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Mishka
(v1.2-10/05/10)
par Eric Bentin
Centre hospitalier psychiatrique de Jihlava,
Prague, République Tchèque, de nos jours
I – D'un côté du miroir
– Bonjour Inspecteur Bruska, je vous attendais.
Le docteur Katiš serra la main du policier et l'invita à le
suivre à travers les longs couloirs blancs de l'hôpital.
– Notre homme a été transféré jeudi dernier de la prison
de Pankrác, poursuivi le docteur Katiš. Depuis son transfert
dans nos locaux, et la prise régulière de calmants, il s'est
montré très coopératif et n'a pas montré le moindre signe de
colère, ni cherché à être violent avec quiconque.
– Ce qui est étonnant quand on connait le passé récent de
cet enfoiré de Stalkersky, ajouta l'inspecteur Bruska d'un air
détaché tout en fouillant dans son grand sac à dos noir pour en
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sortir quelques secondes plus tard un paquet de bonbon à la
menthe.
– Oui, le juge est passé me voir peu après son internement
dans notre hôpital et m'a expliqué la violence hallucinante
dont a fait preuve cet homme. Il a, m'a t'il dit, à moitié arraché
la tête d'un gardien à main nu, vous vous rendez-compte !
– Un bonbon docteur ?
– Euh... non, merci. Nous voici arrivé inspecteur. Je vais
interroger notre patient dans cette pièce spéciale. Vous pourrez
tout entendre et observer depuis cette autre salle attenante,
séparée de l'autre pièce par une vitre sans tain.
– Vous n'avez pas peur qu'il ne vous agresse docteur ? Il a
attaqué onze personnes en moins de six mois... presque
toujours des femmes, sauf pour le gardien, et toujours avec une
brutalité inouï et sans que rien ne laisse présager une telle
violence un instant auparavant.
– Il est sous tranquillisant, et je ne connais pas de
meilleure
prison
qu'une
prison
chimique.
Il
répondra
gentiment à toutes mes questions tout en étant incapable
d'éprouver la moindre haine pour qui ou quoi que ce soit ! Je
pourrais le gifler qu'il me remercierait en me tendant l'autre
joue !
– J'ai entendu dire que les chrétiens font aussi cela, dit
sans rire l'inspecteur, la joue gauche gonflée par un double
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bonbon à la menthe, lui donnant l'aspect d'un hamster
goguenard.
– Je doute que celui-ci se considère comme chrétien
inspecteur !
– Ouais, possible... ou alors il peut s'attendre à passer un
sale séjour en enfer ! Bon, on y va docteur. J'aimerai que vous
interrogiez ce trou duc de Stalkersky sur les raisons qui l'ont
poussé à tuer ce gardien et à battre à mort toutes ces femmes.
L'inspecteur allait refermer derrière lui la porte insonorisée
de la petite salle de surveillance lorsqu'il passa rapidement la
tête par la porte pour apostropher, en chuintant un peu à cause
des bonbons, le docteur qui s'éloignait dans le long couloir
pour aller chercher son patient.
– Hey docteur ! Shurtout n'oubliez pas de lui parler de cha
première victime, Cajolinka. Moi ch'est cha qui m'intéreche.
*
Stalkersky et le docteur Katiš se tenaient assis dans la
pièce réservée aux interrogatoires. La pièce n'était meublée que
d'une petite table carrée et de deux chaises en métal rivées au
sol et placées en vis à vis de chaque côté de la table.
Par mesure de sécurité le docteur Katiš pouvait appuyer
sur un petit interrupteur dissimulé sous la table et relié à
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l'alarme de la salle de garde située deux pièces plus loin dans le
couloir.
– Je vous ai fait venir ici pour vous poser quelques
questions de routine monsieur Stalkersky. Tout d'abord
comment vous sentez-vous chez nous ? Dit en souriant le
docteur Katiš
– Cela fait des mois que je ne me suis pas senti aussi bien
docteur ! Dit presque jovial Stalkersky. Si vous saviez comme
j'ai l'impression de revivre ici... je crois que cela doit bien faire 6
mois que je ne vis plus... que je ne dors plus... que ma vie est un
cauchemar sans fin
– Vous êtes ici pour vous reconstruire en effet, et je suis
heureux que votre séjour parmi nous vous apporte d'ors et déjà
un tel réconfort. Pouvez-vous me dire ce qu'il s'est passé dans
votre vie au cours de ces 6 mois ? Que s'est-il passé pour que
vous en arriviez là ? Vous voulez bien m'en parler ? Et
souvenez-vous que je ne suis pas là pour vous juger.
