Guinoune tekst voorwerk

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Guinoune tekst voorwerk
De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture
Guinoune, Anne-Marie
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2003
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Guinoune, A-M. (2003). De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture: le parcours de Driss
Chraïbi et sa représentation du couple Groningen: s.n.
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Chapitre I. Le champ métonymique.
Le champ métonymique prend son origine dans le monde du corps ce qui explique ce besoin
de proximité qui domine l’écriture. On le reconnaît à travers le langage du corps et à travers la
répétition. Celle-ci est le phénomène central du métonymique car elle montre entre autres
l’alignement dont est capable l’enfant à ce stade de développement. A cette phase correspond
sur le plan psychologique le narcissisme. Or tout au long de notre travail nous avons souligné
la domination de l’écriture par le narcissisme, cette appellation demande un court
développement. Le terme de narcissisme a été employé pour la première fois, en 1908, dans un
contexte psychanalytique par Sadger qui le considérait comme “un stade du développement
normal”657. Il a été repris ensuite par Freud658 et bien d’autres parmi lesquels André Green659,
pour qui le narcissisme a droit à l’existence comme concept à part entière, ou encore Béla
Grunberger pour qui le narcissisme relève d’une instance psychique anténatale : “relation
archaïque et quasi biologique remontant à l’état foetal”660. Le sentiment d’invulnérabilité du
foetus accompagne l’enfant après sa naissance pendant un certain temps. Puis viennent les
frustrations et pour pallier à l’écroulement de son univers narcissique autonome, l’enfant a
besoin des éléments narcissiques du dehors qu’il trouve dans la mère pour qui il est l’unique.
Tôt ou tard, l’enfant se heurtera cependant à la “réalité rugueuse à étreindre”, ce qui
signifiera l’écroulement de cette illusion [de toute puissance]. Il réagira par un
mouvement double à cette menace pour son narcissime : il aura recours d’une part
au refoulement, d’autre part (Freud) il cherchera à récupérer cette toute-puissance
en l’attribuant à ses parents661, avant tout à son père, et par ce biais, il y participera
comme s’il la possédait lui-même. Ensuite il effectuera la même projection sur des
images parentales idéalisées…662
André Green définit les narcissiques comme des sujets blessés par un ou par les deux parents et
à qui il ne reste plus qu’à s’aimer eux-mêmes. Personne n’est épargné par cette blessure mais
certains ne s’en remettent pas ou difficilement. On le voit dans le désir “qui induit la conscience
de séparation spatiale et celle de la dyschronie temporelle avec l’objet, créées par le délai
nécessaire à l’expérience de satisfaction. Il y a désir de l’Un avec effacement de la trace de
l’Autre”663. Le héros chraïbien souffre de cette blessure, souffrance qui l’empêche de voir l’autre
et de reconnaître le désir de l’autre autrement qu’à travers le sien propre.
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DU CORPS
1.1 Les sens
Les sens - le toucher, le goût et l’odorat, la vue et l’ouïe - occupent l’espace scriptural chraïbien
de manière si dominante qu’ils en deviennent des motifs, ce qui nous amène à leur consacrer
un développement. Les sens diffèrent entre eux par leur importance et leur signification. Ainsi
le goût se démarque des autres sens par sa répétition et par son renvoi exclusif au monde de la
mère alors que les autres sens reviennent avec une constance inégale et ils relèvent de l’univers
maternel et paternel. L’ensemble montre l’intérêt tout particulier de Chraïbi pour la
topographie corporelle.
Nous présentons d’abord les sens les plus près du corps, à savoir le toucher, le goût et l’odorat,
puis la vue et enfin l’ouïe.
a) Le toucher
L’eau que nous évoquerons dans le paragraphe sur le goût aurait pu également trouver sa place
dans le toucher. L’eau qui entoure la peau, la caresse offre des possibilités de développement.
Néanmoins nous avons préféré maintenir l’eau dans le paragraphe traitant de la nourriture
privilégiant ainsi son importance pour la survie de l’homme et sa proximité symbolique avec le
lait.
Aborder le toucher nous amène dans l’intimité de la fusion des corps. C’est d’abord au
départ de toute vie celle de la mère et de l’enfant puis celle des amants. La fusion mère-enfant
ne se rencontre dans aucun des livres de Chraïbi, à l’exception d’une scène dans La Civilisation,
ma Mère où mère et fils se retrouvent proches physiquement : “je l’ai prise dans mes bras, je l’ai
assise sur mes genoux –et je l’ai bercée. Sans un mot. Jusqu’à ce qu’elle s’endormît”. Mère et
enfant sont adultes à ce moment-là et si les rôles sont inversés, cette scène n’en demeure pas
moins le seul moment d’attouchement, de marque de tendresse entre une mère et son enfant.
Dans l’oeuvre de Chraïbi ce sont les pères qui partagent la proximité corporelle avec leur
enfant. Dans La Mère du Printemps Hineb, petite fille, s’endort dans les bras de son père. Quant
à Azwaw et Yerma, enfant, la fusion est totale. Le père mastique la nourriture pour l’enfant,
quant aux liquides, ils passent “directement de bouche à bouche”. Père et fillette ne se quittent
jamais pendant l’épidémie qui frappe la tribu. Le jour, Yerma circule, nue, sur les épaules de
son père et la nuit elle partage sa couche. Leurs corps accolés depuis la petite enfance de Yerma
ne peuvent plus se défaire et les corps continuent à partager une entente symbiotique avec la
langue des amants. Leur dernier corps à corps se déroule pendant l’accouchement de Yerma,
accouchement que nous avons déjà cité mais dont l’importance est si grande qu’il nous oblige
à le répéter :
Sa main gauche glisse sous les fesses de Yerma, les masse et les pétrit de toutes ses
forces, masse et pétrit la chute des reins, les hanches, les flancs, sans discontinuer
–cependant que sa droite fourrage dans la toison couleur de maïs, délicatement
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déblaie les poils, sépare, déplie, étale les lèvres de la vulve. Puis, doigts réunis en
fuseau, plonge dans le vagin. […] Lui succède aussitôt la bouche d’Azwaw qui
souffle dans le sexe à pleins poumons, puis aspire, aspire avec l’attraction centrifuge
d’une ventouse (Naissance à l’aube,161).
Azwaw ne touche pas sa fille en père, il transforme cet accouchement en un hymne charnel à
leur amour. Seul sa main, son corps pouvaient servir de sésame au corps de Yerma qui refusait
de s’ouvrir pour laisser passer l’enfant.
Avant cette fusion père/fille, un premier corps à corps amoureux avait été celui de Simone
et de Yalann dans Les Boucs. Les corps s’y touchaient pour se faire mal dans un amour
agonisant. Un second rapport amoureux est celui de la passion dans Mort au Canada. L’auteur
décrit un temps la jouissance des corps pour mieux montrer l’aliénation qui s’ensuit. Ce plaisir
charnel et la frustration qui s’en suit pourraient rappeler un plaisir plus ancien, celui de la mère
et de l’enfant, lui aussi source de plaisir et de frustration. La fusion mère/enfant et celle des
amants sont réunies dans l’amour entre le père et sa fille, qui seul remplit toutes les conditions
du bonheur. Les deux corps dans cette oeuvre sont ceux d’un adulte et d’une enfant.
Pour compléter le sens du toucher, nous proposons une extrapolation sur la main,
instrument ambivalent par excellence : main qu’on demande ou refuse, qu’on prête ou qu’on
donne, qui bénit ou maudit, qui jure ou salue. Dans la culture maghrébine un rapport
antinomique certain existe entre la main et l’oeil. La main, ouverte en un cinq magique,
repousse le mauvais oeil et la représentation concrète de ce pouvoir symbolique, la main de
Fatma, se retrouve dans tous les pays du Maghreb. Elle accompagne la vie du Maghrébin de la
naissance à la mort, un vrai symbole d’accompagnement 664. La main est citée dans le Coran “au
jour de la résurrection, toute la terre ne sera qu’une poignée de poussière entre les mains de
Dieu et les cieux seront ployés comme un rouleau dans sa droite”665. En poésie, la main comme
l’oeil sont pour certains la métonymie du désir. Pour d’autres, la main symbolise le travail. La
main peut être l’instrument de la justice, de la morale, de l’entraide, de la relation à l’autre.
Que dit-elle chez Chraïbi ? L’importance de la main chez Chraïbi se révèle si forte que
Houach parle même de “chirographie romanesque”666. Par exemple dans les 15 occurences
relevées dans Le passé simple, les mains reflètent les sentiments de l’auteur. Elles trahissent
l’émotion, la peur, la fragilité ou la dureté, la main menace ou console, frappe ou rafraîchit. La
main peut devenir si puissante qu’elle concentre la totalité des sentiments et incarne
l’expression du tout : “je ne fus plus qu’une main” (p194). Organe noble pour Chraïbi, elle
associe le plaisir métonymique, la main qui caresse, à la structure métaphorique, la main qui
sévit : “Ce fut maman, trop heureuse de me voir, qui maintint mes jambes et mon père qui fit
tournoyer le bâton” (Le passé simple,41). Aux jeux de mains entre mère et fils : “Ma mère
cherchait ma main à tâtons. Je la lui abandonnai. Dans ses mains maigres elle la serra comme
un petit oiseau, une présence, un soutien” (70), on peut mettre en parallèle celle du père, de la
Loi : “la dextre du Seigneur allait soudain se tendre et tout se résorberait”(71). Remarquons la
proximité d’évocation des deux mains différentes à la suite, comme si cela devait trancher
chacun dans un rôle bien délimité. Dans Naissance à l’aube Azwaw, de retour auprès de son
peuple les berbères, devient pour certains Al-Khadir, c’est-à-dire : “l’être à qui Dieu avait
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accordé la vie éternelle” (70). Al-Khadir, figure mythique, appartient à une croyance ancienne
qui veut que cet élu de Dieu, immortel, porte une mission prophétique annonciatrice d’une
ère nouvelle. Mais pour la plupart Azwaw s’appelle “le Maître de la Main” car il possède le
pouvoir de redonner la vie par l’imposition de ses mains. Il revient ranimer la flamme de son
peuple. Al-Khadir ou “Le Maître de la main” signifient la même puissance grâce à leur
immortalité. Le pouvoir que l’auteur accorde à la main ne fait que se confirmer, dans un cadre
de légendes, la main reprend toute sa force magique, elle donne la vie.
b) Le goût et l’odorat
Le goût, souvent associé à l’odorat667, apparaît dans les descriptions de nourriture de manière si
alléchante que le lecteur en salive :
On formait religieusement une boule de boundouk avec quelques légumes et un
morceau de viande, on l’arrosait d’une louchée de bouillon, et puis on mastiquait
dans le recueillement d’une prière muette à la Mère Nourricière, yeux fluides,
narines palpitant d’émotion (Naissance à l’aube,108)
Manger représente un acte essentiel quasi omniprésent dans les romans de Chraïbi. Chaque
livre possède sa recette et son moment de jouissance. Les instants culinaires sont si nombreux
qu’il est impossible de tous les citer.668 La nourriture chez Chraïbi déborde de sensualité. Dans
La Mère du Printemps, le mari engage une servante pour qu’elle féminise le corps de sa femme,
c’est-à-dire qu’elle la fasse grossir aux endroits “où il faut”: “il l’entraînait sur la couche afin de
se rendre compte si la nourriture avait fait son oeuvre, épicé certaines parties de son corps de
femme” (71), en d’autres termes le corps doit se transformer en un plat délicieux pour mieux
être savouré. Citons encore le général Tariq parlant de sa jeune maîtresse dans Naissance à
l’aube : “Quand il la sentit tendre à point comme un bon plat de hargma 669, quand il huma à
plein nez son épice de femelle qui le rendait fou, il la posséda” (91). Cette sensualité propre aux
rapports amoureux renvoie à la jouissance qu’apporte la mère à l’enfant quand elle le nourrit.
