Extrait du livre Exclusivement Scoop

Transcription

Extrait du livre Exclusivement Scoop
Rosemary RUDLAND et Yvan BARBIERI
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Sco
Rosemary RUDLAND
et
Yvan BARBIERI
Exclusivement
Scoop
auto-edition RB
“ Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de l’éditeur, ou de leurs ayants droit ou ayants
cause est illicite ” ( Alinéa premier de l’article 40 ). Cette représentation ou
reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code Pénal.
ISBN 978-2-9533765
© Copyright mars 2009. auto-édition RB
Imprimé par Copy-Media - CS 20 023- 33693 Merignac
Dépôt légal 1er trimestre 2009
Des mêmes auteurs :
Editions Edition-Presse
CAMEMBERT et ses environs
Editions Le Relais de Camembert
CAMEMBERT, MON VILLAGE
Editions Flash’Cartes - Collection Les Beaux Sites
GRENOBLE
À Tom, Robin, Hugo, Martin, Rose,
Emma, Lucas, William, Gaby.
À Rosette.
*
*Rosemary BOE, née RUDLAND.
Emma Louis - Le Dauphiné Libéré - Mercredi 19 octobre 1988
Avant-propos
Chaque fois que nous parlons de notre métier de journalistes et que nous montrons nos reportages publiés dans la
presse internationale, les gens nous disent :
- Pourquoi n’écrivez-vous pas un livre ?
Quand nous racontons l’invraisemblable guerre sans
merci que nous avons vécue dans un village normand, où
l'on n'accepte pas les petits commerces, et où le camembert
ne se partage pas, les sollicitations se font plus pressantes.
- Il faut l’écrire ! Il faut montrer que vous avez déjoué des
manœuvres visant à vous empêcher de vivre de votre travail ! Cela peut donner du courage à d’autres victimes de
dérives administratives !
Pourtant, si se remémorer quinze années de
reportages exclusifs est un sympathique retour aux sources,
revivre nos sept années de bataille dans un milieu rural hostile est loin d’être facile !
Mais les faits, conjugués aux encouragements de
notre entourage, donnent de l’impulsion, et à travers ce livre
“Exclusivement Scoop”, titre de notre exposition journalistique de 1988, nous avons voulu faire partager quelquesunes de nos rencontres exaltantes ou éprouvantes.
Bien sûr, à travers ces pages nous ne pouvons pas
toutes les décrire, mais nous espérons que les portraits choisis permettront au lecteur de découvrir un peu plus le monde
passionnant et imprévisible du photojournalisme.
Rencontre
Tout commence avec une photo de marmotte lancée
avec enthousiasme par Frédéric, rédacteur en chef, sur la
table de réunion.
Sa bonne humeur est plutôt rare, surtout en début de séance
hebdomadaire quand la critique est parfois acerbe.
- Ça, c’est de l’image. Voilà ce qui fait vendre !
Tous se penchent, pigistes et photographes de service, pour regarder le sujet chouchou : une belle marmotte
profondément endormie, une grosse peluche à la fourrure si
épaisse qu’on a envie de la caresser.
- C’est le travail d’un nouveau photographe qui nous arrive
de Norvège, poursuit Frédéric. Il a sillonné pas mal de pays
et possède une bonne expérience dans le domaine animalier.
Son reportage sur le sauvetage des marmottes hibernantes
lors de la mise en eau du barrage de Grandmaison* est très
intéressant. Il s’appelle Yvan Barbieri, et ne va pas tarder à
nous rejoindre.
*Barrage EDF de Grandmaison, près du col de la Croix de Fer (Parc National
des Écrins)
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La réunion reprend, un tour de table habituel où chacun propose ses sujets et les idées fusent, mais j’ai du mal à
me concentrer et ne peux pas décrocher mon regard de
l’animal sauvé malgré lui d’une noyade sans pitié. Il se
dégage une telle sensibilité de cette image ! Mais, si je
devine la difficulté technique du reportage, je n’ai pas pour
autant hâte de connaître son auteur, car j’ai appris que trop
souvent les bons photojournalistes ont la grosse tête.
De plus, si celui-ci arrive de l’étranger, il n’a pas fini
d’ennuyer notre petite rédaction provinciale avec ses aventures de baroudeur.
- Au fait Rosemary, tu n’as plus d’équipier photographe ?
Bien, tu vois avec le nouveau pour tes prochains reportages,
renchérit le rédacteur en chef avant de ranger la marmotte
sous une pile de dossiers.
- On a plein de boulot cette semaine, alors, ça te va ?
Non, ça ne me va pas. Vrai, mon équipier actuel n’est
plus disponible mais de là à faire confiance à un illustre
inconnu pour la gamme insolite de reportages à traiter, c’est
prendre des risques. Chaque pigiste du magazine a l’habitude de travailler avec un photographe. La confiance est
mutuelle et tous savent que “l’accroche” de l’article magazine est dans l’image.
Il va falloir que mon nouveau partenaire de terrain
soit capable de s’adapter à tous les dossiers que j’ai en
cours, et pas seulement aux jolis mammifères rongeurs en
hibernation !
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Et voilà qu’arrive le sauveteur des marmottes, avec
un “bonjour” à peine audible. Lourd sac photo en bandoulière, il s’assied en bout de table parmi les autres photographes, sans regarder personne, et sans mot dire jusqu’à
la fin de la réunion. Ça promet.
De toute façon, je vais vite connaître ses capacités,
me dis-je, tandis que la réunion s’achève. Nous avons très
prochainement rendez-vous au Centre Hospitalier Régional
et Universitaire de Grenoble pour un reportage dans le
service dédié aux malades de la prison de Varces. Un sujet
inédit, pas encore révélé au grand public, et qui a nécessité
six mois de tractations avec de multiples autorités.
Ponctualité, discrétion et diplomatie seront de
rigueur. C’est le moment ou jamais de tester mon nouveau
collègue.
- Frédéric propose qu’on fasse équipe pour le CHU. Le
magazine compte beaucoup sur ce scoop. Tu seras à l’heure
jeudi, n’est-ce pas ?
Yvan me regarde pour la première fois et son calme
nonchalant m’agace un peu.
- Huit heures et demi, jeudi ? OK, salut !
Pas un mot sur le sujet, ni aucune question sur le type
de photos que le magazine souhaite. Il s’en va d’un pas
pressé et j’ai juste le temps de remarquer deux choses. Il a
les yeux très bleus et ils rient, pleins de soleil.
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Comment savoir que ce regard croisé, à peine
partagé, sera le fondement de longues années de complicité
professionnelle et le début d’une relation humaine solide
comme un roc contre les tourments de la vie.
Ni lui, ni moi, ne savons, à cet instant, que nous
partagerons aussi une passion pour la cause animale, et pas
seulement pour les marmottes.
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Automne 1985. Sauvetage de marmottes dans l’Oisans, organisé par la FRAPNA
et le Parc National des Ecrins.
Une première
Notre tout premier rendez-vous professionnel a donc
lieu au Centre Hospitalier Universitaire de Grenoble. Mes
appréhensions concernant la ponctualité de mon nouveau
confrère ne sont pas fondées car il est déjà là, avant moi, à
l’entrée. Pour la première fois des journalistes vont franchir
la porte blindée des chambres cellules, une mini-prison
médicale de haute sécurité située au 10e étage de l’hôpital.
Interdiction formelle de parler avec les détenus malades.
Juste la permission de poser des questions au surveillant et
de photographier une chambre cellule choisie, isolée du
monde mais offerte sans interruption, nuit et jour, au regard
des gardiens.
Côté sécurité, c’est Colditz (château en Allemagne,
devenu notoire pendant la 2e Guerre mondiale, connu
comme “Oflag 1V-C”, un camp redoutable pour des
officiers alliés portés sur l’évasion). D’ailleurs, on nous dit :
- Personne ne s’échappe d’ici et les tentatives de suicide
sont impossibles !
Deux jours après notre reportage, un toxico se donne
la mort dans son lit, par pendaison basse. Dans les annales
du CHU de Grenoble, c’est le premier suicide de détenu
dans une chambre cellule.
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Plus question que des journalistes se baladent dans
ses services. Notre reportage devient dès lors encore plus
exclusif.
Quant à mes préjugés de travailler avec un photographe
baroudeur, féru de marmottes, ils se dissipent à fur et à
mesure que l’on nous envoie sur le terrain pour nos nombreux reportages.
Yvan m’apprend qu’il travaille depuis longtemps pour la
protection animalière et que grâce à son reportage publié au
sujet du “Zoo Alpin” de Chamonix, celui-ci a dû fermer ses
portes :
- Parmi les animaux martyrs, j’ai trouvé un lynx à moitié
mort sous la canicule, dans une tôle qui servait d’abri. Ce
zoo était pire qu’un bagne. Heureusement, suite à l’article,
la Direction Départementale des Services Vétérinaires
(DDSV) s’est rendue sur place.
Il me raconte aussi que lors de son séjour au Maroc,
il a réussi à faire confisquer des cruels fouets servant à battre des chevaux qui n’arrivaient pas à avancer sous le poids
de leur charge. Pour harnachement, les malheureuses bêtes
étaient affublées d'œillères et colliers taillés dans des bouts
de pneus, brûlants sous le soleil.
- Nous avons obligé les convoyeurs à décharger leurs carrioles surchargées sur le trottoir. Ils n’étaient pas contents !
Je l’écoute et l’écoute encore. Tant de pays visités,
tant de souvenirs d’enquêteur, tant d’amour pour les bêtes,
sans prétention ni fausse modestie.
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- Il fallait le faire, c’est tout, dit-il. Côté animalier, ce
n’est pas fini !
Quelques mois plus tard, je lui présente mon vieux
chien que personne ne veut plus caresser car il sent mauvais.
Pauvre toutou, il ne sent pas la rose parce qu’il a un
cancer en stade terminal. En fait, il sent la mort, mais je
l’aime. C’est mon compagnon de tous les instants que j’ai
ramené, tout chiot, d’un voyage en Angleterre : un basset
hound tricolore et grassouillet, qui s’appelle Benjy et qui est
forcément bilingue. Lorsqu’il s’asseyait à la place du
passager dans ma vieille 4L et que je lui ordonnais en
anglais de repasser derrière avec les mots “get in the back
now !” il obéissait sans hésiter. Si le même ordre était en
français, il bâillait.
S’approchant d’Yvan, il tâtonne de sa truffe l’étranger qu’il
voit à peine, rampant, le ventre par terre, sur ses courtes
pattes. L’ami des bêtes s’accroupit pour le caresser.
- Attention ! Il va te salir, il est tout baveux !
Yvan ne me répond pas mais s’adresse doucement au chien.
- Toi, tu n’es plus très jeune. Et alors ! Personne n’est beau
en fin de vie et puis tu es malade, donc tu as droit à tout
plein de caresses !
Benjy, ravi, roule sur le dos, pattes en l’air, yeux miclos, et je crois sur l’instant qu’il a rendu l’âme !
- Ne t’inquiète pas, dit Yvan, il aime juste qu’on s’occupe de
lui...
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La rencontre de mon vieux chien avec Yvan m’a marquée plus que je ne pouvais l’imaginer. J’appréciais le travail de mon confrère depuis de longs mois, mais j’étais en
train de découvrir une autre facette de sa personnalité : une
infinie sensibilité, cette même sensibilité qui se déclinait
dans chacune de ses photographies, quel que soit le sujet.
C’était déroutant et je craignais fort de ne pouvoir m’en
passer.
Environ un mois après, il fallait prendre l’horrible
décision d’emmener Benjy pour son dernier voyage. Yvan le
tenait dans ses bras jusqu’au bout. Au moment de payer les
honoraires du vétérinaire, je pleurais tellement que l’encre
coulait sur mon chéquier.
C’est à peu près à l’époque de la mort du vieux chien
que je découvre que mon coéquipier est aussi musicien, précisément chanteur et bassiste. Un soir il m’invite à un bal
pour écouter l’orchestre dont il fait partie. Ne voulant pas
m’y trouver seule, comme une “groupie”, j’emmène JeanPierre, un voisin et ami. Avec son répertoire de variétés
internationales, Yvan fait tanguer la foule et chavirer les
filles !
- Il est plein de talents, ton copain ! remarque mon voisin en
rentrant.
Il a raison, notre rédacteur en chef. Ca y est, c’est
décidé. Désormais Yvan et moi allons faire un bout de route
ensemble.
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Le roi du cigare
Malgré tous les contacts possibles et imaginables,
malgré un portefeuille d’adresses bien garni, des lettres
d’introduction et des trésors de persuasion, il y a des personnalités pratiquement impossibles à interviewer.
Nous savons que le grand public serait ravi de les
connaître, mais elles n’en voient pas l’utilité. Célèbres et
sécurisées dans un royaume où leurs affaires et relations
mondaines sont volontairement anonymes, leur bonheur
consiste à rester loin de la presse, aussi renommé que soit le
magazine.
C’est donc un vrai parcours du combattant pour s’approcher de Zino Davidoff, “roi du cigare”. Un “sujet” passionnant, nécessitant des semaines d’appels téléphoniques,
d’échanges avec des attachés de presse, méfiants comme
toujours du bien-fondé de notre demande, et des prouesses
d’organisation pour arriver, enfin, à l’heure et au lieu
prévus.
Après de longues discussions pour justifier notre
démarche, un rendez-vous est finalement accordé par Zino
Davidoff dans un chic hôtel suisse près du lac de Genève.
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- Mais pourquoi vous voulez parler de moi ? s’interroge
d’emblée le spécialiste mondial du cigare, en s’installant
dans un grand fauteuil en cuir, je ne suis qu’un vieil homme
sans intérêt !
- Parce que vous et ce que vous représentez sont uniques et
je sais que vous acceptez très rarement les interviews, donc
l’événement pour nous est très important.
L’écriture est une chose, l’image une autre. Les photos du meilleur connaisseur de cigare au monde seront de
prime importance, car assez rares et destinées à l’Agence
Gamma.
- Allons-y donc ! Zino rit, commande du café et regarde non
sans amusement Yvan et notre coéquipier photographe
Didier, bataillant avec la mise en place des flashs studio.
- Je crois qu’ils ont un problème, peut-être une question de
prise ? lance-t-il.
Mince ! Nous avions pourtant tout prévu, nos questions, le style d’image recherché et les éclairages appropriés,
mais avons oublié, dans notre euphorie, que la jolie Suisse
n’a pas les mêmes prises de courant que la France !
Les minutes passent, et je suis terriblement gênée
d’outrepasser de loin le temps qui nous est accordé. Bon
dieu, les gars, remuez-vous ! Je mesure l’absurdité de la
situation et me confonds en excuses tandis que mes deux
confrères, rouges et transpirants d’efforts, bricolent leurs
branchements avec des prises suisses cherchées à la hâte par
un attaché de presse au regard passablement ironique.
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J’attends à tout instant que notre célébrité se lève,
impatiente, offusquée. Notre hôte a prévu de nous faire visiter sa boutique au 2 rue de la Rive, où la marque Davidoff
entreprend une vaste diversification : parfums, cognac, cosmétiques et accessoires de luxe, puis, cerise sur le gâteau,
nous devons découvrir sa cave, véritable temple du cigare.
Le timing est limité. Il n’y a donc pas une seconde à perdre!
Lassé d’attendre, le grand Zino Davidoff ? Pas du
tout ! Bien au contraire, la situation semble le distraire
agréablement. Il commande d’autres cafés et d’une élégante
diplomatie balaie les inconvénients techniques pour se
livrer à de passionnantes confidences.
- Donc, vous voulez savoir si je connais Fidel Castro ?
Évidemment ! C’est l’un de mes plus gros clients !
Puis, intarissable, le grand Zino me raconte son
enfance, le commerce de ses parents à Kiev, “où toute la
famille fabriquait à la main des cigarettes à bout doré, avec
du tabac blond importé de Turquie”, sa passion croissante
pour les plantations de tabac cubain, le départ familial de la
Russie, “en wagon plombé”, sa rencontre, dans la nouvelle
échoppe de ses parents à Genève, avec un certain Vladimir
Oulianoff.
- Il ne s’appelait pas encore Lénine.
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Enfin, il me parle du savoir fumer, du choix du cigare, des noms de grands fumeurs qui constituent la légende
du Havane et l’expansion de l’entreprise dans de nouvelles
opérations internationales…
Je n’ai pas vu les éclairages réinstallés, encore moins
le temps passer, et depuis longtemps mon magnéto a cessé
de tourner. Seul compte le récit passionné d’un homme
exceptionnel dont le nom, comme un grand Havane, “ne
sera jamais un simple objet de manufacture”.
Je l’écoute fascinée, absorbée, ne voulant plus mettre
fin à notre entretien. Mais la soudaine exclamation d’Yvan :
- Ça y est, j’ai tout ce qu’il me faut ! accompagnée d’un
grand remue-ménage de matériel photo, me rappelle que
nous avons encore des choses à voir et du chemin à faire.
Dommage.
Une dernière photo sur les rives du Lac de Genève et
voilà Zino Davidoff qui s’excuse de devoir nous quitter :
- Désolé, on m’attend à la maison. Revenez quand vous
voulez !
Pris par nos reportages nous n’avons pas pu y
retourner. Celui qui avait pour devise “fumer moins mais
fumer mieux” nous a quittés, définitivement, à l’âge de 87
ans, le 14 janvier 1994.
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Zino Davidoff
Un pape ou deux ?
Lyon, octobre 1986 : décidément, Jean-Paul II pose
une colle aux journalistes et photographes ! Nous sommes
nombreux, archi-nombreux, à suivre le premier séjour pontifical dans la capitale des Gaules depuis 181 ans et voilà
que le Saint-Père s’embarque dans sa “papamobile” tandis
que certains clament le voir ailleurs dans la même Renault
Espace blanche ! C’est vrai que Jean-Paul II dispose de deux
véhicules de protection identiques, que le bruit court qu’il y
a deux papes, mais nous ne saurons jamais s’il y a un sosie,
sécurité oblige.
Sollicités par le Comité d’Organisation de la venue
du Pape, Yvan et moi avons du pain sur la planche et c’est
loin d’être une hostie !
À chacun son rôle. Lui est chargé de l’accueil des
photographes de presse et moi responsable de l’accueil des
journalistes étrangers. À bord du “Bateau Blanc”, amarré
sur le quai du Rhône, l’un des sièges de l’Organisation, défilent toutes les cartes de presse du monde.
De tribord à bâbord, de la proue à la poupe, c’est une
cohue multinationale naviguant sur fond des pires inquiétudes. N’avait-on pas prédit l’assassinat d’un Souverain
Pontife dans la ville aux deux fleuves ?
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Jean-Paul II
Le Cardinal Decourtray, Archevêque de Lyon,
Francisque Collomb, maire de Lyon, et bien d’autres
hommes d’église et notables, ont dû faire plus d’une prière
en ce samedi 4 octobre lorsque le Pape foule le sol lyonnais.
Mais de l’heure de son arrivée à l’aéroport de Satolas, en
passant par les villes d’Ars, Le Prado, Paray, Taizé, Annecy,
jusqu’à la cérémonie de départ du mardi 7 octobre, le succès
du voyage est total, et, Dieu merci, les prédictions de
Nostradamus non fondées.
Nous nous rappelons encore des moments de grande
émotion comme des moments cocasses : les membres du
GIGN (Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale)
déboulant des toits d’immeubles ou amassés sur des platesformes d’éclairage, comme des fourmis. Ou encore, ce
policier, au stade de Gerland, qui se sert de notre téléobjectif pour surveiller un groupe de perturbateurs dans les
gradins.
Sans oublier notre rencontre sympathique avec la
chanteuse Mick Micheyl, venue offrir à Jean-Paul II une de
ses œuvres, un magnifique tableau en acier gravé.
Encore en mémoire aussi la présence du Pape à
seulement un mètre ou deux. À bord de son véhicule officiel, il descendait une rue où nous nous y trouvions.
Au moment où il passe juste devant nous, il a levé sa
main.
- Regarde Yvan, il nous a vus ! Il nous fait signe !
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Yvan soupire et rit :
- Mais non, il ne nous a pas vus, nous personnellement !
Il bénit la foule, c’est tout !
N’empêche, moi, je sais qu’il nous a vus.
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Fêlés de la glisse
1986 est l’ère pionnière des nouveaux sports de
glisse. Un jour, Denis Sauvageon, un ami cinéaste, nous
parle d’un jeune inventeur qui vient de mettre au point la
première “planche à voile des neiges” : le Veliver, un ski
long de 2 m 05, et large de 33 cm, muni d’une voilure identique à celles des planches à voile d’eau. Reste à trouver le
sportif capable de manier ce prototype !
On nous conseille de contacter le Savoyard Patrick
Berod, moniteur national de ski et champion de France 86
de swingbo. Un athlète “fêlé” hors du commun qui, avec son
frère Vincent, aussi cascadeur que lui, réalisent d’époustouflants spectacles de ski acrobatique. Direction donc la station des Saisies, pour trouver les vedettes dans leur fief de
Crest-Voland.
L’idée du reportage leur plaît immédiatement, et il
n’en faut pas plus pour se décider tous ensemble de créer
une première mondiale. Le clou du film étant de faire
décoller la planche à voile des neiges au-dessus d’une route,
à l’instant où passe une voiture. Une cascade où il n’y a
aucune place pour l’erreur. D’autant plus que c’est le père
du sportif qui décide de conduire le véhicule !
32
Mais la météo n’est pas avec nous : tempête, grêle,
brouillard ou calme plat avec un soleil intense. La neige
fond trop vite ou pas assez pour réaliser l’exploit périlleux.
Tout le monde s’impatiente car le temps et les moyens du
tournage sont aussi comptés. Pour ne pas louper un ultime
lever du soleil sur les pentes glacées du Beaufortain, nous
devons dormir, trempés jusqu’aux os, dans une grange aux
quatre vents. Mais le grand froid tord les entrailles et, souffrant de coliques, Yvan passe la nuit à creuser des toilettes
dans la neige. Malade comme un chien et discrétion pas
assurée !
Que de frayeurs, d’engelures et de bobos physiques
et techniques, mais le film glisse finalement dans la boîte.
Des kilomètres de pellicule pour treize minutes d’images
époustouflantes qui se succèdent au rythme de paysages
grandioses et d’itinéraires insolites.
