Les Bougnats - Fondation Varenne
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Les Bougnats - Fondation Varenne
2 CENTRE PRESSE DIMANCHE 10 MAI 2015 Actualité Aveyron Les « bougnats » s’accrochent au zinc parisien Enquête. A l’aube du XXIe siècle, on pensait les Aveyronnais de Paris en voie de disparition. Tabacs cédés en masse aux Asiatiques, départ en retraite de toute une génération et absence de relève... C’était sans compter l’arrivée de trentenaires ambitieux dans la « limonade parisienne». Un monde dans lequel «bougnats mutants» et petits indépendants continuent de tenir le haut du pavé. Non sans tension. Du poste radio s’échappent les premières notes des Magnolias de Claude François, étouffées par le brouhaha. Du bar, les habitués voient défiler les fumeurs au coin tabac. Un après-midi classique dans le bistrot de la place Monge, dans le Ve arrondissement de Paris. De la déco jusqu’au menu - où triomphent les tripous et viandes d’Aubrac -, tout rappelle l’ancien patron aveyronnais, parti l’été dernier. Rachetée par un couple d’origine chinoise, « rien n’a bougé » dans l’affaire à en croire le garçon de café, fidèle au lieu malgré le changement de propriétaire. Un petit bistrot du coin, dans son jus, comme Paris en compte des milliers. Marchant depuis une vingtaine d’années sur les plate-bandes aveyronnaises, la communauté asiatique de Paris peine encore à se faire accepter. « Ils sont comme Pacman (un personnage de jeu vidéo, NDLR). Ils grappillent et ingurgitent tout ce qui se trouve sur leur chemin, lâche Hervé Vayssette, bistrotier dans le VIIe arrondissement. En 2008, quand j’ai passé le stage obligatoire pour l’obtention de la licence tabac, 18 personnes sur 21 étaient asiatiques. C’est râlant car je sais que parmi eux, trois ou quatre ont racheté des Aveyronnais. » « T’as pas honte de vendre à un Chinois ? » Dans les années 90 - période qui signe la saturation du marché de la restauration chinoise dans la capitale -, les Asiatiques sont arrivées au moment où les Aveyronnais cherchaient à se débarrasser des petits tabacs, notamment en banlieue, pour investir dans des quartiers plus huppés. Ne trouvant pas de repreneur dans le cercle aveyronnais, ils ont cédé au plus offrant. « Au début, on disait : “t’as pas honte de vendre à un Chinois ?” puis d’autres ont vendu à McDonald’s ou Quick… Au final, l’argent n’a pas d’odeur », commente Jean-Pierre Lebrave, l’un des derniers buralistes aveyronnais du XIe arrondissement. « Il n’y a pas de stratégie brillante derrière ces rachats, pas plus que pour les premiers Aveyronnais arri- vés à la capitale au siècle dernier. Ils cherchent seulement de bonnes affaires à faire fructifier. Et par mimétisme, beaucoup suivent », explique Richard Beraha, auteur de La Chine à Paris, enquête au cœur d’un monde méconnu. D’autant que le segment du tabac reste très encadré par la loi. La nationalité française est notamment une condition sine qua non. Le rachat de tabacs concerne donc des migrants de deuxième génération, largement intégrés à la société parisienne. Particulièrement contraignants par ailleurs, les tabacs ne peuvent être mis en gérance et imposent donc la présence permanente du patron. Un « boulot de malade » qui a eu raison de nombre d’enfants de buralistes. Des héritiers qui ont alors préféré se recentrer sur la restauration. Encore 6 000 affaires parisiennes entre leurs mains On parle de 30 % d’établissements sortis du cercle aveyronnais ces dernières années. « Impossible à affirmer », répond du tac au tac Jean-Michel Déhais, rédacteur en chef de L’Auvergnat de Paris. Il estime que « 6 000 affaires parisiennes, sur 12 000, leur appartiennent ». S’ils ont perdu du terrain sur les tabacs, « jamais les Aveyronnais ne laisseront filer les plus belles affaires et les plus beaux emplacements, assure Michel Bessiere, patron du Wepler, place de Clichy. Vous connaissez les trois ingrédients de la réussite d’un café ? L’emplacement, l’emplacement et l’emplacement. » « L’engouement avait sauté une génération » Intermédiaires entre propriétaires et gérants, les distributeurs de boissons aveyronnais que sont Tafanel pour la limonade et Richard pour le café continuent d’épauler les jeunes pousses venues du pays. Soutiens financier et logistique, que l’on croyait un temps disparus, perdurent. En contrepartie, les bistrotiers s’engagent à se fournir chez eux. Et si les jeunes ont aujourd’hui tendance à se tourner vers les banques (le Crédit Agricole dispose de deux agences parisiennes de la Caseg, sa filiale aveyronnaise ; la Caisse d’Épargne envoie trois conseillers dédiés aux Aveyronnais toutes les semaines), le « téléphone aveyronnais » reste imparable. « Être Aveyronnais dans ce milieu compte autant qu’un CV, témoigne Canelle Plume, propriétaire de deux affaires et gérante du Petit Suisse avec son époux. On aura toujours plus de chance qu’un Alsacien pour réussir: on sait, dès les premières démarches, que nous ne sommes pas seuls. » Figures d’une nouvelle génération « qui monte à la capitale », les trente- Hervé Vayssette fait partie des derniers arrivés à la capitale. Depuis 2008, il est patron dans le 7e arrondissement. naires comme