Vers une conversion démocratique des jurés populaires en cour d
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Vers une conversion démocratique des jurés populaires en cour d
Vers une conversion démocratique des jurés populaires en cour d’assises : l’intime conviction. Gissinger-Bosse Célia Université de Strasbourg Science de l’Information et de la Communication Laboratoire Culture et Société en Europe 14, avenue des Myrtilles 67530 OTTROTT [email protected] Résumé : L’usage rhétorique que nous nous proposons d’aborder est celui du jugement. Notre souhaitons confronter le témoignage d’anciens jurés que nous avons rencontrés, à la raison pratique. Nous nous proposons de montrer qu’alors que la notion d’intime conviction partage les juristes entre la raison et les émotions, l’expérience des jurés montre les liens entre ces deux termes, ou entre la prudence et la pratique. Nous souhaitons en particulier montrer l’actualité de la rhétorique d’Aristote au travers de l’expérience des jurés d’assises. En définitive, nous montrerons que le jugement dans le cadre des assises permet une véritable conversion démocratique. Mots clés : conversion, démocratie, jury populaire, parole, prudence. Introduction L’histoire du jury populaire et de son jugement témoigne de la grande coupure qui a été faite avec la théorie et la pratique de la rhétorique. Mais l’expérience des jurés montre paradoxalement sa grande actualité à travers la formation de leur jugement et leur renoncement à leur sentiment vindicatif. Notre contribution se propose donc de montrer que la rhétorique et la prudence, loin d’être un concept théorique, sont une expérience pratique du jugement que font les jurés en cour d’assises. Ils en font ainsi véritablement la découverte en même temps que l’apprentissage. Les changements dont les jurés témoignent, nous proposons de l’analyser à partir de l’analogie de la conversion démocratique. Pour cela, il nous faudra aborder dans un premier temps tous le enjeux et les difficultés que les jurés peuvent rencontrer dans leur jugement. Nous nous appuierons en particulier sur la notion d’intime conviction qui est centrale dans leur expérience. Nous proposerons dans un deuxième temps de résoudre les contradictions qui traversent l’exercice de l’intime conviction. La rhétorique apparaîtra en particulier comme une solution particulièrement féconde. Enfin, nous montrerons, à travers le parallèle de la tragédie grecque, Les Euménides, que les jurés font l’expérience d’une véritable conversion démocratique. 1. Les enjeux du jugement des jurés La révolution française en matière de justice permet l’instauration en France du jury populaire, représentant en même temps la condamnation du système de preuves légales 1 de 1 Sur le système juridique sous l’ancien régime et l’instauration du jury populaire, voir Allen, Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire, 1792-1811 ; Berger, La justice pénale sous la Révolution. Les enjeux d’un 1 l’Ancien Régime au profit de l’intime conviction. Cette conception du jugement garde toute son importance aujourd’hui, étant aussi bien au fondement du jugement du jury populaire que des magistrats en cour d’assises. Mais son importance n’en délimite pas pour autant sa définition et les débats qui vont naitre au moment de son instauration trouve encore des échos aujourd’hui sur ce qui doit la fonder. En cela, l’intime conviction nous semble intéressante pour débuter notre propos, parce qu’elle est le reflet de la problématique que soulève la participation des jurés populaires en matière de justice, opposant la raison et les émotions, la prudence et la pratique. Comment se fonde, de fait, la certitude d’une conviction : sur une impression objective, subjective, sur une intuition ? Le débat est loin d’être tranché, tant l’intime ne semble pas pouvoir s’accorder avec la conviction. Les propos de Beccaria sont significatifs de ce débat : Il est plus facile de sentir cette certitude morale d’un délit, que de le définir exactement ; c’est ce qui me fait regarder comme très sage cette loi qui, chez quelques nations, donne au juge principal des assesseurs que le magistrat n’a point choisis mais que le sort a désignés librement ; parce qu’alors l’ignorance qui juge par sentiment est moins sujette à l’erreur que l’homme instruit qui décide d’après l’incertaine opinion. (Beccaria, Des délits et des peines, p. 34) Soutenir de tel propos serait actuellement largement sujet à