Côté film, ce sera un document exclusif diffusé sur
Antenne 2 aux “Carnets de l’Aventure” et vendu à dix
télévisions étrangères. Côté presse, un reportage d’images
folles qui fera le tour du monde. Enfin, côté exploit, Patrick
a assuré son saut, plein ciel, pleine voile à 60 km/h, audessus de la tête de son papa.
Un pro, un vrai. Grâce à lui, un nouveau sport est né:
la voile des neiges.
33
Peu de temps après, toujours aussi férus de surf et
d’émotions, nous récidivons. Denis Sauvageon nous associe
à son nouveau scoop vidéo, une première mondiale en
kayak des neiges, filmée pour la télévision, dont les acteurs
sont des kayakistes chevronnés, tous plus casse-cou les uns
que les autres.
Kayak-parapente, kayak-delta, kayak sur neige, on
n’arrête plus les glisseurs volants qui défient les pentes
raides des Deux Alpes !
Au plaisir d’une descente infernale, se succède la
remontée du matériel, à pied, dans un mètre de poudreuse,
neige vierge oblige pour l’authenticité des plans film.
Jamais deux sans trois. Après les Deux Alpes, Patrick
et Vincent Berod nous embarquent au sommet du Mont
Bisanne, en Savoie, à la conquête de la poudreuse fraîche,
pour de nouvelles aventures enneigées : mountain-bike sur
neige et mountain-bike parapente. Dernière folie des amateurs de la petite reine !
34
PREMIÈRES MONDIALES - Parabike - Voile des neiges
Jeux Olympiques sous haute surveillance
Garde à vous ! S’il y a un rendez-vous journalistique
où il vaut mieux être à l’heure, c’est sans aucun doute avec
le Général Basseres, commandant la 27e Division Alpine !
Lors d’un déjeuner de presse concernant la sécurité
des sites olympiques des XVIèmes Jeux Olympiques d’hiver d’Albertville, en Savoie, nous proposons au général de
photographier les installations du système RITA (Réseau
Intégré de Transmissions Automatiques), mises en place par
les troupes de montagne.
Ces images auraient de l’importance pour alimenter
notre deuxième agence photo, récemment ouverte et la première du genre en Savoie.
Ravi de cette proposition, le Général Basseres nous met en
contact avec le Colonel Clouet, responsable des opérations
d’installation.
Pour cette intervention, Yvan et son coéquipier
Didier obtiendront les accréditations spéciales délivrées par
le Ministère des Armées.
Le compte à rebours commence, et l’adrénaline monte...
Trois jours plus tard, 8 heures du matin. Bardé de ses
appareils photos, Yvan prend place dans l’hélico, direction
les pistes olympiques.
36
Dès lors s’en suivent des journées époustouflantes
entre ciel et terre, entre crevasses et lacs de montagne, parmi
des dizaines de militaires au sommet de la technologie des
communications sécurisées.
Pour sa part, Didier arpente la neige épaisse aux côtés
du GIGN, suivant leurs manœuvres d’entraînements en cas
d’intervention terroriste. L’équipe de choc reste anonyme,
comme toujours. Bas les masques, les militaires ? Jamais !
La réussite du reportage nous permettra par la suite
d’être sollicités pour des prises de vues aériennes hors du
commun. Dans le cadre d’un tournage de film sur le Mont
Blanc, Yvan survole le site majestueux avec l’hélico du
Secours Aérien Français et connaîtra la sensation
inoubliable d’atterrir et de marcher sur ce sommet
mythique.
Il se rappelle : “le soir on était crevés et pour cause !
Au départ, à Chamonix il faisait plus 30°, là-haut sur le
Mont Blanc, moins 15 ! La différence de température en si
peu de temps est épuisante !”.
Au-dessus du Mont Blanc, avant la dépose sur le sommet.
37
GIGN - Jeux Olympiques 1992
Réseau RITA - J.O. 1992
Fêlés de la glisse
Ski acrobatique. Photo D.Cornu
Kayak en poudreuse
Sauvée du glacier
Sacré boulot que de creuser des grottes de glace, sous
forme de pièces à vivre pour des touristes, en plein cœur du
glacier des Bossons ! Notre reportage sur le travail des
bûcherons vosgiens, qui viennent chaque année au Mont
Blanc, est fascinant et tire à sa fin. Mais si les tronçonneuses, outils de coupe ( et beaucoup d’huile de coude ) sont
au rendez-vous pour tailler et sculpter les fonds bleutés du
glacier, le plus spectaculaire est à venir.
À 1 900 mètres d’altitude, munis de piolets et chaussures à crampon, nous grimpons tant bien que mal entre les
ravins béants pour découvrir, en compagnie de nos amis
bûcherons, une étrange masse de ferraille.
- Regardez ! Une roue !
Incroyable mais vrai ! À demi enfoncés dans une crevasse, gisent une roue d’avion et son système de freinage,
gravé d’une référence aéronautique. Le temps est magnifique, la visibilité parfaite, et nous apercevons nettement
le dessin d’une danseuse indienne inscrit sur un morceau de
carlingue d’avion. Un peu plus loin nous découvrons des
sachets de thé, intacts, puis un pied, un genou et bien
d’autres restes macabres de cadavres mutilés.
Pas de doute possible ! Le glacier des Bossons, tristement célèbre pour ses catastrophes d’avion, vient de rejeter
de précieuses informations.
42
À nos côtés, Christian Mollier, dont la famille est
indissociable de l’histoire des grottes du glacier, pense
immédiatement au tragique accident du “Constellation
Malabar Princess” de la compagnie Air India, survenu en
1950.
Si l’information technique est confirmée nous tenons
un scoop planétaire mais il faut faire vite. Notre guide nous
prévient que le plus grand glacier d’Europe ne cesse de
bouger. L’avance glaciaire, d’un mètre par jour, signifie que
d’un instant à l’autre nos trouvailles peuvent être rejetées ou
englouties à jamais dans les profondes crevasses.
De retour dans la vallée de Chamonix, Yvan contacte
le siège de Boeing et leur communique les références
inscrites sur la roue. Oui, il s’agit bien des débris de l’épave
du Lockheed L-749 Constellation d’Air India, “Malabar
Princess” !
Assurant la liaison Bombay-Londres, via Le Caire,
l’avion devait faire escale à Genève, mais ce jour-là la
météo est exécrable et malgré les prouesses de son pilote, un
commandant britannique, l’avion s’écrase près du sommet
du Mont Blanc, à 4 677 mètres d’altitude.
Coupé en deux sous l’impact de l’explosion, l’engin
se disloque à la fois sur le versant français et sur le versant
italien. Les restes que nous venons de découvrir ont donc
mis trente-sept ans pour franchir les 3 100 mètres de
dénivelé séparant le lieu du crash de la partie inférieure du
glacier !
43
La photo exclusive de la roue fera la tour du monde.
Dégagée à temps de son cercueil de neige, cette pièce
unique sera transportée par Christian Mollier, et exposée à
son Chalet du glacier, jolie petite buvette située sur les bords
de la moraine.
En 1993, Christian met fin à l’activité herculéenne du
creusage des grottes, car le retrait du glacier rend le travail
des bûcherons trop dangereux.
Reste l’épave, toujours à ce jour au Chalet du glacier,
rendant ainsi hommage à cette sinistre journée du 3 novembre 1950.
Découpe des grottes de glace à la tronçonneuse.
44
Découverte de la roue du Malabar Princess.
Magazine suisse “ illustré ”
Côté cour…
Conduire, ou plutôt être conduits, sur les chapeaux de
roue, dans une voiture ministérielle, le long des allées de la
capitale réservées aux véhicules prioritaires, ça ne laisse pas
indifférent !
Paris, 1987. Nous suivons Alain Carignon, alors
maire de Grenoble et Ministre de l’Environnement, tout au
long d’une journée d’Étude Nationale consacrée à la gestion
des risques majeurs.
C’est la course entre le Paris du 16e et le Paris du 8e,
entre Neuilly, où trône, dans le bureau du ministre, un magnifique bonsaï de quinze ans (l’âge du ministère), et les
locaux de RMC, où attendent l’animateur Jean-Claude
Bourret et le vulcanologue Haroun Tazieff. Tous deux
enchaînant des boutades hors antenne comme des copains
d’école :
- J’habite à dix kilomètres d’une centrale et je m’en fiche !
rit Tazieff.
- Attention, Messieurs, on est en direct dans quelques secondes, souffle l’animateur…
14 heures, pas avant, et c’est enfin le retour, en
trombe, au bercail ministériel, où, sans notre hôte mais avec
ses collaborateurs, nous sommes invités à faire honneur à un
excellent filet de bar, non moins excellemment arrosé.
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- Ne croyez pas qu’on mange comme ça tous les
jours ! Normalement c’est un simple plateau ! nous murmure-t-on tandis que des valets gantés de blanc servent et
desservent. La presse a, décidément, de très bons moments.
Un petit café avalé à la hâte, et c’est un nouveau
départ, toujours à une allure folle, pour l’Assemblée
Nationale où attendent Jacques Toubon, secrétaire général
du RPR et un parterre d’architectes.
Devant l’envergure du vaste colloque sur l’environnement, et regrettant vivement notre engouement pour le
somptueux déjeuner du cabinet ministériel, nous avons du
mal à suivre avec lucidité les intervenants. Et c’est loin
d’être en situation d’alerte que nous regagnons le T.G.V. qui
nous ramène à Grenoble.
Mais quelle griserie d’avoir vécu, une fois dans sa
vie, pour raison d’État, les interdictions autorisées, macaron
tricolore sur le pare-brise !
... Et côté jardin
La Grande Chartreuse, 11 juin 1989. Autour d’Alain
Carignon, lors d’une journée de travail plutôt décontractée,
une joyeuse bande de nouveaux copains politiques grimpe
allègrement à travers rochers et sapins pour une photo qui
fera date.
Convoqués un court instant pour immortaliser la rencontre, les différents médias sont au rendez-vous des
“Rénovateurs”, le groupe mené par François Bayrou,
Bernard Bosson et Michel Noir dans leur projet de
constituer une liste européenne.
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Sur la photo, on reconnaît, entre autres, François Bayrou, Bernard Bosson, Michel Noir,
Alain Carignon, Philippe Léotard, Pierre Méhaignerie, André Rossinot, Bernard Stasi, Jacques
Toubon, Michel Barnier, Charles Millon, Jacques Barrot, Gérard Longuet, Alain Madelin, Michèle
Barzach, Michèle Alliot-Marie, Alain Juppé, Nicolas Sarkozy, Philippe de Villiers.
Au sommet du luxe
Pas facile de rencontrer l’unique français maître
tailleur des milliardaires et pas aisé de pénétrer dans les
sacro-saints ateliers de Zilli, véritable ruche de création et
fabrication du vêtement de luxe pour homme, numéro un de
la peausserie mondiale.
Lyon, printemps 1987. Pour les photos, destinées à la
grande presse, Alain Schimel, voué jadis au Barreau, joue
avec grâce le mannequin. Brillant et séduisant quadragénaire, c’est lui qui a décidé un jour de hisser la petite entreprise familiale vers le sommet mondial de l’élégance masculine en ciblant une clientèle de grand luxe avec les produits les plus prestigieux. Pécari, autruche, castor, vison,
renard, croco, doublés de cachemire, chinchilla, vigogne…
rien que des matières exceptionnelles (provenant d’animaux
d’élevage) pour un marché cousu d’or.
C’était il y a vingt-deux ans, mais dernièrement nous
avons revu Alain Schimel, au cours d’une émission télévisée
consacrée aux entreprises de luxe. Si ses cheveux ont pris
une teinte senior, l’homme n’a pas changé, expliquant sa
réussite, sourire en coin, juste ce qu’il faut, pas un détail de
plus. D’ailleurs la maison Zilli n’a pas besoin de s’afficher.
Elle couvre discrètement le globe tout entier et peut se targuer d’être l’ultime fabricant français de vêtements de luxe.
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Alain Schimel
Atelier de couture
Son développement commercial, initié en 1991 sur
les marchés de l’Est, lui a valu, en 2006, le prix du meilleur
exportateur vers la Russie, dans le cadre Cap du programme
Cap Export du Ministère du Commerce Extérieur Français.
Mais qui porte du Zilli ? N’attendez pas qu’Alain
Schimel sorte un listing car, ici, la confidentialité prime.
Sachez seulement que les noms les plus connus de la planète
(rois, princes, présidents, acteurs, chanteurs…) sont inscrits
dans les archives de l’entreprise.
On dit même que John Lennon affectionnait particulièrement la marque et qu’il portait un blouson Benson
Zilli, le jour de sa disparition, le 8 décembre 1980 à New
York.
Quant à celles et ceux qui ne sont pas milliardaires
mais qui rêvent de toucher de près l’une des fameuses fermetures à glissière Zilli, porteuse d’un petit lingot plaqué or
3 microns (sa griffe et son symbole), sachez que de Paris à
New York, en passant par les grandes capitales du monde, la
maison fait des soldes, comme tout le monde, deux fois par
an, environ 50 %. Il suffit alors de pousser la porte.
52
Annie…
J’apprends qu’Annie Girardot vient signer son livre
“Vivre d’aimer” dans une librairie à Grenoble. Je ne suis pas
en reportage dont j’attends patiemment mon tour dans la
longue file d’attente comme des dizaines de lecteurs fans de
la comédienne.
Enfin, me voilà juste devant sa petite table où s’empilent ses livres. Appareil photo en main, suivant le conseil
d’Yvan qui me dit souvent : “ on ne sait jamais, mets le toujours dans ton sac !”, je saisis donc l’occasion :
- Ça ne vous dérange pas si je prends votre photo ?
L’actrice-écrivain lève la tête de sa signature, sans
esquisser un sourire, et ne me répond pas. Je trouve qu’elle
a l’air fatiguée. Derrière moi les gens se bousculent mais je
ne la mitraille pas. Une photo, une seule, prise à la hâte, en
contre-plongée, et presque gênée je souffle “merci, merci
beaucoup”.
Dehors, il y a la foule du centre-ville mais je m’appuie contre l’entrée de la librairie pour lire le premier paragraphe, “Naître et mourir en Normandie”, suivi d’émouvants souvenirs de sa famille sous les bombes du débarquement. L’écriture est fluide, entraînante et donne envie de
lire. J’ai lu le livre en une soirée.
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Yvan développe un grand cliché en noir et blanc
d’Annie Girardot, qui restera longtemps accroché au mur de
mon bureau. Il y a dans son regard quelque chose d’infiniment grave, cœur et visage mis à nu, mais ce jour-là la
comédienne ne jouait pas un rôle. Elle était là pour ses
lecteurs avec un sujet qui lui tenait vraisemblablement à
cœur. Pour écrire son livre, elle a dû plonger dans le coffrefort de la mémoire dont elle seule détient la clé. Une
épreuve.
Rencontre de quelques minutes, certes, avec une
grande artiste, mais surtout la rencontre avec une femme
tout simplement “qui essayait de concilier son boulot et son
enfant”. Sa dédicace me touche : à Rosemary, ce “Vivre
d’aimer” et beaucoup de tendresse. Quand il me manque du
cran, je pense à Annie Girardot.
Bruno…
C’est avec un plaisir non dissimulé que je rencontre
et déjeune pour la première fois aux côtés de Bruno Masure.
Nous sommes au tout début de 1987 à Villard-de-Lans où
mon célèbre confrère, présentateur du Journal de 20 heures
sur TF1, est venu en touriste assister au rallye “L’Aventure
Blanche”.
Entre la poire et le fromage, Bruno, ses yeux bleus
pétillants d’humour, raconte son aventure à lui : son premier
livre, “La télé rend fou… mais j’me soigne”, sur le point de
sortir chez Plon.
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Une balade, pleine de malice, dans les coulisses de la
télé et sur son parcours de journaliste.
Quelques semaines plus tard je découvre son livre dédicacé
dans ma boîte aux lettres. Le geste est sympa, et les deux
cent une anecdotes, un vrai régal. Le feuilleter, c’est comme
déguster un apéro entre bons copains. Avec bonne humeur et
gourmandise.
Guy…
En dépit d’un solide coup droit de l’animateur Guy
Lux dans le menton d’Antoine Montero, le moral du champion boxeur demeure au beau fixe ! Bien sûr, c’est pour rire !
Question de s’entraîner un peu avant le nouveau jeu télévisé
“Interneiges” qui va se dérouler dans le Vercors.
Entre rires et boutades, les deux vedettes du ring
parade n’ont absolument pas la grosse tête et se prêtent sans
rechigner aux demandes de poses d’Yvan. Les instants
comme cela, décontractés, en compagnie joyeuse, on en
voudrait beaucoup.
Bonnie…
Crinière de lionne, moulée de cuir, Bonnie Tyler (de
son vrai nom Gaynor Hopkins) nous reçoit à son hôtel pour
une interview exclusive très British.
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Venue à Grenoble pour une prestation en discothèque, elle me confie que son grand souci, en ce milieu
d’après-midi, n’est pas de se reposer, mais d’aller vite en
ville s’acheter des chaussures.
- I just love French shoes ! (j’adore les chaussures
françaises !) dit-elle. Galloise pure souche, et très fière de
l’être, elle m’avoue ne pas parler français sauf “oui and
non”. Je lui assure que pour acheter des souliers, ces deux
mots lui suffisent largement.
Personnalité internationale fort sympathique, Bonnie
me raconte aussi qu’elle rencontre souvent dans son voisinage au Pays de Galles, son ami Tom Jones, une autre bête
de scène.
Autour d’une tasse de thé, le courant passe entre nous
deux, compatriotes, et en sortant de l’hôtel, Bonnie nous
lance, de sa voix rauque, inimitable :
- If you’re ever in Wales, come and see me ! (si vous passez
un jour par le Pays de Galles, venez me voir !)
Et Gene
Le danseur-chorégraphe-chanteur-réalisateur américain Gene (prononcer “DJINE”) Kelly et moi avons une
chose en commun, l’impossibilité d’enlever nos lunettes
noires par beau temps :
- Le soleil me fait trop mal aux yeux, dit la vedette. Vous
aussi ?
56
- Yes, me too.
Inutile cependant de parler en anglais avec Gene
Kelly car son français passe sans heurts sur un vocabulaire
qui lui est familier. Souvenez-vous : “Un Américain à
Paris”, “les Demoiselles de Rochefort”. C’était hier.
Aujourd’hui, nous sommes en 1985, à Lyon, où le sympathique septuagénaire vient présenter son 41ème film,
“That’s Dancing”, dont il est le producteur.
Celui qui a quitté en 1929 la vente de sodas et la
maçonnerie pour les lumières de Broadway et la comédie
musicale n’a rien perdu de sa simplicité naturelle, dotée
d’un infatigable sens de l’humour :
- J’ai connu tous les grands créateurs de style, Sammy Davis
Junior, Ginger Rodgers, Fred Astaire, Noureev, Travolta et
Michael Jackson, mais entre tous, ma partenaire favorite est
Jerry la Souris et personne d’autre !
Le temps presse et la star internationale est attendue
ailleurs. Ses lunettes noires faisant écran aux indiscrétions
photographiques, Gene Kelly tourne les talons d’un léger
pas de danse.
- Ici à Lyon, tout le monde parle gastronomie. Hier c’était
Bocuse, aujourd’hui Alain Chapel. Vous venez ?
Et comment !
57
Bonnie Tyler
Guy Lux et Montero
Annie Girardot
Pigiste, tu piges ?
On ne chôme pas quand on travaille comme pigiste
pour plusieurs journaux à la fois. Plus on accepte des missions, plus on est payé “à la pige”, c’est-à-dire au feuillet
rendu. Tant de sujets, tant de mots, tant de lignes, tant de
sous. De surcroît c’est mal rémunéré donc il faut beaucoup
courir, être au courant de tout ce qu’il se passe, jongler avec
tous les styles de reportages, et surtout rendre au jour et à
l’heure les “papiers” demandés.
Être pigiste est un choix. Cela signifie d’accepter de
travailler tout le temps, dimanche et jours fériés compris. On
n’a pas de week-end ni de vie sociale car on n’a pas le temps
de recevoir. Pis encore, la vie familiale en prend un coup.
D’accord, en contrepartie, il y a des repas de presse,
des réceptions à gogo, des entrées gratuites pour la boxe ou
le bal, mais c’est pour partir toujours avant les autres car il
y a un “papier” à commencer, ou à finir, et des délais de
bouclage à respecter.
Bref, c’est une passion pour l’information. C’est
exaltant, car c’est une gymnastique intellectuelle de tous les
instants, mais aussi exténuant, et malgré une santé de fer, à
force de courir on peut finir par se faire très mal.
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Un jour, en plein centre-ville, je ressens une violente
douleur au pied. De retour à la maison je hisse le membre
enflé sur mon bureau et le recouvre d’un torchon de cuisine
rempli de glaçons. Jambe en l’air, cette position acrobatique
pour travailler n’est pas la plus confortable, mais je n’ai pas
le choix. Ca va passer. Faux. Le lendemain le pied triple de
volume…
- Vous avez une fracture de fatigue du pied, m’informe laconiquement un chirurgien orthopédiste au CHU de Grenoble.
- Vous marchez trop ! C’est une blessure sportive et le type
de fracture que nous trouvons habituellement chez les chasseurs alpins. Il va falloir vous plâtrer…
Une fracture, en plein mois de juin ! Cela ne va pas
arranger la sauce mais ce handicap me permettra d’être plus
disponible à la maison. Le métier de journaliste n’est pas des
plus faciles quand il faut jongler entre deux reportages à réaliser et les obligations de vie de famille.
60
Déjeuner sympa avec Bruno Masure et les organisateurs de “ L’Aventure Blanche”.
s
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s
s
i
l
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Les Co
Contrôle sécurité lors de venues de personnalités.
Avec Sylvia Kristel,
actrice du film “Emmanuelle”.
photo Le Dauphiné Libéré
Genève : Rosemary et Didier avec Zino Davidoff.
Accueil de la presse étrangère lors de
la venue de Jean-Paul II, à Lyon.
Interview en salle d’opération
sur la chirurgie de la main.
Journée de la Terre :
départ vers le
Mont Blanc avec un
confrère de la presse
nippone.
Avec Bonnie Tyler
Un policier utilise le 400 mm d’Yvan pour
surveiller des agitateurs dans un stade.
De la photo à la télé, il n’y a qu’un pas.
Publications presse internationale
Scoops publiés en
Suisse, Italie, Norvège,
France, États-Unis,
Allemagne, Pays-Bas,
Japon, Grande-Bretagne.
