L`école en France
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L`école en France
André D. Robert L’école en France De 1945 à nos jours 2e édition revue et augmentée Presses universitaires de Grenoble Ecole en France 2ED_int.indd 3 29/07/2015 10:45 La collection « Enseignement et réformes » est dirigée par Michaël Attali. Comité scientifique : Renaud d’Enfer (INRP) • Daniel Denis (université de Cergy-Pontoise) • Hélène Gispert (université Paris Sud) • Pierre Kahn (université de Caen Basse-Normandie) • Joël Lebaume (université Paris Descartes) • André D. Robert (université Lyon 2) DANS LA MÊME COLLECTION Patricia Legris, Qui écrit les programmes d’histoire ?, 2014 Laurent Gutierrez, Laurent Besse et Antoine Prost (dir.), Réformer l’école. L’apport de l’Éducation nouvelle (1930-1970), 2012 Renaud d’Enfert et Pierre Kahn (dir.), Le Temps des réformes. Disciplines scolaires et politiques éducatives sous la Cinquième République. Les années 1960, 2011 Renaud d’Enfert et Pierre Kahn (dir.), En attendant la réforme. Disciplines scolaires et politiques éducatives sous la Quatrième République, 2010 Marie-France Bishop, « Racontez vos vacances… ». Histoire des écritures de soi à l’école primaire (1882-2002), 2010 André D. Robert, L’École en France de 1945 à nos jours, 2010 Laurent Gutierrez, Catherine Kounelis (dir.), Paul Langevin et la réforme de l’enseignement, 2010 Ecole en France 2ED_int.indd 4 29/07/2015 10:45 Introduction générale a publication, le 3 décembre 2013, des résultats de la nouvelle enquête Lscolaire : PISA de 2012, a révélé la situation préoccupante de la France en matière une légère remontée en français, une baisse en mathématiques mais 1 surtout un creusement constant des inégalités entre les meilleurs élèves et les plus faibles. Quoique des chercheurs aient pu montrer les imperfections et biais présidant au dispositif méthodologique de ce type d’enquête2, qui relève par ailleurs d’une manière de considérer les systèmes éducatifs selon une logique réductrice input/output 3, la convergence de ses résultats avec ceux d’autres études (notamment TIMSS et PIRLS4) s’avère désormais trop flagrante pour être simplement passée par pertes et profits. Le Premier ministre d’alors, Jean-Marc Ayrault, ne s’y est pas trompé, se saisissant de l’opportunité pour justifier la politique de « refondation scolaire » menée par son gouvernement et déclarant : « PISA doit servir d’électrochoc à ceux qui pensent que tout va bien et qu’il n’y a rien à changer. Il faut conduire les réformes jusqu’au bout »5. 5 1. Programme international pour le suivi des acquis des élèves, mis en place par l’OCDE pour évaluer tous les trois ans les compétences des élèves de 15 ans, en mathématiques, en sciences et en langue maternelle, dans 65 pays et mégalopoles (Shanghai). 2. Cf. « PISA : analyses secondaires, questions et débats théoriques et méthodologiques », Revue française de pédagogie, n° 157, oct-nov-déc. 2006 (dossier coordonné par Jean-Yves Rochex avec la collaboration d’Andrée Tiberghien) ; voir aussi : L’évaluation internationale PISA 2003, Les Dossiers, Paris, DEP, MEN, 2007 ; Julien Grenet, « PISA : une enquête bancale ? », La Vie des idées, 8 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/PISA-une-enquete-bancale.html 3. Katie Zahedi, Open letter to Andreas Schleicher of OCDE against too much testing, dianeravitch.net/2014/05/08/sign-this-open-letter-to-andreas-schleicher-of-oecdagainst-too-much-testing/ 4. 3e Enquête internationale sur les mathématiques et les sciences ; Progrès dans la compréhension de la lecture à 9 ans. 5. Libération, 3 décembre 2013. Ecole en France 2ED_int.indd 5 29/07/2015 10:45 l’école en france L’économie capitaliste reposant sur une inégalité principielle entre propriétaires du capital et autres travailleurs, sa tendance étant celle de la recherche du taux maximal de profit, il n’est pas étonnant que des constats d’inégalités se retrouvent en son cœur, inégalités économiques, inégalités culturelles, inégalités face à et par l’école. Si, tout en affirmant la nécessité constante de lutter pour plus d’égalité, l’on renonce – notamment par la force de l’histoire récente – à l’illusion de la possibilité de sociétés heureuses intégralement égalitaires, la question est celle de l’ampleur acceptable de ces inégalités. Il a existé des phases dans l’histoire de l’économie capitaliste où, pour des raisons en relation avec une conjoncture favorable, la redistribution des biens matériels et idéels (parmi lesquels « l’éducation » au sens large) a bénéficié à l’ensemble de la société dans ses différentes composantes, cela se traduisant notamment par l’augmentation du PIB par habitant et l’élévation générale du niveau d’instruction et de diplôme, ainsi que par la réduction des écarts existant entre les différentes catégories sociales devant l’école6. 6 Dans la période que considère cet ouvrage (1945-2014), en France comme dans la plupart des pays (en fonction néanmoins de leur niveau et régime économique propre), le lien de l’école avec la sphère de l’économie, et avec l’état du marché du travail, s’est révélé de plus en plus déterminant, la phase plus récente dite de mondialisation et de financiarisation exacerbée accentuant encore ce trait. C’est ce que nous désignons sous l’expression : « saisissement de l’école par l’économie »7. Mais la simple qualification de l’école par la nature du régime économique qui l’abrite, sans nuance, ne recèle pas une grande opérativité. Car une fois qu’on a dit qu’à une économie capitaliste correspond une école qui, en dernière analyse, est orientée par celle-ci8, on n’a rendu compte ni du type de capitalisme en question ni du type de détermination de l’une par l’autre, encore moins du type de contradictions internes qui peut se faire jour, par exemple en termes d’inégalités relatives aux origines sociales, saisies de manière fine, et plus encore au genre, ou en termes de relations formation/emploi. En procédant ainsi, on n’a rien dit non plus du point crucial que constitue dans notre type d’économie cette relation formation/emploi, dont Lucie Tanguy estime qu’elle représente, bien plus qu’un simple glissement sémantique par substitution du terme formation à celui d’éducation, une véritable 6. Ainsi Antoine Prost a mis au jour pour la France « entre 1945 et 1965, toute l’ampleur de la démocratisation » in Prost, A., L’enseignement s’est-il démocratisé ?, Paris, PUF, 1986. 