caution. L’utilisation des termes d’ignorance et de sentiment sont autant de mots qui dévalorisent le jugement et qu’aucun juré interviewé n’a utilisés. C’est pourtant ces mêmes propos, qui à l’époque de Beccaria, et en France en particulier, ont donné une nouvelle vie à la notion d’intime conviction. Cette citation nous semble significative de toutes les questions que soulève l’intime conviction, car elle représente aussi bien le contexte et la polémique spécifique à son histoire. Elle montre également toute la difficulté d’en donner une définition indépendante d’une politique ou d’une philosophie. L’histoire de la notion d’intime conviction, dans le droit français, est étroitement liée à celle des jurys populaires. Tous deux sont apparus comme aussi novateurs qu’indispensables au moment de la révolution française pour fonder une nouvelle justice, prétendument plus démocratique. Vouloir donner une définition de l’intime conviction ne peut donc se faire en dehors du contexte de son émergence, car il conditionne particulièrement l’appréhension qui en est donnée aujourd’hui encore. Saisir la formation d’une intime conviction chez les jurés d’assises ne peut donc se faire sans repérer clairement ce qui relève de cet héritage et ce qui appartient spécifiquement à leur expérience personnelle. Mais commençons par l’histoire qui a lié les jurés et cette intime conviction. Historiquement, nous constatons que l’intime conviction a été présentée comme l’instrument d’une justice tantôt équitable et tantôt arbitraire. Ce débat oppose en effet le principe des preuves légales aux preuves morales. Si les preuves légales avaient pour volonté initiale de contrer l’incertitude des décisions de justice, elles apparaissaient en pratique, pour les révolutionnaires, comme un outil au service du pouvoir arbitraire des juges. Ce système de preuve devait pouvoir déterminer la culpabilité d’un prévenu, sans faire intervenir la conviction du juge et aboutir à des décisions « logiques ». Cette opposition a largement occupé les débats parlementaires et les propos tenus par Duport en sont une illustration intéressante : modèle judiciaire libéral ; Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle ; Cornette, Absolutisme et Lumières. 1652-1783. 2 Quels sont maintenant les moyens employés pour la connaître [la vérité] ? Il y en a de deux sortes : Déterminer d’avance quelles seront les preuves à l’aide desquelles on connaitra la vérité ; astreindre les juges à décider sur ces preuves et à les prendre pour constantes, quelle que soit leur conviction, ou bien rassembler devant les juges tous les moyens de connaître la vérité, et s’en rapporter à leur opinion et à leur intime conviction. Le premier moyen, ce sont les preuves légales, et le second les preuves morales. Or, je prétends que les preuves légales sont une méthode absurde en soi, dangereuse pour l’accusé et dangereuse pour la société. (Institut d’histoire de la Révolution française, 1867, Séance du 4 janvier 1791, p. 11) Ainsi, contre l’arbitraire, il importait d’humaniser la justice 2, en faisant juger les hommes par ses pairs et non pas une science. L’intime conviction implique dans ce cas la liberté de la preuve. Cet héritage est décisif dans la manière dont cette notion est actuellement appréciée. Louis-Pierre-Joseph Prugnon fait remarquer à l’assemblée en 1791 la même opposition : Je crois pouvoir dire qu’il y a nécessairement deux convictions : la conviction sentie et la conviction raisonnée. Faut-il préférer la première à la seconde, l’instinct à la raison, et lorsque l’on a deux moyens d’arriver à la vérité, peut-on se réduire à un seul ? (Institut d’histoire de la Révolution française, 1867, Séance du 18 janvier 1791, p. 306) La difficulté, comme nous allons l’aborder à présent, est d’associer deux mots qui sont a priori contraires. L’intime et la conviction sert tour à tour à donner la prééminence à l’intime emprunte de subjectivité, ou à la conviction qui appartient au domaine de l’objectivité. Mais il ne faudrait pas pour autant associer le souci d’objectivité dont il va maintenant être question avec les principes de la justice de l’Ancien Régime. C’est bien de raison et d’émotion dont il va maintenant être question, plus que de moral et de légal. Marie-José Grihom, Alain DucoussoLacaze et Michel Massé relèvent le clivage entre raison et émotion en opposant une construction rationnelle d’un jugement et une représentation personnelle d’une affaire : L’intime