Naître ou ne pas naître vendeur…

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Naître ou ne pas naître vendeur…
Naître ou ne pas naître vendeur
En avril de cette année, la querelle sans fin entre les défenseurs de l'inné
et ceux de l'acquis a été exacerbée par des déclarations au plus haut
niveau de l’État. Plus récemment, a été rendu public puis escamoté un
dispositif d’évaluation des élèves « à risque » dès cinq ans.
Il faut dire que les spécialistes du projet « Génome Humain » avaient
inutilement relancé le débat en promettant, non seulement, la guérison de
toutes les maladies, mais aussi, la disparition des pathologies sociales
comme la criminalité et même la pauvreté.
Les découvertes successives du projet en question ont cependant permis
de relativiser cette ambition en montrant l’importance des facteurs
systémiques.
Plus modestement (quoique…), tout recruteur, tout formateur, tout
« évaluateur » en présence d’une instance de la population commerciale
se pose, néanmoins, un jour la question : naît-on vendeur ?
« On ne naît pas poëte, on le devient. »
La formule est connue, populaire et classique.
Le tréma sur le -e- (seulement disparu en 1878) témoignerait de
l’ancienneté voire de l’antiquité de l’aphorisme ; jusqu’à cette date
récente, le signe diérétique (inspiré des trous percés dans un dé) voulait,
en effet, rappeler l’origine latine et donc grecque du mot
(ποιητησ − poiêtès) que l’on peut volontiers traduire par : créateur. Le
fameux (et trop rare) tréma obligeait à respecter l’autonomie phonétique
du -e- par rapport au -o- voisin, à empêcher la prononciation relâchée qui
finira, une fois la diérèse oubliée, par créer l’irrévérencieux « pouetpouet ! ».
La formule serait donc historique. En réalité : non. C’est même pire : la
formule originelle exprimerait presque l’inverse.
Certes, elle est ancienne ; tellement que l’on ne sait pas bien à qui
l’attribuer : Quintilien [42 – 95] ? Horace [65 – 8 avant Jésus-Christ] ?
Cicéron [106 – 43 avant Jésus-Christ] ? Finalement, c’est à l’homme au
pois chiche que reviendrait la paternité du NASCUNTUR POETAE, FIUNT
ORATORES que l’on traduit généralement par : « On nait poète (mais) on
devient orateur ».
Voilà qui nuance l’idée autour de laquelle nous tournons depuis le début
de cet article et que d’aucuns ont peut-être mieux résumée par « c’est en
forgeant que l’on devient forgeron ».
Même si l’intérêt de la recherche est assez secondaire, il est plaisant,
néanmoins, de découvrir que le « On nait poète… » est devenu « On ne
naît pas poète… » sous l’influence d’une autre phrase-choc, due au
regretté Erasme [1467 – 1536] : « On ne naît pas homme, on le devient ».
De nos jours, ne doit-on pas aussi (surtout ?) le succès de cette
opposition concessive au célèbre « On ne naît pas femme, on le devient »
de Simone de BEAUVOIR [1908 – 1986] ?
Rendons tout de même à César (en fait, à Tertulien [environ 155 – 235])
ce qui revient à ce père de l’église, inventeur du dogme de la trinité et du
« On ne nait pas chrétien, on le devient ». Lui même, né à Carthage dans
une famille Berbère païenne (notez le tréma…), se convertit au
Christianisme vers la quarantaine et finit hérétique.
Bref : l’idée selon laquelle un « état » n’est jamais donné sans progression,
sans effort, sans lutte est assez séduisante. Si vous googlelisez
l’expression, vous obtiendrez vite une série d’adaptations plus ou moins
engagées :
« On ne naît pas mauvais, on le devient », phrase culte du film d’Alan
Parker, Mississipi Burning.
« On ne nait pas noir, on le devient », titre d’un ouvrage de l’écrivainéducateur Jean-Louis Sagot-Duvauroux.
« On ne naît pas soldat, on le devient », slogan d’une campagne de
recrutement du Ministère de la Défense.
