De la massification à la démocratisation

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De la massification à la démocratisation
Alain BENTOLILA , 25/07/12
De la massification à la démocratisation
Il fut un temps ou la sélection était telle que l’on garantissait aux
enseignants de leur « livrer » des classes, sinon homogènes, du moins
raisonnablement hétérogènes : les « milieux de classe » étaient majoritaires et
donnaient à l’ensemble une stabilité qui permettait d’avancer sans trop de
chaos. Cette « hétérogénéité contrôlée » n’était pas simplement d’ordre social ;
elle tenait au fait qu’une majorité d’élèves partageaient une certaine idée de
l’école et étaient convaincus de la nécessité d’y venir. L’école était considérée
comme un lieu particulier ; on s’y comportait de façon particulière. On en
acceptait les règles, on se soumettait à ses rituels par crainte plus que par
plaisir, mais sans exaspération. En bref, les élèves entraient en petit nombre en
sixième en possédant les rudiments de leurs métiers d’élèves. Ajoutons que la
régularité des contrôles et l’exigence des examens imposaient aux programmes
clarté et pérennité. On y acquérait une culture et des savoirs communs, certes
assez stéréotypés et rigides, mais qui constituaient des repères partagés et des
signes de reconnaissance endogènes. « Paris vaut bien une messe », « Roland
de Roncevaux », « le vase de Soisson » ne constituaient certes pas un
paradigme de savoirs d’une exceptionnelle qualité mais, tous, nous partagions
ces clichés et surtout nous savions où nous les avions appris et qui nous les
avait appris.
Lorsque s’est levée la barrière d’une sélection qui, reconnaissons-le, était
injuste et cruelle, un nombre considérable d’enfants, auparavant écartés, se
sont trouvés précipités dans un système qui n’était pas conçu pour eux. Le filtre
culturel et social ayant été retiré, l’école s’est trouvée mise au défi d’instruire
des enfants de moins en moins éduqués : de l’école, on leur avait donné des
représentations confuses et parfois négatives ; du langage, ils n’avaient acquis
qu’une maîtrise très approximative ; en guise de repères culturels, très vite, ils
n’ont eu que l’éclairage glauque d’une télévision de plus en plus débile ; quant à
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la médiation familiale, ils n’en connaissaient souvent que le silence,
l’indifférence et, parfois, la violence. Ces « nouveaux écoliers » ont posé, année
après année, à un système scolaire figé, un problème dont la gravité n’a fait que
croître jusqu’à menacer aujourd’hui son intégrité.
Lorsqu’il fut décidé d’ouvrir largement les portes de l’école à tous les
enfants de ce pays, nous avons collectivement pris l’engagement de les y
recevoir tous tels qu’ils étaient : ceux issus de catégories sociales peu favorisées
mais aussi ceux de plus en plus nombreux « venus d’ailleurs », en équilibre
culturel et religieux instable. Cet engagement ne pouvait être tenu au sein d’une
école qui était construite pour accueillir des privilégiés préalablement triés. Il
eût fallu que cette école se transformât en profondeur dans ses contenus, sa
pédagogie, la formation de ses maîtres et ses finalités professionnelles. Elle est
en fait restée quasiment identique à elle-même. Même si elle a donné le change
en multipliant des filières qui n’étaient en fait que des voies de garage, elle a
navigué entre complaisance et cruauté, maquillant l’échec en abaissant
régulièrement ses ambitions, ses exigences et…ses moyens. Si elle a réussi la
massification de ses effectifs, elle a complètement raté sa démocratisation.
Aujourd’hui, à l'entrée au collège, 10 % des enfants se trouvent en situation
de grande difficulté de lecture et encore bien plus d’écriture. Brutalement livrés
à eux-mêmes dans la structure morcelée d’un collège « inique », ces élèves vont
s'enfoncer, année après année, dans le long couloir de l'illettrisme. Ils vont
vivoter pendant quatre ou cinq ans sans tirer le moindre parti de leurs études,
et l'institution les passera par pertes et profits. L'école primaire les a maintenus
en survie sans vraiment parvenir à les remettre à niveau ; le collège les achève.