conviction fonctionne à partir d’une double référence : au jugement défini en tant que certitude « objectivable » fondée sur l’exposé des preuves et des moyens de la défense et aux impressions faites à la conscience, à la raison lors des débats oraux. Elle associe donc paradoxalement un jugement et le rapport du magistrat à sa propre expérience lors du procès. (Grihom, DucoussoLacaze et Massé, « Intime conviction et subjectivation de l’acte criminel : quelle actualité dans le champ judiciaire ? », p. 27) Deux étapes donc qui semblent disjointes dans la formation d’un jugement. Mais ce clivage semble ne concerner que les magistrats professionnels. Que se passe-t-il pour les jurés ? Comment construisent-t-ils leur intime conviction ? Une première partie du témoignage des jurés reflète et poursuit cette ambivalence. L’intime conviction doit privilégier le raisonnement objectif et il faut se méfier de l’impression 2 Cette recherche d’humanisation de la justice n’est pas seulement marquée par l’intime conviction, mais également par l’évolution du jugement pénal tout au long du XIXe siècle au travers de ce qui sera appelé une individualisation de la peine. Ce débat s’inscrit dans la même problématique que celui de l’intime conviction, car il soulève la question de l’objectivité et de la subjectivité du jugement. Selon ce principe, le choix d’une peine ne doit pas seulement se faire à partir d’un ensemble de faits, encore moins sur un système de preuves légales, mais également à partir de la personnalité du prévenu. Cette césure dans le raisonnement juridique, entre fait et personnalité, accorde ainsi une liberté d’appréciation au juge en fonction de la situation personnelle du prévenu. Voir l’article de Marie-José Grihom et al., « Intime conviction et subjectivation de l’acte criminel : quelle actualité dans le champ judiciaire ? », p. 25-26, qui relève cette opposition entre « objectivation de l’acte criminel » et la « subjectivation de ce même acte ». Voir encore Raymond Saleilles, L’individualisation des peines. 3 personnelle que fait une affaire. Si la preuve morale apparaissait comme un argument défendable dans les débats parlementaires, il s’agit aujourd’hui de s’en méfier en raison de l’arbitraire qu’elle renferme. La part de subjectivité et d’objectivité dans l’intime conviction fait donc toujours débat, mais en d’autres termes. Pourtant, il est important de remarquer que lors des entretiens, nous avons pu identifié une différence d’appréciation de l’intime conviction selon la représentation qu’ils en ont et selon la définition qu’ils en donnent à partir de leur expérience. Quand la question de la définition leur a semblé difficile, la représentation qu’ils s’en font paraissait beaucoup plus évidente. Les jurés ne semblent pas placer au même niveau l’idée personnelle qu’ils se font de l’intime conviction et les préjugés qu’ils peuvent en avoir. Ces dernières données s’inscrivent plus facilement dans le droit fil du débat historique que nous venons d’évoquer, où la raison vient s’opposer à l’intime. L’intime conviction doit dans ce cadre être un raisonnement objectif, s’opposant à un ressenti ou pire, à une intuition. Comment comprendre ce souci d’objectivité ? La volonté de légitimer son jugement peut être un premier élément d’interprétation. Le juré se retrouve en effet à juger aux côtés de professionnels étant reconnus pour leurs compétences spécifiques. Ces derniers leur paraissent donc a priori plus neutres et objectifs, dans la mesure où ils s’appuient sur des textes prédéfinis, des lois. À l’opposé, le juré, qui n’a pas fait d’études de droit, se baserait sur le sens commun ou sur son expérience personnelle pour juger. Son jugement serait donc subjectif. L’affirmation de l’objectivité de leur jugement serait, pour les jurés, une façon de réduire la distance qui les sépare des magistrats. Les sociologues Aziz Jellab et Armelle Giglio-Jacquemot (« Des profanes en justice. Les jurés d’assises, entre légitimité et contestation du pouvoir des juges », p. 163) observent en effet que « c’est autour de cette catégorie d’émotion que les magistrats instaurent une nuance entre leur manière de juger et celle des jurés, supposée être moins rationnelle. » La légitimité du jugement des professionnels n’est pas remise en question : ils ont eu des diplômes pour cela, alors que le citoyen ne reçoit pas d’instruction particulière lui expliquant les éventuelles étapes ou textes à suivre pour se former un jugement. Ainsi, si la notion d’intime conviction est importante pour les jurés, c’est qu’elle représente le seul repère, le seul guide pour asseoir leur jugement. Mais là encore, le vide persistant sur sa définition, il leur revient de le combler. Parler d’objectivité relève donc chez eux d’un choix, certainement inconscient, ou d’un préjugé, qu’il peut être intéressant de décrypter. 