L'homme baissa les yeux et la tête en décomposant chaque
geste. A cause des médicaments ses réflexes étaient altérés et sa
perception des choses ralentie. Le docteur avait toutefois veillé
à ce que Stalkersky soit en mesure de comprendre et de
répondre à ses questions, même si cela devait prendre trois fois
plus de temps !
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– Je veux bien docteur... mais vous n'allez pas me croire...
vous allez me prendre pour un fou...
Stalkersky leva les yeux, toujours au ralenti, vers le
docteur et se mit à rire. Un petit rire bref, presque enfantin. Il
venait de réaliser que le docteur et la terre entière le prenaient
déjà pour un fou !
– Tout ce que vous direz restera entre nous, ne vous
inquiétez de rien. Racontez-moi ce qu'il s'est passé la première
fois que vous en êtes venu à frapper une femme. Une certaine
Cajolinka me semble t-il ?
A ce nom le visage de Stalkersky se figea un instant, et un
voile de peur obscurci son regard fuyant. Le docteur attendit
patiemment que l'homme reprenne ses esprits.
– Cajolinka... Cajolinka... Cajolinka... répéta Stalkersky
comme s'il cherchait à invoquer le nom d'un ange ou celui d'un
démon. Tout est à cause d'elle docteur... c'est à cause d'elle...
tout... et à cause de Mishka aussi ! C'est lui le monstre ! En fait,
tout est à cause de Mishka... C'est Mishka qui est derrière tout
ça docteur ! C'est lui qui me force à faire tout ça... il arrive
toujours à me retrouver, où que je me cache, il y arrive... il
surgit comme ça ! Hop ! Et il se moque de moi... et il me dit que
je n'ai pas le droit de l'aimer... que c'est lui le seul qu'elle aime,
et que c'est lui le seul qui peut la comprendre et l'aimer...
qu'elle ne me mérite pas et que je ne la mérite pas... il chantait
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dans ma tête sans cesse jusqu'à me rendre fou ! Il chantait une
berceuse que j'avais déjà entendu dans mon enfance... Ferme tes
jolis yeux1... et il ajoutait ses propres mots à la chanson pour me
rendre fou !
Ferme tes jolis yeux
Car les heures sont brèves
Au pays merveilleux
Au beau pays du rêve
Ferme tes jolis yeux
Car tout n'est que mensonge
Le bonheur est un songe
Ferme tes jolis yeux
Elle n'est pas pour ton cœur
Prend ce couteau, m'entends-tu ?
Tu vas mourir de rancœur
Tue, tue, tue, tue, tue, tue
Ferme tes jolis yeux
– Et quand il chantait je devais frapper, et tuer... je ne
pouvais pas faire autrement... il était toujours le plus fort...
C'est Mishka qui chante... pas moi... Mishka... Mishka...
– Qui est Mishka ? Parlez moi de lui.
1 Ferme tes jolis yeux, Paroles: Virgile Thomas, René de Buxeuil, musique: René de Buxeuil, 1913
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– Très bien docteur, je vais tout vous raconter. Cela risque
d'être un peu long... mes souvenirs sont un peu embrouillés...
mais je sens que mes idées se remettent peu à peu en place...
oui, je me souviens bien de Cajolinka et de Mishka
maintenant... Je vais tout vous dire.
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II – Dans le miroir
Tout à commencé il y a un peu plus de six mois. J'étais
alors étudiant à la faculté de langue de Prague. Je finissais de
rédiger ma thèse de doctorat. J'ai rencontré Cajolinka dans un
bar de Prague, un soir d'orage. On s'est tout de suite plu. On
s'est parlé de longues heures, de tout et de rien. Et puis de verre
en verre on a un peu flirté. Enfin, vers minuit, je l'ai
accompagnée chez elle. J'entends encore résonner dans ma tête
le son de ses talons sur les rues pavées et mouillées du vieux
Prague. J'entends encore nos rire et ses cris lorsqu'un tonnerre
éclatait ou qu'un éclair traversait le ciel. Elle en profitait pour se
jeter dans mes bras et se blottir contre mon cœur. Elle était si
belle. On aurait dit une enfant insouciante et joyeuse.
A cette époque je ne me doutais pas encore du cauchemar
qui m'attendait. Ma vie était alors rythmée par mes recherches
et par mes sorties avec mes amis. J'aimais voyager, découvrir
de nouvelles cultures, de nouveaux pays. Je me voyais
volontiers comme un joyeux papillon qui joui du printemps et
de la vie sans se soucier de l'hiver et de la mort. Mais tout allait
changer. Et très vite. Car j'allais rencontrer Mishka.
