Toute la cuisine de l`émotion

Transcription

Toute la cuisine de l`émotion
« Toute la cuisine de l’émotion » : l’affect au filtre de l’effet critique
«
Comment est-ce que ça marche quand j’écris ? – Sans doute par des mouvements de langage
suffisamment formels et répétés pour que je puisse les appeler des “figures” : je devine qu’il y a des
figures de production, des opérateurs de texte. […]
Voici une autre de ces figures : la forgerie (la forgerie est, dans le jargon des experts
graphologues, une imitation d’écriture). Mon discours contient beaucoup de notions couplées …
Ces oppositions sont des artefacts : on emprunte à la science des manières conceptuelles, une énergie de
classement : on vole un langage, sans cependant vouloir l’appliquer jusqu’au bout […] : l’opposition est
frappée (comme une monnaie), mais on ne cherche pas à l’honorer. À quoi sert-elle donc ? Tout
simplement à dire quelque chose : il est nécessaire de poser un paradigme pour produire un sens et
pouvoir ensuite le dériver.
Cette manière de faire marcher un texte (par des figures et des opération) s’accorde bien aux
vues de la sémiologie (et de ce qui subsiste en elle de l’ancienne rhétorique) : […] je produis pour
reproduire, comme si j’avais une pensée et que je la représente à l’aide de matériaux et de règles : j’écris
classique1. »
Roland Barthes revient ici sur une pratique indissociablement intellectuelle et
stylistique : créer des paradigmes bons pour penser et dire quelque chose, à la fois
conducteurs de pensée et vecteurs d’écriture.
Le Plaisir du texte et son « Supplément » soulignent les difficultés qu’il y a à
dire quelque chose de la jouissance – notamment à partir du plaisir, éventuellement
contre lui, ce quelque chose qui est dit de la jouissance l’est grâce à l’une des ces
1
BARTHES Roland, « Forgeries », Roland Barthes par Roland Barthes (1975), Œuvres Complètes, édition
en cinq tomes d’Éric Marty, Paris, Éditions du Seuil, 2002, tome IV, p. 669
[Les références aux œuvres complètes seront désormais abrégées en « OC » suivi de la tomaison]
forgeries, plaisir/jouissance, fertilement « frappée » et filée au long d’un livre.
Concernant le plaisir pris à la lecture du Texte en revanche, Barthes affirme : « ce
plaisir peut être dit : de là vient la critique2. »
Chercher à voir comment peut être dit ce plaisir singulier, intime, et plus
largement comment sont dites les impressions et émotions qu’a pu faire naître une
œuvre, c’est se confronter de nouveau et toujours à la question de la subjectivité dans le
texte et l’activité critiques. Or, et c’est sans doute pourquoi on ne peut y apporter de
solution définitive, la résolution de ce problème est chaque fois singulière et il apparaît
qu’elle se situe pour une grande part dans l’écriture critique elle-même ; celle de Roland
Barthes en particulier nous apporte des réponses en pratique, c’est-à-dire dans et par
l’écriture.
Je voudrais donc me pencher sur le problème de la diction du rapport (du)
critique à la littérature, c’est-à-dire tenter de tenir ensemble les affects que ce rapport
fait naître et met en jeu, et les formes qu’il prend. Il me semble, dans le cas de Barthes
tout au moins, que les formes prises par le rapport à la littérature et au monde se
donnent – sont données par lui – comme effets plutôt qu’affects, critiques : elles
constituent des postures – vis-à-vis de la littérature et du monde. Ces postures ne sont
cependant pas des poses, du moins ne sont-elles jamais uniquement cela. C’est que le
problème d’une écriture qui rende compte de la lecture mais ne dise pas explicitement
l’affect ni ne soit affectée s’est posé à Barthes très tôt, et celui-ci n’a ensuite cessé
d’explorer cette question en produisant non seulement des pistes de réflexion mais
2
BARTHES Roland, Le Plaisir du texte (1973), OC, IV, p. 251
surtout des réponses en acte. Pour parler de soi, pour écrire ses affects c’est-à-dire
partager une émotion, des impressions de lecture, de quels effets faire l’essai ?
