1. Pourquoi la Guerre froide ?

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1. Pourquoi la Guerre froide ?
1. Pourquoi la Guerre froide ?
La guerre froide est le nom que l'on donne aux relations tendues entre les blocs soviétique
et américain entre 1947 et 1990. L'expression n'est pas neutre. Le terme apparaît dans un article
de George Orwell1 dans un article de 1945 consacré à l'arme atomique. En 1947, elle est reprise
par le financier américain Baruch2 alors qu'il siégeait à la commission sur l'énergie atomique de
l'ONU, où il était favorable à la suppression des armes atomiques sous contrôle de l'ONU. Elle
est enfin popularisée par le journaliste Walter Lippmann, un des penseurs du néo-libéralisme, très
opposé à la politique du Containment de Truman, dans son livre The Cold War, 1947. Ainsi on peut
voir que l'expression a comme parrains les milieux progressistes américains, le libéralisme de
gauche qui se convertit à la lutte contre le totalitarisme, le refus de l'arme atomique et des débuts
de la lutte contre la sphère soviétique.
Quand un historien reprend tels quels les mots utilisés par les acteurs des événements euxmêmes, il court le danger de ne pas avoir assez de recul sur ces événements. Que les contemporains parlent de "guerre froide" est intéressant pour comprendre la compréhension qu'ils ont eue
de leur monde et leurs raisons d'agir. Mais il ne faut pas prendre comme vérité scientifique ce qui
n'est qu'un élément de discours et non pas une explication neutre du monde. Disons que l'on a le
droit d'utiliser l'expression, puisqu'elle est consacrée et commode, mais à condition de la relativiser.
Pour cela, il ne faut pas rester le nez sur l'événement, la 2GM et la victoire de 45 qui ont
bouleversé les contemporains et le monde de l'après-guerre. Les événements qui vont amener ce
conflit d'un genre nouveau s'inscrivent dans une histoire de plus longue durée (diachronie) : s'il
peut paraître surprenant qu'en à peine deux ans les alliés vainqueurs de la 2GM se déchirent, c'est
plutôt la 2GM qui est une exception dans l'histoire des relations entre URSS et EU étant donnée
leur hostilité réciproque depuis 1917. Et cette 2GM elle-même peut n'être vue que comme le
deuxième épisode d'une guerre de trente ans entre France et Allemagne.
Par ailleurs ces événements obéissent à un engrenage pour ainsi dire mécaniquement (synchronie). Les logiques de chacun des modèles opposés, communisme et libéralisme, et des situations particulières aux régions du monde entraînés dans cette guerre froide s'imposent aux chefs
des deux puissances sans qu'ils puissent toujours maîtriser les conséquences de leurs décisions.
Donc nous allons analyser à travers ces grilles de lecture les événements qui, entre 1945 et
1947, ont lancé la guerre froide :
la déstabilisation du flanc sud de l'Europe (Grèce et Turquie) et de l'Iran par des
menées communistes qui poussent le président Truman à définir une politique
d'endiguement du communisme (mars 47) ;
la ruine de l'Europe qui force les Américains à proposer le plan Marshall (juillet 47),
que les Soviétiques interdisent à leurs pays satellites d'accepter ;
la définition par Jdanov (membre du Politburo) de la ligne imposée à tous les partis
communistes : la coupure du monde en deux et l'impossibilité de collaborer pour
ces deux parties ;
le non respect par les Américains des décisions de la conférence de Potsdam concernant la gestion de l'Allemagne occupée qui interdit de trouver une solution durable à cette occupation.
1 Ecrivain anglais aux engagements de gauche très prononcés mais fort hostile au stalinisme
comme au fascisme, auteur du célèbre roman d'anticipation politique, 1984. 2 Ancien membre de la délégation de paix au traité de Versailles de 1918, ancien conseiller de
Roosevelt pendant le New Deal et la 2ème guerre mondiale. 1. La guerre froide, un classique "concert des nations".