Cajolinka vivait dans un petit appartement du centre, sous
les combles. En entrant chez elle j'ai tout de suite senti la
présence de Mishka. Lorsqu'elle éclaira sa chambre je le vis
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enfin. Il m'attendait, assis sur une petite chaise peinte en rose
posée dans un coin de la chambre. A ses pieds des dizaines de
peluches de toutes tailles et de toutes formes. Le lit aussi était
couvert de peluches : des ours, des chiens, des chats, des
pandas, et j'en passe. Mishka était son nounours favori, son
chouchou, son confident, le roi de son royaume de nounours.
Elle en était la reine. Et moi l'intrus. La première chose qu'elle
fit en m'entrainant dans la chambre fut de me le présenter.
– Regarde ! Lui c'est Mishka ! C'est mon meilleur ami
depuis toujours, je lui raconte tout et lui aussi me raconte tout
depuis que je suis toute petite. C'est mon premier amour !
Mishka lasko moje2 ! Regarde Mishka, lui c'est Petr, c'est mon ami
lui aussi, et je suis sûre que vous allez bien vous entendre tous
les deux ! D'accord ? Ouiiiii Mishka est d'accord ! Tu l'as
entendu toi aussi Petr ? Mishka veut être ton ami. Allez,
embrassez vous tous les deux !
Et elle me fit embrasser sa peluche.
Bien sûr au début cela me fit sourire, et même rire. Cela
donnait à ma belle Cajolinka un côté femme-enfant qui était
loin de me déranger, au contraire. Mais quelque chose, très
vite, me mit mal à l'aise. Une étrange impression. Comme si je
sentais que ce vulgaire nounours, ce bout de chiffon, cette
peluche posée sur une chaise pour poupée, avait une présence
réelle... avait une vie propre... ses yeux semblaient me suivre en
2 Mishka mon amour !
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permanence partout dans la chambre. Des yeux noirs et
intenses qui semblaient vivants. Je crus même en l'embrassant
entendre une petite voix dans ma tête qui chantait le premier
vers de cette comptine pour enfant dont je vous ai parlé :
Ferme tes jolis yeux
Mais ce fut tout, juste ce vers, et puis plus rien. Plus tard je
sus avec certitude que c'était bien lui qui avait déjà pris contact
avec moi, dès notre premier baiser. A ce moment là je me
disais que parfois les pensées viennent et vont dans l'esprit
comme mû par leur propre volonté, que peut être la voix
provenait d'un poste de radio ou d'un autre appartement, ou
peut être aussi une simple conséquence de la fatigue ou de
l'alcool. Mais j'avais
les pensées tourné vers d'autres
occupations et d'autres désirs... Je chassais vite de mon esprit
ces idées envahissantes et tâchait d'oublier ce curieux
pincement au cœur qui me donnait presque la nausée, pour me
consacrer tout entier à ma belle Cajolinka.
Je ne vais pas vous raconter en détails ce que moi et
Cajolinka fîmes ce soir là ni les soirs suivants, je pense que vous
vous en doutez. Même si l'ombre de Mishka planait déjà sur
moi ce sont les plus beaux instants de ma vie. Je me revois
l'embrasser, parcourir son corps, laisser mes mains errer sur ses
petits seins... Ah ! Mon Dieu qu'elle était belle...
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Mais je vais vous raconter maintenant ce qu'il s'est passé le
sixième soir. Le soir où mon enfer a commencé pour de bon.
Nous nous étions retrouvés chez elle, comme chaque soir
depuis bientôt une semaine. Mishka était là lui aussi. Assis
sagement sur sa chaise rose, avec son petit sourire narquois
habituel. Et... comment dire... ma foi, vous savez comme c'est,
parfois on s'emballe un peu, et voilà les vêtements qui volent
dans toute la chambre, pantalon, chemise, robe, chaussures... et
pour mon malheur une de mes chaussures alla violemment
heurter sa tête... oui, je sais, c'est idiot... un simple accident...
comment ? non ! Pas la tête de Cajolinka ! Celle de Mishka bien
sûr ! il roula alors au sol... je le vis tomber de sa chaise du coin
de l'œil. Je dois avouer que le voir étendu au sol me fit alors
presque plaisir, sans que je ne sache vraiment pourquoi.
Cajolinka ne remarqua rien sur le moment. Et nous
commençâmes à faire l'amour... lorsque soudain je crus que ma
tête allait exploser ! Comme si quelqu'un avait mis à fond le
volume de la télé ou de la radio sur une chanson pour enfant !
Toujours la même chanson, en boucle. Dite d'une voix
stridente, affreusement aigüe et grinçante. Comme de la craie
qui hurlerai sur un tableau noir.