De fait, le problème n’a pas été pour Barthes quoi dire mais comment le dire.
Parler des effets critiques, c’est considérer ce lecteur qu’est le critique, mais surtout
ce trait si particulier qui est d’écrire sa lecture.
Dans l’idéal de la critique, la redite d’une émotion s’opère sans distorsion de
celle-ci. Ce problème est double, puisqu’il faudrait que la puissance de l’émotion ne
s’en trouve pas amenuisée, ni son acuité altérée par les mots qui la disent. Cette
redite devrait d’autre part s’accomplir sans que le critique ne s’efface devant cette
émotion comme si elle venait d’ailleurs que de lui-même, risquant de faire oublier
que c’est l’interaction de l’œuvre et d’une singularité qui fait l’émotion, et la
critique. Pour que l’émotion passe au lecteur, devienne lisible, certaines
modifications interviennent, du fait du critique ; il y a modification de l’émotion au
nom d’une certaine fidélité à l’œuvre et aux émotions dont elle est le nom, sans en
avoir plus les traits. Traiter des effets critiques, c’est également prendre en compte
l’autre, le lecteur du texte critique, la question devenant alors : comment le dire, à la
fois sans que le discours ne se détache de l’émotion première (sans céder à aucune
oppression de la langue) et sans exercer sur le lecteur aucune sorte de pression, qui
serait immédiatement oppression.
« Parlant d’un texte, il crédite son auteur de ne pas ménager le lecteur. Mais il a trouvé ce
compliment en découvrant que lui-même fait tout pour le ménager et qu’en somme il ne renoncerait
jamais à un art de l’effet3. »
La tournure donnée à ce fragment pousse à opérer le rapprochement – voire envisager
l’équivalence – de l’effet et de la prévenance. L’art de l’effet est dans cette perspective
à la fois moteur et aboutissement de l’écriture critique ; il consiste non seulement en
l’attention au lecteur mais encore en des attentions pour le lecteur. Pour quiconque se
veut vigilant, il y a dans cette prévenance un risque, que Barthes me semble selon les
cas dénoncer, interroger, courir et assumer : celui de la complaisance.
Si Barthes fait prévaloir ici cette définition bien particulière de l’effet, il intitule son
fragment « Hypocrisie ? », se demandant par-là s’il ne va pas dans la pratique contre ce
qu’il défend intellectuellement. Car « ménager le lecteur » réclame de ne pas aller dans
le sens des habitudes de celui-ci, voire d’aller contre elles, et pour cela marquer une
certaine distance vis-à-vis du lecteur. Il faut songer que tout ceci est encore une
confiance en l’intelligence de ce lecteur, en sa capacité à endurer et accueillir le
nouveau. Bien sûr, prévenance et exigence ne s’excluent pas, le fragment au contraire
les met en présence et les tient ensemble, pour faire penser, et défendre, cette tension
entre aiguiller et aiguillonner le lecteur.
Suivant la problématique de la diction de l’émotion, ce point d’interrogation,
ce mea culpa relève lui aussi de l’effet puisqu’il pousse à s’interroger (suivant
l’étymologie basss-latine de l’« hypocrisie » qu’il redouble, il mime à la fois celle-ci
3
BARTHES Roland, « Hypocrisie ? », Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV, p. 679
et l’interrogation), et concourt à faire de ce fragment l’énoncé détourné d’une éthique
de l’écriture critique : il n’est pas question d’épargner le lecteur, mais d’arrondir les
angles par une maîtrise de l’effet, de tempérer par lui la violence d’une émotion.
Laissé libre par l’effet qui n’impose rien mais oriente, le lecteur n’est pas pour autant
délaissé.
L’enjeu de cette réflexion sur les effets est donc d’observer comment
l’écriture critique n’exclut en rien que l’affect soit en jeu dans le discours sur une
œuvre, et permet qu’il devienne « quelque chose » qui peut être dit.
Dire l’émotion
Si l’on décide de porter attention à l’écriture critique, il faut considérer que les
œuvres provoquent des réactions indissociablement affectives et intellectuelles – des
affects dans un sens large – en même temps que leur écriture. Ce qui émeut est ce qui
meut la plume du critique. Le problème est de pouvoir dire l’émotion, en évitant les
écueils de l’écriture et celui de l’hystérie.
