1 Dieu et la science

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1 Dieu et la science
UNIVERSITÉ PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS
U.F.R. HISTOIRE, LITTÉRATURE, SOCIÉTÉ
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THESE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8
Discipline : Littérature française
présentée et soutenue publiquement
par
Monsieur Kenjiro Tamogami
le 15 novembre 2005
Titre :
Le corporel et l’incorporel dans les premières œuvres
d’Henri Michaux
(1922 – 1935)
Directeur de thèse :
Monsieur le Professeur Jean-Claude Mathieu
JURY
Monsieur le Professeur Didier Alexandre
Monsieur le Professeur Jean-Claude Mathieu
Madame le Professeur Catherine Mayaux
Monsieur le Professeur Jean-Michel Rey
Remerciements
Cette thèse est le résultat d’un long périple et elle ne se serait jamais achevée
sans le soutien et les encouragements de beaucoup.
J’exprime ma vive reconnaissance, notamment, à Monsieur Jean-Claude
Mathieu qui a bien voulu diriger ma thèse pendant longtemps avec une générosité
exceptionnelle.
Je tiens également à remercier Anne-Elisabeth Halpern et Isabelle Monfort
pour leur amitié indéfectible. Elles ont relu ma thèse en y consacrant un temps
considérable et m’ont donné des conseils précis. Que Michael Fineberg soit aussi
remercié d’avoir corrigé la partie anglaise de mon travail.
J’ai eu le bonheur de rencontrer bien d’autres amis qui ont témoigné de
l’intérêt pour mes études et m’ont sans cesse encouragé : Henning Schmidgen,
Madeleine Fondo-Valette, Véra Mihaïlovich-Dickman, Jérôme Roger et Shôichiro
Iwakiri. Ma sympathie leur est acquise.
Pendant ce périple, j’ai perdu des êtres chers comme mes parents : en quelque
sorte, mon travail a été conduit par eux qui vivent en moi pour toujours. Je tiens à
exprimer ma vive reconnaissance à Takasuke Shibusawa, mon ancien directeur de
recherche et l’un des grands poètes modernes au Japon, ainsi qu’à Toshiro Goto,
chercheur compétent sur Lautréamont, mort trop jeune.
Enfin, je voudrais dire toute ma gratitude, affectueuse et profonde, envers
Sumiko, ma femme qui a partagé avec moi tant de moments difficiles. Sa présence m’a
empêché de sombrer dans la détresse et m’a constamment soutenu dans mon périple.
Je lui dédie donc ce travail.
ii
Le corporel et l’incorporel dans les premières œuvres
d’Henri Michaux
(1922 – 1935)
1
INTRODUCTION
«La science que j’entreprends est une
science distincte de la poésie. Je ne chante
pas
cette
découvrir
dernière.
sa
Je
source»
m’efforce
de
(Lautréamont,
Poésies)1
Dans une conférence intitulée «L’Avenir de la poésie» donnée en 1936,
distinguant l’essence de la poésie et ses traits extérieurs, Michaux précise la mission
principale de la poésie moderne : «Pour parler plus spécialement de la poésie qui vient,
celle-ci tend à rechercher le secret de l’état poétique, de la substance poétique.
Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se
dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l’être intérieur [...]»2 En
effet, si Michaux mérite le nom de poète malgré le caractère inclassable et a-poétique
de ses œuvres, n’est-ce pas parce qu’il a exploré, lui aussi, la «source» de la poésie liée
probablement à celle de la vie, et qu’il a inventé une nouvelle écriture qui répond à
cette zone à la fois inhumaine et capitale pour l’homme, en luttant contre la langue
ordinaire ou préfabriquée ? Et si nous ressentons toujours de la poésie dans toutes ses
œuvres, n’est-ce pas parce qu’elles nous apportent une «nouvelle conscience»3 en nous
libérant, fût-ce momentanément, des pièges de la langue qui nous impose la
séparation ainsi que l’illusion de l’unité et de l’identité ? Autrement dit, pour Michaux,
Lautréamont, Poésies, in Lautréamont / Germain Nouveau, Œuvres complètes, Gallimard,
1970, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 286.
2 Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», tome I,
1998, p. 969. Dorénavant, nos citations des textes de Michaux se réfèrent à ces Œuvres
complètes (abrégé en O.C.I pour tome I, O.C.II et O.C.III pour tome II et III) sauf mention
contraire.
3 O.C.I, p. 969.
1
2
«la substance poétique» se trouve au-delà de l’identification linguistique et par
l’invention d’une contre-langue, langue pour dire l’illimité, l’indifférencié et le virtuel,
il essaie de gagner un «nouvel élan»4. Mais n’est-ce pas cela qui constitue l’essentiel
de l’acte poétique ?
Or, il est bien connu que, dans ses derniers textes publiés après les années 50,
Michaux approfondit son exploration des gouffres de l’esprit à travers l’expérience des
hallucinogènes et de la contemplation pure, «sans appui»5. Mais, cette exploration est
en fait la conséquence d’un long voyage, celui qu’il a entrepris depuis les années 20.
D’ailleurs, dans ses premiers textes apparemment hétéroclites, il poursuivait toujours
les mêmes buts. Et non seulement il avait développé, plus qu’on ne le croyait, ses
pensées sur le corps et l’esprit mais également il abordait la création d’une nouvelle
écriture, à cette époque déjà.
L’objectif principal du présent travail consiste à préciser ce développement des
pensées et de l’écriture chez le premier Michaux. Depuis l’époque où il n’était même
pas écrivain, jusqu’au début des années 30 où il établit sa propre poétique, nous
suivrons l’évolution de ses pensées sur le corps et l’esprit et montrerons la genèse de sa
nouvelle écriture. Certes, notre corpus est très limité par rapport à sa longue carrière
d’écrivain. Mais on constatera que ses premiers textes touchent à la «source» de la
poésie et qu’ils déterminent son acheminement futur, si original. Bien entendu, son
évolution n’est jamais unilinéaire. Tout au contraire, dès le début, il y a eu plusieurs
chemins tantôt perdus tantôt retrouvés dans son parcours. Il vise toujours à s’étendre
lui-même dans tous les sens6 et l’oscillation ou le vacillement serait une démarche
capitale dans sa recherche. En mettant en relief chaque fois les changements qui se
sont produits dans ses textes, nous dépisterons autant que possible les traces éparses
de ces chemins multiples.
Pour ce faire, nous observons en principe l’ordre choronologique des textes.
Certes, il n’existe pas en fait de ruptures distinctes dans ses œuvres. Et toute
4
5
Ibid., p. 969.
Voir O.C.III, p. 1063.
Voir Henri Michaux, A la minute que j’éclate, quarante lettres à Herman Closson, présentées
et annotées par Jacques Carion, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 1999, p. 61.
6
3
démarcation des époques serait plus ou moins hypothétique. Mais comme le montre
Jean-Pierre Martin7, malgré son apparente a-temporalité, chaque texte de Michaux a
tout de même son historicité. Garder l’ordre choronologique de ses textes fait ressortir
cette historicité et nous comprenons mieux à la fois la continuité et la discontinuité
dans ses textes. D’autre part, l’étroitesse de notre corpus ne signifie jamais la
négligence de ses autres textes. Tout au contraire, dans ce travail, nous avons essayé
de montrer comment ses premiers textes ont des relations étroites avec les textes
ultérieurs et comment les premiers sont aussi capitaux pour étudier les derniers.
D’ailleurs, dans beaucoup de cas, c’est plutôt la lecture de ses textes ultérieurs qui
nous donne une clé pour une interprétation plus approfondie de ses premiers textes.
Sans cette lecture circulaire des œuvres de Michaux, les analyses de ses premiers
textes ne seraient pas possibles.
Le scientifique et le littéraire
«L’Avenir de la poésie» témoigne aussi de l’intérêt essentiel de Michaux pour
les sciences, notamment pour les études psychologiques contemporaines. En effet,
dans le passage qui suit notre citation liminaire, Michaux affirme que le progrès des
«sciences», surtout celui de «la psychopathologie» et de «la psychanalyse» 8 assure
mieux au poète l’exploration des gouffres de l’esprit humain. De la même façon, lors de
l’autre conférence donnée à la même époque9, Michaux précise qu’«aidés par les études
actuelles sur la psychopathologie» 10 , les poètes s’engagent de plus en plus dans
l’exploration du «monde intérieur»11. Ainsi, ces deux conférences suggèrent qu’à cette
époque, Michaux était profondément versé dans la psychologie contemporaine au sens
large et qu’il avait déjà recouru à celle-ci pour son exploration des «états seconds,
Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, José Corti, 1994,
surtout p. 14-15.
8 O.C.I, p. 969.
9 «Recherche dans la poésie contemporaine». Voir O.C.I, p. 1376.
10 O.C.I, p. 978.
11 O.C.I, p. 978.
7
4
dépersonnalisation, pseudo-hallucination ou hallucination proprement dite»12. Mais à
quel point comprenait-il les théories psychologiques contemporaines et comment
s’unissaient le scientifique et le littéraire dans ses premiers textes ? Ces interrogations
constituent un autre souci majeur de ce travail.
Sans doute, conviendrait-il de distinguer, en gros, trois étapes dans le
développement de la psychopathologie française au début du XXe siècle. D’abord,
l’époque où l’influence de la psychophysiologie à la manière de Ribot prédominait
encore. Puis, avec la montée du bergsonisme et de la théorie psychopathologique de
Pierre Janet, et un peu plus tard, avec l’introduction du freudisme en France, le
nouveau courant remplace graduellement la psychophysiologie à la manière de Ribot.
Enfin, par l’établissement d’une psychiatrie qui veut synthétiser la psychopathologie
française et la psychanalyse, la troisième étape commence. Des psychiatres tels
qu’Henri Ey et Jean Delay représenteront cette troisième génération. Bien entendu,
l’évolution des pensées de Michaux sur le corps et l’esprit ne suit pas forcément cette
transition des écoles et selon Henri Ey13, surtout dans les années 1920, ces trois
courants psychologiques se mêlaient en France14. Cela expliquerait en partie pourquoi
dans les premiers textes de Michaux, les conceptions du corps et de l’esprit ont des
aspects multiples. Cependant, malgré leur différence, ces trois générations de la
psychopathologie françaises partagent une tendance capitale, à savoir l’inspiration
jacksoniste. Celle-ci caractérise non seulement la psychophysiologie de Ribot mais
également la psychopathologie de Janet à laquelle nous osons attribuer un rôle
principal dans ce travail. Et il va de soi que l’inspiration jacksoniste occupe une place
importante non seulement chez Ey qui a nommé sa théorie le néo-jacksonisme15, mais
également chez Delay, collaborateur de Michaux dans ses expériences variées
d’hallucinogènes. Autrement dit, le jacksonisme constitue le dénominateur commun
12
O.C.I, p. 978.
Voir Henri Ey, Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie,
L’Harmattan, 1997, p.25-34.
14 Il va de soi qu’à cette époque, les premiers psychanlystes français virent le jour. Mais
n’oublions pas non plus qu’en dehors de la psychanalyse, Minkowski a introduit en France à
cette époque la nouvelle notion psychopathologique que représentait la schizophrénie.
15 Voir Henri Ey, op. cit.
13
5
de ces courants différents de la psychopathologie française principale et cela nous aide
à préciser mieux la position de Michaux d’autant plus que Freud ne l’ntroduit que
partiellement dans sa théorie. Nous essaierons de montrer dans ce travail comment
les premiers textes de Michaux témoignent d’une compréhension profonde de cette
notion principale dans la psychopathologie française, avant même que sa valeur ne
s’installe parmi les psychiatres. Peut-être, cette inspiration jacksoniste jouera-t-elle
un rôle important également dans ses futurs textes sur son expérience des
hallucinogènes16.
Le simple et le fragmentaire
Ses premiers écrits, admettons-le, montrent souvent des aspects simples.
Dans certains cas, cela découlerait de l’immaturité de l’écrivain. Et il faut admettre
aussi, naturellement, qu’au début des années 20, la culte de la simplicité était dans
l’air du temps. Mais comme nous le montrerons, l’insistance de la simplicité chez le
jeune Michaux a ceci de particulier : non seulement il est étroitement lié à son
inspiration jacksoniste qui souligne l’opposition du simple et du compliqué, mais en
approfondissant le simple, il atteint enfin l’inhumain, le moléculaire et l’état
d’indifférenciation. Autrement dit, la simplicité à la manière de Dada, que ses
premiers textes montrent n’est que le point de départ de sa quête du minimum
essentiel. En dépouillant de plus en plus son écriture du compliqué ou du préfabriqué,
il approchera de plus en plus de ce qui est vraiment simple mais universel. D’autre
part, en modifiant l’inspiration jacksoniste qu’il a héritée probablement de Ribot,
Janet développe une théorie sur les existences psychologiques fragmentaires et
autonomes. Jung, ancien auditeur fidèle de ses cours, inventera plus tard la célèbre
notion du complexe sous l’influence de Janet 17 . Mais cette idée des existences
Jérôme Roger a déjà suggéré la pertinence du jacksonisme et du néo-jacksonisme en tant
que théorie de la dissolution dans son étude des œuvres de Michaux. Voir sa monographie,
Henri Michaux, poésie pour savoir, Presse Universitaire de Lyon, 2000, p. 176-177.
17 Voir Henri F.Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 1994, p. 432.
16
6
psychologiques fragmentaires trouvera son écho également chez le jeune Michaux qui
était toujours attentif aux personnalités fragmentaires ou incomplètes travaillant le
sujet principal. Nous examinerons cette interrogation dans notre deuxième partie.
Le corporel et l’incorporel
Nous avons adopté pour le titre de ce travail les deux termes vagues que sont
«le corporel» et «l’incorporel», d’abord parce que les pensées de Michaux sur le corps et
l’esprit prennent plusieurs formes, mais plus fondamentalement, parce qu’elles visent
toujours à dépasser les notions usuelles ou traditionnelles du corps et de l’esprit. Pour
le premier Michaux, par exemple, le corps est un système ouvert au monde et aux
choses. Il est même auteur pré-personnel de la production du sens humain. D’ailleurs,
pour lui, ce que l’on considère comme des corps (qu’il s’agisse du corps humain ou de la
matière) ne sont qu’un ensemble de composés. Il contestera donc, sans cesse, l’image
fixe et extérieure du corps. De la même façon, il remet en cause de manière radicale les
notions préfabriquées de l’esprit. Il cherche à montrer à quel point l’activité ordinaire
de l’esprit dépend de celle du corps. En même temps, il essaie de garder une place
minimum pour l’esprit pur, en considérant que son essence tient à sa capacité à se
déployer dans le temps de la création. Cette conviction l’amènera à explorer le rien
essentiel de l’être. En tout cas, pour Michaux, l’être humain, ainsi que le Monde, est
plus plastique et plus potentiel qu’on ne le croit. Et, cela revient au même, ses pensées
sur le corps et l’esprit visent toujours au virtuel, tâchent d’effacer l’actualisé ou le
préfabriqué et de trouver une variété de lignes de fuite.
D’autre part, l’adoption de ces deux termes (le corporel et l’incorporel) nous
permet de considérer également la question de l’écriture chez Michaux en la
rattachant à ses pensées sur le corps et l’esprit. Tout au long de ce travail, nous
essaierons d’analyser les relations ternaires du corps, de l’esprit et de l’écriture dans
ses pensées et son activité artistique. Autrement dit, dans son acte d’écrire, les
explorations dans les ordres physique, psychologique et scriptural s’entremêlent.
7
Scrutant minutieusement ses premiers textes, nous chercherons à débrouiller leurs
relations à la fois étroites et complexes.
Or, comme nous le verrons notamment dans notre troisième partie, en
approfondissant ses pensées concernant ces trois ordres, Michaux va créer un nouveau
monde incorporel distinct à la fois du physique et du métaphysique. C’est un espace où
domine un devenir illimité annihilant non seulement l’illusion de l’unité et de l’identité
mais celle de la causalité. A travers une variété de tâtonnements, il établit une écriture
ayant pour essence de transformer le corporel en incorporel, l’actualisé en virtuel, le
monde du Même en monde du Devenir.
Le but final de notre travail consiste à préciser l’émergence de cette nouvelle
écriture chez lui. Mais l’examen de ce cheminement du jeune écrivain précisera à
nouveau à quel point la création de cet espace incorporel correspond à ses explorations
du corporel.
8
I
LE CORPS ET LE SENS
9
1
Le dialogue avec le corps
Vers l’ouverture
On sait que dans les derniers fragments du «Portrait de A. » 1 , Michaux
esquisse l'histoire d'un jeune héros qui a décidé, à l'âge de 20 ans, d’abandonner ses
études scientifiques et de s’engager dans le monde vécu pour essayer «l'autre bout»2.
C'est sans doute la première volte-face faite volontairement par ce héros, parce que
c'est le passage du monde auto-suffisant au monde ouvert et qu’avec ce passage, il
commence à se révolter contre soi-même 3 . Jusque-là, sa vie était hantée par la
malédiction de la «boule» ainsi que par l'idée de la perfection. Comme le signale
Raymond Bellour 4 , après avoir perdu la perfection de sa boule dans laquelle il
s’enfonçait «[j]usqu’au seuil de l’adolescence»5, il recourt d'abord à l’idée du Dieu en
tant que «boule» suprême 6 . Ensuite, à travers une vaste lecture qui constituait
presque toutes les expériences essentielles de son adolescence 7 , il découvre «les
Voir O.C.I, p. 612-613.
O.C.I, p. 612.
3 Dans une lettre adressée à Herman Closson, Michaux écrit : «Il n'y a qu'une révolution, c'est
CONTRE SOI.» Voir Henri Michaux, A la minute que j’éclate, quarante lettres à Herman
Closson, présentées et annotées par Jacques Carion, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 1999, p.
61-64.
4 O.C.I, p. XIII-XV.
5 O.C.I, p. 608.
6 «Ses premières pensées furent sur la personne de Dieu. / Dieu est boule. Dieu est. [...]. La
perfection est. C'est lui. Il est seul concevable » (O.C.I, p. 609, je souligne). Dans «Le Fils du
macrocéphale», publié en 1929, la dernière phrase était : « Elle [la perfection] est seule
concevable».
7 «Dans l’ensemble, les livres furent son expérience» (O.C.I, p. 610).
1
2
10
innombrables petits dieux», à savoir, «les atomes»8 et un autre monde marqué par «la
perfection» : la «science»9. Ainsi, même après la dégénérescence de sa propre boule, il a
toujours aspiré à l'entité intelligible et parfaite qui est susceptible de compenser sa
chute dans ce monde terrestre.
Cependant, ainsi que l'idée de Dieu, les atomes se sont avérés eux aussi
«décevants»10. Et avec la déchéance des atomes, le monde de la science est largement
relativisé. Ce qui est curieux, c'est que cette fois-ci, «A.» trouve le défaut fatal de la
science dans le fait même qu'elle est une boule en ce sens qu'elle se veut être un
système fermé et auto-suffisant. En d'autres termes, «A.» commence enfin à avoir «les
yeux»11 qui lui permettent de critiquer sa boule et de voir le monde vraiment ouvert et
multiple. Ainsi, «A.», qui avait admiré tant la complétude, quitta le monde scientifique
et partit. Il est temps d’essayer de s’ouvrir au monde au lieu de s’enfermer dans la
boule. Maintenant, c’est la praxis du perfectionnement12 qui s’impose plus que l’idée de
la perfection ; remarquons que chez Michaux, ces deux mots semblables n’ont pas la
même valeur et que le perfectionnement est à l'opposé même de la perfection, dans la
mesure où il connote l'action, le dépassement perpétuel de soi et surtout,
l'inachèvement éternel13 ; non seulement «A.» a commencé à se défaire du fini et du
défini, mais aussi il s’est mis à considérer sa vie comme éternellement ouverte, comme
atomes, petits dieux. [... ].Ils sont, les innombrables petits dieux, ils rayonnent» (O.C.I, p.
611).
9«Science immense et monotone. Ficelé aux petits dieux.[...]Unilatéral, et toujours coffré par la
perfection» (O.C.I, p. 611, je souligne).
10O.C.I, p. 611.
11O.C.I, p. 611 : «Des années passent. / Les yeux commencent à lui sortir de la tête.»
12 Voir O.C.I, p. 191 : «Une fois pour toutes, voici : les hommes qui n'aident pas à mon
perfectionnement : zéro».
13 On peut constater l’opposition entre ce qui est fermé et ce qui est ouvert chez Michaux
également dans le seizième fragment de «Idées de traverse» : «La vue qu’on dit la plus juste du
Cosmos, celle d’un point dans une sphère, je l’ai assez naturellement. (D’accord, cela ne donne
pas la solution des problèmes.) / La vue de la mer me l’enlève. Cette fenêtre ouverte sur
l’immense, sur l’inconnu, me soulage de cette notion sans doute fatigante de la shpère et me
rend à la dualité, qui est plus humaine (occidentalement parlant)» (O.C.II, p. 290). De la même
façon, dans Ecuador, en comparant l’opium et l’éther et en préférant ce dernier, Michaux
présente une autre version de cette opposition : «Un mot rond, et qui couvrait presque toute
mon idée de l’Asie, et que ma jeunesse emplit d’une vraie hantise : Opium. Je te connais
maintenant... et tu n’es pas des miens. / Cette perfection sans surforce ne m’est rien. Plutôt
l’éther, plus chrétien ; arrache l’homme de soi [...] » (O.C.I, p. 193, je souligne).
8«Les
11
un devenir perpétuel14. De toute façon, désormais, «toujours agir avant de savoir»15
deviendrait le premier principe du jeune héros, hanté cette fois-ci par «l'idée
d'action»16. Parcourir toutes les conditions humaines et essayer de comprendre de
l’intérieur les autres et soi-même resteraient pour toujours ses mots d’ordre.
Toutefois, il faut remarquer que ce nouveau départ du jeune héros ne signifie
pas forcément le refus total de la science. Tout au contraire, l'esprit scientifique, plus
précisément, les pensées expérimentales, caractériseront sa vie durant ses actions
ainsi que ses œuvres. Certes, avec ce départ, il passe du monde objectif au monde vécu.
Mais, ce faisant, il transforme sa vie en un laboratoire et son corps, en un sujet. Ce
caractère expérimental de sa praxis rendra assez insolite sa vie vagabonde.
1920 : Dunkerque
Jusqu’à une date récente, on considérait vaguement que les descriptions
concernant le «A.» d'après 20 ans correspondaient à l'époque où Michaux pratiquait
une variété de professions, après avoir quitté le milieu universitaire, ainsi que sa
famille. Mais, le détail de sa vie à cette époque resta longtemps inconnu et on était
obligé de se contenter de conjectures vagues. Depuis la publication de ses lettres
adressées à Herman Closson17, l’interprétation a considérablement évolué18. Nous
disposons maintenant de beaucoup de documents nouveaux sur la vie et les pensées
du jeune Michaux. Bien entendu, les lettres ne communiquent pas forcément la vérité
D’autre part, comme l’indique Raymond Bellour avec justesse, on peut y constater
également l’opposition entre l’unité et la multiplicité chez Michaux ou du moins le vacillement
entre elles ; la vie, ainsi que le monde, est multiple (au moins virtuellement) et indéfinie ;
l’homme ne cesse de créer soi-même dans le temps, bien qu’il garde tout ce qu’il a créé ou vécu
en lui, tel que ses passés et ses anciennes personnalités.
15 O.C.I, p. 607.
16 O.C.I., p. 613.
17 A la minute que j’éclate.
18
Voir surtout Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Gallimard, 2003, p. 61-72. Nous nous
référons aussi à un article sur ces lettres, écrit en japonais, par Shinobu Hirokawa (Sinobu
Hirokawa, «Henri Michaux to tegami (Henri Michaux et ses lettres)» in Kokugakuinzashi,
2001, nos 4 et 5).