7. D’autres parlent « d’économicisation » (Bongrand, 2009) mais, tout en convergeant sur l’idée, nous ne retenons pas ce néologisme inutilement compliqué. 8. Voir C. Baudelot, R. Establet, L’école capitaliste en France, Paris, Maspero, 1971. Ecole en France 2ED_int.indd 6 29/07/2015 10:45 Introduction générale mutation politique, plaçant les préoccupations de l’emploi au cœur du système éducatif9, établissant des relations d’équivalence « entre ces quatre registres différents que sont l’éducation, la formation, la qualification et l’emploi, occultant ainsi que la formation n’est qu’une composante de la qualification et que celle-ci se définit sur le marché du travail et au sein des entreprises […]. L’usage quasi généralisé de ces notions de “relation formation/emploi” (au pluriel comme au singulier), ou de niveaux de formation occulte les rapports sociaux qui les sous-tendent »10. Il est vrai que si, au cours des sept décennies considérées dans ce livre, s’est produite une mutation de la fonction de l’école au regard d’exigences économiques particulières et circonstanciées, la manière dont se déploie le discours de l’institution tend à dissimuler constamment cette donnée en la naturalisant, en faisant passer pour une évidence obligée la répartition des formés sur le marché du travail, qui inclut en réalité un certain nombre de choix économico-politiques. On soutiendra le point de vue de la dépendance relative de l’institution scolaire (que désigne dans notre titre, comme dans celui de Baudelot et Establet le raccourci « École », incluant enseignement primaire, secondaire et supérieur) par rapport au régime économique, en ayant présente à l’esprit la notion d’autonomie relative d’un « champ », telle qu’analysée par Pierre Bourdieu. Se réservant le droit d’interroger, au long de son déroulement, les influences de l’économie – des formes de rationalité politique et des idéologies qui l’accompagnent – sur l’évolution de l’institution scolaire française de 1945 à 2014, notre titre n’entend pas recourir d’emblée à un qualificatif (capitaliste, libérale, néolibérale ou autre) qui fermerait l’analyse. 7 Un sous-titre de ce livre pourrait être : Les politiques scolaires au jour le jour, indiquant une volonté non de respecter la lettre de l’expression à connotation temporelle, ce qui serait proprement intenable, mais d’insister sur la dimension factuelle11 du récit proposé au lecteur, en vue de lui fournir une sorte de vade-mecum historique, lui permettant par là même des repérages aisés, sans bien évidemment exclure une approche problématisée des décisions et des événements traités. Nous avons choisi de retenir prioritairement l’expression « politiques scolaires », de préférence à politiques éducatives 9. L. Tanguy (dir.), L’introuvable relation formation-emploi, Paris, La Documentation française, 1986. 10. Lucie Tanguy, intervention à la soutenance d’habilitation d’Henri Eckert, EHESS, 6 janvier 2010. 11. Nous recourons notamment à des archives officielles (le BOEN, le JO), journalistiques (Le Monde, Libération, agence AEF, principalement) et syndicales, ainsi qu’à des travaux et articles de recherche concernant la période, y compris les nôtres. Ecole en France 2ED_int.indd 7 29/07/2015 10:45 l’école en france ou politiques d’éducation utilisées plus couramment, en référence à l’École comme institution telle que désignée ci-dessus et parce qu’« éducation » peut revêtir une extension plus large (mais il reste possible que le lecteur trouve « politique éducative » dans le texte, à entendre alors comme une concession à l’usage et dans la même acception que politique scolaire). La notion de politique scolaire 8 Les politiques scolaires font partie des politiques publiques que l’on peut définir de manière savante comme « le produit d’un processus social, se déroulant dans un temps donné, à l’intérieur d’un cadre délimitant le type et le niveau des ressources disponibles à travers des schémas interprétatifs et des choix de valeurs qui définissent la nature des problèmes publics posés et les orientations de l’action »12. Tout en intégrant les notions essentielles de processus et de choix de valeurs, pour notre part, nous entendrons par politique scolaire, en régime démocratique, et plus particulièrement dans le cadre d’un État encore largement centralisé, d’abord l’action concernant les institutions scolaires – menée au nom d’une majorité parlementaire – par un gouvernement et son ministre de l’Éducation nationale, concrétisée dans des lois ou ordonnances lorsque les projets sont d’une certaine envergure (on parle alors de réformes13) mais se traduisant le plus constamment par un ensemble de décrets, arrêtés, circulaires que l’administration est chargée de faire exécuter (ce qu’on appelle la voie réglementaire), plaçant comme par nécessité l’éducation dans un courant permanent de changements14. Parmi ces décisions, certaines sont techniques, d’autres plus délibérément politiques au sens où elles réfèrent à une orientation fondée sur un programme et sur des principes de nature philosophique, au fond. Quoique disposant d’une relative indépendance par rapport au législateur qui a, d’après la constitution, seulement compétence pour « les principes fondamentaux », le ministre français de l’Éducation nationale n’a pas ce qu’on appelle le pouvoir réglementaire et est soumis au contrôle des instances consultatives (aujourd’hui principalement le Conseil Supérieur de l’Éducation, CSE). Tout cela peut contribuer à expliquer pourquoi les grandes réformes, conçues comme des projets de refonte globale de l’institution scolaire, ou d’un de ses aspects 12. P. Duran, Penser l’action publique, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1999, cité par A. van Zanten, Les politiques d’éducation, Paris, PUF, 2004, p. 25. 