Pouvoir dire
Barthes constate en commentant des photos de son enfance :
« ce n’est pas l’irréversible que je découvre en elle, c’est l’irréductible : tout ce qui est encore en moi, par
accès ; dans l’enfant je lis à corps découvert l’envers noir de moi-même, l’ennui, la vulnérabilité,
l’aptitude aux désespoirs (heureusement pluriels), l’émoi interne, coupé pour son malheur de toute
expression4. »
Le drame du critique se retrouve partiellement dans celui de l’enfant ne possédant pas
les moyens langagiers de dire les émotions qui le traversent. L’affect demeure intérieur
mais surtout muet, pur de toute médiation mais parce que privé d’elle.
« Le langage que je parle en moi-même n’est pas de mon temps ; il est en butte, par nature, au
soupçon idéologique ; c’est donc avec lui qu’il faut que je lutte. J’écris parce que je ne veux pas des mots
que je trouve, par soustraction. Et en même temps, cet avant-dernier langage est celui de mon plaisir : je
lis à longueur de soirées du Zola, du Proust, du Verne, Monte-Cristo, Les Mémoires d’un touriste, et
même parfois du Julien Green5. »
À cette aphasie originelle s’ajoutent donc les risques d’une aphasie particulière, propre à
qui veut écrire. D’une part parce que le « désir [d’écrire] n’a d’abord à sa disposition
qu’un langage pauvre et plat6 », limité ; il y aurait d’autre part une aphasie due au
langage des autres, ce langage qui me précède immédiatement et ne saurait dire, parce
que ne pourrait dire correctement – ne pourrait en tout cas pas dire sans être pris dans le
vertige de la Doxa.
Tout le problème est bien que ce langage qui provoque le plaisir (ainsi que
d’autres affects), est aussi celui qui va servir à dire ce plaisir (ces affects). Comment
4
BARTHES Roland, Roland Barthes par Roland Barthes, OC, IV (non paginé ; dans l’édition originale –
Éditions du Seuil, «Écrivains de toujours », 1975 –, on trouvera ce texte p. 26)
5
BARTHES Roland, Le Plaisir du texte, OC, IV, p. 243
6
BARTHES Roland, Préface aux Essais critiques (1964), OC, II, p. 278
dire ? Cette question rejoint ainsi celle de l’aphasie, non plus due aux lacunes
langagières de l’enfant mais au risque qu’encourt quiconque veut énoncer un message
pris dans les rets du déjà-dit.
Dans la préface aux Essais Critiques, Barthes se met en scène cherchant à dire
sa compassion à un ami endeuillé, tout l’enjeu est de ne pas écrire « Condoléances » et
pourtant c’est ce mot même qui exprimerait au mieux cette compassion :
« J’en conclus que pour redresser mon message (c’est-à-dire en somme pour qu’il soit exact), il faut non
seulement que je le varie, mais encore que cette variation soit originale et comme inventée.
On reconnaîtra dans cette suite fatale de contraintes la littérature elle-même […]. Comme ma
lettre de condoléances, tout écrit ne devient œuvre que lorsqu’il peut varier, dans certaines conditions, un
message premier (qui est peut-être bien, lui aussi : j’aime, je souffre, je compatis)7. »
Cette dernière énumération d’affects archétypiques montre bien que c’est de l’écriture
de l’émotion qu’il en va, et que cette problématique est celle du critique comme de
quiconque écrit.
Or, dans L’Empire des signes, Barthes marque une certaine admiration pour la
langue japonaise qui « énonce des impressions, non des constats ». Sachant que ce livre
est, entre autres, la recherche d’une écriture à la fois fantasmée et déjà mise en œuvre,
on peut voir dans cette admiration une véritable aspiration, une solution possible, en
7
BARTHES Roland, Préface aux Essais critiques, OC, II, p. 276.