14
12
d’un homme. Surtout quand il s’agit d’un écrivain comme Michaux, il serait dangereux
même d’accorder trop d’importance à ses lettres, car ce qu’il a voulu, c’est cristalliser
coûte que coûte l’essentiel de sa vie, en dépouillant celle-ci de tout ce qui est improre
ou extérieur, quitte à transformer largement les événements biographiques. Mais
d’autre part, il est aussi vrai que ces lettres sont des documents précieux pour
comprendre le développement des pensées d’un futur écrivain, surtout celui de ses
pensées sur le corporel. En un sens, ces lettres révèlent le corps de l’écrivain plus que
ses textes littéraires. Du moins, elles nous incitent à constater comment il s’est
appliqué profondément aux questions du corps depuis sa prime jeunesse. Certes, nous
ne nions pas qu’il s’agit en somme d’une étape préparatoire dont Michaux, parvenu à
maturité, a souhaité plutôt effacer presque entièrement les traces 19 . Mais à lire
attentivement ces lettres, on constatera que certains aspects essentiels chez lui s’y
trouvent déjà et que ceux-ci constituent une des couches les plus profondes de ses
textes littéraires ainsi que de ses pensées.
Ce qui est étonnant dans ces lettres, c'est d'abord qu'elles nous montrent
plutôt un Michaux heureux, malgré toutes les difficultés qu'il connaissait. Alors que
nous croyions vaguement que c’était une époque particulièrement dure pour lui, ces
lettres, toutes exemptes de tonalité tragique, nous communiquent l’enthousiame d’un
jeune homme qui s’est jeté dans un monde infiniment changeant et multiple, en se
dégageant de son ancienne attitude quiétiste20. Dans la lettre datée du 16 mai 1920,
par exemple, il écrit :
Malgré que le doux oreiller du pavé
M'attende une de ces quatre nuits, je suis
heureux comme jamais, à mon souvenir, je ne l'ai été.
C'est profondément bête et pourtant c'est le seul
Résultat que dans mes expériences j'ai voulu agripper.21
A ce sujet, voir A la minute que j’éclate, p. 7-9.
«Dire que je suis tout détraqué à présent tellement je / connais de disparate [illisible] / Avant
c’était l’Infini calme de Ruysbroeck / maintenant l’infini agité» (ibid., p. 33).
21 Ibid., p. 18.
19
20
13
Le bonheur qu'il raconte ici découlerait en partie d’une liberté nomade qu’il a obtenue
pour la première fois dans sa vie. Un élargissement indicible de son horizon, ouvert à
l’inconnu, fascine ce jeune ascète. Certes, sa vie n’est plus assurée ni protégée par rien.
Mais en revanche, il se procure en quelque sorte une table rase vivante, un vaste
champ où il peut faire ses expériences sans aucune contrainte ni aucune entrave. Cela
a dû être pour lui une véritable école buissonnière.
Cependant, Michaux a commencé cette vie vagabonde également avec une
intention plus précise : réduire la distance entre lui et le monde et soigner tant soit peu
le trou qu’il garde en lui. En s’opposant à sa nature foncière et en s'engageant dans un
monde vécu, il cherchait à renouveler ses relations avec le monde et surtout avec les
autres. En effet, d’autres lettres suggèrent que les questions des autres ou de ses
semblables jusque-là incommunicables avaient préoccupé longtemps ce jeune nomade.
Maintenant, il se trouve plus près des autres que jamais. Il était ému de tout ce qui
l'entourait et il en était même épris22 ; il se mit enfin à comprendre l'humanité en
touchant vraiment à l'homme. D'ailleurs, avec quelle sympathie, totale et profonde :
[...] moi je dis que celui qui n'a pas envie d'assommer tous les passants et
d'embrasser toutes les femmes ni d'avaler les cuisines les plus fortes et son
verre de vin n'est pas un homme /
et celui qui n'a pas fréquenté les caboulots de pêcheurs, coudoyé des marins
de race anglaise devenus marseillais, des Tunisiens chauffeurs, des Corses le
couteau dans la manche [...] /
celui qui n'a pas discuté «syndicat» avec un «Nouvelle Zélande» ou mangé de
la soupe aux oignons mélangée à une chope de vin
celui là n'est pas un homme qui connaît l'homme.23
Des sympathies nouvelles infiniment douces et spacieuses viennent à me
22
23
«Mon malheur c'est d'aimer tant de gens» (ibid., p. 32).
Ibid., p. 19.
14
joindre à ce monde inconnu des isoprothes [sic].24
Pourtant, il reste que cette vie nomade est toujours marquée par son caractère
expérimental ; déjà à 20 ans, avant le commencement de son activité littéraire,
Michaux s'était fait un expérimentateur spécifique et il était en même temps le sujet
de sa propre expérimentation. Ses lettres de jeunesse racontent son projet grandiose :
[...] As-tu réfléchi que le métier ou l'étude selon la condition de vie,
superposés au tempérament font toute la personnalité essentielle et intime ?
Les études, je les ai toutes parcourues.
Les métiers, attends, attends. Je ne te demande que 2 ans pour que je les ai
exercés quasiment tous ; par tous j'entends évidemment les têtes de files, les
embranchements.
Déjà je fus Klach façade[sic], balayeur, charpentier, récureur de cuivres,
ferblantier...25
Or, ce qui marque son expérimentation, c'est avant tout sa préoccupation du
corps : pour comprendre un homme, il faut connaître l’état de son corps, ou au moins,
partager des expériences corporelles du même genre. A travers cette nouvelle vie, le
jeune Michaux aboutissait déjà à une conviction que l'intelligence ne fait que frôler la
surface des autres et que sans la sympathie reposant sur le corporel, l'on ne pourrait
toucher à l'essentiel des autres. Du moins, à la différence de son adolescence esquissée
dans «Le Portrait de A.», il ne veut plus disserter sur les autres, ni suivre les «chaînes
infinies des atomes au monde»26. Ce n'était plus « l'explication» dont il avait besoin
mais il voulait pénétrer dans les autres en vivant intérieurement leur situation
corporelle :
Le jour de l'éclat de rire ?
24
25
26
Ibid., p. 34.
Ibid., p. 34.
O.C.I, p. 611.
15
Dans 2 ou 3 ans.
Mais alors plus personne ne me pourra exprimer quoi que ce soit sans que
je lui démontre qu'il n'est qu'un ignorant et un imbécile parce qu'il ose
raisonner alors qu'il manque de faits.
[...] Jamais tu ne pourras comprendre une personne de métier, fut[sic]-ce
une servante, si tu n'as pas fait son
ouvrage ou un ouvrage analogue.
Le regarder, le dessiner, le thématiser, toutes opérations en marge.
La physiologie de l'acte échappe à tout qui [sic] n'a pas fait le même geste.27
Il ne serait pas difficile de constater ici l'influence des théories psychophysiologiques
de Théodule Ribot qui souligne, en effet, non seulement la suprématie du corps sur
l'intelligence, mais aussi la multiplicité des personnalités provenant de la diversité de
l'état organique de chacun ; «Tel organisme, telle personnalité», c'est-à-dire, selon
Ribot, la différence de l'état organique cause celle de la personnalité28. Bien entendu,
comme l’admet Michaux aussi dans cette lettre, la personnalité humaine a encore sa
superstructure formée par l’éducation intellectuelle. Mais il n’empêche que comme
Ribot, le jeune Michaux trouve l’instance physique primordiale plus importante que
l’instance cérébrale. Cependant, la marque la plus significative des réflexions sur le
corps chez le jeune Michaux est ailleurs : non seulement il attache de l’importance à
l’instance physique, mais ses réflexions portent plus précisément sur les gestes et les
actions («La physiologie de l'acte échappe à tout qui n'a pas fait le même geste»).
Autrement dit, s'engageant dans les expériences pratiques, Michaux commence à
découvrir un corps distinct de l'organisme. Et peut-être dépasse-t-il déjà la portée de
la théorie psychophysiologique de Ribot, car il s’agit non seulement d’un corps
irréductible aux conditions physiologiques et objectives, mais égalemnt d’un corps
doublement ouvert : d’une part, c’est un corps potentiel, susceptible d’être plié et déplié
de manière infinie (selon ses professions et ses modes de vie – on n’aurait pas si tort de
27
28
A la minute que j’éclate, p. 34-35.
Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Félix Alcan, 2ème édition, 1888, p. 55-56.
16
le comparer aux habitus de Bourdieu) ; de l’autre, c’est un corps qui établit un
dialogue avec les choses et les autres en constituant la base prélogique de leur
communication.
Si le jeune Michaux souligne la nécessité de vivre les gestes et les actions de
chaque métier d'homme, c'est pour pénétrer dans l'intérieur des autres en vivant leurs
plis à la fois physiques et mentaux que de multiples conditions sociales ont formés. En
d’autres termes, il a essayé de saisir cette substance du monde qui lui avait été
tellement interdite en situant le corps au centre de sa vie ainsi que de celle de tous les
hommes. Du moins, il semble certain que ses expériences au début des années 20 lui
révèlent graduellement le monde vécu par le corps 29 . Parallèlement à cela, les
connaissances scientifiques vont perdre leur signification d'autrefois, d'autant plus que
sa vie nomade commencée lui donne une autre leçon : il faut d'abord être frappé pour
acquérir ce qui est vraiment essentiel. Dans la lettre du 5 juin 1920, par exemple, il
écrit : «Je ne sais rien te décrire pour le moment / la "réalité" est un coup de massue /
tu reçois le coup ; tu ne sais pas décrire / la massue»30 et la lettre du 16 juillet accuse
mieux son désintérêt de la science et son étonnement devant le monde vraiment
ouvert à l'inconnu et essentiellement inépuisable :
[...] Jamais maintenant encore moins qu'avant un nouveau phénomène
physique, chimique, biologique, physiologique, pathologique ne m'a surpris.
Si bizarre qu'il soit dans sa forme ou son apparition j'en saisis
immédiatement des éléments propres à illuminer une synthèse. Ceux-là, je
les pourrais relater raisonnablement.
Mais le grotesque, le profondément hilarant de la pratique, des situations
sociales et non physiopsychologiques [sic] ça me plonge dans des abîmes de
stupéfaction.31
Il marquera, dans «Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence», la
«[c]amaraderie étonnante, inattendue, fortifiante» qu’il a trouvée pendant qu’il était matelot.
Voir O.C.I, p. CXXXI.
30 A la minute que j’éclate, p. 27.
29
17
Certes, il restera toujours un explorateur du monde et un expérimentateur du corps. Il
essayera de s'ouvrir le plus possible au monde en le parcourant dans toutes les
directions. Mais, il faut remarquer que c'est surtout à cette massue imprévisible de la
réalité qu'il cherchera à s'offrir32. Dès le début, son expérimentation consiste à se
déchirer soi-même33 ou à recevoir un coup essentiel dans le vif de son être34. Il faut
pulvériser tous les cadres de l'expérience ainsi que toutes les hypothèses préparées. Il
faut se donner des expériences opposées à ses natures principales pour connaître
vraiment ce qu’il est. C'est pourquoi son expérimentation ignore surtout l'orientation,
ou plutôt, le manque total d'orientation serait son autre principe («Quand on ne sait
rien faire, il faut être prêt à tout»35). Et comme on le sait, Michaux le gardera sa vie
durant36. En d'autres termes, l'expérience du nouveau monde lui fait découvrir aussi
ses propres façons de vivre. A travers cette nouvelle étape de la vie, non seulement il
accède au monde vécu mais aussi il se met à s'apercevoir de son unique manière
d'exister.
«Histoire du Norvégien»
Au bout de cette vie nomade marquée surtout par l’aspiration à l’horizon
ouvert et au corporel, on le sait, Michaux devient matelot et navigue d'abord pour
l'Angleterre puis en Atlantique. En effet, la lettre déjà citée du 16 juillet nous signale
que Michaux s'était engagé comme matelot et venait de finir sa première navigation 37.
31
Ibid., p. 28.
Même dans une lettre un peu postérieure, en racontant (ou inventant ?) une histoire
navrante de son amie, il écrit : «Il y a 10 jours elle fut violée, par deux pédérastes. / Quand un
mystique (ou plutôt l’endroit opposé au viol) vit ces événements, il accompli [sic] sa révolution».
33 «Ce n'était pas orienter sa vie, c'était la déchirer» (O.C.I, p. 612, je souligne).
34«[...]apprends bien toutes les façons puisque ce sera ta vie. Non pas absolument toutes, les
honteuses surtout, puisque ce sera là ta vie» (O.C.I, je souligne).
35 O.C.I., p. 612.
36 Il écrira également à peu près 30 ans après dans «Tranches de savoir» : «L'intelligence, pour
comprendre, doit se salir. Avant tout, avant même de se salir, il faut qu'elle soit blessée» (O.C.II,
p. 470).
37 «Mon odyssée je puis à peine la relater tellement j'y comprends prou. / — engagé comme
matelot, sans avoir navigué, c'est comme être chef mécanicien sans avoir jamais tenu outil en
32
18
Les détails de ses navigations ne sont pas connus. Mais, neuf ans après cette lettre,
c'est-à-dire, en 1929, Michaux publie un texte intitulé «Braakadbar»38 et on peut y
trouver la suggestion exceptionnelle de sa vie à cette époque : dans cette œuvre
composée de sept chapitres assez hétéroclites, Michaux raconte l'histoire d'un jeune
héros ; son nom est «le Norvégien» et il est matelot, comme l'était le jeune Michaux.
Bien entendu, on n'a aucune preuve de la véracité des descriptions de ce texte,
visiblement tapissé d'éléments fictifs. Mais, le principal, c'est qu'on peut trouver ici des
passages importants où Michaux réfléchit sur les rapports entre le corps et le monde.
Dans le troisième chapitre qui a pour sous-titre «Histoire du Norvégien», l'auteur fait
confesser au jeune héros un événement crucial qu'il a vécu quand il était matelot : il
s'agit d'une soirée qu'il a passée avec une femme que son capitaine lui avait
présentée...
Au premier abord, cette histoire semble une simple anecdote d'amour,
d'ailleurs assez banale. A la lire, on se demande pourquoi Michaux a inséré, fût-ce
momentanément, une histoire aussi mielleuse dans une œuvre qui est d'une tonalité
plutôt mythique ou mystique dans l'ensemble. Cependant, dès qu'on a compris sa
grande préoccupation dans les années 20, c'est-à-dire, le corps, cette histoire d'amour
apparemment naïve devient significative39.
Examinons donc préalablement le point d’arrivée des pensées sur le corps chez
le jeune Michaux, esquissé dans cette anecdote sur son double, sans envisager ici
l’ensemble du texte.
«Le Norvégien» arriva un jour à la cabane au sommet de la montagne, comme
s'il avait été attiré, comme les autres, par ces «entonnoirs»40, grands trous sans fond
main» (A la minute que j’éclate, p. 28).
38 O.C.I, p. 253-267.
39 Il est vrai que le thème principal de «Braakadbar», presque contemporain du «Portrait de A.»,
consiste à annoncer plutôt le passage du corporel à l'incorporel chez Michaux à cette époque et
que l'«Histoire du Norvégien» et l'anéantissement de celui-ci par Braakadbar symbolise la fin
d'une époque marquée par la mise en valeur du corporel, comme c’est le cas du «Portrait de A.».
Cela dit, toujours est-il que ce texte montre également l’approfondissement des pensées sur le
corps chez Michaux. Du moins, ce n’est pas le simple refus du corporel dont il s’agit ni dans ce
texte ni dans «Le Portrait de A.». Si l’on minimise la valeur du corporel chez Michaux, on se
tromperait également du vrai rôle de l’incorporel chez lui.
40 O.C.I, p. 254.
19
qui s'ouvrent au-dessous de la crête. Ce qui est mystérieux, c'est que ceux qui se sont
suicidés en s'y jetant deviennent «incorporels» plutôt que morts. Et cette région munie
de trous abonde en de tels habitants incorporels41. Alors, le Norvégien vient-il lui aussi
de mourir, à savoir, de devenir incorporel ? Peut-être le sera-t-il finalement. Mais,
avant cela, l'auteur lui donne le temps de raconter sa propre histoire : il naquit à Turin,
il devint marin attiré par l’horizon ouvert que la mer lui offre. Il plut à un capitaine
français, et un soir, le capitaine lui présenta une jeune veuve et les laissa tous seuls :
[...] je m'assis avec elle toujours dans mes bras, ma tête sur sa poitrine. Je
ne souffrais plus du tout de la tête, mais pour la première fois je remarquai
que mon cœur était un dur cogneur...42
«Pour la première fois», dit le Norvégien, tout naïvement. Mais cela signifie aussi qu'il
n'avait jamais senti son corps aussi proche jusque-là. Le corps, le sien ainsi que celui
d'autrui, lui était étranger ; le corps était là, mais il n'était pas vraiment habité par lui.
Par l'intermédiaire du corps d'une femme, le Norvégien prit conscience, «pour la
première fois», de son corps en tant qu'étranger, d'un être indépendant de lui.
En tout cas, ce n'est plus le corps conçu par l'intelligence mais c'est le corps qui
se met à vivre vraiment le monde et à entamer un dialogue vif avec les autres. Et avec
la révélation de ce corps, chose étonnante, le monde qui lui avait été jusque-là lointain
devint tout à fait proche et miraculeusement compréhensible :
Je m'étais attendu à plonger au fond de mon abîme de maladresse, mais
tout me fut aisé, il me semblait que le monde s'était rapproché et que
d'immenses horizons entre les choses et moi, les actes et moi, l'usage de moi
et moi avaient été comblés d'un coup.43
Dès que la distance de lui à son corps a disparu, disparaît également celle de lui au
41
42
43
Voir O.C.I, p. 255.
O.C.I, p. 259.
Ibid., p. 259.
20
monde. Non seulement ce héros a connu la femme cette nuit, mais aussi il a connu les
liens secrets entre son corps et le monde. Si les choses et les gens lui étaient si
lointains, c'est que son corps était écarté de lui. Il restait planté longtemps devant ces
«immenses horizons» intérieurs qui le séparaient d'avec son corps. Et ce fossé intérieur
fut momentanément «comblé» avec la découverte soudaine de son corps. Il se met à
habiter vraiment son corps et par là, le monde même.
Ainsi, l'«Histoire du Norvégien» est une histoire personnelle de corps plutôt
que celle d'un amour banal. La preuve en est que dans le chapitre suivant, le
narrateur se met à parler, tout brusquement, de révoltes du corps (ou de celles des
organes) et le Norvégien qui était tellement naïf (un peu comme Candide) se
transforme subitement en un quasi-violeur44.
On constatera donc, ici aussi, deux aspects mêlés dans la conception du corps
chez le jeune Michaux : le corps comme organisme déterminé plus ou moins par ses
conditions physiologiques et le corps en tant que vraie base de l’expérience du monde
et de la communication avec les autres, corps qui déborde partout les fonctions de
l’organisme au sens propre. Pour ainsi dire, chez le jeune Michaux, le corps
phénoménal et le corps libidinal coexistent de manière inséparable. D’une part, il
commence déjà à se rendre compte : «Je ne puis m’associer vraiment au monde que
par gestes»45. Mais de l’autre, il ressent toujours la forte influence de ses conditions
physiologiques, qui détermine ses comportements d’une manière directe ou indirecte.
Or, comme nous l'avons déjà dit, au bout de son long voyage, tout exténué, le
héros parvient à ces entonnoirs qui dépouillent l'homme du corps. En fin de compte, le
Norvégien, comme «A.», se désintéresse du corporel. Mais en fait, avant son passage
du corporel à l’incorporel, Michaux intercale une autre anecdote qui fait songer à une
autre possibilité, celle qui surmonte éventuellement l’opposition ou l’alternative entre
le corporel et l’incorporel. Il s’agit de l’histoire du Norvégien et d’une fille appelée tout
simplement «la fiancée». Après être arrivé à la «cabane», le Norvégien descend au
sous-sol où la fille s’enferme en s’écartant des incorporels. Il reste devant la porte de la
44
45
Ibid., p. 260-261.
O.C.II, p. 288.
21
salle de la fille pendant presque une heure et puis commence à gratter la porte, tout
abandonné. Mais quelle musique à la fois solitaire et universelle se dégage de ses
gestes mystérieux ! :
[...] il se mit à gratter à la porte, mais point du tout comme quelqu’un qui
veut qu’on lui ouvre ni qui imagine quelqu’un à l’intérieur capable de lui
ouvrir. Il faisait cela machinalement, comme on se ronge des ongles, il
grattait très légèrement sans déplacer pour ainsi dire les mains, sans
mouvoir le poignet. [...] c’est une sorte de musique. / [...] Un rêve inouï se
formait entre eux. Ce n’était plus une porte d’habitation qui les séparait,
c’était une grande main de bois et carrée, c’était un fluide qui unissait leurs
racines au-delà du temps qui était mauvais, au-delà du lieu qui était
effrayant, au-delà de la femme qui était fiancée, au-delà de l’homme qui
était norvégien et exténué à mourir. C’étaient deux enfants qui se soufflent
dans la bouche. 46
Remarquons cette légèreté exquise qu’ont obtenue les gestes du Norvégien. On dirait
qu’au bout de l’épuisement extrême à la fois physique et moral, le Norvégien atteint à
un état à la fois autrement corporel et autrement incorporel : ses gestes se défaisant
du charnel accèdent au spirituel. Ainsi, les gestes humains, en raison de sa virtualité
infinie47, peuvent se détacher de ses conditions charnelles et réaliser une communion
spirituelle, du moins plus profonde que celle charnelle, ne fût-ce qu’un instant. En tout
cas, pour le futur Michaux comme pour les calligraphes chinois48, les gestes côtoient
l’incorporel. Ils peuvent toucher à un monde spirituel, serein et plus ouvert que le
monde vécu.
46
O.C.I, p. 257-258.
Comme nous l’avons indiqué précédemment, cette virtualité propre aux gestes humains est
déjà esquissée dans le discours du premier «qui-je-fus». Voir O.C.I, p. 74.
48 Voir «Idéogramme en Chine» : «Chine, pays où l’on méditait sur les tracés d’un calligraphe,
comme en un autre pays on méditera sur un mantra, sur la substance, le principe, ou sur
l’Essence» (O.C.III, p. 851).
47
22
Le corps et le sens
Notre étude a, jusqu’ici, tâché de mettre en évidence un aspect marquant de la
conception du corps chez le jeune Michaux. C’est la notion du corps en tant que base
ou centre de l’expérience du monde humain. Cependant, tout appuyée qu’elle est sur
ses expériences d’une variété de professions, cette conception du corps ne se dégage
pas encore des influences de la psychophysiologie à laquelle il s’était tant attaché. Son
corps commence à acquérir un horizon vécu qui dépasse la portée du corps
physiologique chez Ribot, corps fermé et plus ou moins déterminé. Mais en même
temps, ce corps reste lié aux conditions physiologiques et surtout à ce que Ribot
appelle les tendances49, et cela fait que la notion du corps chez lui soit l’entre-deux du
corps phénoménal et du corps biologique (ou pulsionnel).
Or, ce qui est étonnant, c’est qu’avec le début de son acte d’écrire, Michaux
commence à développer à partir de cette double notion du corps une autre thématique
tout à fait nouvelle, à savoir, la production du sens ou les relations entre le corps et le
sens
humain.
En
d’autres
termes,
en
situant
le
corps
mi-phénoménal
mi-physiologique au centre du monde, il va analyser comment des gestes originels
propulsés par des pulsions et des impulsions produisent de nouveaux sens. Et, comme
il se doit, c’est le temps préhistorique imaginaire qui lui a offert le lieu
d’expérimentation le plus fondamental.
On trouvera dans le deuxième chapitre de «Chronique de l'aiguilleur» un
passage où Michaux souligne plus directement le rôle que joue le corps dans
l'expérience du monde. En effet, un peu enfoui dans des topiques plus marquantes, se
trouve un paragraphe concernant le rapport entre le corps et les choses :
Les choses sont indifférentes à l'homme.