13. Voir l’article « Réforme de l’enseignement » in Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, 3e éd., Paris, Retz, 2005, pp. 850-853. 14. Voir à ce sujet A. Prost, Du changement dans l’école, Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours, Paris, Seuil, 2013. Ecole en France 2ED_int.indd 8 29/07/2015 10:45 Introduction générale (par exemple le lycée), ont tant de mal à s’imposer ou ne sont appliquées que sous la forme de compromis aux contenus bien souvent éloignés des idées d’origine. Majorité politique, gouvernement et ministre ne peuvent non plus ignorer le jeu des acteurs sociaux lors de la mise en œuvre de leurs velléités transformatrices, soit par anticipation et prudence (notamment via les négociations menées avec les organisations syndicales dans les instances de régulation instituées comme le CSE15), soit par contrainte sous la pression de protestations, grèves et autres mouvements, ce qui peut de fait conduire à l’impression d’immobilisme, d’impossibilité de toute réforme, ou à tout le moins de résolution dramatique, nécessairement partielle et insatisfaisante, des problèmes et conflits à l’issue de crises théâtralisées au niveau central16. Plusieurs exemples en seront apportés dans cet ouvrage, qui s’efforcera d’inclure, dans la saisie des processus à l’œuvre, les conflits sociaux relatifs à l’école. Dans la période des deux dernières décennies du xxe siècle, on note en France des infléchissements sensibles dans la réalisation même des processus de la décision, à la faveur de la décentralisation (depuis 1982-1985) et de la marge d’initiative ainsi laissée aux échelons locaux pour certains dossiers. Les collectivités locales ont été de plus en plus installées au rang de décideurs dans le domaine éducatif, les acteurs intervenant dans les politiques publiques se multipliant ainsi en toute légitimité au niveau des régions, départements, communes. Même si son rôle demeure central, on peut raisonnablement se demander si on n’assiste pas, au cours de la période, à une certaine défausse de l’État vers d’autres échelons de responsabilité, induisant une redéfinition de la notion même de politique publique dans les sociétés postindustrielles à l’ère de la mondialisation. Il devient alors nécessaire pour l’analyse de prendre en compte ce phénomène qui soumet la réussite d’une décision politique à l’existence ou non de dynamiques locales, et à la nature même de celles-ci17. L’exemple de la politique de discrimination positive, incarnée en France dans les zones d’éducation prioritaires, est à cet égard particulièrement probant18. 9 15. Instance certes uniquement consultative, le CSE est une excellente chambre d’échos propice aux effets tribunitiens des organisations syndicales. 16. M. Archer, Social Origins of educational systems, London, Sage, 1979. 17. Cf. Y. Dutercq, Politiques éducatives et évaluation : querelles de territoires, Paris, PUF, 2000. 18. Cf. la thèse de Lydie Heurdier, 20 ans de politique d’éducation prioritaire, de 1981 à 2001, dans 3 départements français : Ille-et-Vilaine, Eure-et-Loir et Seine-Saint-Denis, C. Lelièvre (dir.), Paris 5, 2008. Ecole en France 2ED_int.indd 9 29/07/2015 10:45 l’école en france Tout en affirmant l’importance nouvelle de cette dimension territoriale, le présent ouvrage choisit de se concentrer sur les politiques scolaires mises en chantier par l’État central, à qui revient encore l’impulsion initiale. À l’échelon supranational, et bien que par exemple la Commission européenne n’ait pas compétence en matière scolaire, des orientations idéologiques circulant entre experts, issus d’organismes internationaux (OCDE, Banque mondiale, UNESCO), et des résultats comparatifs chiffrés majoritairement produits par ces mêmes organismes, exercent une influence de moins en moins négligeable au fil du temps sur les politiques nationales. Mesures et classements commandent désormais au traitement des questions éducatives à l’échelon international, et – à la faveur de la mondialisation – s’imposent comme les outils incontournables des politiques nationales. 10 Même si la sphère scolaire dispose toujours d’une autonomie relative (une certaine indépendance dans la dépendance), des déterminants structurels pèsent sur les politiques qui la concernent. Nous avons déjà mis l’accent sur ceux qui ont une nature économique, preuve en étant, dans un environnement national et mondial caractérisé par une concurrence exacerbée, la mission directement assignée aujourd’hui au système éducatif de préparer à l’entrée sur un marché du travail sans cesse en évolution, en insistant sur le lien formation/emploi, et la montée en puissance du thème du life long learning, lié à la flexibilité des emplois, particulièrement mis en valeur au niveau européen. Parmi les autres éléments influant sur les politiques scolaires, les déterminants sociodémographiques contribuent à augmenter le niveau des dépenses éducatives, quand la demande sociale d’éducation provient de l’ensemble des classes sociales, dans un contexte de croissance démographique, comme c’est le cas après-guerre vis-à-vis de l’enseignement secondaire, puis plus tard dans les années 1990 vis-à-vis de l’enseignement supérieur. On repère aussi des modes d’intervention de la société qui, pour être plus silencieux, n’en sont pas moins fort influents et qui, quoique ne relevant pas d’une notion de volonté collective expresse, mais plutôt d’agrégats de comportements individuels, doivent être intégrées à la notion de politique scolaire : il s’agit des pratiques quotidiennes, en un sens banales, certes caractéristiques de groupes sociaux, mais non concertées dans l’espace public, par lesquelles leurs membres se positionnent