On voit que Le Plaisir du texte (du moins dans l’extrait cité ci-avant) continue d’interroger ce même
problème.
même temps qu’une éventuelle ligne de conduite critique – l’enjeu étant alors de sortir
l’impression du lourd héritage critique de l’impressionnisme. Observer les effets, ce
serait donc détailler les modalités selon lesquelles, dans la critique littéraire, cette
aspiration est mise en œuvre. Barthes relève dans le même passage qu’en japonais
« le sujet s’avance dans l’énonciation à travers des précautions, des reprises, des retards et des
insistances dont le volume final […] fait précisément du sujet une grande enveloppe vide de la parole, et
non ce noyau plein qui est censé diriger nos phrases 8 » ;
s’opposent ici deux visions de la subjectivité, et par conséquent des différences dans les
marques de présence du sujet dans son texte. L’on pourrait lire l’œuvre barthésien
comme l’exploration et la défense d’une certaine énonciation du sujet.
Cette dernière est encore en jeu, autrement et de manière plus affirmée, quand
Barthes énonce la démarche suivie dans La Chambre Claire « j’ai décidé de prendre
pour guide la conscience de mon émoi9 » : c’est la conscience de l’émoi et non l’émoi
lui-même qui doit commander le parcours du livre ; l’émoi est un fait, la
phénoménologie et l’écriture ce qui permettra de le décrire.
Il y a ainsi tout au long de l’œuvre les traces d’une conscience très forte de
Barthes du fait qu’il y a des émotions, que l’art et l’écriture en sont pleins et porteurs, et
qu’il ne faudrait surtout pas les escamoter au profit d’un discours qui s’en trouverait
plus valide parce qu’apparemment plus solide (c’est le grand thème de la scientificité du
discours). Si cette question de l’affect et des modalités de son écriture s’énonce de
8
BARTHES Roland, L’Empire des signes (1970), OC, III, p. 354
9
BARTHES Roland, La Chambre claire (1980), OC, V, p. 796
manière plus explicite et affirmée dans les années 1970, elle existe déjà, sous d’autres
formes, dès le début de l’œuvre dans la mesure où Barthes fait preuve de grande lucidité
quant au traitement mercantile, dramatique et littéraire, de l’affect.
Tout dans l’émotion n’est pas bon à dire
Les types de risques courus à écrire l’émotion sont de deux natures. Le premier
gît dans ce qui dans l’affect est affecté de négatif ; le second dans ce qui de l’écriture de
l’affect peut revêtir un caractère affecté. Bien distincts et non exclusifs, ils se recoupent
pourtant sous l’idée d’expressivité, lorsque celle-ci est frappée de valeurs négatives
Il va s’agir de mettre à distance ce qui affecte pour en parler plus correctement, ce qui
est précisément exercice d’un esprit critique.
La méfiance de Barthes – une double influence, protestante et classique, joue ici
un rôle important – se porte sur l’affect dans ce qu’il a de spontané et d’immédiat, en
tant que ce qui vient « par accès » envahir et mettre en péril à la fois le discours
intellectuel, sa transmission et la délicatesse comme principe éthique. Ce qu’entraîne
avec elle cette dimension primaire de l’affect dans le discours, c’est notamment
l’obscénité de l’étalage de soi et le narcissisme – risque de surcroît inhérent à la critique
en tant qu’elle possède nécessairement une part de projection.
Le problème est donc de dire l’intensité du monde et de la lecture sans que
« l’emportement du message10 » ne gagne le discours, sans que le discours de l’émotion
10
BARTHES Roland, Sade, Fourier, Loyola (1971), OC, III, p. 707.
ne prenne l’aspect de cette hystérie, entendue par Barthes comme déviance de
l’expression de l’émotion, et si souvent dénoncée par lui.
On peut penser la résolution de cette question en termes de postures adoptées par
le critique vis-à-vis des œuvres et des émotions nées à leur lecture ; celles-ci ne sont pas
des poses, ni ne relèvent (ou jamais seulement) de l’image en tant que spectacle contrôlé
et inauthentique, mais elles ont également à se prémunir contre une authenticité trop
directe, ou trop démonstrative. Un dire trop expressif menace lui aussi la portée et la
tenue du discours critique. Barthes hérite ici de l’aversion de Nietzsche pour une
authenticité revendiquée ; chez l’un comme chez l’autre il y a donc un bon et un
mauvais lyrisme, entendu comme expression de soi, d’émotions toutes personnelles : si
l’on est aveuglé par le désir d’authenticité, l’expression devient expressivité, hystérie de
l’expression, tout à l’opposé des aspirations et du travail barthésiens de l’énonciation de
soi.