Voir Théodule Ribot, La Psychologie des sentiments, p. 2-3. Didier Alexandre signale que
cette notion remonte jusqu’à Spencer dont Ribot était adepte fidèle. Voir «Je suis foule :
l’énonciation plurielle chez Michaux» in Henri Michaux, plis et cris du lyrisme, L’Harmattan,
1997, p. 43.
49
23
Mais voici que l'homme tripote. Alors, il comprend les choses, les
possède, les goûte et quand il les revoit, une fois tripotées, il sent boum !
boum ! et joie dans son ventre.50
Ici, le jeune écrivain fait ressortir le rôle du corps dans la compréhension des
choses. Pour lui, les choses ne sont pas l'objet de l'intellection ni celui de la
contemplation philosophique, mais elles sont quelque chose qu'on doit comprendre par
son corps, par ses gestes et par l'action et la réaction du corps. Pour pouvoir dire ce
que sont les choses, il faut que le corps les sache et qu'il puisse se les rappeler avec
l'émotion qu'il a éprouvée ou la transformation concomitante de l'état physiologique
(«boum! boum!»). Ici aussi, Michaux situe le corps à l’origine de l’intelligence humaine.
Ici aussi, c'est le dialogue vif entre les choses et le corps qui est à la base de la
compréhension. Pour ainsi dire, tous les gestes sont autant de questions posées aux
choses. Le corps éveille les choses en intervenant en elles et les choses y répondent.
Pourtant, ce qui est curieux, c’est que Michaux est en même temps très
attentif au décalage fondamental entre la question et la réponse, plus précisément
entre les choses et leurs sens humains.
D’une part, le nouveau sens produit ne se réduit pas au côté des choses parce
qu’elles sont foncièrement «indifférentes» aux hommes. Comme Merleau-Ponty,
Michaux devine dès le début la transcendance du monde vis-à-vis des activités
humaines. Les choses dédaignent toujours le sens donné par l'homme. Pour ce jeune
écrivain, le monde est originellement dépourvu de sens. Certes, tant que l'homme
continue d’agir et que son corps intervient dans les choses, il produira un sens
nouveau et remplira son monde de sens. Mais aussitôt que le corps cesse sa
communication vitale avec ce monde, le monde dépouillé de sens fera son apparition. Il
y sera toujours prêt. Là où le corps finit, le sens humain périt.
D’autre part, on comprendra aussi que chez le jeune Michaux, la production
du sens humain a deux étapes qui correspondent à deux aspects de sa conception du
corps. D’abord, ce sont toujours les gestes ou les actions qui sont à l’origine du sens ou
50
O.C.I, p. 13.
24
de l’invention. Sans gestes, pas de sens ni d’invention. Mais à cette première étape, le
rapport entre les gestes et le sens reste encore fortuit ou arbitraire. Le tripotage
produit le nouveau sens (ou le nouvel attribut) des choses, mais ce sens ne se ramène
pas aux gestes eux-mêmes et il reste en quelque sorte ouvert, pas encore
définitivement établi. C’est alors le deuxième corps marqué par les instincts mêlés aux
éléments physiologiques qui vient installer le sens humain des choses, en donnant la
raison d’être à ce nouveau sens. Tandis que ce qui caractérise les premiers gestes est
leur spontanéité ou leur pur désir d’intervenir dans les choses et de les transformer, ce
deuxième corps (ou corps plus primitif) est marqué par ses «désirs utilitaires»51 . Il est
un pragmatiste qui demande toujours aux choses : à quoi ça sert ? En d’autres termes,
le sens des choses, pour qu’il s’établisse parmi les hommes, a besoin du support des
instincts.
Certes, cela n’empêche pas Michaux de centrer le corps sur sa conception du
monde et affirme la prééminence de l’intelligence corporelle sur l'intelligence
raisonnable. Mais son attention à ces deux aspects du corps rend ce vrai protagoniste
de l’expérience humaine moins innocent que le corps phénoménal chez Merleau-Ponty.
Dans Fables des origines paru un an après «Chronique de l’aiguilleur», par exemple, il
développe davantage ce thème principal sur les relations entre le corps et le sens. Ici
aussi, Michaux souligne que c'est à travers les actions et les gestes que se créent de
nouvelles choses ou de nouveaux sens humains des choses. Ici aussi, le savoir ou
l’intelligence viennent à l'homme en quelque sorte comme accident ou comme
épiphénomène de l'action. Mais il suggère toujours que l’invention et le sens produits
par les gestes originels ne s’installent pas parmi les hommes sans être soutenus par
les instincts. Et, naturellement, tous les instincts ne sont pas anodins ni humains de
notre point de vue actuel. Ainsi, dans «L’origine du feu», Michaux met en avant d’abord
le caractère fortuit de l’invention du feu ainsi que le rôle des gestes qui la causent :
Un tronc d'arbre a été renversé par la foudre.
Il est maintenant sec et dur.
51
Voir O.C.I, p. 46.
25
Dwa, en courant, se heurte au tronc et tombe.
Dwa se fâche contre le bois, le casse, le frappe,
enrage, râcle les morceaux les uns contre les autres...
Pf... – une flamme s'élève.
Voilà l'origine du Feu.52
Mais dans «Utilité du feu», il souligne cette fois le rôle des instincts qui établissent le
sens du feu parmi les primitifs :
Est-ce vraiment pour la chaleur ou la lumière que les hommes se
sont intéressés au feu et s’en sont servis ?
Il a peut-être fallu pour que le feu parût une bonne chose que
Ndwa poussât sa femme dans le feu, à cause du plaisir qu’il prenait à voir
ses longs cheveux disparaître.
Il a peut-être fallu qu’il la força à y rester jusqu’au moment où elle
rôtit excessivement, charbonna et le gêna à respirer ; qu’ensuite il la retira,
la mangea, et trouva meilleurs au goût les morceaux de sa femme cuits que
les morceaux non encore exposés au feu.53
Cette attention au pragmatisme inhumain mais inhérent à l’homme est si
tenace chez le premier Michaux que l’on pourra la retrouver dans Les Rêves et la
Jambe et «Notre frère Charlie» et même dans des textes un peu postérieurs tels
qu’«Une vie de chien» ou «Simplicité».
L’art et le sens
Or, cette idée de Michaux concernant les relations entre le corps et le sens le
52
53
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 36.
26
mène à concevoir une vision spécifique sur l'art. Avec une extrême désinvolture, il
rapporte l'origine de l'art à cette intervention par le corps dans le monde
originellement dépourvu de sens. Tout au début, les choses telles quelles seules
existent. Alors, le corps commence une lutte avec elles. Il donne des formes à l'informel
et différencie l'indifférencié. Il transforme ce qui a déjà une forme et le rend plus
marquant54. En somme, pour Michaux, l’origine de l’art ne diffère pas de celle des
autres inventions humaines. Il existe toujours un corps actif, qui établit un dialogue
vif avec les choses.
Mais Michaux qui a distingué deux aspects du corps ou deux étapes de la
production du sens distribue à l’artiste et au public deux rôles différents. Notamment,
l'artiste chez lui a ceci de particulier : il crée les choses mais il ne leur donne pas de
sens fixe ; il lutte contre le monde dépourvu de sens, mais ce qu'il crée, c'est toujours
les choses dépourvues de sens défini. Éventuellement, le public leur donnerait du sens
après coup. Mais l'artiste laisse son invention ouverte. Il reste ou veut rester le
créateur de la nouvelle chose ou du nouvel état des choses. Au moins, il est
remarquable que dans presque tous les textes concernant l'art, le jeune Michaux
élimine minutieusement le volontaire et le prémédité de l'activité créatrice.
Dans un texte inséré au troisième chapitre de «Cas de folie circulaire» qui a
pour sous-titre «Origine de la peinture»55, par exemple, Michaux esquisse également
ce que l'art est pour lui et en même temps, ce qu'est le sens d'une œuvre d'art. Comme
on le sait bien, ce texte un peu flou ou au moins énigmatique raconte à la fin une
action gratuite d'«Ochtileou» et son résultat imprévu : il jette des choses disparates
qu'il a recueillies contre le mur de la caverne où se couchent «Brisgaieidiou» et sa
femme «Isiriel», et de ce jet originel naissent les «masses inégales et diverses», en tant
que prototype de la peinture :
Il [Ochtileou] jeta dans la caverne des becs, et des têtes d'animaux rares et
Quinze ans après, en épigraphe de son premier essai sur la peinture («Peindre»), il citera les
mots de Tchou King-Yuan, critique d'art chinois du IXe siècle, qui disent : «Ceux qui ont déjà
une forme se cristallisent grâce à la peinture. Ceux qui n'ont pas encore de forme naissent
grâce à la peinture» (O.C.II, p. 318).
54
27
une bête très grosse cachée dans une coquille épaisse et la terre molle, qui
était dedans, s'éparpilla sur les parois en masses inégales et diverses.56
Toutefois, à la différence des dadaïstes qui ont également insisté sur l'absence
absolue de sens, le jeune Michaux avait simultanément préparé une théorie de
lecture : l'artiste invente une chose démunie de sens et le lecteur peut la lire comme il
veut, mais toujours avec son corps. En effet, comme Raymond Bellour l'a bien
analysé57, cette action qu'on peut comparer à l'action-painting s'accompagne d'une
lecture active par Isiriel ; aussitôt qu'elle a regardé ces «masses» amorphes, elle en
détache des objets et elle s'en réjouit : et il ne serait pas difficile de constater, ici aussi,
le rôle des instincts dans l’établissement du sens humain ou le rôle du corps en tant
que support du fantasme :
Alors Isiriel, [...], très agréable certes, car couchée contre l'homme robuste,
elle n'est pas inactive quant au mouvement de ses fesses, considérant avec
rapidité la paroi de la caverne frissonna, ayant reconnu la virilité rouge, très
puissante mais un peu tordue, d'un gorille incliné – et aussi ses yeux – et son
geste.
Ainsi fut établit parmi les hommes combien l'image des choses est
délectable.58
Ainsi, le rôle du corps dans l’activité artistique chez le jeune Michaux semble
évident. D’une part, Ochtileou invente une œuvre par son corps actif. De l’autre, le
corps d'Isiriel, éveillé et ému, fait ressortir de ces «masses» des images dynamiques.
De la même façon, dans un texte intitulé «La chaise»59, mettant en cause, cette
fois, plutôt l'originalité même de l'invention avec six versions de l'origine de la chaise,
Michaux présente un statut renouvelé de l’artiste et du lecteur et ébranle davantage
55
56
57
58
O.C.I, p. 7-8.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 1002.
Ibid., p. 8.
28
leur rapport ordinairement reçu. Notamment dans la dernière version, éliminant de la
création toutes les sortes de sens fixe, il ramène d’abord l'artiste au créateur
involontaire d'une nouvelle chose démunie de sens ; mais d’autre part, il fait de la
lecture un acte plus créatif et donne au lecteur le titre d'inventeur du sens ; en somme,
il y a deux sortes de créateurs dans une activité artistique, les créateurs de la nouvelle
chose dénuée de sens et les créateurs du sens de cette chose :
A l'artiste appartient la création, que d'autres utilisent.
Dwa tripote, bombe un long morceau de bois.
S'étant reculé : «Tiens, songe-t-il, ceci ressemble à mère, quand
ployée jusqu'à terre, elle fait la cueillette des champignons.»
Dwabi entre : «Qu'est-ce ceci !» dit-il.
Dwa : «Dwabi, n'est-ce point ainsi que paraît notre mère quand,
ployée jusqu'à terre, elle fait la cueillette des champignons ?»
«Glou, Glou, fait Dwabi, c'est seulement du bois de hêtre courbé.»
Il pose le pied dessus, puis les fesses ; et maintenant tout le monde
dit que c'est Dwabi qui inventa la chaise.60
Comme dans le cas de l'«Origine de la peinture», deux corps entrent en scène ici.
D'abord, celui de Dwa qui tripote et bombe du bois. Il intervient ainsi dans la chose, la
transforme et crée une nouvelle chose qui ne connaît encore aucun sens humain. La
création appartient ainsi au corps actif de Dwa. Cependant, il commet une erreur. Il
commence à réfléchir sur ce qu'il a fait et essaie de trouver son sens en s'éloignant de
la chose. Apparaît alors un autre corps actif, celui de Dwabi. Au lieu de méditer ou de
réfléchir sur la chose, il intervient directement sur elle et lui donne le sens humain.
C'est pourquoi Dwabi est l'inventeur de la chaise, alors que Dwa reste le créateur de la
chose sans nom. Bien entendu, une telle spontanéité (corporelle) que Michaux trouve à
l’origine de l’art serait trop naïve, ou trop élémentaire, en ce sens que la corvée de
59
60
Ibid., p. 39-40.
Ibid., p. 40.
29
l’artiste réside tout à fait ailleurs, plutôt à l’autre bout même de la spontanéité,
notamment dans l’effort de la cristallisation, ou l’arrachement plus précis de nouveaux
objets-noms, comme le suggère ce célèbre passage d’Ecuador61.
Cela dit, cette conception de l’art chez le jeune Michaux a tout de même son
importance, dans la mesure où elle nous signale le gestuel ou le corporel inhérents à
son activité artistique, dans la mesure où elle exprime son aversion pour le volontaire
et le rationnel, et enfin dans la mesure où elle préfigure le caractère extrêmement
ouvert de ses textes marqués par sa propension au fragmentaire et à l’inachevé. Ses
œuvres littéraires, bien qu’elles soient loin d’être une création spontanée, miment tout
de même ces gestes originels ouverts à tous les sens. En tout cas, les questions de
corps chez Michaux sont étroitement liées, dès le début, à celles du sens. Et le monde
préhistorique lui donne un endroit propice à la remise en cause du sens humain et de
sa naissance, parce que celui-là est dominé partout par le non-sens. D’une part,
comme nous l’avons écrit, il y a le non-sens primordial du monde et celui des choses,
dans la mesure où ils transcendent absolument les affaires humaines. Mais en dehors
de cela, on peut constater au moins deux autres non-sens. D’abord, celui des gestes
originels des hommes qui ne connaissent pas encore aucun sens limité ni aucune
interdiction sociale, qui parcourt librement un monde plein de l'inconnu, et qui produit
incessamment les nouveaux sens des choses en y intervenant, en les transformant
mais sans aucun souci préalable ou prémédité du résultat. En ce sens, le temps
préhistorique est l'utopie du corps. C'est une époque où non seulement le monde, mais
le corps humain était aussi ouvert à tous les sens. Il n’y a rien de sens fixe, orienté ou
embarrassant. Le sens des choses reste lui aussi ouvert et plein de potentiel. Bien qu’il
soit produit par les gestes, ce sens originel a quelque chose d’incorporel.
Cependant, ce sens une fois dégagé du corporel doit être incarné de nouveau
pour qu’il s’installe parmi les hommes. Les instincts motivés par le principe de
l’agréable et du désagréable jouent un rôle principal dans cette incarnation. Toutefois,
«Le nom. Je cherchais des noms et j’étais malheureux. Le nom : valeur d’après coup, et de
longue expérience. / Il n'y en a que pour les peintres dans le premier contact avec l'étranger ; le
dessin, la couleur, quel tout et qui se présente d'emblée ! Ce pâté d'on ne sait quoi, c'est ça la
nature, mais d'objets non, point du tout. C’est après de mûrs examens détaillés, et un point de
61
30
ce que le jeune Michaux insinue en même temps à travers ses fables, c’est que ces sens
incarnés qui étaient très humains au début ne le sont plus dans la société moderne où
presque tous les sens sont fixés. Ils y sont inhumains même et constituent plutôt le
chaos. En un sens, toute l’histoire humaine est la tentative de refouler ou d’aliéner ces
sens trop incarnés.
Ainsi, nous avons trouvé au moins trois types de non-sens qui dominent le
monde préhistorique du jeune Michaux : le non-sens primordial du monde, le sens
ouvert et incorporel produit par les gestes originels mais indépendants de ceux-ci et
enfin l’absurdité du sens incarné par les instincts inhumains. Bien entendu, ce
triptyque de non-sens primitif est loin d’être suffisant pour recouvrir toutes les œuvres
artistiques de Michaux. Mais ces trois éléments restent fondamentaux chez lui, et au
moins, la visée du jeune écrivain qui a insisté tant sur ces non-sens semble claire : en
esquissant le monde préhistorique imaginaire, il attaque le sens plus ou moins fixe ; en
situant le corps au centre de l’expérience du monde humain, il essaie de révéler, à sa
manière, le monde prélogique qui constitue la base du monde objectif.
Sans doute, pourrions-nous ajouter que la question du non-sens est rattachée
aussi à celle du virtuel chez Michaux, parce que le non-sens n’est pas le manque de
sens, mais la plénitude du sens virtuel. Le temps préhistorique est un monde virtuel.
Et pour Michaux, le péché originel consiste essentiellement dans la destruction de
cette virtualité originelle62. Mais l’homme est également condamné à l’action et à
l’intervention. Il n’est pas sans transformer le monde, sans créer de nouvelles choses.
Ainsi, l’opposition entre le virtuel et la création s’ajoute à celle entre le corporel et
l’incorporel chez Michaux.
vue décidé qu’on arrive au nom. Un nom est un objet à détacher» (O.C.I, p. 151, je souligne).
62 Dans les trois premières fables de Fables des origines, Michaux fait allusion à cette
ambiguïté inhérente à la Création (O.C.I, p. 26-27). D’une part, la création tue quelque chose,
comme l’écriture. Elle transforme l’invisible en visible, l’informel en formel, le moléculaire en
molaire («Dieu et le monde»). En d’autres termes, pour Michaux, la création va à l’encontre de
la virtualité ou de l’état originel de l’indifférenciation. Mais d’autre part, l’homme fut créé par
le Dieu pour «faire quelque chose», c’est-à-dire, pour transormer le monde («Dieu, la
Providence»). Il ne lui est pas permi de rester immobile et de garder son innocence vis-à-vis du
monde. De là, la malédiction éternelle à l’être humain (Le Dieu “Non”).
31
32
2
L’évolution et la dissolution de l’homme
«Partir du corps et de la physiologie : pourquoi ? –
Nous obtenons ainsi une représentation exacte de la
nature de notre unité subjective, faite d’un groupe
de dirigeants à la tête d’une collectivité (ni “âme” ni
“force vitale”) ; nous comprenons comment ces
dirigeants dépendent de ceux qu’ils régissent, et
comment les conditions de la hiérarchie et de la
division du travail rendent possible l’existence des
êtres parcellaires et du tout ; comment les unités
vivantes naissent et meurent sans cesse et comment
l’éternité n’est pas un attribut du “sujet” ; comment
la lutte s’exprime même dans l’échange du
commandement et de l’obéissance et comment une
délimitation toujours flottante de la puissance est
inhérente à la vie» (Nietzsche, La volonté de
puissance)1
La chute ou la découverte du corps troué
Le jeune Michaux des années 20 centrait sur sa conception du monde le corps.
D'abord, de 1919 à 1921, à travers ses expériences d'une variété de métiers ainsi que
1
Nietzsche, La Volonté de puissance, tome I, Gallimard, collection «tel», 1995, p. 301.
33
celles de la navigation, Michaux découvre le vrai habitant de ce monde qu'est le corps.
Ensuite, même après le commencement de son activité littéraire, les questions du
corps resteront sa première préoccupation.
Cependant, les renseignements biographiques à cette époque nous suggèrent
aussi que la saison heureuse du corps du jeune Michaux prit fin subitement ; il dut
quitter la mer après sa deuxième expérience de navigation, au plus tard, en 1921 et en
cette même année, il fit son service militaire à Bruxelles. Mais cela ne dura pas
longtemps ; à cause des «affections organiques du cœur» 2 , il fut réformé l'année
suivante. Ainsi, à la suite de la découverte du corps lié au monde, la révélation du
corps troué survint. Et c'est celui-ci qui est désormais son vrai corps. A travers une
variété d'expériences du monde réel, il avait enfin accédé au corps en tant que vraie
base de la compréhension et de la communication. Mais, aussitôt arrivé à son propre
corps, il trouve que son corps lui-même constitue un véritable obstacle à la
communication avec autrui. Autant dire qu'il a été trahi par son propre corps. Il s'est
vu revenir tout à fait au point de départ. Cette fois encore, c'est la boule qui a gagné.
D'ailleurs, la révélation de ce corps impuissant brise en mille morceaux son
grand projet. Il ne peut plus partir pour cette aventure ni retourner à ce «monde
inconnu des isoprothes»3 ; le médecin, qui l’avait aidé à forcer sa boule originelle dans
son enfance, lui interdit d'agir cette fois. Certes, cinq ans après, Michaux
recommencera son aventure malgré les conseils des médecins. Mais, pour le moment,
toutes les possibilités lui sont enlevées et il se trouve plus ténu qu'autrefois. Dans «Le
Portrait de A.», cette adversité est esquissée tout allusivement :
[...] Il a pris d'un coup pour toujours l'idée implacable de son
insuffisance. Cela mange son dernier bien mental. Une semaine a suffi. Il
est devenu extraordinairement petit.4
Et environ 40 ans après, lors de sa conversation avec Robert Bréchon, il revient sur
2
3
4
O.C.I, p. LXXX.
A la minute que j’éclate, p. 34-35.
O.C.I, p. 612.
34
cette époque infortunée et la raconte un peu plus minutieusement :
A partir de vingt-deux ans, le sentiment de ratage m'avait largement
envahi. Ma famille me considérait comme un raté et me le répétait. [...].
J'avais été refusé aux Colonies, renvoyé de l'école d'officiers de réserve, enfin
réformé. Une tachycardie (sans doute nerveuse) jointe à un souffle très
prononcé et que l'on diagnostiquait insuffisance cardiaque [...] m'interdisait
tout effort, toute aventure. J'en revenais toujours à «ne rien faire», terreur
depuis toujours des parents, des «responsables» qui vont vous avoir sur les
bras.5
Ainsi, la révélation du corps troué lui fit vivre une chute essentielle. Il ne
pourra plus rester un admirateur naïf du corps. Loin de là, désormais, il devra
regarder le monde, les autres et lui-même à travers son corps impuissant ou à travers
ce trou. En tout cas, il serait presque sûr qu'avec la lecture de Maldoror, cette
révélation du corps troué est un événement crucial pour lui et pour le commencement
de son écriture. Et le jeune écrivain entre en scène dans le milieu littéraire, non pas
comme défenseur simple du corporel, mais comme expérimentateur impitoyable du
corps humain.
«Cas de folie circulaire» ou l’histoire du corps
En effet, dans «Cas de folie circulaire», sa première œuvre publiée, on peut
distinguer trois images différentes du corps humain qui correspondent respectivement
et approximativement à trois étapes de l’évolution humaine.
D'abord, le corps non orienté, ouvert à tous les sens, que nous avons vu dans le
chapitre précédent : au temps préhistorique, le corps humain était un des plus actifs et
des plus féroces du règne animal. L’homme jouissait alors de facultés corporelles qui
5
O.C.III, p. 1460.
35
étaient presque surhumaines. Même Brâakadbar, qui incarne la haine contre le
Créateur du sujet-parlant, dit : «Homme [...] tu es plus effrayant que le tigre [...]»6. Et
Briskaieidiou, personnage énigmatique, raconte à Ochtileou l'épopée du premier
voleur du feu :
[...] cet homme, mû par un dessein caché qui, ayant grimpé sur la dernière
branche du plus haut orme de la forêt, dérobe le soleil et, l'ayant roulé
devant lui jusqu'à l'aube, parcourt une grande course.7
Mais après ce premier stade, le corps humain subit un changement crucial. Ce que
Brâakadbar trouva dans les colonies humaines au cours de sa poursuite du Créateur,
c'est le corps humain misérablement cloué, pris dans on ne sait quel piège. C'est le
corps qui a cessé de créer de nouveaux sens des choses : il ne peut plus agir que dans
un sens limité et socialement fixé. D'ailleurs, les hommes, qui étaient autrefois à
l'origine de tous les sens, louent maintenant l'œuvre du Créateur comme s'ils avaient
attribué toutes leurs découvertes à celui-ci qui leur est essentiellement indifférent.