Ainsi le personnage de Hajja dans Une enquête au pays s’avère significatif car Ali éprouve
énormément de plaisir à retrouver dans les mets qu’elle lui prépare la tendresse maternelle.
Mère-nourriture, deux mots indissociables car la mère est la première à nourrir l’enfant ;
marqué dans sa chair par ce plaisir, l’enfant tente sa vie durant de le retrouver. Cette quête va
au fil du temps se résumer pour certains à l’équation suivante : être aimé égale être rempli. Chez
Chraïbi le thème de la nourriture offre à la langue arabe l’occasion de resurgir. Les arabismes
augmentent au cours du temps, la parole arabe, associée à la mère, fait renaître la jouissance
première. Le champ sémantique de la nourriture appartient de manière explicite à l’univers de
l’instance maternelle.
Deux aspects du goût sont essentiels chez Chraïbi : le lait et l’eau. Considérons d’abord
le lait. Comme l’a dit Gaston Bachelard : “la première syntaxe obéit à une sorte de grammaire
des besoins. Le lait est alors, dans l’ordre de l’expression des réalités liquides, le premier
substantif, ou plus précisément le premier substantif buccal”670. Au Maghreb le lait possède une
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connotation religieuse. Le Coran promet aux fidèles un paradis où coulent des rivières de lait
et accorde au lait la même valeur que le sang, ce qui implique, entre autres, l’interdiction de
mariage entre des nourrissons de mères différentes mais allaités au même sein. La loi va encore
plus loin puisqu’elle interdit tout mariage entre membres de deux familles dont les enfants ont
bu le même lait. “La parenté de lait est une parenté de plaisir et la liqueur lactée en revêtant la
même signification que le sang joue finalement le même rôle que la liqueur séminale”671. Dans
toute la littérature maghrébine perce le thème de la nostalgie du sein maternel : “Et ton rire
fuse du ciel, tel un sein entre les lèvres d’un enfant”672 écrit Ben Jelloun. La particularité de
Chraïbi consiste à ne pas se référer au sein explicitement mais à porter sa vénération sur la
nourriture lactée, qu’il évoque à maintes reprises, en particulier dans Une enquête au pays et La
Mère du Printemps. Il décrit les seins comme des mamelles, insistant sur la priorité qu’il accorde
à la fonction nourricière du sein. Chraïbi, homme musulman raconte à sa manière la puissance
d’attraction exercée par le lait sur l’homme. Il rend hommage au sein maternel nourricier en
lui niant toute fonction érotique. Notons encore que l’écrivain utilise le mot arabe d’Ibn (petitlait) pour parler de lait : l’hommage doit être rendu dans la langue de l’origine.
Autre élément nourricier indispensable à l’homme, l’eau représente une denrée
infiniment précieuse. Vitale à l’homme dans l’espace maghrébin, pays aux terres arides, elle
possède un caractère sacré. “La pluie est de l’eau bénie pour faire vivre les hommes” dit le
Coran673. Au moment de l’islamisation, l’avancée des Musulmans se faisait dans la direction des
fleuves. Les villes devaient être édifiées près de l’eau, comme le rappelle La Mère du Printemps.
Mais au-delà de la connotation sociologique, l’eau constitue un réel symbole religieux et le
Coran la cite fréquemment : “De l’eau, Nous avons créé toute chose vivante”674, “au Paradis se
trouvent de nombreux ruisseaux d’eaux vives et des sources”, l’homme a été créé d’une “eau se
répandant”675. Elle fait partie des pratiques religieuses comme élément de purification ; la prière
rituelle musulmane ne peut avoir lieu sans les ablutions préliminaires avec de l’eau. La
littérature maghrébine rend compte de l’importance de l’eau. Les textes bibliques utilisent la
symbolique des puits dans le désert, symbole que reprend Chraïbi dans le message posthume
du père au fils dans Succession ouverte (185) : “creuse un puits et descends à la recherche de
l’eau. La lumière n’est pas à la surface, elle est au fond, tout au fond. Partout où que tu sois, et
même dans le désert, tu trouveras toujours de l’eau. Il suffit de creuser. Creuse, Driss, creuse”.
On relève dans La Mère du Printemps 80 occurences de l’eau, périphrases non comprises. L’eau
est un marqueur dans la vie de la tribu berbère, les Aït Yafelman se disent fils de l’eau (67) et
pour eux l’eau est fille de terre (93). Ce livre dédie une ode au fleuve l’Oum-er-bia (en français :
la Mère du Printemps), et l’auteur le charge de nombreux symboles. Dans ce fleuve se fait le
serment de fidélité des Berbères à leur tribu. L’eau a même le pouvoir associé au liquide séminal
de donner la vie : “S’il a répandu un peu de sa semence dans l’Oum-er-Bia, eh bien ! qu’elle
germe et essaime en poissons de demain, en vase, en ajoncs, en autant de vies qu’il lui plaise”
(164). La Mère du Printemps s’achève sur les mots : “l’eau de mon pays”. Dans Une enquête au
pays sont mises en avant l’aridité, la dureté du climat et de ses montagnes. L’eau y est à peine
évoquée (4 occurences), son absence n’en est que plus forte.
L’eau est aussi la mer. Non présente à l’intérieur des terres marocaines, l’eau longe les
côtes grâce à la Mer Méditerranée et à l’Océan Atlantique. Tous deux ont marqué le pays : de
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là venait le danger des invasions, de là sont parties les grandes vagues d’émigration. Lieu de
mouvance et objet d’inspiration des poètes, la mer demeure le lieu de l’incertain. Dans ce pays
pris entre mer, montagnes et désert, les Marocains se sont finalement révélés plus hommes du
désert, plus montagnards que marins, comme si l’effroi de la mouvance des flots leur avait fait
préférer les terres même inhospitalières.
La mer renvoie symboliquement à la mort “La mort ne fut-elle pas le premier navigateur”
se demande Bachelard, pour poursuivre par “le héros de la mer est le héros de la mort”676. Mais
la mer renvoie aussi à la vie et au-delà de l’homophonie, le symbolisme de la mer et celui de la
mère se recoupent. Mer et mère, matrices primordiales à l’origine de la vie vers lesquelles se
tourne la nostalgie de l’homme, mais ce désir de regressum ad uterum est angoissant et
mortifère. Mer et mère, toutes deux omniprésentes, alimentent l’imaginaire du Sud, elles se
superposent en un motif récurrent dans l’oeuvre de Chraïbi :
Pour moi, la mer, c’est la musique de Dieu [...] la mer, pour moi, c’est un élément,
un élément autour duquel je suis né, il y a 58 ans, qui demeure très proche, c’est
mon enfance, c’est à la fois une voix qui nous dépasse, qui nous apaise, qui fait appel
à notre émotion, mais c’est en même temps la mère…la maman aussi677.
L’évidence du propos rend tout commentaire superflu. Driss Chraïbi a tendance à utiliser plus
fréquemment le mot masculin d’océan. Cela peut s’expliquer par la présence de l’Océan
Atlantique, le long de la plus grande partie de la côte marocaine, là où il est né, océan qu’il a
aussi retrouvé, comme un vieil ami, pendant quelques années, lors de son séjour sur l’île d’Yeu,
en France. Océan et mer se rejoignent au niveau du symbole, l’océan évoque également les
origines.
Ses livres portent le mouvement de la mer. La maison où le père se réfugie dans Le passé
simple, Succession ouverte et La Civilisation, ma Mère se situe au bord de la mer. Dans le livre
De tous les horizons (1958) une nouvelle s’intitule Une maison au bord de la mer. Dans La foule,
deux parties scindent le texte : le flux et le reflux. Les marées rythment La Mère du Printemps,
la première montre l’ascension d’Azwaw et ses luttes ; la deuxième voit l’islam déferler.
L’épilogue de Naissance à l’aube porte pour titre “L’eau”. Le prologue de La Civilisation, ma
Mère est dédié à la mer. Des expressions récurrentes émaillent les textes, quelques exemples
dans ce dernier livre : marée de rire (65), rumeur humaine de la marée montante (169), déferlant
par vagues (146), par flots (147). Le mouvement des vagues renvoie au bercement de l’enfance :
“on peut renoncer à tout sauf à l’enfance” (Naissance à l’aube,29). Tout est dit dans cette phrase.
“Le sentiment océanique” de Romain Rolland, sentiment religieux, que Freud identifie au
sentiment primaire du Moi correspond au souvenir de l’univers utérin où le foetus se confond
avec son environnement : “A l’origine, le Moi inclut tout, plus tard il exclut de lui le monde
extérieur” 678.
Le “sentiment océanique” contient “les notions d’illimité et d’union avec le grand
tout [...] L’océan fait partie de la nature et figure les conditions de la vie foetale, il
est la toute-puissance, l’infini, l’illimité et l’éternel. Il est le liquide amniotique679.
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Le cocon aquatique du foetus favorise ce sentiment de toute-puissance, sentiment qui perdure
les premiers mois de la vie dans la monade constituée de la mère et du nourrisson. La
symbolique de l’eau désigne la prégnance du monde maternel. Gaston Bachelard a consacré le
premier chapitre de son essai sur l’imaginaire des eaux680 à démontrer le rapport entre l’eau et
le narcissisme : “l’eau est un lait dès qu’elle est chantée avec ferveur, dès que le sentiment
d’adoration pour la maternité est passionné et sincère”681.
Cette extrapolation sur l’eau se justifiait dans la mesure où l’eau, même si paradoxalement
elle est un élément communément décrit comme sans goût, demeure l’aliment de base
indispensable à la survie de l’humain. De plus n’est-ce pas connu que l’eau de chez soi a
meilleur goût qu’ailleurs ? Le lait et l’eau sont étroitement associés et ce n’est certes pas un
hasard si la religion musulmane, qui accorde une place centrale à la mère, leur attribue un
intérêt particulier. Lait et eau désignent ensemble la fixation au monde de la mère.
c) La vue
L’oeil et le symbolisme qui lui est rattaché dominent la représentation de la géographie
humaine chraïbienne. Dans le court extrait de Succession ouverte 682 Chraïbi utilise pas moins de
17 occurences683. Dans la tradition musulmane la fonction scopique appartient à la sexualité.
