un académicien français des plus surprenants, bussy

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un académicien français des plus surprenants, bussy
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UN ACADÉMICIEN FRANÇAIS DES PLUS
SURPRENANTS, BUSSY-RABUTIN
Madame jacqueline DUCHÊNE
3 février 2011
Il s’agit du discours que j’ai préparé, en accord avec
l’Académie de Marseille, à la demande de l’Académie de Dijon pour
sa séance solennelle de rentrée du 16 octobre dernier. Je n’ai pu
le prononcer moi-même en raison des grèves de train qui m’ont
retenue à Marseille. Mon fils Hervé, professeur à l’université de
Bourgogne, l’a lu pour moi devant l’assemblée dijonnaise et le
sénateur-maire de Dijon, dans le magnifique Palais des Ducs de
Bourgogne que beaucoup d’entre vous connaissent certainement.
Voici ce texte.
En me présentant devant vous et en vous apportant les
messages de sympathie qu’adresse l’Académie des Sciences, Lettres
et Arts de Marseille à votre illustre assemblée, je souhaite me
placer sous l’égide de trois remarquables personnalités
bourguignonnes du XVIIe siècle, appartenant toutes trois à
l’antique famille des Rabutin.
Reprenant le titre du livre de Madeleine Hérard, une
« demoiselle de Bourgogne », je nommerai d’abord Marie de RabutinChantal, l’épouse du marquis de Sévigné. Elle permit à Madeleine
Hérard, femme de cœur et femme de plume, et à Roger Duchêne de se
rencontrer et de partager leur intérêt, je dirais même leur
passion, pour l’épistolière.
Je nommerai ensuite le « comte bourguignon », Roger de
Rabutin, comte de Bussy, cousin de la marquise. La biographie que
je lui consacrai me valut un prix de Culture bourguignonne (cent
bouteilles de Mercurey) et me vaut la faveur d’être maintenant
parmi vous, grâce à votre invitation à cette séance solennelle.
Enfin je nommerai une autre Bourguignonne, Jeanne-Françoise
Frémyot, devenue par son mariage avec Christophe de Rabutin
baronne de Chantal, qui fut la tante par alliance de Bussy-Rabutin
et la grand-mère de Mme de Sévigné. J’ai choisi de tracer son
portrait dans mon discours de réception à l’Académie de Marseille.
Pourquoi, direz-vous, Jeanne de Chantal, et pourquoi Marseille ?
Parce que la baronne de Chantal, une fois veuve, se fit sur les
conseils de François de Sales religieuse visitandine et fonda en
1623 le premier monastère de la Visitation de Marseille.
Malgré ses immenses qualités de jugement et d’humanité,
Jeanne de Chantal se trompa dans sa vie sur un point. A la
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naissance de Roger de Bussy-Rabutin, elle prédit, telle une
bonne fée, qu’il serait « le saint de sa race ». Ce fut elle en
réalité qui devint la sainte de cette famille des Rabutin. En
revanche Bussy fut -et cela nous intéresse en ce jour
spécialement- le premier académicien français de la famille. Un
académicien des plus surprenants.
Quand il est nommé à l’Académie française en 1665, Bussy n’a
encore rien publié. Ce sont pourtant des écrivains que Richelieu
distingue en 1635 pour constituer l’assemblée qu’il veut créer. Il
en choisit d’abord douze dans le petit noyau de gens de lettres
qui, pour le plaisir de parler littérature, se réunissent
régulièrement chez le bourgeois lettré Valentin Conrart, et si le
nombre des promus passe tout de suite de douze à quarante,
l’esprit du recrutement ne change pas.
En effet le souhait de Richelieu est formel, ainsi que le
rappelle l’article 24 du statut de l’Académie : elle a –je citepour principale fonction de veiller et de travailler à la pureté
de la langue française. Les gens de lettres y sont donc
privilégiés.
Aussi la venue du chancelier Séguier, garde des sceaux, dans
cette compagnie est-elle inattendue. On soupçonne que c’est par
flatterie pour le cardinal qu’il a voulu intégrer dès l’origine le
groupe dont celui-ci était le Protecteur. Quoi qu’il en soit, sa
position importante dans le royaume le place dans le fauteuil
numéro 1. Il devient même à la mort de Richelieu en 1642
protecteur de l’Académie. Sur ses instances, son petit-fils le duc
de Coislin, est élu académicien dix ans après, à l’âge de dix-sept
ans, en raison, soutient le grand-père, de « son inclination pour
les belles connaissances ». Mais c’est une exception.
