L`Eau divine et sa symbolique

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L`Eau divine et sa symbolique
Introduction
Pluies saisonnières et rosée matinale au pays de Canaan,
tels sont dans la geste biblique les signes de la bienveillance
divine : aux yeux du peuple hébreu qui se sédentarise après
avoir connu l’aridité du désert, la Terre promise est une
terre idéale, une terre où l’eau abonde. Déjà et depuis
longtemps, sources et puits jalonnaient l’itinéraire des
patriarches, ces pasteurs semi-nomades en quête de Dieu.
Quant aux fleuves, dont l’évocation rappelle les origines
mésopotamiennes ou les longs séjours d’exil dans les régions
du Nil, du Tigre ou de l’Euphrate, leurs aues sont le
symbole même de la fécondité divine.
Autre manifestation de l’importance de l’eau dans ces
temps reculés, l’inondation est également présente dans la
mémoire collective des peuples du Proche-Orient, en particulier dans le mythe du déluge. Signe de la punition
divine, le déluge, après avoir, dans un premier temps,
englouti et purifié la terre, devient, de ce fait, fondateur
des cultures humaines.
En fournit la preuve un extraordinaire récit akkadien, le
Poème du Supersage. Comme dans L’Épopée de Glgamed,
le déluge nous y est conté, mais précédé de toute une
N Genèse )) avec création de l’homme et justification de sa
condition de mortel (Bottéro). En effet, selon ce texte, la
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L’EAU DIVINE ET SA SYMBOLIQUE
création de l’homme, d’argile et de sang divin, répond à
un objectif précis : l’accomplissementdes travaux nécessaires
aux besoins des dieux supérieurs. Les dieux inférieurs les
exécutaient jusque-là, mais harassés, révoltés, ils ont refusé
de continuer à travailler. Depuis lors, ce sont les hommes,
créés à cet effet, qui vont être au service des dieux. Toutefois,
à la différence des dieux, un jour lointain ils devront
(( retourner à l’argile B. En raison de leur extrême fécondité
et de leur exceptionnelle longévité, ils deviennent rapidement très nombreux. Aussi le roi des dieux, Enlil, gêné
notamment dans son sommeil ((par leur rumeur et leur
vacarme »,entreprend-il de réduire la population humaine.
Après deux essais infructueux - épidémie et sécheresse-,
il provoque un déluge destiné à anéantir toute l’humanité.
Averti alors par Enki, dieu de l’Intelligence, Atrahasîs
(Supersage) a eu le temps de construire une arche où famille,
serviteurs, oiseaux et animaux s’engouffrent dès que la pluie
commence à tomber. Une fois le déluge arrêté et l’arche
hors de danger, Enlii, surpris et, de plus, radouci par les
sacrifices et libations d’Atrahasîs, décide de le rendre semblable aux dieux et de le placer à l’écart des autres hommes...,
lesquels voient alors leur durée de vie et leur fécondité
sensiblement réduites.
Ainsi plusieurs siècles déjà avant la rédaction de la Genèse,
c’est bien avec le déluge que, selon les textes akkadiens,
l’humanité entre dans l’Histoire.
À la différence, dans le texte biblique, c’est l’immoralité
des hommes qui est la cause même du déluge : le thème
est annoncé dès l’épisode (lu jardin d’Éden où Dieu place
l’homme immédiatement après l’avoir créé. À l’égal de
l’épisode ultérieur du déluge, celui du jardin d’Éden apporte
une autre contribution à la symbolique de l’eau telle qu’elle
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INTRODUCTION
se constitue dans les trois grands systèmes de pensée que
sont le judasme, le christianisme et l’islam.
En effet, Dieu installe ses créatures, l’homme et la femme,
en Éden, dans un jardin remarquable, notamment par
l’importance accordée à l’eau : un fleuve, y lit-on, sourd de
l’Éden, irrigue le jardin qu’il traverse pour se diviser ensuite
en quatre bras (2, 8-16). On sait que ce fleuve aux quatre
bras a été de toutes les quêtes chrétiennes de recherche du
paradis terrestre. Un seul commandement est donné alors
à l’homme, celui de ne pas goûter à l’arbre de la connaissance. Adam et Ève transgressent l’interdit: chassés de
l’Éden, ils perdent leur immortalité et leur chute va être
l’objet de nombreuses localisations, toujours à l’esprit,
aujourd’hui, des pèlerins arrivant à La Mecque...
Si de ce fait l’humanité a été condamnée au dur labeur
qui devait lui permettre de survivre, le déluge apparaît
aussi comme une punition imposée par Dieu à l’humanité
en raison de la persistance du mal perpétré par les descendants d’Adam et Ève, les mortels.
Faut-il voir dans ce déluge, comme dans les autres déluges
similaires, le souvenir d’un cataclysme climatique qui, à la
findu quatrième millénaire, aurait provoqué une glaciation
et aurait fait déborder le Tigre et l’Euphrate en engloutissant
les cités sumériennes? Est-ce parce que, dès cette époque,
l’irrigation comme l’architecture de l’eau sont connues à
Sumer, que les textes bibliques vont pouvoir conjuguer
ultérieurement toute une grammaire de l’eau?
Par-delà les réalités historiques ou les ères géographiques,
cette grammaire a toujours suscité, et continue d’ailleurs de
susciter, un symbolisme fécond au sein des trois religions
monothéistes et dans les cultures qui en sont issues. Le rôle
de l’eau est toujours fondamental non seulement dans le
système de pensée qui régit respectivement judame, chris11
L‘EAU DIVINE ET SA SYMBOLIQUE
tianisme et islam mais aussi dans les rites qui leur sont
spécifiques.