Ferme tes jolis yeux
Car les heures sont brèves
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Au pays merveilleux
Au beau pays du rêve
Ferme tes jolis yeux
C'était tellement horrible à entendre que je hurlais de
douleur en me bouchant les oreilles. Mais le son ne venait pas
de l'extérieur... il venait de l'intérieur de ma tête.
Cajolinka ne comprenait pas ce qu'il m'arrivait bien sûr.
Elle prit un oreiller et se blottit dans un coin de sa chambre,
tandis que je continuais de hurler les mains toujours plaquées
sur mes oreilles, donnant des coups de coudes et de pieds à
tout ce qui m'entourait. Je me rappelle avoir heurté de la tête le
miroir accroché à son mur, il est tombé dans un grand fracas,
projetant des éclats dans toutes les directions, et dans les éclats
je voyais se refléter des centaines de Mishka riant en se
moquant de moi !
Je crois ensuite avoir bousculé Cajolinka dans mes
gesticulations désespérées pour faire taire l'horrible voix de
Mishka... car c'était Mishka qui chantait dans ma tête ! Je me
souviens lui avoir donné un coup de pied... à Mishka, pas à
Cajolinka... et senti la voix devenir encore plus mauvaise.
Ferme tes jolis yeux
Car tout n'est que mensonge
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Le bonheur est un songe
Ferme tes jolis yeux
Mishka ne m'aimait pas et avait décidé de se venger de
moi. J'étais une épine dans son amour avec Cajolinka et il
n'attendait qu'un prétexte pour me punir et la récupérer pour
lui seul. Et je lui avais fourni ce prétexte.
Tout en hurlant et balançant mon corps dans toutes les
directions de façon totalement désordonnée je parvins à
trouver la porte pour quitter l'appartement. De l'air ! J'avais
besoin d'air, de respirer, de m'évader. Atteindre la rue, la ville,
un endroit loin du monstre. J'étais comme fou en retrouvant la
douceur de la nuit... je restais prostré quelques instant au pied
de l'immeuble de Cajolinka, assis sur un bout de trottoir, la tête
enfoui dans les épaules... pour mon malheur j'entendais
toujours la chanson infernale me ronger l'esprit.
Ferme tes jolis yeux
En levant furtivement les yeux vers la fenêtre en haut de
l'immeuble je vis Cajolinka qui tenait Mishka dans ses bras. Elle
pleurait et semblait affolée. Lui semblait sourire et se réjouir.
Soudain les paroles dans ma tête devinrent plus violente.
Elles me poussaient à frapper et à tuer !
Ferme tes jolis yeux
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Elle n'est pas pour ton cœur
Prend ce couteau, m'entends-tu ?
Tu vas mourir de rancœur
Tue, tue, tue, tue, tue, tue
Ferme tes jolis yeux
Il faut que vous compreniez que ce n'était pas qu'un
simple bruit agaçant. Non ! C'était une volonté puissante et
dominatrice. La marque d'un esprit pervers et manipulateur.
Je me levais et partis en courant droit devant moi. Et
l'horreur a commencé.
Je croisais une femme... et j'aurais juré que Mishka était
posé sur ses épaules, un grand couteau sanglant à la main ! Et
sans même que je sois conscient de ce que je faisais je me mis à
la frapper, à le frapper... c'était lui que je frappais ! Mais c'est
elle qui en mourut.
Lorsque je reprenais mes esprits, les mains rouges de sang,
je réalisais ce que je venais de faire. Je me suis caché alors dans
les égouts... comme un rat. La voix de Mishka s'était en partie
tue. En partie seulement car il avait laissé son empreinte
indélébile en moi. J'allais vite le comprendre.
Le lendemain soir, mourant de soif et de faim, je quittais
ma cachette, conscient que la police devait me rechercher.
J'errai alors dans les rues de Prague, la tête dans les épaules, les
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yeux rivés au sol. Une horrible migraine lancinante me
transperçait le cerveau. Malgré mon allure, pour le moins
bizarre, personne ne me reconnu. Aucun policier ne m'arrêta ce
jour là. Par hasard, je repassais près du café où j'avais rencontré
Cajolinka pour la première fois. Et à nouveau la comptine pour
enfant résonna dans ma tête, plus forte que jamais !
Ferme tes jolis yeux
Elle n'est pas pour ton cœur
Et à nouveau j'agressais la première femme que je
croisais... croyant tuer Mishka. Je commis la plupart de mes
crimes ces premiers jours. Peu à peu je compris que Mishka ne
chantait que dans les lieux qu'il connaissait et où Cajolinka
avait été ! Alors je quittais la ville pour m'enfuir aussi loin que
je le pouvais.