Les dévots musulmans parlent de coït visuel, la femme découverte suscite un désir “malsain”
chez un homme autre que son mari, ce qui justifie le port du voile la protègeant du regard des
hommes684. La femme musulmane dont la vue provoque le désir de l’autre n’aura pas droit au
paradis. Pour désigner la zone érogène de l’homme et surtout de la femme les canonistes
musulmans utilisent la formule de “corps aveugle”685. Quel plaisir doit éprouver notre auteur à
transgresser un tel tabou lorsqu’il écrit la jouissance à regarder le sexe de la femme (Mort au
Canada) ! Les pratiques traditionnelles concentrent une infinité de croyances et de superstitions :
le “mauvais oeil” désigne l’arme utilisée par les envieux ; “tendre les yeux” signifie désirer
quelque chose ; “avoir un bandeau sur les yeux” ne pas vouloir comprendre. “Voir” en général
signifie comprendre et “devenir aveugle” expression courante dans le texte coranique veut dire
affaiblissement, si ce n’est perte, de la foi. Dans la littérature soufie la vision accompagne la
contemplation, les mystiques parlent “des yeux du coeur”, et de l’oeil comme de “l’essence
immuable”. Poésie et littérature arabes ne possèdent pas moins de 40 qualificatifs qui évoquent
l’oeil. Le Prophète parlait de la prière comme “la pupille de ses yeux” et n’oublions pas que l’un
des noms d’Allah “met l’accent sur sa faculté d’être le Voyant suprême”686. A la spécificité
musulmane des romans de Chraïbi, s’ajoute, du fait de son éducation française, l’héritage grec,
on connaît la fascination qu’exerce l’oeil frontal cyclopéen auquel rien n’échappe687 ; mythe que
Chraïbi parodie ainsi : “Et chacun sait que celui qui a un oeil unique voit plus grand et plus
loin que celui qui n’en a que deux” (La Mère du Printemps, 97). La symbolique de la vision, de
l’oeil, du regard, fait partie des mythes universels688. Comme le dit avec justesse Jean-Paul
Valabrega : “Dans tous les cas, il s’agit soit de regarder ce qu’il ne faut pas voir (le voyeurisme
par exemple), soit au contraire de ne pas voir, avoir vu ou voulu voir ce que l’on aurait dû
voir”689. L’origine des mythes se cache peut-être dans le premier regard, celui de la mère qui
allaite et qui renvoie à l’enfant son premier reflet, la première fenêtre sur le monde.
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La symbolique de l’oeil se trouve souvent renforcée lorsqu’il est associé à un autre
élément. Nous avons retenu deux associations particulièrement intéressantes parce qu’elles
reviennent de manière récurrente sous la plume de Chraïbi : oeil/soleil et oeil/oreille.
Le psychanalyste Karl Abraham a montré le lien opéré dans de nombreuses civilisations
entre l’oeil et le soleil, il en a conclu que “le désir d’aveugler ou d’être aveuglé implique toujours
une idée de punition pour une contemplation interdite, celle du corps de la mère ou du coït
parental”690. Le soleil possède une symbolique forte : rappel permanent des origines, le soleil
indispensable à l’homme fait du bien –fécondateur- et du mal -ravageur, meurtrier. Il mesure
le temps et scande la vie de l’homme. Chez un auteur maghrébin, les jeux d’ombre et de
lumière font partie intégrante de son univers et reflètent son paysage intérieur. On le remarque
par une forte présence ou une forte absence au gré des pays où se déroule le roman691, quelques
exemples : “il se levait ou ne se levait pas”, “pâle soleil de la France”, “un soleil qui s’était levé
et qui s’était couché”692 ; “soleil d’hiver”, “soleil du matin” ,“soleil de l’après-midi”693. Il y a
quelques occurences dans Les Boucs et dans Succession ouverte, cependant le soleil éclaire surtout
La Mère du Printemps (27) et Naissance à l’aube (18). La courbe du soleil, comme le dit un
dicton populaire, épouse le tracé de l’homme, faible le matin, puissant à midi, fragile le soir et
mourant à la fin du jour. Belle métaphore qui accompagne Chraïbi dans son parcours
d’écrivain. La trilogie L’inspecteur Ali, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube révèle la
puissance de l’homme au sommet de sa virilité et de son pouvoir paternel, on comprend que
le soleil y brille plus qu’ailleurs.
Le soleil, associé à l’oeil, qui aveugle et tue, se trouve dans le premier livre, Le passé simple
à travers la mort d’Hamid le petit frère, décès qui survient au mois de mai, époque à laquelle
le soleil n’est pas trop fort, et pourtant Chraïbi décrit une chaleur torride comme en été694 : “Le
ciel est flambant blanc, si blanc que je ne distingue pas le soleil”, “tout de suite le soleil a cinglé
le linceul blanc, jusqu’à le rendre miroitant”695. Pareil détail laisse penser que Chraïbi transpose
dans sa narration la mort de son frère, disparu en plein été : “Je croyais que c’était parce qu’il
avait passé tout l’après-midi sur la terrasse, au grand soleil d’août”696. Le soleil symbolise le père
comme le montrent souvent les dessins d’enfants et les rêves de l’adulte”697. Il nous décrypte
dans Le passé simple le rapport ambivalent entre le père et le fils. Hamid, le petit frère aurait été
tué par le père : “l’on dit qu’il a tué son fils [...] des coups sur le crâne”698. Driss veut croire à
l’infanticide qui le laverait de la culpabilité qu’inconsciemment il éprouve face à la mort de son
frère, Hamid699. La représentation paternelle est celle d’un homme fort comme le montre la
métaphore du père dans Le passé simple (90) : “nerfs d’acier, autorité d’acier, expression d’acier.
Le soleil qui verra cet acier se réduire en rouille ne luira point : inoxydable, l’acier”. Des
pouvoirs exceptionnels sont attribués au père-soleil ou père-acier dont l’immortalité est sans
doute le plus imposant. L’immortalité se confirme dans d’autres détails. Ainsi le père mort dans
Succession ouverte continue à régler dans les moindres détails les faits et gestes des vivants. Mort
dans Succession ouverte, il revit dans La Civilisation, ma Mère. Dans La Mère du Printemps et
dans Naissance à l’aube le père traverse le temps, il disparaît, revient. Immortel, il accède au
statut divin et cette ascension se poursuit dans les romans. Le dernier roman n’a-t-il pas pour
personnage central le Prophète, figure paternelle emblématique ? Cette toute puissance du père
se retrouve dans la seconde association oeil/oreille.
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“Je veux voir tes paroles”, “ils regardent sa voix”, “me regardait d’un ton” “j’entendais son
rire, je ne le voyais pas” : cette figure poétique récurrente de l’auteur qui associe l’oeil à la parole
confirme la présence paternelle. Ce dernier surveille jalousement son bien et peut punir.
L’angoisse concernant les yeux, du devenir aveugle est un substitut bien souvent de l’angoisse
de castration700 car il y a relation de substitution entre l’oeil et le membre masculin et la crainte
de le perdre. Etudions de plus près une de ces expressions dans son contexte littéraire : “ils
regardent sa voix” (La mère du Printemps,91). Ils désignent les fidèles du chef Azwaw qui le
suivent partout, ils représentent le peuple berbère avant l’arrivée de l’islam. Sa voix est celle de
Oumawch, le plus ancien des anciens, il est aveugle (l’auditoire regarde un aveugle). Il raconte
l’histoire de la création du monde en s’accompagnant des mêmes interminables notes. Cette
histoire est importante pour Azwaw car elle appartient à l’héritage des ancêtres mais surtout elle
fait revivre sa mère. Morte il y a longtemps, sa mère racontait aussi cette histoire en s’y
abandonnant tellement qu’elle semblait “devenir aveugle”. Toute la nostalgie de l’enfance
imprègne ces lignes et aussi la soif de venger la mère morte de misère, soif qui le guidera dans
son combat pour la justice. Dans ce contexte l’expression prend toute sa force. Elle est
extrêmement intéressante car il y a un glissement de l’oeil vers la parole. On peut se demander
s’il ne s’agit pas là d’un exemple de déplacement, il faudrait lire alors “sa voix les regardait”, la
voix qui relève de l’écoute désigne l’oeil du père qui intervient en tiers pour interdire le désir
pour la mère, le risque encouru étant la castration. Mais cette figure, qui semble être propre à
Chraïbi, semble exprimer un embarras réel à harmoniser les deux mondes, le maternel et le
paternel, l’oeil et la parole sont comme l’exprime Rosolato deux étapes :
Dans l’évolution de l’enfant, la fixation au visuel est une étape importante de
dégagement à l’égard de la fusion avec la mère. La vue garde l’attrait pour le contact,
le lien par le contrôle et le regard, avec elle, avec sa proche présence retrouvée dans
le visible. L’écoute de la parole, au-delà, pour s’affranchir du pôle maternel se tourne
vers le père, et vers le sytème digital du langage701.
Ce déplacement de l’oeil à la parole se situe dans l’évolution de l’enfant. Le visuel est en jeu
avec les premières angoisses de séparation car mieux que l’ouïe, la vue assure d’une présence
sans ambiguïté, elle permet de garder le contact avec la mère. Mais la vue permet ensuite, en
se fixant sur d’autres objets, de dépasser la dépendance fusionnelle avec la mère et au-delà,
l’écoute devient importante. En tant que domaine de l’abstraction du système digital du
langage et de sa loi, elle renvoie à l’instance paternelle. Par ce développement nous avons voulu
mettre en évidence la prédominance de l’oeil sur l’oreille chez Chraïbi. Qu’il soit évoqué seul
ou accompagné d’un autre élément, il désigne l’oeil du père qui surveille mais surtout l’oeil de
la mère qui couve. Au-delà de la fonction protectrice, le regard de la mère renvoie au bébé sa
propre image comme dans un miroir. C’est ce qui permet le développement des potentialités
créatrices. Si la mère reflète son propre état d’âme à son enfant, ce dernier ne peut se voir. Ses
capacités créatrices en seront alors atrophiées, ce qui n’est absolument pas le cas de cet auteur.
Sa mère n’a vu que lui, semble-t-il, et lui n’a vu que lui dans le regard de sa mère702. On
comprend alors l’essence de cette écriture que nous avons régulièrement qualifiée de narcissique,
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car là se révèle l’aspect positif et constructeur du narcissisme dans ce qu’il permet l’art.
d) L’ouïe
Dans le vocabulaire du corps au Maghreb, Malek Chebel remarque que l’oreille tient un rôle
plus négligé que les autres organes des sens.703 Chraïbi n’accorde pas non plus exagérément
d’intérêt à la configuration anatomique de cet organe mais il met l’accent sur l’immense plaisir
qu’il apporte à l’homme grâce à la musique. Il invente même des expressions : “A perte de
vue…à perte d’ouïe” (Succession ouverte,21) ou encore “me regardait d’un ton” (Le passé
simple,172). La musique accompagne plusieurs récits. Dans Les Boucs (147) et dans La Mère du
Printemps (56), elle devient musique incantatoire coranique. La voix du héros, Azwaw devenu
pour un temps l’imam Filani, appellera du haut du minaret les fidèles à la prière dans Naissance
à l’aube. Dans ces deux derniers livres et dans Mort au Canada, la même chanson du pêcheur
lie le père à la fille. Nous lisons des morceaux de partition dans Naissance à l’aube où la musique
émeut aux larmes le héros ; un héros musicien se rencontre dans Mort au Canada et dans La
Mère du Printemps. La musique rattache l’écrivain au monde de la tradition, de son origine et
porte toute la nostalgie de l’avant-exil. Dans Naissance à l’aube, le père se sert de son luth afin
d’aider Yerma à retourner dans les temps anciens où elle n’était qu’une petite fille en adoration
devant son père et ainsi l’aider à se libérer de cet enfant qui n’arrive pas à naître. Benchama a
analysé les instruments de musique évoqués par Driss Chraïbi, il relève ainsi que les nay et
bendir (flûte-roseau et tambour) : “ont une valeur suggestive et servent de catalyseur à la
mémoire qu’il faut préserver, la mémoire anté-islamique, du temps des mythes païens....ils sont
associés à un espace spécifiquement berbère”704. Dans Une enquête au pays Ali reconnaît, sans
pouvoir y mettre des mots dessus, le son des tambours comme appartenant à son passé, ils
annoncent la mort du commissaire. Par ailleurs la musique fait partie également de la tradition
islamique ainsi : “la tradition rapporte que, Mavlânâ Djalâl-ud-Dîn Rûmi, célèbre soufi du XIIe
siècle considérait le Ney 705 comme étant le symbole de l’Homme complet, qui obéit à Allah
comme l’instrument au souffle du joueur”706. Quant au bendir, son utilisation remonterait à des
temps plus reculés. La musique, métaphore d’amour, comme le chantent les musiciens depuis
toujours, remplace la littérature à l’eau de rose peu développée dans les pays musulmans. Il n’est
de remarquer l’immense popularité de certains chanteurs comme la célébre chanteuse
égyptienne Oum Kalthoum ou encore Mohammed Abdel Walab707. La musique chez Chraïbi
rappelle le bercement de la mer qui apaise, comme le tout petit enfant trouve la sécurité dans
le balancement répété.