Voici par conséquent un autre excès de l’expression (dont l’authenticité
ostentatoire est une forme) : l’affectation ; travailler ses effets, ce sera donc maîtriser
l’aspect par trop recherché de l’effet.
L’expressivité fait ici pivot : il existe une véritable défiance de Barthes, moins
vis-à-vis de l’émotion, que de son dire. Dès les premiers temps de l’œuvre critique,
tandis qu’il produit déjà des textes qui offrent des résolutions pratiques à ce problème,
Barthes s’est montré soucieux des signes extérieurs de l’émotion chez les autres ;
notamment à propos du travail de l’interprète, théâtral et musical, question filée au long
de l’œuvre critique11. Bien que centré sur un problème apparemment plus circonscrit, ce
souci n’est jamais aussi visible que dans les textes sur l’interprétation musicale,
notamment parce que Barthes y fait particulièrement preuve d’une grande et jouissive
maîtrise de l’effet polémique :
« ayant, par exemple, à chanter une tristesse affreuse, [G. Souzay] ne se contente ni du simple contenu
sémantique des mots, ni de la ligne musicale qui les soutient ; il lui faut encore dramatiser la phonétique
de l’affreux, suspendre puis faire exploser la double fricative, déchaîner le malheur dans l’épaisseur
même des lettres ; nul ne peut ignorer qu’il s’agit d’affres particulièrement terribles. Malheureusement ce
pléonasme d’intentions étouffe le mot et la musique, et principalement leur jonction, qui est l’objet même
de l’art vocal12. »
Un effet perd de son effet s’il se dévoile comme tel, il devient caricature de lui-même et
du réel tout en maintenant la volonté d’être mimétique, de faire illusion. En ligne de
mire à cette époque bien sûr, l’art bourgeois dans son ensemble qui, « essentiellement
signalétique, […] n’a de cesse d’imposer non l’émotion mais les signes de cette
émotion13 ». Mais la portée du propos est plus large que la seule critique idéologique,
11
Je songe ici notamment au commentaire ambigu de l’emphase du catcheur (dans « Le monde où l’on
catche » (Esprit n° 195, octobre 1952 ; repris dans Mythologies) et « Pouvoirs de la tragédie antique »
(1953), mais aussi à la mise en opposition des pratiques de Panzera et de Fischer-Dieskau (notamment dans
« Le grain de la voix » (1972) et « La musique, la voix, la langue » (1978) et aux remarques récurrentes –
dénonciatrices et/ou constructives – sur les signes de l’émotion que produit le comédien.
12
BARTHES Roland, « L’art vocal bourgeois », (Lettres nouvelles, février 1956, repris dans Mythologies)
OC, I, p. 802-803. On admirera l’ironie d’une surcharge appositionnelle de propositions elles-mêmes
emphatiques.
13
Ibid., p. 803
car cette insistance – de et sur l’émotion – dévoie nécessairement cette dernière
puisqu’elle devient le moyen d’une fin, qui est de dire l’émotion elle-même. D’autre
part, outre qu’elle déroge au principe de délicatesse, cette insistance, parce qu’elle fait
entrer en jeu l’intention, met en péril le sens parce qu’elle le signale et le fixe.
Tenant ensemble le mauvais égocentrisme et le caractère stéréotypé des affects,
l’expressivité est ce trop-plein d’intentions qui met en péril l’écriture de l’émotion.
Images toutes faites et signes par trop démonstratifs de l’affect, voici le « pathos
indécent » de l’expressivité, ils forment ce que Barthes désigne et dénonce comme
« toute la cuisine de l’émotion14 ».
Les tenants et aboutissants de ce problème sont indissociablement éthiques et
esthétiques : il ne s’agit pas de choisir entre ménager ou non le lecteur, mais de savoir
comment le rendre partie prenante de l’œuvre et de son commentaire, par quels biais. Il
est bien ici question de la nature des effets à produire sur le lecteur, et partant de choisir
et assumer le rôle qu’on lui confère.