2. La conviction intime chez les jurés d’assises Si l’on croise le témoignage des jurés interrogés, deux notions sont associées à la construction de leur intime conviction, celle de la certitude et celle de la liberté. Avoir la certitude d’une culpabilité, cela implique de ne pas se laisser influencer par un avis ou une personne en particulier. La liberté qu’implique l’intime conviction est celle qui base sa conviction sur le débat contradictoire, c’est celle qui accorde une place au doute. Cette liberté signifie également pour les jurés que personne ne peut se forger cette intime conviction à leur place et qu’ils sont seuls face à cette responsabilité. L’intime conviction appelle finalement un constant passage de l’intérieur à l’extérieur. Il s’agit d’écouter ce qui se dit dans les faits, dans les débats, sans perdre de vu son intériorité pour ne pas se laisser influencer. Comme l’écrit le psychologue Villerbru (« Croyance et conviction chez l’expert, commentaires psychopathologiques à propos des états passionnels », p. 19), la décision en son âme et conscience « oblige à se retirer de l’immédiat, à laisser parler une Toute 4 conscience, à faire retraite du monde – là pour qu’une intériorité supposée de la Condition ellemême libère une décision. » En définitive et pour reprendre l’opposition entre l’intime et la conviction, l’intime conviction s’apparente plus surement au vraisemblable spécifique à la rhétorique, qu’à l’évidence propre aux mathématiques et à la raison. La conviction des jurés ne saurait se passer de leur intimité, parce que c’est elle qui leur permet de fonder la certitude de leur jugement. La définition de l’intime conviction, enfermée dans la raison, se trouve finalement en perpétuelle contradiction avec elle-même. La complexité de l’intime conviction doit pouvoir s’adapter à l’incertitude du débat contradictoire des assises. Dans cette perspective, le débat contradictoire possède des similitudes intéressantes avec la dialectique. En commentant l’Euthyphron de Platon (7 b-d), Joseph Moreau écrit ceci : On ne discute pas, en effet de ce qui peut être déterminé objectivement, par des procédés incontestables. Si nous différons d’avis, toi et moi, dit Socrate à Euthyphron, sur le nombre (des œufs dans un panier), sur la longueur (d’une pièce d’étoffe) ou sur le poids (d’un sac de blé), nous ne nous disputerions pas pour cela ; nous n’entamerions pas une discussion ; il nous suffirait de compter, de mesurer ou de peser, et notre différend serait résolu. Les différends ne se prolongent et ne s’enveniment que là où nous manquent de tels procédés de mesure, de tels critères d’objectivité ; c’est le cas, précise Socrate, quand on est en désaccord sur le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, en un mot, sur les valeurs. (Moreau, « Rhétorique, dialectique et exigence première », p. 207) La dialectique apparaît alors comme un art de la discussion que le débat contradictoire rend nécessaire. L’auteur joint à la dialectique, la rhétorique qui « semble ne faire aucun cas de la vérité : elle ne fait pas du raisonnement un usage probatoire, elle l’utilise comme moyen de persuasion au service d’une cause quelconque » (Ibid., p. 213). La mise en scène d’un conflit devant les jurés crée ainsi un conflit intérieur qui rend effectivement leur jugement plus complexe. L’extrait d’entretien de Marie en est une belle illustration : « J’ai beaucoup noté… ce qui fait que j’avais l’impression de bien connaitre les affaires… j’aimais bien noter, c’était important, comme quand je prenais des cours, j’ai toujours beaucoup noté… Ensuite, par rapport à ça, on se fait obligatoirement une opinion. Derrière il y a le débat. Le débat il est hyper important, parce qu’il nous corrige… des choses, des erreurs qu’on a pu faire en attendant, en écoutant, en se trompant sur des choses qu’on a cru entendre ou qu’on a mal entendues… Et puis en discutant, parce qu’après effectivement, y a des moments j’ai changé d’avis, moi j’ai changé d’avis grâce au débat… c’est pour ça que je me sens objective dans mes décisions, parce