1 le cinéma - Revue Zinzolin

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1 le cinéma - Revue Zinzolin
LE CINÉMA
PASSAGE DU POUVOIR
Pater et L’Exercice de l’État d’Alain
Cavalier et Pierre Schoeller
Croiser les deux « films politiques » de
l’année : L’Exercice de l’État et Pater. Si le thème
est commun, l’idée n’a pourtant rien d’évident, tant
l’un constitue un film français classique d’excellente
facture, et l’autre un objet cinématographique
étrange, glissant comme un savon entre les mains
du critique le plus zélé.
Qui n’a jamais entendu, devant un discours ou une
intervention télévisée de Jacques Chirac, la remarque
« Quel grand acteur ! »… ? Depuis la présidence de
Reagan aux Etats-Unis, la démonstration n’est plus
à faire, la politique (sans doute surtout depuis que
la télévision est son média privilégié) a toujours
été largement inspirée par quelque chose d’ordre
cinématographique, qui tient à la fois de la gestuelle
de l’acteur et d’un penchant plus général pour la
mise en scène. Comment s’étonner dès lors que le
cinéma renverse les choses pour, à son tour, mettre
en scène le monde politique ?
Ainsi, Bertrand Saint-Jean (Olivier Gourmet),
Ministre des Transports dans L’Exercice de l’Etat, le
dit en substance lors d’un dîner où il s’invite dans
la caravane de son chauffeur : « Nous sommes des
bouffons, sauf qu’à présent les bouffons ne sont plus
extérieurs aux décisions prises ». L’acteur Vincent
Lindon, qui joue un aspirant Premier Ministre dans
Pater, avoue que, mis en situation, il réfléchissait «
vraiment » à la manière dont il allait s’occuper des
banlieues chaudes, avant d’ajouter un définitif «
Je le dis, j’ai un melon comme ça » (comprendre :
depuis qu’il joue le Premier Ministre). Où donc alors
commence le jeu et dans quelle mesure est-il mêlé à
la réalité ? Jusqu’où celui qui a une parole politique
s’implique-t-il sincèrement dans ce qu’il dit ?…Si l’on
peut dégager quelque chose de commun aux deux
films, c’est bien cette exploration de la politique et
de sa parole comme lieu du flou entre sincérité et
duplicité, réalité et fiction.
Si L’Exercice de l’Etat nous donne à voir
ce flou à travers le portrait d’un homme, Bernard
Saint-Jean, que son évolution au sein de l’échiquier
conduit à ne plus parler que pour survivre au sein
de la classe politique, et donc à se contredire, se
dédire et mentir, Pater joue sur un registre plus
ténu. Car c’est dans sa mise en scène même que
Cavalier choisit de laisser ouverte cette zone de
flou qui devient alors le moteur même du film. Un
doute –jamais résolu- s’installe alors petit à petit
à deux niveaux qui s’enrichissent l’un l’autre : un
premier, auquel on se demande dans quelle mesure
les opinions politiques du Premier Ministre rejoignent
celles de l’acteur-improvisateur Vincent Lindon, et
donc lequel des deux prend véritablement en charge
leur énonciation –si Lindon parle autant en son nom
propre quand il explique les premières mesures qu’il
prendra en tant que Ministre que lorsqu’il explique sa
façon de choisir ses films en tant qu’acteur. Mais un
deuxième niveau de doute vient recouvrir le premier,
qui découle du fait que l’on sait Alain Cavalier
le metteur en scène démiurgique de toutes ces
agitations ; car il est évident que c’est lui qui met en
place les différentes péripéties du film, et que c’est
bien lui qui choisit, sur toutes les heures de rushes
tournées avec Vincent Lindon, quelles scènes seront
montrées dans le film final. Si Pater exhibe souvent
sa qualité de film avec transparence, n’hésitant
pas à montrer Lindon caméra au poing en train de
filmer Cavalier, il n’en reste pas moins que ce film
qui semble se faire à plusieurs -démocratiquement
pour ainsi dire- sous nos yeux résulte avant toute
chose des choix de Cavalier, qui préside aussi bien
les différentes péripéties internes que la sélection
finale du montage. La présence du mot « père » en
latin comme titre du film est là comme pour rappeler
que sa naissance résulte bien d’une seule autorité
directrice.
Ainsi Cavalier choisit pour son film un rythme
volontairement lent, qui lui permet de prêter son
attention à ce qui pourrait n’avoir l’air que de détails,
quand L’Exercice de l’Etat soutient un rythme rapide
accordé à la pression qui pèse sur Bernard SaintJean. Car là où L’Exercice de l’Etat a une démarche
réaliste qui cherche à reconstituer le fonctionnement
politique actuel par la fiction, autour du portrait
central d’un homme, Pater semble s’y intéresser sur
un mode qui vise plutôt à recouper ce fonctionnement,
voire à le retrouver : je pense à la scène où Vincent
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LE CINÉMA
Lindon s’indigne de ce que son ami Bernard ne l’ait
prévenu qu’il devenait Premier Ministre à sa place ni
en tant qu’acteur, ni en tant que personnage du film,
ni même en tant qu’ami.
Là où Pierre Schoeller, en une fiction
impeccablement réaliste, nous plonge dans la vie
d’un homme politique et établit comme un fait un
fonctionnement basé sur la survie et sur une parole
indéfiniment ajustable, Alain Cavalier choisit au
contraire dans Pater de remettre en circulation à la
fois une certaine façon de pratiquer le cinéma et une
certaine façon de percevoir la politique, en les laissant
voir comme des espaces d’échanges. Et surtout,
Cavalier leur dénie ce qui est à la base même de la
légitimation de leur autorité : leur sérieux –et en ce
sens, ses réflexions sur les cravates ou ses adresses
à son chat portent une charge de malice que l’on
aurait tort de sous-estimer. Quand L’Exercice de
l’Etat est un film sur la politique, Pater est un film
politique au sens fort du terme, par la façon dont il
interroge dans un même mouvement et son sujet et
son médium.
LOUISE DELBARRE
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