La période de guerre froide est une classique situation d’équilibre des puissance en temps
de paix, telle que les puissances européennes l’ont déjà connue après le Congrès de Vienne de
1814-1815, ou après le traité de Francfort de 1871 ou encore après les Congrès de Versailles de
1919: des vainqueurs cherchent toujours à préserver le statu quo obtenu par leur victoire tout en le
justifiant par des principes généraux et incontestables. Ce n'est jamais la force qui fait la victoire,
mais la vérité et la justice.
a.
Que l’année 1947 n’est pas la fin de la « Grande Alliance » mais le retour à la situation antérieure d’hostilité entre les EU et l’URSS.
-
il ne faut pas attendre McCarthy en 50 pour que se développe aux EU l’hystérie
anticommuniste et la violente lutte antisyndicale ; ni Jdanov pour que toute opposition "libérale" soit taxée en URSS et chez les petits frères de "sociale traître" ou
de valet de l'impérialisme ; les grands procès de Moscou des années 30 sont d'une
autre ampleur que la politique de répression des opposants d'après guerre ;
-
l’alliance de guerre est de pure circonstance et menacée en permanence par les arrière-pensées et les méfiances mutuelles ; si les EU ont généreusement fourni des
armes et du matériel à l'Armée Rouge durant les combats, leur aide cesse immédiatement après la victoire ; l'insistance de Staline aux conférences de Téhéran et Yalta pour l'ouverture d'un 2ème front afin de soulager ses armées seules en train de se
battre sur le terrain vient de son soupçon que les Alliés manœuvrent pour tirer les
m marrons du feu sans s'épuiser à combattre ;
-
on pourrait analyser les deux guerres mondiales comme des épisodes archaïques, le
règlement de la question franco-allemande au cœur de l’Europe, qui perturbe le jeu
des anglo-saxons sur les Océans ; en témoigne l’entrée tardive et à reculons des
EU dans ces 2 conflits ; c’est quelque peu l’analyse du général De Gaulle qui place
l’issue de la guerre dans la bataille de France et non dans les combats du Pacifique ;
dans cette optique, l'URSS n'était pas une puissance communiste mais le successeur de l'Empire russe qui a déjà combattu avec les Alliés en 14-18.
b. Que l’extension de la doctrine Monroe au monde par la doctrine Truman n’est
guère que l’actualisation du « Grand Jeu » britannique du XIXème siècle.
-
en 1947 le passage de flambeau entre le RU et les EU à propos des affaires de
Grèce, d’Iran et de Turquie n’est pas que symbolique, il traduit bien la forte continuité entre la domination coloniale et crypto coloniale du XIXème et des débuts du
XXème et le nouvel impérialisme américain ;
"Les rênes du leadership mondial sont en train de glisser rapidement des mains compétentes mais aujourd'hui bien faibles de la
GB. Elles seront ramassées soit par les EU soit par la Russie."
Haut responsable américain, février 47.
-
la transformation d’une guerre de décolonisation en épisode de la guerre froide
comme en Indochine à partir de 1950 est une illustration de cette prise de relais ; la
lutte de libération contre le totalitarisme communiste a simplement remplacé
l’effort de développement et de civilisation censées être apportées par la domination européenne ;
-
c.
Malgré leur tradition isolationniste, cependant les EU défendent deux principes de
politique internationale qui les entraînent à s'occuper des affaires du monde : le refus de toute ingérence dans les affaires du continent américain, la doctrine Monroe, et surtout la liberté absolue des mers et le principe de la "porte ouverte", c'està-dire supprimer toute entrave aux intérêts américains dans les régions du monde
occupées par les Européens. C'est ce qui va les à déjà entraîné à un interventionnisme mais à reculons, en particulier lors des présidences démocrates (Wilson en
14-18 et Roosevelt en 39-45).
Que « l’équilibre de la terreur » n’est qu’une nouvelle forme de la course aux
armements.