que j’ai changé d’avis. Je pense que… avant le débat on est vraiment par rapport à notre personnalité. Ensuite il y a le débat qui fait que c’est un mélange de personnalités […]. Mais avant le débat, je me suis souvent dit, je suis perdue, je sais pas du tout ce que je vais pouvoir voter. Donc de toute manière le débat est indispensable. Parce que… certainement qu’il nous influence, mais ça reste objectif puisque c’est quand même nous qui… on a le libre choix de choisir. » (Extrait d’entretien avec Marie) Le changement d’avis est un élément central pour caractériser leur jugement. Cette évolution, cette remise en question du jugement est indispensable pour lui accorder une objectivité. Cette idée d’objectivité ne signifie pas une neutralité, mais bien plus une complexité. Cette notion d’objectivité implique un constant passage entre le débat qui se déroule sous les yeux du juré et son débat intérieur qui le fait changer d’avis. Le jugement subjectif, pour les jurés, correspond à l’inverse à celui qui ne s’arrête qu’à un seul avis, une seule vision de l’affaire, sans éléments contradictoires. Nous retrouvons là tout l’art de la rhétorique. 5 À partir de l’expérience des jurés, il est possible de donner une nouvelle interprétation aux propos de Beccaria cités précédemment. Nous avons vu que d’une part, en opposant l’ignorance et les sentiments à l’instruction et à l’incertaine opinion, Beccaria fait certainement référence à ce qui opposait alors les preuves morales aux preuves légales. L’opposition de la raison aux émotions vient d’autre part modifier le sens premier que souhaitait donner Beccaria, rendant son propos désuet. Mais il serait possible de l’actualiser en supposant que l’ignorance qui juge par sentiment, dont parle Beccaria, fait précisément référence au vide que comporte l’intime conviction, qui doit leur permettre de juger avec liberté. Les sentiments seraient alors cette intériorité et cette absence d’influence extérieure dont témoignent les jurés. À l’inverse, l’homme instruit qui décide d’après l’incertaine opinion peut représenter l’ensemble des préjugés qui déterminent le jugement. Là encore la complexité vient s’opposer à la simplicité qui semble être liée à une question de connaissance de l’affaire. Plus les informations sont nombreuses, plus le jugement se complexifie. Si certains peuvent se faire un avis rapidement en début de procès, il peut être remis en cause par des informations inattendues. Cette évolution ne change donc pas seulement leur perception d’une affaire criminelle, mais également celle de la formation de leur jugement. Leur première perception de l’affaire comme ils l’ont remarqué eux-mêmes, est nourrie de préjugés. Ruth Amossy associe les préjugés à l’idée du préconçu : En effet le préjugé est essentiellement ce qui est là avant tout jugement, toute vérification, toute réflexion critique. Il précède l’exercice de la raison et l’expérience du réel. Dans ce sens, il peut faire obstacle à l’appréhension directe du monde et de l’Autre. S’il s’explique en partie par les limites ou les disfonctionnements de nos facultés cognitives, il a également des racines sociales. (Amossy, « Préjugé et démocratie. Les ‘préjugés démocratiques’ et les prémisses de la démocratie », p. 150) Si le préjugé est ce qui préexiste, la connaissance progressive qu’ils ont d’une affaire est indispensable pour faire évoluer leur jugement et quitter les premières évidences. Le jugement en tant que juré évolue de nombreuses fois, il change et c’est ce qui le rend plus complexe. C’est ce qu’explique bien Jean-Michel : Ça change en ce sens que vous vous dites d'abord... Je suis historien on a forcément une approche relativiste des choses hein. Mais qu'est-ce que c'est qu'un méchant ? Ce qui est intéressant c'est que durant le procès... et durant la délibération, vous changez. Vous changez de point de vue. Enfin il se peut que vous changiez, c'est pas automatique bien entendu. Mais vous aviez un certain nombre d'éléments auxquels vous n’aviez pas forcément songé, si vous voulez, et qui vous paraissent brusquement devoir être pris en compte ; positivement ou négativement, ça c'est clair. Mais ça prouve, bien sûr, l'utilité de l'audience puisque vous découvrez l'affaire, mais aussi l'utilité du délibéré. (Extrait d’entretien, Jean-Michel) L’idée du changement est ici centrale dans l’expérience de jugement de ce juré, changement quant à la perception de l’affaire, mais aussi de celle du prévenu. C’est cette idée que nous nous proposons à présent d’analyser à partir de l’analogie de la conversion démocratique. 