Le monde est mon langage
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Le monde est mon langage
LE MONDE EST MON LANGAGE Lorsqu’on me demande si l’émigration – le déplacement – influe sur mon écriture, il m’est impossible de donner une réponse précise et définitive. Sans doute parce que je suis de plus en plus persuadé que le déplacement, le franchissement des frontières nourrit mes angoisses, contribue à façonner un pays imaginaire qui, finalement, ressemble à ma terre d’origine. Il y va de ma propre quête intérieure, de ma façon de concevoir l’univers. J’ai choisi depuis longtemps de ne pas m’enfermer, de prêter l’oreille au bruit et à la fureur du monde, de ne jamais considérer les choses de manière figée. Je ne suis pas devenu écrivain parce que j’ai émigré, en revanche j’ai posé un autre regard sur ma patrie une fois que je m’en suis éloigné. Dans mes premiers écrits – tous ébauchés au Congo – je sentais qu’il manquait des pièces, que mes personnages étaient cloitrés, respiraient à peine, et me réclamaient plus d’espace. L’émigration a contribué à renforcer en moi cette inquiétude qui fonde à mes yeux toute démarche de création. On écrit parce que « quelque chose ne tourne pas rond », parce qu’on voudrait déplacer les montagnes ou faire passer un 1 éléphant dans le trou d’une aiguille. L’écriture devient alors à la fois un enracinement, un appel dans la nuit et une oreille tendue vers l’horizon… Né en Afrique, au Congo-Brazzaville, j’ai passé une bonne partie de ma jeunesse en France avant de m’installer aux Etats-Unis. Le Congo est le lieu du cordon ombilical, la France la patrie d’adoption de mes rêves et l’Amérique, un coin depuis lequel je regarde les empreintes de mon errance. Ces trois espaces géographiques sont désormais soudés et il m’arrive d’oublier dans quel continent je me couche ou dans lequel j’écris. Mon confrère et ami Dany Laferrière me lance toujours, avec la verve ironique qu’on lui connaît : « L’écrivain devrait vivre dans une ville qu’il n’aime pas ». Je comprends cette formule comme une invitation à la distance, comme une réinvention permanente de ce paradis perdu, égaré dans ce qui nous reste de souvenirs d’enfance. J’aime toutes les villes que je traverse, je suis émerveillé par tous les lieux qui ne ressemblent pas à ceux de mon enfance. J’y arrive le cœur léger, la tête vide de toutes pensées. On n’est pas émigré lorsqu’on exporte son être, ses manières, ses coutumes, ses goûts en vue de les imposer dans le pays qui nous reçoit. C’est parce que l’endroit dans lequel nous vivons est tellement opposé à notre « milieu naturel » que ressurgissent soudain les images de notre propre enfance, la clameur des nos rues, les souffrances et les joies de notre peuple. C’est pendant les périodes de tornades qu’on reconnaît les vertus d’un ciel bleu, l’envol d’un oiseau libre et le fleurissement d’une essence dont on cherche en vain le nom jusqu’au jour où 2 on se rappelle qu’elle pousse également derrière la case de son père ou dans un jardin public du quartier de Moungali, à Brazzaville. C’est dans le désert qu’on réalise que l’Océan atlantique et le fleuve Congo sont une bénédiction divine. Pour autant, le danger serait de considérer ce qu’écrit un « émigré » comme des notes jaillies de sa nostalgie. On peut avoir le mal du pays même en restant chez soi. Je ne suis pas nostalgique. Je couve de l’inquiétude : celle de quitter un jour ce monde sans avoir découvert ce minuscule détail qui nous relie… Parfois il m’arrive de me dire que je suis un Européen, qu’on le veuille ou non, que le soleil m’ai brûlé ou pas. Qu’est-ce qu’un Européen pour un Congolais ? Difficile de le dire. J’ai longtemps cherché une explication sans jamais la trouver. Et puis, l’Europe est un concept mouvant. Il échappe aux stratèges, aux vendeurs en solde des utopies de la pensée unique. L’Africain serait-il inapte à formuler sa propre définition ? Voici par exemple ce que dit le dictionnaire Robert au sujet du mot Européen : « 1. D’Europe, de ses habitants. 2. Favorable à la construction européenne. 