relativement à l’institution scolaire et contribuent à infléchir sensiblement le cours de la politique d’éducation. Ainsi en va-t-il de plus en plus des comportements stratégiques d’évitement de certains établissements, de choix calculés des meilleurs investissements en termes de filières et d’options, par lesquels, profitant d’assouplissements de la carte scolaire et d’une concurrence relative entre établissements, les classes Ecole en France 2ED_int.indd 10 29/07/2015 10:45 Introduction générale moyennes et supérieures infléchissent la politique scolaire dans un sens qui leur semble plus favorable19. Au total, dans une acception dialectisée, une politique scolaire recouvre donc, l’action consciente entreprise en matière d’éducation par les représentants temporaires (élus) et permanents (administrateurs) de l’État et – sectoriellement – des collectivités territoriales, en étant plus ou moins réactive à un ensemble d’interventions, provenant des divers acteurs sociaux (partis, groupements d’intérêt, familles, etc.) ainsi que – sur leur mode propre – de déterminants structurels, notamment économiques, et en étant sensible à des influences idéologiques diverses, notamment internationales, le tout produisant in fine des effets. Ces effets peuvent être conformes aux attentes, ou parfois « pervers », en décalage radical avec les espérances, au moins celles qui ont été affichées initialement dans des intentions. L’école en perspective historique cavalière Depuis la fin du xixe siècle et la prédominance acquise par l’État sur l’Église en cette matière, les politiques scolaires s’incarnent principalement dans des attitudes de l’État vis-à-vis de l’École, qui ont connu divers moments (dont les plus proches de nous feront l’objet de nos interrogations). Nous proposons en préambule quelques grandes lignes de repérage, toujours sujettes à débat néanmoins. 11 Des lois Ferry jusqu’à la seconde guerre mondiale, il est possible de parler d’État enseignant ou éducateur et de souscrire à l’analyse de Bernard Charlot : « L’action de l’État [dans cette période] est politique, philosophique, morale, culturelle, et non pas économique. Ou plus exactement, l’État éducateur ne remplit une fonction économique que de façon indirecte : par l’éducation, il pacifie la société et assure ainsi l’ordre nécessaire à la prospérité économique de la bourgeoisie »20. À cet État éducateur correspond globalement une école séparatrice, qui par volonté d’origine ne réunit pas la jeunesse française sur les mêmes bancs, sauf expériences pédagogiques contraires mais limitées, particulièrement 19. A. van Zanten, « Une discrimination banalisée ? L’évitement de la mixité sociale et raciale dans les établissements scolaires » in Fassin D., Fassin E. (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, la Découverte, 2006. Du même auteur, Choisir son école : stratégies familiales et médiations locales, Paris, PUF, 2009. 20. B. Charlot (coord.), L’école et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux, Paris, A. Colin, 1994, p. 28. Ecole en France 2ED_int.indd 11 29/07/2015 10:45 l’école en france pendant l’entre-deux-guerres21. Malgré des contrepropositions critiques de plus en plus insistantes menées au nom de l’idée d’école unique et malgré les débats internes qui s’y font jour de façon récurrente (notamment sur la place du latin, des sections dites modernes, du mélange des catégories d’élèves, etc.), cette école apparaît aux yeux de l’opinion assez sûre d’elle-même. Elle a devant elle ouvert, donc à conquérir, le vaste champ de la démocratisation22, concernant au premier chef l’enseignement du second degré. 12 Au sortir de la seconde guerre mondiale, là où commence notre étude, l’État revêt dans les grandes démocraties les caractéristiques de l’État-providence, se donnant pour mission de pourvoir aux besoins fondamentaux des populations et de les protéger économiquement et socialement. Il se fait modernisateur y compris sur le plan scolaire et conçoit une École qui se veut unifiée en référence au modèle de la comprehensive school anglaise23. Que l’intention des politiques menées pendant les Trente Glorieuses (1945-1975), selon la célèbre expression de l’économiste Jean Fourastié24, ait été plus dictée par des motivations économiques en rapport avec les nouveaux besoins du marché du travail que par une forme de générosité sociale importe peu si, au total et très globalement, idéaux de justice et finalités matérialistes ont tendu à se rapprocher. Les argumentaires réformateurs invoquent l’efficacité économique, mais ils se réclament aussi désormais constamment de l’égalité des chances, mot d’ordre socialement fort, bien que non dépourvu d’ambiguïtés. De manière très générale (et sous réserve de procéder dans la suite à des investigations nuancées, qui s’imposent), on pourrait caractériser l’ensemble de cette période en s’inspirant d’un titre que Vincent Troger 21. Voir « Politiques et rhétoriques de l’“École juste” avant la Cinquième République », dossier coordonné par B. Garnier, Revue Française de pédagogie, n° 159, avril-mai-juin 2007, notamment : J.-Y. Seguy « Les classes “amalgamées” dans l’entre-deux-guerres : un moyen de réaliser l’école unique ? », p. 47-58. 22. Selon la sociologue Viviane Isambert-Jamati, la démocratisation est le « processus par lequel, dans tel segment (scolaire), la surreprésentation des enfants issus de la bourgeoisie diminue. En principe, la démocratisation aurait son aboutissement dans la représentation proportionnelle des uns et des autres » (enfants issus de la bourgeoisie/ enfants issus des catégories populaires) « Brève histoire d’une notion incertaine : la démocratisation », in Cahiers pédagogiques, n° 107, octobre 1972. 23. M. Lemosse, Le système éducatif anglais depuis 1944, Paris, PUF, 2000. Cf. J.-C. Forquin « Les comprehensive schools britanniques, entre méritocratie, égalitarisme et néo-conservatisme » in J.-L. Derouet (dir.), Le collège unique en question, Paris, PUF, 2003, pp. 149-166. 