Nécessité de l’effet
L’enjeu de l’écriture de l’affect sera donc de produire chez le lecteur des
impressions, des sensations, mais pas de sensationnel. Or,
« c’est seulement en me soumettant à [l]a loi [de l’originalité] que j’ai chance de communiquer avec
exactitude ce que je veux dire ; en littérature comme dans la communication privée, si je veux être le
moins “faux”, il faut que je sois le plus “original”, ou, si l’on préfère, le plus “indirect” 15. »
14
BARTHES Roland, L’Empire des signes, OC, III, p. 390
15
BARTHES Roland, Préface aux Essais critiques, OC, II, p. 276.
C’est parce qu’il faut transmettre, à quelqu’un et exactement, l’émotion – partager ce
qui en premier lieu m’échappe, pourrait échapper à la parole, ou s’échapper par une
parole inappropriée –, que l’indirect critique est nécessaire.
J’appelle donc effets les moyens trouvés à même la langue qui permettent au
critique de pratiquer l’indirect, de dire « ce qui brûle en nous16 » sans tomber dans
l’hystérie ni la banalité. Les effets sont ici les media des affects, ou plutôt le filtre qui en
garantit la justesse dans l’écriture. Cependant ils ne sont pas ce qui vient après, ne sont
pas seconds par rapport au référent que serait l’affect lui-même : ils disent le réel,
constituent le réel du discours, de l’émotion ; les effets ne sont pas de simples
réélaborations, mais des vecteurs. Ils ne sont donc pas un luxe mais un détour imposé,
assurant la sécurité d’une énonciation correcte (à la fois décente – selon les critères qui
sont ceux de Barthes – et juste) qui ne soit pas censure de l’émotion.
Observer le travail des signes de l’affect oblige à décrire les effets d’un effet et
pousse à une réflexion sur le signe, à l’extension de notre conception de la signification,
afin de ne pas bloquer la force de diffusion d’un mot ou d’une tournure.
Le travail des effets est une nécessité pour le critique, mais cette dernière
constitue et implique une responsabilité : parce que le critique s’engage
existentiellement dans ce qu’il dit, que ceci est indissociable des formes du discours, et
parce qu’il est responsable de ce qu’il adresse au lecteur, des modalités et du modelé de
cette adresse. On retrouve le principe crucial de « responsabilité de la forme », très
16
Ibid., p. 278
présent dans la critique idéologique et dramatique de Barthes, et qui doit concerner
aussi bien la littérature que la critique littéraire. La « responsabilité de la forme » peut
être considérée comme un impératif moral, comme présidant à une écriture critique
consciente du pouvoir des mots, à une pensée et pratique des effets en conscience, à
l’adoption d’une posture scripturaire vis-à-vis de l’œuvre et vis-à-vis du lecteur.
Traitant de ses « forgeries », Barthes note qu’elles sont des artefacts : on pourrait
étendre cette caractéristique à l’ensemble des effets critiques. Fruits et signes d’une
praxis, ils sont une production née d’un savoir-faire – dont les matières travaillées sont
langue et concepts –, adaptée à l’œuvre commentée, et enfin artificielle, réclamée par
l’acte même d’écrire.
Les effets relèvent d’un formalisme qui n’a rien d’esthétisant, d’ornemental,
mais résulte d’un souci de communication ; ils sont des accessoires nécessaires.
Je note qu’il devient possible, en suivant la piste ouverte par la préface aux
Essais critiques et tout un pan du travail de Barthes, de (re)considérer la rhétorique de
manière féconde, comme offrant des outils pour travailler l’intensité des affects et leur
donner une forme recevable, donc efficace. Volet stratégique de l’articulation entre
effets et émotion, la rhétorique participe de ce qui permet au critique, moins comme un
orateur travaille ses effets que comme un potier sa matière, de donner une forme à
l’émotion, d’en trouver la formula. À la suite Barthes, réinvestir la rhétorique permet de
tempérer l’affect par des formes, mais aussi de ré-habiter des formes (et donc des idées)
altérées par trop d’usage, réaffecter à ces formes un contenu affectif, singulier et
incarné.