Canelle Plume et Benjamin Calderon. « Nous appartenons à la génération dont aucun parent n’était bistrotier, précise le jeune homme. Nous sommes ambitieux et affairistes mais différemment de nos aînés : nous avons un autre confort de vie et de travail. » Comme eux, ils seraient une quinzaine de jeunes couples partis d’Aveyron récemment, à ajouter à bon nombre d’amis associés. « 80 % des enfants de ma génération n’avaient pas repris les affaires familiales. Ils voulaient devenir tout sauf cafetier », rappelle le jeune patron du Cristal au pied de l’Arc de Triomphe, âgé de 38 ans, héritier du bistrot de ses parents en 2007. D’après leurs aînés, une seule raison explique ce regain d’intérêt pour le métier : la crise économique. « Ils se rendent compte que c’est un vrai métier dans lequel on gagne bien sa vie si l’on s’en donne les moyens, analyse une bistrotière du XIVe. L’engouement a sauté une génération, mais renaît avec les plus jeunes. » Ces « bébés bougnats » perpétuent la saga des Aveyronnais de Paris. Dans un environnement sensiblement différent, car les Asiatiques dans les tabacs ne plus les seuls nouveaux venus. En salle, aucun bistrotier n’a aujourd’hui de compatriote parmi ses garçons de café. « Dans mon équipe, j’ai deux Normands, un Marseillais, un Sri Lankais, un Malien, un Népalais mais des Aveyronnais… J’ai tout sauf ça ! », rigole l’héritier du Cristal. Jamais il n’avait réalisé. à paris, textes et photos : lola cros Les chiffres 15 % S’ils possédaient 90 % des débits de tabac franciliens dans les années 1980, les originaires du Nord-Aveyron (notamment du « triangle d’or du tabac »: Laguiole, Espalion, Bozouls) n’en détiendraient désormais que 15 %. Un pourcentage confirmé par Gérard Bohelay, président de la Fédération des buralistes d’Île-de-France. 320 000 Patrons de deux bistrots, Benjamin et Canelle Plume ont tout juste la trentaine. Comme le nombre estimé d’Aveyronnais vivant à la capitale, contre 270000 habitants dans le département lui-même. La saga des « Aveyronnais de Paris », toute une histoire Si l’arrivée des Asiatiques ne date que d’une trentaine d’années, l’histoire des Aveyronnais de Paris remonte au XIXe siècle. Quand la ferme ne suffisait plus à nourrir les fratries, des centaines de jeunes sont montées travailler à la capitale. Sans le sou, ils commencent comme porteurs d’eau dans le quartier de la Bastille, puis ouvrent des « bougnats » (terme qu’utilisent encore aujourd’hui entre eux les bistrotiers aveyronnais), des débits de boissons et de charbon jusqu’aux années 1960. Période à laquelle beaucoup basculent dans la restauration et le tabac. Les « rois du zinc » Ils débutent comme garçons de café, gravissent peu à peu les échelons jusqu’à devenir les « rois du zinc » de la capitale. 80 % des cafés et restaurants étaient entre leurs mains dans les années 1980. « On attribue cette réussite collective à leur ténacité et leur entraide, explique Laurent Bromberger, fondateur du site bistrot-paris.com. Les Aveyronnais n’ont jamais flambé ce qu’ils gagnaient. Ils vivaient à Paris comme sur l’Aubrac, ont su économiser pour réinvestir dans les plus belles brasseries. Ils savent gérer leurs affaires, c’est indéniable. » « Néobougnats » versus « bougnats mutants » Les bistrotiers et buralistes d’hier sont devenus chefs de PME pour les plus petits bistrots, qui embauchent tout de même une dizaine d’employés. De grands groupes pour les autres. Les familles Costes et Joulie notamment, sont à la tête d’empires de plusieurs dizaines d’affaires emblématiques de Paris. Le Marly au Louvre, le café Pompidou, le Congrès Maillot, le Bouillon Chartier sur les Grands boulevards… Ils font partie de ces « bougnats mutants », désignés par le journaliste Laurent Bromberger. Ambitions et capitalisme « Par là, j’entends ces entrepreneurs qui ont des logiques capitalistes et des billes partout mais qui ont commencé comme simples garçons de café. Leur sens auvergnat explique leur réussite mais ils sont passés dans une autre galaxie, ont une ambition stratosphérique. » Pour ces affaires qui valent de l’or, les grands groupes « font leur business » dans le plus grand secret. « Pour vivre heureux, vivons cachés ». C’est la devise de tous les Auvergnats. « Ce ne sont pas des établissements que l’on trouve sur le Bon Coin, ironise encore Laurent Bromberger. Ce business-là est bien loin du folklore. À ce niveau-là, on ne joue plus ! » « Il n’y a pas qu’un seul schéma de réussite » Un Monopoly que regrettent les petits indépendants, ces « néobougnats » résolument attachés à leurs racines. « Nous sommes en colère car ces groupes nous empêchent de progresser, ils se jettent sur toutes les belles affaires, posent le chèque sur la table et font grimper les prix, raconte Hervé Vayssette, rejoint par plusieurs bistrotiers. Ils ne font plus le même métier que nous, on ne peut pas rivaliser. » « Je ne veux pas casser le mythe mais… Ils ont toujours été en concurrence, réplique un commercial de boisson. Pour moi, dans la limonade, les plus belles réussites sont aveyronnaises. Il n’y a pas qu’un seul schéma de réussite, il faut arrêter de croire que les grands méchants écrasent les petits gentils. »