À voir - Université Lille 1
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LNA#59 / à voir Art du cinéma et crise de la fiction. Pater, film d’Alain Cavalier, et Ceci n’est pas un film, « effort » de Jafar Par Jacques Lemière Panahi et Mojtaba Mirtahmasb Institut de sociologie et d’anthropologie, Clersé – UMR CNRS 8019, Université Lille 1 I l pourrait sembler totalement déplacé de rapprocher ces deux films sortis sur les écrans français en 2011 : l’un en juin, Pater, d’Alain Cavalier, cinéaste venu au cinéma dans la Nouvelle Vague française 1 ; et l’autre fin septembre, Ceci n’est pas un film, de Jafar Panahi, cinéaste iranien 2, co-réalisé avec Mojtaba Mirtahmasb. Ces deux films n’ont, après tout, comme point commun, au premier regard, que d’avoir créé la surprise au festival de Cannes en mai 2011. Surgi discrètement, en une projection située dans un horaire a priori peu favorable, Pater a immédiatement détrôné, en succès critique, le très médiatisé et bien peu inventif La Conquête 3, et peut-être éclipsé L’exercice de l’État, qui partage avec Pater le souci, dans le cinéma français de cette année 2011, de l’interrogation sur la pratique du pouvoir d’État. Ceci n’est pas un film est arrivé clandestinement d’Iran en France, et donc à Cannes, dans une clé USB, cachée dans un gâteau de sorte à passer plus aisément la frontière, dit-on. Lui aussi, sur le champ, a soulevé l’approbation critique, les spectateurs de cette première séance ne le réduisant plus au geste d’un cinéaste dont il convient d’être solidaire, car réprimé par l’État iranien 4 et interdit l’année précédente de se rendre comme membre du jury au même Festival. Même si l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir, à Téhéran, en janvier 2008, été convié de façon impromptue à ouvrir la 1 Le Combat dans l’ île, 1962. L’Insoumis, 1964. Formé au département cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et jeunes adultes, fondé en 1969 par Kiarostami, il a notamment réalisé L’Ami (1992), son premier film, Le Ballon blanc (1994, Caméra d’Or à Cannes la même année), Le Miroir (1997, Léopard d’Or au Festival de Locarno), Le Cercle (2000), Sang et or (2003). 2 Pour Philosophie Magazine, Denis Podalydès, qui y incarne l’actuel Président français de la République dans le temps de sa campagne électorale du printemps 2007, est allé à l’Élysée s’entretenir doctement (de représentation des hommes de pouvoir au cinéma) avec le conseiller spécial Henri Guaino. 3 4 Autant qu’il soit possible de procéder à une totalisation par l’expression, au singulier, « État (iranien) », ce qui n’est pas avéré : les spécialistes de l’Iran nous apprennent que le pouvoir d’État, en Iran, est impossible à analyser comme un tout. Il est largement schizophrénique, et les structures de pouvoir sont le plus souvent doubles (dirigeants religieux et non religieux, structures étatiques et structures paraétatiques, armée nationale et Gardiens de la révolution…), et en conflit permanent, soit larvé, soit ouvert. Pour ce qui concerne le brillant cinéma iranien, qui voit les autorités de la République islamique jouer sur le double tableau de la contention de ses effets à l’intérieur du pays et de la recherche de bénéfices, à l’extérieur, en termes de « projection nationale » (Jean-Michel Frodon, La projection nationale, éd. Odile Jacob, 1998), l’ouvrage de référence, pour une analyse sur longue période, est Politique du cinéma iranien, de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, d’Agnès Devictor (CNRS Éditions, 2004). L’actuelle persécution contre le milieu du cinéma, ainsi que les délais dans les notifications des décisions judiciaires comme dans leur application, ont pu être interprétés par certains comme traduisant un conflit entre l’appareil judiciaire et le gouvernement, le premier exigeant plus de répression que le second. 