéré », pour, selon elle, s’être efforcé, « par le biais d’une tactique procédurale », « de transformer un coaccusé en témoin afin d’étayer l’inculpation. » L’avocate avait été poursuivie pour cela, déclarée coupable de
diffamation par négligence et condamnée à payer diverses sommes. Saisie par l’avocate, la Cour européenne
des droits de l’Homme a condamné la Finlande pour violation de la liberté d’expression .
Dans l’affaire Kyprianou c/Chypre, un avocat chypriote exerçant depuis quarante ans et membre du
Parlement défendait devant la Cour d’assises de Limassol un homme accusé de meurtre. Alors qu’il interrogeait
un agent de police, la Cour l’interrompit, estimant son contre-interrogatoire trop détaillé. L’avocat répliqua qu’il
allait arrêter son contre-interrogatoire et que, puisque la Cour estimait qu’il ne faisait pas correctement son
travail, il lui demandait son autorisation de se retirer de l’affaire, ce que la Cour refusa. Le ton monta, l’avocat
se plaignant d’avoir vu les juges se passer des petits papiers pendant qu’il menait le contre-interrogatoire du
policier . La Cour s’estima offensée et décida de juger sur le champ l’avocat, sauf s’il faisait des excuses, ce
que ce dernier refusa. Les juges le condamnèrent alors à 5 jours de prison et à une amende. M° Kiprianou fut
incarcéré.
N’ayant pas obtenu gain de cause devant la Cour suprême de Chypre, il saisit la Cour européenne des
droits de l’Homme, laquelle estima, à l’unanimité cette fois, que l’article 6, de la Convention européenne des
droits de l’Homme avait été violé tant en son § 1er (impartialité du Tribunal, qu’en ses § 2 (présomption
d’innocence) et 3a (droit de faire valoir sa défense) et condamna l’Etat chypriote. La Cour considère – c’est bien
le moins – qu’une juridiction qui estime avoir été offensée ne peut être regardée comme un tribunal impartial
pour juger l’offense.
Si malgré les conclusions auxquelles ils parviennent, ces deux arrêts restent en deçà de la jurisprudence
française de 2005, c’est parce que l’analyse que développe la Cour ne reconnaît à la défense dans les
procédures et les prétoires qu’une immunité relative. Ainsi, dans l’arrêt Nikula, la Cour énonce d’une part : « L’
»égalité des armes » et d’autres considérations d’équité militent donc également en faveur d’un échange de
vues libre, voire énergique, entre les parties. La Cour rejette néanmoins l’argument de la requérante selon
lequel la liberté d’expression de l’avocat de la défense doit être illimitée. » (§ 49) et d’autre part « Ce n’est donc
qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au
moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique. » (§ 55).
L’arrêt Kiprianou n’apporte pas d’élément infléchissant cette analyse, puisque la Cour examine les atteintes
portées aux droits de
M° Kiprianou comme elle l’aurait fait pour un accusé non avocat.
Doit-on, au vu de cette récente jurisprudence libérale de la Chambre criminelle, craindre plus de
débordements d’expression de la part des avocats ? On peut en douter, pour une raison simple : proférer des
propos blessants pour les juges est rarement le moyen le plus approprié pour obtenir gain de cause et
d’assurer une défense efficace ; de tels propos regrettables, lorsqu’ils surviennent, sont rarement le fruit d’un
calcul.
D’une manière générale, qu’il s’agisse des défenseurs, des plaideurs ou de la presse, il est important en
démocratie que la Justice et les magistrats puissent comme tout pouvoir subir des critiques. Mêmes vives,
même excessives, elles apparaissent d’autant plus nécessaires que les magistrats sont, en droit,
irresponsables et tirent leur légitimité des textes mais non du suffrage universel ; à cet égard, les excès dans
l’expression, pour regrettables qu’ils soient, restent un moindre mal.
Dany Cohen,
Professeur des Universités à l’Institut d’études politiques de Paris