24. J. Fourastié, Les Trente Glorieuses, ou la Révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, éd. revue, 1979. Ecole en France 2ED_int.indd 12 29/07/2015 10:45 Introduction générale applique à un groupe d’acteurs et à un temps très restreints25, et parler d’une alliance improbable des économistes avec les réformateurs pédagogues (sans préjuger ici de la nature des idées pédagogiques mobilisées). À l’État modernisateur correspond une école qui se veut moderne et démocratisante, promouvant un idéal d’égalité des chances et ménageant des possibilités réelles de promotion sociale, une école qu’on pourrait qualifier dans une certaine mesure de conquérante. La démocratisation prend dès lors deux aspects, que l’on peut distinguer en quantitatif et qualitatif : la démocratisation quantitative (ou « démographisation ») s’exprime « pour un segment précis…, ou pour l’ensemble du système éducatif…, par un rapport entre le nombre de scolarisés et le nombre de scolarisables… entre le nombre total de reçus à un examen et le nombre total de ceux qui auraient pu s’y présenter, etc. » ; la démocratisation qualitative évalue « le rapprochement des chances de groupes sociaux qui n’ont pas les mêmes chances (d’entrer en sixième, d’achever les études de second cycle, d’obtenir un baccalauréat, etc.) »26. Mais, dès ce moment correspondant à la Quatrième République et aux débuts de la Cinquième République, les travaux de recherche relevant de la sociologie critique sont venus contester cette confiance de l’école en elle-même, en son potentiel de libération intellectuelle et de réduction des inégalités, comme en témoignera le titre La reproduction, désignant la manière dont « le système scolaire est conduit à donner en fait sa sanction aux inégalités initiales devant la culture »27. 13 L’expression de « Vingt Piteuses »28 a été utilisée pour caractériser la période suivante (1975-1995) où, concernant les politiques scolaires mais pas seulement, l’État est entré dans une phase structurelle d’hésitations ; les hésitations portent sur les fins assignées à l’entreprise d’éducation et de formation, et sur les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à ces fins, hétérogènes entre elles, qui se sont démultipliées. À un État incertain correspond une école hésitante quant à ses dispositifs prioritaires, différenciation, reconnaissance individualisée, localisation venant interroger de manière 25. V. Troger « La rhétorique de la modernisation au début de la Cinquième République : la brève alliance des partisans de l’école nouvelle et des économistes », in Le temps des réformes. Disciplines scolaires et politiques éducatives sous la Cinquième République. Les années 1960, Grenoble, PUG, 2011. 26. G. Langouët, 50 ans d’école… et demain ?, Paris, Fabert, 2008, pp. 13-14. 27. Darras [groupe d’Arras], Le partage des bénéfices : expansion et inégalités en France, [Travaux du Colloque organisé par le Cercle Noroit à Arras, les 12 et 13 juin 1965] Paris, Minuit, 1966. 28. Inventée par des journalistes en écho à celle de Jean Fourastié. Ecole en France 2ED_int.indd 13 29/07/2015 10:45 l’école en france critique standardisation, universalisation, centralisation, sans opérer pour autant de véritable rupture. 14 Dans les dix années qui suivent 1995, et surtout dans les premières années 2000 à la faveur d’un mouvement mondial, l’État a de plus en plus de velléités de se débarrasser de son caractère providentiel pour s’affirmer comme managérial, exerçant une gouvernance où – du fait d’une volonté politique affichée – sa part propre et celle de ses agents diminuent au profit de l’intervention d’acteurs privés, réputés plus libres et innovateurs. L’École et les politiques scolaires restent comme précédemment hésitantes, soumises aux pressions managériales mais encore solidaires de leurs fondamentaux historiques, notamment du fait de réactions puissantes des personnels. Alors que l’obligation de résultat s’impose comme un nouveau credo sous la pression internationale des classements, du culte de la performance et de la révision générale des politiques publiques (RGPP récemment muée en MAP29), les projets réformateurs n’en continuent pas moins à être argumentés au nom de l’égalité des chances. En profitant d’une meilleure tolérance de la société, se développent hors institution le recours aux cours privés de soutien scolaire et d’aide en ligne, chers mais bénéficiant d’une déduction fiscale incitative, les écoles fondées sur des bases communautaires étroites, sans parler de la recrudescence du home schooling ni des sites Internet proposant des procédures de créations d’écoles hors contrat délivrées de toute contrainte étatique30. La flexibilité des emplois, désormais soumis à concurrence sur un marché du travail devenu mondial, conduit à l’imposition du slogan de la formation tout au long de la vie, qui affecte toute la conception des études initiales et de la formation, ainsi que la manière de les évaluer (par compétences évolutives plus que par connaissances acquises). Dans ce contexte de pédagogisation accélérée de l’ensemble de la vie sociale, l’école peut être dite incertaine, implicitement à la recherche d’un nouveau modèle où l’institution scolaire traditionnelle, la forme scolaire d’État, pourrait ne plus être la référence unique, ni même – à terme – se tenir au centre du dispositif. On pourrait alors émettre l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau modèle de socialisation formative, plus informel, hybride, à la faveur du déclin de l’institution traditionnelle31. 29. Modernisation de l’action publique. 30. Notamment le site Créer son école qui déclare : « Le but de ce site est de vous permettre de créer votre propre école indépendante que vous pourrez organiser entièrement selon les besoins de vos enfants ou de vos élèves (programmes, manuels, méthodes, horaires, professeurs) ». 