32 discussion politique par cette question vigoureusement égalitaire, « Comment va Sarkozynejad ? », que lui adressait un jeune diplômé contraint – par interdiction professionnelle – de faire le taxi, il ne viendrait à l’esprit de personne de comparer les situations des deux cinéastes et les contextes de réalisation des deux films. Le parcours d’Alain Cavalier, à partir de la fin des années 1970, relève de la décision de s’éloigner du centre du cinéma français (le cinéaste comme « chef de chantier », les équipes, les moyens des grands films, les scénarios, les acteurs notoires) pour retrouver la liberté de la marge (le cinéaste comme « filmeur », « le cinéaste-seul », la légèreté du matériel, à l’heure des petites caméras vidéo, la mise en question du récit, « l’abandon des acteurs à l’ancienne » 5), mais le réalisateur de Pater reste paisiblement (et modestement) produit par Michel Seydoux, le patron de Pathé, une des principales sociétés de production et de distribution françaises. Quand Jafar Panahi se met en scène, en mars 2011, avec son ami Mojtaba Mirtahmasb, dans ce qu’il nommera, au générique de Ceci n’est pas un film, un « effort » 6, il est assigné à résidence, dans son appartement de Téhéran, dans l’attente de l’examen de l’appel de sa condamnation à six ans de prison et à vingt ans d’interdiction d’écriture, de réalisation de films et de sortie du territoire 7. Et quand les spectateurs français découvriront Ceci n’est pas un film dans les salles, six mois plus tard, son ami Mojtaba Mirtahmasb est à son tour emprisonné, après avoir été interdit de sortir du territoire iranien, et Jafar Panahi lui-même voit la Cour d’appel confirmer à l’identique sa peine 8. Ces propos en italiques sont issus de ceux tenus par Alain Cavalier à Gennevilliers (cinéma Jean-Vigo, en septembre) et Villeneuve d’Ascq (cinéma Le Kino, en octobre) dans son accompagnement public de Pater. Dans la partie de son travail situé au « centre » du cinéma, Alain Cavalier a filmé Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant, Alain Delon, Catherine Deneuve, Michel Piccoli... Le plein de super (1976) marque l’abandon par le cinéaste de la fiction assumée comme fiction pure et Ce répondeur ne prend pas de message (1979) ouvre le chemin du filmage solitaire qu’il a ensuite développé. 5 6 Le générique de Ceci n’est pas un film ne comporte aucun nom propre, sinon celui des deux cinéastes responsables de cet « effort ». Le film est dédié « aux cinéastes iraniens ». Peines prononcées en décembre 2010, après que le réalisateur, accusé de préparer un film sur les mobilisations post-électorales de 2009, ait été arrêté à son domicile, puis emprisonné. 7 8 La même Cour d’appel a réduit de six ans à un an de prison la peine de Mohammad Rasoulov, le réalisateur d’Au revoir (sorti sur les écrans français en septembre 2011), condamné en même temps que Panahi, et pour les mêmes incriminations. Pas moins de sept personnalités du cinéma iranien ont été arrêtées en septembre 2011 pour avoir fourni « des informations et des films noircissant l’ image de l’Iran » à la chaîne de télévision en persan de la BBC : à voir / LNA#59 Issus de contextes politiques dissemblables, ces deux films sont des cousins esthétiques. Au regard du dispositif cinématographique qu’ils construisent, ces films de Cavalier et Panahi sont d’absolus contemporains de ce moment où l’art du cinéma est à l’épreuve de la crise de la fiction. mier Ministre, Cavalier le cinéaste expose également Cavalier l’homme et Cavalier le Président ; et le film, « tourné assez tranquille, tous les deux, sans équipe, sans témoins, sans premier public », dit Alain Cavalier, devient « un documentaire sur un cinéaste qui rencontre un comédien (…) un documentaire sur notre époque, le spectacle, le pouvoir, le mensonge ». Pedro Costa, autre « filmeur », autre « cinéaste-seul » (depuis Dans la Chambre de Vanda, 2002) l’exprimait en ces termes, à propos de l’actrice non professionnelle Vanda Duarte jouant le drame de sa propre vie, devant la caméra digitale du cinéaste portugais, dans sa petite chambre du quartier capverdien de Fontainhas, à Lisbonne ; Vanda qu’il compare au curé de campagne de Robert Bresson (1950) : « Aujourd’ hui, les romans ont changé, la fiction a changé, le temps de la fiction a changé (…) Dans Le Journal d’un curé de campagne, pendant tout le film, tu as cette voix d’un être humain qui souffre, et tu as des voix du roman qui viennent lui dire : « Tu vas mourir ». Dans La Chambre de Vanda, c’est elle, Vanda, qui tient