- la course aux armements fin XIXème siècle est une des causes de la 1GM les conférences de désarmement de La Haye à partir de 1899, puis celles de Genève en
1932-3 qui aboutissent à des mesures en matière de réduction des tonnages des
tonnages des marines de guerre ;
- avec peut-être le franchissement d’un seuil dans l’horreur, mais ce n’est même pas
sûr quand on considère le développement des armes chimiques et leurs tentatives
d’interdiction par le protocole de Genève de 1925 ;
- et avec le mouvement de la paix par le droit qui finira par aboutir à la SDN puis à
l’ONU ;
d. Que même l’aspect idéologique du conflit n’est rien de bien neuf :
- idée répandue que la 2GM serait une guerre idéologique à la différence de la 1ère ;
- mais alliances et prises de position durant les années de guerre froide ne peuvent
souvent pas s’expliquer par les enjeux idéologiques affichés, c’est-à-dire
l’opposition entre libéralisme et totalitarisme, mais par des enjeux nationalistes et
impérialistes, des rapports de force impériaux : pourquoi la Chine accepte-t-elle de
se rapprocher des EU ? Pourquoi les EU soutiennent-ils les islamistes en Asie
Centrale ? Pourquoi la Chine est-elle le premier pays à reconnaître le régime du général fasciste Pinochet au Chili ? Comment se justifie le scandale de l'Irangate en
1985 ? etc
- de façon systématique, les pays libérés de la menace communiste dans le monde
sont gouvernés par des dictateurs corrompus au mépris des principes démocratiques de même façon que les pays libérés du capitalisme sont soumis à des Staline
au petit pied qui gèlent toutes les revendications nationales et culturelles :
- à preuve, le silence sur le génocide juif jusque dans les années 80, qui n’en fait pas
un thème du débat public alors que c'est là un des éléments essentiels de l'idéologie
raciste des régimes alliés de l'Allemagne ; ou le très rapide oubli des crimes de
guerre et contre l’humanité, y compris au Japon, au nom des nécessités de la guerre
froide.
2. Une culture de guerre ?
La définition de cette situation de paix comme guerre froide a une utilité, elle permet de
justifier le maintien de logiques belliqueuses qui justifient la mise entre parenthèse des principes
démocratiques, la critique et la limitation de toute politique sociale et le maintien des dépenses
militaires à de hauts niveaux.
Par ailleurs, puisque l'historiographie contemporaine a inventé le concept de "brutalisation"
pour établir un lien causal entre la 1GM et les "horreurs du XXème siècle3, comment ne pas rechercher des phénomènes semblables après la 2GM ? La 1GM aurait habitué les populations
européennes à la brutalité dans les rapports sociaux et politiques, paraît-il … Alors que dire de la
2GM ?
a. Un effort intellectuel de longue durée a été lancé dans les pays anglo-saxons
pour faire succéder le totalitarisme au fascisme de façon à englober le modèle
soviétique dans le même camp que les fascismes.
-
dès la fin de la guerre, rapprochement des progressistes et des conservateurs dans
les organismes de propagande et d'action anticommunistes liés à la CIA (voir A
Schlesinger, The Vital Center : The Politics of Freedom, 1949) ; ainsi du National Commitee for a Free Europe, créé en 1949 avec la radio Free Europe ; y siègent Adolf
Berle (ex conseiller de Roosevelt), Herbert Lehman (sénateur démocrate) et Irving
Brown (syndicat AFL), à côté du général républicain Eisenhower et de membres
des services secrets, général Donovan de l'OSS et surtout Allan Dulles, futur chef
de la CIA ;
-
le "Congrès pour la liberté de la culture" contrôlé par la CIA enrôle en France
Raymond Aron4 et tous les penseurs libéraux anglo-saxons5 pour renforcer la séparation entre les deux conceptions de la liberté, l’une, l’anglo-saxonne avec Stuart
Mill et Adam Smith, qui respecte les droits de l’individu et serait donc bonne ;
l’autre, la française à la suite de Rousseau, qui privilégierait la communauté et serait
donc mauvaise ; elle aurait enfanté aussi bien les fascismes que le communisme
bolchevique ; c’est le nœud intellectuel de la guerre froide6 ;
-
l'anticommunisme militant de la HUAC7 et de la Commission McCarthy est l'application brutale et vulgaire de cette idée ; créée dès 1935 et jusqu'en 1975, mais
dont l'activité atteint son apogée dans les années 50 dans l'épisode de la "chasse
aux sorcières.