31. Cf. F. Dubet, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2004. Ecole en France 2ED_int.indd 14 29/07/2015 10:45 Introduction générale Des interrogations À partir de 1945 et au moins jusqu’aux années 1980, le fait majeur qui s’impose au regard de l’historien, relativement aux périodes antérieures, est celui de l’unification des structures scolaires, leur mise en système, leur véritable organisation en degrés32. Cet ouvrage se propose de répondre à un certain nombre de questions à ce sujet. Quelles réformes ont effectivement présidé à la mise en système de nos institutions scolaires au cours des 70 dernières années ? À travers quels aléas de la décision ces réformes ont-elles réussi à se frayer un chemin ? Au nom de quelle(s) idéologie(s) ou parfois plus modestement et pragmatiquement au nom de quelles urgences (les réponses apportées alors n’étant pas pour autant exemptes de références idéologiques) les politiques scolaires ont-elles été menées ? Comment, sous une continuité au moins apparente, la différence spécifique entre politique éducative de droite et politique éducative de gauche (sous la Quatrième République puis à partir de 1981) se manifeste-t-elle, si elle se manifeste ? Au cours de la période dont nous tentons de rendre compte, trois chocs ont ébranlé l’univers scolaire français : –– le choc de l’amplification « spontanée » de la fréquentation du premier cycle secondaire (années 1950) ; –– le choc de la massification volontariste des collèges (années 1960, 1970), ces deux phénomènes déterminant une première explosion scolaire, selon l’expression inventée par Louis Cros33 ; –– le choc de la massification des lycées et de l’enseignement supérieur (fin des années 1980, années 1990) ou seconde explosion scolaire34. 15 Est-il possible d’échapper à l’illusion rétrospective du finalisme, où tout s’enchaîne et se construit logiquement – au nom de l’égalité des chances et de la justice – d’un état de relatif désordre initial vers le collège unique, de celui-ci vers le lycée et de ce dernier vers l’enseignement supérieur pour tous, en y adjoignant à un moment donné une dose de différenciation pédagogique et de discrimination positive ? Toutes les réformes ont été justifiées, nous l’avons dit, au nom de l’égalité des chances même si tel n’était pas toujours leur référentiel premier ; 32. C’est le ministre du Front populaire Jean Zay qui remplace les ordres séparés par des degrés progressifs, mais sa réforme n’a pu aboutir. 33. L. Cros, L’explosion scolaire, Paris, CUIP, 1961. 34. Cf. dossier coordonné par T. Poullaouec et C. Lemêtre « Retours sur la seconde explosion scolaire », Revue française de pédagogie, n° 167, 2009. Ecole en France 2ED_int.indd 15 29/07/2015 10:45 l’école en france 16 la démocratisation qui était censée en résulter a d’abord servi à justifier l’unification des institutions scolaires. Le fait qui caractérise une évolution plus récente du système éducatif (à partir des années 1980) est sans nul doute, dans le cadre de l’unification maintenue, celui de la décentralisation, et de ses corollaires, différenciation, autonomie, discrimination positive, territorialisation. Or ce mouvement, antithétique du précédent, trouve à son tour une part de sa légitimation dans la volonté d’introduire une vraie justice dans les institutions scolaires et de donner sa vraie portée à la démocratisation, le modèle antérieur de la seule égalité de droit ayant révélé ses limites, très tôt dénoncées par la sociologie critique comme nous l’avons déjà relevé, et devant céder le pas à un nouveau modèle de l’équité. Faut-il voir une contradiction dans le fait que ces deux processus a priori opposés, l’unification (qui pendant longtemps a semblé signifier – du moins sur un plan formel – standardisation des enseignements et des établissements) et la décentralisation, (qui induit la recherche des caractères spécifiques aux échelons locaux), sont tous deux justifiés en référence au même projet de démocratisation ? Assiste-t-on à une révolution silencieuse qui, par glissement progressif d’une polarité dominante à l’autre, aurait modifié radicalement les bases du système ou bien doit-on considérer qu’un point d’équilibre a été trouvé entre unification et décentralisation, « sans rupture caractérisée » du principe d’égalité pour parler un langage juridique qui a été appliqué par le juge constitutionnel à l’appréciation de la politique de discrimination positive35 ? Ces phénomènes, liés à des mouvements dans la société (montée de l’individualisme, importance donnée au local, demandes multiples de reconnaissance des singularités) mais aussi et surtout à des politiques, interrogent le processus de démocratisation, auquel ils ont a priori partie liée. En quel sens les recherches menées à ce sujet permettent-elles de parler de démocratisation, du double point de vue quantitatif et qualitatif ? Sans avoir la prétention de se substituer aux ouvrages savants sur cette question, non plus que sur d’autres, ce livre présentera au lecteur quelques éléments de bilan. Parmi les autres questions sensibles, le passage d’un état de l’institution, où seuls quelques privilégiés avaient accès aux études longues, à un autre, où une partie importante de la jeunesse fréquente l’enseignement supérieur, ne manque pas d’interroger la nature de la pédagogie mise en œuvre ainsi que le contenu culturel des enseignements dispensés. 