Il y a là comme une espèce de scandale. Ils ont toujours été en retard sur les
compétences affichées. Ils ont souffert d'un déficit et d'une rigidité de langage à
cinq ans ; ils ont acquis quelques aptitudes au décodage des mots à huit ans
alors qu'il convenait de comprendre des textes simples ; ils sont difficilement
parvenus à repérer quelques informations ponctuelles à douze ans quand on
attendait qu'ils soient des lecteurs autonomes et polyvalents. Ils ont très tôt
endossé le costume de l'échec et ne l'ont plus quitté..
Mais ne pensez pas que seuls les 10 à 15 % de futurs illettrés sont en
divorce scolaire ; le nombre des désenchantés augmente régulièrement, lassés
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par une scolarisation qui ne leur semble plus « à leur goût ». Un immense
malentendu s’est en fait noué au fil des années entre une école qui ne sait plus
quoi inventer pour tenter de séduire, de rassembler et de fidéliser sa clientèle et
un groupe de plus en plus important de « non-convaincus » qui ne
comprennent pas bien ce qu’ils font là et qui, pour beaucoup, préféreraient être
ailleurs. Pour qu’un ministre en vienne à soudoyer les élèves pour qu’ils
daignent faire preuve d’un peu d’assiduité, c’est qu’il avait renoncé à croire à la
naturelle nécessité de l’éducation. L’absence de repères linguistiques et
culturels fièrement affichés, le renoncement à montrer que le beau et le vrai ne
se négocient pas, l’affichage complaisant d’un « plaisir d’apprendre » effaçant
l’idée même de l’effort et du dépassement, l’abandon enfin de toute évaluation
rigoureuse et honnête ont peu à peu affaibli pour certains parents et pour bien
des élèves la légitimité de l’école. Ils sont passés de « nous ne sommes pas fait
pour les études » à « ces études ne sont pas faites pour nous » Une enquête très
récente sur l’absentéisme des collégiens montre de façon très nette que le taux
d’absentéisme non motivé n’est corrélé ni avec la catégorie socioprofessionnelle
des familles ni avec les résultats scolaires. En d’autres termes, ce ne sont pas
seulement des élèves en situation de précarité et d’échec qui « sèchent » les
cours ; le manque d’envie est très largement partagé par tous ceux qui
constituent la masse désenchantée des scolarisés. Ce sont tous ces élèves, qui
sortiront du système éducatif, une fois leur « temps scolaire » accompli, sans le
moindre diplôme ou avec un maigre CAP. Ils constituent, rappelons le 40%
d’une promotion.
La démocratisation scolaire ne se décrète pas. Elle ne pourrait se
construire que sur plusieurs générations, avec infiniment de courage politique
et en y mettant les moyens ; cela prendrait du temps et susciterait bien des
oppositions. Nous sommes contraints aujourd’hui de refonder l’école sur un
terme long en la transformant en profondeur. Elle pêche aujourd’hui par ses
deux extrémités : une école maternelle qui a progressivement perdu son
identité et le sens de ses enjeux et qui n’assume pas son rôle de transition vers
le cycle 2 ; une classe de sixième qui affiche sa rupture avec l’école primaire
alors qu’elle doit encore assurer la maîtrise des fondamentaux d’une majorité
d’élèves. Ajoutons à cela une formation des maîtres que les universités sont
bien en peine d’assurer et enfin une rupture consommée entre familles et école.