Très furieux, Brâakadbar lance des injures aux hommes comme s'il fouettait ces
demi-ensommeillés et faisait rappel à leur corps originel («Oh ! Homme ! tu es plus
effrayant que le tigre, ne bougeant plus, happé par les testicules au piège d'acier peu
élastique [...] »8).
D'autre part, le corps humain de ce deuxième stade est aussi marqué par le
développement partiel d'un organe : la langue. Tandis qu'il a perdu presque toutes ses
facultés corporelles qui étaient surhumaines autrefois, seule la langue devient
«musculeuse»9. Cela symbolise bien le passage de l'homme qui agit à celui qui parle ;
cela suggère aussi que le corps humain originellement ouvert à tous les sens soit non
seulement immobilisé mais encore spécialisé. Et pour Michaux, toute spécialisation
s'accompagne simultanément de la dégénérescence du reste du corps. En un mot, le
6
7
8
9
O.C.I, p. 3.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 3.
Ibid., p. 3.
36
corps humain du deuxième stade sacrifie l'activité primordiale de son corps pour
développer la faculté langagière.
Cela posé, il est vraiment symbolique que l'attaque impitoyable de
Brâakadbar contre l'homme soit concentrée sur la bouche en tant que lieu de la
fonction langagière :
Qui pourrait prétendre, en effet, que ses sons articulés sortent distincts de cette
bouche où quatre truellées de mortier furent appliquées contre la voûte palatale,
en contreforts éminents. De l'aiguille longue, qui ne me quitte jamais, tes lèvres
sont énergiquement cousues du chanvre solide et grêle.10
En effet, pour Michaux, le développement de la langue est un événement fatal dans
l'histoire du corps humain11. Cela oriente de plus en plus les pensées de l’homme et
même les prédétermine à son insu12. Imposant des lectures très limitées du monde, la
langue interdit au corps humain un libre dialogue avec les choses et l’immobilise de
plus en plus.
Bien entendu, il ne faudrait pas oublier que chez Michaux, il y a une autre
propension, c’est-à-dire, celle à l’incorporel. Il n’est pas un simple admirateur du corps
et malgré toutes ses critiques contre la langue, il trouvera dans le monde autonome de
la langue autant de fenêtres ouvertes pour l’intelligence humaine. Mais, il semble tout
de même certain qu’il considère que la langue déséquilibre excessivement l’homme, en
refoulant ses autres fonctions et ses autres possibilités. Il est temps de désaliéner
l'homme en «créant et développant une fonction différente»13 et il faut inventer, pour
cela, une contre-langue.
10
Ibid., p. 3.
On sait bien ce que la langue était pour Michaux, au moins, dans sa nature ou dans sa
première pente : langue, ennemi de l'essentiel, du vital et de l'individu (O.C.III, p.549-551) ;
langue, ennemi de l'évanescent, du mouvant et du changeant. Amie de l'organisateur et du
directeur, elle enchaîne et uniformise les choses et les êtres, et tournera en armes essentielles
pour les classes dominantes (O.C.III, p. 1280-1282).
12 «La souricière du langage est telle que, quoi qu'on fasse, on ne prend guère que des souris
qui ont déjà été prises précédemment : les mots parlent d'eux-mêmes» (O.C.II, p. 385).
13 O.C.III, p. 1285.
11
37
Le corps désuni
Dans le deuxième chapitre de «Cas de folie circulaire», Michaux présente un
troisième état de corps humain. Nous l’appellerons provisoirement le corps désuni. A
la différence du corps au deuxième stade, il est exempt de l'orientation forcée par la
communauté ; mais en revanche, il perd la cohésion dynamique et souple dont
jouissait le corps au premier stade ; certes, il n'est plus entravé aux sens fixes, mais en
même temps, il n'est ouvert à aucun sens. Le corps désuni, c'est un corps qui a perdu à
la fois le sens de soi-même et celui du monde. Il est aliéné à l'espace ordinaire reposant
sur le corps unifié, mais en même temps, il est aliéné à lui-même ; non seulement le
héros-héroïne de ce chapitre ne peut habiter le monde par son corps, mais il ne peut
non plus habiter son propre corps. Loin d’établir la communication vitale avec les
choses, il est englouti dans un monde à la fois fermé et tordu où il est obligé de rester
une victime impuissante des événements qui surviennent sans suite.
En effet, cette petite fille dégagée du corps du «Il» crie : «Je suis dévissée»14. Et
avec ce petit dévissage, quel changement arrive à tout ! Le corps, les choses et le
monde, tout se dissout. Tout perd son unité ainsi que sa réalité. Il n'y a plus de limites
entre le dedans et le dehors ni entre le sujet et l'objet. Son corps étant privé de sens,
elle ne sait plus trouver l'ordre des choses ni celui des événements. Ainsi, il arrive à
cette héroïne que les choses pénètrent aisément dans son corps («la chenille», «le
macaroni»), ou au contraire, qu'elle voie dans le corps d'autrui ses propres sensations
(c'est le cas du «bonze doré» qui tourne jusqu'au bout15).
D’ailleurs, ce dévissage symbolise aussi la perte de la tension que cette héroïne
maintenait non seulement entre elle et son corps, mais aussi entre son passé et son
présent. Il faudrait donc voir dans ses discours délirants la dissolution fatale de la
puissance personnelle qui la situe justement dans le réseau des relations existentielles.
14
15
Ibid., p. 4.
O.C.I, p. 5.
38
Toute impuissante contre elle-même comme contre les autres, elle ne se tient plus sur
la terre, ni n’empêche son corps de se tordre. Si les choses extérieures l'envahissent
aussi aisément, c'est parce qu'elle manque de puissance pour les tenir dans le monde
extérieur. De la même façon, elle ne peut plus se retenir. Elle laisse son corps parler,
produire des images fabuleuses, et laisse aussi ses sensations et ses sentiments
s'extérioriser.
Mais cela suggère aussi qu'elle recèle en elle un autre analyste, un autre corps
muni d’une autre intelligence qui subsiste même après la dissolution du corps
ordinaire. Ce corps sous-jacent qui a remplacé le corps unitaire ne cesse de former des
images dites mentales qui traduisent ses sensations, instantanément, voire d'une
façon tout à fait terre-à-terre. Non moins que «la jambe» dans Les Rêves et la Jambe16,
ce deuxième corps ne s'intéresse ni à la poésie ni à l'esthétique. Plutôt que non-dirigé,
il va son chemin avec sa logique et avec sa sensibilité. Certes, l'analogie est sa voie
royale et tantôt il sert des images surchargées, tantôt il en gaspille du même genre.
Mais qu'il touche à l'essentiel ou reste superficiel, il s’exprime toujours avec le même
prosaïsme. Ainsi, la «céphalalgie» va être successivement représentée par «des
ardoises», «une bottine trop étroite» et «une aiguière»17 appliquées contre la tête. A la
fin, pour exprimer le mal plus vif, le corps recourra à l'image de «la chenille» entrée
dans la veine et cette image se transforme cette fois-ci en celle du «macaroni» 18
prétendument avalé de travers.
Or, dans Les Rêves et la Jambe, Michaux écrit : «La littérature connaît les fous,
[...]. On possède des récits de fous. Les fous parlent. Des fous se sont racontés pendant
qu’ils étaient fous.»19 En d’autres termes, chez «des fous», la pluralité foncière de l’être
se manifeste. En effet, cette petite fille est aussi le porte-parole ou l'interprète de cet
analyste automatique. Avec une attention autre qui a remplacé l’ordinaire 20 , elle
écoute sans cesse les voix du corps, émises en désordre. Elle ne cesse d'assister à
16
17
18
19
Ibid., p. 19-20.
Ibid., p. 5.
Ibid., p. 6.
Ibid., p. 24.
Michaux insistera à nouveau sur cette attention seconde ou sur cette nouvelle conscience
lors de ses expériences hallucinatoires.
20
39
l'inondation des images qui sont instantanément forgées par le corps. Ayant perdu
comme un sphincter mental, elle ne peut contrôler ni repousser ni canaliser cette
affluence d’images21.
Mais ce qui est plus essentiel, c’est que l'attention de Michaux se porte dès le
début sur le caractère auto-analytique de leur discours et leurs efforts désespérés de
s’expliquer. En effet, au lieu d’être illogiques, ces discours accusent la manie des
explications. Le corps et son maître impuissant, ils courent après des explications,
quelque décousues qu'elles soient aux yeux des normaux et se forgent sans répit une
causalité fabuleuse, ou, pour prendre des mots de Ribot, une causalité dominée par les
sentiments élémentaires22. Ainsi, après s'être prétendue définitivement dévissée, la
petite fille raconte brusquement une opération douteuse qui aurait causé ce
dévissement23. Mais, naturellement, il n’est plus question de la vérité objective. Il y a
une situation sans issue et des sensations primordiales. Et, elle et son corps tentent de
les rationaliser coûte que coûte. Il serait donc superficiel de ne voir dans ses discours
que la perte de la pensée rationnelle ou que la manifestation d'une pensée
automatique. Au-dessous de l’homme, son corps pense pour lui. Il cherche, ils se
cherchent. Et Michaux ne néglige ni leur but ni leur style24.
Le corps et l’unité
Ce discours auto-analytique du héros-héroïne est interrompu, comme on le
sait, par les voix impérieuses d’un docteur anonyme : C'est le moment où se manifeste
le décalage définitif entre le corps désuni et le corps orienté. Il va de soi qu’à travers la
Michaux reviendra sur cette activité inconnue du corps avec plus de nuances dans Les Rêves
et la Jambe (O.C.I, p. 18-25) et dans «Surréalisme» (O.C.I, p. 58-61).
22Voir Théodule Ribot, La Logique des sentiments, Félix Alcan, 1905.
23 «[...] / Maintenant, c'est trop tard ; je suis dévisée / Quand on m'a opérée au ventre, il y a un
mois, / le médecin a oublié un demi-tour.Maintenant, je suis tout à fait dévisée !» (O.C.I, p. 5).
24 Dans sa Poésie d’aujourd’hui, Epstein analyse le discours délirant et montre son caractère. Il
n’y a pas lieu ici de comparer minutieusement son analyse et le texte de Michaux, mais il nous
semble qu’il y ait quelque analogie entre eux.Voir Jean Epstein, La Poésie d'aujourd'hui. Un
nouvel état d'intelligence, Édition de la Sirène, 1921, p. 159-167.
21
40
confrontation de ces deux corps, Michaux tente de mettre en relief l’incommunicabilité
entre deux niveaux de pensées sur quoi il se concentre de nouveau dans Les Rêves et
la Jambe. En effet, le docteur qui entre en scène comme porte-parole de l'ordre ne
s'efforce jamais de comprendre le héros. Il ne met aucunement en doute sa justesse et
lui impose sa logique du normal. Il lui dit de penser à quelque chose de plus objectif25
comme si l’on pouvait se défaire de son délire en changeant de niveaux de langage : au
lieu des voix du corps, il faut écouter l’appel de l’ordre ; essayez de faire des phrases
simples mais bien ordonnées, alors les voix du corps seront plus ténues.
Cependant, l’énumération des faits historiques, exacts mais démunis de vérité
subjective26, loin d'apaiser la céphalalgie du malade, l'aggravent
27.
On croirait qu’en
annihilant ainsi les efforts du docteur, Michaux accentue la limite de la logique du
normal et surtout l’inanité des vérités objectives. Certainement. Mais en même temps,
à travers ce dénouement à la fois ridicule et tragique, Michaux insinue une autre
vérité psychologique : chez les malades mentaux, le passage d’une instance inférieure
à une autre supérieure, ou d’un équilibre inférieur à un autre supérieur, exige un
effort énorme, une mobilisation démesurée de la force psychique. Et cet effort forcé,
quelque minime qu’il soit, fait sauter le reste des vis qui maintenaient à peine les
fonctions supérieures de ce héros. Le sphincter de ses fonctions supérieures ne peut
plus supporter ce genre de corvée. C’est pourquoi dans le troisième chapitre, il rentre
en scène tout privé de mémoire des noms propres, à savoir, de soin pour les vérités
objectives ou sociales. Certes, une telle remarque paraît ici insignifiante. Mais la
question de la force psychique ou de l’affaiblissement des sphincters mentaux, avec la
question de la fatigue cérébrale, s’imposera de plus en plus dans les textes ultérieurs
de Michaux.
Cela dit, un autre intérêt consiste naturellement dans l’attention du jeune
Michaux aux phénomènes spirites. En effet, à l’ordonnance inutile du docteur, le héros
répond d'abord, non pas comme patient mais comme porte-parole des voix du corps ;
«“Il faut songer à autre chose” [...]. / Quand tu as mal, fais cinq phrases / sur un des rois de
France. / Tu ne sentiras plus rien”» (O.C.I, p. 5).
26 «Charlemagne a battu les Saxons.[...] Il a baptisé Witkind. Il ne savait pas écrire [...]» (O.C.I,
p. 5-6).
25
41
«Lili, non plus ?». Et au lieu de faire des phrases ordonnées, il se met à réciter et avoue
brusquement la liaison télépathique entre lui et Lili ; «Lili a mal quand j'ai mal ; / Moi
j'ai mal, quand Lili a mal. / Quand Lili s'est cassé le bras, à la mer, / j'ai eu mal juste à
ce moment, / et mon bras a gonflé.»28 Ainsi, il est indissolublement lié, corps et âme, à
une compagne secrète et leur communion est non seulement trans-spatiale mais aussi
trans-langagière(«Même si elle ne parle pas tout haut, / mais seulement derrière sa
langue, / j'ai tout compris»29).
En tout cas, si Michaux intercale ce discours anecdotique, ce n’est pas pour
mettre en valeur le pouvoir surnaturel que ce héros recèle en lui, mais pour faire
ressortir la pluralité latente de l'être liée à celle du corps et la présence du monde
prélogique et préindividuel qui s’étend au-dessous du monde objectif comme des
réseaux souterrains. Il ne privilégie pas forcément ceux-ci comme les surréalistes,
certes. Mais le corps désuni de ce héros-héroïne révèle, par la perte même du sens, une
multiplicité latente et hiérarchisée de l'être. C'est un corps qui se manifeste dans sa
propre multitude, dans son propre nous. A ce titre, il préfigure la future exploration
des profondeurs faite par Michaux à travers une variété de dissolutions.
Ainsi, l’examen de «Cas de folie circulaire» nous amène à constater de nouveau
une conviction connue du jeune écrivain : L'homme n'est pas l'Un. Il est irréductible à
l'Unité. Il est virtuellement multiple, une «foule»30, un nous ou un on31. Michaux
conteste dès le début l'illusion de l'unité et celle de l'identité. Il est remarquable, sur ce
point, que ce héros-héroïne se montre le plus gai ou le plus enjoué quand il raconte son
propre nous. On dirait qu'avec les jeux de mots phoniques très marqués, il chante sa
propre multiplicité et raille le docteur, représentant de l'ordre. C'est le moment où il
27
28
29
«A cause de toutes ces dates, / il fait trop chaud dans ma tête» (O.C.I, p. 6, je souligne).
O.C.I, p. 5-6.
O.C.I, p. 6.
En ce qui concerne la problématique de la foule chez Michaux, voir aussi Didier Alexandre,
«Je suis foule : l’énonciation plurielle chez Michaux» in Henri Michaux, plis et cris du lyrisme,
L’Harmattan, 1997, p. 29-49.
31 Sa lettre adressée à Closson et écrite justement pendant la rédaction de «Cas de folie
circulaire» témoigne bien que la multiplicité de son être et le changement successif de son moi
formaient déjà une de ses préoccupations. Voir A la minute que j'éclate, p. 44-45. Michaux
écrira plus précisément dans «Les Idées philosophiques de Qui-je-fus», publié un an après
«Cas de folie circulaire» :«on n'est pas seul dans sa peau» (O.C.I, p. 79).
30
42
regagne son identité, certes éparpillée, mais vraie. Et à travers ce retour au je lyrique,
ne fût-ce que momentanément, il trouve son équilibre.
Mais d’autre part, n’oublions pas non plus que ce texte révèle l’attention aiguë
de Michaux à la stratification du corps. Le corps se transforme avec le monde. Mais le
corps primitif ne disparaît pas. Au contraire, le corps nouveau, le corps surajouté à ce
fond se défait plus facilement. D’ailleurs, cette dissolution est sans doute le résultat de
la limitation excessive du sens et de l’immobilisation du corps. En ce sens, le corps
désuni est un corps particulièrement moderne. Plus le corps est spécialisé, plus il
devient fragile. Il se sclérose trop pour ainsi dire.
Michaux et la psychophysiologie
Or, s’il y a un penseur qui a exercé une influence quelconque sur les idées du
jeune écrivain, relatives à la personnalité et au corps, c’est sans doute Ribot (quoi qu’il
y ait d’autres aspects qui dépassent déjà la portée de sa théorie dans la conception du
corps chez Michaux, comme nous l’avons écrit). Depuis les études incontestables de
Jean-Pierre Martin, il est connu qu’il y a des rapports intertextuels importants entre
Ribot et les premiers textes de Michaux 32 . Le nom de ce psychophysiologue est
réellement cité dans Les Rêves et la Jambe, et Jean-Pierre Martin indique aussi qu’on
peut constater une référence implicite à Ribot dans l’indication scénique du deuxième
chapitre de «Cas de folie circulaire»33. D’ailleurs, la publication des lettres de Michaux
nous a donné une nouvelle occasion de confirmer leur lien très fort. Comme les lettres
à Closson précitées le montrent, l'intérêt de Michaux pour la psychophysiologie n’était
pas d'un caractère passager. Tant s'en faut. Au plus tard, avant 1920, Michaux avait
déjà connu la psychophysiologie et il la considérait comme une méthode capitale pour
observer et analyser les hommes. D'autre part, la lettre adressée à Hellens datant
(sans doute) de l'hiver 1925 nous procure une preuve plus décisive sur ce sujet qui dit :
Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, José Corti, 1994, p.
107-116.
33 O.C.I, p. 4.
32
43
On donnera ? lundi une documentation jeunes [sic] antifreud qui
soutiennent [sic] la théorie PSYCHOPHYSIOLOGIQUE [sic] ce qui est la
théorie du «Rêve [sic] et la Jambe».34
Ainsi s’établit au moins le rapport entre le jeune Michaux et la psychophysiologie.
Certes, il est vrai que celle-ci connaît une variété d’écoles. Et comme nous le verrons,
la théorie psychophysiologique de Jean Epstein, par exemple, exercera une influence
aussi importante que celle de Ribot sur les premiers écrits de Michaux. Mais en ce qui
concerne la conception de la personnalité aussi particulière, c’est plutôt Ribot qui
s’impose. Nous avons déjà connu, toujours grâce au travail de Jean-Pierre Martin, une
thèse centrale de sa théorie, à savoir, «[l]a personnalité vient d'en bas.»35 En effet, dans
Les Maladies de la personnalité, Ribot conteste d'entrée de jeu la psychologie
traditionnelle qu'il qualifie de «métaphysique», et met en cause notamment la
supposition fondamentale de celle-ci, à savoir, l'idée d'«un moi parfaitement un, simple
et identique» 36 . Alors que la «psychologie métaphysique» a souvent négligé les
influences des conditions organiques sur la vie mentale, pour Ribot, tout au contraire,
ce sont les éléments physiologiques qui sont les bases même de la personnalité37. Et
présumant la coordination des immenses activités cachées et complexes du corps,
Ribot essaie de montrer, à l'instar des naturalistes, que la conscience normale est en
fait «une conscience coloniale» constituée par «la coopération de consciences locales»38.
Henri Michaux, Sitôt lus, lettres à Fransz Hellens (1922-1955), éditions et préambules
établis par Léonardo Clerici, Fayard, 1999, p. 106.
35 Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Félix Alcan, 2ème édition, 1888, p. 133.
36 Ibid., p. 1.
37 Ibid., p. 20 : «c'est dans les phénomènes les plus élémentaires de la vie qu'il faut chercher les
éléments de la personnalité.» D’autre part, on le sait, il ramène l’individualité à «l’expression de
l’organisme» (ibid., p. 2-3), à savoir, la cénesthésie : «C'est le sens organique, ce sens du corps,
en nous vague et obscur d'ordinaire, très net parfois, qui est pour chaque animal la base de son
individualité psychique» (ibid., p. 20).
38 Ibid., p. 3. Dans son article important, Anne-Elisabeth Halpern montre comment cette idée
de Ribot que «les “consciences locales” s’unissent pour former une “conscinence coloniale”»
correspond à la conception de la personnalité chez Michaux. Voir Anne-Elisabeth Halpern,
«Théodule Ribot, Ernst Haeckel – Références et irrévérences de Michaux» in Courant
d’Ombres, no.6, été 1999, p. 61-62. En ce qui concerne la conception de la conscience locale chez
34
44
En d’autres termes, l'unité du moi n'est que «la coordination d'un certain nombre
d'états sans cesse naissants, ayant pour seul point d'appui le sentiment vague de notre
corps»39 et «la personnalité a ses racines dans l'organisme, varie et se transforme
comme lui»
40.
Ainsi, sa théorie psychophysiologique marquée par son attention à la
pluralité latente de la personnalité et au caractère instable de celle-ci montre déjà une
analogie significative avec les premiers textes de Michaux (surtout ceux de 1922 à
1924).
Cependant, pour préciser mieux leur correspondance, il nous semble
nécessaire d'étudier un autre aspect très important de sa théorie, à savoir, sa relation
étroite avec la théorie de John Hughlings Jackson41, connue aujourd'hui sous le nom
du jacksonisme. Au moins, l’examen de la tendance jacksoniste chez Ribot nous
permettra de jeter une nouvelle lumière sur les tendances psychophysiologiques de
Michaux en synthétisant les études précédentes.
La dissolution ou l’inspiration jacksoniste
Selon Jean Delay42, un des principaux collaborateurs de Michaux dans ses
expériences d’hallucinogènes 43 , Jackson qui était disciple (comme Ribot) de la
philosophie de Spencer se proposa dans les années 1860 «d'appliquer la doctrine
Ribot et son écho dans les textes de Michaux, voir aussi sa monographie, Henri Michaux – Le
laboratoire du poète, Seli Arslan, 1998, p. 66-77.
39 Ribot, Les Maladies de la personnalité, p. 170-171.
40 Ibid., p.151.
41 Neurologiste anglais (né en 1834 et mort en 1911). Il est connu comme l’un des fondateurs de
la neurologie moderne et sa théorie postérieurement appelée «jacksonisme» eut beaucoup de
résonances parmi les neurologistes et les psychiatres modernes dont notamment Monakow &
Mourgue et Henri Ey : ils développent respectivement leurs études à partir des idées
fondamentales de Jackson et appellent l'un et l'autre leur doctrine néo-jacksonisme (d'autre
part, il est aussi connu que Freud a partiellement appliqué le jacksonisme à sa théorie
psychanalytique). Alors qu'Henri Ey néglige presque totalement la contribution de Ribot en
tant que premier découvreur du jacksonisme en France, Jean Delay l'a soulignée dans un
article que nous présentons dans la note suivante.
42 Jean Delay, «Le jacksonisme et l'œuvre de Ribot» dans Études de psychologie médicale,
P.U.F., 1953, p. 81-108.
43 Voir Anne-Elisabeth Halpern, Henri Michaux, Le laboratoire du poète, p. 19 et p. 25.
45
évolutionniste aux maladies nerveuses et mentales, conçues comme des dissolutions,
c'est-à-dire comme les régressions de l'évolution.»44 Et au terme de ces études, il édifie
une nouvelle théorie biologique qui se résume normalement en trois principes
fondamentaux.