3. De l’intime conviction à la conversion démocratique Les jurés témoignent ainsi de leur découverte de la construction de leur intime conviction au cours de leur expérience, au travers les termes du changement et de l’enrichissement. S’ils n’ont pas choisi d’être juré et ne s’y attendent pas, cela va prendre un sens dans leur vie et 6 s’inscrire durablement dans leur rapport au monde et à eux-mêmes. C’est ce qu’exprime clairement Michelle : C’est une expérience que tout un chacun devrait vivre, parce qu’on voit les choses différemment après. On voit la vie différemment. […] Quand on retourne dans sa vie c’est fade par rapport à l’expérience, certains auraient préféré rester jurés. Tu n’as plus cette adrénaline. (Extrait d’entretien, Michelle) Si ce changement leur est souvent difficile à expliciter, le terme de conversion est là pour en analyser les contours, le mécanisme et les conséquences chez eux. Ce qui change chez ces jurés est difficilement comparable avec une révélation instantanée, le terme de conversion n’étant par ailleurs pas utilisé directement par eux. Nous souhaitons pourtant montrer que la notion de conversion nous permet de révéler la portée des changements que vivent les jurés. Ce que nous retenons particulièrement dans la conversion n’est pas spécifiquement sa dimension religieuse, même si celle-ci semble primer. Ce qui prend sens pour nous est plus encore le mécanisme de la conversion. Cette notion est donc utilisée comme outil analogique pour expliquer les changements que vivent les jurés. Cette analogie ne consiste pas à regarder l’expérience des jurés comme une conversion. Il ne s’agit pas d’établir une identification entre les deux, de les considérer comme étant de même nature. L’analogie n’est pas envisagée comme une comparaison ou un amalgame entre deux notions. Il s’agit bien de prendre deux évènements différents, qui n’ont a priori pas de ressemblance, de les mettre en parallèle pour faire apparaître la portée des changements exprimés par les jurés. Si les références pour parler de la conversion sont principalement religieuses, il ne s’agit pas de tenter de coller les paroles des jurés à celles d’un converti religieux. Il nous faut donc porter la conversion au-delà de sa seule dimension religieuse. Pour cela, nous proposons un parallèle avec la tragédie grecque antique. Nous souhaitons montrer que la conversion des jurés a quelque chose à voir avec la pièce d’Eschyle, Les Euménides. Cette pièce se termine par la transformation des Erinyes en Euménides, symbole d’une conversion démocratique et non religieuse. Les Erinyes, convaincues par Athéna, renoncent en effet à leur désir de vengeance pour intégrer la cité démocratique athénienne. Cette pièce illustre de manière exemplaire les changements qui se produisent chez les jurés, ainsi que la complexité de leur jugement, les faisant progressivement renoncer à leur première colère face au crime et à leur imaginaire du monde de la criminalité. Mais avant d’en revenir à l’expérience des jurés, commençons par aborder ce que nous décrit Eschyle. La tragédie grecque est riche d’enseignements sur le rapport qu’entretenait la démocratie d’alors avec la violence. Les crimes qui pouvaient y être mis en scène étaient l’occasion de réinterroger les passions humaines et leurs limites. Tel que l’écrit Edouard Delruelle, le citoyen athénien, pour donner sens à sa vie, ne peut plus se tourner vers le ciel et les dieux. De même qu’il doit décider à l’agora des lois de la Cité, il doit s’interroger lui-même sur les limites et la valeur de ses actions. Situation inédite : le sujet prend conscience qu’il peut faire n’importe quoi, mais qu’il ne doit pas faire n’importe quoi. Il s’agit de savoir comment éviter l’hybris (l’excès, la démesure). Le problème éthico-politique devient donc, au sens propre, un problème tragique. (Delruelle, Métamorphoses du sujet. L'éthique philosophique de Socrate à Foucault, p. 29) La tragédie entretient un lien étroit avec la démocratie, plus encore qu’avec le domaine religieux. Elle traite de questions politiques que chaque citoyen doit se poser et dont il importe de 7 débattre dans l’espace public. Comme le rappelle Yves Sintomer, « il est significatif que l’émergence historique de la démocratie à Athènes soit contemporaine de la naissance de la tragédie, qui représente une mise en scène