Pratique de la tempérance
Pour ne pas être dépassé par un « envers noir » qui « par accès » pourrait devenir
envahissant, pour lutter contre des affects trop démonstratifs, le critique doit se faire
cause efficiente et volontaire : cette nécessité des effets de langue et de discours ouvre
la voie à une pratique profondément éthique. À ce qui est à la fois un précepte mis en
œuvre et, pour moi lectrice, une vertu du texte critique, que j’appellerai la tempérance.
Ce mot est bien sûr marqué moralement, mais je me fonde sur l’héritage classique de
Barthes dont il tire « une leçon de décence17 », l’art d’une certaine économie, de ce que
l’on a théorisé sous le nom de mesure.
Cette tempérance est en revanche totalement laïcisée chez Barthes : la passion
n’est plus Faute, mais la mal dire demeure une faute morale, parce qu’une indélicatesse
voire une oppression. La tempérance serait l’exercice simultané d’une bonne distance et
d’une juste mesure entre la force de l’émotion et la discrétion de son expression
(pouvant prendre des aspects très détournés, je pense par exemple au recours
occasionnel à l’emphase ou à la litote18).
Ce mot de tempérance, également, pour désigner en même temps le travail de la
distance, et la condition pour parler correctement d’une émotion de lecture dans laquelle
les sens tiennent grand rôle – d’où ce renvoi à la morale classique, dont elle offre une
application.
17
BARTHES Roland, « Plaisir aux classiques » (Existences n°32, 1944), OC, I, p. 58
18
Si l’on a montré la nécessité de tempérer les affects, il faut encore songer, on l’a vu avec la critique
barthésienne de l’expressivité, tempérer les effets eux-mêmes, éviter les simples effets de manche.
Si l’extrême affectivité de Barthes est bien sûr le fait même du corps, traiter
d’émotions par la parole se fait au risque de l’érosion de celles-ci. La tempérance doit
aussi jouer dans ce sens, afin qu’au nom d’une conversion de l’humeur, les effets
travaillant les affects, le corps – sa marque dans l’écriture – ne soit pas escamoté. Il
s’agit de tempérer ce qui me point, non de le censurer.
Prise d’effets
Les effets sont le plus évidemment langagiers, ils rejoignent parfois les figures
de style, mais sont également à l’œuvre à d’autres échelles du commentaire jusque dans
la forme générale conférée à celui-ci. Le moment n’est pas à une liste exhaustive des
richesses du langage, de figures déjà existantes mais aussi de la typographie dont peut
faire usage Barthes, cependant un exemple s’impose pour que ce discours sur les effets
ne demeure pas dans le projectif et l’abstraction.
Barthes nous fait entrer dans l’œuvre de Fourier par un premier « départ »,
composé de l’exposé d’une Situation – une invitation à manger un couscous au beurre
rance, ce dernier aliment n’étant pas du goût de l’invité – et de solutions sociales que la
lecture de Fourier peut fournir19. Un premier effet, entendu comme procédé, est ce
recours à l’apologue moins sa morale moralisante.
19
Je me réfère au premier des Départs ouvrant la section « Fourier » dans Sade, Fourier, Loyola, OC, III,
p. 769-770.
Sont introduits pour répondre au malaise créé par l’irréductible fossé entre
amateurs et non-amateurs de ranci « le groupe des Anti-rancistes » et « la sectine des
Rancistes » pouvant vivre ensemble en Harmonie. Cette distinction pose le principe de
division et d’organisation selon les passions des Harmoniens, sans que l’utopie
fouriériste soit elle-même introduite nommément ni explicitement : le critique postule
que le lecteur comprendra. L’effet consiste à faire-sentir et faire-entendre l’utopie, en
même temps que le plaisir – et le soulagement de la résolution possible d’une tension
narrative et sociale – ressentis à la lecture de celle-ci. Ceci, notamment grâce à une mise
en situation saugrenue mais réaliste, à la trouvaille heureuse de noms renvoyant à une
hyper-matérialité de l’aliment – la substance tient un rôle crucial comme vecteur
critique chez Barthes – et l’apport de réponses, concrètes et abstraites, à une question
dont celles-ci affirment ainsi qu’elle n’est nullement « oiseuse, futile ou triviale20».