Mini-taille, amour maxi
En 1993, nous découvrons, près de Grenoble, le couple ayant la plus grande différence de taille au monde !
Faisant équipe avec un ami cinéaste avec lequel nous
collaborons sur plusieurs films, nous décidons de rencontrer ce couple atypique pour leur proposer une collaboration
journalistique. Ce sujet français va passionner les plus
importants magazines de la planète et le film, intitulé
“Couple”, sera proposé à diverses chaînes de télés.
Une photo de Nathalie, 94 cm, et Fabien, 1 m 88,
jeunes mariés se promenant main dans la main, avec leur
chien, comme tous les amoureux de la terre, sera l’image
d’accroche choisie par Yvan parmi les centaines réalisées. Il
n’en fallait qu’une, mais la bonne !
La journée passée en la compagnie du couple est
inoubliable. Dans leur maison, tous les meubles ont été faits
sur mesure à la taille de Nathalie, et son grand mari s’en
accommode très bien. Ils vaquent à leurs occupations
comme tout le monde, et nous invitent à les suivre au supermarché du coin.
Là, d’un geste tendre, Fabien hisse Nathalie dans le
caddie, afin qu’elle soit à la hauteur des rayonnages, et le
jeune ménage part tranquillement faire ses courses dans les
allées, indifférent au regard parfois insistant des uns et des
autres.
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Souriante, heureuse, Nathalie les ignore et n’a d’yeux
que pour son mari :
- Je m’en fiche de ce que pensent les gens. J’ai Fabien pour
me protéger !
Il y a cependant un détail qui la vexe. C’est son
impossibilité à retirer de l’argent, comme tout le monde,
d’un distributeur public, placé trop haut pour sa taille.
Publié dans plusieurs langues, notre reportage émeut
la presse people. Il ne se base pas sur le seul fait que le couple va figurer dans le livre Guinness des Records, mais montre aussi une vraie leçon de courage et surtout une belle histoire d’amour entre deux êtres si différents.
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Ninjas
Pour se livrer à leur activité favorite, ils ont choisi le
Vercors, aux paysages proches de ceux du Japon. Eux, ce
sont des adeptes du Nin Jitsu, issus de tous horizons socioculturels et tous pays francophones, réunis par une passion
commune : le dépassement de soi dans la pure tradition d’un
art martial cher aux moines guerriers.
Maniement du sabre, camouflage, épreuve de la cascade (rester debout, immobile, le plus longtemps possible
sous une chute d’eau glacée en supportant la pression de
l’eau sur la nuque) ... aucun défi ne manque au centre de
rassemblement des ninjas dans les falaises et eaux de résurgences des fameuses grottes de Choranche.
Pour suivre ces sportifs très particuliers de cime en
rocher et de rocher en cascade, nous avons déchiré nos jeans
et essuyé des trombes d’eau, mais remis de ce reportage fort
en oxygène et émotions physiques, nous “montons” à Paris
pour présenter le sujet au magazine Actuel. Arpentant
patiemment les couloirs de la rédaction, nous tombons nez à
nez avec un rédacteur :
- Vous avez dit ninjas ? s’exclame-t-il. Fantastique ! Faites
voir les photos !
Puis sans tarder, sous notre regard incrédule, voilà
notre confrère qui pousse un grand cri et se met à courir en
long et en large, démonstration de Nin Jitsu à l’appui.
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Maniant chaîne et faucille imaginaires, il est l’incarnation même de l’arme favorite des seigneurs de la guerre
japonaise !
Sauvés in extremis du ninja passionné, à la limite de
cracher ses tripes, par l’arrivée du rédacteur en chef, nous
concluons paisiblement la transaction de vente du reportage.
En partant, nous entendons le journaliste, derrière une porte,
toujours en train de s’époumoner. Il a dû démonter la moitié
de son bureau !
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Ski à poil
Zappant par habitude sur les émissions télé du soir, je
tombe sur un reportage aussi court que surprenant au sujet
de naturistes pratiquant le ski de fond quelque part dans les
montagnes des Hautes Alpes !
Aussitôt nous nous renseignons, et nous fonçons dès
le lendemain près de Briançon au seul centre naturiste de
montagne, par ailleurs ravi de la soudaine publicité autour
de son insolite prestation sportive.
Pour l’instant le “ski à nu” n’a pas retenu l’attention
d’autres photojournalistes et seuls sur les lieux, avec la
famille responsable du centre (grand-mère incluse) nous
comprenons qu’il s’agit d’un scoop photo pour le moins
inédit.
Débarquant à travers bois sur la piste de fond, toute
la petite famille se débarrasse de son anorak. Ne restent
alors pour habits que des chaussettes et chaussures, skis et
bâtons. Filant dare-dare sur la neige, le groupe passe
plusieurs fois devant l’objectif d’Yvan, chair rose vu de dos
et de face. L’air est glacial, et je ne peux pas m’empêcher de
frissonner à la vue des fesses de tous âges à poil.
- Ne vous inquiétez pas, dit le chef du centre s’arrêtant brillamment dans un ultime chasse-neige :
- Le pubis est un merveilleux thermomètre. S’il n’a pas
froid, le reste suit ! Parole de nudiste !
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NOVELLA 2000 - Hebdomadaire italien
Si les fondeurs naturistes ne sont pas frileux, nous
recevons une douche froide par la pudique presse américaine, lors de la vente du sujet, car notre reportage la laisse
de glace :
- OK for topless shots, but not bare bottoms ! (D’accord
pour des photos de seins nus mais pas des fesses nues !)
Tant pis pour les States, car les magazines scandinaves, hollandais, italiens et japonais font feu de cet événement français, jamais encore vu à l’étranger !
74
Les Gipsy Kings
Chico et sa famille
Sur un air de Gipsy
Un joli mois de mai 1988. Direction les SaintesMaries-de-la-Mer pour les célèbres fêtes gitanes autour des
saintes Marie Salomé, Marie Jacobé et Sara. Il fait très beau
et nous sommes heureux à l’idée de revoir la Camargue, ses
taureaux, chevaux et flamands roses que nous avons découverts lors d’un précédent voyage presse.
Sur les ondes on n’entend que le nouveau tube des
Gipsy Kings et un sixième sens nous dit qu’en traînant nos
savates du côté du campement des gens du voyage, nous
aurons peut-être une chance de rencontrer Chico et ses
musiciens…
Mais dénicher la vedette internationale dans une
ambiance bouillante et épicée comme un plat provençal,
parmi des centaines de roulottes, Manouches, Yéniches,
Rroms, Gitans et autres Tziganes venus de toute l’Europe,
est comme chercher une aiguille dans une botte de foin !
Tout d’abord on rencontre Manitas de Plata, dit
“l’homme aux mains d’argent”, assis tranquillement parmi
les siens, guitare à la main. Puis c’est le leader du clan des
Manouches, Pépé la Fleur, père de treize enfants, qui nous
met sur la bonne piste. La chance nous sourit. Non seulement Chico est au campement, mais tout son groupe aussi,
soit deux fois trois frères et un beau-frère.
77
C’est avec beaucoup de gentillesse et de simplicité
que le chanteur nous invite dans sa caravane, trame idéale
pour son nouveau clip, pour nous présenter sa femme et ses
enfants.
Coup de fil à l’appui auprès de notre réseau presse,
nous apprenons que ce scoop haut en couleur va trouver sa
place dans le magazine VSD et le quotidien Le Dauphiné
Libéré.
Le lendemain nous sommes invités pour une promenade à cheval, à travers les marais, et terminons notre
reportage, en la compagnie de gardians, autour d’un énorme
barbecue dans la pure tradition taurine. La Camargue est
magnifique, la vie est belle. Que du bonheur !
78
Une moto dans le ciel
Automne 1988. Pas d’interview, pour ne pas
déranger, de toute façon que dire à ce gaillard au regard concentré qui s’apprête à réaliser l’impossible et n’écoute que
le vrombissement de sa moto.
Méticuleux aussi bien dans l’organisation de ses cascades que pour sa tenue vestimentaire, Alain Prieur s’habille
tranquillement, religieusement, tel un matador prêt pour
l’arène, puis se dirige lentement vers le sommet du tremplin
olympique de saut à ski de St Nizier. Là, il se place en plein
milieu de la piste et met les gaz.
Devant des milliers de spectateurs en délire, la 440
Maico s’éjecte à 160 km/h pour franchir une zone d’envol
de 110 m, et atterrir avec un impact terrifiant. Distance
exacte franchie, 84,30 m.
Record du monde absolu ! Mais juste un pari de plus
pour le cascadeur qui donne la totalité de la recette à
l’Association Française de Lutte contre la Mucoviscidose.
Des dizaines de photographes, Yvan compris, sont
massés à l’arrivée du saut, mais nous avons convenu que je
reste au point d’envol, à la sortie du tremplin, munie moi
aussi d’un appareil photo. À cette altitude il ne fait pas
chaud et le vent est important.
79
Je frissonne. Sautera-t-il ou pas ? Chacun retient son
souffle. Prêt à partir, Alain s’adresse une dernière fois à sa
famille et à la foule :
- Quoiqu’il arrive, sachez que je vous aime tous !
Les minutes passent et la tension monte. Nul n’ignore que
ce saut est terriblement dangereux et que le vent peut tout
faire basculer. Et Dieu sait si ça souffle !
Tout en contemplant la vue extraordinaire de la vallée de Grenoble, je demande à un spectateur motard de me
désigner le trajet présumé d’Alain Prieur le long de la piste :
- Vous voyez les deux sapins ? Visez-les et comptez jusqu’à
dix après le départ de la moto. Si tout va bien il sera pile
dans votre mire !
Il l’est et j’ai la photo !
Pendant vingt ans Alain Prieur est le plus grand cascadeur français puis, délaissant ses spectaculaires sauts à
moto, il se donne à une autre de ses passions, la sortie
d’avion sans parachute, se rattrapant à la dernière seconde.
Ce jour de 1991 à Tallard, dans les Hautes-Alpes, le
pari est mortel. À 42 ans, Alain vient de payer une ultime
fois le prix de sa passion.
81
SOS Titanic
Il n’y a pas besoin de toujours se déplacer pour être
le premier sur une actualité. Un soir, très tard à la maison, le
téléphone sonne. L’information que l’on me donne va bouleverser la “une” du magazine grenoblois avec lequel je collabore.
- Vous vous intéressez au Titanic ? me demande une voix
d’homme.
- Oui, bien sûr !
Nous sommes en 1985, date de la découverte du
navire dans les entrailles de l’Atlantique. Qui n’est pas passionné par l’histoire du plus luxueux paquebot du monde
disparu corps et âme le 14 avril 1912, dont tout le monde
parle suite à sa récente découverte ?
Au bout du fil l’homme ne se présente pas mais m’informe du nom de l’ingénieur grenoblois, inventeur de la
petite boussole qui a permis de localiser l’épave du paquebot.
Fantastique ! Ainsi, j’apprends que la boussole,
appareil de mesure magnétique appelé scientifiquement le
magnétomètre LETI, a été mise au point au Centre d’Etudes
Nucléaires de Grenoble.
82
L’information permet de donner un coup de phare sur
les travaux discrets des chercheurs grenoblois et un grand
coup de chapeau à l’ingénieur Antoine Salvi, dont l’intelligence a permis de percer, 73 ans après le naufrage, le mystère du plus légendaire paquebot du monde.
Je n’ai jamais su qui était mon informateur.
83
Le Professeur André Morin et son fidèle chien yorkshire “ Debussy ”.
Professeur anti-monstres
Toujours à l’affût de découvertes scientifiques (dont
abonde la région Rhône-Alpes), nous apprenons par Didier,
notre coéquipier photographe, l’existence, à la Faculté de
Médecine de Lyon, d’un professeur dont les travaux suscitent l’intérêt des chirurgiens et anatomistes du monde entier.
Quelques coups de fil plus tard et nous avons en ligne
le Professeur André Morin, l’un des rares médecins de la
planète spécialisé dans la recherche sur la tératologie, la
science des malformations et monstruosités.
Il est d’accord pour nous faire découvrir, à tous les
trois, ce champ scientifique peu exploré, peu connu, et carrément ignoré par le grand public, et sans plus tarder il nous
invite à l’accompagner dans une visite du Musée TestutLatarjet, inauguré en 1992. C’est le plus prestigieux musée
de France pour sa collection anatomique : squelettes,
momies et spécimens d’anomalies congénitales dites
monstruosités.
Certes, apprendre l’action sur l’embryon qui peut
produire un monstre n’est pas la tasse de thé de tous, et
d’emblée nous nous rendons compte que nous allons être
confrontés à des morphologies diaboliques.
85
C’est donc, sur fond de formol, entre bocaux de petits
corps mal formés, et tiroirs de congélateurs remplis de fœtus
prêts pour l’autopsie, que le savant professeur, talonné par
Debussy, son chien yorkshire, tente de balayer les préjugés :
- Vous savez, c’est fini l’époque du cirque où l’on exposait
les enfants siamois comme une attraction lucrative !
Fini aussi de penser que la malformation est le fruit
de la colère divine ou d’autres craintes mythologiques
absurdes :
- Aujourd’hui, tous nos efforts portent sur la prévention et la
détection précoce des anomalies. En France, pour cinquante
mille enfants nés normalement constitués, un “monstre double” est né, poursuit notre éminent guide. Enfant cyclope,
bébé à deux têtes ou quatre bras. Suivez-moi, je vais vous
les montrer...
Un peu à contre-cœur il nous faut pourtant le suivre
car, grâce aux travaux du Professeur et son équipe, la tératologie a gagné ses lettres de noblesse, et nous sommes là
pour le faire savoir.
Ses recherches font l’objet non seulement de colloques professionnels, mais aussi de conférences grand public
et le Musée Testut-Latarjet ouvre ses portes à tous ceux
intéressés par l’anatomie sous toutes ses formes.
Ici, à l’Université Claude Bernard, les erreurs de
Dame Nature sont un précieux instrument pédagogique et
forment un riche fonds de patrimoine.
86
Si nous sommes satisfaits de notre reportage, reste à
le débarrasser de trop de jargon technique. On appelle cela
“vulgariser l’information” pour la rendre compréhensible
par le grand public.
Mais malgré nos efforts, certains magazines français
refusent catégoriquement de publier le sujet, le considérant
trop d’avant-garde ou trop tabou !
C’est le cas du magazine Actuel, dont le chef du service photo rejette vigoureusement les planches diapos sur la
table lumineuse, s’exclamant :
- Impossible à publier chez nous !
Même son de cloche à Paris Match, où, là encore, le
chef du service photo nous déclare :
- Désolé, mais avec un sujet comme ça, vous aurez beaucoup de mal à le publier en France, sauf dans la presse spécialisée.
Imperturbable, Yvan rétorque :
- Alors que faites-vous de votre slogan, le poids des mots, le
choc des photos ?
- Il y a des sujets que la presse ne publie pas, notamment
ceux concernant les handicaps de nouveau-nés, avertit le
chef du service.
Face à cette difficulté de publication, nous adressons
tout simplement le reportage à l’agence photo Sipa Press.
Aujourd’hui, à travers le petit écran, on peut découvrir, à l’heure de grande écoute, des reportages et des émissions sur des malformations, parfois pires que le contenu de
nos photos. À l’époque, en 1995, nous avions simplement
un peu trop d’avance.
87
Dominique Bordenave
Pomp’Art
Certains vont aux Puces pour chiner des bibelots et
lampadaires. Son truc, à Dominique Bordenave, c’est d’y
trouver de vieilles pompes, et des baskets de préférence! De
retour dans sa mansarde de Montmartre, à Paris, l’artiste
sculpte ses précieuses trouvailles pour former d’étonnants
personnages.
- Plus une chaussure est usée et ridée, et plus j’imagine le
style de vie qu’elle a dû mener ! De là à créer un visage, il
n’y a qu’un tour de main.
Né à Grenoble, le jeune artiste a grandi parmi des
peintures et pinceaux avant de joindre l’École nationale des
Beaux-Arts. Côté talent il a de quoi s’inspirer car l’étudiant
n’est autre que le petit-neveu du célèbre peintre Jules
Flandrin (1871-1947).
C’est en rentrant chez lui un soir, chevalet sous le
bras, que Dominique découvre ce qui allait devenir son premier ouvrage. Une chaussure rouge à haut talon, abandonnée dans le caniveau, trempée par la pluie.
- J’ai eu un coup de foudre. Tout de suite j’ai eu envie de
remodeler tant de tristesse en une image de bonheur !
C’est ainsi que ses créations uniques, mises au rebut,
reprennent pied dans les plus grandes galeries internationales et illustrent bon nombre de campagnes publicitaires.
De l’art en grande pompe !
89
Basket volante
Pour avoir peur, c'est la peur de ma vie ! Debout à
bord de la plus grosse montgolfière du monde, je ne suis
pour l'instant qu'à quelques mètres du sol ferme, et c’est déjà
trop. Puis tout doucement nous nous élevons et, pour
quelqu'un qui a le vertige, la crise de nerfs est à portée de
main. Mais le pire est à venir.
Au départ cela devait être un simple reportage, au
sol, concernant un vaste rassemblement international
d’aéronefs à Grenoble, puis, au moment de photographier
les décollages, Yvan me lance en connaisseur, habitué aux
prises de vue aériennes :
- T'es jamais montée en montgolfière ? Demande à l'équipe
des pilotes suisses de t'emmener ! Vas-y, prends l'appareil
photo ! Tu verras, la vue est extraordinaire !
- Je n'ai pas envie. Tu sais bien que je tourne de l'œil sur la
troisième marche d'une échelle !
- Vas-y, je te dis, sinon tu ne peux pas savoir si c'est bien ou
pas ! Puis pense surtout à tes prises de vue. Elles vont être
uniques !
Trouillomètre à zéro, j’enjambe l’énorme nacelle et
fais signe à Yvan que tout va bien. La montgolfière a la
forme d'une basket pour géant : 40 m de long, 15 m de haut
et une trentaine de lacets !
91
Pour moi il s'agit d'un baptême de l'air et je devrais
en être fière, car d'autres à ma place en seraient ravis.
Mais au fur et à mesure que l'énorme toile s'élève
dans le ciel, je sens monter une panique viscérale et m’accroupis, terrorisée, les mains crispées sur le rebord, pour
finalement me trouver à genoux, blottie dans un angle de la
nacelle en osier.
La position de repli est encore pire, car, à travers les
carrés tressés du fond du panier j'aperçois les arbres et les
maisons grands comme des jouets Playmobil. Je suis vêtue
pour un reportage printanier sur sol ferme, pas pour une
promenade glaciale dans les airs. Le froid s'ajoutant à la
peur, je crains qu'à tout instant mes moyens physiques me
lâchent. Se lever pour admirer la vue et prendre des photos
des autres montgolfières et de la vallée du Grésivaudan est
une épreuve inconcevable !
Tout en maniant l’engin de main de maître, les deux
jeunes pilotes ont eux aussi quelques soucis d’équilibre.
Comme la montgolfière-basket est très longue, il faut
constamment lui redonner des "coups de chauffe" afin
qu'elle ne pique pas du nez et se penche dangereusement.
Plus nous remontons vers les cieux, plus le vent souffle et sans trop le vouloir, nous voilà en route vers les reliefs
enneigés de la chaîne de Belledonne !
92
Au secours ! Ridiculement tassée dans mon coin,
regardant les flammes lécher la toile, je murmure de façon
presque inaudible :
- C'est très joli, mais maintenant on pourrait peut-être faire
demi-tour ?
- Impossible pour l'instant, à cause des courants, et de toute
façon on est perdus ! Vous connaissez la région ?
Perdus ? Mon dieu ! Oui, bien sûr, je connais la
région, et sais suivre un itinéraire normal. Mais vus de cette
altitude, les repères sont aussi minuscules que les symboles
géographiques sur un atlas routier !
Je ne le savais pas mais en bas, dans la vallée, Yvan
suit en voiture notre progression. Plus tard il m’avoue qu’il
était mort de rire en constatant que tout ce qu'il voyait de ma
personne, au départ, était une mèche de cheveux au ras de la
nacelle !
Quel ne fut pas mon soulagement quand les pilotes
décident d'entamer un atterrissage musclé dans un champ,
juste avant de s'engager sur les flancs de la montagne !
Finalement, nous n’étions pas éloignés de notre chemin. Les
deux suisses chevronnés m’ont juste fait une petite blague…
Quitte pour une frousse inimaginable, je suis cependant
récompensée, encore tremblotante, par Jacques-Antoine
Besnard, aéronaute, avec un joli "certificat d'ascension en
machine aérostatique" certifiant que le 30 mars de l'an 1990
93
je me suis élevée dans les airs à bord de la montgolfière
“Etonic”, à forme spéciale HB-BLV, en faisant preuve de
courage et de sang-froid.
Oh là, là, s'il savait…
Godillot pour géant
Nul doute que si Gulliver était en voyage en Isère il
passerait commande du plus grand godillot du monde ! 2 m
40 de long pour 65 kg, voilà de quoi satisfaire le pied le plus
difficile et un record de création qui a valu à un jeune cordonnier de 20 ans de se tailler une place de choix dans le
Livre Guinness des Records.
Pas question pour Frédéric Morel, alors apprenti artisan, de compter les journées de travail afin de terminer les
derniers points de couture dans son atelier de Chirens, près
du lac de Charavines.
À pied d’œuvre pendant 1 500 heures, le cordonnier
a créé la maxi-chaussure avec 21 m de cuir et 12 m de corde.
Tout le monde lui cire les pompes mais le garçon célèbre
garde sagement les pieds sur terre !
94
Chère Jeanne
- Je suis une jeune vieille, et je relèverai ma tête
jusqu’à la fin ! se plaît à dire Jeanne Calment à l’oreille de
son médecin, quand nous la rencontrons, en 1995, à la maison de retraite du centre hospitalier de Nîmes, où elle vit
choyée.
Certes, à 120 ans, Jeanne n’est plus la pétillante
touche-à-tout qui courait dans le commerce arlésien de
toiles familiales, en côtoyant l’artiste Vincent Van Gogh et
son ami Paul Gauguin, mais la doyenne de la planète continue à trinquer chaque jour, à l’heure de l’apéro, avec ses
compagnons pensionnaires et ses fidèles soignants.
Que dirait-elle aujourd’hui de l’interdiction de fumer
dans les bars, celle qui avait éteint sa dernière cigarette à 114
ans, après une fracture de la jambe ?