publique des « passions » et de leur catharsis » (Sintomer, La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas, p. 375). La tragédie d’Eschyle, L’Orestie, nous semble particulièrement significative de l’enjeu politique de la démocratie. Cette tragédie se découpe en trois pièces. Dans Agamemnon, Clytemnestre tue son mari Agamemnon pour venger le meurtre de leur fille Iphigénie. Cette dernière avait été sacrifiée pour obtenir les faveurs des Dieux afin de gagner la guerre de Troie. La pièce des Choéphores met en scène Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, revenant à Argos pour accomplir les ordres d’Apollon, à savoir venger le meurtre de son père. Oreste devient matricide. Il se retrouve alors pourchassé par les antiques Erinyes, déesses de la vengeance. Il est contraint de se réfugier dans l’Acropole d’Athènes où il tombe devant la statue d’Athéna. Nous sommes alors dans le dernier volet de la tragédie, les Euménides. Les Erinyes ne pouvant s’emparer d’Oreste, elles exigent alors d’Athéna de trancher le litige. Mais au lieu de cela, Athéna utilise son pouvoir pour instituer un tribunal composé de citoyens qu’elle va elle-même choisir, pour juger l’affaire. Elle déclare : Écoutez maintenant ce qu’ici j’établis, citoyens d’Athènes, appelés les premiers à connaître du sang versé. Jusque dans l’avenir le peuple d’Égée conservera, toujours renouvelé, ce Conseil de juges. […] Maintenant vous devez vous lever, porter votre suffrage et trancher le litige en respectant votre serment. (Eschyle, Tragédies complètes, p. 406-407). Athéna, qui vote également, apportera la voix qui sauve Oreste de la condamnation. Les Erinyes n’en renoncent pas pour autant à leur vengeance, se sentant perdantes dans ce procès. Là encore, Athéna ne va pas jouer d’autorité envers celles-ci, mais va chercher à les convaincre de renoncer à leur vengeance pour se muer « en ces « Euménides », bienveillantes, qui deviennent les protectrices d’Athènes. » (Romilly, Jacqueline de Romilly raconte L’Orestie d’Eschyle, p. 71). Athéna parvient à les persuader. Ce qui fait ainsi la particularité de cette tragédie est la transformation des Erinyes en Euménides, dans le contexte d’un débat, dans un dispositif de parole. Nous aurions pu imaginer qu’Athéna utilise son autorité pour imposer la décision aux Erinyes, d’autant que ce sont elles qui réclament d’Athéna de faire preuve d’autorité pour trancher le litige. Au lieu de cela, Athéna va tenter de convaincre les Erinyes d’utiliser leur soif de justice à d’autres fins. Ainsi, les arguments utilisés par Athéna ne consistent pas à condamner leur vengeance, mais à utiliser leur besoin de justice comme forme de bienveillance. Cette transformation trouve également un parallèle intéressant avec l’expérience de conversion que font les jurés. S’ils peuvent en effet venir avec des sentiments vindicatifs, c’est ensuite pour se laisser porter par le débat, qui leur montre une autre façon de voir un même dossier. Le vindicatif, comme pour les Erinyes, n’est pas réprimé ou refoulé, il est changé. C’est alors une conversion qui amène les jurés, comme pour les Euménides, vers plus de douceur. L’effet que produit un procès d’assises sur les jurés peut être finalement similaire à l’effet recherché d’une tragédie devant le peuple grec. C’est une mise en scène des passions, de la violence et des discordes inévitables dans une Cité. Les propos de Sintomer font ainsi écho à l’expérience du débat contradictoire : « les scènes finales n’apportent l’apaisement des passions que parce que le peuple examine le pour et le contre et établit une balance entre les raisons des uns et des autres. » (Sintomer, La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et 8 Habermas, p. 375). La tragédie n’est pas une morale faite au peuple en leur montrant ce qui est bien et ce qui est mal. De la même manière, Athéna ne juge pas les Erinyes, mais leur propose un autre mode de fonctionnement, un autre rôle dans la société. L’aboutissement de la trilogie d’Eschyle met ainsi en scène le conflit qui oppose Oreste aux Erinyes sous forme de débat argumenté, et montre finalement la transformation du sentiment vindicatif en passion démocratique. Le passage d’une colère vindicative à un débat contradictoire se fait dans un dispositif de parole démocratique. Même si Athéna représente le pouvoir de contraindre, elle l’exerce uniquement pour créer un tribunal du peuple et convaincre les Erinyes de rejoindre la Cité