En 1665, à part le duc de Saint-Aignan, favori du roi, les
académiciens français, laïcs ou ecclésiastiques, sont hommes de
plume. Et eux ils ont publié. Sans parler de grands noms, comme
Antoine Godeau, Pierre Corneille ou Vincent Voiture, les personnes
que l’on a recrutées, même si elles sont de moindre valeur,
peuvent se targuer d’être les auteurs de poèmes, de pièces
dramatiques ou de pamphlets, parfois fort répandus dans le public.
Tandis que c’est une brillante carrière d’homme de guerre que
Bussy a derrière lui.
Malgré quelques folies de jeunesse, comme d’abandonner la
place forte de Pesmes près de Dôle qu’il est chargé de garder, et
de la trouver occupée par l’ennemi quand il y revient après
quelques jours de fête dans les alentours, il montre toujours
beaucoup de courage au combat. Que ce soit en Catalogne ou lors de
la campagne de Flandre. Comme maître de camp général de la
cavalerie, il participe avec brio à la victoire de Landrecies. A
la bataille des Dunes, il fait preuve aussi d’habileté tactique,
conduisant ses escadrons au bon endroit pour charger les troupes
de Condé allié pour l’heure aux Espagnols. Il a même la bonne
fortune trois jours après de rencontrer près du quartier général
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le roi, ce très jeune homme qu’il ne reconnaît pas tout abord,
mais auquel il fournit bientôt maintes réponses à ses questions
sur les sièges et les tranchées. Souvenir inoubliable d’une
rencontre qui alimentera toujours s’il en était besoin sa
vénération pour Louis XIV.
Certes depuis son adolescence, écrire est une habitude dont
cet homme de guerre ne peut se passer. Il note dans des carnets
tout ce qu’il fait et, à l’armée du prince de Conti en Catalogne,
il rédige une Carte du Pays de Braquerie, sorte de satire grivoise
de la Carte du Tendre où il passe en revue, comme des forteresses
à prendre, certaines dames de la cour. Par exemple la Chevreuse,
« grande place fort ancienne, pour le présent toute délabrée », la
Gonzague, lieu où l’on ne demeure guère car « il faut être jour et
nuit sur les remparts, et l’on ne peut longtemps fournir à cette
fatigue », la d’Olonne, « chemin fort passant » où il faut payer
de sa personne ou de sa bourse, ainsi de suite.
Sa verdeur, sa finesse et son entrain marquent aussi les
couplets moqueurs dont il est coutumier, au point que le maréchal
de Turenne, son supérieur hiérarchique, pourra dire de lui,
méchamment et d’ailleurs injustement, qu’il était le meilleur
officier de son armée pour les chansons.
Dans un autre registre, mais avec la même verve, Bussy
s’amuse à écrire des Maximes d’amour, préceptes en vers qui
concernent l’amour, la manière de le conquérir et de le garder.
Chaque maxime, il y en a une cinquantaine, répond à une énigme
commençant par « savoir ». A quarante-cinq ans, il ne croit pas en
un amour infini, mais en des flambées durables et exaltantes.
Ainsi à la question « Savoir si un grand amour peut compatir avec
une grande gaieté », il répond : « Qui dit amoureux dit triste. »
Ailleurs il proclame avec fougue : « La recette en est
infaillible, Aimez et vous serez aimé. » Puis, s’interrogeant sur
l’équipage nécessaire à un amant, il répond : écritoire, plume et
cire, bonne encre et bon papier, affirmant : « Ecrivez la nuit et
le jour, les lettres font vivre l’amour. »
Le bruit de ces maximes s’est répandu à la ville et à la
cour. Le roi a la curiosité de les lire et les fait demander à
Bussy par son frère Monsieur, Philippe duc d’Orléans. Mais
contrairement à celui-ci qui souhaite entendre Bussy les lui lire,
Louis XIV préfère découvrir énigmes et réponses en tête-à-tête
avec Mlle de La Vallière, sa maîtresse du moment.