- J’ai vécu chez moi jusqu’à l’âge de 110 ans, mais je
faisais trop de gymnastique et puis on m’a dit que mes deux
cigarettes, matin et soir, n’étaient pas bonnes pour ma santé!
Jeanne Calment est décédée en 1997. Elle détient le
record du monde de longévité humaine légalement prouvé
par des actes d’État Civil.
96
Jeanne Calment entourée par ses soignants.
Un certain regard…
La création d’une photothèque regroupant plusieurs
dizaines de milliers de diapositives destinées à l’illustration
de la presse et de la plaquette publicitaire donne un nouvel
essor à notre activité. Baptisée Agence Regard, elle attire
rapidement les collègues et photographes de la région qui
nous sollicitent pour promouvoir leurs clichés en banque
image.
C’est dans ce cadre que nous réalisons une exposition photojournalistique “Exclusivement Scoop”, une première dans le genre qui rencontre un vif succès. Dans le
grand hall d’un centre commercial grenoblois, nos reportages chocs sont affichés, sur formats A3 en photocopie
couleur.
Ce n’était pas encore l’époque de la photo numérique et l’exposition expliquait la technologie photographique requise pour chaque image.
Les années quatre-vingt-dix sont un tournant
dans notre activité.
Dans la foulée, nous créons la société Alpregard,
une agence de presse, d’édition, et de création publicitaire.
Très vite, les plus grosses enseignes de l’industrie, de la
recherche et du commerce nous font confiance pour la réalisation de leurs documents promotionnels et dossiers de
presse.
98
Expo “Exclusivement Scoop” - 1988
Publications presse et publicité d’Alpregard.
Parallèlement, nous collaborons à la réalisation de
films avec des collègues cinéastes-producteurs pour la télé
ou pour des sociétés, lors de créations événementielles.
C’est ainsi qu’en 1993, l’Institut Karma-Ling, en
Savoie, demande à notre agence de réaliser le film officiel
de la venue de Sa Sainteté le 14ème Dalaï-Lama Tènsin
Gyamtso. Des instants inoubliables où nous avons tourné à
quatre caméras, pas à pas dans l’intimité du chef spirituel.
Yvan se rappelle encore l’importance du service
d’ordre, composé d’agents du FBI spécialement entraînés,
et d’une anecdote cocasse. Un seul cameraman avait l’autorisation spéciale de se trouver tout près du Dalaï-Lama, à
l’intérieur de son cordon de protection.
Au moment où le temple se remplissait, une bousculade inattendue s’est produite et sa sainteté a été projetée
sur le cameraman, accroupi pour filmer son arrivée.
Yvan était témoin de la scène où, instinctivement,
notre collègue a du retenir le saint homme pour l’empêcher
de tomber.
- I’m sorry! lança aussitôt le Dalaï-Lama, en esquissant
son sourire légendaire.
Ces mots d’un instant rarissime résonnent encore
dans les mémoires.
100
Cette période de travail acharné fut aussi passionnante qu’ardue, puis, un jour, nous décidons de changer de
vie et de lieu, pour de plus grands espaces et un climat plus
tempéré que celui de Grenoble.
L’acquisition d’un vieux fourgon Mercedes, que
nous aménageons en camping-car, nous donne des ailes et
les préparatifs d’un voyage vers des destinations nouvelles
rappellent à Yvan son époque de baroudeur.
La première fois qu’on s’est rencontrés, il revenait
justement d’aventures photographiques au Maroc et en
Norvège, à bord de ce type de véhicule dont il connaissait
toutes les ficelles.
Mai 1986, notre tour de France commence ...
101
Du Mont Blanc au Mont Saint-Michel.
En route ...
Ayant quitté sans regrets la région Rhône-Alpes,
nous parcourons donc la France avec, dans nos bagages,
notre matériel photo, un équipement pour réaliser des conférences sur notre métier de photojournalisme, et surtout
une solide motivation pour une nouvelle vie.
En tant que journalistes, nous pensions avoir fait le
tour de notre profession.
Il est vrai que nous avions rencontré des gens extraordinaires, vécu des expériences fantastiques, souvenirs
impérissables pour nos vieux jours, mais l’heure, l’âge et
l’envie étaient au changement.
C’est donc flanqués de nos deux fidèles compagnons,
Bonnie, un berger allemand (sauvée d’un refuge SPA), et
Sam, magnifique bouvier bernois, (cadeau d’un fermier
suisse), que nous voyageons au gré du vent et d’aires
naturelles de camping, faisant le plein de photographies,
paysages, dialectes et décors, jusqu’à notre arrivée en
Normandie…
103
En...quête de ....
Cette région nous plaît et nous décidons d’y rester
quelque temps, question de prendre la température.
Très vite, nous comprenons que le milieu de la
presse professionnelle n’est pas le même qu’en RhôneAlpes.
Ici pas de Club de la Presse, lieu de rencontre des
journalistes et des pros de la communication, et peu de
médias par rapport aux régions industrialisées. Côté photos
et publicité, les documents que nous découvrons semblent
manquer de technicité.
Armés d’un autre regard sur la région, nous partons
à la recherche de sujets susceptibles d’intéresser nos
contacts.
C’est en entendant parler d’une fête du fromage
que nous découvrons le village de Camembert, dans
l’Orne.
Dans ce village, va se dérouler pendant sept ans une
affaire invraisemblable qui nous concernera personnellement.
En venant en Normandie, nous sommes loin de penser que nous allions être les acteurs de notre propre scoop.
105
Camembert, mon village !
Cette partie du livre consacrée à l’épopée de
Camembert n’est pas simple à écrire. Les faits rapportés ne
sont pas le fruit de l’imagination mais le témoignage réel
d’une guerre sans merci où chaque événement majeur a été
cité dans la presse ou a fait l’objet d’une bataille administrative.
Pas facile non plus de relire les notes de l’époque et d’évoquer les bons souvenirs comme les mauvais. Pendant cinq
ans ils sont restés enfermés dans un grand carton. Par
manque d’inspiration, et aussi par pudeur.
J’étais incapable de remanier ce passé encore
présent, au risque d’accrocher une plaie à fleur de peau, à
peine cicatrisée. Puis le moment est venu. Et subitement il y
avait urgence à écrire, un besoin indéfinissable de transmettre à mes enfants et petits-enfants, à la génération, présente
et future, l’histoire d’une tranche de vie à nulle autre
pareille.
Pendant des semaines, Yvan a trié ses planches photos, créé la maquette de la couverture du livre, conçu la mise
en page, puis un jour il m’a dit :
- Je suis prêt ! À toi maintenant, vas-y, courage ! C’est notre
devoir de mémoire !
J’ai donc ouvert mon grand carton de souvenirs et
pris tous les vieux carnets, un par un. Cela fait tout drôle de
me retrouver à nouveau derrière le comptoir de ma boutique, dans les laiteries des fermes, au tribunal ou devant le
juge.
107
Ce souvenir-là reste parmi les plus difficiles et j’en garde
encore des séquelles.
Grâce, cependant, à notre livre, la thérapie est en marche,
définitivement. On peut lire “l’Affaire Camembert” sur
Internet. La presse britannique l’intitulait “The Camembert
War”, ou encore “Camembergate”. La chaîne BBC World en
a fait un documentaire de cinquante minutes, vu par vingt
millions de téléspectateurs. Notre bataille pour exister n’a
pas été vaine. Elle a fait le tour du monde. A servi d’exemple. Et du tourment est née, pour Yvan et moi, une formidable lucidité. Une prise de conscience : la raison d’État est
parfois contraire à la raison.
Notre dernier “sujet” sur Camembert, mis à sa place
aujourd’hui, sur papier, tout comme les autres reportages,
nous a permis d’en minimiser sa gravité et le rendre supportable. Je ne connaissais rien à la vie de commerçante. C’était
un monde nouveau où il fallait tout apprendre. Notre expérience dans un monde rural et hostile a certes été terrifiante,
mais aussi édifiante, car à travers notre entreprise, nous
avons rencontré le courage et l’amitié d’hommes et de
femmes qui ont pris des risques pour nous soutenir.
Quant à ceux qui nous ont harcelés, ou nous ont
agressés, volontairement, ou par ignorance, nous n’en
éprouvons aucun mépris, aucune haine. Yvan et moi ne les
jugeons pas. Nous les plaignons, tout simplement.
108
Cheese !
Juillet 1996, un après-midi chaud dans un champ
normand. Notre aventure à Camembert commence !
Il y a foule pour la fête du “plus gros mangeur de
camembert”. Jonché sur une échelle au milieu de dizaines
de spectateurs, Yvan braque ses objectifs sur un podium où
des compétiteurs hommes et femmes engloutissent des
quantités incroyables de fromage arrosé de cidre.
C’est inouï ! Nous découvrons un spectacle hors du
commun ! Encouragés par la foule en liesse, les participants
arrachent un par un les contenus des boîtes rondes, les
ingurgitent presque sans mâcher puis, dégoulinants de jus
crémeux, certains ne tardent pas à tourner la tête pour
vomir ! Quel gâchis de bon fromage !
Et de penser qu’il était une denrée si précieuse dans
la ration des Poilus lors des années 14-18 !
- Un, deux, trois, sept camemberts et demi en quinze minutes ! Voici notre grand gagnant de la journée ! crie un
membre du jury sous un tonnerre d’applaudissements.
En plein après-midi, sous un soleil de plomb, les
émanations autour du podium sont aussi puantes et repoussantes qu’une porcherie mal ventilée !
110
Images en boite, Yvan me fait un signe de pouce levé.
Sans aucun doute il a “ la” photo qui sera publiée, mais tout
ce que je souhaite, le bruit et la chaleur aidants, est de quitter la fête sur le champ ! Nous avons “couvert” des dizaines
de fêtes campagnardes, des comices et autres salons d’agriculture, mais cette manifestation du pays d’Auge bat tous
les records d’endurance.
- Tant pis pour la dégustation des produits du terroir !
Viens, on s’en va ! Nous avons assez vu, assez entendu, et
surtout assez senti !
Pas si vite ! La fête populaire bat son plein et un jeune
homme, fort en couleur locale, m’aborde, portant au bras un
panier en osier où je devine le corps d’un animal tacheté
noir et blanc.
- Allez, M’dame, un petit cochon à gagner ! Achetez un ticket et devinez son poids !
Je pense à la taille grassouillette de feu mon basset
hound et prends un billet.
- Vingt et un kilos ? Non, plutôt vingt-sept !
Le paysan rigole et part avec son compagnon de fortune vers d’autres portefeuilles. J’avais dit un chiffre au
hasard mais que ferions-nous avec un porcelet si je le
gagne ?
En partant je donne mon ticket à une petite fille aux
joues rouges assise sur un tracteur. Si elle gagne, à la ferme
on saura quoi faire avec un cochon dodu…
111
Amusés, mais las de respirer l’enivrant cocktail de
sons et d’arômes, nous poursuivons notre route vers le centre du village. Au moins trouverons-nous un coin au frais
pour nous désaltérer ou un tabac pour s’acheter des journaux
du pays. Rien. Si !
La place a son église, sa mairie, son ancienne école,
et trois habitations, dont deux plutôt dégringolées. Une drôle
de bâtisse moderne et ronde, nommée La Maison du
Camembert, abritant l’office de tourisme, complète
l’ensemble. Mince alors ! C’est ça Camembert ?
Déçus, nous remontons en voiture quand je remarque
une vieille maison en bordure de la place portant un écriteau
cassé, à peine lisible. Assez visible cependant pour déchiffrer les lettres “à vendre”, suivies d’un numéro de téléphone.
C’est à cet instant précis que j’ai l’idée la plus folle
de ma vie. Voilà ce qu’il faut faire. Acheter cette ruine et y
créer un petit commerce sympathique pour des touristes !
En un éclair, j’imagine une guinguette fleurie, un joli
café populaire, avec des parasols de toutes les couleurs, des
cartes postales, des souvenirs, des tables en bois et bien sûr
du cidre, et du fameux camembert !
Un genre de relais pour cochers comme dans l’ancien temps
où le voyageur las pouvait se restaurer et remplacer ses
chevaux fatigués !
- Qu’est-ce t’en penses ? Ça pourrait être super, non ?
- Bof ! se contente de me répondre Yvan.
112
Le plus gros mangeur de camemberts.
Premiers amis
Deux mois plus tard, le 17 septembre, nous rencontrons le maire, un agriculteur du village, pour lui proposer
nos photos de la fête et éventuellement nos services. Lors de
l’entretien, je lui fais part de mon projet d’acheter la petite
propriété délabrée, en bordure de son champ de sept
hectares, pour y créer un commerce de restauration.
- Pourquoi pas une crêperie ? répond l’élu. J’adore les
crêpes ! Ça retiendrait les touristes à Camembert !
- Au fait, Monsieur le maire, l’ancien propriétaire m’a dit
que vous seriez d’accord pour me vendre une petite parcelle
de votre champ ?
- Alors ça, faut voir… murmure-t-il.
Rendez-vous est donc pris avec le notaire pour
découvrir l’objet de mes rêves. Rustique à souhait, la
maisonnette est composée de trois minuscules pièces, une
cave en terre battue, et deux cabanes attenantes. L’une
devait loger jadis poules ou cochons. L’autre cache des toilettes vétustes et odorantes faites d’une planche trouée fixée
au-dessus du sol.
On ne s’y attarde pas et l’épouse de l’officier public,
chargée de la visite, ne cache pas son amusement devant ma
grimace :
- Mais Messieurs Dames, ici, vous êtes en Normandie !
114
Comme pour rouspéter d’avoir été dérangée, la porte
d’entrée de la chaumière refuse de se laisser fermer, et la
grosse clé, grognant son mécontentement, a du mal à tourner.
Elle a quelque chose d’attirant, cette petite maison. À la fois
glauque et attachante. Dans le dos de la guide, je tapote la
brique des murs pleins de salpêtre, et murmure :
- T’inquiète pas, ma vieille, je vais te redonner ta beauté
d’antan !
- Vous avez dit ?
- Non, rien.
Vendredi 31 janvier 1997, un peu après 11 heures. Je
sens encore le poids de la vieille clé dans ma main lorsque
derrière son vaste bureau le notaire termine les fastidieux
détails de la vente.
- Tenez Madame, la maison est à vous. Je vous souhaite
bonne chance et permettez-moi de vous dire que vous avez
fait une affaire !
Comment deviner à cet instant heureux que quinze
jours plus tard commenceraient les hostilités ?
Mon projet commercial va donc enfin prendre forme
mais, ne connaissant rien dans le domaine du cidre et du
camembert, c’est tout naturellement que je me tourne vers le
plus ancien et le plus respecté habitant du village pour ses
savants conseils. Il s’appelle Marc, un sympathique grandpère qui a créé un musée, à Camembert, dédié aux étiquettes
de fromage, où il vend des produits locaux.
115
Bien que doyen de la plus vieille famille du royaume
local, il m’apprend que son initiative n’a jamais eu l’aval de
la municipalité. Et si Marc écoute avec enthousiasme mes
intentions commerciales, il tient cependant à me mettre en
garde :
- Si vous créez un commerce, ils ne vous laisseront jamais
vous installer !
- Pourquoi ?
- Parce que le syndicat d’initiative vend aussi du camembert
et des produits locaux ! Puis, faut pas oublier l’autre !
- Quel autre ?
- Le groupe laitier Besnier. Il fournit le syndicat d’initiative
depuis plusieurs années et veut créer un musée du fromage
dans le village.
- Mais Marc, un syndicat d’initiative n'est pas un commerce,
et Besnier, c’est qui ?
- C’est un gros industriel de produits laitiers, qui finance pas
mal de choses sur la commune…
Pensant néanmoins que mon projet en vaut la chandelle, mon tout premier ami dans le village me prend sous
son aile et m’emmène tambour battant, à travers la campagne, pour rencontrer les multiples membres de sa famille,
producteurs locaux, susceptibles de devenir mes futurs fournisseurs.
Quelle aubaine ! À notre retour, son épouse
Madeleine nous attend avec leurs amis voisins, Michel et
Yolande.
116
Autour d’un café, bien chaud et fort, la conversation va bon train mais les craintes de nouveau fusent :
- Ça ne va pas être facile ce que vous voulez faire, mais si
jamais vous avez besoin d’un coup de main nous sommes
là ! dit Michel.
Et quel coup de main ! Jour après jour, sept années
durant, ces quatre personnes, vaillantes et généreuses, vont
nous soutenir contre vents et marées. Et Dieu sait combien
la tempête sera forte et les vagues hautes !
J’ai changé de région, viens d’avoir cinquante ans et
suis grand-mère pour la deuxième fois, autant de raisons
pour poser ses valises, ne pas se casser la tête à créer une
entreprise, mais j’aime les nouveaux défis et celui-ci est de
taille. L’idée de créer de toutes pièces le premier petit commerce du village, et en faire une vitrine du savoir-faire local,
est exaltante.
Qui aurait pu dire que ma décision allait changer la
trame de notre vie, et qu’au cours des mois suivants nous
allions réaliser, involontairement, le plus important
reportage de notre carrière ?
Un scoop effrayant, totalement inattendu, dont les conséquences allaient être infernales.
14 février 1997. Moins de quinze jours après avoir
acquis ma propriété, le conseil municipal doit débattre en
conseil public de l’installation de mon bâtiment commercial.
117
Visiblement, ma présence gêne ! Drôle de cadeau
pour la Saint-Valentin. Les hostilités seraient-elles
ouvertes ? Oui, car j’apprends que ma construction (petite
maison normande aspect colombage) a été refusée sous le
prétexte fallacieux : “... incompatible avec l’environnement
traditionnel du bourg”.
Avec le mois de mars, le climat devient belliqueux.
Intrigués par l’obsession du maire à refuser mon commerce,
nous enquêtons. Une intuition journalistique toute naturelle
nous fait penser qu’il y a anguille sous roche.
Dans la foulée, Yvan crée l’association “Vivre et
Entreprendre à Camembert” afin d’avoir un statut juridique
pour les recherches à venir.
Très vite, nous découvrons des anomalies de fonctionnement du syndicat d’initiative, notamment les statuts
de l’association non conformes, et les toilettes publiques
rendues payantes…
Nous le signalons aux Administrations et la presse s’en fait
écho.
Jusqu’à présent personne n’avait osé mettre en cause
ouvertement certaines institutions du village, et nos découvertes allaient beaucoup, beaucoup, déranger.
118
Rosemary et Yvan, avec des amis du village, Marc, Yolande et Michel.
Relais de Camembert
Musée du Patrimoine
Village de Camembert
Rosemary en tenue de Marie Harel, pour la promotion de son Musée du Patrimoine.
Situation de Camembert, en Normandie ( repère A ) - source Google Maps
Intrigue
Devant le refus municipal de mon petit local, je n’ai
d’autre choix que de louer un chapiteau de réception, une
tente aux belles couleurs colombages ! Je me suis donné un
mal fou pour créer une entreprise dans cette commune. J’ai
investi, emprunté, englouti toutes mes économies. Il faut
donc coûte que coûte un abri pour le “calendos” et autres
marchandises, et l’on ne m’empêchera pas de travailler !
Trop vite dit. Le jour du montage de la tente, un
groupe de gendarmes, style commando, déboule à la
demande du maire, invoquant des illégalités. Parmi les quatre gendarmes, une femme. Une main sur son pistolet, et
l’autre armée d’un appareil photo, elle “mitraille” dans tous
les sens, me menaçant de revenir tous les jours faire des
photos !
C’est clair, on veut m’embarquer de force au 36 quai
des Orfèvres, mais je freine l’excitation générale en expliquant poliment que la tente est sur un terrain privé, le mien.
Puis je montre mes documents en règle, notamment une
confirmation administrative stipulant : “les caractéristiques
de l’installation provisoire correspondent en tout point à la
réglementation en vigueur”.
Grande désillusion sur la place ! N’est pas prise celle qu’on
croyait prendre !
123
Présents sur les lieux pour aider à l’installation du
chapiteau, nos amis Marc, Michel et Yolande n’en croient
pas leurs yeux. Tandis que l’estafette de la gendarmerie s’en
retourne bredouille, le maire s’engouffre dans la maison du
peuple, et chacun y va de son commentaire :
- Heu là ! s’exclame Marc. Ils voulaient t’arrêter !
- C’est pas normal, tout ça ! s’insurge Michel.
- Pourquoi elle a fait ça, la gendarmette ? s’interroge
Yolande.
Encore abasourdi, notre petit groupe regagne la protection toute relative de la grande tente. Mon Dieu ! Il faut
avoir des nerfs de fer pour s’installer à Camembert !
- Vous savez, mes amis, ces délations me font penser à une
sombre époque pas si lointaine…
L’action d’intimidation non fondée est un échec, et
mon avocat écrit au Procureur, considérant, qu’en ces circonstances très particulières, les militaires “ont outrepassé
leurs compétences”.
Le premier avril 1997, à 9 heures du matin, le “Relais
de Camembert” ouvre ses bâches rayées au public. Dans un
berceau de toile, solidement amarré, le seul commerce du
bourg est né. En avant la musique ! En avant la petite boutique et ses produits du terroir ! Pour celui qui croit qu’il
s’agit d’un poisson d’avril, il va lui falloir mettre de l’eau
dans son vin !
124
Dans ce coin de Normandie viscéralement rural, “l’échoppe de l’anglaise” va vite devenir l’attraction de toute la
région. On y vient certes pour acheter mais surtout pour voir
“celle” qui tient tête aux notables ! Intriguées par les multiples articles de presse racontant les péripéties de l’ouverture, des familles entières, alignées en rang d’oignon, s’implantent en haut de la place comme au poulailler théâtral.
C’est la sortie du dimanche, après le petit rôti aux
champignons.
Campées sur des talons solides, silencieuses,
ombrageuses, bras croisés ou mains sur les hanches, pas trop
près, pas trop loin, elles contemplent le spectacle ! Parfois
un enfant s'échappe du rang et accourt vers la boutique en
contrebas, attiré par le panneau alléchant des crèmes
glacées. Puis au moment de franchir l’entrée, hésite, recule,
baisse la tête, et fait demi-tour, rappelé sévèrement à l’ordre
par un grognement paternel.
Tous ces gens me font penser à un troupeau de moutons, conditionnés pour suivre celui qui bêle le plus fort.