Le silence, motif littéraire classique, alterne avec la musique dans les romans de Chraïbi.
Dans Le passé simple : “Le silence est un prélude d’ouverture à la révélation [...] il enveloppe les
grands événements, donne aux choses grandeur et majesté” ; la mère fait sa prière (34) : “elle fait
une pause et le silence tombe”(35) ; “L’évier, en aspirant l’eau déversée d’une volée, rote [...] puis
le silence se rétablit”, c’est le moment choisi pour faire entrer le père dans la pièce après une
absence de trois ans. La famille va faire la prière puis partager le repas : “Personne ne parle” (36).
L’annonce de la mort de son père fait s’abattre sur le héros “une pluie de silence” (Succession
ouverte,18). Chez Chraïbi, le silence constitue une mise en scène pour accentuer la solennité
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du texte. Le silence peut avoir diverses fonctions par exemple dans L’inspecteur Ali, le silence
accompagne le discours du chef Mohammed et se veut empreint d’autorité, alors que pour
Raho, le silence devient mutisme et signe de méfiance, mais aussi prologue à la méditation.
Musique et silence, indissociables l’une de l’autre, la première apporte le plaisir, le second
précède et suit l’arrivée de l’autre. Tous deux accordent des plaisirs différents et accompagnent
l’homme.
L’oreille appartient au langage du corps et son sens est plus développé dans sa
juxtaposition, que l’on rencontre fréquemment chez Chraïbi, avec l’oeil.
On constate que situer les sens dans le paragraphe sur le métonymique croyant que tout
ce qui appartient au corps relève du domaine maternel s’avère insatisfaisant. Le goût avec tout
ce qui se rapporte à la nourriture constitue le propre de cet univers ; l’oreille, l’oeil et la main
concernent les deux mondes dans un mouvement de va et vient. Le monde maternel ressort
dans la nostalgie de l’avant, par la nourriture, par la caresse de la main maternelle, par la
musique qui berce mais surtout par l’oeil qui veille. L’instance paternelle utilise ses sens d’une
autre manière. Le monde paternel inclut du corporel mais de manière reportée, organisée,
partagée ; l’association oeil/parole en est une illustration, la musique aussi. L’oeil domine en
tant qu’organe autonome mais il s’affirme aussi en formant des sortes de binômes avec l’oreille
et la main. L’intérêt de l’étude des sens a été de montrer le chevauchement des deux
orientations tout en montrant que chez Chraïbi le monde maternel l’emporte.
1.2 Le corps malade
La maladie est une manière d’expression, de langage du corps, elle devient motif récurrent dans
l’oeuvre chraïbienne. Elle concerne principalement la tête : l’otite dans Les boucs et Succession
ouverte, la méningite dans Le passé simple, Les boucs et Une enquête au pays, la migraine dans
Une enquête au pays, La Civilisation, ma Mère, Mort au Canada. La maladie désigne sans doute
un élément biographique : le traumatisme de la mort du petit frère emporté subitement par
une méningite708. Mais la surreprésentation de la maladie dans ses romans semble évoquer
d’une manière générale la peur de la mort709. On peut s’étonner d’une telle angoisse lorsque
nous observons l’attitude de l’islam envers la mort, attitude que résume Chebel ainsi : “la vie
n’a aucune vertu en soi, elle ne peut se justifier que par la mort qui lui succède et la
parachève”710. L’islam a cru domestiquer l’angoisse de la mort en promettant la félicité
éternelle711. Mission difficile car celle-ci a des racines trop profondes correspondant à une
atteinte directe du narcissisme. Le petit enfant, protégé dans la bulle narcissique de la mère, ne
peut imaginer la réalité de la mort. Aussi tout le monde meurt dans les romans de Chraïbi, sauf
le héros712. Mer, mère et mort se confondent de manière métonymique. On se souvient de Fès,
la ville de la mère qui était “triste comme un cimetière”. Une telle homophonie peut traduire
l’angoisse d’être rattrapé et englouti par la mère. Le héros part, s’enfuit, particularité des
personnages de Chraïbi713. Cette fuite le conduit vers l’aventure, la découverte, monde paternel,
mais à long terme le voyage se transforme en exil. S’exiler est la résultante d’un double
mouvement, quitter le domaine familier maternel et aller vers l’étranger paternel : “ex-pulsion
du pays de la mère pour aller suivre et redécouvrir les traces de l’autre”714. La langue maternelle
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s’inscrit dans le corps avant le langage construit paternel, et on ne s’en échappe jamais. Du
langage, l’exil peut offrir une manière de s’en libérer, de s’éloigner de la parole reçue pour créer
la sienne propre. Et l’intégration du familier et de l’étranger amène l’individu à la création de
son propre univers langagier. Mais l’autre langage, que l’homme porte en lui et garde incrusté,
avec la nostalgie des origines, ressurgit chez l’homme vieillissant. Certaines répétitions
traumatiques, selon l’hypothèse de Freud, seraient la conséquence d’un événement dans le
passé auquel le sujet ne peut faire face, qu’il ne peut ni intégrer, ni abstraire en le refoulant.
Répéter aurait ainsi pour fonction de réduire la douleur mais le retour du “même” c’est le
contraire d’une avancée, c’est le retour à la mort. Pour Freud ce genre de répétition porte le
sceau de la pulsion de mort. L’écriture de Chraïbi le porte à double titre. Le premier renvoie à
la période qui lie étroitement mère et enfant715, le second concerne le traumatisme de la mort
du petit frère.
1.3 L’obscénité
Le corps parlant se traduit par une écriture chez Chraïbi qui peut sembler parfois vulgaire, voire
obscène. Marc Gontard remarque que le langage obscène appartient au champ imaginaire de
la langue arabe :
Le langage obscène au Maghreb se présente comme un capital de signes
extrêmement virulents, doublé d’une fonction compensatrice évidente. Il est
important de rappeler, afin de montrer l’importance du langage obscène, que la
culture orale a été, jusqu’à ces dernières années, le véhicule privilégié de la
transmission de la Loi au Maghreb. Tenant essentiellement de cette tradition, le
langage obscène appartient à un imaginaire en “clair-obscur”qui est spécifique de la
langue arabe716.
Fondamentalement il faut lire dans l’expression obscène l’influence arabe puisque proférer des
injures, des malédictions ou obscénités relève d’une pratique très courante dans tout le
Maghreb. Nous n’évoquons pas ici des pratiques propres au monde oriental comme par
exemple roter, signe de politesse et de remerciements au Maghreb. Certes, pareille trivialité
peut choquer un lecteur occidental, qui, porteur en cela de la tradition aristotélicienne, accorde
plus de valeur à l’éternuement qui vient du haut [de la tête] qu’aux pet et rot qui viennent des
parties moins dignes et respectables717. Une telle dichotomie entre le corps et l’esprit est
toujours vivace au début du XXIe siècle en Occident. Le pet, tabou occidental, s’inscrit dans
les interdits de l’islam comme signe d’impureté pendant le rituel de la prière. “Vous croyez
avoir pété. Mais réfléchissez, peuple de dieu. Votre anus a-t-il éjecté une once de fèces ? Non ?
Alors, tranquillisez-vous : vous n’avez pas pété” (Le passé simple,169). Rot attaché aux pratiques
sociales, pet à celles religieuses, ce que nous nommons cru fait partie du quotidien d’autres
cultures. Chraïbi se moque volontiers des excès de certaines pratiques religieuses, conscient
qu’il doit être d’un discours inhabituel pour un lecteur autre que maghrébin718. Il veut choquer.
La facette sociologique n’explique pas tout. L’obscénité langagière de Chraïbi est jubilatoire.
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Obscénité, rire, truculence, nous rappelle l’écriture rabelaisienne dans laquelle le langage du
corps prédomine. Chraïbi jouit du plaisir que donne le son du “gros mot” ou du juron car ces
mots le renvoient au plaisir du corps, comme l’enfant éprouve de la jouissance dans la
formulation du “pipi-caca”.719 Son vocabulaire évoque tout ce qui se trouve en dessous de la
ceinture: “Vous n’éternuez pas, ne toussez pas, ne rotez pas, ne pétez pas.....Bordel de bordel !
Si j’avais su, je serais resté au bordel” (Le passé simple,166); “mes testicules se raidir” (195) ; “se
vidanger” (203); “secouée de joie jusqu’à pisser” (71) ; “baise, pète”(93) ; il achève le livre en
“pissant” sur la ville720. L’obscénité évoquant le corps constitue une dominante du langage
populaire maghrébin, avec une prédominance de qualificatifs pour le corps de la mère -même
si évoquer la mère relève du blasphème suprême-, de la femme en général et des organes
génitaux. Elle témoigne d’un inconscient collectif :
Tout se passe comme si l’obscénité recélait en elle une vertu cathartique [...] En
disant des mots obscènes, on provoque, on catalyse, on draine le libidineux. On
l’exprime ; on l’apprivoise ; on le désamorçe [...] En se gargarisant des mots obcènes
on finit par maîtriser symboliquement et provisoirement les phantasmes qui
angoissent et il n’en manque pas dans les sociétés arabo-musulmanes [...] Ce sont
peut-être les sociétés les plus puritaines qui sont celles qui produisent le plus
d’obscénités verbales et [...] obsessionnelles721.
Chraïbi limite ses propos aux organes génitaux. Une seule fois il s’attaque à un interdit suprême
lorsqu’il fait allusion aux mouchoirs de la mère dans Le passé simple, car ils sont la preuve du
coït parental. En touchant à l’intimité de la mère, il brise un tabou absolu en Orient plus
qu’ailleurs : la pudeur. La pudeur, accompagnée de la notion de pur et d’impur, domine la
société maghrébine et règle la vie des femmes et des hommes. Le sang menstruel en est un
exemple : “si le sang de la vierge qui vient d’avoir ses premières menstrues est talismanique (il
suscite la passion des jeunes filles pour les hommes qui la courtisent), aux menstrues des
femmes plus âgées est rattachée la notion d’impur”722. Driss Chraïbi franchit souvent la
frontière entre pur et impur, il ne craint pas de raconter les menstruations d’Hineb encore
vierge ou de Yerma à peine nubile, description obscène dans l’univers maghrébin : “Impure !