La réputation du Bourguignon s’accroît de cette curiosité du
roi. Qu’importe qu’il n’ait encore rien publié, l’esprit et le
goût pour les belles formules dont il fait preuve le rendent apte
à rallier la prestigieuse assemblée académique. Le duc de SaintAignan, élu depuis peu, serait heureux de voir s’accroître, parmi
les doctes, le nombre des académiciens issus de grandes familles.
Quand Perrot d’Ablancourt, traducteur d’ouvrages latins et grecs,
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meurt, Saint-Aignan propose pour lui succéder le nom du comte
bourguignon, dont il est un des meilleurs amis et pour lequel il
restera d’une fidélité inébranlable. L’opportuniste chancelier
Séguier le propose aussi, non pour faire plaisir à un ami mais
parce qu’il pense ainsi faire plaisir au roi, lecteur des fameuses
Maximes d’amour.
Après quelques consultations et fort de ces deux excellents
garants, Bussy est élu au vingtième fauteuil. La séance de
réception a lieu en janvier 1665.
L’incorrigible vaniteux en est certainement honoré, mais estil content d’avoir rejoint l’élite intellectuelle du royaume ? Ce
n’est pas sûr, car comme toujours il tient à se montrer hors du
commun et à surprendre. La preuve, dans son discours de
remerciement à l’Académie, pour marquer sa singularité, il se
présente d’emblée à part, comme un homme d’épée, non comme un
homme de plume.
Avec panache il commence par une allusion à ses importantes
fonctions à l’armée : «Messieurs, si j’étais à la tête de la
cavalerie et que je fusse obligé de lui parler pour la mener au
combat…» Il serait alors sans crainte, sûr d’être le meilleur,
mais « ayant à parler devant la plus célèbre assemblée de l’Europe
et la plus éclairée », le voici, avoue-t-il, « un peu étonné ».
Pourtant il a confiance que ses auditeurs sont –je cite- « trop
justes pour ne pas excuser les fautes d’un homme, lequel a fait
toute sa vie un métier véritablement qui donne de la réputation,
mais qui d’ordinaire ne donne pas de politesse ». Tout est dans le
« d’ordinaire ». Or il n’est pas ordinaire. Et de politesse,
entendons de politesse d’esprit, il n’en manque pas.
En rendant mille grâces aux académiciens de l’honneur qu’ils
lui font en le recevant dans leur compagnie, lui, l’officier de
grande réputation, se sent capable de bien servir, comme eux, le
plus grand roi du monde. Il sait que celui-ci « aime
préférablement à toutes choses les actions où il y a du courage »
mais qu’il estime fort aussi les choses où il y a de l’esprit et
fait cas « des habiles gens aussi bien que des braves ».
C’est pourquoi après avoir acquis à la guerre l’estime de Sa
Majesté, il essaiera, promet-il, de se montrer efficace dans
d’« autres emplois, qui pour être moins brillants, ne laissent pas
d’être aussi utiles » au roi. Etonnante hiérarchie des valeurs. On
aurait volontiers qualifié une campagne militaire d’utile et un
discours de brillant. Mais la préférence pour les exploits
guerriers est nette chez le nouvel élu et le demeurera. Quand il
sera réduit à l’inaction de l’exil, il regrettera de ne pas
participer au passage du Rhin ou à la conquête de la FrancheComté, il ne regrettera pas d’être absent aux séances académiques.
Certes Bussy ne va pas jusqu’à partager l’avis de Malherbe
qui prétend qu’« un bon poète n’est pas plus utile à l’Etat qu’un
bon joueur de quilles ». Disons qu’il est plus proche de l’opinion
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de Racine recevant à l’Académie française Thomas Corneille, le
frère de Pierre, et affirmant que la postérité fera toujours
marcher de pair « l’excellent poète et le grand capitaine ».
La séance de réception de Bussy se déroule sans beaucoup de
cérémonie et sans invités extérieurs dans la salle haute de
l’hôtel de la rue du Bouloi, mis à la disposition de l’Académie
par Séguier. Il se tient en bout de table devant le petit cercle
des académiciens. La tradition n’est pas encore établie de faire
l’éloge circonstancié du prédécesseur, le nouvel élu se contente
de louer globalement l’Académie, son protecteur et le roi. Ainsi
fait donc Bussy, évoquant sobrement les mérites de la compagnie et
de son illustre protecteur.