b. La victoire des complexes militaro-industriels, y compris aux Etats Unis qui
met de claires limites au jeu démocratique d’alternance politique :
-
chez les deux Grands, des complexes militaro-industriels tirent encourage la croissance des dépenses militaires : côté russe, la situation est la plus nette puisqu'il n'y a
pas lieu de ruser avec le contrôle démocratique et avec l'opinion publique ; les in-
3 George Mosse, La brutalisation des sociétés européennes, 1990 pour l'édition anglaise. 4 Philosophe libéral, concurrent du JP Sartre pape de l'engagement des intellectuels en politique,
dans les milieux intellectuels de l'après guerre. Auteur de L'Opium des intellectuels en 1955 qui dénonce la vogue du communisme chez les intellectuels occidentaux. 5 Isahia Berlin, Les deux concepts de liberté, 1958, et J. Talmon, Les origines de la démocratie totalitaire,
1952. 6
Zeev Sternhell, Les Anti-Lumières : du XVIIIème siècle à la guerre froide, Fayard, 2006).
7
House Un-American Activities Committe.
dustries de défense ont entraîné la priorité aux industries lourdes dans tous les
plans quinquennaux au détriment des industries légères et de consommation : ainsi
à la fin de la guerre froide près de la moitié du budget de l'Etat était allouée à l'Armée Rouge et les industries d'armement absorbait 20% du revenu national, mais le
CMI dans son ensemble représentait 60% du PIB, 6.000 usines ;
-
aux EU, les décisions politique sont prises selon le modèle du Iron Triangle, jeu
entre les membres du Congrès, les bureaucraties administratives et les groupes
d'intérêts contractants ; concept défini en 1919 à la suite justement des négociations de paix ;
« Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l'acquisition d'une influence illégitime, qu'elle soit recherchée ou non, par le
complexe militaro-industriel. Le risque d'un développement désastreux
d'un pouvoir usurpé existe et persistera. »
Discours d'Eisenhower, 17 janvier 1961
-
le complexe militaro-industriel est une des plus gros contributeurs aux frais de
campagnes des candidats aussi bien républicains que démocrates ; les Démocrates
n’ont pas plus le choix que les Républicains face aux exigences de la guerre froide
en termes de dépenses militaires comme d’agressivité diplomatique : voyez
l’attitude plus que belliqueuse du tout frais Kennedy face à Cuba en 1960-61 ;
voyez aussi l’accélération de la guerre du Vietnam sous Kennedy et sous Johnson,
quand c’est un républicain, Nixon, qui y met fin en 1973 ; c'est que ce secteur est
un des plus gros contributeurs aux dépenses électorales des deux candidats ;
-
1945 : flotte américaine passe de 1.200 navires de ligne à 270 en 46, puis 1.000 en
52 (Corée) ; 1985 : théâtre d'opération Centre-Europe sont cumulés 90.000 blindés
(dont 70.000 côté soviétique), 21.000 pièces d'artillerie (dont 17.000) et 6.000
avions tactique (dont 4.000) ;
c. La guerre froide est le début de la revanche des forces conservatrices sur les
idéaux de la Résistance et du New Deal trop marqués à gauche et inattaquables
par leur légitimation dans la lutte antifasciste :
-
comment liquider l’héritage de Roosevelt dont la stature dans la mythologie nationale (réélu quatre fois à la présidence) rend difficile de toucher à son œuvre ? de
même en France avec le programme du CNR ou en Grande-Bretagne avec le Welfare State ; dans un 1er temps, il s’agit de respecter, en tout cas dans le discours, la
politique sociale et égalitaire, la lutte contre les formes de discrimination, car il faut
concurrencer l’adversaire sur son propre terrain et faire taire les critiques nées de
comparaisons gênantes ; ainsi de la politique nette de déségrégation aux EU dans
les années 50 pour éliminer un des arguments les plus forts de leurs adversaires ;
mais les réalités de la guerre limitent ces politiques, les sommes allouées aux militaires sont autant qui ne seront pas consacrées à la politique sociale ;
-
et la lutte contre un ennemi autorise la suspension des libertés constitutionnelles :
côté américain, du maccarthysme aux Patriot Act ; côté soviétique la lutte contre les
socio-traîtres, contre tout déviationnisme (titisme, maoïsme, gauchisme).