Aha! Attends la prière de midi et tu verras. Attends avec ton jus. Ne te lave pas. […] Le sang
est ce qu’il y a de plus pur au monde.”(Naissance à l’aube,92). Il aurait pu atténuer le tabou
enfreint en se servant de mots français mais l’auteur ose assumer l’interdit en utilisant une
expression arabe : “avoir ses dettes”. L’obscénité fait partie de la culture de l’auteur mais aussi
de son imaginaire scriptural propre. Il s’en sert pour affronter ses démons. Et comme le dit
Georges Devereux : “les injures classiques dans une culture donnée révèlent les pressions et les
tensions propres à cette culture, tandis que les injures individuelles dévoilent les peurs de leurs
auteurs”723. Dans une société où les mères s’offrent comme seule image féminine possible et où
le meurtre fantasmatique de la mère, comme l’a mis en scène le conte de Jawdar, se révèle
impossible, le langage tente d’attaquer le roc maternel par l’obscénité la plus fréquente au
Maghreb724. L’obscénité touchant la mère n’effraie pas Chraïbi, même si l’allusion au sexe de la
mère se fait au travers du langage naïf de l’enfant. Le langage obscène de son écriture évolue au
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fil de sa maturation. Cru et violent dans les premiers romans, il devient inconvenant au niveau
du tabou qu’il soulève, à savoir enfreindre les interdits concernant l’intimité de la femme :
menstruations, accouchement, ébats sexuels. L’homme mûr s’approprie cette dernière forme
d’obscénité qui n’a plus rien en commun avec le langage violent de l’adolescent en butte au
monde de l’adulte. Le glissement se fait de manière progressive, elle se révèle évidente à partir
de La Mère du Printemps.
1.4 Le paratexte
Le dernier témoin de l’attachement de l’auteur au monde du corps et de la mère se cache
derrière le paratexte parce qu’ici il ne doit pas être lu comme le souci d’évoquer l’autre mais
comme le signe d’une occupation narcissique. Les romans de Chraïbi sont riches de messages
autour du texte : dédicaces, épigraphes, préfaces. Ils nous transmettent d’une manière générale
la nécessité qu’a l’écrivain d’attirer notre attention sur la généalogie du texte.
Les dédicaces, marque personnelle de l’auteur, ouvrent une lucarne sur sa vie privée, à
mots couverts ou non. Le message adressé à un(e) lecteur(trice) sera reçu par tous, sorte
d’hommage ou de remerciement public envers un être cher. Au-delà de l’intention tout à fait
louable, il semble que, d’une manière moins consciente, l’auteur souhaite s’attirer surtout la
sympathie ou l’admiration du lecteur. Les dédicaces de Chraïbi s’adressent à des amis, à des
femmes, à sa femme parfois, à sa mère, à son père et même une fois à ses enfants. Par trois fois
elles s’adressent au Maroc et aux Marocains. Parfois la dédicace suit le cours du temps. En
1972, elle s’adressait à Sheena comme à une soeur, citée à côté de la mère et de l’ami (La
Civilisation, ma Mère). En 1993 dans Une place au soleil, la dédicace est destinée à Sheena, la
maîtresse725. Au gré des rééditions, les dédicaces changent. La première version du Passé simple
était adressée à François Mauriac : “A François Mauriac, 1954, il y avait alors la révolte et
l’espoir” ; en 1977, Le passé simple sort dans la collection “Médianes” avec une autre dédicace :
“A Hassan II et autres valeureux leaders du monde arabe”. Dans la version de 1985 les dédicaces
sont un remerciement de l’auteur à l’intention des étudiants marocains : “Je dédie ce livre à tous
les étudiants marocains qui m’ont accueilli chaleureusement dans mon pays natal, en février 1985,
après vingt-quatre années d’absence”. Il est intéressant de remarquer comment le paratexte colle
au parcours de l’écrivain et ce d’une manière parfois plus explicite que le texte romanesque726.
L’ensemble des dédicaces renvoie l’image d’un écrivain apparaissant comme un ami fidèle, un
bon fils, un bon père, un bon mari et un bon amant727. Le paratexte auctorial rejoint le texte
romanesque dans des approches séductrices, on y retrouve le désir de plaire, de se montrer sous
son meilleur jour donc dans une démarche séductrice et non dans celle d’aller à la rencontre de
l’autre.
Qu’en est-il des épigraphes ? Elles sont très nombreuses et de longueur variable. Elles se
situent en début de livre et pour certains livres avant chaque chapitre. Driss Chraïbi fait appel
à une palette d’écrivains ou de philosophes pour introduire ses propos. Cette technique
confirme la définition de Gérard Genette pour qui la fonction de l’épigraphe est de donner un
effet de caution indirecte grâce à la proximité d’un personnage célèbre728. Souvent les citations
comme celle de W.C Halstead729 ou encore celle de Lester Ward730 apportent la conviction de
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la science. Chraïbi aime ce genre de sentences imposantes et s’y essaie parfois lui-même :
“Qu’avons-nous donc été, qu’avons-nous eu et fait pour que nous mourions deux fois –une fois
dans l’amour et une fois en nous-mêmes ?” (Mort au Canada). Plusieurs épigraphes sont
d’origine religieuse : “l’islam redeviendra l’étranger qu’il a commencé par être” (La Mère du
Printemps), citation du Prophète, ou “le respect des liens utérins ajoute à la vie”(Naissance à
l’aube et L’homme du livre). En résumé, la lecture des épigraphes apporte l’image d’un écrivain
lettré sachant jongler avec des citations hétéroclites731. L’accumulation des citations peut
ressembler à de l’étalage culturel, mais révèle surtout le souci de l’auteur de séduire son lecteur.
Les préfaces confirment la tendance un peu pompeuse des épigraphes. Elles sont souvent
sérieuses, parfois teintées d’humour comme celle du Passé simple :
Et le pasteur me dit : -Nous aussi, nous avons traduit la Bible. Nous y avons trouvé que
Dieu a créé les premiers hommes de race noire. Un jour le Noir Caïn tua le Noir Abel :
“Qu’as-tu fait de ton frère?” Et Caïn eut une telle frayeur qu’il en devint blanc. Et depuis
lors tous les descendants de Caïn sont blancs.
On peut s’interroger sur le sens de cette histoire en préface d’un livre racontant le désir de
parricide et la mort du frère quand habituellement la fonction de la préface est d’assurer une
bonne lecture “voilà pourquoi et comment vous devez lire ce texte”, fonction que rempliront
les autres préfaces732. La plupart d’entre elles expriment les souffrances et espérances des êtres
humains, jusqu’à devenir parfois militantes. Par exemple l’auteur dédie La Mère du Printemps
aux minorités ; mais il faut noter que ce discours militant est directement atténué par un
avertissement qui suit : “Ceci n’est pas un livre d’histoire mais un roman [...] toute
ressemblance…”. Enfin dans Une place au soleil le ton devient humoristique et les préfaces, à
l’image du contenu des romans, deviennent plus légères, signant la fin d’une période d’écriture
tourmentée.
Signalons encore deux éléments permanents chez Chraïbi. Le premier consiste en
l’annonce d’un prochain livre à paraître sur la page intitulée “du même auteur”733. On relève
cette pratique dès son troisième livre, L’âne (1956). Chraïbi y donne deux titres de livres en
préparation, Introduction à la vie et Les vieux. Ils n’ont jamais été édités, ou tout du moins pas
sous ces titres. Dans le livre suivant De tous les horizons (1958), on lit “à paraître” Succession
ouverte et Don Slim de la police ; le premier sortira quatre ans plus tard, quant au second il n’a
pas vu le jour sous ce nom. En 1966, il annonce dans la revue Souffles deux livres à paraître :
Le calme qui suit la tempête ainsi que Une journée dans le monde. Or un an plus tard, en 1967
paraît Un ami viendra vous voir, dans lequel est cité “en préparation” Naissance, et C’était un
jeudi et Catherine, allons-nous-en. Dans Mort au Canada, il y a “en préparation” Au delà de
l’expression ; sur ce dernier livre, nous en savons un peu plus grâce à une interview de Chraïbi
dans laquelle il parle à plusieurs reprises de ce livre, comme étant le livre hommage à sa mère.
Ce livre n’a jamais été édité.734 Naissance à l’aube annonce L’émir des croyants qui sera publié, en
1994 sous le titre L’homme du livre735. En 1993, Chraïbi parle de Un enfant et la vie dans Une
place au soleil, et annonce la parution de Vu, Lu, Entendu dans deux romans parus
respectivement en 1996 et en 1997736. Cet ouvrage est effectivement sorti en 1998 avec
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l’annonce, devenue habituelle, du tome II en préparation. Il est sorti en septembre 2001. Une
telle obstination à toujours annoncer “des romans à paraître” peut signifier la prolixité de
l’écrivain, aux casiers regorgeant de textes plus ou moins avancés, elle peut également illustrer
une anxiété qui pousse l’écrivain à se mettre dans l’obligation de produire. Peut-être répondelle plus prosaïquement à des fins commerciales. Même si Chraïbi évoque à maintes reprises
dans ses interviews l’aspect aléatoire du métier d’écrivain sur un plan financier, l’interprétation
reste ouverte.
Un deuxième élèment caractérise l’oeuvre de Chraïbi : l’écriture de tous ses livres est datée
et inscrite à la fin du roman : “Rêvé au Moyen-âge sur les vestiges d’une naissance, à Cordoue,
puis à Fès ; écrit en France en 1984-1985, de nuit, et parfois l’après-midi, lors des siestes de
mon dernier né : Tariq”. (Naissance à l’aube). Cette nécessité de signer et de dater les textes, qui
n’est plus d’usage, peut relever d’un besoin tout à fait maternel de conserver le moment du
plaisir, de le prolonger.
Une autre particularité de notre auteur concerne l’utilisation massive de citations et d’exergues,
qui selon Basfao serviraient de “béquilles” :
Les auteurs de ces citations faisaient office de “pères spirituels [....] la fonction
fondamentale de l’usage de la citation dans l’écriture chraïbienne me semble être
celle d’ersatz, produit de remplacement d’une Parole paternelle défaillante737.
L’interprétation de Basfao ne nous convient pas totalement. Nous ne sommes en effet pas
convaincue de la “défaillance” de la parole paternelle, dans le sens d’absence, il nous semble que
l’auteur utilise “les pères spirituels” comme un moyen de contourner la Loi paternelle pour
retourner dans l’univers maternel. Ainsi le paratexte paraît répondre à une nécessité d’utiliser
jusqu’au moindre espace du livre pour ne pas avoir à le quitter, pour garder cet instant
éternellement. Les épigraphes scientifiques, les références à de grands auteurs et le “à paraître”
le rassurent, et leur côté séducteur désigne un besoin évident de plaire. Conserver ce moment
de l’écriture de même que le désir de flatter son ego répondent à l’aspiration du petit enfant
qui évolue dans son monde narcissique où seul son plaisir compte. Enfin il faudrait aussi
évoquer les signes qui entourent les mots des textes. Chraïbi en est extrêmement friand, cela
représente sa façon à lui d’insister, dit-il, lorsqu’il ne trouve pas les mots assez forts. On trouve
des signes comme des partitions de musique écrites par l’auteur, pour qui la musique semble si
importante qu’il ne peut la séparer de l’écriture, ou des arabesques coraniques qui montrent la
fascination de l’écrivain pour la richesse de sa religion et de sa culture. Le livre, par le rajout de
calligraphies, devient entre les mains de cet auteur un objet visuel, phénomène peu courant qui
rejoint ainsi à sa manière le motif de la vision : l’oeil qui protège.