Pourtant j’aime cette campagne et j’aime ces gens simples
et fiers qui pourraient être les personnages d’une aventure
d’Astérix où “un village peuplé d’irréductibles Gaulois
résiste encore et toujours à l’envahisseur” !
Mais je ne suis pas l’envahisseur ! On me veut
rebelle. C’est faux ! S’ils savaient que j’ai un trac fou à jouer
la marchande ! Je ne suis sûre de rien !
125
Je n’ai jamais été commerçante et voilà que plus
d’une vingtaine de producteurs locaux et artisans me font
confiance ! Eux aussi vont travailler. Rien que pour cela il
faut relever la tête et les manches ! Avalant une grande dose
de potion magique je prends mon courage à deux mains :
- Allez M'sieu Dames, venez ! Venez goûter mon bon
camembert ! Ici, la dégustation est gratuite !
Un jour de grand vent, poussant les amarres de la
tente à leurs limites, Michel arrive, soucieux :
- Tu sais, un coup de canif dans les cordages et tout
s’écroule !
Je suis consciente que le chapiteau est vulnérable, et pas
seulement à cause des intempéries. Chargé de marchandises
de valeur, il s’expose facilement, aussi, aux cambrioleurs.
- T’as raison. On va rajouter des cordes et Yvan va installer
une caméra de surveillance. Comme ça personne n’osera s’y
approcher !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Elle va marcher jour et nuit, la
caméra, et jamais petit commerce n’aura été mieux gardé !
Plus tard (quand le préfet autorise la construction
définitive de la boutique, balayant ainsi le refus catégorique
du conseil municipal), cette petite caméra jouera un rôle clé
dans notre défense, enregistrant, en permanence, tous les
mouvements, allant de l’entrée du terrain à l’arrière du commerce et le musée.
126
Outil de dissuasion par excellence, sa performance
déplaît forcément aux personnes mal intentionnées, privées
de se rapprocher trop près, au risque d’être filmées.
Bien entendu, sans tarder, la maréchaussée est “diligentée” avec mission de vérifier le contenu des cassettes
enregistrées. Elle n’est pas de bonne humeur :
- Montrez-nous votre autorisation de vidéo ! Il parait que
vous filmez la place publique et “l’entrée de la mairie” !
- Pas du tout ! La caméra est dirigée uniquement sur mon
terrain privé. Il y a des centaines de commerçants ainsi
équipés ! Venez, je vous montre l’installation…
Fixé à l’angle du commerce, à l’abri de la pluie, le fil
de la caméra suit soigneusement la toiture extérieure puis
descend le long du mur vers le jardin.
- Il y a une prise de terre, dis-je aux militaires intrigués.
C’est plus sûr, vous comprenez ? En cas de court-circuit, j’ai
juste à retirer le fil. Comme ça !
D’un petit coup sec j’arrache le bout du fil, que
j’avais tout simplement planté dans la terre, sans connexion.
Le silence des contrôleurs est électrique.
- Messieurs, je vous ai mis dans le secret! Ne le répétez pas !
Elle marche super bien ma caméra, n’est-ce pas ?
Pour la toute première fois depuis l’ouverture du
commerce, je vois un, deux, trois gendarmes sourirent.
Sourires jaunes, mais sourires quand même !
127
Grâce aux contacts familiaux de Marc, les
étagères se remplissent : cidre, poiré, pommeau, calvados,
jus de pomme, confitures, terrines, et puis bien sûr le sacrosaint objet de tous les mythes, le camembert lui-même !
Mais pas n’importe lequel ! Pas un fromage industriel pour
ma boutique authentique. Ça non ! Je ne veux que du vrai
camembert, fabriqué à l’ancienne, au bon lait cru moulé à la
louche, et il va provenir du seul troupeau de vaches normandes du village, appartenant à un autre Michel.
Dans les années qui suivent, le succès de ce mets parfumé sera tel que des touristes réclameront l’autographe du
fermier sur les boîtes vendues ! Il faut impérativement un
souvenir du village, temple du fromage, à emporter dans les
bagages, loin au-delà des frontières de la Normandie !
Quant aux parasols colorés qui illustraient mes tout
premiers rêves, ils sont grands ouverts ! Avec, en toile de
fond, un vaste tonneau à cidre de 1 200 litres, la terrasse
abonde de touristes, la musique du chanteur Frank Michael
et des refrains folkloriques remplissent l’air, parfois même
ça danse ! Le Relais de Camembert ressemble bien à la
guinguette tant souhaitée !
Le dimanche, on voit des artistes peintres installant
leurs chevalets sur la pelouse. Des clubs de veilles voitures
ou de motos se donnent rendez-vous pour les paniers piquenique que je confectionne avec les produits du terroir.
128
Et tout comme j’avais imaginé, des randonneurs à
cheval font halte pour abreuver leurs montures et goûter au
fromage traditionnel arrosé de cidre bien frais.
Les clients deviennent des amis et ceux qui ont des
résidences secondaires reviennent me voir régulièrement,
parfois avec leurs familles.
Les habitants des fermes proches passent tous les
jours, boire un petit café, prendre des nouvelles, rouspéter
sur la pluie, commenter le tiercé ou le feuilleton télé, toujours présents pour me donner un coup de main, fascinés par
la vibrante activité et le flot de vacanciers multilingues.
Incontestablement, il règne autour du commerce une
joie de vivre.
129
Tente de réception servant de premier magasin. Devant, une barrière de 6 m de long
et une ligne de charmilles implantées par le maire.
Le Relais de Camembert, bâtiment définitif.
Étiquette du véritable camembert de Camembert
Intrus
Nous sommes en plein été. Sur le toit de l’église les
pigeons viennent de s’envoler dans un grand fracas d’ailes
puis le calme est retombé. Les vibrations de l’heure qui
sonne les effrayent toujours. Trois petits tours puis s’en
vont, et reviennent. Il est midi et quart. Le soleil est à son
zénith et la place du village déserte. En principe j’apprécie
ces moments sans cars ni touristes car cela me permet de
mettre de l’ordre dans la comptabilité et de ranger des commandes. Mais aujourd’hui le silence se fait pesant. La nature
semble chercher de l’ombre comme pour mieux se préserver de la scène qui va se passer.
Affairée sur la terrasse à remettre en place des cartes
postales, je remarque une fourgonnette C15 blanche qui
descend lentement la côte. Elle sort de mon angle de vision
puis le moteur se tait. Toujours occupée, je n’entends pas
tout de suite qu’on m’appelle. Tout doucement. Plutôt un
murmure. Sur le coup je n’y attache pas d’importance, puis
la voix se fait plus insistante. Oui, c’est bien cela, quelqu’un
m’appelle par mon nom. Pas celui par lequel je suis connue,
mais celui de mon ancien nom de femme mariée (Boé) que
je n’ai pas utilisé depuis des lustres.
De toute évidence, l’individu semble bien renseigné sur ma
vie privée.
- Qui est là ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
133
Je ne vois personne mais j’entends, tout près, le
bruissement de la haie voisine alors qu’il n’y a pas de vent.
La voix se rapproche, continue de m’appeler,
plusieurs fois, ajoutant :
- Je sais tout sur vous. Tout. Tout !
Toute seule sur la place, je me rends compte de ma
vulnérabilité et pour la première fois depuis l’ouverture de
mon commerce, je suis inquiète. Cela faisait un moment que
l'intimidation avait commencé, mais jamais encore avec
cette méthode. Une petite coulée de sueur perle dans mon
dos et j’ai envie de pousser un cri qui ne vient pas. Je recule
en arrière dans le magasin, puis fonce derrière le comptoir.
Les doubles portes et la devanture du magasin sont grandes
ouvertes. Si quelqu’un veut m’agresser, ce serait avec une
facilité dérisoire. Le téléphone est à cinquante centimètres
mais je suis tétanisée dans une bulle de survie, engluée,
incapable de réagir. Une minute, deux, cinq, combien de
temps a duré l’angoisse ?
La voix se tait, la haie ne bouge plus. Après quelques
minutes j’entends le bruit d’un moteur qui redémarre. Il est
parti. Je reste accroupie, pétrifiée, puis ose enfin me relever
pour regarder dehors.
Une voiture de touristes arrive. Des portières claquent et des visiteurs étrangers se dirigent tout joyeux vers
le tracteur rouge.
- Hello ! Bonjour Madame ! Qu’il est mignon ce petit village ! On a soif ! Heureusement que vous êtes là !
134
Quelqu’un a voulu m’effrayer, ou pire, mais il n’aura pas une deuxième occasion ! Il n’existe pas de cellule psychologique pour ce genre de harcèlement, alors assez de
pleurnicheries ! Il faut se ressaisir, vite, et pour débusquer ce
fantôme, je vais trouver un plan d’enfer !
Le lendemain, j’emmène mon berger allemand au
magasin. Bonnie est vieille, un peu aveugle et n’entend plus
beaucoup, mais elle est grande, encore costaude avec un
museau noir. Les molosses aux gueules de loup font toujours impression. Si je la promène comme garde du corps
elle aura, j’en suis sûre, l’effet escompté.
Lorsque midi sonne de nouveau à l’église, et que les
pigeons sont revenus de leur ballet habituel, je délaisse le
commerce pour un tour de la place, déserte comme la veille.
Solidement tenue en main, sentant ma nervosité et l’importance de sa mission, Bonnie joue merveilleusement son rôle
de gardienne. Tête dressée, poil hérissé, oreilles aux aguets,
salivant juste ce qu’il faut, elle patrouille. Fière et féroce,
elle aurait pu intégrer la brigade canine sans hésiter.
Je n’ai pas longtemps à attendre. Une C15 blanche,
oui la même, descend lentement la pente devant l’église,
prend le virage et ralentit. Mais cette fois-ci, je suis prête.
D’un pas ferme, je reconduis la chienne vers le magasin et
la dirige vers l’angle redouté de la haie.
- Viens te montrer, espèce de poltron qui fait peur aux
dames !
135
J’ai vécu des situations bien pires au cours de mes
reportages et ce n’est pas un fantôme qui va m’impressionner !
- Vas-y Bonnie, cherche, cherche !
Truffe à terre, galvanisée par le droit d’exploiter ses
instincts primaires, la chienne furète, creuse, couine son
impatience. Excellent travail de terrain !
Gonflée à bloc dans mon nouveau rôle de maître-chien à la
recherche du malfrat, je contourne courageusement la route
et vois la fourgonnette blanche arrêtée, moteur tournant.
Bonnie tire sur sa laisse, aboie des insultes ! Si je la lâche il
va y avoir des dégâts ! Mais brusquement le véhicule redémarre. Youpi !
Indiscutablement, avec ma vieille chienne, je viens
de remporter une manche et pour la fêter, mets une cassette
de Franck Michael, musique à fond. “Toutes, toutes les
femmes sont belles”, entonne à tue-tête le chanteur préféré
de ma clientèle féminine.
- C’est ça, c’est ça ! Toutes les femmes sont belles ! On a
gagné, Bonnie, on a gagné !
Frustrée de n’avoir pas croqué sa proie, la chienne
disparaît dans les hautes herbes du champ voisin, torpillant
des touffes de bouton-d’or à la recherche de lapins et gibier
imaginaires.
136
Trop enivrée par le succès pour rappeler ma vieille
braconnière, j’attrape une chaise en plastique et danse,
tournoyant encore et encore avec mon beau cavalier de fortune sur la place vide. Non, elle n’est plus vide et je ne suis
plus seule ! Il y a la foule, de la musique, des drapeaux, des
flonflons, du cidre qui coule à flots, des couples qui s’embrassent. Sur une estrade Yvan chante “La gitane” avec sa
guitare basse. J’ai le ticket gagnant pour un porcelet noir et
blanc que je ne mangerai jamais, et en virevoltant ma jupe
camarguaise capte les rayons du soleil ! Nous sommes
heureux, amoureux, c’est la fête au village !
Je suis devenue folle.
Sur ces entrefaites, notre ami Michel arrive, suant
d’effort, torse nu, ses protège-genoux pleins de terre et son
éternelle serviette blanche nouée autour du cou :
- Quelle chaleur ! Ben dis donc, toi, tu réveilles les morts !
Elle est là, la chienne aussi ? Fais gaffe ! Si ton voisin la voit
dans son champ, elle risque de prendre un coup de seize !
Essoufflé, mon ami jardinier s’éponge longuement le
visage et me tend un gros sac :
- Tiens, je t’ai ramassé des haricots beurre, ils sont tout frais.
Au fait, Yolande a vu deux cars de touristes à Vimoutiers.
Prépare-toi, ils vont sûrement venir !
- Il ne fallait pas te déranger Michel. Assieds-toi un moment.
Tu ne devrais pas être au potager par un soleil pareil !
137
On s’installe à la terrasse, discutant de la belle récolte
de légumes que je commence aussitôt à équeuter. Quel régal
pour ce soir ! Les cars de voyageurs ne sont pas à l’horizon
et j’ai devant moi quelques minutes de pur bonheur. Ça va.
Tout va bien. Il fait chaud. Tout est calme.
- Il y a de l’orage dans l’air. C’est comme au marché de
Lisieux, c’est pas bon pour le commerce quand il y a trop de
soleil. Les clients vont à la mer.
- Oui, je le sais. Marc me l’a déjà dit.
Et voilà qu’arrive aussi pépé Marc, garant sa voiture
en faisant caler le moteur, comme d’habitude.
Michel secoue la tête :
- À son âge, il ne devrait pas conduire !
- Bonjour ma fille, dit Marc, t’as personne ?
- Non, il fait trop chaud !
- Quand il y a trop de soleil, ça va à la mer !
- Oui, je sais, Michel me l’a déjà dit .
Épuisée par tant d’émotions, Bonnie s’est endormie à
l’ombre de la haie, patte de velours. Sur le toit de l’église les
pigeons roucoulent. Rien ne les dérange. Le temps s’est
arrêté. C’est bon d’avoir des amis.
Le soir je rentre plus lentement que d’habitude à la
maison pour admirer pleinement la lumière pure de la
soirée, cette toile de fond si typique de la Normandie, qui a
inspiré tant d’artistes célèbres. Sur ma gauche le ciel est noir
d’encre, accentuant davantage encore le blé ocre des
champs et les pommiers d’un vert presque fluorescent.
138
Sur ma droite le ciel d’orage est revenu aux
couleurs de l’océan profond. Un magnifique bleu magenta
parsemé de légères touches de blanc. Des petits pompons
cotonneux comme la queue de ces deux chevreuils qui
chevauchent subitement ma route pour se réfugier à l’ombre
protectrice de basses tiges feuillues. L’instant est magique.
Comme la région est belle et ressemble en tout point au pays
de mon enfance !
Un proverbe dit : “il ne suffit pas de fuir, il faut fuir
dans le bon sens”.
Nous fuyons, en effet, Yvan et moi, mais dans le bon sens.
Vers la victoire. C’est inscrit là-haut dans ce ciel tantôt noir,
tantôt bleu. C’est inscrit dans la course des deux chevreuils.
Ils ne sont que momentanément effrayés, puis reprendront
leur chemin, tranquilles.
Lorsque la route commence à serpenter, Bonnie lève
la tête. Encore le petit pont de Canapville à traverser et nous
sommes bientôt à la maison. Yvan nous attend, accoudé à la
murette, avec Sam, le bouvier bernois :
- Qu’est ce qu’il fait bon ce soir ! Ça a été ta journée ?
- Super ! Bonnie a dormi tout le temps. Michel et Marc sont
passés. Regarde, Michel nous a ramassés des haricots. Ils
sont prêts à cuire !
Yvan m’enlace et m’embrasse. Bonnie aussi est
heureuse de retrouver Sam. Elle a tant de choses à lui raconter ! Ça va, tout va bien, il fait chaud, tout est calme.
Je ne suis pas devenue folle.
139
Quelques jours plus tard, nous nous promenons
comme d’habitude en fin de soirée le long du joli chemin
bordant l’église de Canapville, pour gagner un autre chemin
bien nommé, chemin du paradis ! L’été s’annonce. Il est
tard, il fait bon, et nous goûtons, avec un réel plaisir, ces
instants de tranquillité bucolique quand, subitement, le
calme est rompu par l’arrivée d’une fourgonnette C15
blanche.
Elle roule normalement puis, arrivée à notre hauteur,
accélère à vive allure. Les chiens étant en laisse, nous avons
juste le temps de les pousser dans le fossé afin qu’ils ne
soient pas écrasés.
- T’as vu qui c’est ? s’exclame Yvan.
- Non, mais j’ai des doutes car j’ai déjà vu ce même véhicule
ailleurs !
Et pour ne pas inquiéter Yvan, je n’en dis pas plus
mais dorénavant, je serais vigilante sur les allées et venues
suspectes autour de notre maison.
140
Le bouledogue anglais à côté du paysan français - Source Courrier International.
Circulez, y’a rien à voir !
Tout au long des années Camembert, la visite des
gendarmes est constante. Dénonciation de fausses bagarres
dans le magasin, menaces de verbalisation, convocations
immédiates au poste, il n’y a guère de jours sans un véhicule
bleu militaire sur la place du village.
Un jour d’été, nous apprenons qu’ils sont venus à
notre domicile, très tôt le matin. L’adjudant-chef nous dit,
sur un ton désabusé :
- Vous dormiez bien !
Visiblement, ils ont regardé par la fenêtre de la chambre.
Pour voir quoi ? Qu’est ce qu’ils recherchent ? Des trafiquants de drogue ou des terroristes ?
Je fixe l’officier sans sourciller et lui réponds que je
ne crois pas à sa venue, car les deux chiens n’ont pas aboyé.
Il ajoute que les chiens, eux aussi, dormaient bien. Nous
n’en saurons pas plus sur cette “descente”, mais apprendrons plus tard qu’une enquête a été diligentée à notre
encontre par les hautes autorités pour connaître notre passé,
notre boulot… et tout le saint-frusqin.
D’ailleurs, un agent des Renseignements Généraux
me dira ultérieurement que ses services avaient poussé le
bouchon jusqu’à se renseigner sur mes origines en GrandeBretagne, mais avaient rapidement cessé leurs recherches en
apprenant que mon grand-père avait été un très haut fonctionnaire du Royaume-Uni.
143
J’avais déjà informé le Premier Ministre Tony Blair
de ma situation discriminatoire en tant que sujet de sa
Gracieuse Majesté (non sans une pointe d’humour sachant
qu’il devait sans doute aimer le fromage de camembert !) et
il m’avait accordé une réponse sympathique.
Désormais, en haut lieu, on me fiche la paix, mais sur
le terrain, les “bleus” sont toujours aussi actifs.
Pour preuve, un matin, au magasin, je suis en train de
servir des clients quand un képi se pointe à nouveau :
- Bonjour Monsieur. Qu’est-ce qui vous amène ?
Le gendarme est un peu gêné :
- II faut que vous passiez à la gendarmerie.
- Encore ! Mais pourquoi faire ?
- Il faut vérifier certaines choses.
- Vérifier quelles choses ? Qui vous a envoyé ? C’est encore
lui ? dis-je, en désignant la mairie, située à quelques mètres.
Nous sommes en pleine saison, le commerce bat son
plein et il y a foule dans la boutique. Je n’ai pas de temps à
perdre avec des militaires en manque de gangsters. Puis, je
ne sais pas pourquoi, je fonds en larmes. La névrose du harcèlement est en train de prendre le dessus :
- J’en ai marre, vous comprenez ? J’en ai marre d’ouvrir
mon commerce et vous voir arriver tous les jours, comme si
j’étais un repris de justice. Votre présence permanente fait
fuir mes clients. J’en ai marre de vos pressions, j’en ai marre
de vos convocations sur commande. J’en ai marre, marre,
vous comprenez ça ? Marre, marre, marre…
144
Devant mes propos incontrôlés, et ma clientèle abasourdie, le gendarme ne dit rien. Il recule, puis repart.
Puis quelques jours plus tard, rebelote. C’est un
dimanche matin, et je suis à nouveau convoquée à la gendarmerie, avant l’ouverture de ma boutique.
- Votre nom, lieu de naissance, état civil, nom de jeune fille
de votre mère… ?
Décidément, si ça continue je vais faire des photocopies en cent exemplaires !
Je réponds à ces éternelles questions qui sont
devenues pour moi comme un disque rayé, quand, tout à
coup, déboulent l’adjudant-chef et un de ses collègues, en
tenue de sport.
Visiblement énervé, l’officier m’intime :
- Vous avez les papiers de votre RCS, vos licences de vente
à emporter ? Montrez-les moi !
J’attends que le sportif, qui d’apparence n’est pas en
service, reprenne ses esprits et ses forces avant de lui suggérer de contacter la Chambre de Commerce pour confirmation.
- Je n’ai pas tous ces documents sur moi, lui dis-je aussi
calmement que possible, et d’ailleurs je ne connais pas de
commerçant qui trimballe chaque jour sur son lieu de travail
son dossier de création d’entreprise, et autres licences de
petite ou grande restauration.
145
Le militaire n’apprécie pas ma réponse. C’est clair, je
l’agace mais il sait que ce n’est pas la peine de continuer. Je
me défends, c’est tout.
Une fois à l’air libre, je fonce à la ferme du fromager,
qui m’attend :
- Désolée pour le retard, Michel.
- J’ai tout mon temps ! Quatre caisses de camemberts pour
la journée, ça va l’faire ?
- Génial ! S’il y a beaucoup de cars je vous appelle !
La journée a démarré, et je n’ai plus une minute à
perdre. Des cyclistes attendent l’ouverture de la boutique,
assis dans l’herbe. Il n’a rien, mais rien compris au commerce, le gendarme. C’est normal. Il ne fait que son métier.
4 juin 1997 : un vétéran anglais du D-Day, assis à la
terrasse de la boutique, me raconte ses souvenirs du
Débarquement. Il avait mis pied à terre à Gold Beach avec
sa Division et ce n’était pas la fête. Le vieux soldat a pris le
temps de lire les articles sur ma petite guerre à moi, que j’ai
affiché à l’entrée, et il devine qu’ici aussi il y a d’autres
types de souffrances.
Le vieux monsieur me fait penser à mon père. Mêmes
chaussures impeccables, même petit bob blanc d’été contre
le soleil, même politesse. Papa aussi avait fait la guerre,
médecin à bord d’un croiseur lourd. Lui aussi a côtoyé la
peur et le naufrage. Il aimait beaucoup visiter la France et je
n’ai jamais voulu lui dire à quel point je luttais pour survivre
dans ce village de Normandie. À son grand âge, ça lui aurait
fait bien trop de peine.