Le premier principe jacksoniste s'appelle le principe d'évolution et de
dissolution ; il consiste à fixer l'ordre de marche de l'évolution et celui de la
dissolution ; la marche de l'évolution, qui est ascendante, «va des centres nerveux
inférieurs, les plus simples, les plus automatiques, mais aussi les mieux organisés vers
les centres nerveux supérieurs, les plus complexes, les plus volontaires mais aussi les
moins organisés.» Au contraire, la marche de la dissolution, descendante, va «du plus
complexe, du plus volontaire et du moins organisé vers le plus simple, le plus
automatique et le mieux organisé». En somme, «la dissolution suit un ordre inverse de
celui de l'évolution» 45 . Le deuxième principe jacksoniste consiste à distinguer la
dissolution générale et la dissolution locale. «Dans la dissolution générale, le système
nerveux tout entier est sous la même influence nocive, mais les différents centres
nerveux ne sont pas également affectés, car les centres les plus élevés étant les moins
résistants “se rendent” les premiers, les centres moyens mieux organisés résistent plus
longtemps et les centres inférieurs les mieux organisés résistent le plus longtemps.»
Par contre, dans «la dissolution locale, la maladie d'une partie du système nerveux
n'entraîne qu'une régression locale de l'évolution dans la partie malade [...].»46 Enfin,
son troisième principe consiste à distinguer les symptômes négatifs et les symptômes
positifs et à souligner leur concomitance lors de la dissolution. En d'autres termes,
chaque maladie nerveuse ou mentale s'accompagne non seulement de la perte des
fonctions supérieures mais aussi de l'activation des fonctions inférieures qui ont été
«inhibées» ou «contenues» jusque-là par les instances supérieures47.
44
45
46
47
Jean Delay, art. cit., p. 85.
Ibid., p. 85.
Ibid., p. 85-86.
Ibid., p. 86. Delay cite les mots de Jackson pour expliquer ce principe : «La symptomatologie
des maladies nerveuses a une condition double : dans chaque cas il y a un élément positif et un
élément négatif. L'évolution n'étant pas entièrement dissoute, un certain niveau d'évolution
persiste. Donc dire «subir la dissolution» équivaut à dire «être réduit à un niveau inférieur de
l'évolution». Pour entrer en plus de détails, la perte du moins organisé, du plus complexe et du
46
En somme, selon Delay, ce que Jackson a révélé avec ces principes, c'est que
«le système nerveux est [...] une intégration hiérarchique de niveaux d'évolution»48 ;
chaque instance supérieure subordonne et inhibe les inférieures ; elle intègre les
éléments antérieurement organisés dans un nouvel ordre et réalise une nouvelle
coordination ; mais d'autre part, les éléments antérieurement organisés et ensuite
inhibés, loin d'être anéantis ou de rester tout à fait muets, gardent leur autonomie
relative et ne cessent de faire pression sur le gouvernant actuel ; apparemment
subordonnés, ils influencent sans répit leur subordonnant et une fois que la puissance
de celui-ci s'affaiblit, ils se libèrent et déploient leurs activités librement. Par
conséquent, pour Delay, toute maladie nerveuse a un aspect révolutionnaire en ce sens
qu'elle suscite le renversement du pouvoir, la libération des éléments opprimés ou la
prise d'un pouvoir par eux. Pour ainsi dire, les idées jacksonistes ont transformé le
système nerveux en champ de bataille où se répètent des luttes des classes,
souterraines mais interminables49.
Jackson a établi ces principes principalement à travers ses études sur
l’épilepsie. Mais il va sans dire que c’est dans le rêve que l’on peut observer
ordinairement ces phénomènes suscités par la dissolution mentale. Et surtout son
troisième principe expliquerait le réveil des morceaux d’homme concomitant au
sommeil de l’homme total mis en avant dans Les Rêves et la Jambe de Michaux.
Ribot et le jacksonisme
C’est Ribot, toujours selon Delay, qui «le premier en France et en avance de
plus volontaire, implique la rétention du plus organisé, du moins complexe et du moins
volontaire.»
48 Ibid., p. 86.
49 Ibid., p. 86 : «On pourrait dire, afin de rendre moins abstraites ces considérations, que toute
maladie nerveuse est une révolution ; elle décapite la hiérarchie régnante et lui substitue des
forces anarchiques dont les plus évoluées ne tardent pas à prendre le commandement et à
substituer à l'ordre ancien un ordre nouveau reconstitué à leur profit./ Le renversement du
pouvoir est suivi d'une prise de pouvoir par les éléments opprimés qui oppriment à leur tour
leurs subordonnés.»
47
près d'un demi-siècle [a] aussitôt compris l'importance des idées de Jackson» 50 et qui
les a appliquées hardiment à ses études psychologiques. Après avoir écrit quelques
manuels sur les psychologies anglaise et allemande51, il publie, en 1881, sa première
monographie intitulée Les Maladies de la mémoire. Bien qu'il soit presque oublié
aujourd'hui, c'est dans ce livre que Ribot établit un principe général concernant la
mémoire, connu sous le nom de «la loi de Ribot» et celle-ci a une importance historique
parce qu'elle est le premier exemple de l'application du jacksonisme au domaine de la
psychopathologie. Pour le détail, nous citons ici sa conclusion :
«[...] la destruction de la mémoire suit une loi. [...] / Dans le cas de dissolution
générale de la mémoire, la perte des souvenirs suit une marche invariable ;
les faits récents, les idées en général, les sentiments, les actes./ Dans le cas
de dissolution partielle le mieux connu (l'oubli des signes), la perte des
souvenirs suit une marche invariable : les noms propres, les noms communs,
les adjectifs et les verbes, les interjections, les gestes./ Dans les deux cas, la
marche est identique. C'est une régression du plus nouveau au plus ancien,
du complexe au simple, du volontaire à l'automatique, du moins organisé au
mieux organisé.»52
Comme on peut facilement le constater, Ribot suit ici presque fidèlement le premier et
le deuxième principes du jacksonisme, en adoptant d'ailleurs les termes de Jackson
presque tels quels. Quant au troisième principe, à savoir la distinction des symptômes
positif et négatif, Ribot l'applique notamment pour élucider les phénomènes de
l'hypermnésie : refusant leurs interprétations surnaturalistes, Ribot conclut tout
simplement que la disparition des souvenirs récents suscite la reviviscence
apparemment extraordinaire des souvenirs anciens53. Ainsi, sa première monographie
Ibid., p. 87. Delay essaie d'expliquer sa compréhension exceptionnelle de la théorie de
Jackson par le fait qu'il était également un adepte fervent de la philosophie de Spencer.
51 La Psychologie anglaise contemporaine (1870) et La Psychologie allemande contemporaine
(1879).
52 Les Maladies de la mémoire, Félix Alcan, 1909 (21ème édition), p. 164-165, je souligne.
53 « [...] la régression résulterait [...] de la suppression d'états plus vifs et plus intenses : ce
50
48
est toute imprégnée des idées de Jackson et Ribot l'admet lui-même en ajoutant que
cette découverte sur le plan psychologique peut être considérée comme «un cas
particulier d'une loi encore plus générale, – d'une loi biologique» édifiée par Jackson54.
Depuis lors, Ribot publie successivement plusieurs monographies55 et dans
tous ses livres, les trois principes du jacksonisme constituent le cadre fondamental.
Même dans Les Maladies de la personnalité qui est en question dans les études de
Michaux, il garde toujours ces principes et explique la démence, par exemple, en ces
termes jaksonistes :
Si, à l'état normal, la personnalité est une coordination
psychophysiologique aussi parfaite possible qui se maintient, malgré des
changements perpétuels et des incoordinations partielles et passagères [...],
la démence, qui est une marche progressive dans la dissolution physique et
mentale, doit se traduire par une incoordination toujours croissante,
jusqu'au moment où le moi disparaît dans l'incohérence absolue et qu'il ne
subsiste dans l'individu que les coordinations purement vitales, les mieux
organisées, les plus inférieures, les plus simples, par conséquent les plus
stables, qui disparaissent à leur tour.56
En fin de compte, pour Ribot, la personnalité a elle aussi une structure hiérarchique et
sa dissolution suit la même marche que celle de la mémoire. Autrement dit, pour lui,
non seulement la personnalité «vient d'en bas» mais encore elle est hiérarchisée.
serait comme une voix faible qui ne peut se faire entendre que quand les gens au verbe haut
ont disparu. Ces acquisitions, ces habitudes de l'enfance ou de la jeunesse reviennent au
premier plan, non parce qu'une cause quelconque les pousse en avant, mais parce qu'il n'y a
rien qui les couvre» (ibid, p. 147). Ribot écrit également à la fin du livre : «Cette loi de
régression nous a permis d'expliquer la reviviscence extraordinaire de certains souvenirs,
comme un retour de l'esprit en arrière, à des conditions d'existence qui semblaient à jamais
disparues» (ibid., p. 165).
54 Ibid., p. 99. Il répète la même opinion dans son deuxième monographie : Les Maladies de la
volonté.
55 Les Maladies de la volonté (1883), Les Maladies de la personnalité (1885), La Psychologie de
l'attention (1889), La Psychologie des sentiments (1896), Essai sur l'imagination créatrice
(1900), La Logique des sentiments (1905) et La Vie inconsciente et les mouvements (1914).
56 Ribot, Les Maladies de la personnalité, p. 139, je souligne.
49
Or, ce qui est encore remarquable chez Ribot, c'est qu'appliquant les idées de
Jackson à presque tous les domaines de la vie mentale humaine (la mémoire, la
volonté, la personnalité, les émotions, les instincts, l'imagination et l'inconscient), il
dresse un catalogue plus détaillé et plus raisonné sur la structure hiérarchique de
l’esprit. Selon lui, par exemple, la vie affective comprend aussi ses couches organiques
et primitives ainsi que sa couche évoluée57. Quant à l'imagination, elle a aussi son
histoire d'évolution. Depuis l'imagination chez les animaux, les primitifs et les enfants,
jusqu'à celles scientifique, mécanique, commerciale et utopique, l'exploration de Ribot
se poursuit58.
Certes, comme on peut facilement l'imaginer, son classement et son analyse ne
sont pas toujours bien fondés. Mais il est à remarquer tout de même que, parcourant
ainsi un vaste domaine de l'esprit humain, Ribot a transformé la psychologie en
histoire naturelle et le corps humain en jungle hiérarchisée où cohabitent toutes les
créatures des niveaux d'évolution. En tout cas, il semble maintenant évident que la
psychophysiologie de Ribot se caractérise par sa tendance strictement jacksoniste.
Cela distingue nettement sa théorie de celles d’autres psychophysiologues (par
exemple, Mourly Vold) qui se contentent de ramener les phénomènes psychologiques
aux causes physiologiques. Cela constitue sans aucun doute son originalité et Delay
signale davantage que Jackson le constate lui-même «avec le plus grand respect»59.
Les gestes et l'amnésie
Cette mise en valeur de la tendance jacksoniste chez Ribot par Delay nous
permet d’examiner de plus près les rapports entre la théorie de Ribot et les textes de
Michaux. Comme nous l’avons écrit, par exemple, dans l’indication scénique du
troisième chapitre de «Cas de folie circulaire», Michaux fait entrer en scène un héros à
la fois amnésique et fabulateur («Il se figure être en préhistoire et son ignorance
57
58
59
Voir Ribot, La Psychologie des sentiments.
Voir Ribot, Essai sur l'imagination créatrice, Félix Alcan, 1900.
Jean Delay, op. cit., p. 87.
50
cyclique des noms d'Homère, de Virgile, de l'Égypte, de la Chine, est absolue et ne
paraît guère une feinte»)60. Mais pourquoi faut-il faire raconter à un amnésique une
fable sur l'origine de l'art ? Quelle nécessité relie ici l'oubli total des noms propres et un
conte sur la préhistoire ? L'énigme de cette indication scénique s'approfondit à mesure
que le narrateur souligne la persistance du vocabulaire ordinaire chez ce héros, d’une
part, (« Dans cet état, il ne reconnaît aucun nom propre connu, quoique son
vocabulaire ne paraisse pas diminué autrement ») et de l’autre, l'activation
extraordinaire de ses gestes («Trait caractéristique : il fait autant de gestes avec le
bras gauche qu'avec le bras droit et ses jambes sont également expressives»61).
Toutes ces questions sont partiellement résolues dès qu'on rappelle la loi de
Ribot dont nous avons parlé plus haut. Au moins, elle nous fournit une interprétation
assez cohérente non seulement de cette indication mais également du rapport entre le
deuxième chapitre et le troisième. Citons encore une fois le passage concerné des
Maladies de la mémoire : « Dans le cas de dissolution partielle le mieux connu (l'oubli
des signes), la perte des souvenirs suit une marche invariable : les noms propres, les
noms communs, les adjectifs et les verbes, les interjections, les gestes.»62 Certes, la
théorie de Ribot a ceci de brutal, au moins du point de vue de la linguistique moderne,
qu'il unit sous le nom des «signes» des éléments hétéroclites. Mais, l’absurdité de cette
classification des signes et de leur hiérarchisation grossière correspond justement à la
désinvolture de Michaux, car, lui aussi rattache de force les noms propres et les gestes,
tout en les opposant les uns aux autres.
D’autre part, rappelons qu'à la fin du deuxième chapitre, la tête du héros
tourmentée par les dates et les noms propres fut surchauffée et enfin court-circuitée.
Son centre nerveux supérieur destiné aux signes particuliers 63 est perdu, d’une
60
61
62
O.C.I, p. 7.
Ibid., p. 7.
Ribot, Les Maladies de la mémoire, p. 164-165, je souligne. Dans le chapitre consacré à cette
question («Les amnésies partielles»), Ribot ne distingue en gros que trois niveaux principaux :
i)«le langage rationnel», ii) «les phrases exclamatives» ou «les interjections», iii) «les gestes»,
mais ce sont toujours les noms propres qui représentent pour lui les signes les plus élevés et les
plus individualisés. Voir ibid., p. 131-138.
63 «On voit en effet du premier coup d’œil que la marche de l’amnésie va du particulier au
général. Elle atteint d’abord les noms propres qui sont purement individuels, puis les noms qui
51
manière chronique ou aiguë (Michaux utilise ingénieusement le mot «cyclique»).
Certes, il invente trois (ou quatre) noms propres pour ses personnages. Mais comme ils
sont rongés par les interjections ou les cris (Brisk[g]aieidiou, Ochtileou, Isiriel)! Ainsi,
par la perte de mémoire de niveau supérieur, il a regagné la vitalité de ses fonctions
jusque-là réprimées, surtout l’activité des cris et des gestes en tant que fonctions les
plus primitives, comme l’enseigne le troisième principe jacksoniste.
Bien entendu, Michaux n’obéit pas toujours fidèlement à la théorie de Ribot ; il
tombe d'emblée du niveau des noms propres à celui des gestes en laissant intact le
niveau moyen du vocabulaire ordinaire ; la marche stricte de la régression déterminée
par Ribot n'accepterait pas ce saut acrobatique.
Mais malgré ce détail, il semble évident que le cadre que Michaux utilise ici
comporte une inspiration jacksoniste dans la mesure où il hiérarchise les signes,
comme l'a fait Ribot, de point de vue évolutionniste, et où il souligne la concomitance
de la disparition des fonctions supérieures et de la vivification des fonctions inférieures.
D'ailleurs, n'est-il pas plutôt naturel de penser que, de même que Michaux utilise (ou
parodie) les expériences de Bourru et Burot citées par Ribot pour esquisser la situation
du héros dans le deuxième chapitre, de même, dans ce troisième chapitre, il profite de
la loi de Ribot assez connue parmi les psychologues contemporains ?
Toutefois, il faudrait émettre des réserves quant à cette inspiration jacksoniste
chez Michaux, parce que chez lui, il y a aussi une inspiration anti-évolutionniste.
Remarquons que Michaux renverse ici le système de valeurs inhérent à
l'évolutionnisme. Pour Ribot comme pour Jackson, la suppression des fonctions
supérieures et l'activation des fonctions inférieures n'étaient pas autre chose que la
maladie et la régression. Mais Michaux y voit une libération et une hygiène. La
régression est pour lui le retour au vital et au primordial. Au moins, il serait
indubitable qu'une valorisation paradoxale des gestes unie à la dévalorisation des
noms propres marque cette indication scénique. Cela n'est jamais arrivé chez Ribot.
sont les plus concrets [...]» (ibid., p. 132).
52
L’émotion de la Jambe
Cela dit, on constatera que dans Les Rêves et la Jambe64 son inspiration à la
fois jacksoniste et évolutionniste devient plus manifeste.
En effet, en développant l’idée de Ribot des «consciences locales», sans doute65
Michaux crée-t-il des existences fantasmatiques que représentent les «morceaux
d’homme». Ce sont des personnalités à la fois latentes et autonomes, liées à l’activité
de chaque région du corps, tel que la jambe, la main, l’estomac... Ils sont normalement
réprimés par l’instance supérieure représentée par ce que Michaux nomme «l’homme
total» ou le «bloc homme public». Mais ils ont respectivement leur intelligence, leur
sensibilité et leur émotion distincte de celles de «l’homme total». Et lors de la
dissolution, ils s’activent en profitant de l’affaiblissement de l’homme total. D’ailleurs,
pour Michaux comme pour les psychologues contemporains, le sommeil n’est que la
dissolution aiguë et nocturne, et le rêve est la manifestation de ces existences latentes
à la fois psychologiques et physiologiques : elles peuvent subsister même après la
dissolution de l’instance supérieure, parce qu’elles sont plus anciennes et plus simples,
donc mieux organisées. Par contre, l’homme total qui incarne probablement «la
conscience coloniale» de Ribot n’est qu’un bloc. Il est une intégration passagère et
fragile, compliquée mais instable. Et au-dessous de cet homme total, civilisé sans
doute, subsistent les morceaux d’homme innombrables, primitifs mais vitaux. Tel est
le cadre fondamental des Rêves et la Jambe.
D’autre part, le deuxième principe jacksoniste indique qu’il y a une variété de
types de dissolution. Le degré et l’étendue de la dissolution varient selon les cas. Aussi,
chaque dissolution présentera-t-elle ses propres symptômes, négatives et positives. En
effet, ce qui marque les réflexions sur le rêve dans Les Rêves et la Jambe, c'est non
seulement l’attention de Michaux portée sur la structure hiérarchique de plusieurs
niveaux de fonctions munies de consciences locales, mais également sa fidélité à la
variété de dissolutions. En esquissant les rêves comme une suite de dissolution de
64
O.C.I, p. 18-25.
Comme nous le verrons plus tard, il est possible que dans la conception des «morceaux
d’homme», s’introduise l’idée de Pierre Janet de «la conscience partielle».
65
53
niveaux différents, Michaux précise chaque fois ceux qui disparaissent et ceux qui
subsistent, ceux qui s'affaiblissent et ceux qui s'activent. Autrement dit, comme c’est le
cas chez Ribot et chez certains autres psychopathologues français, Michaux se sert des
phénomènes de la dissolution pour sonder les anciennes couches de l’être et pour
révéler la pluralité hétérogène que celui-ci recèle. L’idée de la variété de dissolution est
une hypothèse importante pour cette exploration. De toute façon, en nous sensibilisant
à la multiplicité et à l'hétérogénéité de ceux qui vivent et fourmillent en nous, il
parcourt librement l’intérieur du corps psychique de l’homme. Depuis la vie végétative
des organes qui côtoie l’ordre physico-chimique66 jusqu’à la vie des morceaux d’homme
qui diffèrent peu de celle de l’homme total, il essaie d’écouter et de noter les voix et les
cris émis par chaque niveau du corps.
Mais, à la différence de Ribot et Jackson, Michaux ne considère pas ici non
plus ces existences sous-jacentes comme inférieures. Loin de là, il met presque sur le
même plan les morceaux d’hommes et l’homme total. Ainsi naît un héros singulier : la
Jambe. Michaux déclare tout au début : «La jambe est intelligente. Toute chose l’est.
Mais elle ne réfléchit pas comme un homme. Elle réfléchit comme une jambe.»67
Or, comme nous l'avons vu, appliquant le jacksonisme aux études plus
globales de l’esprit, Ribot hiérarchise aussi les sentiments, les logiques et même les
imaginations. Selon lui, il y a des émotions supérieures et des inférieures comme il y a
des animaux supérieurs et des inférieurs. Ainsi, après avoir défini d’abord les émotions
organiques (l'agréable et le désagréable) et les émotions primitives (la peur, la colère,
la tendresse, le sentiment du moi ou l'amour-propre et l'instinct sexuel), Ribot divise
les émotions supérieures en quatre niveaux selon qu'elles sont altruistes ou égoïstes :
1) émotions désintéressées = émotions esthétique et intellectuelle 2) émotions
altruistes = émotions sociale et morale 3) émotions égo-altruistes = émotion religieuse
(dans sa forme moyenne) 4) émotions égoïstes ou l'indifférence absolue pour les autres.
Il va de soi que, pour lui, le développement et la dissolution de ces émotions suivent
«Les membres qui ont travaillé plus que normalement, sont la nuit : crasse chimique acides,
contractures, picotement, froid, chatouillement, dureté, crampe, douleur lancinante autour des
muscles fourbus. / Les membres surmenés par l’exercice du jour restent éveillés. / D’où : / Les
rêves sont mouvementés» (O.C.I, p. 21).
66
54
aussi les principes du jacksonisme (les émotions désintéressées, sociales et morales
sont à la fois les plus élevées et les plus fragiles, alors que les émotions égoïstes
subsistent les dernières, parce qu'elles sont simples, anciennes et les plus stables)68.
Regardons maintenant l'émotion et la logique de la Jambe définie par
Michaux d'une manière plus euphémique. La Jambe ne s'intéresse ni à «une toile de
Degas», ni au «paysage», ni aux «imprécations de la Bible» ni à «la contemplation».
C’est-à-dire que la Jambe manque entièrement d'émotions esthétique et intellectuelle,
censées être désintéressées, et d'émotion religieuse, censée être égo-altruiste. D’autre
part, Elle est également indifférente à «l'amitié» comme au «public» (« L'amitié, [...] ?
Ce n'est pas son affaire.» / « la jambe se rendra nue au milieu des sénateurs, ou à une
conférence de suffragettes. / Le public, le paysage n'intéressent pas la jambe»69). Elle
ignore donc également les émotions sociale et morale, censées être altruistes. En bref,
Michaux dépouille la Jambe d'émotions classées par Ribot parmi les supérieures et ne
lui laisse que celles inférieures (égoïstes, primitives et organiques). En d'autres termes,
Michaux constate dans le rêve non seulement la dissolution de la vie intellectuelle,
mais aussi la dissolution de la vie affective.
Le destin des instincts
Cette attention au côté affectif de Michaux mérite une mention spéciale,
d’autant plus que Michaux considère cette dissolution de la vie affective comme la
cause principale du caractère apparemment inhumain et illogique du rêve70. Plus les
67
O.C.I, p. 19.
Voir Théodule Ribot, La Psychologie des sentiments.
O.C.I, p. 19-20.
70 «Émotion de la jambe. / Émotion d'un morceau d'homme est indifférence et froideur pour
homme total./ Caractère du rêve : Insensibilité ! Anaffectivité» (O.C.I, p. 20). Michaux se réfère
ici probablement à l’opinion d’Eugène Rignano, directeur de la revue internationale Scientia
et auteur d’un article «Pathologie du raisonnement» publié dans cette revue. Dans cet article,
Rignano ramème la cause principale de «[l]’incohérence et l’illogicité des rêves» à la perte des
«activités affectives» pendant le sommeil, à savoir, à «l’anaffectivité des rêves». Bien que son
argument soit un peu tautologique : ce sont les activités affectives qui font fonctionner les
activités intellectuelles. Or, pendant le sommeil, celles-là perdent. Donc, les rêves sont
68
69
55
fonctions de l’esprit deviennent simples et primitives, moins elles paraissent humaines
aux yeux de l’homme moderne. De là, l'accentuation de «l'insensibilité» et de
«l'anaffectivité» des morceaux d'hommes. Mais cela suggère également que la base de
l’humanité est psychophysiologiquement très fragile : elle n’appartient qu’aux
instances à la fois supérieures et nouvelles, et rien n’est plus instable que celles-ci. Et
sur ce point aussi, Michaux partage la même opinion que Ribot71.