Son discours en vérité n’a pu que séduire ses confrères.
N’a-t-il pas parlé de leur « célèbre assemblée » ? Ne s’est-il pas
montré opposé à ces « sots de qualité » qui veulent faire croire
que la noblesse déroge en ayant de l’esprit ? N’a-t-il pas
souligné le cas que le roi fait des gens d’esprit ?
Ainsi la carrière académique qui s’ouvre pour lui en ce mois
de janvier 1665 s’annonce prestigieuse. Mais voici que trois mois
après, à la mi-avril, Bussy est arrêté au moment où il se rend au
lever du roi, et embastillé.
Ce n’est pas la première fois que pareille mésaventure arrive
à un académicien français. Juste avant Bussy, Paul Pellisson a été
enfermé quatre ans dans la redoutable prison. Pourtant les
académiciens avaient tellement apprécié son Histoire de l’Académie
qu’ils l’avaient accueilli parmi eux en 1652 comme surnuméraire,
lui promettant de le nommer à la première place vacante. Ils lui
avaient permis, en attendant, d’assister à leurs assemblées, mais
avaient spécifié « que la même grâce ne pourrait plus être faite à
personne, pour quelque considération que ce fût ».
Or Pellisson, ce protestant originaire de Béziers, montrait
autant de talent pour les affaires que pour les lettres. Il fut
engagé comme premier commis par Fouquet, surintendant des
finances, puis arrêté à Nantes en même temps que lui, et ramené à
cheval à Paris sur ordre de d’Artagnan qui le conduisit lui-même à
la Bastille. Mais après tout le surnuméraire Pellisson n’était pas
vraiment coupable et ne devait sa disgrâce qu’à celle de son
maître Fouquet.
Bussy au contraire ne doit qu’à lui d’être embastillé peu
après sa réception à l’Académie. Il l’est même pour la seconde
fois.
La première fois, il l’a été pour faute professionnelle. En
1641, à vingt-trois ans, colonel en charge d’un régiment, à
Moulins, il quitte brusquement la ville et s’installe à une
dizaine de kilomètres de là afin de poursuivre de ses assiduités
une comtesse dont il est tombé amoureux. Il en oublie ses soldats
qui pendant ce temps se livrent à des pillages, à des vols sur les
grands chemins et pratiquent la vente du sel, contrairement à la
réglementation alors fort sévère. Quand Bussy revient à Moulins,
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il trouve une lettre de cachet qui lui ordonne de rentrer à
Paris. Le lendemain de son arrivée, il est conduit à la Bastille.
Il y reste cinq mois.
Vingt-quatre ans après, les raisons de son second
emprisonnement sont plus complexes.
D’une part le
vendredi saint de 1659, à Roissy, il a
participé avec trois camarades à une débauche au cours de laquelle
ils ont mangé de la viande et où- surtout- Bussy a parodié le
cantique des A l l e l u i a de Pâques en composant des couplets
orduriers sur des gens de cour et même sur la reine mère Anne
d’Autriche. Ces folies de Roissy sont très vite connues, Bussy nie
ses fautes, parle de chansons contre des cochons et des
grenouilles. Mais à Pâques 1692, un avant sa mort, il reconnaîtra
dans une lettre à sa cousine Sévigné qu’il est l’auteur des fameux
Alleluia.
D’autre part pour réjouir une de ses maîtresses, Cécile de
Montglas, qui adore les récits lestes et moqueurs, il compose une
Histoire amoureuse des Gaules, où il révèle les intrigues et
trahisons amoureuses des grands personnages de la cour et trace
leurs portraits sur le mode satirique.