en tant qu’Euménides ; ce qu’elles acceptent. Ainsi, la « prudence » démocratique « ne provient pas de l’intervention d’une divinité mais de l’échange d’arguments. La démesure consiste précisément à refuser cet échange, à se comporter de façon monologique : l’hubris, c’est de penser que l’on puisse « être sage tout seul ». » (Ibid., p. 376). Il n’est ainsi pas demandé aux jurés de juger pour les autres, mais avec les autres. Cette conversion nous semble fondamentale pour montrer la portée politique du jury populaire. Conclusion Les jurés que nous avons interrogés ont témoigné d’une expérience forte. Cette force passe par l’expérimentation du jugement et en particulier par la construction de leur intime conviction. Nous avons vu combien cette notion est théoriquement problématique, associant des termes que la philosophie classique a eu pour habitude de séparer. Mais la raison dont font preuve les jurés pour juger est bien plus pratique. La raison pratique, comme l’explique Aristote (La politique), c’est aussi « sentir avec », c’est prendre conscience d’une intersubjectivité. La conviction ne saurait alors se passer de l’intime. Ainsi, sans le vouloir, les jurés renouent avec cette raison pratique propre à la rhétorique. Le débat contradictoire de la cour d’assises n’est pas une parole magique, mais bien une parole rituelle, c’est-à-dire pratique, comme l’a bien expliqué Emmanuelle Danblon (La fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique. Origines et actualité). Ils renouent finalement avec une ritualisation de la discorde. Ce débat leur permet ainsi de développer une disposition à juger et non pas à se venger. A travers la conversion démocratique, nous avons souhaité montrer que les jurés d’assises acquièrent des compétences citoyennes. Tel des Euménides, ils portent un nouveau regard sur eux-mêmes et les autres. Bibliographie - Allen Robert, Les tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire, 1792-1811, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005. - Amossy Ruth, « Préjugé et démocratie. Les ‘préjugé démocratique’ et les prémisses de la démocratie », in Critique et légitimité du préjugé (XVIIIe-XXe siècle), Ruth Amossy et Michel Delon (dir.), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1999, p. 149-159. - Aristote, La politique, Traduction, introduction, notes et index par J. Tricot, huitième tirage, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2005. - Beccaria Cesare (1980 [1764]), Des délits et des peines, Introduction et commentaire de Faustin Hélie, Plan de la Tour, Editions d’aujourd’hui. - Berger Emmanuel, La justice pénale sous la Révolution. Les enjeux d’un modèle judiciaire libéral, Rennes, P.U.R., 2008. - Carbasse Jean-Marie, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000. - Cornette Joël, Absolutisme et Lumières. 1652-1783, Paris, Hachette, 1993. 9 - - - - - - - Danblon Emmanuelle, La fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique. Origines et actualité, Paris, Armand Colin, 2005. Delruelle Edouard, Métamorphoses du sujet. L'éthique philosophique de Socrate à Foucault, Bruxelles, De Boeck, 2004. Eschyle (2003), Tragédies complètes, présentation, traduction et notes de Paul Mazon, Paris, Gallimard. Granjon Marie-Christine (1999), « La prudence d’Aristote : histoire et pérégrinations d’un concept », Revue française de science politique, n°1, p. 137-146. Grihom Marie-José, Ducousso-Lacaze Alain et Massé Michel, « Intime conviction et subjectivation de l’acte criminel : quelle actualité dans le champ judiciaire ? », Cliniques méditerranéennes, n°83, 2011, p. 25-38. Jellab Aziz et Giglio-Jacquemot Armelle, « Des profanes en justice. Les jurés d’assises, entre légitimité et contestation du pouvoir des juges », Politix, n°97, p. 149-176, 2012. Moreau Joseph (1963), « Rhétorique, dialectique et exigence première », in La théorie de l’argumentation, perspectives et applications, Louvain, Nauwelaerts, Paris, Nauwelaerts, p. 206-218. Romilly de Jacqueline (2006), Jacqueline de Romilly raconte L’Orestie d’Eschyle, Paris, Bayard. Saleilles Raymond, L’individualisation des peines, Paris, Felix Alcan, 1898. Sintomer Yves (1999), La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte & Syros. Villerbru M.-L. (1998), « Croyance et conviction chez l’expert, commentaires psychopathologiques à propos des états passionnels », Les Cahiers de la S.F.P.L., n°3, Mont-Saint-Aignan, publications de l’Université de Rouen, p. 15-25. 10