146
Fatiguée, devant le feu nourri d’une violence
sournoise au quotidien, et envahie soudainement par la
tristesse et la mélancolie de ceux qui passent leur vie, un
pied dans un pays, le cœur dans un autre, j’ai une brusque
envie de partir. Plaquer le commerce sur le champ, rendre
mon tablier, quitter cette bataille de tous les jours.
Pour tenir à distance les larmes qui montent, je rentre
rapidement derrière le comptoir et prépare la seule chose qui
convienne dans un moment pareil, une bonne tasse de thé !
- Tenez, Monsieur, je crois que c’est l’heure !
Le vétéran se lève. Il boite et malgré les années
passées, sa vieille blessure semble le faire encore souffrir.
- Regardez-moi, dit-il en acceptant ma tasse. Non, regardezmoi mieux que ça et écoutez ! Quand nous avons débarqué
sur la plage, les bombes tombaient partout, les balles sifflaient ! Mes camarades d’armes et moi avions très peur.
Alors voilà ce qu’on nous disait :
- “ Keep going and keep your heads down !” (continuez de
foncer en baissant la tête !) Il me semble qu’en ce moment,
c’est ce que vous devriez faire !
Il a écrit ce message de courage sur mon livre d’or, et
j’ai essuyé mes larmes. J’ai encore ce livre et n’oublierai
jamais ses paroles.
147
Renforts
Le harcèlement, on croit que cela n’arrive qu’aux
autres. Et pourtant, Yvan et moi avons vécu cette situation,
dans ce minuscule village normand, où des petites actions
répétées sur le terrain et des intimidations administratives
faisaient partie d’un lent broyage psychologique. Une drôle
de maltraitance, qui s’accroît lorsque l’adversaire comprend
qu’on ne va pas se laisser faire, et qu’on est capable de résister malgré des pressions de plus en plus fortes.
Les spécialistes disent que, poursuivie trop
longtemps, la personne harcelée peut connaître des
séquelles psychiques et somatiques définitives. Dans ces
conditions il devient de plus en plus facile pour le manipulateur de pousser sa victime à la faute. Yvan est fort et
solide, mais moi, en allant travailler avec angoisse tous les
jours, je sens que je commence à trébucher. Il y a donc danger et il faut réagir avant que la coupe soit pleine et qu’une
névrose s’installe.
De jour en jour, nos chances de survie deviennent
minces et nous devons compter nos armes. Elles ne sont pas
nombreuses. Si en région Rhône-Alpes nous connaissions
d’importantes personnalités susceptibles d’intervenir pour
nous aider, ici, en Normandie, nous n’avons aucun appui.
Pourtant nous avons un atout : notre expérience journalistique alliée à l’écrit et à la photo.
149
Elle sera notre seule force, mais une force majeure.
Nous devons nous exprimer. Nous n’avons pas le droit de
nous taire.
Pour pallier les coups, c’est la médiatisation de ce
qu’on appellera désormais “l’Affaire Camembert” qui sera
notre ligne de défense.
Sur le terrain, chaque action dirigée contre nous est
immédiatement communiquée aux autorités et à tous les
médias.
Il n’y a pas une semaine sans un article sur cette affaire dans
les journaux locaux, et sur les ondes. Il y en aura des centaines. Côté étranger, les plus importants journaux et TV
(britannique, finlandaise, nippone) relatent les faits avec des
titres à sensation.
C’est en écoutant cette invraisemblable histoire à la
radio qu‘un normand de Carrouges vient au secours du petit
commerce. Au cœur des événements de 1997, un grand gaillard débarque au magasin.
- C’est vous la petite commerçante à qui on cause des problèmes ? Je défends les petits commerces. Je vais m’occuper
de votre affaire. Dans quinze jours, c’est fini !
L’homme se présente. Gilbert Renouf, secrétaire
général du C.I.D. (Comité d’Information et de Défense) est
une imposante figure du syndicalisme en Normandie par son
envergure et son énergie.
150
Il ne le sait pas encore, mais l’Affaire Camembert
durera bien plus que quinze jours ! Ses déplacements inoubliables, et parfois spectaculaires, seront nombreux entre
son fief de Carrouges et Camembert.
Nous n’oublierons jamais, aussi, l’incroyable solidarité de son réseau de commerçants et artisans normands
venant nous soutenir devant les tribunaux ou à Camembert
même. Tel ce jour du 11 août 1997 où le C.I.D. et une
cinquantaine d’adhérents investissent le syndicat d’initiative
en signe de protestation. La presse titre “État de siège à
Camembert”. Nous devons à cette confrérie de petits commerçants, jusqu’alors totalement inconnue, notre reconnaissance et notre plus grande gratitude.
Entre-temps, des personnes moins sympathiques se
rendent sur les lieux de nos anciennes activités en région
Rhône-Alpes. Elles interrogent nos connaissances et s’immiscent dans notre vie professionnelle et privée.
Déjà instigateurs de lettres calomnieuses, avant
même l’ouverture de mon commerce, ces mêmes personnes
récidivent et ne s’en cachent pas. Bien au contraire, de nouvelles attaques émanent d’une association camembertoise et
sont largement diffusées.
Si la démarche de ces oiseaux de proies est odieuse,
intérieurement je me rassure, sachant qu’ils vont finir par se
brûler les ailes.
151
Pour donner une note d’humour à une situation qui
commence à prendre de graves proportions, Gilbert Renouf,
par ailleurs taxidermiste de renom, m’apporte une de ses
œuvres : un renard et un gros corbeau tenant dans son bec…
un camembert.
Ce clin d’œil aux Fables de La Fontaine trônera
devant le magasin tous les jours, pendant longtemps, message à la fois parlant et silencieux pour les malfaiteurs !
Rosemary devant son commerce avec “ le corbeau et le renard ” en arrière-plan.
152
Palais de Justice d’Argentan. Le C.I.D. manifeste le jour du procès. Sur l’effigie du maire
tenant un camembert Lepetit, on lit : “ Seigneur JEAN, enfin soyez gentil donnez-nous un
peu de votre Camembert ”.
Devant le Palais de Justice, Gilbert Renouf (de dos, veste kaki) et des sympathisants
organisent une dégustation de camembert fermier.
ARTICLES ET PARUTIONS SUR CAMEMBERT
Magazine VSD
Quotidien britannique Coventry Evening Telegraph
Quotidien britannique The Express
Quotidien britannique The Times
Couverture d’un livre britannique intitulé
“Créer une entreprise en France”.
Coup de théâtre
Vendredi, 15 août 1997. Milieu d’après-midi très
chaud. Les touristes ne sont pas nombreux sur la place en
raison de la chaleur. Il y en a un pourtant, prenant le frais
dans ma boutique quand, dehors, un bruit bizarre attire notre
attention.
Sur la place, le maire, fou de rage, est en train d’arracher les banderoles du C.I.D. mentionnant que “le syndicat d’initiative fait ombrage aux petits commerçants”.
À cet instant, j’aperçois Yvan accroupi, photographiant les
événements.
Le reste de la scène se passe très, très vite. L’homme
en colère s’approche de lui, et décoche un violent coup de
pied dans son visage, projetant l’appareil photo au loin. Il y
a un instant d’empoignade, puis Yvan s’écroule en se tenant
la tête.
- Mon Dieu ! crie le client, témoin de l’attaque.
Moi aussi je hurle et nous nous ruons hors du magasin. Yvan est allongé, la tête couverte de sang s’échappant
d’une cruelle blessure à l’œil. Il est à demi-conscient et a
juste le temps de murmurer : “l’appareil, prends mon
appareil !” avant de s’évanouir. Le Nikon est projeté
quelques mètres plus loin et je le ramasse, craignant qu’il ne
soit cassé. Miracle, il est intact. Sur le moment je n’ai
aucune idée de pourquoi Yvan y attache autant d’importance.
157
L’agresseur, quant à lui, s’éloigne, indemne. Le soir,
à 18 h 45 précises, on le voit dans son champ, à côté du commerce, au volant de son tracteur. Pour certains la vie continue. Rien n’a changé.
À l’hôpital d’Argentan, pansé et suturé, Yvan me
demande de faire immédiatement développer les photos, en
m’expliquant la gravité de la situation, car, dit-il, elles sont
les preuves irréfutables de l’agression de l’élu. Sur l’une
d’elles on distingue nettement l’assaillant juste devant sa
victime, un couteau à la main.
En octobre 1988, l’auteur de l’agression sera reconnu
coupable des faits qui lui sont reprochés. Il est condamné
par le Parquet d’Argentan à la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis.
Lors du procès, à l’entrée du tribunal, les sympathisants du C.I.D. ne manquent pas d’humour. Le maire doit
passer sous la même banderole qu’il avait essayé de
détruire et devant un panneau peint à son effigie.
De cet incident terrible, qui aurait pu être fatal, nous
en tirons une leçon vitale. C’est d’avoir à disposition, et en
permanence, des témoins visuels : un appareil photo et une
caméra vidéo. Désormais, quand j’arrive au commerce le
matin, avant même d’ouvrir la porte, la caméra est prête à
tourner. Je ne fais plus un pas sans elle.
158
C’est une arme de dissuasion, d’une puissance et
d’une efficacité extraordinaire. Cela arrive que des clients
m’interpellent :
- Dites, Madame, vous nous filmez ? Alors il faut qu’on vous
sourie ?
- Non, je ne vous filme pas, mais la personne qui me surveille, juste derrière vous !
- C’est qui ?
- Quelqu’un qui n’est pas mon ami !
Ma boutique, le tracteur rouge, le petit musée et ma
personne protégés ainsi par ce “bazooka” audiovisuel, je
vaque désormais beaucoup plus sereinement à mes affaires.
Je dois être la seule commerçante en France à travailler de
cette façon !
C’est drôle, tout de même, d’en arriver là. Plus que
jamais il va falloir être forte, réagir et ne pas subir.
De son côté, Yvan se plonge dans une enquête d’investigation qui prouvera l’illégitimité commerciale de l’office du tourisme et les dérives administratives qui l’entourent.
Ainsi, plus tard, France-Soir publiera dans son article
“Halte aux sévices publics” : À Camembert, dans l’Orne, le
maire est épinglé qui “agresse ses administrés au couteau et
n’est condamné qu’à un mois de prison avec sursis”. Côté
finances, ce sont “des fonds publics dont les recettes disparaissent mystérieusement et un préfet qui ne fait pas
respecter la loi protégeant un office de tourisme qui fonctionne en toute illégalité”.
159
Souvenir d’antan
- Et votre projet de musée ? me dit un jour un ami
agriculteur. Votre maison est si typique !
Il se rappelle de mes premiers jours au village, où je
lui avais fait part de mon idée de transformer la petite
longère adjacente au commerce en Musée du Patrimoine de
Camembert.
N’avais-je pas promis à la vieille maison de l’embellir ? Chose promise, chose due, et, en discutant du projet
avec mes amis du village, ils adhèrent immédiatement à
l’idée de recréer l’ambiance d’une habitation de l’époque de
Marie Harel, inventrice du camembert, lors de la Révolution
Française.
Que d’effervescence ! En deux temps trois mouvements les habitants m’apportent des trésors d’époque,
longtemps oubliés dans les granges ! Un lit, un berceau en
osier, une coiffeuse, et un costume normand traditionnel
pour la chambre. Une table, des chaises, et des dizaines
d’ustensiles anciens, propres à la fabrication du fromage,
pour la cuisine.
Avec Yvan nous chinons aussi toutes les brocantes de
la région et ajoutons au musée des photographies et vieux
outils agricoles. Je me passionne pour les instruments de la
vieille vie rurale en Normandie, et munis d’un livre merveilleusement explicite (Le Terroir Normand, par Bernard
Verwaerde), nous donnons des noms à nos trouvailles :
coupe-choux, coupe-marc, semoir ventral, carcan de laitière,
mesure à grains…
161
Aux archives d’Alençon nous découvrons que la
maison est effectivement la plus vieille du village et que
jadis un petit chemin passait devant, pour rejoindre la route
de Vimoutiers. En effectuant des travaux sur cet emplacement, nous découvrons des pièces de monnaie à l’effigie de
Louis XVI et Napoléon III. Il n’en faut pas plus pour supposer que la fermière Marie Harel empruntait cette route, à
dos d’âne, pour aller vendre ses fromages au marché !
Dans la foulée, j’organise l’inauguration du musée
avec un sympathique responsable voyagiste. Patron et
chauffeur de sa société de cars, il est aussi accordéoniste, et
c’est en tenue normande, et en sabots, que lui et moi, bras
dessus, bras dessous, “mariés d’un jour”, inaugurons en
musique, le premier et unique musée gratuit du village !
Présente sur les lieux, la télé britannique, BBC South
Today, ne rate pas l’événement. Soucieuse de ne pas louper
la venue de leurs confrères anglais, FR3 Normandie se doit
d’être présente aussi à Camembert. Événement donc, suivi
d’une foule de visiteurs français et étrangers auxquels j’offre, en dégustation (grâce à mes fidèles producteurs) moult
parts de camembert et gorgées de cidre !
Malheureusement trop exigu pour accueillir des visiteurs, le musée se découvre donc de l’extérieur, à travers les
fenêtres et la porte, et cela fait tout son charme. Chacun est
libre de circuler autour, gratuitement, et de se pencher pour
“humer” l’ambiance d’antan.
162
Je garde les anciennes peintures, le vieux parquet et
les tomettes vétustes, et c’est justement cette odeur si caractéristique d’une vieille maison campagnarde qui plaît !
Un jour, le directeur régional d’une banque locale est
resté longtemps à contempler la cuisine avec ses marmites
et louches. Sur la table on aperçoit du pain et des camemberts, et par terre une paire de bottes et des guêtres. Le repas
est prêt pour celui qui doit repartir aux champs…
Avant de s’en aller, le banquier me dit d’une voix émue,
pleine d’émotion et de nostalgie :
- Merci, c’est beau ! C’était exactement comme ça chez ma
grand-mère !
De mon côté, je ne pourrais jamais assez remercier
mes amis, habitants du village, ou visiteurs normands de
passage, pour leurs conseils de décoration et leur aide. Ce
petit musée, c’est le leur. Ils y trouvent leur identité, les
valeurs du passé, et en sont fiers. Il devient le but de promenades du dimanche pour découvrir tel ou tel objet confié,
ou pour apporter un détail de plus, un vieux broc à cidre, un
tabouret à traire, un peu de dentelle, des sabots d’enfants
remplis de paille, placés près de l’âtre de la cheminée…
Finie l’époque des regards méfiants de ces familles
au coude à coude, qui m’épiaient du haut de la place. Fini le
pas hésitant du gamin vers l’appareil à glaces !
163
C’est auprès de ceux qui n’osaient pas franchir le
seuil de la boutique que j’apprends non seulement tout sur
la qualité et la vente d’un “camembert à cœur”, mais aussi
des dictons normands, des mots de patois, des recettes et
remèdes de grand-mère !
Ma potion magique a marché, et le petit musée,
“dans son jus”, sans prétentions, donne au commerce ses lettres de noblesse.
164
Inauguration du Musée du Patrimoine.
Musée du Patrimoine de Camembert
La cuisine et la chambre du Musée du Patrimoine de Camembert
J’y suis, j’y reste !
Bref, autour de ce lieu de vie et de rencontres le village renaît, coloré, égayé, souriant, enchanteur !
L’expérience est édifiante et je dois tout au soutien de mes
nouveaux amis, ainsi qu’à la fidélité et au courage de mes
vingt-deux producteurs locaux.
Courage ? Oui, car, aussi inimaginable que cela soit,
il n’est pas facile de déposer ses produits “chez l’anglaise”
sans courir le risque de représailles. Dans cette commune de
moins de deux cents âmes, n’est pas fournisseur ou ami du
Relais de Camembert qui veut.
Certains l’apprendront à leurs dépens, victimes de
contrôles divers ou pressions mesquines.
S’il est vrai que le village renaît, tout n’est pas cependant en faveur du touriste. Ainsi, une nuit, la seule table et
le seul banc public, scellés dans du béton, près du magasin,
disparaissent mystérieusement. À côté du cimetière, c’est la
fontaine publique ancestrale qui est mise hors d’usage, arborant pour la première fois une pancarte “eau non potable”.
Un panneau d’arrêté municipal pousse par enchantement
interdisant le stationnement des camping-cars sur la place,
face à mon commerce.
Les initiatives de ce style n’en restent pas là…
Août 1998. Début de matinée. Lorsque j’arrive au magasin,
je découvre une entreprise de maçonnerie s’affairant devant
mon entrée. Trois gros trous carrés sont creusés sur la
pelouse.
169
- Qu’est ce que vous faites ? dis-je.
- Le maire m’a demandé de sceller la barrière en bois !
répond celui qui semble être le chef.
L’histoire de cette barrière est grotesque. Un an
auparavant, le maire, accompagné de conseillers municipaux, avait planté une barrière en bois, longue de 6 m, juste
devant mon commerce, sans demander mon avis.
Sa version : sécurité des lieux. La mienne : faire
obstacle au passage de ma clientèle. Comme le dit un conseiller dans sa lettre de démission au maire, publiée dans
“l’Éveil de Lisieux” : “Cette barrière, que vous avez érigée
de votre propre initiative et sous la pression de la présidente
du SI, empoisonne la vie de la commune depuis quatorze
mois”.
Dernièrement, ne supportant plus cette barrière
imposée, je l’avais déplantée, aidée par des villageois, et
l’avais rendue intacte devant la mairie.
Serait-elle de retour ?
Le maçon continue à s’activer et tandis que je
regarde perplexe le chantier en la présence de clients, Yvan
arrive à son tour :
- C’est quoi ces trous ? s’exclame-t-il.
- Pour y couler du béton et sceller la barrière ! rétorque
aussi sec l’homme à la pelle.
170
- Mais vous êtes tous malades ici ! réplique Yvan en colère,
et s’asseyant brusquement dans l’un des trous il lance :
- Si vous coulez du béton, il faudra me sceller avec !
Le maçon, énervé, armé de ses outils, me bouscule
tandis que je recouvre les autres trous avec des chaises en
plastique. L’ambiance est surchauffée et, sentant un danger
imminent, j’appelle la gendarmerie qui arrive en même
temps que le maire.
Yvan reste assis, tapi dans son trou. L’élu, furieux et
gesticulant de ne pas voir ses ordres exécutés, menace :
- Vous ne voulez pas de barrière ? Puisque c’est comme ça,
je vais faire construire un mur de deux mètres de haut
devant votre commerce !
- Et pourquoi pas le mur de Berlin pendant que vous y êtes?
L’affaire du mur fait un tel tollé dans les médias et
l’opinion publique que les trous sont rebouchés et le magasin respire à nouveau.
Enfin un peu d’espace et de liberté ! Mais, n’ayant
plus confiance dans les “garants de la sécurité”, nous stationnons notre camionnette pendant plusieurs jours sur le
gazon rebouché, en guise de protection. Si ça continue, il va
falloir venir travailler en cotte de mailles !
171
Péripéties
Inutile de dire que derrière toutes ces actions, une
tempête se prépare. Les nuages s’amoncellent et l’orage
gronde. Le “Relais de Camembert” ne plaît pas à tout le
monde. Mais qui peut en vouloir au petit commerce ? Et
pourquoi ? Est-ce la revanche de mécontents parce qu’une
“étrangère”, ni fermière, ni du pays, vend du camembert ?
Où y avait-il une raison bien plus secrète et profonde ?
Tandis que je travaille parfois douze heures par jour,
Yvan revêt sa casquette de journaliste d’investigation. Très
tôt, nous avons compris que l’acharnement dont nous étions
victimes avait certainement un mobile plus important que le
simple fait d’avoir un commerce dans le village.
Il lui faut donc remonter la filière d’une intrigue qui
semble bien ficelée. À travers son association “Vivre et
Entreprendre à Camembert”, Yvan planche sur des documents que des sympathisants lui ont fournis. Ces documents
seront précieux, jouant un rôle important lors des procès à
venir.
Dans cette ambiance hitchcockienne, il est cependant
réconfortant d’apprendre que nous ne sommes pas seuls
dans notre dilemme. L’unique, et excellent, restaurant du
village, “La Camembertière”, a aussi maille à partir avec les
agissements de l’office de tourisme qui ne remplit pas son
rôle de promotion à son égard, en pratiquant un commerce
parallèle.
173
L’arrivée de vrais commerçants, inscrits au registre
du commerce, va donc changer les habitudes du village et
déranger les institutions. Une bataille juridique de cinq ans
s’engage contre l’office du tourisme et la commune pour les
droits des deux seuls commerçants.
À leurs côtés, Gilbert Renouf rappelle, entre autres,
l’agression sur Yvan en s’adressant au préfet B.Tomasini :
“ C’est le pot de terre contre le pot de fer.... La Maison du
Camembert est une histoire de gros sous. Je dois vous rappeler que vous avez les photos de la journée du 15 août 97
montrant une telle violence. Vous passez cela sous silence.
Pourquoi ?...
J’ose espérer que vous êtes le Préfet de la République et non
le Préfet de la finance”. ( Orne Hebdo )
En mai 2002, la Cour d’Appel de Caen reconnaît
l’Office de Tourisme de Camembert coupable de “paracommercialisme, concurrence déloyale et information partiale”.
Peu de temps après il ferme ses portes. Ce jour-là,
Camembert a rendez-vous avec l’Histoire.
174
Oh, la vache !
Six mille un - Si elle n’est pas tout à fait aux
couleurs de la race du pays, elle a au moins le mérite d’être
la plus gentille de toutes les ruminantes du champ voisinant mon commerce. Je l’ai baptisée “six mille un” en raison du numéro bagué à son oreille, et elle se plaît à venir
près de la barrière de ma propriété, en fin d’après-midi,
pour se laisser caresser et photographier, à la plus grande
joie des petits visiteurs des villes.
Madame la vache avance dans le champ avec la
démarche pondérée d’une douairière dans un potager, examinant chaque poquet de trèfle avec intérêt et dédain, ses
mamelles généreuses ballottant au rythme des courbes et
plats. Il ne lui manque qu’un collier de perles pour compléter son beau corps ample de couleur grise.