3. Afrique. Se dit de toute personne blanche non africaine.» Est donc «Européen » ce qui est d’Europe, ce qui est relatif à ses habitants. Quelle Europe ? Quels habitants. Qui sont ceux-ci ? Le plus important - et c’est ce qui me concerne - est la définition de l’Europe que nous prête le Robert, à nous autres Africains. Pour ceux-ci l’Européen ne serait que la personne « blanche non africaine » ! L’Afrique 3 aurait ainsi une conception raciale - heureusement non raciste - de l’Europe. Tous les Blancs « non africains » seraient à nos yeux des Européens. C’est la peau qui l’aura voulu, et tant pis (ou tant mieux) pour eux ! En déconstruisant cette définition « africaine », on s’aperçoit qu’elle reconnaît tout de même l’existence des « Blancs africains », à qui nous autres « Noirs africains » dénieraient presque le « statut » d’Européen ! Cette représentation est très critiquable parce qu’elle enferme, limite, cloisonne, divise, réduit. A la limite, elle a un seul avantage. Elle prouve que nous autres Africains avons saisi depuis bien longtemps les subtilités de ce monde ! Nous avons préparé celui-ci aux spécificités des hommes. Nous avons pris en compte l’attachement à une terre, et non à une race. Nous accepterions volontiers de dire d’un Blanc de l’Afrique du Sud qu’il est Africain. De même que le Blanc du Zimbabwe qui n’a connu que cette terre. Là s’arrête la pertinence – si pertinence il y a – de cette conception. Au Zimbabwe, un Président, monarque à vie, se livre à la chasse aux Blancs, le gibier se faisant de plus en plus rare dans la brousse. Ce Président leur rappelle qu’ils sont des Blancs, donc des Européens, même si certains d’entre eux n’ont connu que cette terre. Pour le dictateur empêtré dans son labyrinthe, tous les Blancs demeureront Européens ! Dieu l’avait voulu. Peu importe qu’ils ne connaissent d’autre terre que celle d’Afrique. Et lorsque ces Blancs sont « refoulés » vers l’Europe, ils se retrouvent dans une nasse, errent tels des apatrides. En Afrique, on les montre du doigt. En Europe, on les regarde avec de gros yeux. Ils sont déconnectés de ce continent-là qui n’a rien à avoir avec leur univers des tropiques. 4 La définition que le Robert prête aux Africains contient suffisamment d’ingrédients pimentés pour alimenter l’animosité, le repli. Et c’est cette idéologie qui justifie la guerre des races, la montée de la haine, la chaîne des expropriations hors des décisions de justice. L’Europe serait la cause de nos malheurs, à en croire le président du Zimbabwe à qui nous devrions offrir Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem – en traduction anglaise, bien sûr... Européen : « Se dit de toute personne blanche non africaine.» On peut penser, en retournant les choses, que l’Europe est le continent de toute personne blanche… et non africaine. Pour les autres races, point de salut. N’est Européen que celui qui est une personne de race blanche et non africaine. On gomme ainsi la rencontre des hommes, l’adhésion aux idées, les greffes de l’Histoire. Dirait-on que chez les Asiatiques est Européenne toute personne de race blanche et « non asiatique » ? Et chez les Océaniens, qu’en serait-il ? Je vois d’ici la définition presque à l’emporte-pièce au que donneraient les Américains du Nord : Est Européenne toute personne de couleur blanche et non américaine » ! L’Amérique étant majoritairement blanche, territoire de peuplement qui plus est, c’est un remue-ménage qui s’annoncerait, des tonnes et de tonnes de pages d’Histoire à brûler ! C’est sans doute dans le but de tempérer la susceptibilité des communautés que l’Amérique a forgé des appellations qui rattacheraient tout le monde à la Nation, sans pour autant dissimuler son lieu d’origine. Ainsi a-t-on les AfricanAmericans, les Asian-Americans, les Indians Americans etc. Les conséquences sont lourdes et montrent une société débordée par la gestion de ses minorités. Chaque communauté vivant par ailleurs dans son coin… 5 Avec la multiplication des moyens de communication nous avons donc créé des contrées, des ramifications à travers le