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L’École maternelle constitue la seule réponse à un problème aujourd'hui
posé par plus d’un quart des élèves de trois à cinq ans : bien des enfants
arrivent en effet à l'école primaire avec une langue orale très éloignée de la
langue qu'ils vont rencontrer en apprenant à lire et à écrire. Ne craignons pas
de le dire, ils parlent une langue française quasiment étrangère à celle sur
laquelle va reposer leur apprentissage de la lecture et de l'écriture. Le langage
dont disposent certains élèves à la veille d'entrer au cours préparatoire est ainsi
incompatible dans ses structures syntaxiques et son lexique avec une entrée
sans rupture dans le monde de l'écrit. Ne l'oublions pas, apprendre à lire n'est
pas apprendre une langue nouvelle : c'est apprendre à coder différemment une
langue que l'on connaît déjà. Si un enfant se trouve enfermé dans un usage trop
éloigné de la langue commune, il se trouvera d'emblée coupé de la langue écrite
et condamné à à un apprentissage plus que laborieux de la lecture et de
l’écriture. La priorité de l'école maternelle française est donc de donner à tous
les enfants qui lui sont confiés une maîtrise du français oral qui leur permettra,
de dominer les mécanismes du code écrit pour construire du sens et non pour
« faire du bruit ». L’acquisition d’un vocabulaire riche et précis doit notamment
être un des objectifs essentiels de la maternelle.
Une telle perspective exige
quatre conditions : une formation spécifique pour les enseignants de
maternelle, véritable spécialisation pour une mission singulière ; une
intégration de l’école maternelle dés trois ans dans le cursus obligatoire ; une
évaluation des capacités langagières (et notamment du vocabulaire) au cours de
la grande section ; enfin la réduction dans les ZEP des effectifs de grandes
section sur la base d’un engagement pédagogique clairement établi et dûment
vérifié.
Devant le désastre d’un collège inique, le rétablissement de l’examen de sixième
constitue-t-il une proposition pertinente ? Non bien sûr ! Mais peut-on accepter que
20% des collégiens soient promis à l échec scolaire et social dés la sixième ? Non, cent
fois non. Il nous faut alors revoir en profondeur l’articulation entre le CM2 et la
sixième afin de tenir l’engagement d’assurer à tous les élèves à l’entrée au collège
l’ensemble des savoirs et des savoir-faire sans lesquels la suite des études devient un
calvaire ou une supercherie. Bien en amont du collège, il est nécessaire de vérifier
avec vigilance si tous les élèves possèdent
la capacité de lire avec polyvalence,
autonomie et endurance, celle d’expliquer et d’argumenter à l’oral, celle de mettre
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avec précision sa pensée en mots écrits. On devra en outre s’assurer de l’acquisition
d’un esprit scientifique, du talent à lier la manipulation à la réflexion, et enfin, de la
possession d’une base minimum de culture commune. Cette vérification doit être
exigeante mais ne saurait être un instrument d’exclusion ni de redoublement
systématique. Elle doit donc identifier la nature des difficultés et ouvrir à un temps
suffisant de remise à niveau. C’est dans une telle perspective que nous proposons de
faire rentrer la classe de sixième dans l’école fondamentale afin de se donner les
moyens, après une évaluation sérieuse, d’accompagner avec exigence et sérénité les
élèves vers un collège qui mériterait enfin la qualification d’unique. La seule solution
est en effet l’instauration d’une classe charnière dans laquelle les niveaux différents
des élèves seront gérés par des équipes mixtes composées d’un instituteur et de
professeurs des disciplines principales. Dans ce collège, dont l’entrée sera donc
différée d’une année,
il faudra que les activités techniques et technologiques
occupent pour tous les élèves, sans aucune exception, une place égale à celle des
disciplines dites générales. Tous seront ainsi jugés avec autant de rigueur et
d’exigence pour leur capacité à expliquer un texte littéraire que pour leur talent à
construire un circuit électrique ou à fabriquer un objet. En bref, il faudra que nous
construisions un collège unique appuyé sur une base vérifiée de savoirs
fondamentaux qui pose, aux yeux de tous, l’absolue nécessité de l’équilibre entre la
réflexion et l’action. Un collège où l’on apprendra à laisser sur le monde une trace
contrôlée par l’intelligence. Un collège où il ne sera, ni « ringard » de penser, ni
honteux d’agir.