35. Conseil d’État « Rapport public 1996 », Études et documents du Conseil d’État, Paris, La Documentation française, n° 48, 1997, pp. 95-100. Ecole en France 2ED_int.indd 16 29/07/2015 10:45 Introduction générale Questions sur une inflexion de la société française et de son école Nous avons évoqué ci-dessus les différentes qualités qu’ont revêtues l’État et l’institution scolaire, entre 1945 et 2005, les dernières en date étant l’État managérial et l’École incertaine, cette dernière hésitant – du moins les politiques qui la concernent – entre l’attachement à des principes hérités de l’État éducateur puis providentiel d’une part et le basculement dans une réforme irréversible d’autre part, réforme qui conduirait à l’enfermement dans un nouveau type de rationalité. Nous touchons ici à la question de l’instauration d’une école d’une autre nature, coïncidant avec la mise en place d’une nouvelle forme d’organisation de la société qualifiée de « néolibérale », école dont il s’agit donc de savoir si la qualifier à son tour ainsi pourrait s’avérer pertinent (et à partir de quel tournant). Cela introduit en tout état de cause un débat sur les notions, délicates à manier, de libéralisme, nouveau libéralisme, néolibéralisme, dont les significations varient selon qu’elles sont référées au contexte politique ou économique, utilisées dans l’univers français ou anglo-saxon. Originairement, le libéralisme désigne la doctrine économique du laisserfaire qui se donne le marché pour fondement, avec pour corollaires l’intérêt privé et la libre concurrence. Sur le plan de la philosophie politique, ce terme recouvre la volonté d’aménager la société de telle façon que soit garantie la liberté individuelle de ceux qui y vivent36, et un de ses moments fondateurs consiste dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Karl Polanyi exprime cette ambivalence du concept en faisant l’hypothèse que l’État libéral du xixe siècle a initié un double mouvement de sens contraire, l’un favorable à la création et au développement du libre marché, l’autre chargé de lui résister37, d’où les ambiguïtés de maniement du même qualificatif. C’est pourquoi, lorsqu’il nous arrivera de prétendre déceler des tendances « libérales » dans certains aspects des politiques scolaires, dans le cadre d’une société désireuse de protéger globalement la liberté individuelle tout en ne répugnant pas à recourir à un volontarisme et à des régulations étatiques, nous voudrons signifier que se trouvent promues des tendances opposées, fondées sur l’idée selon laquelle les individus, au lieu d’être pris en charge par l’État, doivent être mis en concurrence et entrer en compétition à partir de leurs ressources propres, c’est-à-dire renvoyés à leur liberté sans considération de ses conditions d’exercice. 17 36. « Le mot “libéralisme” est équivoque », P. Kahn, L’État, Paris, Quintette, 2003. 37. K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 1983. Ecole en France 2ED_int.indd 17 29/07/2015 10:45 l’école en france Pour compliquer le tout, l’expression « nouveau libéralisme », créée pendant l’entre-deux-guerres, portée particulièrement par J.-M. Keynes, recouvre l’exact inverse du libéralisme dans son acception de limitation du rôle de l’État, autour de deux propositions : « 1. Les agendas de l’État doivent dépasser les frontières que le dogmatisme du laisser-faire leur a imposées si l’on veut sauvegarder les bienfaits d’une société libérale ; 2. Ces nouveaux agendas doivent remettre pratiquement en question la confiance jusque-là accordée dans les mécanismes autorégulateurs du marché et la foi dans la justice des contrats entre individus supposés égaux »38. Pour notre part, nous n’employons pas dans notre développement cette expression de « nouveau libéralisme » car elle est ambiguë, mais nos choix personnels39 nous inclinent vers un type de société démocratique, où existent – dans le cadre d’une économie restant de marché – impôts progressifs sur le revenu, lois de protection du travail, garanties et assurances sociales des citoyens, dépenses budgétaires tournées vers l’intérêt général, notamment en matière scolaire, et donc large part faite aux services publics. 18 D’une tout autre nature apparaît le « néolibéralisme ». Dardot et Laval le définissent, bien au-delà d’un seul mouvement économique, et de la seule volonté de réduire le rôle de l’État (plutôt caractéristique du libertarianisme), comme une forme de gouvernementalité au sens de Foucault, une nouvelle rationalité affectant toutes les sphères de la vie sociale et jusqu’aux subjectivités individuelles : « Il tend à structurer et organiser, non seulement l’action des gouvernants, mais jusqu’à la conduite des gouvernés eux-mêmes40 […]. Le néolibéralisme combine la réhabilitation de l’intervention publique et une conception du marché centrée sur la concurrence »41. Il est erroné de prétendre que le néolibéralisme viserait à se passer de l’intervention étatique ; en fait celle-ci s’assigne précisément pour but de promouvoir les valeurs du libre marché, et peut s’accompagner d’un réel autoritarisme, même sous des formes douces. La nouvelle rationalité 38. Cf. P. Dardot, C. Laval, La nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009, p. 153. Tout notre développement s’inspire ici des thèses de cet ouvrage. 39. Le lecteur s’en apercevra, mais il est encore plus net de le poser explicitement en introduction générale. 40. La nouvelle raison du monde, op. cit. p. 13. 41. Ibid., p. 153. Ecole en France 2ED_int.indd 18 29/07/2015 10:45 Introduction générale qui s’installe revient à implanter dans tous les secteurs de l’activité humaine des principes, des notions et des directives issus de la sphère du marché et de l’entreprise : modèle généralisé de l’entreprise, concurrence placée au cœur de l’action publique, hypothèse de l’acteur égoïste, managérialisme et démocratie de contrôle, culte de la performance et accountability 42, risque posé comme dimension centrale de l’existence et « entreprise de soi » conçue comme « ethos de l’autovalorisation »43. Plusieurs observateurs estiment que le basculement libéral ou néolibéral de l’école a déjà eu lieu. Que, depuis longtemps déjà, l’école soit l’objet d’une offensive des néolibéraux, chefs d’entreprise et hommes politiques, que – plus récemment – des mutations dans le vocabulaire et même dans certaines orientations imprimées aux finalités scolaires soient le signe de la pénétration d’objectifs néolibéraux, cela semble indéniable. Dès 1971, Olivier Giscard d’Estaing, frère du futur président de la République, publie un manifeste pour une école néolibérale44 ; il sera