1. La couleur du miroir - Les Editions de la Reine

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1. La couleur du miroir - Les Editions de la Reine
Lucia et le Royaume Perdu
1. La couleur du miroir
Éric Galland & Armand Duca
1. Marella
La bulle rouge tourbillonna au-dessus de la table puis s’envola.
— Tu triches, gronda Lucia. Je n’ai pas encore fini de deïssiner les règles !
La princesse poursuivait à cloche-pied un lutin qui portait un instrument en spirale cuivrée. Il soufflait un nuage de bulles où se bousculaient
en vrac, boules roses, cubes translucides écarlates, pentaèdres jaunes et
autres bulles plus complexes.
La salle Marella s’étirait en un tunnel majestueux, où les murs se courbaient jusqu’au plafond. Du sol à la voûte, les dalles argentées et dorées
traversaient le vert en arabesques scintillantes. Le joyeux lutin galopait,
soufflant une nébuleuse multicolore qui paressait dans le vide comme
une traîne fumante.
— Bulleur ! Va-t’en d’ici ! Arrête de marcher n’importe comment ! Ici, on
doit marcher sur UN pied !
— Bulliplop ! fit le Bulleur galopant comme un fou dans une nouvelle
salve de bulles incongrues.
Les boucles dorées de la princesse tressautèrent sur ses joues rougies par
la course à cloche-pied.
— Très bien, tu l’auras voulu.
Les sourcils froncés sur son regard vert, la princesse rejoignit Travoletta,
sa chère table argentée en forme de paon qui l’attendait dépliée près de
l’entrée.
« Voilà qui est contrariant, pensa-t-elle. Comment puis-je avancer si les
décoracteurs viennent sans cesse me troubler avant la fin… »
La jouvencelle n’était pas vraiment fâchée. Ces décoracteurs étaient nés
de sa main pour habiter le Royaume et leur compagnie réjouissait toute
la Cour. Ni hommes, ni animaux, ni machines, ils naissaient d’un mélange
insolite, où les formes et les couleurs se mariaient dans un éclat de rire,
inutile et ravissant.
Mais le Bulleur n’avait rien à faire là. Elle devait deïssiner selon les vœux
de l’Intendant, son cher Gouliémo. Tout devait correspondre et elle s’y
appliquait de tout son cœur.
Elle passa la main sur le pennage argenté de Travoletta et fit vibrer l’éventail circulaire aux plumes ornées d’un œil de bronze. Cette queue formait
une table inclinée, où s’étalait un papier en demi-lune. Sur cette feuille
était dessiné un plan inachevé, accompagné de symboles : la salle Marella
était en cours d’élaboration.
La table-volatile baissa son cou jusqu’aux pieds de la princesse pour lui
offrir la selle moelleuse qui lui servait de tête. Lucia s’y assit en relevant
avec élégance sa robe piquée d’or, pendant que le cou se redressait, la
rapprochant de son œuvre.
Du coin de l’œil, elle vit le turbulent sautiller gaiement sur la voûte, tête
en bas, suivi d’une joyeuse traînée de cubes orange. Sans jamais tomber.
Cela n’était guère étonnant, car dans le Royaume, seul le Deïssin faisait
loi : si l’Intendant Gouliémo promulguait que l’on doive marcher sur les
murs, la Princesse Lucia le deïssinait pour que l’ensemble des sujets le
fassent. D’un stylet, elle traçait les feuilles sacrées et les lois de la nature
s’y conformaient.
Car dans le Royaume, elle composait chaque salle, chaque décoracteur
qui les animaient, jusqu’aux lois physiques.
Le Royaume entier était Deïssin.
Lucia n’avait pas encore eu le temps d’inscrire l’autre loi de cette salle
Marella, qui imposait la progression à cloche-pied. Cela expliquait le culot du Bulleur impromptu et le mécontentement de la Princesse qui l’appliquait déjà volontairement par respect de la règle.
Le Bulleur approchait d’une arabesque de dalles scintillantes croisées en
cœur.
Elle prit un stylet à pointe doré et griffonna trois symboles sur le plan.
En posant le mauvais pied sur la dalle dorée, le lutin se figea et resta coi.
Pétrifié sur une jambe, ses yeux globuleux à moitié fermés, la trompe de
cuivre partant de la bouche pour s’enrouler sur son ventre, comme un
serpent endormi, avant de s’ouvrir en entonnoir dans son dos.
À y regarder de plus près, il n’était pas immobile. Non : il bougeait toujours,
mais au ralenti. Même la bulle qu’il venait de souffler hésitait au bord du
pavillon. Lucia avait déjà utilisé ces symboles dans la salle Larghissimo,
où le mouvement prenait son temps. La Princesse monta à cloche-pied
au plafond et, sans ménagement, traîna le lutin hors de la pièce, dans la
salle adjacente dite des Échos.