Parfois, quand il y a peu de monde, nous partageons
une glace. Elle aime particulièrement les Cornettos à la
vanille, léchant goulûment le mince feuilleté jusqu’à la
dernière miette, tandis que je lui gratte le dos avec une
branche de charmille. “Six mille un” se délecte aussi de
l’herbe haute qui pousse sous la clôture mitoyenne, mais,
sans qu’elle le sache, ses broutements énergiques et gourmands vont me causer bien des ennuis.
176
Un jour de mois de mai, je suis une nouvelle fois
sommée de me présenter à la gendarmerie pour entendre un
autre délit dont on m’accuse.
Effectivement, mon voisin, en l’occurrence le maire,
a déposé plainte pour le vol “sur sa commune” d’une quantité d’herbe fraîche. La gendarmerie a mené l’enquête, et a
mesuré au centimètre près la surface du “crime”. Résultat,
15,25 m2 d’herbe ont disparu sur les 7 hectares que comporte le champ. Un vrai travail de Sherlock Holmes et une
perte de temps pour les militaires. Je n’ose pas imaginer le
montant du préjudice.
Soucieuse d’écourter cette entrevue, je prends une
mine déconfite et avoue au gendarme que non seulement je
suis au courant de ce terrible vol d’herbe mais que je connais aussi le nom du coupable ! De surcroît j’ai des témoins,
et, photographies à l’appui, le coupable, par sa corpulence,
est facilement reconnaissable.
Pour sa part le gendarme n’est pas amusé. Moi non
plus. Il n’est jamais facile de dénoncer une amie, et c’est
avec regret que je susurre son nom.
- Elle s’appelle “six mille un”. Je vous demande d’inscrire
son nom sur le procès-verbal. Qu’est-ce qu’elle risque
comme peine ?
Le lendemain matin, à mon arrivée au commerce, je
cherche “six mille un” du regard. Le troupeau est là mais
sans sa jolie vedette.
177
Le petit tracteur verbalisé.
Dénoncée, incriminée, l’impardonnable voleuse
d’herbe a disparu du champ. Vers quelle destination ? Vers
quelle terrible punition ?
Toute l’énigme est là. Qu’est devenue “six mille un” ?
Un PV de trop - Ah ! Qu’il est beau notre petit
tracteur de couleur rouge pompier, et comme il fait le bonheur des vieux paysans qui ne cessent d’y tourner autour, se
remémorant les souvenirs d’antan !
Pensez donc ! Un vieux Mac Cormick “Farmall Cub”
des années cinquante, fièrement garé à l’entrée de mon terrain, et pièce de résistance pour le Musée du Patrimoine.
Inutilisable depuis longtemps, mais servant de solide portedrapeau et de support à mon enseigne depuis la création de
la boutique.
Un matin de mars 1999 je découvre une contravention de 230 francs (35 euros) scotchée sur le capot. Un vrai
PV, en bonne et due forme, émis par le maire, et rédigé
comme suit :
“Inobservation, par conducteur de la signalisation mise en
place en vertu d’arrêtés émanant, d’autorités investies du
pouvoir de police de la circulation. Contravention, prévue
par l’article R44 al 3 et 4 et R225 du code de la route et l’arrêté Municipal du 22 mai 1998. Réprimée par l’article
R610-5 du code pénal. Tracteur Mac Cormick… genre :
Tracteur agricole. Immatriculation : N’est pas immatriculé”.
179
Pauvre petit tracteur sans conducteur, incapable de
rouler depuis tant d’années ! La verbalisation est insultante
pour cette pièce de musée et j’adresse l’amende injustifiée
au Procureur qui la classe sans suite.
J’apprendrai plus tard qu’une rumeur circulait, précisant que les autorités auraient confisqué le carnet de PV.
Quatre ans après, le Farmall et moi faisons l’objet
d’une nouvelle plainte. Cette fois-ci on l’accuse d’occuper
le domaine public, alors qu’il est immobilisé au même
emplacement depuis six ans ! Comme pour la plainte précédente, aucune suite n’est donnée.
L’affaire du tracteur remonte aux oreilles de l’émission “Combien Ça Coûte ?” de TF1. Expédiée sur les lieux,
l’équipe de Jean-Pierre Pernaut se heurte au mutisme du
maire et à sa menace de déposer plainte contre la chaîne
nationale !
Des milliers de téléspectateurs découvrent ainsi qu’il
existe un village nommé Camembert “où, selon
J.-P. Pernaut, il ne fait pas bon être commerçante”.
180
Le PV du tracteur.
Au nom de la loi
Tribunal de Grande Instance de Caen, 9 h 15. “Salle
des pas perdus”. Raison de la visite ? Ma mise en examen
pour diffamation, sur plainte du maire.
- Vous êtes trop en avance, me dit le réceptionniste derrière
son bureau vitré, asseyez-vous là-bas et revenez dans un
quart d’heure. D’une main il indique à la fois l’horloge et un
banc, de l’autre il adresse des bonjours amicaux au passage
des fonctionnaires de droit.
Le siège de la “Salle des pas perdus” est froid et a
toute la droiture et la vertu d’un banc d’église. Raide, étroit,
extrêmement inconfortable, prêt pour toutes les pénitences.
Huit énormes piliers en pierre forment le passage central de
la salle monumentale et je pense soudain à mes petits-fils
qui auraient adoré jouer à cache-cache, tantôt derrière une
colonne massive, tantôt derrière une autre. J’entends leurs
rires d’enfants et je souris.
Deux hommes et leur avocate viennent occuper aussi
mon emplacement. Leur conversation est animée et je me
glisse discrètement sur un côté, au bout, de sorte que je me
trouve juste derrière un des piliers. Du coup, la vue du
réceptionniste et de l’horloge est occultée. S’il me fait signe
je ne le verrai pas.
C’est combien de temps, un quart d’heure ? Dans
mon cerveau vidé de tout bon sens, j’évalue les choses que
je devrais être normalement en train de faire à la maison.
183
Ai-je eu le temps de libérer la poulette Henriette et
ses copines du poulailler ? Elles aiment picorer au petit
matin dans le verger ! Et Nougatine, notre belle ponette
Shetland, elle doit m’attendre, hennissant son impatience
pour son croûton de pain et des caresses.
- Vous êtes en retard, me reproche l’avocat quand,
passablement essoufflée, je le rejoins dans la salle d’attente
du juge.
- Excusez-moi. Je ne vous ai pas vu passer. J’étais pourtant
en avance puis me suis trouvée derrière un pilier d’où je ne
voyais rien.
- Allez ! On y va ?
Patience, Nougatine, j’arrive…
Le cabinet du juge d’instruction n’est pas grand. Un
fauteuil droit aux accoudoirs, deux chaises style écolier, un
tableau ou deux, et surtout une petite fenêtre d’où même une
souris aurait du mal à s’échapper.
Je regarde l’homme de loi qui parle à voix basse avec
la greffière, et vu son âge, j’estime qu’il pourrait être mon
fils. Je n’avais jamais encore eu l’occasion d’interviewer un
jeune magistrat et, me croyant un instant en reportage, je
cherche du regard quelque chose dans la pièce pour détendre l’ambiance et lancer la conversation. Le titre d’un livre,
un tableau, un écriteau, une médaille ou un diplôme
décerné…
184
Perdue dans mes pensées, un commentaire
m’échappe. Le magistrat frappe brusquement son bureau et
me ramène sur la terre ferme :
- Madame, s’il vous plaît ! Ici, c’est moi qui pose des questions !
Je sursaute, fais tomber mon dossier, le ramasse,
m’excuse. L’avocat qui m’accompagne fronce les sourcils et
lève les yeux au plafond. Ça commence mal. C’est vrai, pendant quelques minutes j’avais complètement oublié la raison
de ma présence. Si je suis dans ce bureau sombre c’est parce
que je suis mise en examen. J’ai intérêt à me réveiller !
C’est parti. Questions, réponses, silence. Le juge
réfléchit. Questions, réponses, silence. Un petit temps de
silence, rompu par le cliquètement du clavier de l’ordinateur
où la greffière tape mécaniquement les remarques du magistrat sans jamais me regarder. Elle a des ongles longs. J’ai
toujours trouvé difficile de taper à la machine à écrire avec
les ongles longs. Un démon passe. Puis l’interrogatoire
reprend.
Claustrophobe, j’aimerais ouvrir la fenêtre car j’entends de moins en moins bien la voix du juge. Pour peu que
j’y arrive, ils vont croire à une tentative de suicide.
Une sorte de ouate s’est installée autour de mes oreilles et
un brouillard gêne mes yeux. Si ça continue ils seront obligés d’appeler des secours. Des sirènes arriveront en hurlant.
185
Je serai allongée sur une civière, balbutiant des
inepties… Il paraît qu’on appelle ça un malaise vagal.
- Vous m’écoutez ?
Je ne sais pas. Je ne sais plus. Toutes ces actions en
justice me donnent le vertige. C’est terrible d’être tenue
ainsi prisonnière à la disposition d'autrui. C’est une autre
forme de harcèlement, une violence perverse qui s’installe
de façon insidieuse. Être traînée en justice est un ultime
recours pour m’user psychologiquement et financièrement.
De plus, cela m’empêche de travailler.
Puis, subitement, c’est fini. L’imprimante éjecte son
compte-rendu et le juge se lève :
- Lisez et signez votre nom ici, à moins que vous vouliez
rajouter quelque chose ?
Je me lève un peu chancelante, m’appuie lourdement
sur le bureau, puis me redresse. Quoiqu’il arrive il s’agit de
garder ma dignité. Je ne relis pas ma déposition car la feuille
est floue et les mots sont embrouillés.
Non, Monsieur le Juge, je n’ai plus rien à dire. Enfin
si. Je voudrais vous dire que je suis terriblement fatiguée,
que je ne me sens pas très bien, que j’aimerais des litres de
thé très fort, que toute cette histoire de mise en examen est
une énorme mascarade pour que je ferme ma boutique et
quitte ce maudit village. Ce village qui se dit le plus célèbre
au monde mais n’apparaît même pas sur la carte de France
Michelin.
186
Je sais que vous ne m’entendez pas mais je voudrais
ajouter que, dans d’autres circonstances, j’aurais aimé vous
interviewer pour savoir pourquoi vous êtes devenu magistrat, et non paysagiste ou coiffeur, et entendre votre avis sur
le fait que la filière judiciaire s’ouvre de plus en plus aux
femmes. Je voudrais aussi dire à votre greffière qu’elle
manipule son clavier avec une remarquable dextérité, et
vous demander enfin, si cela est possible, qu’il y ait un peu
de lecture dans la petite salle d’attente, tellement sinistre
avec ses barreaux aux fenêtres, même s’il ne s’agit que
d’une publicité pour un yaourt ou une brochure sur la
retraite.
- Vous pouvez partir, lance le magistrat.
C’est fini pour aujourd’hui. Je suis anéantie mais
libre. Libre d’ouvrir la porte du bureau et m’en aller toute
seule. Sans menottes. Le juge instructeur s’est assis. La
greffière regarde ses ongles.
Dans l’étroit escalier en pierre redescendant en colimaçon d’étage en étage, mon avocat me reproche :
- Vous n’étiez pas convaincante. La prochaine fois ressaisissez-vous !
- C’est quand, la prochaine fois ?
- Bientôt. Cela dépend du juge.
Yvan m’attend au rez-de-chaussée.
- Ç’a été ? Qu’est-ce que c’était long ! Tu t’es bien débrouillée ?
- Je crois, sauf que cet endroit est franchement sinistre !
187
Dehors, il y a un convoi de voitures de gendarmerie,
garé juste devant le parvis. Je saisis le bras d’Yvan pour me
rassurer. Il rit et m’embrasse.
- Les flics ne sont pas là pour toi ! Viens, on va manger un
bout ! Toutes ces histoires, ça donne faim !
Alors que nous descendons les marches du perron, un
homme surgit et vient vers moi. Ça y est. Je le savais. Ils ont
attendu que je sois dehors pour m’interpeller. Tous ces
véhicules, c’est pour me conduire en prison, ou plutôt au
bagne. Oui, c’est ça, dans le fort de l’Île de Tatihou, sur la
côte du Cotentin. Je vais croupir des années durant dans un
cachot infâme, creusant les noms de mes petits enfants au
mur avec une pointe de coquillage.
Pestiférée, oubliée du monde, j’aurais au moins le
loisir d’étudier le comportement des lapins qui font
d’énormes dégâts dans les jardins océaniques. Hissée aux
barreaux de l’étroite lucarne pour regarder traverser le bac
et ses touristes de l’île à Saint-Vaast la Hougue, j’écouterai
les goélands, devenus mes seuls amis, et leurs cris aigus
couvriront les miens...
- Excusez-moi, vous avez l’heure ? dit l’homme.
Ouf ! Il ne brandit pas de menottes !
- Non, M’sieur, mais je sais qu’il y a une horloge à l’intérieur.
Nous contournons les gendarmes, ils ne bougent pas. Yvan
m’entoure d’un bras protecteur :
- Alors, qu’est-ce que t’as dit au juge ?
188
- Rien de spécial. Juste, qu’à cinquante piges j’étais superfière d’avoir créé ma petite entreprise et que des individus
déployaient un arsenal d’obstacles pour l’empêcher d’exister.
- Alors ?
- Alors, à la fin, il a dicté à la greffière qu’on voulait faire
capoter mon commerce. C’est lui qui a dit le mot “capoter”,
cela m’a intrigué.
- S’il t’a dit ça, c’est bon signe. Il a tout compris à l’Affaire
Camembert ! rassure Yvan.
Il avait raison car le maire sera débouté de sa plainte et je
serai relaxée.
Mais six mois plus tard, rebelote. De nouveau, je suis
mise en examen pour diffamation, sur une nouvelle plainte
du maire. Même juge, même greffière, même lieu, et toujours pas de lecture dans la salle d’attente.
Cette fois-ci je ne suis pas seule, car accompagnée de la
journaliste et du directeur de publication du magazine VSD,
également mis en examen et venus de Paris avec leur avocat.
Même procédure et, une fois de plus, la justice me
relaxe.
Des années plus tard, Yvan et moi visitons l’Île de
Tatihou, en touristes. Entre terre et mer, tout en haut du fort,
j’ai vu ma lucarne et ses barreaux. Sur un petit rebord, un
goéland était assis. Pendant longtemps il nettoyait ses
plumes, puis, réchauffé par les rayons du soleil, il s’est calé,
la tête enfouie sous une aile. Tranquille et paisible.
189
Fort de l’Ile de Tatihou.
“... j’écouterai les goélands, devenus mes seuls amis, et leurs cris aigus couvriront les miens...”.
Jacques Chirac en boîte
source: Le Monde 2002
Burlesque
Question d’étiquette
Jacques Chirac souriant sur une boîte de camembert ?
Non, mais ! Pourtant, si ! D’aucuns y pensent et y pensent
très fort !
Née d’une idée du maire, du groupe industriel
implanté à Camembert et du créateur des “Marianne d’Or”
(une initiative privée non reconnue et non parrainée par
l’Association des Maires de France), une étiquette à l'effigie
du Président de la République est éditée pour une opération
de valorisation des produits du terroir et diffusée à grande
échelle médiatique.
Jugeant cette initiative irrespectueuse et fort
déplacée, notamment dans le climat de conflit judiciaire en
cours dans le village, Yvan, par le biais de son association,
prend contact avec l’entourage de M. Chirac, et l’Élysée
réagit fermement.
Ainsi, le Chef de Cabinet du Président de la
République adresse un courrier au groupe industriel, mettant
fin à l’euphorie du moment.
Quant au Président du Sénat, Christian Poncelet, il
décline son invitation à inaugurer l’exposition, le jour
même. Ce qui devait être une manifestation aux retombées
nationales s’est transformé en simple fête de quartier.
Couac !
193
État de siège
En ce matin froid de mars 1999 les clients ont une
drôle de dégaine et les cars qui les transportent n’ont rien de
touristiques. Pas de sacs à main, mais des képis, casques,
matraques et fusils. Bref, la place est littéralement inondée
de CRS, militaires, agents des Renseignements Généraux,
gardes du corps, photographes, et une foule de sympathisants attendant l’arrivée de son idole politique.
C’est du village de Camembert que Bruno Megret,
leader du Front National - Mouvement National, a décidé de
lancer sa campagne en vue des élections européennes. Sa
venue est relayée par toutes les chaînes télé de France et de
Navarre.
Dans ma petite boutique, bourrée à craquer de journalistes, on parle de l’Affaire Camembert. Une correspondante de la presse étrangère me lance :
- Restez ouvert et faites venir Megret. Si vous lui racontez
vos problèmes tous les médias présents en parleront !
Sur la place la foule s’est étoffée, et il n’y a pas que
des sympathisants du politicien. Une cohorte grossissante et
grognante de contestataires s’y est jointe.
L'ambiance ne présage rien de bon et je préfère fermer la boutique pour ne pas cautionner une manifestation
qui n’a rien de bucolique.
196
Déploiement de forces impressionnant pour une campagne politique dans le petit
village augeron.
Une autre entreprise se fait aussi du souci. La veille,
le groupe Lactalis a enlevé la pancarte signalétique indiquant les travaux de son musée.
- Désolés, tout le monde, on ferme ! Rendez-vous
dans une heure ou deux !
Réfugiés sur les marches de l’église avec d’autres
spectateurs, Yvan et moi regardons Megret accueilli devant
l’office du tourisme par sa présidente. Discours à l’appui, il
lance donc sa campagne, soutenu par ses supporters scandant :
“Et F... comme Fromage et N... comme Normand…”
Une heure plus tard les pigeons dérangés sont de
retour sur le toit de l’église. La vie du village reprend son
cours. Les touristes arrivent, foulant sans regarder quelques
tracts éparpillés qui se dispersent avec le vent. Tout ça pour
ça.
Mise en boîte - Il fait nettement plus chaud, quand,
quelques mois plus tard, un hélicoptère se pose avec grand
fracas dans le champ voisin. Que d’effervescence dans le
petit village pour l’organisation de l’émission “ La Carte
aux trésors ” !
Le scénario est minutieusement mis au point pour
donner une illusion de découverte des lieux. Repérages des
fermes, mise en place de figurants, lieu d’atterrissage hélico
dans un champ, à deux pas du syndicat d’initiative… Bref,
un événement bien orchestré, financé en partie par le
département de l’Orne.
198
Lors de l’enregistrement de l’émission, à l’arrivée
des hélicoptères, Yvan se trouve sur la place, appareil au
poing et caméra en bandoulière.
Un organisateur s’approche et l’interrompt :
- Ne prenez pas de photos s’il vous plaît, il faut donner l’illusion de la découverte !
Action, ça tourne ! Les concurrents revêtus de combinaisons rouges et bleues courent dans tous les sens !
Le sportif “bleu” fait une brève apparition dans ma boutique, avant de s’engouffrer dans la fourgonnette d’un conseiller municipal.
Ce dernier le conduit à la ferme d’un fromager, conseiller municipal, et fournisseur de fromages du syndicat
d’initiative. C’est là que se trouve l’énigme.
Quant aux images tournées dans ma boutique, avec
“l’équipe bleue”, les téléspectateurs n’en voient même pas
la couleur et encore moins celle de mes produits locaux. Il
est vrai que durant toute la mise en place de cette chasse au
trésor, les organisateurs ont été trop affairés, sur la place,
avec les élus, pour me rendre une petite visite.
Dommage, car mon camembert est délicieux.
199
Le Musée du Patrimoine de Camembert, que l’on visite de l’extérieur en regardant par la
porte et les fenêtres.
Farce
Mercredi 3 novembre 1999, 10 h 15. Un groupe de
gendarmes, de fonctionnaires de l’Équipement et de sapeurs
-pompiers, se tient devant Le Relais de Camembert. Sont
aussi présents des habitants du village, le représentant de
l’ADUA (Association Des Usagers de l’Administration) et
la presse, que j’avais informés.
Ce groupe d’officiels, venu à la demande du maire,
représente la commission de sécurité du contrôle des
établissements ouverts au public.
Mon petit musée du patrimoine, ouvert depuis un an
et demi, est dans sa ligne de mire. Pourtant, j’avais informé
le préfet de l’illégalité de ce contrôle, étant donné que le
public ne pénètre pas dans le musée, visité uniquement de
l’extérieur, en regardant par la porte d’entrée et les fenêtres.
Pour compléter cette manœuvre subtile et perfide, la
démarche concerne aussi un bâtiment inexistant que l’élu
m’a attribué en l’appelant “la maison du tourisme”.
En dépit de mes protestations, rien n’y fait. De toute
évidence le chef du département n’a pas lu ma lettre et
devant mon local, un responsable de la commission
s’énerve.
201
Le ton monte vite et les esprits s’échauffent. D’un
côté, le représentant de l’ADUA téléphone en haut lieu, où
on lui confirme l’illégitimité de ce contrôle. De l’autre, les
habitants rejoignent Yvan dans une violente altercation avec
le maire, lui reprochant cette nouvelle initiative pour nuire
une fois de plus à la commerçante.
Mais le stress de la situation est trop fort. Yvan est
victime d’un malaise cardiaque, et en quelques secondes,
tout bascule. Le contrôle si important du musée devient
ridicule devant l’urgence des secours et le transport d’Yvan
à l’hôpital. Un tantinet embarrassés, les fonctionnaires se
dispersent.
Par la suite, la lettre que j’adresse au maire sera reprise dans
les colonnes du journal local “Le Réveil Normand” :
“Vos efforts pour justifier la commission de sécurité à mon
musée (créé il y a 18 mois) m'ont fait sourire ! Depuis trois
ans, vous photographiez mon commerce et ses visiteurs,
donc vous êtes certainement au courant que personne ne
pénètre dans mon petit musée du Patrimoine.
Il est vrai que vous avez refusé mon invitation à le
visiter, ce qui vous aurait évité de déranger la commission à
mon égard.
Mais au fait, après avoir refusé la déclaration de
travaux pour mon commerce en 1997, prétextant la consistance des matériaux utilisés, après avoir érigé une barrière
202
devant mon commerce en 1998, suivis de menaces de
construction d’un mur de 2 m, après avoir refusé ma déclaration de boissons 1ère catégorie, après avoir “balayé” en
conseil municipal ma demande de bonification de prêt bancaire, et après avoir demandé à la gendarmerie de
Vimoutiers de verbaliser mes véhicules en 1999… voilà que,
le 3 novembre dernier, à 10 h 15, en plus de mon musée, vous
avez demandé le contrôle d’un bâtiment “fantôme” que
vous m’avez attribué, intitulé “maison de tourisme”.
