La Gruyere Online

Transcription

La Gruyere Online
2
L’envers du décor
La Gruyère / Samedi 18 août 2012 / www.lagruyere.ch
Usant, enrichissant, humain:
le drôle de travail des gardiens
SÉRIE (18 ET FIN). Ils
exercent une profession
«usante», mal connue,
souvent mal aimée.
A Bellechasse, rencontre
au-delà des clichés
avec quelques gardiens
de prison.
ÉRIC BULLIARD
Soixante nationalités
Bellechasse, souligne Werner
Racine, est «représentatif de la
société». Arrivé ici comme menuisier, il apprécie la richesse de
ce mélange de cultures et de
couches sociales, «du cantonnier à l’avocat». Actuellement,
quelque 60 nationalités se côtoient, dont un peu moins de
20% de Suisses. En moyenne, les
séjours durent près de trois ans
et demi. «Souvent, ils arrivent
A Bellechasse, seuls quelques agents de détention, dont le gardien-chef Fredi Benninger (à gauche), n’ont que cette activité: la majorité d’entre eux ont une double fonction et travaillent
avec les détenus comme agriculteur, mécanicien, menuisier, horticulteur… PHOTOS MÉLANIE ROUILLER
d’un autre établissement, fermé,
pour purger la fin de leur peine»,
précise le directeur Franz Walter. Une population qui rajeunit
(27 à 28 ans de moyenne d’âge)
et qui a changé. L’atmosphère,
dit-on, s’est durcie.
Outre les visites, les liens des
détenus avec l’extérieur
sont limités
au
téléphone (en cabine), au courrier (ouvert avant
distribution), aux colis (six par
année, de 6 kilos au maximum,
passés au scanner). Pas d’internet ni de téléphones portables:
ceux qui sont trouvés sont détruits.
Dans ce contexte, «la nourriture, le sport et le téléphone»
sont très importants, relève Michaël Schneuwly. Parmi ses attributions, il s’occupe du «magasin»: toutes les deux semaines,
les détenus ont le droit de commander pour un maximum de
250 francs de marchandises, choisies dans une liste de
280 articles: biscuits, chocolat,
boissons (l’alcool est rigoureusement interdit), produits d’hygiène…
Violence et suicides
Benedikt Python est arrivé à
Bellechasse par un biais
particulier: l’envie de travailler avec un chien.
Depuis deux ans, cet ancien chauffeur poids
lourds est garde de
nuit. Il enchaîne sept
jours de 20 h à
6 h 30, avant de bénéficier de sept jours
de congé. Avec cinq
collègues, dont un
Securitas, il effectue des rondes à
l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments.
«J’écoute s’il y a des bruits bizarres, des cris…» Des combles
au sous-sol, dans tous les couloirs, il vérifie chaque porte, distribue les médicaments du soir,
guette d’éventuelles conversations au téléphone portable. Le
voici appelé par un détenu qui
n’a plus d’électricité, demande
à un autre de baisser le volume
de sa TV…
Un mot revient dans la bouche des gardiens: leur métier
est «usant». «Des fois, à la fin de
la journée, je me demande ce
que j’ai fait. Un maçon voit son
mur s’élever. Moi, j’ai ouvert et
fermé des portes», relève Fredi
Benninger, gardien-chef. Leur
profession n’est pas de celles
qu’on laisse de côté dès qu’on
rentre chez soi… «Il y a dix
jours, nous avons dû nous mettre à trois pour maîtriser un
tout jeune homme. Ce sont des
moments qui marquent.» En
vingt-huit ans de métier, Fredi
Benninger a également dû faire
face à cinq suicides. Qui ne s’oublient jamais.
Pas pour les Rambo
Ralph Guillod aussi évoque la
violence, les crises d’automutilation, les colères. «En prison,
tous les sentiments sont multipliés.» «Les détenus sont très impatients et on ne doit pas leur
raconter d’histoires, ajoute Werner Racine. Si on s’occupe d’un
problème, il faut le faire jusqu’au
bout.» Question de confiance.
«Jouer les Rambo, ça ne marche
pas», souligne Fredi Benninger.
A ses yeux, l’équilibre, en particulier familial, est indispensable
pour faire ce métier. «Pour celui
qui aurait des problèmes en dehors, c’est très difficile.»