Toute en hauteur, elle était bien plus vaste encore : on aurait pu y mettre
plusieurs Marella. Une dentelle de fenêtres aux encoignures libres s’ou-
vraient vers d’autres couloirs et abritaient des dizaines de décoracteurs
affairés, dans un brouhaha permanent. Entre ces murs, les sons se répercutaient en s’inversant. Du seuil, sans état d’âme, Lucia poussa le Bulleur
qui tomba dans le vide.
— Bullopliiip, fit le Bulleur.
— Piiiilpollub, fit l’écho.
La chute fut suffisamment longue pour que le lutin se retournât, tête en
bas, à cause du poids de son instrument. Dans une éruption de bulles, la
tête heurta violemment le plancher orangé et s’écrasa sous ses épaules.
Les pieds bougeaient encore quand un Compresso aplatit ce qui dépassait. Du lutin il ne resterait plus qu’une feuille sur le sol. Jusqu’au lendemain...
Dans la Marella, les bulles flottaient encore de-ci, de-là, car le Mangebulle n’était pas encore passé. Elles tourbillonnaient, vibraient, se choquaient et tintaient sans jamais éclater. Ce ballet impromptu fascinait Lucia. Les couleurs et les formes se mêlaient, certaines se coalisaient pour
se concentrer.
Une curieuse idée germa dans son esprit. Une intuition étrange. Elle hésita... Jamais elle n’avait osé imaginer une telle chose... Gouliémo n’avait
rien dit à ce sujet. En avait-elle le droit ? Après tout, elle choisissait bien
les couleurs à utiliser…
Le désir inattendu, jailli du fond de son être, la rendit audacieuse. Cette
soif inassouvie afflua et, confuse, elle se laissa envahir par l’inspiration
créatrice.
Elle ne prit pas la peine de ranger ses mèches rebelles derrière l’oreille.
Frénétique, Lucia griffonna deux symboles rouges sur le plan de la Marella.
Immédiatement, une main invisible affola les nuages de bulles.
Un troisième Deïssin les rassembla en un banc fluide et vivant qui s’étirait puis se concentrait dans tous les sens.
Le quatrième symbole en fit plusieurs boules compactes, l’une plus
grande que les autres. Ces agrégats pivotaient sur eux-mêmes et un ordre
de rotation s’établit, les plus petites tournant autour des plus grandes et
la majeure au centre.
Satisfaite, Lucia jeta un coup d’œil derrière elle. Personne. Elle sortit un
stylet à mine dorée.
Elle griffa çà et là le blanc du papier. La sphère centrale jaunit, se rida, se
bossela, sua. Quelques boules des plus petites furent attirées par la géante
et s’y écrasèrent violemment comme des comètes. Des montagnes jaunes
s’élevèrent, des nuages ocre s’enroulèrent et crépitèrent, attisés par les
rotations des astres restés en orbite. La pluie tomba et des fleuves trouvèrent leur lit jusqu’à des mers naissantes.
La planète principale occupait presque la largeur de la salle et les autres
globes en frôlaient les parois. Lucia s’approcha et ses yeux émeraude
brillèrent. Aux creux des sillons, des forêts étranges voyaient le jour et cachaient d’autres vies microscopiques. Profusion de minuscules. Bouillon
magique et fantasque.
Ce monde nouveau mûrissait à vue d’œil. La rotation empêchait d’en
distinguer les plus petits éléments. Qui sait quelles histoires se tramaient
dans ses contrées : ici un lac verdoyant s’étalait sur une plaine grise ; là un
volcan épanchait sa langue violette. Elle devinait des mutations inouïes
dans l’effervescence de la matière. Des animalcules foisonnaient, évoluaient et généraient d’autres animaux plus complexes.
Absorbée par sa création, Lucia ne vit pas la mystérieuse lueur apparaître
derrière elle. D’abord très faible, comme si la paroi se floutait et pâlissait.
Puis des rayons glissèrent silencieusement, ternissant les couleurs autour.
Si elle s’était retournée, si elle avait pu voir ce phénomène étrange, son
étonnement aurait été tel qu’elle en aurait vite oublié sa vivante et audacieuse création. Car non seulement la lumière n’existait pas vraiment
dans son Royaume — tout était déjà éclairé par soi-même, comme de
l’intérieur, de sorte que l’on ne percevait pas non plus d’ombre et que
les lampes étaient inutiles… mais surtout cette clarté nouvelle avait une
caractéristique singulière : elle n’était d’aucune couleur connue dans le
Royaume !
Cette lueur était bleue.
Aussi petite fut-elle,
Cette lumière annonçait un désastre.
Ce n’était qu’une graine...
Une semence de chaos.
Les multiples yeux de Travoletta, la table à Deïssin en forme de paon,
n’avaient rien perdu du spectacle, car ils voyaient au recto comme au verso des plumes. Ne sachant parler, elle resta muette. Elle n’aurait même
pas pu taper d’un de ses deux pieds pour attirer l’attention, car elle ne
bougeait qu’aux ordres de Lucia.
Toujours à cloche-pied, sa robe verte dans les mains, la Princesse prit du
recul pour mieux contempler son œuvre. À reculons et à cloche-pied, elle
rejoignit sa table près de l’entrée, captivée par sa création.