2 RÉPÉTITION
E T É N U M É R AT I O N
Métonymie et métaphore vont toujours ensemble, mais au départ l’articulation est surtout
d’ordre métonymique, bien que, à l’origine de tout mot (qui remplace une chose ou une
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personne) il y ait aussi une métaphore (puisque remplacement). Ainsi le langage, à son origine,
est métaphore puisqu’il “remplace” autre chose. Après cela la répétition est surtout
récapitulation métonymique, pur “alignement”. En tant que figure primitive de toute
représentation elle semble être une forme de métonymie pure. Le fait qu’on soit capable
d’utiliser tel ou tel mot est déjà une répétition “originelle” pour ainsi dire du dictionnaire.
Après seulement elle devient figure de style visible, qui présuppose l’autre, “invisible”,
“implicite”.
Sur un plan concret les travaux de Jean Piaget ont montré que l’acquisition du langage
suit le développement neurologique et psychologique de l’enfant738. Pendant la toute petite
enfance il répète inlassablement en imitant, ensuite il énumère ses acquis langagiers dans un
discours égocentrique qui ne s’adresse qu’à lui-même, avant d’atteindre le langage socialisé qui
le plonge dans la communication sociale, montrant qu’il est plus avancé dans son
développement. Enumérer des mots signifie d’abord une tentative de maîtriser son univers,
mais aussi révèle la difficulté à choisir, car choisir –remplacer un mot par un autre- signifie
d’une certaine façon éliminer et donc perdre. Dans cette phase d’apprentissage correspondant
sur le plan psychologique au narcissisme freudien affectif, l’enfant n’en est pas au choix. Cela
viendra dans un développement ultérieur quand il pourra remplacer un mot par un autre, dans
le monde métaphorique.
La répétition, cette grande dame du champ métonymique est surreprésentée dans
l’oeuvre de Chraïbi. On la retrouve à divers niveaux : les mots, les phrases, les sons, les
chapitres, les livres, les personnages. La répétition donne au lecteur un sentiment de déjà lu non
désagréable, qui peut se transformer en une impression d’intimité partagée avec l’auteur.
L’écrivain entraîne le lecteur dans un univers qui peut plus ou moins lui convenir. L’atmosphère
de “connu” qui s’en dégage porte la marque du monde maternel où l’enfant domine un univers
sécurisé. La figure de répétition n’appartient pas en propre à l’écriture de Chraïbi, elle est la
marque de toute littérature. La spécificité se trouve dans les domaines qu’elle touche car
comme l’a montré Sarah Kofman, le fantasme individuel d’un créateur, même s’il n’est qu’une
variation d’un fantasme universel, n’en est pas moins typique739.
Dans le paragraphe précédent nous avons souligné l’aspect récurrent concernant le
langage du corps, nous poursuivons maintenant avec les niveaux évoqués ci-dessus. Pour cela
nous nous appuyons principalement sur l’extrait de Succession ouverte. La répétition devient
parfois enlisement, ainsi l’exemple de cette phrase très longue qui commence par une
métonymie : “des mains qui eussent inspiré Rodin”, continue sur une métaphore “des
lévriers..”, se poursuit sur une répétition : “longue, très longue”, pour s’achever sur “une coulée
de bronze”, référence à la sculpture nous ramenant au début de la phrase740. Un peu plus bas
on reconnaît une concordance entre le verbe “s’effrangeaient” et plus loin “déchirures”741 et
également une persistance à utiliser le déplacement entre l’oeil et la voix742. Cette impression de
s’enliser dans des mots que donne la répétition témoigne de la difficulté à abandonner le plaisir
d’une formule plaisante pour aller vers ailleurs.
Les figures de style de la répétition sont utilisées avec excès. Toujours dans l’extrait de
Succession ouverte l’anaphore rhétorique743 : “Quand elle se penchait, quand elle tendait un
plateau, quand elle se relevait”744 est une illustration de ce que l’on lit souvent. Un peu plus bas
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commence une anaphore rhétorique qui revient à neuf reprises : “Voici”. Elle introduit neuf
paragraphes et accompagne la plainte comme une lamentation qui serait psalmodiée.
L’anaphore, en rythmant l’énoncé, apporte une tension poétique, elle vise à entraîner
l’adhésion du lecteur. L’alignement des voici conserve le caractère énumératif du champ
métonymique et lui confère un caractère solennel, solennité du “il était une fois” de l’enfant
trouvé déjà souligné745.
Les répétitions de couples sémantiques antynomiques : “Deux Malraux, le jeune et le
vieux, le vivant et le mort, l’actif et le passif, l’homme du combat et l’homme de l’art”746
produisent le même effet et sont également très fréquentes dans tous les livres. Par contre, une
autre forme de répétition, l’épiphore747 ne relève sans doute pas du domaine protégé de la mère
car la reprise hyperbolique en fin de phrase peut donner une vision caricaturale de la réalité
évoquée : “je ne mange pas. Je ne bois rien. Je ne fume pas. Je n’ai besoin de rien”748. Ainsi le
ton humoristique fait déplacer la répétition vers le métaphorique, car l’humour, attestation de
la distance, montre l’accession au monde paternel.
Toujours au niveau des figures de style, l’utilisation de topoï tels que : “une sorte de
nomade sans bâton et sans Bible”, “ces idéologies des lendemains qui chantent”749, tend à
indiquer une maîtrise du langage, maîtrise toute métonymique par son côté sécurisant. En
même temps l’utilisation de topos renvoie au domaine métaphorique parce qu’ils sont souvent
chargés d’ironie. L’épitrochasme, suite de termes brefs, est une figure d’amplification qui
imprime un rythme à l’énoncé : “des conseils pour écrire, pour percer, pour faire carrière750 et
qui, de ce fait, se rencontre souvent en poésie. Cette figure caractéristique de notre auteur
confirme avec les autres figures une écriture dominée par le monde maternel.
Chraïbi se plaît à utiliser aussi la digression. “Les petits récits”, insérés dans ses textes
permettent au héros de s’échapper quand la tension se révèle trop forte, intolérable. Cette
figure lui offre un abri contre le danger qui l’oppresse, mais lui permet aussi de faire une pause
avant de l’affronter. Une telle attitude sert le besoin de monde sécurisant, il faut se protéger et
rassembler les morceaux éparpillés de sa personne avant de monter au créneau. L’extrait de
Succession ouverte offre un parfait exemple de texte digressif, il fonctionne comme une sorte de
grande parenthèse permettant au héros de faire le point avant de retrouver sa famille et
d’affronter la mort du père.
Chraïbi se sert également dans différents romans des mêmes comparaisons : “Les jambes
étendues comme une paire de haches”751 ; ou pour décrire les yeux aussi bien de la mère que du
père posés sur l’enfant : “les yeux sans cils”752, “deux trous de tendresse”753 ou “boules de
tendresse”754. A travers ces comparaisons se lit l’articulation entre le métonymique et le
métaphorique car comparer signifie être plus loin et appartient au champ métaphorique alors
que répéter les mêmes termes montre le souci du tout petit enfant qui ne peut qu’aligner des
mots. En ce qui concerne l’emploi de certains mots, l’auteur a fréquemment invoqué l’amour
des mots qu’il éprouve pour justifier un usage récurrent. Nous l’avons déjà dit lors de
l’observation des sens les mots de la nourriture, comme hargma ou iben755, désignent “un
tatouage de l’enfance”756. Tatouage que Chraïbi a formulé si joliment dans Les Boucs : “J’ai peur
que nous n’ayons jamais d’autre avenir que notre passé”757. Une autre expression tenants et
aboutissants 758, si souvent rencontrée dans ses livres offre une vision de cercle achevé, elle inclut
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l’origine et la fin. On la trouve accolée aux termes de -Père-Seigneur, démocratisation, société,
Coran, ‘faire, avoir, être”. Une telle juxtaposition amène à penser que cette locution est peutêtre une métaphore du Père en référence à la loi, sa répétition peut montrer alors et
l’attachement à la Loi et la crainte qu’elle inspire. Mais elle peut également renvoyer au plaisir
du son, élément non-langagier du domaine métaphorique.
Remarquons également une inflation d’adjectifs et de mots non usuels759, de termes
spécialisés inconnus du lecteur moyen760 et une écriture mosaïque au caractère citationnel761.
Les romans de Chraïbi fourmillent de références linguistiques, latin, anglais, allemand, arabe
se mêlant, cet excès amène Jacqueline Arnaud à ironiser : un “bouillon de culture
universitaire”762. L’abus de figures telle que l’anaphore rend l’écriture hyperbolique. Cette
maîtrise de la langue ajoutée à un étalage des savoirs peut classer cette écriture dans un registre
narcissique.
Les guillemets mettent en valeur l’interpellation pressante qu’adresse le personnage au
monde, suivie d’une pause, sorte de prise de distance puis de nouveau un texte déclamatoire
entre guillemets763. L’auteur se situe alors dans le genre délibératif, il a acquis la distance
l’autorisant au jugement et de retour au pays natal, le personnage se retournant sur son
expérience d’émigré adresse une diatribe virulente. Mais s’agit-il vraiment d’un message
s’adressant à l’autre ou pris dans son narcissisme, s’écoute-t-il déclamer ? L’art oratoire n’est-il
pas une forme de digression pour éviter d’aborder un sujet brûlant comme l’étaient les petits
récits ? Cette déclamation a lieu juste avant d’atterrir dans son pays, après une longue absence,
et Driss vient enterrer son père. Il est difficile de trancher en pareil cas, la maîtrise langagière
montre aussi l’avancée de l’enfant vers l’acquisition culturelle, domaine paternel, mais la
digression rappelle les armes qu’utilise le tout petit enfant pour se protéger. La tension entre les
deux pôles sous-tend le texte, tension d’autant plus palpable que le discours est détourné.
De façon générale le ton, le rythme et la couleur chez Chraïbi révèlent le domaine
métonymique. Une phrase musicale à la phonétique redondante incarne parfaitement le style
de l’auteur : “ Quand la terre tremblera de son tremblement”. Ne résonne-t-elle pas du plaisir
de l’auteur par son rythme et la sonorité des mots ? Le langage porte le plaisir du corps que
nous avons longuement développé.
La structure narrative se caractérise par des situations identiques dans divers livres,
procédé assez fréquent en littérature, mais aussi par une répétition du discours, procédé plus
rare qui se traduit ainsi : le personnage pense son texte, puis, quelques lignes plus loin il redit
le texte à voix haute, comme une sorte d’explicitation. Un exemple parmi d’autres se trouve aux
pages 42,43,44 de Succession ouverte. Interrogé sur cette particularité de son écriture, Chraïbi
répond :
Le personnage pense quelque chose mais aura-t-il le courage de le dire? et d’une.
Deuxièmement : entre le fait même de penser cela et de le dire il y a toujours un
petit quelque chose. Au niveau de la langue, du langage ce n’est pas tout à fait la
même chose ; il y a toujours un petit détail qui différencie ce que, dans son courage,
dans son vrac, le personnage a pensé et ce qu’il a dit. Il y a une démarcation, un
petit écart764.