Malheureusement il était trop tard pour moi et la police
m'attrapa très vite. Je fus jugé pour meurtre, jugé responsable
de mes actes, et envoyé à la prison de Pankrác. Je m'y croyais
en sécurité car Mishka n'était probablement jamais venu ici... et
en effet mes cauchemars cessèrent plusieurs semaines durant.
Mais j'avais sous-estimé le mal qui l'habite, et l'aide que
pouvait lui apporter Cajolinka, peut-être malgré elle.
C'était lundi de la semaine passée. Un gardien vint me
chercher pour m'emmener au parloir car un inspecteur de
police voulait me rencontrer. Je cru défaillir en voyant
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Cajolinka tenant Mishka sur ses genoux m'accueillir au parloir !
Cajolinka avait le visage dur et me regardait avec fermeté, sans
émotions... ce que je peux comprendre après ce qui c'était
passé... mais Mishka... Ah ! Mishka ! Ce petit salopard me
regardait avec mépris ! Il souriait comme il aime le faire,
goguenard et mauvais ! Il se moquait de moi ! Cajolinka était
tout à lui, rien qu'à lui, il avait gagné et il tenait à me le
rappeler.
Et la comptine se refit entendre dans ma tête. Plus
stressante et mauvaise que jamais.
Tue, tue, tue, tue, tue, tue
Ferme tes jolis yeux
Et je tuais le gardien.
Voilà toute mon histoire docteur. Vous n'êtes pas obligé de
me croire, et pourtant je vous ai dit toute la vérité, rien que la
vérité. Ici, je pense être en sécurité. Mais par pitié, promettez
moi de ne jamais laisser Mishka entrer ici ! Vous m'entendez ?
Par pitié ne laissez ni Cajolinka, ni Mishka entrer ici... Ne les
laissez pas me retrouver.
Pourquoi regardez-vous ce miroir ainsi ? Docteur ?
Docteur ?
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III – De l'autre côté du miroir
Dans la salle d'observation l'inspecteur Bruska en avait
assez vu et entendu. Elle caressa avec tendresse la tête de l'ours
en peluche qu'elle avait posé sur ses genoux, et fit mine de lui
boucher les oreilles avec ses mains.
– Regarde le ce sale con de Stalkersky ! Il frappe et il tue et
il trouve encore le moyen de t'accuser toi ! Tu n'es qu'un sale
enfoiré Petr ! Il dit du mal de toi mon Mishka... n'écoute pas ce
vilain monsieur... schhhhhhhh, là, lààààààà, tout va bien. Oui je
sais Mishka que tu voulais le voir encore une fois pour qu'il
s'excuse... mais regarde le ! Il ne veut pas s'excuser, il dit que
c'est de ta faute, que c'est toi le monstre ! Oh mon amour de
Mishka, ne l'écoute pas ! C'est un menteur et un fou. J'aurais dû
t'écouter à la seconde où tu m'as mis en garde contre lui,
pardon, pardon, pardon ! Allez, vient, on part d'ici, tu as vu ce
que tu voulais voir, et moi aussi, il n'en vaut pas la peine, on
s'en va.
L'inspecteur Cajolinka Bruska prit un autre bonbon à la
menthe, et rangea Mishka dans son sac à dos noir. Elle jeta un
dernier regard froid et méprisant à travers la vitre sans tain sur
l'homme misérable et brisé qui se trouvait dans l'autre pièce, et
s'en alla en chantonnant. Une petite voix joyeuse résonnait
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dans sa tête. Elle était habituée à cette voix, c'était la voix
rassurante de son enfance, c'était son refuge depuis toujours,
son paradis, c'était la douce voix de Mishka :
Ferme tes jolis yeux
Car les heures sont brèves
Au pays merveilleux
Au beau pays du rêve
Ferme tes jolis yeux
Car tout n'est que mensonge
Le bonheur est un songe
Ferme tes jolis yeux
Dans la pièce de l'autre côté du miroir une voix grinçante
et méchante se fit entendre dans la tête d'un homme qui
croyait enfin avoir trouvé un asile sûr. Une voix mauvaise et
persiflante, la voix de l'enfer et des tourments, la voix de la
violence et de la mort, la voix de la vengeance jalouse de
Mishka :
Ferme tes jolis yeux
Elle n'est pas pour ton cœur
Prend ce couteau, m'entends-tu ?
Tu vas mourir de rancœur
Tue, tue, tue, tue, tue, tue
Ferme tes jolis yeux