Histoire d’autant plus cruelle que Bussy ne verse pas dans la
caricature mais pointe avec malice les travers de chacun : fiascos
répétés de Guiche, machoire d’âne et stupidité de Marsillac,
favori de Louis XIV et fils du duc de la Rochefoucauld,
grossièreté du maréchal d’Hocquincourt qui parle des petites
fesses bien maigres de sa maîtresse devant Sourches, le grand
prévot de France. Il n’oublie pas les dents malpropres et l’aspect
négligé de Condé, et s’il lui reconnaît « du feu dans l’esprit »,
il ajoute perfidement que cet esprit n’est pas « juste ». Le long
portrait de Mme de Sévigné est des plus perspicaces et des plus
méchants qui soient. Cette avare qui n’est amie que jusqu’à la
bourse, cette vaniteuse qui trouve à Louis XIV d’infinies qualités
parce qu’il vient de la faire danser, cette enragée coquette veut
avant tout séduire –je cite- : « Est-ce parce que ses bras ne sont
pas beaux qu’elle ne les tient pas trop chers ? Les prend et les
baise qui veut. »
Quand Mme de La Baume, une amie de Cécile, copie puis répand
à la cour le texte manuscrit destiné à demeurer confidentiel, Mme
de Sévigné, horrifiée, ne pardonne pas à son cousin le portrait
qu’il a fait d’elle.
Les autres victimes de Bussy ne lui pardonnent pas non plus
ses railleries. Le roi encore moins, car au moment où, passé la
Fronde, il souhaite affirmer son autorité dans le royaume, ce
tourbillon de critiques sur les gens de cour fait désordre.
L’insolent doit être puni.
C’est donc pour son esprit qu’il est emprisonné en 1665, ce
même esprit qui lui a ouvert, trois mois avant, les portes de la
prestigieuse Académie. Fait cocasse, on le conduit à la Bastille
au moment où Pellisson va en sortir. Mais rassurez-vous, ce
chassé-croisé d’académiciens français allant en prison ou en
sortant demeure dans notre Histoire un fait exceptionnel…
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Finalement Louis XIV accepte d’accéder au désir de Bussy de
sortir de la Bastille pour se retirer en Bourgogne où il soignera
une santé devenue précaire. Une bonne aubaine pour le roi, qui
n’aura pas besoin d’exiler le coupable puisque celui-ci s’exile
tout seul. Il suffira de ne pas le rappeler à la cour. Le
malheureux ne se doute pas que son exil va durer dix-sept ans.
Il gardera son fauteuil académique mais ne pourra pas voter
par procuration ni assister aux séances de l’Académie, qui ont
lieu généralement trois fois la semaine. Certes bon nombre de ses
confrères s’en dispensent, au point que Colbert prend en 1673 des
mesures minutieuses pour surveiller l’assiduité des membres. On
abandonne les feuilles de présence volantes pour des registres et,
afin que l’horaire soit soigneusement respecté, Colbert offre une
pendule à l’Académie.
Par orgueil Bussy refuse de s’affliger de ses manquements aux
séances. Mieux encore, affirme-t-il, c’est aux gens de lettres
qu’il incombe d’être assidus « quand ce ne serait que pour achever
le Dictionnaire ». Les gens de qualité comme lui peuvent s’en
dispenser. Toujours son panache et son désir d’être hors du
commun. Dans cette perspective il faut comprendre par exemple sa
fureur que soient nommés historiographes de Louis XIV Racine et
Boileau. Ils ne sont pas nobles et par conséquent incapables de
chanter les exploits du roi.
En réalité grâce à sa réputation d’esprit et à son abondante
correspondance, le Bourguignon est en relations constantes avec
ses confrères, flattés d’être honorés de ses messages. Avec l’abbé
de Choisy qui craint de se ronger les ongles à la pensée de
correspondre avec « l’homme de France qui écrit le mieux », près
de quatre-vingt dix lettres seront reçues ou envoyées. Cent deux
avec le duc de Saint-Aignan, soutien indéfectible. Avec les
doctes, Rapin, Corbinelli ou Bouhours, les échanges littéraires
demeurent incessants.
Malgré l’éloignement Bussy est donc au courant de tout, des
querelles internes comme des élections, et il donne son avis sur
tout. Même si sa voix ne compte pas, son approbation n’est pas
négligeable. Fléchier, le futur évêque de Nîmes, la lui demande
avec humilité et lui soumet, pour qu’il le juge, son discours de
réception. Benserade, nouvel élu, se montre honoré de son
souvenir. On le consulte pour la succession de Conrart, qui a été
le premier secrétaire perpétuel. Au risque de formaliser ses
confrères, il écrit personnellement à Furetière au sujet du
conflit qui l’oppose à l’Académie à propos de son dictionnaire. Il
prend la peine de lire ses arguments mais le condamne finalement
pour avoir attaqué La Fontaine et Benserade dont il estime les
écrits. A la mort de Furetière, il propose pour lui succéder au
lieu de l’obscur Chapelle, qui sera en définitive élu, Fontenelle.