monde. « Rome n’est plus dans Rome », l’écrivain devient alors cet oiseau migrateur qui se souvient de sa terre lointaine mais entreprend aussi de chanter depuis la branche de l’arbre sur laquelle il est perché. Ces chants d’oiseaux migrateurs relèvent-ils encore de littératures nationales ? Je n’en suis pas certain, pas plus que je suis persuadé que la littérature se contenterait d’un espace défini. J’habiterai n’importe quel endroit du monde pour peu qu’il héberge mes songes et me laisse réinventer mon univers. Je suis à la fois un écrivain et un oiseau migrateur… Ma conception de l’identité dépasse de très loin les notions de territoire et de sang. Chaque rencontre me nourrit. Il serait vain de se cantonner au territoire, d’ignorer la multiplication des interférences et, par-delà, la complexité de cette ère nouvelle qui nous lie les uns aux autres, loin des considérations géographiques. Pour ne pas remonter jusqu’à l’époque de Mathusalem je dirais que l’Histoire, surtout celle de la colonisation, nous a montrés que le territoire pouvait être imaginaire, dépasser les frontières, braver les variations climatiques, brasser les langues et les races. Dans ce sens la France, par exemple, n’a-t-elle pas étendu son territoire au-delà des mers, constituant un Empire dont la puissance et le rayonnement éclataient aux yeux du monde ? Le général de Gaulle, en 1966, au cours d’une 6 visite en Martinique, allait d’ailleurs s’exclamer devant les autochtones : « Mon Dieu, comme vous êtes français ! » A cette époque-là, la nation était alors perçue dans un sens le plus large – voire idéologique. Elle était fondée sur l’idée du renforcement de sa place dans le monde. Si on regarde bien, on constatera d’ailleurs que la France s’étend encore jusqu’aux départements et territoires d’outre-mer, ce qui devrait suffire à recadrer la conception que nous nous faisons du territoire, à moins de considérer ces îles lointaines comme de simples spots de bronzage pour les métropolitains au teint pâle. « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis » écrivait Corneille, battant en brèche l’idée d’un territoire fixe. Quant à la capitale française, elle fut « déplacée » pendant l’Occupation. Paris n’était plus à Paris, mais à Brazzaville devenue du coup la capitale de la France Libre, pendant que Radio-Brazzaville devenait la « Voix de la France ». L’historien Olivier Luciani résume les difficultés de l’époque : « …d’une part, depuis l’été 1940 la France libre impose aux colonies ralliées un effort de guerre particulièrement lourd. D’autre part le Président Roosevelt ne cache pas son désir de substituer aux empires coloniaux un système de tutelle internationale. » La France devait batailler pour garder ses « possessions », selon la formule de De Gaulle dans ses Mémoires. Nous autres Congolais entrions donc dans la guerre comme « un morceau de France ». C’est encore dans cette capitale qu’aura lieu la fameuse « Conférence de Brazzaville » en 1944, réunissant « de hauts fonctionnaires coloniaux, en présence de De Gaulle, pour élaborer des projets de réformes à mettre en œuvre après 7 la libération de la France. Il s’agissait de préserver l’empire colonial en le rénovant quelque peu ». Une question se pose alors : faut-il toujours attendre une tragédie, un conflit mondial pour démystifier le territoire ? En tout cas, nous aurons franchi un grand pas lorsque nous admettrons que chacun de nous « traîne » avec lui une parcelle du territoire d’origine, qu’il est comptable de son rayonnement, voire de sa dépréciation à l’étranger. En Amérique, je suis souvent tombé sur des Français qui me considéraient vraiment comme leur compatriote, me donnant l’impression qu’à l’étranger, quelle que soit leur origine raciale, les Français élargissaient enfin leur perception de la citoyenneté. Comme si, pour mieux définir ce qu’est une nation, nous devrions quitter notre territoire et nous retrouver dans un endroit où notre culture deviendrait enfin le lien substantiel. Si le territoire doit désormais être reconsidéré, il en va de même de « l’identité ». Sans doute faudrait-il revenir à l’origine de ce mot et constater combien les marchands de la peur opèrent afin de détourner une notion mouvante en une idéologie statique et suicidaire pour la nation. Les dictionnaires ont-ils leur mot à dire dans ce débat ? « Identité », emprunt au bas latin identitas signifiant « qualité de ce qui est le même », mot lui-même dérivé du latin idem. L’identité exprimant alors le « caractère de deux objets de pensée identique » puis, plus tard, « ce qui est un ». Et Le dictionnaire le dictionnaire historique de langue française de préciser que le droit et l’usage courant définirent le mot comme « le fait, pour une personne, d’être un 8 individu donné et de pouvoir être reconnu comme tel ». En somme, l’identité est d’abord rattachée à soi, au moi, à l’existence de l’individu au sein de la société. Elle fait la singularité de l’individu ou du groupe. De même qu’un individu a une carte d’identité, le groupe possèderait la sienne. Mais quels éléments mettrait-on alors dans la carte d’identité du groupe ? Qui définirait ces éléments ? A défaut de mesurer l’ampleur de la métamorphose de la société contemporaine, on essaie de nous faire croire qu’on peut gouverner le comportement social par décret. Profitant de cette brèche, les pêcheurs de voix pour les élections ont recouru aux archaïsmes et aux valeurs abstraites. Qui pourrait aujourd’hui donner une définition de l’identité nationale ? A écouter ceux qui la promeuvent, nous serions en pleine « crise identitaire » ? En la matière il faudrait, pour parodier le titre d’un ouvrage du sociologue Jean-Claude Kaufmann, procéder à une « invention de soi ». Kaufmann propose en effet de « fournir à l'individu la reconnaissance, le consentement et l’amour des autres dont il a besoin pour se sentir exister en tant qu'individu à part entière » car le « moi n’est personne sans les autres ». L’individu n’existe réellement que lorsqu’il est reconnu par le groupe, d’autant plus que c’est la loi dudit groupe qui définit le cadre de la mobilité individuelle. A défaut de cette reconnaissance par la République, des poches de résistances se sont créées ici et là. Des groupes édictent leurs propres lois, prenant pour cibles ceux qui n’ont jamais mis les pieds dans ces « zones » mais qui, depuis leurs forteresses d’énarques les montrent du doigt. Des « identités de zones » ont vu le jour, repoussant les normes collectives qui donnent l’apparence de toujours 9 être plus implacables avec ceux qui se considèrent comme les parias de notre temps. Les débats initiés en France sur l’identité nationale n’auront pas suffi à calmer les multiples crises du « moi ». Qu’est-ce que finalement cette identité nationale ? Au sommet de l’Etat, même le président Sarkozy en perdait son latin et se contentait de lâcher pendant la campagne électorale : « C’est dire ce que nous sommes » ? L’identité ce n’est pas dire ce que nous sommes, c’est plutôt dire ce que nous serons dans l’entrelacement de ces échanges, de ces frictions, de ces migrations et de cette ère qui s’annonce comme celle de la complexité du genre humain. Ce constat reste à faire car je suis souvent choqué lorsque certains conçoivent par exemple l’Afrique comme une unité alors qu’elle est aussi complexe que le territoire nord-américain ! Oui, de même que l’Amérique est un espace de superpositions d’origines, d’ethnies, l’Afrique n’est pas aussi uniforme qu’on le croit, et les différences culturelles sont aussi marquantes que celles qu’on trouverait ici. Comme l’Amérique, l’Afrique a connu les guerres de sécession, l’esclavage, la ségrégation raciale, le génocide et que sais-je encore. A cela il faut rajouter la confusion créée par les ethnies et l’idéologie occidentale qui nous inculqua le rêve du Nègre supérieur comme l’Allemagne songea à l’époque à la race Aryenne. Peut-être faudra-t-il se faire à l’idée qu’il conviendrait de redéfinir la notion même d’Afrique et ne plus se borner à une conception géographique et figée du continent noir. Et si, au lieu de parler d’Afrique, on parlait des Afriques, formule