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Au-delà de la technique et des raisons exprimées par l’auteur, ce type de répétition semble
appartenir à l’expression d’un enfant qui aligne, qui se rassure en reproduisant les mêmes mots.
La répétition se rencontre de nouveau dans le procédé d’accouplement des livres. Un
auteur qui écrit une histoire en deux romans se rencontre assez fréquemment mais il est rare
que ce procédé devienne systématiquement utilisé pour toute une oeuvre. Chez Chraïbi,
chaque livre possède un lien avec un autre livre : Succession Ouverte apporte une fin au Passé
Simple ; le même héros relie Une enquête au pays à L’inspecteur Ali ainsi qu’à d’autres romans765 ;
La Mère du Printemps et Naissance à l’aube incarnent les deux volets d’une saga. On peut alors
parler de structure cyclique narrative régie par le monde maternel qui ne tolère pas les nouvelles
expérimentations.
L’étude de la construction interne des romans montre que sur 15 livres, six romans sont
découpés en deux grandes parties766 et 3 en 5 chapitres767, illustration d’une régularité certaine.
La structure également répétitive dans le parallélisme de certaines scènes a été mise en évidence
par Kadra-Hadjadji. Un exemple dans Le passé simple, la même scène place le père face au fils
mais en inversant les rôles :
Scène1 : le Seigneur crache à la figure de son fils, scène2 : Driss lui rend son crachat
Scène1 : le Seigneur saisit Driss au poignet, scène2 : Driss saisit la main de son père, prête
à le frapper.
Scène 1: le Seigneur dénonce les défauts de son fils, scène2 : Driss dénonce les vices de
son père768.
Un même parallélisme, sans l’inversion, se retrouve dans d’autres romans sous la forme des
première et dernière phrases qui reprennent le même thème769 :
Première phrase de La Civilisation, ma Mère : “Je revenais de l’école, jetais mon cartable
dans le vestibule et lançais d’une voix de crieur public : bonjour maman”.
Dernière phrase du même roman : “Que son770 rire était cristallin, mon Dieu, répercuté
par le hublot ouvert sur toute l’étendue de la mer”.
Première phrase de Mort au Canada : “De tout l’espace sous le ciel, ce fut ici et nulle part
ailleurs que, pour lui, se leva le destin : à l’île d’Yeu, fresque de roc et de paix
debout dans l’océan Atlantique, ancrée comme une vigie au large de la Vendée
Dernière phrase : “Sans fin et sans frontière, la mer reprenait de sa grande voix d’orgue la
symphonie de la vie que les hommes avaient interrompue, détruite au nom de
ce qu’ils appelaient l’amour”.
Dans Une enquête au pays, le village occupe la première et dernière phrase du roman.
Cette façon de réutiliser la même structure peut également répondre au désir de construire, de
créer, et là aussi cette technique montre l’articulation entre le maternel et le paternel, répéter
pour le plaisir, structurer pour construire.
Un autre type de répétition, l’intertextualité plaît beaucoup à notre auteur : “Tout
discours en répète un autre”771. Dans les Boucs, une description des travailleurs émigrés rappelle
le texte de David Rousset sur l’univers concentrationnaire772 ; mais on rencontre aussi
l’intertextualité interne à l’oeuvre. Avec régularité Chraïbi émaille ses textes d’indices faisant
référence à ses autres textes773, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube possèdent des passages
identiques. “Dans tous vos livres, le héros est un artiste”774 dit le conférencier au personnage
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principal, clin d’oeil de l’écrivain qui, il est vrai, aime que ses héros soient des artistes ; “ce passé
si simple, si simple et si élémentaire”775 rappelle le titre du premier livre. Cette constante
référence à des écrits antérieurs est une facétie de l’écrivain mais aussi une certaine manière de
créer une unité, une continuité dans son travail sur laquelle il peut se reposer.
Pour finir, on peut ajouter la répétition dans le dédoublement des personnages auquel
Chraïbi se montre très attaché. Kadra-Hadjadji appelle duplication les personnages qui
reviennent dans plusieurs livres, tels Raho, Isabelle, une petite fille blonde, ou encore Hajja ou
le grand frère. Doit-on lire derrière cette duplication l’influence de l’écrivain si admiré par
l’auteur, Faulkner, pour qui “la plupart des héros se dédoublent comme si le romancier ne
pouvait concevoir un personnage qu’accompagné d’un second qui lui ressemble comme un
frère”776 ? Peut-être, mais au-delà de l’intérêt littéraire résidant dans l’utilisation des mêmes
personnages dans plusieurs romans, on observe qu’ils hantent les romans de Chraïbi car ils
portent quelque chose qui appartient à l’histoire du romancier, au même titre que le héros,
double de l’écrivain. Ce quelque chose pourrait être de l’ordre du narcissisme : “on sait le drame
du narcissisme : contre le danger de l’autre (ou de l’objet), le narcissisme répond par le
dédoublement”777. Répéter, énumérer apporte la même sécurité. Le tout petit enfant se sent bien
dans son monde qu’il pense contrôler.
La manière d’écrire de Driss Chraïbi possède une syntaxe qui semble parfois chaotique :
subordonnées séparées des principales, fréquente utilisation de phrases nominales778. Mais ce
qui le caractérise avant tout et dès le premier livre c’est une prédominance de la coordination
sous deux formes : soit des phrases courtes qui se suivent sans lien de coordination, soit dans
la même phrase un alignement de plusieurs énoncés séparés par une coordination779. Cette
particularité ne marque pas que les débuts de l’écriture de Chraïbi, en effet il demeure fidèle à
ce procédé jusque dans les derniers livres. Une telle continuité dans la manière de manier la
phrase nous amène à conclure qu’il s’agit bien de son style780. La coordination montrant son
souci de contiguïté, d’alignement relève du champ métonymique ; la phrase subordonnée
appartient au métaphorique car elle indique la capacité de comparer. Les phrases coordonnées
confirment une prégnance du champ de la mère.
En concluant ce paragraphe sur la répétition, on ne peut s’empêcher de penser au petit
enfant à la recherche de son identité qui raconte n fois ce qui s’est passé une fois ; la répétition
lui permet d’être le même et de le rassurer sur sa propre réalité. On sait également depuis Lacan
que la répétition est une demande d’amour781, on repense au cri déchirant du fils dans Le passé
simple réclamant des comptes à sa mère : pourquoi m’as-tu repoussé ? On comprend pourquoi
cette figure majeure du métonymique caractérise l’écriture chraïbienne.
N OT E S
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Béla Grunberger 1971, Le narcissisme. Essais de psychanalyse. Payot & Rivages. 1993. p.15.
Nous ne nous arrêtons pas aux travaux de certains qui pensaient qu’il ne s’agissait que d’un mythe créé
par Freud.
André Green 1983, Narcissisme de vie. Narcissisme de mort. Ed. De Minuit.
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Béla Grunberger, Ib. p.39.
“Le mythe familial oedipien peut aisément se comprendre vu sous cet angle : l’enfant que ses parents
déçoivent parce qu’ils manquent de cette toute-puissance dont il voudrait participer, se donne des
parents fantasmatiques (roi, héros) dont la toute puissance est hors de doute”. Note de Béla Grunberger,
Ib. p.82
Béla Grunberger, Ib., p.82.
André Green, Ib. p.20.
Nous empruntons l’expression à Malek Chebel, Le corps en Islam, p86. Ib.
Sourate XXXII.
Abderrazak Haouach, Essai d’analyse du personnage dans le Passé simple, Les boucs, Succession ouverte.
Thèse présenté à l’UFR de Lettres. Paris Nord.1994-1995. Seulement dans Le passé simple il relève la
main aux pp.24,25,26,33,35,70,86,129,133,137,138,141,151,194,225,235.
L’odorat n’intervient pas assez souvent pour en faire un paragraphe à part. On peut juste noter la
proximité entre nez et sexe féminin par deux fois. La première dans Le passé simple quand le sexe de la
femme est comparé à l’odeur d’une ville : “une petite odeur de pourriture”, p.190. La seconde dans Mort
au Canada : “si j’étais aveugle, je sentirais ton sexe avec mon nez et mes mains […] c’est ce que tu as de
plus beau”.
Lahcen Benchama, L’oeuvre de Driss Chraïbi. Ib. Il a comptabilisé et analysé les mots de la nourriture,
pp.157-162.
“Plat mijoté longtemps, très longtemps, à base de pieds de mouton, de pois chiches et de piment de
Soudan”. Note apportée par Driss Chraïbi dans Naissance à l’aube p.91.
Gaston Bachelard 1942, L’eau et les rêves. Essai sur l’imaginaire de la matière. Corti. Coll.Poche Essais.
1996, p.135.
Abdelwahab Boudhiba 1975, La sexualité en Islam. Quadrige/PUF p.26.
Tahar ben Jelloun 1973, La réclusion solitaire, Denoël p.26.
Sourate II, 220.
Le Coran mis en exergue dans Naissance à l’aube.
Sourate II, 22, 25, sourate XLVIII.
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, op cit Encyclopédie des symboles, p.406.
Interview en mars 1985 de Driss Chraïbi accordée à Eva Seidenfaden, ib, p.455.
Sigmund Freud 1929, Malaise dans la civilisation. PUF. 1983, p.10.
Béla Grunberger et Pierre Dessuant 1997, Narcissisme Christianisme Antisémitisme. Hébraïca Actes Sud.
Quatrième partie Antijudaïsme et antisémitisme.
Gaston Bachelard L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière. Ib.
Gaston Bachelard, ib. p.136.
Extrait de Succession ouverte pp.29-44. Annexe 4.
“Mon champ de vision”, “je ne le voyais pas”, “ses yeux de myope”, “dans mes yeux”, “je porte des
lunettes noires”, “j’ai regardé” (deux fois), “il y avait leurs yeux”, “le regard de ces yeux”, “je les regardais
parler”, “je la regardais dormir” (trois fois), “j’ai regardé”, “mon regard disait”, “je ne me vois pas” (deux
fois).
Haouach a relevé également les occurences et le champ sémantique autour de l’oeil dans les trois
premiers romans : 78 dans Le passé simple, 53 dans Les Boucs, et 97 dans Succession ouverte.
Malek Chebel 2000, Du désir. Payot & Rivages, p.140.
Ib. p.45.
Malek Chebel 1995 Dictionnaire des symboles musulmans. Albin Michel, pp.304-305.
On pense à Platon qui attribuait un oeil à l’âme ou encore aux mythes grecs dans lesquels l’oeil est très
présent, à Homère et son cyclope, à Sophocle et l’Oedipe.
Deux exemples célèbres : Oedipe et Narcisse ou encore le mythe moins connu de Tirésias qui est aveuglé
et promu devin par Athéna pour être passé au-delà de tout interdit en apercevant le corps nu de la déesse.
Jean-Paul Valabrega 2001, Les mythes, conteurs de l’inconscient. Payot & Rivages, p.142.
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CL.Aziza, CL.Olivieri, R. Sctrick 1978, Dictionnaire des symboles et des thèmes littéraires. Nathan.
Dans Une enquête au pays qui se passe à l’intérieur des terres arides, le soleil revient plusieurs fois par
page sur une trentaine de pages.