tous les rôles » 9. Ceci n’est pas un film, autre film « à deux, sans équipe, sans témoins, sans premier public », est tourné dans l’appartement de Panahi 11 le 15 mars 2009, jour de la fête du feu (héritage du rite zoroastrien de la vieille Perse, fête considérée comme antireligieuse par les autorités chiites iraniennes). Panahi (qui se filme aussi, chez lui) y invite Mojtaba Mirtahmabs (en train de préparer un film nommé Dans les coulisses des films non réalisés par les cinéastes iraniens) à le filmer lisant et mimant le scénario du film qu’il lui est interdit de réaliser. Retour, à l’appui, sur des extraits de ses films antérieurs (Le Miroir, Sang et Or, Le Cercle), où il retrouve des situations d’affirmation de l’acteur, non professionnel surtout, face au réalisateur de fictions (« c’est l’amateur qui te dirige », « c’est lui qui t’explique ton film »), le cinéaste, filmé, fait l’expérience éprouvante que « le film n’est jamais ce qu’on raconte, mais ce qu’on réalise », et que « c’est le lieu du tournage qui décide de tout » 12 . Tout en réalisant cet acte de défi au pouvoir d’État, où il met en partage le statut de maître d’œuvre de l’ « effort » sur le film interdit (« Tu as raison, je ne suis plus metteur en scène »), il interroge (lui aussi) sa position de réalisateur. Mais lui aussi filme son filmeur (et son filmeur le filmant), au téléphone portable, pour finalement s’emparer de sa caméra, qui l’emportera tout au bord de la rue, à la limite juridique de l’assignation à résidence, dans une ville où les bruits et le feu de la fête prennent les couleurs d’une ville en révolte. Dans Pater, Alain Cavalier revient, pour la première fois depuis longtemps, vers un acteur du système central du cinéma français, Vincent Lindon, mais pour le placer dans un dispositif sans scénario ; juste une trame fictionnelle minimale, au service de dialogues aventurés : Alain Cavalier, Président de la République, nomme Vincent Lindon Premier Ministre, pour réaliser le dernier projet de son mandat présidentiel, instaurer une loi fixant un écart maximum entre les plus hauts et les plus bas revenus. En même temps qu’il dote l’acteur d’une caméra identique à la sienne, dont il récoltera les images, le cinéaste s’inclut comme filmé dans ce dispositif le destituant de la position de maîtrise du réalisateur, même s’il en garde le contrôle au montage : le dispositif du film limite le pouvoir du cinéaste comme la « loi du maximum » limite les hauts revenus 10. « Chat à l’affût d’une souris » (A.C. dixit) pour filmer Lindon l’homme (et le citoyen), Lindon l’acteur, l’acteur filmé et l’acteur filmeur, et Lindon le Preoutre Mojtaba Mirtahmasb, les réalisateurs Nasser Saffarian, Hadi Afarideh, Shannam Bazdar, Mehrdad Zahedian, le journaliste et documentariste Mohsen Shahnazdar et la productrice Katayoune Shahabi. Cette dernière est une jeune femme qui mène une courageuse et féconde activité de productrice de films documentaires en Iran. 9 « Entretien avec Pedro Costa », par Jacques Lemière, Images documentaires, n° 61-62, 2007, Le cinéma documentaire portugais (l’entretien est d’octobre 2002). Le film reste, au générique, « un film d’Alain Cavalier, avec Vincent Lindon et Alain Cavalier ». 10 Pater est sorti en DVD le 2 novembre 2011, édité par Pathé. Ceci n’est pas un film est distribué en France par Kanibal Films Distribution (www.kanibalfilms.fr) 11 Les deux films sont des films d’appartement. Par choix dans le cas de Cavalier, avec le fort effet de destitution symbolique des lieux de pouvoir (L’Élysée, Matignon) que cela implique. Par contrainte dans celui de Panahi ; outre les rapports de voisinage dans son immeuble, Panahi n’est relié à l’extérieur que par les bruits de la ville (en fête, et le soir, dans les feux d’artifice, en protestation aussi, cette dernière s’imposant à la fête), par le téléphone (appels à sa famille, son avocate, des amis et la cinéaste iranienne Rashkan Bani-Etemad), la télévision (qui diffuse les images du tsunami du 12 mars au Japon) et l’ordinateur (où il apprend que le responsable du Centre du cinéma prétend avoir contrôlé le festival de Berlin). 12 Propos de Jafar Panahi extraits de Ceci n’est pas un film. 33