Il était donc logique que nous tombions sur « On ne naît pas négociateur,
on le devient », manuel méthodologique de Alain Pekar Lempereur et
Aurélien Colson, tous deux professeurs à l’ESSEC.
La formule magique s’appliquerait donc aussi à la population à laquelle ce
blog est dédiée : c’est par l’apprentissage, l’expérience acquise, la navette
essais-erreurs que se forgerait le « tempérament commercial » ? ce serait
la recette pour réussir dans la vente ?
D’abord, vérifions que nous parlons bien de la même chose :
négociation < négoce < NEGOTIUM < (neg)OTIUM = l’inverse de OTIUM
(l’inactivité, le loisir, l’oisiveté qui, on le sait, entraîne la débauche). Le
négoce est donc, prioritairement, le fait de faire quelque chose, d’être
occupé. C’est bien le même mot que Business : être busy. Continuons.
Eh bien, les deux enseignants ont raison ; ou presque : on devient
négociateur parce qu’on est négociateur ; et on est négociateur parce
qu’on naît négociateur.
D’où nous parlent les publicitaires qui veulent que nous nous engagions
pour voir du pays ? du site www.devenezvousmême.com
Que nous conseille Nietzsche (1844 – 1900), reprenant l’injonction de
Pindare (518 – 438 avant Jésus Christ) ? « Deviens qui tu es ».
Ce n’est donc pas d’hier que l’on sait que l’on ne peut pas nier sa nature
profonde, ni la combattre encore moins la transformer mais seulement
l’accepter, la révéler, la développer.
Ce n’est d’ailleurs pas une mince affaire de projeter le présent et le passé
dans le futur. Héraclite [environ 540 – 480 avant Jésus-Christ] disait
déjà : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Ce que
je suis n’est pas ce que je fus ; comment alors imaginer ce que je serai ?
seulement en choisissant ce je dois être. Et comme ce que je serai ne
peut pas être autre que moi, il n’y a plus qu’une chose à faire…savoir qui
je suis.
Dieu lui-même ne dit-il pas à Moïse (tréma…) : « Je suis celui qui suis » ?
En Inde, entre 624 et 544 (ou entre 563 et 480, ou entre 460 et 383)
avant Jésus-Christ, a vécu Siddhārtha Gautama ; vers la quarantaine, il
est devenu « éveillé » (Bouddha) grâce à une méthode de méditation qu’il
a enseignée pendant encore quarante ans. Grâce à un travail
d’introspection, il s’agit d’atteindre la compréhension totale de la nature,
des causes de la souffrance humaine et des étapes nécessaires à son
élimination.
À peu près à la même époque (entre le VIème et le IVème siècle avant
Jésus-Christ), au pied du mont Parnasse, à l’emplacement supposé du
nombril du monde, se dressait Delphes et son sanctuaire dédié à Apollon.
Quasiment à jeun et respirant des émanations sans doute sulfuriques, une
prophétesse, la Pythie, livrait aux fidèles des borborygmes que des prêtres,
heureusement fin psychologues et lettrés, traduisaient en vers intelligibles.
La devise placée au fronton du temple a été rendue célèbre par un visiteur
non moins illustre, Socrate : « Connais-toi toi-même (et tu connaîtras
l’univers et les dieux !) ».
Cependant, tous les scientifiques l’affirment : on ne peut s’observer
objectivement soi-même. D’ailleurs, le buveur de ciguë (tréma…) s’en
doutait puisque ce bavard impénitent, infatigable donneur de leçons, finit
par avouer : « je sais que je ne sais rien ».
Aujourd’hui, pour aboutir à une connaissance de soi, de ses compétences,
de ses aptitudes, il existe, fort heureusement, des solutions moins
douloureuses que l’ascèse, moins dangereuses que les vapeurs toxiques
et, pour autant, moins contraignantes qu’une psychanalyse décennale.
Mais ceci est une autre histoire…
Billet publié le 15 novembre 2011 sur le blog de Fitselling