En effet, toujours mise à part la tendance anti-évolutionniste de Michaux, et
en dehors de leur inspiration jacksoniste, Les Rêves et la Jambe montre plus de points
communs entre Michaux et Ribot qu’on ne l’imaginait.
Au début de son Essai sur l'imagination créatrice, par exemple, Ribot écrit :
«On a souvent répété que l'une des principales conquêtes de la psychologie
contemporaine est d'avoir établi solidement le rôle et l'importance des mouvements,
d'avoir montré notamment par l'observation et l'expérience que la représentation d'un
mouvement est un mouvement qui commence, un mouvement à l'état naissant.»72 Il
semble que Michaux connaissait lui aussi cette opinion. La preuve en est que dans un
passage des Rêves et la Jambe, il écrit : «Toute représentation mentale (chose vue en
imagination) s'accompagne de mouvements commencés.» 73 D'ailleurs, développant
davantage cette opinion, non seulement Ribot souligne le rôle que joue le mouvement
dans l'imagination passive (à savoir, la représentation de l'image), mais encore il
montre que les facteurs moteurs (les besoins, les désirs et les instincts) déclenche
«l'imagination créatrice»74. Autrement dit, selon lui, les facteurs moteurs suscitent la
déformation et la transformation des images réelles. C’est surtout le cas de «l’origine
de la peinture» que nous avons examiné plus haut. Mais, dans Les Rêves et la Jambe,
Michaux ne suggère-t-il pas le rôle important des instincts ou des sentiments primitifs
illogiques et incohérents, il est possible que son insistance sur le rôle de la vie affective ait
inspiré Michaux autant que la théorie de Ribot. Rignano parle aussi de manque de «l’esprit
critique» dans le rêve. Voir Scientia (Rivista di scienza), XCI (p. 362-391) et XCII (p. 460-478),
1919. Voir aussi O.C.I, p,1031 (note pour la page 20). Michaux mentionne cette revue
également dans sa lettre à Hellens. Voir Sitôt lus, p. 104.
71 Voir Théodule Ribot, Les Maladies de la mémoire, p. 132.
72 Théodule Ribot, Essai sur l'imagination créatrice, p. 1.
73 O.C.I, p. 22.
74 Théodule Ribot, Essai sur l'imagination créatrice, p. 1.
56
dans la formation (ou la déformation) de l’image mentale, quand il met en relief le
rapport étroit entre le rêve et les «désirs-mouvements» ?
D’autre part, dans La Logique des sentiments75, Ribot affirme que le principal
trait de l'intelligence primitive consiste dans la fusion (ou l'agglutination) du rationnel
et de l'affectif. Selon lui, dans la mentalité primitive, le raisonnement est largement
influencé par le facteur émotionnel. Plus précisément, il est prédéterminé et dirigé par
«la logique affective» qui se ramène en somme aux sentiments primitifs et aux
sentiments organiques de l’agréable et du désagréable. Mais n’est-ce pas cela la
logique de la Jambe, régie par les émotions primitives et organiques : : «La jambe
n'est pas bête, elle ne marchera pas sur de l'huile ou des bulles de savon, [...]»76; «Mais
voici un pyjama, du sable fin. Ah! ou des épines qui font mal!»77
Bien entendu, malgré ces ressemblances, la théorie de Ribot ne recouvre pas
tous les aspects théoriques des Rêves et la Jambe. Comme nous le verrons
progressivement, ce texte est en fait le creuset de plusieurs théories psychologiques
contemporaines. D’ailleurs, l’examen de l’attention au rôle de la vie affective ou
instinctive chez Michaux fait ressortir également la divergence entre lui et Ribot.
Comme Ribot, Michaux constate dans le rêve et les morceaux d’homme, premièrement,
le trop-plein d’émotion et de désirs, ce que Ribot appelle les facteurs moteurs. Mais à
la différence de Ribot, Michaux devine aussi que ces facteurs moteurs originels
subissent une transmutation foncière dans l’esprit des hommes civilisés, du moins
dans son instance supérieure. En un mot, ce qui est chaud ne peut apparaître dans la
conscience des hommes modernes sans se faire froideur ou ce qui est vif ne peut
survivre sans être castré. Il est possible qu’avec l’exemple de Mélusine de Franz
Hellens, la nouvelle théorie de Freud ait inspiré Michaux sur ce point (nous
reviendrons sur cette question plus tard). De toute façon, il est intéressant qu’avec
cette confirmation du destin des instincts, commence la littérature pour Michaux («la
fiction, la déformation seule intéresse littérature [sic] »78. Ainsi, Les Rêves et la Jambe
75
76
77
78
Théodule Ribot, La Logique des sentiments, Felix Alcan, 1905.
O.C.I, p. 19.
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 25. Nous ne traitons pas ici l'influence de la part de Haeckel qui est également
57
montre à la fois l’analogie et la discordance entre Michaux et Ribot. Il préfigure un
changement imminent de la position de Michaux en même temps qu’il suggère sa
sympathie pour la psychophysiologie de Ribot unie à l’inspiration jacksoniste. Mais
continuons notre examen du côté psychophysiologique dans la conception du corps
chez le jeune Michaux. Cette fois-ci, il s’agira de la théorie de Jean Epstein.
considérable ; Jean-Pierre Martin l'a déjà minutieusement étudiée (Voir, Jean-Pierre Martin,
Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, p. 79-93). Surtout, il est presque incontestable
que les idées de Ribot de la «conscience coloniale» et des <consciences partielles» se basent sur
l’idée de Haeckel de «l'âme cellulaire». Pourtant, il conviendrait de noter que la théorie de
Haeckel est marquée par une tendance centraliste que ne connaissaient ni Michaux ni Ribot ;
fils de l'Empire Allemand, il loue sans hésiter le système hautement centralisé de sa patrie
représenté surtout par l'institution bureaucratique, l'armée et les réseaux télégraphiques. Et
sa conception de l'organisme humain est dominée par cette image centraliste et unitariste (voir
Ernst Haeckel, Essais de psychologie cellulaire, traduit par Jules Soury, Librairie Germer
Baillère et Cie, 1880, p. 145-158). Il n'y a rien de pareil chez Ribot : au début des Maladies de
la personnalité, suivant les exemples de Spencer et de Haeckel, il établit un rapport
métaphorique entre le corps et la nation. Mais son image du corps-nation accuse moins l'ordre
centraliste d'un organisme que la précarité du régime : «Les millions d'êtres humains qui
composent une grande nation se réduisent [...] à quelques milliers d'hommes [...] qui résument
son activité sociale sous toutes ses faces [...]. Pourtant ce sont ces millions d'être ignorés, à
existence bornée et locale, vivant et mourant sans bruit, qui font le reste : sans eux, rien n'est.
Ils constituent ce réservoir inépuisable duquel par sélection rapide ou brusque, quelques-uns
montent à la surface ; mais ces privilégiés du talent, du pouvoir ou de la richesse n'ont qu'une
existence éphémère. La dégénérescence fatalement inhérente à ce qui s'élève les abaissera eux
ou leur race [...]» (Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, p. 21).
58
3
Le laboratoire pour une nouvelle évolution
Dans les deux chapitres qui précèdent, nous avons essayé de montrer deux
aspects différents de la conception du corps chez Michaux. D’une part, il considère le
corps non pas comme un objet de l'intellection mais comme un protagoniste de
l’expérience du monde. Au moins, pour lui aussi, le corps joue un grand rôle dans la
compréhension des choses et la communication avec les autres ; ayant un dialogue vif
avec le monde, il crée son propre monde qui préexiste au monde objectif. Il se situe au
centre de ce monde prélogique et constitue la base de l’intelligence humaine. Tout le
long de sa vie, Michaux s'efforcera de saisir cet être prélogique et ses liens secrets avec
le monde vécu. Cependant, si importante qu'elle soit, cette tendance ne recouvre pas
toutes ses idées sur le corps. Certes, elle attire l’attention sur l’ horizon propre au coprs
qui côtoie d’ailleurs avec l’incorporel. Mais Michaux se préoccupe également de la
profondeur du corps. Cette dimension verticale est d’autant plus primordiale chez lui
qu’elle est liée surtout à la question de multiplicité de l’être. La psychophysiologie de
Ribot alliée au jacksonisme lui donne le premier cadre fondamental pour cette
exploration. Depuis l’ordre physico-chimique et celui des instincts jusqu’au niveau des
consciences locales liées à l’activité des membres et des organes, sa théorie révèle la
structure hiérarchique du corps psychique et sert à Michaux pour chasser l’illusion de
l’unité et de l’identité fixe du Moi.
Mais, comme la première tendance, la psychophysiologie de Ribot a elle aussi
ses limites. Notamment, son inspiration évolutionniste s’oppose radicalement à la
position du jeune écrivain pour qui le progrès de l’être humain n’est pas autre chose
qu’une illusion. Du moins, l’évolution n’est pas le passage de l’inférieur au supérieur. Il
59
ne considère l’état actuel de l’évolution ni comme le meilleur ni comme inéluctable.
Loin de là, pour lui, l’homme ou plutôt tous les êtres ont une plasticité virtuelle
beaucoup plus grande qu’on ne le croit. Leur état actuel n’est que la réalisation de très
peu de possibilités. Même maintenant, on peut transformer les hommes et les êtres
dans un sens tout à fait autre.
Or, ce qui est curieux, c’est que cette imagination anti-évolutionniste chez
Michaux a une base biologique. Pour lui, loin d’être déterminés ou fixés, les états
physiologiques des êtres et des hommes restent toujours variables. Ils l’étaient dans le
passé et ils le seront dans le futur. Il est donc possible de changer la vie, mais pour cela
il faut transformer l’état physiologique de l’être. Cette idée obsessionnelle ne quittera
jamais Michaux.
D’autre part, son imagination anti-évolutionniste trouve un autre support
plus précis dans la théorie de Jean Epstein concernant «la fatigue de l’époque»1. Non
seulement elle le convainc que le XXe siècle est essentiellement le siècle de la
dissolution. Mais elle lui suggère aussi que la dissolution est la conséquence inévitable
d’une évolution excessivement poussée dans un seul sens mais qu’elle constitue
également la base d’un nouvel élan. La conception de la fatigue chez Epstein possède
ainsi un sens réellement historique.
Cela
dit,
dans
ce
chapitre,
analysant
«Chronique
de
l’aiguilleur»,
approfondissons davantage la conception du corps chez Michaux. Ici, son esprit
expérimental se manifestera davantage.
La plasticité foncière de l'homme
Tout au début de «Chronique de l’aiguilleur», comparant les œuvres d’art aux
chaises barbelées2, Michaux avance une hypothèse concernant les rapports parmi le
O.C.I, p. 59.
«Supposons qu’un jour, les chaises, au lieu d’osier tressé, soient garnies de pointes d’acier. /
Quoi ? Quelle influence ? [...] Eh! le fait c’est qu’il y aurait UN NOUVEL ETAT
PHYSIOLOGIQUE [...]» (O.C.I, p. 9).
1
2
60
corps, l’esprit et l’art : les inventions artistiques peuvent provoquer le changement de
l’état physiologique et le changement de l’état physiologique cause le nouvel état
d’esprit. Ainsi, négligeant la distinction usuelle du corporel et de l’incorporel, Michaux
transforme d’entrée de jeu l’art moderne en une sorte de théâtre de cruauté :
«Ainsi, Stravinsky, Oscar Herzog, Kandinsky, Picasso, Marinetti fabricants.
/ Le Public dit : «Quelle monstruosité! je m’éreinte à la besogne huit heures
par jour, pour n’avoir ensuite où me reposer qu’une chaise à pointes d’acier ;
j’ai mal aux fesses [...]. / Quelques x ans après, s’y étant petit à petit
accommodé, il goûte les nouvelles chaises comme le tonique qu’il lui faut.»3
Il semble évident que cette hypothèse implique que non seulement l’effet physique
mais aussi l’effet psychique peuvent influencer l’état physiologique de l’homme. Dans
l’imagination de Michaux, le physiologique et le psychologique ou le corporel et
l’incorporel s’imbriquent toujours les uns dans les autres4.
La civilisation comme laboratoire
D’autre part, pour que l’œuvre d’art puisse ainsi agir sur l’état physiologique,
il faut que celui-ci soit préalablement conçu comme plus variable et comme plus
plastique qu’on ne le croit. Et c’est sans doute pour cela que Michaux commence
ensuite à développer, un peu de manière abrupte, des arguments sur l'autonomie des
domaines du cerveau et celle du développement de leur fonctionnement5. On constate
3
O.C.I, p. 9.
Dans certains textes ultérieurs, Michaux déclarera toujours cette conviction typique à lui : «Il
faudrait pouvoir agir sur la vie prénatale de l’homme» (O.C.II. p. 287) ; «Survie par les traits
[...] pour déréaliser par les traits // POUR CHANGER / pour à la longue finir par réellement
changer l’être / qui nous a été donné en cadeau / en charge plutôt, le jour de notre naissance / et
bien auparavant» (O.C.III, p. 1251).
5 O.C.I, p. 10 : «L'agraphie, l'aphasie, la surdité verbale, la cécité mentale, quand on cogne au
cerveau, révèlent l'étendue du domaine que ces fonctions possèdent dans le cerveau, et
l'autonomie de leur fonctionnement et par conséquent, l'autonomie de leur développement.»
4
61
ici aussi à la fois la fidélité de Michaux aux faits scientifiques et sa déviation dans leur
interprétation. En effet, ses arguments se fondent ici probablement sur «la localisation
cérébrale», une opinion prédominante depuis le XIXe siècle6, certes. Mais, ce qui est
curieux, c'est qu'à la différence des physiologistes et des anatomistes de l'ancienne
génération, cette opinion ne l'amène pas forcément à une interprétation mécaniste du
corps et qu'il souligne plutôt la plasticité primordiale de l'organisme et la relativité du
développement des fonctionnements. Autrement dit, tout en partant des «faits» qui
servent normalement à soutenir le déterminisme et le mécanisme, Michaux les
détourne du contexte originel et les utilise pour prouver l'indétermination foncière du
corps et de l'intelligence. Comme pour l'accentuer, dans le fragment suivant, Michaux
cite deux exemples concernant les monstres créés : l'exemple de l'enfant mis en pot
en Chine et celui des «mouches à cornes» 7 . Certes, ils sont l'un et l'autre
problématiques ; le premier est évidemment inexact et le dernier appartient plutôt à la
science-fiction. Mais cela ne revient pas à dire que ces anecdotes ne comportent
aucune tranche de savoir.
Remarquons d'abord la plasticité exagérée de la chair de l'enfant («pieds
comme des semelles»8) et de celle des mouches ; on dirait qu'elles sont faites en argile
ou en pâte et avec quelle liberté on les déforme ! D’ailleurs, ni cette image du corps
extrêmement tendre ni ce goût pour la tératologie expérimentale ne sont exceptionnels
chez Michaux. Nous avons déjà vu que dans d’autres passages de «Chronique de
l’aiguilleur», Michaux ébauche le désir primitif de pétrir, de tripoter et de transformer9.
On dirait que pour les instincts de l’homme, rien n’est plus naturel de considérer les
choses, animées ou inanimées, comme mutables, comme un bloc amorphe à
transformer, à défaire et à refaire. Du moins, les instincts ne s’intéresseraient pas aux
Cette opinion devenue puissante depuis la fameuse découverte de Broca, est ensuite niée ou
largement modifiée par les physiologistes de la nouvelle génération : Kurt Goldstein, par
exemple, soulignera que la fonction du cerveau est plus synthétique et que chaque domaine du
cerveau s'enclenche ou forme des circuits plus complexes.
7 «Des naturalistes traitent suivant cette méthode la mouche domestique. L’orifice de la sortie
est ici d’un diamètre inférieur à la tête de la mouche. / Alors, de la tête sort ce qui peut sortir.
[...] On obtient des mouches à corne» (O.C.I, p. 10).
8 O.C.I, p. 10.
9 Ibid., p. 13.
6
62
images intégrales des choses, parce que ces images sont en fait des composés, faites et
imposées par les instances supérieures. De la même façon, dans «Les Idées
philosophiques de Qui-je-fus» publié un an après «Chronique de l'aiguilleur», Michaux
présente un autre exemple de la tératologie expérimentale et il ne cache pas, ici non
plus, une imagination cruelle du même genre10. Cette propension de Michaux à la
transformation est si essentielle que dans Ici Poddema, on le sait, il parlera d’enfants
élevés au laboratoire, des enfants au pot11, et dans «Liberté d’action», il ressuscitera sa
vie imaginaire dans son enfance dans laquelle il malaxait librement les corps de ses
adversaires12. Ainsi, sa conception du corps est imprégnée depuis le début jusqu’à la
fin de sa forte inclination à la transformation et à l'indéfini.
Cependant, l’imagination fabuleuse de Michaux ne s’est pas forgée sans appui
scientifique. En effet, les biologistes et les physiologistes contemporains commencent à
avancer, dans les années 1920, une image plus plastique de l’organisme que leurs
prédécesseurs du XIXe siècle. Monakow et Mourgue, inspirés à la fois par le
jacksonisme et le bergsonisme, par exemple, soutiennent avec grand succès que
l’évolution des systèmes nerveux est sans fin, qu’ils restent ouverts même chez les
adultes. Notamment en se servant d’une notion malheureusement oubliée que
représente «Hormé», ils affirment que le même mouvement instinctif et créatif ne
cesse d’agir chez les normaux dans la nouvelle formation et la nouvelle intégration des
fonctions organiques en même temps que dans celles des fonctions intellectuelles13.
D’autre part, même un psychologue de la nouvelle génération tel que Pierre Janet,
malgré sa position anti-psychophysiologique, écrit dans un livre que, d’un point de vue
microscopique, le développement de la personnalité peut s’accompagner du
changement de l’état physiologique et des systèmes nerveux14 ; ainsi, il prévoit même
Voir O.C.I, p. 74. Un peu plus bas dans le même texte, il écrit justement : «[...] notre infini est
notre transformation, on ne peut faire fond sur quoi que ce soit qui ne se transforme [...]. »
(O.C.I, p. 77. La première phrase est dans Qui je fus : «la transformation est notre infini» (ibid.,
p. 1059).
11 Voir O.C.II, p. 112-131.
12 Ibid., p. 159-171.
13 Voir C. v. Monakow et R. Mourgue, Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de la
psychopathologie – intégration et désintégration de la fonction, Librairie Félix Alcan, 1928.
14 Voir Pierre Janet, Les Névroses, Ernest Flammarion éditeur, 1914, p. 387.
10
63
les possibilités de la chimiothérapie et Jean Delay, influencé par Janet, développera les
études de ce domaine. Et il est inutile de dire que, dans les années 30, Goldstein
avancera une théorie plus décisive et plus répandue sur la plasticité foncière de
l’organisme.
En tout cas, il semble sûr que les arguments pseudo scientifiques de Michaux,
malgré son exagération, touchent tout de même à l’essentiel du nouveau mouvement
scientifique15 qui était en train de révéler le caractère ouvert de l’organisme et des
systèmes nerveux, c’est-à-dire, leur caractère à la fois répétitifs et évolutifs en ce sens
qu’ils désirent se dépasser incessamment tout en conservant les organisations
acquises. De la même façon, il est vrai que, comme Michaux ne cesse de le rêver, la
«plasticité de l’homme est quelque chose de vaste»16. Même si le corps humain est
assujetti aux conditions physiques et physiologiques, cela ne signifie pas qu'il soit fixé.
Son immuabilité n’est que relative et apparente. Loin d'être déterminés, le corps
humain et ses systèmes nerveux sont encore indéfinis et déformables. Ils n’arrêtent
pas encore leur évolution.
Cela dit, revenons au premier chapitre de «Chronique de l’aiguilleur», après
avoir mis sur le même plan l’ancienne coutume chinoise et l'expérimentation folle des
naturalistes(«Des naturalistes traitent suivant cette méthode la mouche domestique»
17),
Michaux commence à appliquer la même logique à la formation de l’intelligence
humaine ou de l’intégration des fonctions intellectuelles en écrivant : «De tout temps,
usage, morale, lois, parents ont mis les intelligences des enfants, des jeunes
générations en pot.»18 Cela revient à dire, en somme, que les adultes et la société
traitent l'intelligence des enfants suivant la même méthode que les naturalistes. Notre
cerveau est couvert d'un pot invisible comme les mouches dans le laboratoire. Ses
grandes parties «s'atrophient» comme les pieds de l'enfant chinois, à l’exception d’une
région qui donne sur l'orifice (et une corne en sortira à la longue).
Ainsi, l'imagination de Michaux qui est partie des faits physiologiques établit
15
C’est justement le thème principal du travail d’Anne-Elisabeth Halpern : Henri Michaux, le
laboratoire du poète.
16 O.C.II, p. 293.
17 O.C.I, p. 10.
64
un rapport métaphorique entre la civilisation et le laboratoire : la civilisation n'est-elle
pas un énorme laboratoire ? et l'histoire humaine n'est-elle pas une série
d'expérimentations qui ont gaspillé les monstruosités ? Certes, la coutume chinoise
est une barbarie. Mais en fait, chaque société ou chaque époque ne met-elle pas au
monde ses monstres ou ses enfants monstrueux selon ses propres normes, en
considérant comme normaux ceux qui s'y conforment et comme anormaux ceux qui ne
s'y adaptent pas ?
Au moins, il est certain que, pour Michaux, l'intelligence de l’homme moderne
souffre de déséquilibre. Elle est façonnée comme la chair de l'enfant et parmi plusieurs
possibilités, une seule se développe comme les cornes des mouches. A part
quelques-unes, la plupart des régions du cerveau sont enfermées à l'intérieur du pot et
aliénées.
D'ailleurs, le pot qui couvre le cerveau est plus insidieux que celui du corps.
Non seulement il empêche le développement harmonieux des fonctions intellectuelles
des hommes, mais encore il les met dans un cercle vicieux. Rappelons ici la définition
que Michaux donne de l'intelligence : «l'intelligence et la sensibilité font des opérations
autour des choses parlées, entendues, écrites, lues, vues, dessinées, mimées...»19 Or,
toutes les opérations intensifiées, comme il se doit, développent la fonction concernée.
Il s’ensuit que «l'intelligence verbale» qui a été développée par les images verbales (=
«choses parlées et entendues») multiplie celles-ci à son tour et cela suscite un nouveau
développement de l'intelligence verbale. Une fois cet engrenage du cerveau et des
images verbales fait, l’intelligence humaine peut difficilement en sortir d’autant plus
qu’elle ignore même sous quel pot elle est mise20. Elle s’enferme toujours dans la
même circulation entre les images verbales et les fonctions qui les concernent : elle est
perpétuellement forcée à la marche dans le tunnel.
Remarquons comment Michaux souligne qu'une inondation des images
graphiques a changé le cerveau humain : par suite de l'usage exclusif d'une partie du
18
19
O.C.I, p. 10.
O.C.I, p. 10.
«Autre fait : comme l'intelligence se trouve dans le pot, elle ne peut aller dehors se rendre
compte qu'il y a un pot autour d'elle» ( O.C.I, p. 10).
20
65
cerveau correspondant aux signes graphiques, l'intelligence humaine, sa «disposition»,
s'est enfin déformée ;
«À la Renaissance se développe l'imprimerie. Depuis......on lit, on lit......
papier...... on écrit, on écrit...... on lit.[...] DÉVELOPPEMENT SOUDAIN ET
PETIT À PETIT PRÉDOMINANT DE L'IMAGE GRAPHIQUE (LECTURE,
ÉCRITURE, IMPRIMÉ)»21
Certes, le passage cité ne trahit pas encore explicitement le dégoût de Michaux envers
l'écriture et le verbal22. Mais, il montre bien que Michaux prenait une conscience nette
de la manie des écrits qui hante la civilisation occidentale depuis la Renaissance
(«Depuis......on lit, on lit...... papier...... on écrit, on écrit...... on lit.»)