«Il faut une certaine expérience de vie, relève de son côté
Werner Racine. Trop jeunes, on
risque de se griller.» Comme
d’autres, il énonce un principe
de base: «Les détenus ont déjà
été jugés, ce n’est pas notre
rôle. Nous, nous sommes là
pour leur redonner confiance et
faire notre boulot d’éducateurs.» Educateurs, oui, plus
que matons. ■
Comme une étincelle
LE PETIT CARNET
«Personne n’arrive dans ce métier par vocation… Vous avez
déjà entendu des enfants dire
que, plus tard, ils veulent faire
gardiens de prison?» Mécanicien de formation, Ralph Guillod
travaille à Bellechasse depuis
dix ans. La profession d’agent
de détention, il l’a découverte
«par hasard, comme tout le
monde. Mais ça me plaît.»
Films et séries TV les ont appelés matons, leur ont donné
une image de sadiques, de vicelards. Des clichés loin de la réalité, à en croire ceux que l’on a
côtoyés ces quelques jours. Ouverts à la discussion, ils n’évitent aucun sujet: ni les évasions
(«elles font partie du métier»), ni
la sexualité en prison, ni les tensions qu’a rencontrées Bellechasse ces dernières années,
qui ont abouti à un audit externe.
Leur motivation: «les contacts
humains». Les Etablissements de
Bellechasse ont une particularité:
la quasi-totalité des 80 surveillants (sur les 130 employés, pour
200 prisonniers) ont une double
fonction. En journée, avec les
détenus, ils exercent leur profession d’agriculteur, mécanicien, électricien, menuisier, serrurier…. A côté, selon un système de tournus, ils assurent des
heures de surveillance. «Cela
nous permet d’établir une autre
relation», relève Daniel Favre,
horticulteurpaysagiste de formation.
Une relation qui allie écoute
et distance professionnelle. Méfiance vis-à-vis de l’empathie
comme de la rancœur. Et, toujours, ce mélange de fermeté et
de politesse. Vouvoiement et
«Monsieur Untel» de rigueur.
Parfois un mot pour plaisanter,
une tape sur l’épaule.
Urs Kaufmann, lui, occupe
une place à part: à l’accueiléquipement, il est l’un des premiers surveillants que rencontre un nouvel arrivant. Un lien
entre l’extérieur et l’univers carcéral. «Je vois toujours l’être humain avant le délit», relève-t-il.
Le plus dur? Quand un détenu
arrive sur convocation, avec
des membres de sa famille. «On
les laisse entrer, pour expliquer
comment ça va se passer. Mais,
après dix minutes, on doit leur
dire de s’en aller…»
Peut-être est-ce la lecture de Genet? Ou la forte impression que m’avait laissée, à l’époque, L’addition, où Bohringer jouait un maton sadique? Toujours est-il que j’ai longtemps eu une forme de fascination pour la prison, son
univers à part.
Tant de détails m’ont frappé. La jeunesse des détenus,
d’abord. Les cris, la nuit tombée, quand ils communiquent
d’une cellule à l’autre. La pétanque, le matin, à l’heure
de la promenade. Ce Forza Juventus aperçu sur la porte
d’une cellule, à côté d’un drapeau albanais. Ces gardiens ouverts à la discussion, avec l’envie de mieux faire
comprendre leur métier.
Et ce premier soir, à l’heure de franchir les hautes
grilles pour quitter Bellechasse, quand je me suis surpris
à apprécier comme rarement l’air qui remplissait mes
poumons. Oui, les détenus peuvent avoir une télé (qu’ils
louent) dans leur cellule. Oui, certains ont une activité
à l’extérieur et, d’après les repas que j’ai pris sur place,
ils mangent plus que correctement. Mais ce manque de
liberté, ces cellules fermées dès 20 h, cet horaire strict,
ce peu de lumière…
Etonnante aussi l’étincelle artistique qui survit en ces
lieux. Sur un mur, une peinture des années 1950: «Elle
n’a jamais été touchée: pas un graffiti!» souligne Fredi
Benninger, gardien-chef. Plus récemment, des prisonniers
ont peint d’autres panneaux, l’un d’eux a réalisé la fontaine en céramique de la centrale. Dans les couloirs, on
découvre des reproductions de Picasso, de Kandinsky, de
Franz Marc. Quelques livres sur les tables devant les cellules. Tiens, ce gros volume, là. Lucky Luciano,
le testament, témoignage
ÉRIC
d’un des plus grands maBULLIARD
fieux de l’histoire. Promis,
je ne l’ai pas inventé.