Car il n’a pas son pareil pour débusquer les valeurs
littéraires sûres. On
sait qu’il préfère Perrault et les
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Modernes, mais qu’il traduit élégamment les Anciens. Et quand
paraît, avec grand bruit, La Princesse de Clèves, il s’attache à
la juger minutieusement, sans se laisser « prévenir du bien ou du
mal qu’on en a écrit ».
Il lui arrive de se moquer des lenteurs du Dictionnaire mais,
comme en témoigne sa correspondance avec le doyen Charpentier,
rien ne lui échappe des problèmes académiques essentiels de son
temps, par exemple de la prééminence de la langue française sur la
latine. Aussi mérite-t-il l’éloge que lui décerne un jour
Charpentier : « Vous
tenez à toute l’Académie par des liens
invisibles et qui n’en sont pas moins forts. On y parle souvent de
vous, on y cite l’autorité de vos pensées et de vos paroles. »
Bref, l’influence intellectuelle du comte bourguignon sur la
prestigieuse assemblée est énorme parce qu’il allie à une solide
culture l’aisance suprême du gentilhomme. N’est-il pas surnommé
par ses confrères « l’oracle » ?
Deux listes d’académiciens paraissent du vivant de Bussy,
l’une en 1676 n’est qu’une énumération banale, l’autre, lue à la
réception de Thomas Corneille en 1684 raille la conduite de Bussy
dans le détestable procès en nullité de mariage qu’il vient
d’intenter contre un nommé La Rivière pour sa fille Louise, alors
que celle-ci est enceinte de huit mois. Dommage, mais les
académiciens ont eux-mêmes trop d’esprit pour ne pas saisir le
ridicule de leur confrère dans cette affaire.
Néanmoins le bon accueil de Louis XIV à partir des années 90
leur fait oublier, et à leurs successeurs, les désordres de la vie
privée et les années d’exil. Quand en 1839, cent cinquante ans
plus tard, le secrétaire perpétuel de l’Académie remet au
directeur adjoint des musées quatre-vingt-douze portraits
d’académiciens pour le musée de Versailles, Bussy n’est pas oublié
dans la sélection. Il figure pour son temps parmi les plus grands,
Corneille, Racine, Quinault.
Les gens du monde comme les académiciens se montrent friands
d’échanges avec l’illustre exilé. Quand il leur demande leurs
portraits pour les accrocher dans diverses pièces de son château
de Bussy et constituer une sorte de galerie des célébrités du
temps, la plupart répondent favorablement, car vanité oblige, ils
ont envie d’en être… et ils envoient leurs portraits en Bourgogne.
Même si les tableaux sont d’inégale valeur, l’exilé réalise très
vite une véritable exposition permanente des gens de son temps et
de son monde, dont il est séparé. Je n’en dis pas plus, il faut
aller voir cette exposition ou la revoir…
Avec ces gens de cour, Bussy entretient aussi un commerce
épistolaire des plus actifs. Il profite de l’installation d’un
service postal régulier Dijon-Paris depuis 1623, qui comporte
trois courriers par semaine. Comme dans sa correspondance avec les
académiciens, il répond scrupuleusement aux nouvelles qu’on lui
donne et les commente. Les dames ne sont pas en reste, Mme de
Scudéry arrive en tête avec 153 lettres envoyées, la cousine
Sévigné la suit avec 128, puis Mme de Montmorency avec 59. Celleci s’en réjouit : « C’est l’échange de l’Indien, écrit-elle, je
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vous donne du fer, vous me rendez de l’or. » Malgré la perte de
quantité de missives, on est sûr que le nombre des correspondants
de Bussy s’élève à plus de cent cinquante, les lettres reçues à
environ treize cents, autant pour les siennes propres.