déjà osée par Henri Lopes 10 dans le titre d’un de ses romans paru au Seuil, Chercheur d’Afriques? L’Afrique n’est plus seulement en Afrique. En se dispersant à travers le monde, les Africains créent d’autres « Afriques », tentent d’autres aventures peut-être salutaires pour la valorisation des cultures du continent noir. Revendiquer une « africanité» est une attitude fondamentaliste et intolérante. L’oiseau qui ne s’est jamais envolé de l’arbre sur lequel il est né comprendra-til le chant de son compère migrateur ? Nous avons besoin d’une confrontation, d’un face à face des cultures. Peu importe le lieu… De nos jours les migrations les plus importantes s’opèrent entre l’Afrique et l’Europe, voire l’Amérique. Le monde s’est divisé en deux ensembles : le Nord et le Sud. Le Nord symbolise le développement, la puissance économique. Le Sud est considéré comme un espace en voie de développement, avec des républiques constituées de partis politiques uniques et de présidents installés au pouvoir à vie. Le rêve de l’Africain est alors de gagner ce Nord dans le but de changer le cours de son existence. Mais au Nord, la situation n’est pas aussi simple que ne le croit le migrant africain qui échoue sur cette terre et doit composer avec la dure réalité. L’immigration devient du coup un des enjeux majeurs du continent africain et une des préoccupations des nations développées. Cette traversée du Sud vers le Nord influe sur l’Africain et sa culture, puisqu’il entre dans ce qu’il est convenu d’appeler l’ère de la mondialisation. Or malgré cette mondialisation, l’Afrique continue à nourrir les pages les plus sombres de l’actualité, donnant l’impression d’une 11 partie détachée du reste du reste du monde et qui attend sans cesse l’aide des pays développés. Dans la plupart des anciennes colonies, par exemple, nous avons vécu – et nous vivons encore – des tragédies engendrées par les guerres civiles, l’installation des dictatures. A cela s’ajoute les atteintes aux droits de l’homme, la mauvaise gestion des nations par les gouvernants. Comme si cela ne suffisait pas, le continent africain est une des victimes les plus exposées des fléaux de ces dernières décennies. Ces drames ne sont pas de nature à mettre en lumière la richesse culturelle de cette région du monde... Il n’y a pourtant pas de fatalité, encore moins de malédiction. Toute la question est celle de notre entrée dans cette ère nouvelle qui exige non seulement une redéfinition même de la mentalité de l’Africain, mais aussi du regard que les autres portent sur notre continent. Le monde bouge, les cultures se croisent, l’heure est à l’inventaire de nos propres connaissances, et surtout à l’inévitable interrogation qui ne cessera de nous hanter, de nous obnubiler tant que nous ne nous serions pas prononcés : comment l’Afrique peut-elle entrer dans la mondialisation et préserver ses traditions au moment où les migrations, les échanges entre les peuples et les moyens de communication caractérisent de plus en plus nos rapports ? La culture africaine est à la fois riche et variée – contrairement à l’image que certains ont de l’Afrique : un continent uniforme, avec une seule culture. Aujourd’hui, l’Afrique peut compter sur l’apport de ce qu’il est convenu d’appeler la « diaspora noire ». La diaspora noire est sans doute l’illustration de l’exportation de la 12 civilisation noire à travers le monde, et il se crée une culture qui parfois entre en contradiction avec celles du continent. Il faut reconnaître à cette diaspora le mérite de contribuer au dynamisme des cultures africaines. C’est elle par exemple qui aura lancé la plupart de mouvements idéologiques, philosophiques liés au continent africain : la négritude, pour ne citer que cet exemple, est née en France, créée par Aimé Césaire (Martinique), Léon Gontran Damas (Guyane) et Léopold Sédar Senghor (Sénégal). Harlem Renaissance fut initié par les Noirs américains pendant que le panafricanisme trouva également ses fondements dans le sol américains avec des leaders comme Marcus Garvey ou Malcolm X. La diaspora noire devient