La vie se répandait sur la planète, bourgeonnait, fleurissait, pulsait au
rythme des saisons réglées par les autres astres en orbite. Quelques traits
avaient ouvert un monde. C’était la première fois qu’elle osait un peu lâcher la bride à son intuition. Si seulement elle avait pu le montrer à son
cher Gouliémo...
En pensant à lui, elle eut honte.
— Lucia… Tout ça, c’est Bricolaid ! murmura-t-elle.
Tout ce que Son Excellente Vaillance, l’Intendant Gouliémo di Paya
n’avait prévu, comme ce dont il ne voulait plus, était jugé Bricolaid. Pour
préparer le Retour du Roi, lui seul savait ce qu’il convenait d’inventer et
de garder par la suite. Et il n’avait rien dit au sujet d’un agrégat de bulles
entouré de nuages. Elle n’avait aucune envie de lui déplaire. Il était tout
pour elle, protecteur, guide admirable, futur époux.
Avec empressement, elle tira un stylet à pointe noire, inscrivit cinq symboles et entoura les précédents pour les neutraliser. Les planètes implosèrent, ne laissant que le flottement indécis des bulles insolites occuper
la voûte de la Marella.
Dans la débâcle, l’étrange lueur bleue disparut aussi, en attendant son
heure.
La princesse reprit le stylet doré et deïssina la règle du cloche-pied, ignorant les lignes et les symboles neutralisés par les courbes noires.
***
Lucia entendit marmonner sans discontinuer. Elle glissa le stylet dans
un godet de cuir à la ceinture où se serraient les neuf autres couleurs.
En souriant, elle commença à replier le Deïssin de la salle Marella. Une
caresse, la table replia son brillant éventail et se lova sur le sol. Collé à sa
patte droite, se trouvait un petit stylet d’argent mêlé de bronze. Selon le
protocole, Lucia le détacha et il gazouilla entre ses doigts. Elle espérait ne
pas avoir à s’en servir.
Les joues rougies par l’effort, Moulino parlait et gesticulait en marchant.
Il remonta ses lunettes sans verre sur son nez. Couvrant un doublet à
dentelle, sa cape corail tombait sur un pantalon orange qui se brisait sur
des chaussons bouclés.
Tout en dissertant, le nabot grassouillet manipulait machinalement un
enrouleur en spirale, attaché à son côté.
Dès qu’il entra, sa jambe droite se plia et il se retrouva à cloche-pied.
Moulino ne sembla pas étonné et trouva naturellement son équilibre. Il
s’avança vers Lucia et s’inclina sans changer de pied. La manivelle de son
chapeau tourna trois fois dans un cliquetis métallique, tandis qu’il continuait sa tirade sans fin.
—... paraître et puisse la douceur de Vôtre Majesté accueillir votre serviteur selon son rang de Pazzi Second de l’Intendant, pour qu’il soit en
mesure mesurément mesurée de vous annoncer avec l’empressitude diligente qui convient à ce genre de nouveauté nouvellement nouvelle, car
l’Intendantissime ne saurait attendre plus qu’il ne faudrait, que Vôtre
Majesté est instamment attendue dans la salle de l’Intronisation afin de
procéder selon le digne protocole protocolaire à la revue réglementée et
réglementaire et esthétiquement esthétique de la dernière création que
Vôtre Sérénissime Altesse a daigné édifier pour...
Pendant que Moulino continuait son intarissable discours – dont la coutume, ou peut-être un certain sens pratique, voulait qu’on n’écouta, distraitement, qu’un mot de temps en temps – Lucia rangea soigneusement
la feuille pliée dans un livre au cuir embossé puis fixa le fermoir, orné de
deux fines grenouilles collées dos à dos. L’une était dorée, l’autre argentée.
Gouliémo la faisait appeler. Il lui tardait de voir sa réaction face aux nouveaux escapieds. Tout le jour, elle soupirait après son sourire éclatant, ses
mains si gracieuses quand il dansait.
Un décoracteur entra sans crier gare dans la Marella. Boulimique, le
Mangebulle goba les nuages de bulles en bondissant d’un côté et de l’autre
de la salle. Sa bouche édentée fendait en deux son corps. Par ses nageoires rotatives et ses tentacules, il sautait et attrapait goulûment. Trois
passages suffirent à vider la salle et il sortit aussi vite qu’il était venu, en
quête d’autres bulles à happer.
Tout rentrait dans l’ordre.
Lucia sautilla vers une porte qui donnait sur une salle inondée : au centre
bruissait une vive fontaine.
Le saut à cloche-pied faisait rebondir le ventre de Moulino et créait un
ample vibrato dans son discours continu. Mais quand il réalisa le chemin
que voulait prendre Lucia, sa voix changea de registre et devint hésitante.
Sa respiration, chaotique. Son cloche-pied ralentit et il finit par s’arrêter
à quelques dalles de la porte, paralysé par la peur.
— Eh bien, Digne Moulino ? Ne voyez-vous pas que je suis en hâte ? dit
Lucia avec un grand sourire.