Dans l’islam et dans le judaïsme, ablutions et immersions
rituelles rythment, aujourd’hui encore, du moins pour les
plus religieux, à la fois le quotidien et l’année liturgique,
les pratiques ordinaires de vie comme les grands seuils
métaphysiques de l’existence humaine. Dans le christianisme, les pratiques baptismales par immersion, aspersion
ou e f i i o n ne délimitent pa^ seulement dans leur diversité
les contours et la géographie d’une foi, mais elles participent
également d’un réseau d’images et d’allusions métaphoriques qui magnifient l’idéologie du salut.
Dans sa richesse extrême, la Bible, ici comme sur bien
d’autres questions, n’a cessé de susciter analyses et interprétations. Dans le judiiisme, le roua., bu-qodesh, a le s o d e
saint )) ou a l’inspiration divine )) qui donne vie au texte et
s’y déploie, préside non sclulement à la Twuh sbe-biktav,
a Torah écrite B (Bible hébraïque), mais aussi à la Torah
she-be-al-peh, Torah qui est sur la bouche », révélation
qui se transmet de bouche à oreiile. C’est donc à travers
ce double concept de révélation d’un Dieu unique, créateur
de l’univers et de l’homme, qu’un code d’images s’est
dégagé et durablement imposé. Ces images restent le patrimoine incontesté de avilisations très différentes.
Rosée, pluie, déluge, torrents, sources, fontahes, mer,
toutes ces formes prises par l’eau ont déjà dans la Bible un
sens propre ou métaphorique et des fonctions spécifiques.
Une dialectique y est déjà solidement ancrée : l’eau, créature
de Dieu, bienfait divin, peut également se révéler force
destructrice; présente, elle est source de vie et régénératrice,
mais son absence signifie .sécheresse et mort; purificatrice,
elle lave certes de la souillure, mais elle est aussi l’instrument
qui charrie ou transmet cette souillure.
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INTRODUCTION
Élément vital mais insaisissable, l’eau sollicite autant les
élaborations intellectuelles qu’elle nourrit l’imaginaire. Même
si le symbolisme de l’eau est universel et s’il existe des
thèmes communs à toutes les mythologies, chaque société
dispose de ses propres configurations culturelles.
Dans le judaïsme, des commentaires et une riche littérature, aussi bien en grec qu’en hébreu, véhiculent tout un
réseau d’analogies bibliques avant même la rédaction de la
Michna (à partir du 11‘siècle après J.-C.), puis du Talmud.
Pour le christianisme, les Évangiles, les Actes des Apôtres,
les Épîtres et l’Apocalypse,puisant dans les images bibliques,
vont d i h e r une interprétation originale de cette révélation
que les Pères de l’Église engrangent et commentent à la
lueur de la foi nouvelle.
Le recours aux images bibliques se poursuit dans le Coran
où prévaut la même conception de l’inspiration divine que
dans la Bible, chaque sourate étant une ((descenteN de
l’esprit divin sur Mahomet (Muhammad), dernier des prophètes de Dieu pour les musulmans.
Ainsi, chacune des C U ~ N ~ Smonothéistes a développé à
sa manière des rites religieux, des pratiques sociales, des
systèmes philosophiques qui se fondent sur un patrimoine
d’images et de références communes, consignées certes dans
des textes saints, mais aussi dans l’art ou dans l’architecture.
Les quatre fleuves du paradis, le déluge, Moïse sauvé
des eaux, la traversée de la mer Rouge, les rencontres
patriarcales auprès des puits, Jonas dans la baleine, tous
ces thèmes et bien d’autres ont façonné durablement l’imaginaire chrétien : on peut en apprécier encore le charme en
Occident, à travers la sculpture romane, les enluminures,
les vitraux des cathédrales gothiques, la peinture flamande
ou italienne et, en Orient, à travers la décoration des
premières églises, des baptistères, des mosdques ou des
fresques byzantines.
Aujourd’hui, la construction de bains rituels pour les
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juifs du Canada ou de Frarice, tout comme celle de bassins
à ablutions pour les musulmans d’Allemagne ou de Hollande, souligne que l’exigerice de pureté reste inscrite à tout
jamais au cœur des rites monothéistes.
Les bains rituels pour lesquels la loi talmudique exige
une alimentation en eau naturelle )), de pluie ou de source,
on les trouve édifiés au corm des temps, dans la Palestine
des premiers siècles - à Massada, à Qumran ou à Jérusalem-, dans l’Europe chrétienne médiévale, dans la France
révolutionnaire, dans l’Empire ottoman ou dans le Maghreb
actuel.
Quant aux bassins à ablutions des musulmans, inséparables des mosquées, leur architecture rythme l’immensité
du monde islamique des premiers lieux de prédication du
prophète Mahomet - Médine et La Mecque - aux contreforts de l’Empire moghol, de l’Espagne médiévale à l’tifnque
contemporaine.
Confronté à des informations éparses à travers l’espace
et le temps, le curieux se doit d’être à l’écoute des interprétations diverses de (( l’eau divine ». Au-delà du regard
qu’il porte sur les vestiges du passé - kesques, mosaïques,
vitraux, peinture, sculpture, architecture... -, au-delà du
plaisir esthétique qu’il en retire, il doit se tourner vers les
rites pour tenter de mieux cerner le sens singuher mais aussi
pluriel de l’eau.