Le tout livre un texte de critique assez poétique. Cette poésie est éclairée
quelques pages plus loin, sans qu’il soit fait référence à ce « Départ », quand Barthes
remplit son office de critique et explique l’effet produit par la lecture de Fourier. Or, ce
dernier est d’abord décrit par des termes vagues (« drôle », « charmant »), chose rare
chez Barthes, comme si un jugement, une impression de lecture non filtrés perçaient ;
ils disent la dimension affective de l’expérience de lecture, et décriraient fort bien l’effet
produit par le texte de Barthes lui-même. Le critique explique donc ensuite qu’à la
lecture de Fourier « il se produit une sorte d’anacoluthe entre la minutie domestique de
l’exemple et l’ampleur du projet utopiste21», que c’est le contact de deux langages, de
20
Ibid., p 769.
21
Ibid., p. 782.
deux registres qui fait effet – et « désoriente » la hiérarchie, subvertit les catégories, fait
rire ou sourire. L’objet « ridicule » est traité avec sérieux ; on sait que c’est l’un des
effets de la littérature : prendre au sérieux le minuscule et l’insignifiant produit du
savoir. Ceci vient comme expliquer et justifier l’effet visé par les « Départs » qui
ouvrent le commentaire de Fourier.
Donner à sentir, arriver à exprimer des impressions de lecture, expliquer donc, et
par des effets, ce qui se passe quand pourtant chacun le vit singulièrement et de son
côté, tout ceci réclame un mimétisme particulier qui est aussi une des formes de la
pratique de l’indirect pensée et préconisée par Barthes. C’est depuis le texte que le
critique s’adresse au lecteur et qu’en même temps il parle le texte qu’il commente.
La maîtrise n’exclut donc pas l’émotion mais la modèle sans en subvertir la
nature. C’est du constat de l’outré et d’un risque de mutisme de qui chercherait à éviter
le déjà-dit que Barthes aboutit à la nécessité de la rhétorique et de la pratique de
l’indirect critique. Il développe dans son écriture critique des tournures de phrases
toutes singulières, un usage des mots, des concepts et de la typographie, bref une forme
de présence au texte qui tout en faisant sa place à la subjectivité, à l’émotion de la
lecture, transmette celle-ci, la rende partageable, en somme, l’objective sans la dire
frontalement. Tout se passe comme si l’émotion et le retour réflexif formaient un tout ;
comme si, surtout, le retour réflexif était compris dans l’activité critique elle-même,
qu’il prenait dans la critique littéraire barthésienne non pas la forme d’un métadiscours
mais des formes – ces effets qui rendent indissociablement intelligible et sensible cet
émoi, en sus d’un certain savoir, d’un savoir certain.
Ces formes naissent d’une pratique qui mêle concept et geste intelligents ; la
pratique critique est une intelligence des effets de langage, rendant immédiatement les
choses intelligibles.
Considérer l’écriture critique de Barthes en termes d’effets me semble permettre
de tenir ensemble l’ustensilité du langage (son aspect pragmatique mais sans qu’il en
aille trop simplement de la communication immédiate d’un message) et sa dimension
sensible ; d’observer les marques d’une éthique de la tempérance qui ne consiste pas
simplement à faire taire les émotions de lecture ; de penser ensemble les dimensions
stratégique et sensible de l’écriture du sujet critique, sa double efficacité.
Il y a à prendre, ensemble, dans la praxis la maîtrise et ce qui passe de l’artisan
dans ce qu’il crée. Car on voit que figures de mots et figures de pensée, physionomie du
commentaire enfin, produisent de surcroît des figures du critique dans son texte, portrait
particulier qui lui aussi produit un effet sur nous, lecteurs de critique.
Penser ce qui me point, et le penser comme transmissible, c’est un véritable
optimisme qui rend possible une certaine pratique de la critique. Penser que l’on puisse
dire ce qui point en souscrivant à une certaine éthique qui tempèrerait les débordements,
ceci ouvre à considérer un renouvellement de l’écriture du pathétique.
Cécile Raulet
EHESS, Paris