Toutefois, l’histoire de l’intelligence humaine esquissée par Michaux semble
comporter d’autres leçons. D’abord, elle nous suggère que l'homme est conditionné par
ce qu'il a fait et qu’au pire, il devient esclave de ses inventions. C'est sans doute un des
leitmotivs cachés du premier Michaux et sur ce point, la langue et l'intelligence
graphique ne sont pas exceptionnelles. D’autre part, en insistant sur les substitutions
de la disposition du pot pour le cerveau humain, Michaux relativise ici aussi
l’évolution humaine : l'évolution intellectuelle n'est qu'un déplacement horizontal dans
les régions du cerveau. Elle n'est plus l'ascension, ni le passage de l'inférieur au
supérieur. L'homme ne progresse pas, il ne fait que se déplacer, ou plus précisément,
comme Michaux le met en relief, l’évolution n’est que la réintégration des fonctions
21
O.C.I, p. 11.
Comme on le sait bien, Michaux soulignera, par exemple, au début
d’Émergences-Résurgences, comment la culture des écrits a conditonné les jeunes de sa
génération avec une façon névrotique : «Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture
uniquement du «verbal» / je peins pour me déconditionner» (O.C.III, p. 543). D'autre part, il est
à noter que le jeune Michaux ne semble avoir aucune nostalgie envers «l'intelligence verbale»
ou «la phrase parlée, la phrase gueulée», en ramenant tout cela à «l'Éloquence». Généralement
parlant, la théorie littéraire de nos jours a tendance à voir dans la culture orale les marques de
la corporéité perdue. Certes, Michaux essayera lui aussi de regagner la corporéité dans son
écrit en parsemant celui-ci des marques de l'oralité. Mais, d'autre part, comme l'ont remarqué
certains commentateurs, Michaux déteste aussi l'éloquence, l'excès de la voix qui tue, aussi
bien que l'écriture, le murmure du corps : «Lectures sans voix. Prière aux comédiens de
s'abstenir» (O.C.III, p. 1111).
22
66
autonomes. Pourquoi l'homme n'essaie-t-il pas d'autres intégrations ? Ne doit-il pas
parcourir toutes les possibilités ?
Cela dit, à la fin de ce chapitre, prédisant la naissance d’une nouvelle
intelligence appuyée sur le développement des images visuelles, notamment sur celui
du cinéma23, Michaux fait allusion au déclin imminent de l'intelligence graphique qui
a tant imposé aux hommes la fixation. Michaux appelle cette nouvelle intelligence
«l’intelligence mimique»24. En d’autres termes, il trouve dans la société moderne la
restauration du gestuel. Mais l’intelligence mimique a évidemment deux aspects.
D’une part, elle permet de libérer l’intelligence humaine du despotisme de
l’intelligence graphique et en ce sens, elle peut être hygiénique. Mais de l’autre, elle
restera superficielle dans la mesure où elle est mimique, à savoir mimésis, car elle ne
connaît pas encore cette production du nouveau sens, ce sens vraiment ouvert.
D’ailleurs, elle n’est pas encore forcément liée à ce désir profond de transformer. Certes,
l’ancien pot commence à se crevasser et la nouvelle troupe est en train de pousser.
Mais celle-ci n’est pas encore libérée du sens limité, par conséquent, elle est encore
loin de ramener l’homme à ces gestes originels rêvés par Michaux25.
Jean Epstein ou la fatigue de l’époque
Après avoir relativisé, pour ainsi dire, l’évolution et l’intégration des systèmes
nerveux humains, Michaux traite, au début du deuxième chapitre, des tendances
régressives dans la société moderne. Selon lui, les hommes du XXe siècle sont
nerveusement ou neurologiquement plus fatigués que ceux du XIXe. Leurs nerfs ne
peuvent plus supporter une société hautement civilisée et les inventions qui l’inondent.
«3 000 images pour 10 lignes de texte, et 300 000 gestes pour une page écrite./ Prédominance,
développement prodigieux de l'image visuelle et prédominance sur celle-ci de l'IMAGE
MIMIQUE, l'intelligence mimique» (O.C.I, p. 11).
24 O.C.I, p. 11.
25 Dans «Danse», texte publié après son voyage en Asie, Michaux présente une image utopique
de l’intelligence corporelle où fusionnent le gestuel et l’intellectuel et rêve à un philosophe
dansant. Voir O.C.I, p. 697-699.
23
67
L'homme du XXe siècle, qui «est déjà milliardaire», est entièrement «blasé de la
complexité, du luxe, des détails». Maintenant, il commence à marcher vers le
«désert»26. Michaux explique cette situation paradoxale en se servant d'une parabole ;
«l'alcool et l'homme» :
Préface du phénomène artistique et de tout phénomène humain : Homme +
alcool = Homme qui casse les vitres et embrasse les arbres :
1o Excitation.
X temps + Homme + alcool = Homme accoutumé, adapté : 2o Indifférence.
Homme faible + forte dose d'alcool = Homme affaibli : 3o Fatigue nerveuse
générale.27
Les multiples inventions scientifiques depuis le XIXe siècle ont d'abord servi aux
Occidentaux de stimulants ; elles les ont excités et leur civilisation se développe
prodigieusement grâce à elles. Mais au fil du temps, ils commencent à s'accoutumer à
cet alcool. Alors, l'excitation première est remplacée graduellement par l'indifférence et
enfin la fatigue générale se met à dominer la société moderne.
Bien entendu, Michaux tire ici une leçon plus profonde de ces tendances. Le
développement partiel des systèmes nerveux aboutit inévitablement à la dissolution
en raison de l’excès même de l’évolution, car toute évolution est la multiplication de la
complication et plus le monde se complique, plus les systèmes nerveux se fatiguent.
D’ailleurs Michaux insinue qu’en se développant, on perd ce qui est à l’origine : l’élan.
En d’autres termes, Michaux devine que la dissolution implique aussi la séparation de
la vie instinctive et de la vie cérébrale et que les systèmes nerveux démunis de
facteurs moteurs n’ont plus d’autre chemin que celui de se dissoudre.
Or, comme nous l'avons écrit, Michaux emprunte ici l'idée de «la fatigue
nerveuse» à Jean Epstein28. Essayiste d'inspiration psychophysiologique, défenseur de
26
27
O.C.I, p. 10.
O.C.I, p. 11.
Jean Epstein, «Le Phénomène littéraire» dans L'Esprit Nouveau, les numéros 8 à 13 en
1921.
28
68
la nouvelle tendance de la littérature, amateur du cinéma et enfin cinéaste, il occupe
une place à part dans les premiers écrits de Michaux. Et comme le signale Raymond
Bellour29, les traces de l'influence qu'il a eue sur Michaux se retrouve également dans
le troisième chapitre de «Chronique de l'aiguilleur», dans «Notre frère Charlie» et
«Surréalisme». Certes, il se peut que sa théorie ne paraisse pas si originale ni si
profonde au premier abord, surtout quand on la lit indépendamment des textes de
Michaux. Mais elle a tout de même l’avantage de donner une signification spécifique à
la fatigue, état si familier que personne n’a prêté assez d’attention à sa vraie
importance30. En quelque sorte, sa théorie constitue la psychologie de la fatigue et en
en examinant les résultats dans la littérature moderne, Epstein réussit à analyser le
vif d’une civilisation qui est à la période de transition.
Dans un long article intitulé «Le Phénomène littéraire»31, Epstein fait d'abord
remarquer comment l'accélération du rythme de la vie dans la société moderne a
réduit la distance du monde et comment elle a changé l'assise de la civilisation et de la
sensibilité humaine32. Ensuite il indique que le développement de la civilisation des
machines rompt les relations familières entre les choses et les hommes sur plusieurs
plans. D'abord, procurant aux hommes bien des nouvelles optiques, il prive les choses
de leur apparence immobile et constante. Le paysage ne reste plus identique ni unique.
Les images des choses ainsi que leurs notions deviennent entièrement relatives. Une
variété d'images des choses, fragmentaires et disparates, affluent aux sens des
hommes et transforment fatalement leur perception ainsi que leur sensibilité. Pour
prendre les mots de Michaux, l’esprit qui «naturellement, est dadaïste»33 devient plus
désordonné, plus bouleversé et plus incommensurable. Les mots et les langues usuels
qui parvenaient autrefois à généraliser ces états d’âme deviennent maintenant de
moins en moins convenables pour les exprimer. Comme l’écrit Michaux dans le
Voir O.C.I, p. 1024-1025.
Sauf Pierre Janet.
31 Jean Epstein, «Le Phénomène littéraire» dans L'Esprit Nouveau, les numéros 8 à 13 en
1921.
32 L'Esprit Nouveau, no. 8, mai 1921, p. 857-858. Comme nous l'avons dit, dans le troisième
chapitre, Michaux traitera ce thème en suivant presque entièrement les idées d'Epstein.
33 O.C.I, p. 78.
29
30
69
premier chapitre, le pot pour l’intelligence graphique commence à se fissurer et de
nouveaux écrits subissent eux aussi un changement radical. En un mot, la
transformation de la perception et de la sensibilité suscite également celle de
l’expression.
D'autre part, selon Epstein, la généralisation de l’usage des machines exige
des hommes plus de certitude et plus de rapidité, de la sorte que les hommes
modernes deviennent plus scrupuleux et plus nerveux. De là, la fatigue nerveuse
générale qui détermine leur vie. Certes, l’usage de ces mots dans «Chronique de
l’aiguilleur» n’est pas exactement le même que celui d’Epstein. Mais, Michaux partage
tout de même une opinion similaire avec Epstein dans la mesure où il trouve que dans
la société moderne, même les «ouvriers» sont «trop spécialisés, trop évolués» et qu’ils
entrent dans «des histoires à la fois trop logiques et pénétrées d’une civilisation trop
complète»34 . En d’autres termes, le jeune Michaux considère lui aussi que la vie
moderne est essentiellement inséparable de la fatigue et que celle-ci détermine
psychophysiologiquement tous les membres de la société.
La valorisation de la fatigue
Toutefois, ce qui est intéressant dans les réflexions d’Epstein, c'est que pour lui,
la fatigue n'est jamais le signe de la maladie, ni celui de la dégénérescence. Il le répète
à plusieurs reprises : la fatigue nerveuse, à savoir, la fatigue intellectuelle, est un
nouveau mode de la santé et sa nouvelle condition. Certes, elle implique la perte de
l'ancien équilibre. Mais justement pour cette raison, elle est aussi créatrice; poussant
l'homme au tâtonnement vers le nouvel équilibre, elle se fait source de la nouvelle
civilisation35. Sans fatigue, pas de nouvelle évolution. Pour Epstein, la fatigue est à la
fois la cause de la dissolution et le point de départ pour le nouvel essor humain36.
34
35
O.C.I, p. 16.
Voir L'Esprit Nouveau, no.9, p. 966-969 et no.13, p. 1431-1432.
Comme nous l'avons vu, les réflexions de Michaux sur l'évolution intellectuelle partagent
une tendance identique dans la mesure où il considère aussi la surcharge partielle d'une région
36
70
Nous ne savons pas jusqu’à quel point Michaux a pu éprouver de la sympathie
pour une telle opinion : elle est évidemment trop optimiste, nous semble-t-il.
Néanmoins, il est au moins certain que, malgré de nombreux textes dans lesquels
Michaux donne à la fatigue une valeur plutôt négative, il considère la fatigue comme
sa «drogue»37, comme son excitant et comme son tremplin pour entrer dans un autre
état d’âme38. La fatigue est, pour lui aussi, une épreuve nécessaire pour gagner de
nouveaux savoirs et sans doute le nouvel élan. Mais cela suppose qu’une grande
fatigue ou une fatigue chronique suscite la dissolution et que celle-ci sert à la remise
en cause de l’intégration déjà faite. Elle fait ressurgir ce qui a été refoulé au nom de
l’évolution et permet d’explorer ce que les hommes gardent en lui. Sans dissolution,
pas d’exploration ni de nouvelle évolution. C’est là ce que Michaux partage
essentiellement avec Epstein. Certes, comme nous le verrons plus tard, il est possible
que la fatigue et la dissolution traitées par Epstein demeurent superficielles aux yeux
de Michaux. Pour se plonger dans les profondeurs du corps-psychique, la fatigue
nerveuse générale appréciée par Epstein ne suffirait pas. Cela dit, la théorie d’Epstein
semble comporter quelques leçons importantes pour ce jeune écrivain marqué par son
trou ou par son impuissance. D’abord, elle lui confirme à nouveau que le XXe siècle est
essentiellement le siècle de la dissolution, car la dissolution est la conséquence
inévitable d’une évolution excessivement poussée. Mais la dissolution est également la
condition indispensable d’une nouvelle évolution. Les hommes modernes doivent
retrouver un nouvel élan en profitant de leur destin qu’est la dissolution. Ainsi, la
théorie d’Epstein révèle au jeune Michaux la signification historique de la fatigue. La
du cerveau comme un élément du changement du pot. Mais, on ne peut trouver dans la théorie
d'Epstein une telle application de la fatigue à toute histoire culturelle et il faut remarquer que
c'est la partialité de la charge dans les régions cérébrales que Michaux souligne. Autrement dit,
pour Michaux, la civilisation, qu'elle soit ancienne ou nouvelle, est déjà un déséquilibre devenu
habituel. Remarquons aussi que, chez Epstein, le mot cérébral est synonyme d'intellectuel,
alors que Michaux propose une image plus large et plus globale du cerveau ; il est non
seulement le centre intellectuel mais encore le centre des fonctions motrices et de beaucoup
d'autres fonctionnements ; il admet même l'intelligence gestuelle, alors qu'Epstein, au moins
dans cet article, ne traite que de la transformation de l'intelligence graphique.
37 O.C.II, p. 767.
Sur ce sujet, voir aussi Jean-Pierre Martin, «Les né-fatigués me
comprendront», in Littérature, no.115, septembre 1999, p. 3-13.
38 Voir «L’insoumis» (O.C.I, p. 587-58) et O.C.III, p. 527-531.
71
fatigue est un sujet principal dans les temps modernes qu’on doit approfondir coûte
que coûte. Et quel écrivain serait plus propre à cette mission, si ce n’est cet allié des
nés-fatigués39? La théorie de Jean-Epstein lui désigne ainsi une fenêtre ouverte, si
petite qu’elle soit.
La tendance introspective
Selon Epstein, la vie devenue uniquement cérébrale implique une autre
conséquence importante parmi les hommes modernes, à savoir, leur tendance
introspective. Non seulement le machinisme provoque la fatigue de l’époque mais il
écarte les hommes de plus en plus des contacts directs avec les choses et leur
expérience du monde devient plus indirecte ou plus virtuelle. Et ce retrait du monde
extérieur incite les écrivains en particulier à s’enfoncer davantage dans leur intérieur.
Bien entendu, l’accélération du rythme de vie exerce ici aussi une influence essentielle.
Elle aggrave le dérangement intérieur de leur esprit et rend celui-ci plus crissant et
plus turbulent. Cela attire davantage leur attention sur le chaos intérieur et ils se
préoccupent uniquement de leur vie cérébrale. Ils deviennent indifférents à la réalité
extérieure et celle-ci perdra à la fin leur confiance.
Mais, en somme, n’est-ce pas là ce que Michaux a nommé l’«introréalisme»,
nouvelle tendance littéraire qui s’oppose à l’«extraréalisme» du XIXe siècle40 et qui a
enfin remplacé celui-ci ? En d’autres termes, pour Michaux comme pour Epstein, la
fatigue nerveuse est la base physiologique de ce nouveau réalisme. Elle le justifie et
ordonne les écrivains de la jeune génération de se plonger plus profondément dans
l'intériorité humaine. Ce ne serait donc pas un hasard que Michaux invoque la théorie
d'Epstein dans «Surréalisme» et trouve à l’origine de la monotonie de Poisson Soluble
39
O.C.II, p. 455.
«Il y a deux réalités : la réalité, le panorama autour de votre tête, le panorama dans votre
tête. Et deux réalismes : la description du panorama autour de la tête [...] et la description du
panorama dans la tête [...]. Extraréalisme, le premier ; introréalisme, le second» (O.C.I, p. 61).
40
72
cette fatigue généralement répandue41. D’un point de vue psychophysiologique, avant
que Breton change la vie, sa vie a été préalablement transformée et destinée à
l’exploration de soi-même.
Certes, Michaux partage avec Breton la même tendance introréaliste (de là,
sans doute, sa sympathie pour le «non-conformisme absolu à la réalité»42 de Breton). A
la fin des Rêves et la Jambe, par exemple, il écrit : «L'attention moderne se porte sur
les phénomènes inouïs»43. Et dans le manuscrit, cette phrase porte plus clairement la
trace de la lecture de Jean Epstein ; «Tout homme moderne s'intéresse à un
phénomène cérébral, si étrange qu'il soit»44. D’ailleurs, comme l’indique Jean-Claude
Mathieu45, dans une lettre adressée à Hellens46, Michaux suggère qu’il a tenté lui
aussi une sorte d’écriture automatique (ou du moins l’écriture introréaliste),
indépendamment de celle de Breton. Et également dans «Examinateur – Midi»47, il
essaiera de décrire ce qui se passe dans sa tête à chaque instant, bien qu’en petit. Mais
malgré ces points communs avec Breton, Michaux n’apprécie pas le surréalisme.
Breton ne va pas assez loin dans l’exploration du subconscient. Il ne connaît qu’une
dissolution superficielle. Du moins, aux yeux de Michaux, les expériences de Breton
manquent d’«assise»48, à savoir de base psychophysiologique ou psychopathologique49.
Et si Michaux recourt à la théorie d’Epstein, c’est qu’elle lui indique à la fois la base
psychophysiologique et l’impasse de la culture moderne ayant une tendance générale à
la dissolution.
41
42
43
44
Voir O.C.I, p. 59.
O.C.I, p. 61.
O.C.I, p. 25.
O.C.I, p. 1032, je souligne.
Voir Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste», in Cahiers de l’Herne
consacré à André Breton, L’Édition de l’Herne, 1998, p. 353-363.
46 Henri Michaux, Sitôt lus, p. 47.
47 O.C.I, p. 119.
48 Sitôt lus, p. 82.
49 La critique de Michaux envers le surréalisme est multiple et compliquée. Nous reviendrons
sur cette question dans les sections suivantes et dans notre chapitre 5.
45
73
La vitesse et la pensée
La distance entre Michaux et Epstein se réduit davantage quand il est
question des relations entre l’accélération du rythme de la vie et le changement de
l’état d’âme des hommes modernes. L’argument de Michaux dans le troisième chapitre
de «Chronique de l’aiguilleur» qui traite exclusivement de ce sujet est presque
similaire à ce qu'Epstein a écrit dans «Le Phénomène littéraire». Et le fait que
Michaux cite les noms de Cendrars et de Cocteau à la fin du chapitre renforce
davantage leur intertextualité, parce que dans l'article d'Epstein, ils sont deux
écrivains privilégiés, mentionnés et cités à maintes reprises50.
En ce qui concerne «l'abréviation» et «la multiplication», deux mots-clef que
Michaux utilise pour résumer les caractères des arts modernes, Epstein considère lui
aussi «le raccourci» comme un procédé le plus typique de la littérature moderne. Pour
lui, la fréquence des raccourcis chez les écrivains modernes est le résultat de la vitesse
accrue des pensées et des émotions, mais comme il se doit, une multitude d'idées s'y
condensent.
«[...] «Le Potomak» de M. Jean Cocteau n'est pas pour moi un livre, mais
quatre livres [...]. Et «Les dix-neuf Poèmes élastiques» de M. Blaise
Cendrars, je vous l'affirme, sont un volume de huit cents pages ornés de
treize cents hors-textes. [...] Une fois de plus la vitesse de pensée est mise à
l'épreuve. Le lecteur doit avoir de «l'imagination» [...] parce que les
suggestions se succèdent à une allure de rêve, comme un cauchemar où le
réveille-matin sonne depuis deux secondes, mais où ces deux secondes ont
Dans la troisième partie ayant pour sous-titre «Exemples», Epstein disserte sur six écrivains
qui incarnent plus ou moins sa théorie ; Rimbaud, Cendrars, Jules Romains, Cocteau,
Apollinaire, Proust. En tenant compte du fait que son estime pour Romains est un peu limitée
(Epstein aime ses œuvres mais pas son «unanimisme»), Cendrars et Cocteau sont ses deux
écrivains contemporains favoris et qu’il estime le plus, ce qui correspond au choix de Michaux
dans ce chapitre. Mais d'autre part, dans l'article d'Epstein, Aragon occupe lui aussi une place
à part, alors que Michaux l'omet dans ce chapitre et ajoute, en revanche, deux autres artistes
(Satie et Honegger) qui n'apparaissent pas, naturellement, dans «Le Phénomène littéraire»
d'Epstein.
50
74
permis au rêve d'échafauder sur cette sonnerie une histoire compliquée qui a
paru durer trois jours.»51
Et sa conclusion n'est pas si loin, ici non plus, de celle du troisième chapitre de
«Chronique de l’aiguilleur» :
«Voilà comment la littérature française moderne dépend de la vitesse
mentale dont j'ai voulu plus haut indiquer l'accroissement et les variations.
Cet accroissement de la vitesse mentale avec la civilisation est une des plus
importantes lois d'évolution de l'intelligence.»52
Cependant, l’écho le plus important de la théorie d’Epstein à ce sujet se trouve plutôt
dans «Surréalisme», surtout dans le fragment intitulé «Les membres du confessé». Ici,
en suivant l’histoire de la littérature confessionnelle depuis Jean-Jacques Rousseau,
Michaux ose classer Breton au rang des confessés, sans craindre le scandale53. Mais ce
qui est essentiel dans ce fragment, c’est la diminution progressive de la force du poing
mentale : autrefois, les écrivains avaient une grande poignée psychique et pouvaient
récapituler les événements de plusieurs années en quelques pages54 ; maintenant, ils
n’ont plus que «l’index». Il ne peuvent plus saisir les événements qui ont eu lieu
pendant une journée même. Plus ils sont sincères à eux-mêmes, plus leurs confessions
deviennent instantanées. De là, Poisson soluble de Breton en tant que confession
directe et immédiate de tout ce qui lui est arrivé dans son esprit à chaque instant55.
51
52
L'Esprit Nouveau, no.10, p. 1092.
Ibid., p. 1092.
Sur ce point, voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 356-357.
«Jean-Jacques Rousseau, Alfred de Musset, écrivain des confessions. Ils avaient une
fameuse poigne. Dans cette poigne tenaient de gros morceaux de siècle. En un chapitre, en
quelques pages, ils synthétisent des années de vie./ [...]/Marcel Proust écrivit ses confessions,
également récapitulatives. Il n'a qu'une menotte, une menotte très fine. Dans cette menotte
tiennent des morceaux de journée. Lui aussi se confesse a posteriori» (O.C.I, p. 58).
55 «André Breton : c'est le confessé, le confessé intégral, immédiat, de métier. Plus de
récapitulation ici, plus d'a posteriori, plus de poigne, ni de main. Mais bien un doigt, l'index.
Plus d'années, ni d'heures ; la seconde présente. C'est le mot-seconde inventé, le pouls des
images» (ibid., p. 58-59).
53
54
75
Mais naturellement, la langue ne se construit pas de la manière à exprimer ces
confessions momentanées. Pour cela, il faut tout de même la virtuosité de l’index de
Breton qui a réussi à inventer «le mot-second» et à saisir «le pouls des images»56. Pour
Michaux, Breton, c’est «le confessé [...] de métier»57 qui représente, bon gré mal gré, la
littérature confessionnelle à l’époque de la fatigue nerveuse. Son index dépeint (ou
feint de dépeindre) merveilleusement des micro-pensées qui lui viennent en tête. Sans
doute, Breton exagère-t-il son exploration des pensées subconscientes. Son écriture
n’est jamais encore entièrement automatique et elle ne touche pas encore, non plus, au
«fonctionnement réel de la pensée» 58 , parce que pour Michaux, la vraie pensée
profonde ne peut être exprimée par les mots.