Pourtant, dira-t-on, il n’est
pas le seul en son temps à
entretenir une énorme
correspondance, moyen de communication
privilégiée alors pour les gens instruits éloignés de leurs
relations. Mais ce qu’il y a d’exceptionnel avec Bussy, c’est que,
dans l’oisiveté de son exil, il copie dans des registres les
lettres qu’il reçoit et celles qu’il envoie.
Certes, pour s’occuper, il a entrepris la rédaction de ses
Mémoires, où il affirme vouloir parler de lui sans détour, en bien
et en mal. Comme le fera plus tard Jean-Jacques Rousseau, dont
l’académie de Dijon, soulignons-le, eut l’immense mérite de
révéler au monde le talent. En réalité, copie de lettres et
mémoires, Bussy les fait en parallèle. Et il glisse parfois dans
ses Mémoires les lettres qui lui semblent dignes d’éclairer les
faits qu’il raconte. Les Mémoires parlent de sa vie passée, de ses
campagnes militaires en particulier, les registres épistolaires le
raccrochent à sa vie actuelle.
Avec son flair littéraire, il lui apparaît bien vite que,
grâce à leur vivacité, à leur talent, les lettres de sa cousine
offrent à qui les lit le plus d’agrément. Elles témoignent en
effet du fameux esprit des Rabutin qui fait se comprendre à demi
mot le cousin et la cousine et pour lequel ils ont inventé, vous
ne l’ignorez pas, les termes rabutiner et rabutinage. Les lettres
de la marquise, il décide de les copier à part, de leur faire
aussi une place dans ce qui pourrait être plus tard une édition de
ses Mémoires.
De fait, Mme de Sévigné sera présente dans les éditions
posthumes que pieusement les enfants de Bussy consacreront aux
textes de leur père, Mémoires en 1696, trois ans après sa mort, et
Lettres en 1697.
L’accueil sera très favorable dans le public, mais il faut
souligner ici l’incomparable succès posthume de l’académicien
bourguignon. Grâce à son esprit, à ses dons de plume, à son
travail aussi, sans bouger de chez lui, soumis à un long exil,
cruel pour un homme de guerre, séparé physiquement de ses
confrères académiciens, Bussy-Rabutin a permis à la postérité de
découvrir deux écrivains majeurs de son siècle, sa cousine et luimême.
« L’Histoire lui fera la justice que la fortune lui a si
injustement refusée », avait prédit Mme de Sévigné, une fois
réconciliée avec son cousin, et sa prédiction, contrairement à
celle de Jeanne de Chantal, s’est avérée juste.
Peu après l’élection de Bussy, l’habitude se prend à
l’Académie
française : le nouvel élu fait dans son discours de
réception l’éloge de son prédécesseur. Le 15 juin 1693, deux mois
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après sa mort, on s’apprête donc à entendre l’éloge académique
de Bussy. Et grande nouveauté, c’est l’une des premières séances
de l’Académie où le public est admis –public masculin, je précise.
Son successeur au fauteuil 20 est l’abbé Jean-Paul Bignon,
oratorien très savant, mais dont « la vie correspondait fort peu à
la doctrine », dit Saint-Simon. Il n’empêche. Bignon ce jour-là
met toute son éloquence à reprendre les paroles de la Renommée en
l’honneur de Bussy-Rabutin et à -je cite- « vanter la politesse de
son esprit, la délicatesse des pensées, un noble enjouement, une
naïveté fine, un tour toujours naturel et toujours
nouveau, une
certaine langue qui fait paraître toute autre langue barbare. »
Bref, il se félicite qu’avec le comte bourguignon soit abolie
l’ancienne antipathie des Lettres et des Armes, que celles-ci
marchent désormais d’un pas égal et que les beautés de la langue
répondent aux prospérités de la nation.
Mais voici que l’archevêque de Paris, Harlay de Champvallon,
qui s’est fait le champion de Bignon à la succession de Bussy,
arrive en retard à la séance publique. Il exige pourtant
d’entendre le discours de Bignon. On prie donc celui-ci de
recommencer.
Et ainsi l’éloge académique de Roger de Rabutin, comte de
Bussy, fut lu deux fois de suite, dans la même séance, fait
exceptionnel en faveur d’un homme qui s’était toujours voulu
exceptionnel.
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