relayé en 1984 par Alain Madelin45, éphémère ministre de l’Économie du premier gouvernement de la présidence chiraquienne (1995), qui prône le chèque éducation et les écoles à charte. Ce dernier persiste et signe en militant aujourd’hui pour la suppression de la carte scolaire46, d’ailleurs initialement annoncée par le président Sarkozy pour 2010. Nico Hirtt et Gérard de Sélys montrent pour leur part que, au début des années 1980, des chefs d’entreprise membres de l’ERT (European Round table) se réunissent régulièrement à Bruxelles pour envisager des stratégies de pénétration marchande de l’école via le secteur des nouvelles technologies47. Quant à lui, le sociologue Jean-Pierre Le Goff voit dans le discours pédagogique moderniste qui préconise systématiquement la mise en place d’outils d’évaluation des compétences et les thématiques de l’autonomie et du contrat, une « barbarie douce » rapprochant l’école de l’entreprise. C’est indirectement que le lit du néolibéralisme serait ménagé en matière scolaire, à travers un vocabulaire insidieux : 19 42. Obligation de rendre compte ; parfois interprété comme « entrée [de l’homme] en comptabilité ». 43. Ibid., chapitres 12 et 13, pp. 353-456. 44. Éducation et civilisation, Paris, Fayard, 1971. 45. Pour libérer l’école : l’enseignement à la carte, Paris, R. Laffont, 1984. 46. A. Madelin, G. Aschieri, C. Lelièvre, Faut-il supprimer la carte scolaire ? : Entretiens croisés d’Alain Madelin et de Gérard Aschieri, Paris, Magnard, France Info, 2009. 47. G. de Sélys et N. Hirtt, Tableau noir : résister à la privatisation de l’enseignement, Anvers, EPO, 1998. Ecole en France 2ED_int.indd 19 29/07/2015 10:45 l’école en france « Le rôle des enseignants se rapproche de celui d’un prestataire de services en savoirs et connaissances utiles à ses usagers avec “obligation de résultat”. La qualité de la prestation se mesure de plus en plus au degré de satisfaction des usagers qui tendent de fait à être considérés, à l’instar de ce qui se fait dans les autres “services publics”, comme des clients »48. Yves Careil interprète les mécanismes de production des inégalités dans l’école, renforcées à ses yeux par les politiques de décentralisation et de territorialisation, comme le résultat d’une sorte de volonté néolibérale diffuse49. Selon Christian Laval enfin, la mutation de l’école – sous l’effet de nombreuses dispositions réformatrices – d’institution en organisation50 de plus en plus vouée à la mesure de résultats et de performances est le signe le plus manifeste d’un processus de néolibéralisation en marche. 20 Mais si « l’école néolibérale désigne un certain modèle scolaire qui considère l’éducation comme “un bien essentiellement privé et dont la valeur est avant tout économique” et si elle “est orientée par les réformes en cours vers les objectifs de compétitivité qui prévalent dans l’économie globalisée” »51, peut-on dire que l’école française est d’ores et déjà ralliée à ce modèle et qu’une politique effective a explicitement poussé ce principe jusqu’à son terme ? Ne s’agit-il pas plutôt de repérer des actes et des moments politiques qui, allant dans ce sens, ont néanmoins rencontré des oppositions, et se sont aussi heurtés à des contradictions internes, dans la relation à un discours de l’égalité des chances et de la justice encore porté par une institution dont on ne peut pas si aisément faire fi de l’histoire ni de l’inscription dans une tradition démocratique républicaine ? Une des questions posées par cet ouvrage consistera donc à pointer ici ou là des percées libérales ou néolibérales et à se demander si, dans la période récente, une ou des politiques scolaires bien identifiables – au lieu d’hésiter comme plusieurs autres entre une multiplicité de références – ont commencé à effectuer un saut qualitatif, déterminant un véritable basculement néolibéral52. De ce point de vue, 48. J.-P. Le Goff, La barbarie douce, La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte, 1999, 2003, p. 56. 49. Y. Careil, École libérale, école inégale, Paris, Syllepse, 2002. 50. C. Laval, L’école n’est pas une entreprise, Le néolibéralisme à l’assaut de l’enseignement public, Paris, La Découverte, pp. 322-323. « L’organisation moderne est économique et technique », alors que l’institution engage la définition d’un bien commun posé comme supérieur aux intérêts individuels. 51. Op. cit., p. 7 et 9. 52. Selon C. Laval (2003) « L’école néolibérale reste encore une tendance et non une réalité achevée », op. cit. p 10. Ecole en France 2ED_int.indd 20 29/07/2015 10:45 Introduction générale le quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) a-t-il appliqué en tout ou partie une telle politique en matière scolaire ? Le retour de la gauche au pouvoir après dix ans d’absence (2012) manifeste-t-il des signes tangibles de refus d’une telle orientation ? Plan général de l’ouvrage Sur les bases générales qui viennent d’être exposées dans cette introduction, nous avons découpé les 70 années de la période que nous étudions en séquences d’inégale longueur, correspondant à des césures dont nous nous efforcerons de justifier la pertinence politique, et donnant lieu aux dix chapitres qui constituent la substance de ce livre : –– Rêves réformateurs et non-décision (1944-1958). –– Le poids des grandes décisions scolaires (1959-1968). –– 1968, ses enjeux et ses conséquences dans l’Éducation nationale (19681972). –– La « nébuleuse » de la réforme Haby (1973-1980). –– Deux politiques scolaires de gauche ? (1981-1986). –– Des scories et des ajustements, une synthèse d’importance (1986-1993). –– Engagements, atermoiements et interrogations à la charnière de deux septennats (1993-1997). –– Retour amont : retournements de méthode dans les politiques scolaires de la gauche (1997-2002). –– L’Éducation nationale durablement saisie par le néolibéralisme ? (20022012). –– Une refondation nécessaire, mais en demi-teinte (2012-2014). Ecole en France 2ED_int.indd 21 29/07/2015 10:45