alors une espèce d’ « Afrique mobile », une plateforme de cultures africaines. C’est la naissance d’une nouvelle identité qui n’est pas forcément rattachée à l’Afrique-mère, mais qui acquiert son autonomie. Doit-on conclure à une certaine unité de la diaspora noire ? Quel lien peut-on déceler entre les Africains nés en Europe et ceux qui sont restés dans le continent ? Ce sont deux cultures qui s’opposent, et parfois s’affronte parce qu’elles n’ont pas la même vision de l’Afrique, parce que l’Afrique est un rêve pour certain et une réalité pour d’autres. L’Africain né hors du continent ne se reconnaît plus nécessairement dans l’Afrique de ses ancêtres qui lui paraît lointaine, déformée par les reportages qui lui renvoient le spectacle d’une terre sans cesse remuée par la tragédie et l’incapacité à profiter de ses immenses richesses. Parallèlement, ce même Africain né hors du continent n’est pas reconnu dans sa terre d’adoption où les lois sur l’immigration, les 13 politiques gouvernementales européennes tendent de plus en plus vers le durcissement. Il n’est plus de « là-bas », et il n’est pas reconnu « ici ». Quelle va être sa réaction ? Il lui faut trouver une manière d’exprimer sa condition, et c’est à l’émergence d’une « sous-culture » africaine que nous assistons. Les Africains de la diaspora, sont certes conscients de le leur rattachement à l’Afrique, mais ils mythifient ce continent et, de plus en plus, se tournent vers la culture noire américaine qui leur semble plus proche. Faut-il cependant rappeler que les Noirs américains – qui ont choisi de se faire appeler « Africains américains » – mythifient à leur tour le continent noir ? Il y a ainsi une survivance des cultures africaines, mais une survivance plutôt utopique, fondée sur une certaine idée qu’on se fait du continent noir. Le plus souvent, lorsque le Noir de la diaspora revient sur les terres africaines, le sentiment qu’il éprouve est celui d’une totale déconnection. Le monde auquel il se confronte ne ressemble pas à l’idée qu’il s’était fait du continent. Il n’y a qu’à observer par exemple les rapports entre les Africains du continent, les Noirs américains et les autres peuples de race noire. L’incompréhension qui règne entre eux est le résultat d’une difficulté à définir ce qu’on pourrait entendre par « identité africaine », tout simplement parce qu’elle n’existe pas – et qu’elle ne pourrait exister. Parce que cette identité est la conséquence des expériences que vivent les Noirs à travers le monde. L’Africain qui vit en Afrique ne rencontre pas les mêmes situations que celui qui vit en Europe, et le Noir américain a une histoire que l’Africain du continent ne pourrait saisir. L’Américain de couleur a subi la migration par le fait de l’histoire : la 14 traite négrière. Il a dû batailler pendant des décennies pour ses droits civiques et sa reconnaissance comme citoyen des Etats-Unis. L’Africain du continent, lui, lutte contre le régime dictatorial de son pays, la famine, les conséquences du sous-développement tandis que l’Africain d’Europe se demande tous les jours ce qu’est sa réelle condition. De ce point de vue, entrer dans la mondialisation c’est se reconnaître comme un élément d’une culture plus vaste, plus complexe qui intègre sa propre expérience, ses différentes rencontres. Et lorsque nous faisons l’inventaire des conséquences de la mondialisation, il n’est plus étonnant de voir que l’Afrique se trouve reléguée au second plan alors même que la migration fait partie de son fondement culturel et que le sens de la courtoisie et de l’accueil a souvent été une des fiertés du continent noir... Le défi consiste à rapporter de nos différentes « appartenances » ce qui pourrait édifier positivement un destin commun et assumé. En somme, comme le souligne Amin Maalouf, « chacun devrait pouvoir inclure dans ce qu’il estime être son identité, une composante nouvelle, appelée à prendre de plus en plus d’importance au cours du nouveau siècle, du nouveau millénaire : le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine. » Alain Mabanckou 15