Les Boucs, p.77.
Mort au Canada, p.66.
Ce lapsus est signalé par Kadra-Hadjadji, ib. p.51, l’action se passe en mai 1943.
Le passé simple pp.134-135.
Driss Chraïbi, Demain. 7-14 novembre 1957.
J.Chevalier, A.Gheerbrant 1982, Dictionnaire des symboles. R. Laffont.
Ib.
Cf. 3ème partie “Le monde de l’enfant”.
Le complexe de castration est une découverte de Freud, il s’agit d’une formation psychique, de l’enfant
qui à un certain moment de son développement va être conscient de la différence des sexes, la femme
n’a pas de pénis. Le petit garçon va s’expliquer cette anomalie en imaginant un père castrateur de la
femme. Plus tard lorsque l’enfant sera à l’âge du complexe d’Oedipe, cela se transformera en angoisse de
castration. Le petit garçon va craindre la castration pour lui-même, représailles du père sanctionnant le
désir de l’enfant pour la mère. De manière plus générale ce complexe renvoie à la peur et au refus qui
caractérise l’humain de devoir souffrir, perdre, être dominé de quelque façon que ce soit.
Guy Rosolato, Eléments de l’interprétation. Ib. p.84.
Cf. Les travaux de Winnicott. Ib.
Malek Chebel, Le corps en Islam. Chap. II. Ib.
Ib, p.164.
Nous reprenons l’orthographe utilisée par Chebel comme nous avions conservé celle adoptée par
Chraïbi et Benchama.
Malek Chebel, Le corps en Islam. Ib. p.158.
Chraïbi dans L’inspecteur Ali et la C.I.A parle du chanteur Mohammed Abdel Wahab, dont les chansons
le font pleurer. Dans sa biographie il les cite tous deux.
Quant à la migraine, on peut avancer que Chraïbi doit en être coutumier.
Le cantique des morts est invoqué dans pratiquement tous les romans.
Malek Chebel 2002, Le sujet en islam. Seuil, p.88.
Guy Rosolato résume la différence entre l’islam et le christianisme ainsi : “la grande affaire de la religion
est la mort, la résurrection du Christ prouve qu’elle peut être vaincue mais ce n’est pas l’affaire de
l’islam”. Le sacrifice. Repères psychanalytiques. Ib. p.100.
Dans De tous les horizons, un enfant est enlevé, perdu et on ne le retrouve pas. Dans Les restes Haj Moussa
enterre son petit-fils. Dans La foule la mort de l’enfant prend la forme de l’incapacité à en avoir. Un ami
viendra vous voir montre Ruth qui tue son enfant. Et sans oublier tous les morts dans le corpus de
romans étudiés : la mère du héros, le père du héros, l’enfant du héros, le père de Dominique, le chef
policier, les parents d’Hineb, la mère de Azwaw, sa femme Hineb, sa fille Yerma et enfin le héros luimême.
La plupart des héros sont sur le départ à un moment ou un autre.
René Kaës 1998, Différences culturelles et souffrances de l’identité. Dunod. pp.135-150.
Pour certains théoriciens la pulsion de mort relève de l’époque fusionnelle mère/enfant, qui au-delà du
plaisir procuré, est une époque chargée de l’angoisse du trop de mère.
Marc Gontard 1981, Violence du texte. L’Harmattan, p.56.
Ib citation de M.Gaignebet : Le folklore obscène des enfants français. Thèse de doctorat de 3ème cycle.
Chraïbi attribue ce hadith à Abu Bakr le Véridique, ce qui est selon M. Aouissi faux, cf. Kadra-Hadjadji,
p.226.
Le vocabulaire scatologique est apprécié : “je vais te dire : de la merde, comme de la merde que, chiée
dans sa culotte, on envoie vite promener –et la culotte avec, et comment donc !”. Le passé simple, p.255.
Dans Le passé simple.
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Abdelwahab Boudhiba, La sexualité en islam. Ib. p.251.
Malek Chebel Le corps en Islam. Ib. p.97.
Georges Devereux 1970, Essais d’ethnopsychiatrie générale. Tel Gallimard, p.196.
Géza Roheim remarque que l’insulte la plus sanglante chez les Somal “va coucher avec ton père” trouble
fort peu l’Arabe qui se livre fréquemment à des activités homosexuelles, ce à quoi nous ajoutons que la
pire insulte au Maghreb est “va coucher avec ta mère”. Géza Roheim 1932, “Psychoanalysis of Primitive
Cultural Types”. International Journal of Psycho-Analysis. N.13, pp.1-224.
A Sheena : “Chéri, m’a-t-elle dit, attends au moins que j’enlève ma culotte”. Driss Chraïbi.
Nous avons noté dans le questionnaire que l’auteur a rempli à l’intention de Jeanne Fouet les intitulés
des amis. G.Godebert : son ancien réalisateur sur France Culture, F.Cintré : directeur de la SACD,
société qui gère les droits d’auteurs, F.Antoine : ancien chef des dramatiques de France-Culture, A.Jans :
journaliste, critique littéraire, ou encore D. Bordigoni psychiatre, M.Clodkiewicz et J.M Borzeix :
directeurs littéraires. Notons que la grande majorité des amis vient du milieu professionnel à qui l’auteur
semble se sentir redevable.
Les dédicaces familiales s’adressent à sa première femme et à leurs enfants, à sa seconde femme, à sa mère,
son père ou encore à son beau-père. Il ne semble oublier personne si ce n’est les enfants qu’il a eus de sa
seconde épouse. Mais cette manière d’associer ses proches à la “célébrité” veut montrer sa gentillesse et
sa simplicité.
Gérard Genette 1987, Seuils. Seuil
Les Boucs : “In recent years psychiatry has moved more and more in the direction of a conception of ego
failure as the basis of mental disorder, and herein lies real hope for scientific advance”.
La Civilisation, ma Mère : “Est-il vrai que l’homme parviendra finalement à dominer l’univers entier, à
l’exception de lui-même?”
Driss Chraïbi, écrivain paradoxal disait en 1961 en parlant des écrivains maghrébins de langue française :
“qu’ils n’ont pas été marqués par des livres, des citations ou des pensées, au contraire nous avons poussé
dans un jardin à la française comme autant de chiendents et nous faisons notre entrée dans la vie comme
du chiendent”. Confluent, n.15, septembre-octobre 1961, cité par Jean Déjeux Littérature maghrébine de
langue française. Ib, p.295.
Gérard Genette Ib.
Page comportant habituellement la liste des livres déjà parus et le nom de la maison d’édition.
Dans l’interview accordée par Chraïbi à Basfao, il est revenu à plusieurs reprises sur ce livre qui semble
être la conjuration de la peur de la mort de la mère, Basfao pense qu’il s’agit d’un “Fort- Da” littéraire.
On se souvient que le “Fort-Da”, dans la théorie Freudienne, c’est l’enfant qui fait disparaître et
reparaître la mère. De la même manière Chraïbi faisait mourir le personnage de mère dans un livre pour
le faire revivre dans le suivant.
Confirmé par un questionnaire envoyé par Jeanne Fouet en 1995 auquel Driss Chraïbi a répondu.
L’inspecteur Ali à Trinity college et L’inpecteur Ali et la CIA.
Interview accordée à Basfao, en 1975 Ib. p.716.
Cf. les travaux de Jean Piaget.
Sarah Kofman 1985, L’enfance de l’art. Une interprétation de l’esthétique freudienne. Galilée. P.142.
Voir extrait annexe 4. Lignes 40-43.
Ib. Ligne 48.
Déjà vu dans le paragraphe sur les sens.
Répétition en tête d’un groupe syntaxique d’un mot ou d’un groupe de mots.
Voir extrait annexe 4. Ligne 14.
Cf. 1ère partie.
Voir extrait annexe 4. Lignes 26-27.
Figure symétrique de l’anaphore, la répétition se fait en fin de phrase.
Ib. Lignes 20-21.
Voir extrait annexe 4. Lignes 75, 86.
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Ib.
Entre autres Succession ouverte, p.142.
Entre autres Le passé simple, pp.55, 148 ou encore Succession ouverte, p.68.
Entre autres La mère du Printemps, p.88.
Entre autres La civilisation, ma Mère, p.15.
Hargma est un plat à base de pieds de veau, de piments forts et de pois chiches, Iben est du petit lait.
Benchama, ib. p.159 citant Khatibi qui parle “d’inconsolation”.
Succession ouverte, p.110.
Succession ouverte pp.22, 137. Une enquête au pays p.167. Mort au Canada p.15. La Mère du Printemps
p.158. Naissance à l’aube p.150.
Coprolalie, idoine.
Apophtegme, lendores; les titres des chapitres du Passé simple relèvent de la procédure de l’analyse
chimique: Les éléments de base, Période de transition, Le réactif, Le catalyseur, Les éléments de synthèse.
Julia Kristeva 1978, Recherches pour une sémanalyse. Seuil.
Jacqueline Arnaud 1982, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb
Yacine. L’Harmattan, p.107.
Voir extrait annexe 4.
Interview avec Basfao, 1975, annexe de sa thèse ib.
Place au soleil, Inspecteur Ali et la CIA, Inspecteur Ali et Trinity collège.
La foule, Succession ouverte, Un ami viendra vous voir, La Civilisation, ma Mère, La Mère du Printemps,
L’homme du Livre.
Le passé simple, L’âne, Mort au Canada.
Kadra-Hadjadji, ib, p.46
Nous avons souligné en italiques les récurrences.
Son = le rire de la mère
Julia Kristeva, Recherches pour une sémanalyse. Seuil, 1978
Les Boucs, pp.21-22, cette intertextualité nous a été indiquée par Abdelkader Benarab 1994, Les voix de
l’exil. L’Harmattan p.64.
Par exemple dans l’extrait ou encore le titre du roman écrit par le personnage-écrivain dans Les Boucs.
Voir extrait annexe 4. Ligne 5.
Ib. Lignes 53, 54.
Kadra-Hadjadji le signale en citant M.Mohrt 1955, Le nouveau roman américain. Gallimard, p.72
Guy Rosolato, Essais sur le symbolique, ib. p.20.
Voir extrait annexe 4.
Exemple Le passé simple, p.92 : “Je connaissais le jeu. L’on dispose de figues sèches. Que l’on aplatit,
perce et enfile sur un tressé de doums. Un fils du douar se charge de ce collier et s’apprête à aller le
vendre. Or, à ce moment-là, il y a toujours quelqu’un qui le rappelle : ajoute cette figue, je l’ai oubliée.
Des jours et des nuits tombent et, en fait de figues, c’en est finalement un plein tombereau qui prend la
route du souk. Si Kettani avait sa figue à ajouter”. Sur 7 phrases, seules deux sont des subordonnées.
Un autre exemple pris au hasard dans L’inspecteur Ali, p.132 “Les voisins étaient aux fenêtres et au
spectacle, par familles entières. Des passants qui vaquaient à leurs occupations ralentissaient le pas,
venaient vers nous, certains au trot. Il en sortait de partout. D’un autobus brimbalant descendirent en
marche une douzaine de passagers. Miloud n’écrasa personne. Il était sûr de son volant. Et, sur le seuil,
se manifesta soudain un policier.” Sur 7 phrases 1 seule est une subordonnée.
Cité par Rosolato, Les éléments de l’interprétation. Ib. p.50.
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