Cette nouvelle action à mon encontre ne m’étonne
guère et je suis parée pour votre prochaine initiative administrative…”.
203
Indifférence
An 2000. Ras-le-bol. Affublées d’épais plastiques
noirs, porteurs de slogans, six grosses balles de foin
empilées bloquent l’entrée du Relais de Camembert.
Flanquées du tracteur rouge, elles empêchent volontairement tout accès au commerce mais offrent au regard du
visiteur les raisons de la grève.
Car grève il y a. Les enquêtes menées par Yvan,
épaulé par notre camarade Gilbert Renouf du C.I.D., ont
porté leurs fruits. On a voulu à tout prix nous salir, alors que
nous sommes des citoyens aussi respectables que d’autres.
On a voulu faire croire que nous étions un problème pour le
village, mais le problème est ailleurs. Nous sommes simplement arrivés à Camembert à un moment où il ne fallait pas.
La création de mon commerce a été un grain de sable dans
une machine bien huilée, et nous n’en savions rien.
À notre arrivée en 1996, nous ignorions tout du projet immobilier de l’industriel laitier dans le bourg, et tout de
l’étroite alliance qui le liait à la commune et au syndicat
d’initiative-office du tourisme.
Ainsi, nous avons appris qu’en 1992, le maire avait participé
à un spot publicitaire, diffusé sur France 3, vantant le
camembert Lepetit, appartenant au groupe laitier.
205
De même, un porte-parole du groupe a fait savoir par
voie de presse que : “Pour la construction de la maison du
camembert (bâtiment communal abritant le syndicat
d’initiative-office du tourisme), nous avons donné environ
500.000 Frs. Nous versons chaque année, l’équivalent d’un
salaire de guide, soit 120.000 Frs à 150.000 Frs et nous
offrons aussi à la maison des camemberts Lepetit pour la
dégustation”.
En 1998, dans sa lettre de démission, parue dans la
presse, un conseiller municipal s’adresse au maire :
“...il existe une entreprise qui veut s’installer à Camembert
et qui, cependant a votre soutien total ! Il s’agit du puissant
groupe Besnier qui veut créer un centre promotionnel de ses
produits…
À Camembert, faut-il mieux être puissant et riche pour avoir
vos faveurs ?”
La même année, le magazine Marianne dans son article intitulé “Le Camembert est en danger”, résume aussi
parfaitement la situation : “Si la pression administrative se
fait trop lourde, la grande industrie brandit alors discrètement l’arme de la menace sur l’emploi. Comme Besnier fait
vivre, à différents échelons, près de 30 000 personnes, les
pouvoirs publics préfèrent souvent s’écraser, assurant ainsi
le triomphe de l’artificiel sur l’originel et confortant la dictature du lobby laitier”.
206
Moi qui rêvais naïvement de tenir un petit commerce
champêtre dans une campagne idéale : clocher, labeur, fraternité… j’avais atterri sans le savoir dans un méga business
fromager où l’on ne partage pas !
Grève donc. Cessation volontaire du travail pour
mieux affirmer notre existence. Pour combien de temps ? Le
temps qu’il faut.
Dans un courrier adressé au préfet, j’explique la situation :
“En tant que commerçante du seul magasin du village, je
n’accepte plus qu’une simple association, Office de
Tourisme 1 étoile, investie d’une mission publique, puisse
concurrencer mon commerce légal, soumis à une rigide
législation, alors que ce même Office n’a pas suivi la réglementation demandée par le Préfet Bernard Tomasini, le
21 août 1997.
Je mets donc en grève illimitée mon entreprise, commerce et
Musée du Patrimoine, point de vente de 20 producteurs
locaux, en signe de protestation contre le Département qui
laisse fonctionner tel quel l’Office de Tourisme de
Camembert, malgré la loi du 23 décembre 1992, et les
statuts types de la Fédération Nationale des Offices de
Tourisme et Syndicats d’Initiative de France, et malgré les
écrits de votre prédécesseur le Préfet B. Tomasini, demandant une clarification des missions, d’information impartiale, une nette séparation de ses missions du Service Public
et de ses activités commerciales”.
207
Je revendique donc que :
- L’Office de Tourisme clarifie ses missions, après avis du
conseil municipal et conformément aux textes réglementaires.
- L’Office de tourisme fasse une nette séparation de ses missions de Service Public, d’information impartiale, de promotion touristique et de ses activités commerciales.
- M. le Maire respecte les engagements qu’il a signés,
reconnaissant le manque de clarification des missions de
l’Office de Tourisme.
- L’Office de Tourisme soumette annuellement son rapport
financier au conseil municipal, ou à l’organe délibérant du
groupement des communes (art, loi du 23 décembre 1992)
- Le Président de l’Union Départementale participe aux
travaux de l’Assemblée Générale Annuelle (art 8, statuts
types vie juridique des OT-SI)
- L’Office de Tourisme mette en conformité son Bureau (art
19, statuts types)
Dans cette attente, veuillez agréer…”
L’attente sera vaine. Pour toute réponse à ma requête, le
préfet, (accompagné du président du conseil général, du
conseiller général local, du pdg fromager, du maire et de
quelques têtes du coin) inaugure, début septembre, le musée
du groupe industriel, situé à quelques pas de ma petite entreprise.
208
Tous n’ont pas conscience du drame humain qui se
déroule à seulement quelques enjambées de la fête et de ses
agapes. Et pour cause. Les affichages de ma grève, trop
visibles, sont judicieusement masqués par un fourgon de
gendarmerie. Montrer de l’opposition en cette journée de
visite est politiquement incorrect ! Rien ne doit détourner le
regard des invités et rien ne doit entacher une inauguration
tant attendue. Rien, ni personne.
À Camembert, Monsieur le Préfet, il n’y a pas de
troubles. Donc tout va bien !
Tandis que d’autres fêtent le passage à l’an 2000, moi
j’ai l’impression d’être encore à l’époque de la Révolution
Française. Écœurée devant tant d’indifférence, je démonte
les drapeaux de toutes nations qui flottent au-dessus du
commerce, et les remplace avec un drapeau noir à tête de
mort.
Il n’est pas très beau mais dérange nos détracteurs et symbolise la continuité de mon combat.
Avec le temps les ballots de foin, sentinelles du
magasin, chauffent, pourrissent et dégagent une odeur
nauséabonde.
Comprenant que les autorités se fichent de mes revendications, il est temps de tourner la page et de faire le ménage.
Après un an de fermeture pour grève, Le Relais de
Camembert rouvre ses portes.
209
Le Relais de Camembert, seul commerce du bourg, en grève.
World News
Où étiez-vous le 11 septembre 2001 à 14 h 46 ?
Nous, à Camembert, où, depuis une semaine, une équipe de
journalistes de la célèbre chaîne de télévision britannique
BBC World est en tournage. Elle a lu les nombreux articles
publiés mondialement sur la bataille menée par “l’anglaise”
contre un système administratif, et souhaite réaliser un
documentaire. La venue de la BBC est impressionnante et
attire la curiosité de tous les médias locaux, TV régionale
comprise, qui relaient l’événement.
Nous n’oublierons jamais ce jour de septembre 2001
en la présence de nos cinq confrères et de deux touristes
anglais de passage, Brenda et Stan, choqués par tant de
haine dans un village normand. Nous avions fini le tournage
quand la radio annonce un drame survenu à New York. Un
avion vient de percuter une des tours du World Trade Center,
puis un deuxième avion s’encastre dans l’autre ! Horrifiés,
les journalistes se ruent sur leurs téléphones portables,
inquiets pour leurs collègues en mission aux États-Unis. Ces
instants uniques sont gravés à jamais dans nos mémoires.
Suite au refus du maire de s’exprimer devant la
caméra, lors du reportage, un de ses proches, un fermier
anglais, n’habitant pas à Camembert, prend la parole.
213
Quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir ce
Britannique, que je ne connaissais même pas, dénigrer et
critiquer tout simplement mon entreprise. Quel était son
intérêt ?
Par la suite, la BBC nous a informés que son documentaire, intitulé “Blood on the Village Green” (du sang sur
la place du village), a été vu par dix-huit millions de
téléspectateurs dans le monde.
Juin 2008. Un cousin, en poste à Dubaï, m’annonce
que ce film de la BBC venait de passer sur les écrans TV
d’Arabie Saoudite !
Décidément, sept ans après, l’Affaire Camembert fait
toujours parler d’elle.
214
Rosemary avec l’équipe de tournage de la TV britannique BBC WORLD.
Les journalistes de l’émission “Combien ça coûte? ” de TF1. Sur l’enseigne, la petite
caméra factice de surveillance.
Revirement
Au tout début de mon installation, lorsque j’étais à la
recherche de producteurs de produits du terroir, j’avais contacté Thierry Graindorge, patron de l’une des entreprises
fromagères les plus respectées de la région, et bien au-delà
des frontières. À l’époque, fort de son expérience de
directeur de publication, Yvan réalisait une brochure d’information sur le village de Camembert et ses environs, sorte
de guide de bonnes adresses.
Parmi les reportages, nous avions proposé à Thierry
Graindorge de “faire son portrait”. Autrement dit, parler de
son ascension, raconter la progression de sa célèbre entreprise familiale et citer la performance de ses produits. Dans
la foulée, je l’informe de ma propre, et bien modeste, création de boutique de produits locaux.
L’homme est ravi, et nous passons une ou deux
heures agréables à visiter son établissement, à Livarot. En
sortant, il propose de me fournir ses fromages. L’article
écrit, et photos à l’appui, je m’apprête à lui en faire part,
comme cela a été convenu. Mais un soir, très tard, le téléphone sonne. Je me rappelle encore aujourd’hui le son d’une
voix furieuse, et les remarques cinglantes de celui qui a été
si charmant, seulement quelques jours auparavant.
Monsieur Graindorge ne mâche pas ses mots.
217
Il refuse purement et simplement que nous publiions
l’article et ne veut en aucun cas “être assimilé” à mon installation à Camembert.
Quelle mouche l’a piqué ? Pourquoi un tel revirement
de situation ? Est-ce le fait de lui avoir avoué une nette
préférence du cheddar anglais par rapport au calendos ?
Sûrement pas ! Il n’y a pas de honte à aimer les fromages à
pâtes dures et à détester ceux à pâtes molles ! Non, il y a
autre chose. Quelqu’un s’est-il chargé de me discréditer
auprès de ce producteur ?
C’était il y a dix ans et l’expression “il n’y a que les
montagnes qui ne se rencontrent jamais” prend aujourd’hui
toute son importance. En 2007, en acceptant une invitation
de Gérard Roger-Gervais, écrivain normand renommé, à la
signature de son tout dernier livre “l’esprit du Camembert”,
nous nous rendons avec Yvan au lieu de la conviviale
manifestation qui a lieu à… la fromagerie Graindorge.
En félicitant Gérard pour son œuvre et en remerciant
notre hôte Thierry Graindorge pour son accueil, je lui rappelle avec humour ma déception du printemps 1997 car, lui
dis-je poliment :
- Vous ne vous souvenez pas de moi, mais à l’époque je
créais mon entreprise et j’avais écrit un joli article sur vous.
Avec le recul je peux vous assurer que vous m’aviez vraiment fait perdre mon temps, comme je vous l’avais écrit
dans un courrier !
218
C’est vrai, à l’époque j’avais été blessée par cet incident qui portait un nouveau coup bas à mes projets. Thierry
Graindorge, pour sa part, n’en avait gardé aucun souvenir.
Une décennie s’est écoulée depuis notre seule et unique rencontre et il écoute un tantinet gêné mes propos balancés à
brûle-pourpoint !
En ai-je trop dit ? Monsieur Graindorge reste diplomate et je crains d’avoir jeté un pavé dans la mare. Mais
l’ambiance est sympathique et nous éclatons de rire tous
ensemble quand, à mes côtés, Gérard, en bon historien qu’il
est, saisit l’occasion pour lancer des mots inattendus :
- Attention, Messieurs Dames ! Rosemary est la descendante
d’un compagnon de Guillaume. Elle est plus normande que
nous tous !
En effet, pendant la dernière année de mon commerce, Gérard était venu me rendre visite, en jubilant :
- J’ai trouvé votre nom de famille parmi les compagnons de
Guillaume le Conquérant qui sont partis à Hastings en
1066 ! Allez voir à l'église de Dives-sur-Mer, votre nom est
gravé à l’intérieur, sur la plaque dédiée aux hommes de
Guillaume !
Tiens donc ! Moi, qu’on voulait inféoder comme le
serf du coin, me voilà hissée au rang de seigneur du village
avec le droit de vie ou de mort sur mes gueux !
219
Finale
Ma dernière prestation commerciale a lieu en septembre 2003. Après sept années de rires et de pleurs, mêlées
de défaites et de victoires, après avoir vaincu ceux qui
voulaient notre perte, Yvan et moi décidons de nous consacrer à d’autres occupations, dont notamment des enquêtes
pour deux importantes Fondations de protection animalière.
Je tiens un long instant la vieille clé du musée dans la
main, puis la tourne une ultime fois. La serrure ne grince
plus. Depuis longtemps Yvan l’a réparée.
Les rayons de la boutique sont vides, laissant juste
l’emplacement des bouteilles vendues et quelques petits
ronds à jamais marqués sur les étagères. Ici et là, une grosse
tâche que j’avais dissimulée me rappelle cette journée de
très forte chaleur où une bouteille de cidre avait subitement
explosé dans les rayons. Un puissant jet de mousse avait
giclé au plafond, répandant l’écume parfumée sur l’ensemble des étagères. Pendant longtemps la boutique a gardé ces
odeurs d’alambic. Que de souvenirs !
Automne 2008. Ca y est, Yvan, notre livre est terminé ! Après une pause de plusieurs années, le geste d’écrire
était devenu nécessaire et nous nous devions de relater cette
tranche de vie.
220
J’ouvre mon grand carton marqué “Bouquin Camembert” et
le remplis de carnets de notes, de centaines de pièces
utilisées en justice, et des photos qui nous ont tant servis.
- Onze procès en sept ans, cela fait un gros paquet de
paperasserie !
Yvan, qui depuis quelque temps a repris ses fonctions
au sein de la protection animalière, m’écoute à peine.
Lourd sac photo en bandoulière, il a d’autres soucis en tête,
et part d’un pas pressé :
- On vient de me prévenir que, pas loin d’ici, il y a des moutons égorgés ! Ces bêtes se trouvent aux alentours de
Camembert ! J’y vais !
La voiture démarre puis freine. L’enquêteur baisse la
vitre et m’appelle :
- Alors tu dis qu’il est fini ce bouquin? Tant mieux ! Comme
ça, on passe à autre chose ! Ici les animaux ont besoin aussi
qu’on les protège !
Sam et Capa, nos deux nouveaux chiens, l’accompagnent au portail, comme jadis Sam senior et Bonnie, ma
garde du corps. J’ai juste le temps de remarquer deux
choses. Comme lors de notre première rencontre dans une
réunion de rédaction, à Grenoble, il y a plus de vingt ans,
Yvan a des yeux toujours aussi bleus. Et ils rient, pleins de
soleil.
Il avait raison, le rédacteur en chef, de nous proposer
de faire équipe ensemble.
221
1997 - Avant les travaux de construction du Relais de Camembert. La petite maison, au
fond, deviendra le Musée du Patrimoine de Camembert.
Les mêmes lieux après transformation.
“SI” ( IF )
Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre d'un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d'amour,
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d'un seul mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu'aucun d'eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur ;
Rêver, mais sans laisser le rêve être ton maître,
Penser sans n'être qu'un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent ;
Si tu sais être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant ;
224
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un homme, mon fils.
Poème de Rudyard Kipling
La traduction mise en vers est de Paul Eluard
225
Pour toute information ou commande :
[email protected]
Extraits du livre publié sur :
www.scoopbook.fr
226
Journaux cités :
P.8 ........
P.17 ........
P.45 ........
P.141 ........
P.154 ........
P.155 ........
P.159 ........
P.170 ........
P.174 ........
P.202 ........
P.206 ........
Le Dauphiné Libéré 19/10/1988
Grenoble Mensuel 1985
Illustré 02/08/1988
Courrier International
VSD 15/09/1999
Coventry Evening Telegraph 10/07/97
The Express 20/01/2000
The Times 01/05/2002
France Soir 24/05/2000
L’Éveil de Lisieux 10/09/1998
Orne Hebdo 03/09/1997
Le Réveil Normand 02/12/1999
L’Éveil de Lisieux 17/04/1997
Marianne 14 au 20/09/1998
L’Éveil de Lisieux 10/09/1998
TABLE DES MATIÈRES
Rencontre ....................................................
Une première ...............................................
Le roi du cigare............................................
Un pape ou deux ?.......................................
Fêlés de la glisse ..................................... ...
J.O. sous haute surveillance .......................
Sauvée du glacier ........................................
Côté cour, côté jardin ..................................
Au sommet du luxe ....................................
Annie, Bruno, Guy, Bonnie et Gene ...........
Pigiste, tu piges ? .......................................
Mini taille, amour maxi .............................
Ninjas .........................................................
Ski à poil !....................................................
Sur un air de Gipsy ....................................
Une moto dans le ciel ..............................
SOS Titanic ................................................
Professeur anti-monstres .............................
Pomp’Art .....................................................
Basket volante .............................................
Godillot pour géant .....................................
Chère Jeanne ..............................................
Un certain regard …....................................
228
13
18
23
28
32
36
42
46
50
53
59
67
70
72
77
79
82
85
89
91
94
96
98
En route .......................................................
En...quête de... .............................................
Camembert, mon village ............................
Cheese ! .....................................................
Premiers amis ...........................................
Intrigue .......................................................
Intrus .........................................................
Circulez, y’a rien à voir ! ..........................
Renforts .....................................................
Coup de théâtre ...........................................
Souvenir d’antan .........................................
J’y suis, j’y reste ! ......................................
Péripéties ...................................................
Oh, la vache ! .............................................
Au nom de la loi ........................................
Burlesque ...................................................
Farce ..........................................................
Indifférence ................................................
World News .................................................
Revirement .................................................
Finale .........................................................
“ Si ”............................................................
229
.
103
105
107
110
114
123
133
143
149
157
161
169
173
176
183
193
201
205
213
217
220
224
où elle remporte, le prix du
“meilleur reportage social de
France”.
En 1989, elle est auteur, avec
Yvan, du premier guide
phototouristique de la ville
de Grenoble.
Née en Grande-Bretagne, fille
de médecin,
Rosemary RUDLAND,
est destinée à une carrière médicale mais choisit de s’installer
en France dès l’âge de 20 ans.
Elle se tourne vers l’écriture à
la suite d’une grave maladie.
D’abord, elle co-fonde le premier mensuel rhônalpin en
langue anglaise, puis crée des
émissions radiophoniques en
anglais pour la première radio
libre de Grenoble, avant de
devenir chroniqueuse bilingue
pour un hebdomadaire
grenoblois d’annonces légales.
Journaliste professionnelle, elle
intègre la rédaction du magazine municipal de Grenoble,
puis celle du magazine du
Conseil Général de l’Isère.
De 1986 à 1992 elle collabore à
divers magazines nationaux et
internationaux et devient
correspondante de “Maxi”
À cette époque, elle fait partie
de l’agence “Alpregard” et lors
de la venue de Jean-Paul II à
Lyon, en 1992, elle participe à
l’accueil de la presse internationale pour le Comité
d’organisation.
En 1996, elle s’installe en
Normandie et crée le premier
commerce de produits locaux à
Camembert, dans l’Orne.
Son initiative dérange certains
élus, et elle doit se battre pendant sept ans pour la liberté de
ses convictions.
Aujourd’hui, avec Yvan, elle
s’occupe de leur propriété cidricole, entourée de leurs nombreux animaux, et elle est
enquêtrice régionale pour l’une
des plus grandes Fondations
françaises de protection
animalière.
Il crée “Agence Regard”,
une photothèque régionale puis,
en 1989, Alpregard, agence de
presse, d’images et d’éditions.
Une collaboration suivie
s’instaure avec les agences
Gamma, Sipa, Tempsport,
Reuter et les grands titres de
la presse étrangère.
Ancien professeur de lycée technique, et technicien
spécialisé en imprimerie, c’est à
27 ans qu’Yvan BARBIERI,
originaire de Grenoble, découvre
le métier de photographe
reporter. Passionné de chasse
photographique et de protection
animalière, il présente des
reportages dont l’originalité
retient très vite l’attention des
magazines qui lui ouvrent une
porte dans le monde de la presse.
En 1982, il part à travers
l’Europe et l’Afrique et travaille
pour le Ministère du Tourisme
Marocain, et le seul éditeur de
cartes postales installé à
Casablanca.
En 1984 il part vivre en Norvège
et collabore en tant que photojournaliste, à divers magazines
internationaux.
1986 : il devient correspondant
photo pour Le Figaro Magazine,
le magazine Maxi, et collabore à
une dizaine de titres nationaux et
internationaux.
1992 : lors des J.O.
d’Albertville, il crée la première
agence photo de presse
de Savoie.
En 1993, il fonde le journal
“Vercors Demain” et le “Journal
des 3 massifs”, première presse
gratuite de montagne.
1996, il s’installe en Normandie
avec sa compagne Rosemary, et
continue sa profession de
photojournaliste pour différents
medias. En 2004, il reprend son
rôle d’enquêteur pour la
Fondation de protection
animalière avec laquelle il
collabore depuis 30 ans.
Il a été membre du Conseil
d’Administration de
l’Association
des Journalistes Reporters
Photographes, et membre du
Bureau du Club de la Presse de
Savoie.
Exclusivement Scoop
C’est l’histoire vraie d’une
journaliste anglophone et d’un
photo-reporter qui, à travers
une décennie de scoops, ont
connu une notoriété
internationale, mais en voulant changer de vie
et de région, ils se sont trouvés au cœur d’une
bataille sans merci qui a duré sept ans.
De la cime des Alpes à la Normandie profonde,
Rosemary et Yvan relatent leurs rencontres
exceptionnelles puis nous plongent dans un milieu
rural hostile où l’on ne partage pas les mêmes
valeurs.
Gagneront-ils ? Une chose est sûre : pour eux, se
battre afin de survivre a été plus difficile que de
rencontrer les grands de ce monde...
ISBN 978-2-9533765-0-0
Maquette de couverture : Yvan Barbieri. Photos Didier Cornu, Yvan Barbieri

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