Il est aujourd’hui indispensable de remettre la formation de nos maîtres sur le
chemin du bon sens. La création des IUFM ne fut pas sans erreurs et conduisit
àl’échec d’un nouveau modèle didactique bâti sur beaucoup d’illusions. On décida
donc l’année dernière de supprimer les IUFM là où il eût fallu les transformer en
profondeur. On donna l’entière responsabilité de la formation des maîtres à nos
universités et ce fut tomber de Charybde en Scylla. Une majorité d’étudiants mal
formés, ignorant pour beaucoup les bases mêmes de ce qu’ils sont sensés enseigner,
sont aujourd’hui accueillis par des universitaires qui ignorent eux-mêmes tout de ce
qu’est l’enseignement en maternelle, primaire et collège. Le résultat ? Un
enseignement universitaire au rabais et une absence totale de formation
professionnelle. Disons le tout net ! L’immense majorité des universitaires ont peu
de choses pertinentes à apporter à la formation des maîtres du premier degré ; et les
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sciences de l’éducation, qui portent si mal leur nom, ne sont évidemment pas exclues
de ce triste constat. Exigeons donc des universités qui le choisiront qu’elles créent de
véritables
équipes
pluridisciplinaires
(sciences
du
langage,
psychologie,
mathématiques, sciences, histoire, philosophie) capables de proposer dés l’entrée en
licence des cursus pluridisciplinaires spécialisés alliant connaissances théoriques
utiles, savoir-faire pédagogiques et maîtrise du métier d’enseignant. Ouvrons
largement ces équipes universitaires à ceux qui ont une expérience concrète du
terrain en leur donnant un pouvoir de décision au moins équivalent à celui des
universitaires et des agrégés. Intégrons le concours au niveau de la licence afin
d’avoir le temps nécessaire pour « frotter » ses connaissances aux réalités de la classe.
Enfin utilisons les formidables moyens de la formation en ligne pour permettre
l’actualisation des connaissances et le tutorat à distance. Si nous n’y prenons garde,
les graves insuffisances actuelles de la formation initiale et continue poseront
de
plus en plus cruellement la question du professionnalisme du métier d’enseignant et
pervertiront l’image du maître auprès des parents et des élèves.
Enfin, nous ne gagnerons pas la bataille contre l’échec scolaire en dressant les
enseignants et les parents les uns contre les autres. On ne mènera pas à bien les
réformes qu’exige une école à bout de souffle en jetant en pâture à l’opinion publique
le désengagement des maîtres et l’irresponsabilité des parents. Dans un même élan
républicain, enseignants et parents doivent faire des élèves-enfants non pas les
constructeurs tâtonnant des savoirs incertains mais des apprentis aussi respectueux
des règles qu’avides d’autonomie. Cette ambition ne saurait être atteinte si l’on se
contente de ces pseudo-rencontres au cours desquelles rien d’important ne se dit et
dont l’enfant est absent. Il est important de créer les conditions d’un véritable
échange respectueux et exigeant entre un enseignant et les parents de chacun de ses
élèves. Cela commence par l’obligation d’aller inscrire son enfant auprès de son
enseignant et d’en profiter pour se connaître et se reconnaître. Cela devrait se
poursuivre chaque trimestre par un entretien individuel pour faire le point sur les
résultats et les comportements. Il faut aussi définir au sein de chaque établissement
les conditions d’une compatibilité culturelle entre l’école et la maison car on ne peut
pas d’un coté faire de la télé culture le seul horizon familial et de l’autre, se battre
pour une formation culturelle exigeante. Il faudra donc inventer ou retrouver des
rituels puissants et visibles (distribution des prix, lectures publiques, spectacles de fin
d’année, bibliothèques des parents, réseau sociaux d’établissements…) capables
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d’associer progressivement parents et enseignants dans la création d’un patrimoine
culturel commun.
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