Cela dit, mise à part cette critique contre la superficialité et la fausseté de
l’automatisme de Breton, l’analyse de Michaux dans ce passage n’est pas forcément
originale, car, dans «Le Phénomène littéraire», Epstein a déjà écrit sur «la vérité d’une
seconde» en évoquant des poèmes d’Aragon :
«[...] la civilisation a surchargé l'intelligence d'une telle foule de mesures, de
notions, de renseignements contradictoires, superposés, divergents et
convergents que la vérité est enfin devenue couramment la vérité de
circonstance, une vérité parmi d'autres. [...] On ne note plus la vérité
éternelle, ni la vérité d'un siècle, ni la vérité d'un an, mais la vérité d'une
seconde. Et si à midi 10'16''le poète a senti en lui une émotion si bruyante
qu'il a cru voir un aéroplane tomber, pourquoi ne l'écrirait-il pas [...].»59
Pour ce qui est du «mot-seconde», Epstein écrit aussi que la vitesse accrue de la pensée
et la sincérité des écrivains pour elle expliquerait la suprématie des mots (ou des
mots-phrases) sur les phrases et les vers traditionnels dans leurs œuvres60. Du moins,
56
57
Ibid., p. 58-59
Ibid., p. 58.
André Breton, Œuvres complètes, tome I, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1988, p.
328.
59 L'Esprit Nouveau, nos. 11-12, novembre 1921, p. 1216, je souligne.
60 Ibid., p. 1221-1222.
58
76
ce que Michaux écrit sur Breton dans ce passage a été dit sur Aragon par Epstein en
substance. Ainsi, nous constatons encore une fois les relations étroites entre la théorie
d’Epstein et les pensées du jeune Michaux.
La divergence entre Michaux et Epstein
Ce rapprochement de deux écrivains nous révèle aussi leur écart foncier.
D’abord, chez Epstein, il n’y a pas d’attachement au corps qui caractérise aussi
fortement les textes de Michaux. Malgré son attention aux conditions physiologiques,
pour Epstein, en somme, le changement du niveau le plus élevé seul compte. A force de
souligner le caractère cérébral (donc intellectuel) de la littérature contemporaine, il ne
prend pas suffisamment en compte le rôle du corps ni celui de la vie instinctive. Par
contre, l’attention de Michaux au corps, notamment au gestuel est presque
obsessionnelle. Comme le montre le deuxième chapitre de «Chronique de l’aiguilleur»,
il trouve toujours le corps ou les gestes à la racine des activités intellectuelles et
représente souvent celles-ci comme autant des gestes ou des actions :
«Le XIXe Siècle-Art casse des vitrines, embrasse des arbres [...]»
« Auparavant. Une école artistique donne à l'école précédente de la même
région un coup de poing, enfonce une bosse-procédé, soulève à côté une
autre bosse-procédé et une nouvelle [...]»
«L'homme tourne sa langue, meut ses lèvres et il fait voyelles et
consonnes.»61
D’autre part, il est aussi évident que Michaux prête une attention plus aiguë
qu’Epstein aux rapports entre la vie cérébrale et la vie instinctive. Pour Michaux, la
61
O.C.I, p. 12-13.
77
fatigue nerveuse est corrélative de la défaillance de la vie instinctive. C’est le retrait de
l’envie de saisir la réalité extérieure ou l’envie d’agir sur elle. En un mot, le corps ne
veut plus la « complexité», ni le « luxe» ni les «détails». Et ce retrait de la vie instinctive
ou cette séparation entre la vie cérébrale et la vie instinctive suscite l’affaiblissement
des gestes intérieurs ou psychiques. Ainsi, dans l’exemple des «membres du confessé»
que nous avons déjà cité, en comparant la capacité de la mémoire et de la
récapitulation à la poigne, Michaux suggère qu’il y a une corrélation étroite entre les
activités intellectuelles et la force (ou la tension) des muscles psychiques62. Et dans le
chapitre «Incontinence» du même essai, en réduisant cette fois-ci l’écriture
automatique de Breton à un phénomène physiologique («l’incontinence», «le
relâchement d’un sphincter»), Michaux la taxe de superficielle, car, selon lui,
«l’incontinence» de Breton n’est que «graphique». Autrement dit, la dissolution ne
touche que les fonctions les plus pointues63.
De toute façon, il semble certain que Michaux donne plus de valeurs au corps
qu’Epstein. Chez Michaux, le corps joue un rôle principal même dans les activités
intellectuelles des hommes modernes. Lié à la fois à la vie cérébrale et à la vie
instinctive, il soutient ce qu’il appelle les intelligences verbale et graphique (bien qu’il
considère également que ces liens sont habituels donc modifiables). Et la vraie fatigue,
à savoir la vraie dissolution, exerce une influence grave sur l’articulation ou
l’intégration de tous ces niveaux de la vie mentale. La vie instinctive ne peut plus
soutenir suffisamment la vie cérébrale et les fonctions plus ou moins inférieures
jusque-là inhibées commencent à agir indépendamment, parce qu’elles sont mieux
organisées et plus étroitement liées aux instincts. De là, l’insistance de Michaux sur
«l’incontinence de gestes» («Donner un coup de pied aux fesses d'un homme courbé»64).
Bien entendu, cela ne revient pas à dire que comme les surréalistes, Michaux
O.C.I, p. 58-59. Dans «Qui je fus» aussi, Michaux écrit que «[l]’intelligence est dans la
préhension» (O.C.I, p. 74).
63«Breton fait de l’incontinence graphique. Il a vu le nez de l’automatisme ; il y a encore
derrière tout un corps» (O.C.I, p. 60). Notons en passant qu’ici, en opposant l'automatisme «de
gestes» à l'automatisme «graphique» de Breton, Michaux évoque implicitement l’oppositon qu’il
a faite dans «Chronique de l’aiguilleur» entre «l’intelligence mimique» et «l’intelligence
62
graphique».
64 O.C.I, p. 60.
78
idéalise les activations automatiques des fonctions jusque-là réprimées. Pour lui,
explorer les profondeurs du corps psychique est une chose et écrire une œuvre en est
une autre. Du moins, des réflexions mûres doivent suivre les plongées profondes dans
la vie intérieure. Sur ce point aussi, son opinion ne va pas forcément à l’encontre de
celle d’Epstein qui, tout en admettant la coexistence du côté primitif et du côté
hautement cérébral dans la littérature moderne65, s’efforce de faire ressortir plutôt «le
plan uniquement intellectuel» de celle-ci66. Que la poésie doive être extrêmement
abstraite, donc essentiellement cérébrale, c’est ce que Michaux admet lui aussi dans
une lettre adressée à Closson67. Il est presque indiscutable aussi que, malgré leur
apparence désinvolte ou spontanée, toutes les œuvres de Michaux, même les
premières, sont les produits de longues réflexions, mûres et condensées68.
Cela dit, il est tout de même certain qu’à travers les signifiants qui
représentent le corporel, les textes de Michaux ne cessent de nous poser des
questions : quel corps est au-dessous de cette idée ou de cette activité intellectuelle,
qui vit là-dessous 69? Autrement dit, la question du corps chez Michaux comporte dès
Par exemple, Epstein parle lui aussi de la tendance simpliste des écrivains modernes en tant
que réaction contre l'excès de la complexité et surtout en tant qu’hygiène moderne ( «Le
Phénomène littéraire» dans L'Esprit Nouveau, nos. 11-12, novembre 1921, p. 1219-1220). De
la même façon, il n’oublie pas de mentionner «l'impulsivité et une belle spontanéité» qui
caractérisent la littérature moderne (ibid., p. 1432). Mais, il est aussi vrai que malgré sa
perspicacité, Epstein ne voit pas dans ces phénomènes l’enjeu de la littérature contemporaine.
En fin de compte, ils demeurent pour lui un phénomène secondaire et résume l’essence de
celle-ci en deux mots : «aristocratie névropathique» (Voir Jean Epstein, La Poésie d'aujourd'hui.
Un nouvel état d'intelligence, Édition de la Sirène, 1921, p. 57-58).
66 Selon lui, par exemple, l'abandon ou la négligence de la pensée logique qu'on voit souvent
dans leurs œuvres ne sont qu'extérieurs. Au-dessous de leur illogisme se trouve le mouvement
des pensées qui s'agitent plus rapidement, plus librement et d’une façon plus dynamique
qu'autrefois. Leur absence de grammaire n'est pas autre chose que la surabondance de
grammaire ; c'est au tour du lecteur de trouver cette grammaire latente. D'autre part, le
caractère fragmentaire, elliptique et fluctuant de leurs œuvres n'est que le reflet de leur fidélité
à la vie intérieure. Pour dicter les pensées accélérées, morcelées et multipliées, les écrivains
modernes osent détruire les syntaxes ordinaires et les vers traditionnels. Voir Jean Epstein, op.
cit., p. 95-106.
67 Henri Michaux, A la minute que j’éclate, p. 59 : «Maintenant j’écris des poèmes, des poèmes
abstraits / un poème doit être complètement abstrait.»
68 Michaux parle de ses énormes efforts pour aboutir à peu de pages, partout dans ses lettres à
Hellens. Voir Sitôt lus , par exemple, p. 48, 54 et 66.
69 «Lorsqu’une idée du dehors t’atteint, quelle que soit sa naissante réputation, demande-toi :
quel est le corps qui est là-dessous, qui a vécu là-dessous?» (O.C.III, p. 1083). Comme nous le
65
79
le début la remise en cause radicale du sujet pensant. La question de la fatigue lui
révèle la pluralité originelle de l’être. Par contre, chez Epstein, on ne peut jamais
trouver une remise en cause aussi radicale du sujet ou du cogito.
Or, la question du corps chez Michaux qui comporte une telle problématique
épistémologique nous ramène à la question du rapport entre la pensée et la parole. Et
sur ce point aussi, la méfiance profonde envers les mots chez Michaux l’éloigne
d’Epstein ainsi que d’autres écrivains contemporains, car de même que pour lui, le
cogito n’est pas le vrai sujet de la pensée, les pensées verbalisées, surtout écrites, sont
loin d’être fidèles aux pensées originelles. Non seulement la pensée consciente ne
représente qu’une petite partie des pensées, mais essentiellement, les paroles ne
peuvent les traduire sans les dénaturer fatalement. C’est un des principaux sujets des
Rêves et la Jambe. L’homme ne peut raconter son rêve qu’après l’avoir privé de son
essentiel70. Les vraies pensées échappent toujours au langage verbal. Elles sont trop
minuscules et trop mouvementées pour que les mots ordinaires, grands
généralisateurs et grands ralentisseurs, les attrapent 71 . Autrement dit, Michaux
suppose une infinité de micro-pensées, moléculaires et rapides, au-dessous de la
pensée consciente, plus ou moins molaire72(ou représentable). Ainsi, dans «Les Idées
verrons dans la deuxième partie, Michaux quitte graduellement la psychophysiologie à la
manière de Ribot. Mais cela n’empêche que les conditions physiologiques demeurent
primordiales chez lui. Comme le montrent ses essais dans Passages tels qu’«Enfant» et le
quatrième fragment d’«Idées de traverse» (qui concerne «la cardiomancie»), les conditions
physiologiques resteront pour lui la marque de l’individualité. En d'autres termes, le point de
vue psychophysiologique sert à Michaux à garantir le singulier dans l'individu contre toute
généralisation. Dans le quatrième fragment d’«Idées de traverse», il écrit : « Cœur sans frappe
véritable, pas fait pour des actes, pas fait pour le travail en pointe et, dans son bruit de pompe,
par moments une sorte d'hésitation, de retournement sourd et secret : le mauvais signe. Moi,
lié à ça pour toujours ! Vous auriez, à l'esprit le plus brillant, donné ce damné moteur, que
serait-il devenu? / Toute étude de psychologie et d'auto-analyse devrait commencer par là[...]»
(O.C.II, p. 284-285).
70 «Le rêve est muet. / Celui qui a rêvé se raconte après son rêve. / Réveillé, homme total, il
costume la jambe en homme» (O.C.I, p. 24).
71 «Le rêve cesse devant l’émotion, au moment où “ça” va enfin arriver au “ha” d’horreur, de
souffrance ou de volupté. / Le réveil, l’émotion, d’abord fragmentaires, tendent à se généraliser»
(O.C.I, p. 20).
72 Nous empruntons les notions de moléculaire et molaire à Deleuze = Guattari. En ce qui
concerne la distinction de ces deux états, voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe,
Les éditions de Minuit, 1972, p. 215-217.
80
philosophiques de Qui-je-fus», il écrit :
«La parole, si vite qu'elle soit, n'est pas à la vitesse de la pensée. C'est un
express poursuivant une dépêche.
«La littérature est un gosse qui, poursuivant un papillon invisible d'une
tierce personne, voudrait par ses propres zig-zag, représenter le parcours du
papillon.»73
Cette idée tenace de Michaux sur le décalage foncier entre la pensée et la parole lui
fait contester autrement l’authenticité de l’écriture automatique de Breton. Alors que
Breton prétend avoir dicté la pensée inconsciente elle-même au moyen de son écriture
automatique, Michaux ne trouve dans Poisson soluble qu’une connivence entre
l’auteur et son crayon ou entre lui et sa pensée préalablement modérée. En tout cas, de
la part de Michaux, Breton estompe la vitesse originelle de la pensée, sa modulation
flexible et son allure incalculable du papillon. Ainsi il blâme cette fois les doigts de
Breton à cause de leur lenteur :
[...] l’autre cause de monotonie dans Poisson soluble est celle-ci ; la vitesse de
pensée est constante et la pensée va au pas. Elle ne court pas [...].
La faute en est en partie aux doigts de Breton, à son rôle accompagnateur.
Ses doigts ne pourraient suivre. Dans une peur, une émotion tragique, une
noyade, on aperçoit sa vie et son avenir, deux mille images en deux secondes.
Mais le moyen, en deux secondes, d'en écrire deux mille ?»74
Et comme l’indique Jean-Claude Mathieu 75 , dans un fragment d’«Énigmes» 76 ,
Michaux souligne encore une fois le décalage entre la pensée et la parole en faisant
allusion à l’écriture automatique de Breton et sans doute, à ses anciens essais de
73
74
75
76
O.C.I, p. 78.
O.C.I, p. 59.
Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 359-360.
Ce texte est publié dans le mêmé numéro du Disque Vert que «Surréalisme».
81
l’«introréalisme» :
«J’étais une parole qui tentait d’avancer à la vitesse de la pensée. / Les
camarades de la pensée assistaient. / Pas une ne voulut sur moi tenir le
moindre pari, et elles étaient bien là six cent mille qui me regardaient en
riant.»77
Ainsi, le corps chez Michaux se fait un lieu où passent une infinité de pensées
moléculaires et insaisissables. Il constitue l’ignorance absolue de l’être humain et
relativise tous ses savoirs et toutes ses sciences78. Vis-à-vis de ce vaste domaine
inconnu, même l’introréalisme serait loin d’être suffisant, qu’il s’agisse de l’écriture
automatique de Breton ou de Mélusine d’Hellens79.
Pourtant, ce qui est intéressant, c’est que ce scepticisme absolu de Michaux
l’incite non pas au renoncement total à la langue, mais plutôt à l’invention d’une
nouvelle langue poétique. Et la simplicité serait une marque importante de cette
nouvelle écriture bien qu’elle ne soit jamais simple chez Michaux.
Remarquons d’abord qu’à la différence d’Epstein, Michaux donne des valeurs
variées au simple. Pour le premier Michaux, qui a été nourri à la fois d’inspiration
jacksoniste et d’inspiration anti-évolutionniste, le retour au simple ne signifie pas
forcément la régression totale. Tout au contraire, la simplicité ou le développement du
goût au simple est la marque importante de la modernité80, parce qu’une évolution
77
O.C.I, p. 82.
Michaux développe davantage ses réflexions sur l’ignorance foncière de l’homme dans la
«Postface» de Plume, en synthétisant l’activité mentale de tous les niveaux : «D’ailleurs,
QU’EN SAIT-IL (= un auteur) DE SA PENSEE ? Il en est bien mal informé. [...] / Les
composantes de sa pensée, il ne les connaît pas ; à peine parfois les premières ; mais les
deuxièmes ? les troisièmes ? les dixièmes ? [...] / Ses intentions, ses passions, sa libido
dominandi, sa mythomanie, sa nevrosité, [...], ses complexes, et toute sa vie harmonisée sans
qu’il sache, aux organes, aux glandes, à la vie cachée de son corps, à ses déficiences physiques,
tout lui est inconnu./ [...] / Toute science crée une nouvelle ignorance. / Tout conscient, un
nouvel inconscient.[...]» (O.C.I, p. 664-665).
79 O.C.I, p. 61.
80 Appliquant ce principe, Michaux appréciera d’une manière paradoxale la modernité de la
culture traditionnelle japonaise dans Un barbare en Asie (bien qu’il ne trouve pas la simplicité
chez les Japonais contemporains). Voir O.C.I, p. 393.
78
82
aboutit inévitablement à sa dissolution et la dissolution suscite la vivification du
simple et du primitif. La civilisation qui ne connaît ni la fatigue nerveuse ni la
simplicité n’est pas encore une civilisation assez moderne. Et son inclination à la
simplicité est si forte qu’il va jusqu’à jeter sans remords les originalités locales bornées
par les régions et les époques81. Pour être moderne, il faut être au moins à la fois
hautement cérébral et primitif. Ainsi, il écrit dans «Chronique de l’aiguilleur» : «“LA
MAISON C'EST QUATRE MURS, UNE FENÊTRE, UNE PORTE, ET DU RESTE
JE M'EN FOUS.”» / Hygiène excellente !» 82
Et dans le compte-rendu sur
Bass-Bassina-Boulou, en taxant les hommes modernes d’être « trop spécialisés, trop
évolués»83, il rêve de voir plutôt «des barbares, la simplicité des “éloignés de toute
civilisation, qui ont assez de 400 mots pour s’expliquer»84. D’autre part, le retour au
simple touche une autre aspiration profonde du jeune Michaux : la résolution de
l’incommunicabilité parmi les hommes modernes. Non seulement ce retour libère les
hommes de la complexité ennuyeuse, mais il lui permet de regagner une
communication originelle, perdue par la spécialisation85. Il s’agit d’un rêve du premier
Michaux : plus on est simple, plus on est universel ; moins on est spécialisé, plus on
communique. Ainsi, il écrit : «Le cubisme, en peinture et sculpture, naît du même
besoin actuel d’universalité et de simplicité que l’Espéranto.»86 On trouvera dans
«Notre frère Charlie» la même logique et la même association du primitif, de l'infantile
et de l'universel87. Et 16 ans après, dans les dessins de l'enfant, il retrouvera ce qu'il a
vu dans les peintures cubistes, à savoir, une espèce de «langue idéographique, la seule
langue [...] vraiment universelle»
81
82
83
84
O.C.I, p. 12.
O.C.I, p. 12.
Ibid., p. 16.
Ibid., p. 16.
Au début des Rêves et la Jambe, par exemple, il écrit : «La spécialisation détruisit la Tour de
Babel, chacun parlait une langue spéciale. / C'est notre époque./ Chimistes, financiers, marins,
industriels, chanoines, critiques d'art, philosophes, ont chacun leur argot. / Charabia ! / Il n’y a
plus que les va-nu-peids pour se faire entendre de tout le monde» (O.C.I, p. 18).
86 Ibid., p. 12.
87 «Charlie est unanimiste parfait. Il est goûté de la Terre, des cinq continents. / Pour les
enfants, après Papa, c'est le meilleur ami. / Charlie, pour tous, tu est notre frère. / Charlie
simple, primitif. / Un chapeau melon et une badine, et voilà Charlie. / Il porte veston et cravate.
En plus son pantalon troué, où il met aussi son chien» (O.C.I, p. 44).
85
83
«Quatre menus fils, un trait qui ailleurs sera jambe ou bras ou mât de
navire, ovale qui est bouche comme œil [...].»88
Ce qui est primitif est universel et le dessin d'un enfant [= Louis XIII] «semblable à
celui que fait le fils d'un cannibale néocalédonien» est non moins universel parce qu'il a
«l'âge de l'humanité, [...] au moins deux cent cinquante mille ans». Mais élevé et
spécialisé, devenu «roi de France», cet enfant perd son universalité89.
Cela dit, pourquoi la simplicité chez Michaux n’a-t-elle pas des valeurs
éthiques ou spirituelles ? Sa propension à la simplicité trahit dès le début son
aspiration au «rien» ou au «minimum» et sa haine contre la complexité se mêle
également à son aversion contre le luxe et la possession90. Plus on évolue, plus on
possède. Plus on possède, plus on perd l’essentiel. Sa critique contre la possession est si
radicale qu’elle se porte non seulement sur la richesse matérielle mais sur la langue
même, parce que pour lui, la langue en elle-même est déjà un luxe91. Or, nous avons
constaté précédemment l’attention très aiguë de Michaux au décalage foncier entre la
pensée originelle et les paroles. En somme, pour lui, la langue ne cesse de trahir
quelque chose. Ici non plus, ces réflexions ne l’amènent pas forcément à la négation de
la langue, certes. Au contraire, il cherchera plutôt à inventer une nouvelle écriture en
exploitant cette nature essentiellement traîtresse de la langue. Pour lui, l’essence
d’écriture consiste à transformer, à rendre autre chose92.
88
89
O.C.II, p. 302.
Ibid., p. 302-303. Dans «Tahavi», on peut constater la même paradoxe de Michaux : «A dix
ans, il avait soixante ans. Ses parents lui parurent des enfants. A cinq ans, il se perdait dans la
nuit des temps» (ibid., p. 196).
90 «Le XXe Siècle-Art est blasé de la complexité, du luxe, des détails [...]./Le XXe siècle-Art
entre à la trappe, veut manger des racines, s'enfoncer dans le désert» (O.C.I, p. 12)
91 «La parole [...] est déjà de l'excès, du luxe, de la superstructure [...]» (O.C.I,p. 698.) : «Des
mots, c'est autre chose. Même les moins évoluées des tribus en ont des milliers, avec des
liaisons complexes, des cas nombreux demandant un maniement savant./ Pas de langue
vraiment pauvre. Avec l'écriture en plus, c'est pire. Encombrée par l'abondance, le luxe, le
nombre de flexions, de variations, de nuances, si l'on la fait “brute”, si on la parle brute, c'est
malgré elle» (O.C.III, p. 550).
92 «Sincère ? J’écris afin que ce qui était vrai ne soit plus vrai. Prison montrée n’est plus une
prison» (O.C.II, p. 347). Dans Ecuador, Michaux ose se définir comme traître : «C’est ma clef :
84
Cependant, il semble certain que sa critique contre la langue (unie d’ailleurs à
sa haine contre le compliqué et le luxe) oriente définitivement sa poétique. Il ne
souhaitera jamais devenir propriétaire d’un grand nombre de mots93 . Loin de là,
comme nous le verrons plus tard, il va jusqu’à tenter de dépouiller les mots, de les
déraciner et de les décharner, car, pour lui, les mots sont trop charnus et
trop
grégaires et des racines souterraines les lient les uns aux autres d’une manière
multiple. Il faut donc rendre les mots maigres, sans famille et vraiment incorporels
jusqu’à ce qu’ils se transmuent enfin en quelque chose d’autrement essentiel. Sa
poétique de la simplicité impose aux mots une telle ascèse. Il faut fouetter et concasser
les mots, plutôt que défaire la syntaxe. Mais pour cela, le poète devrait imposer à
lui-même la même ascèse.
C’est pourquoi il ne voudrait pas participer à l’aristocratie nerveuse94 des
autres écrivains contemporains. Du moins, ce à quoi Michaux vise, ce n’est pas la
dictée ou la représentation colorée du «panorama dans la tête», car même s’il est brisé
en mille morceaux, ses fragments gardent toujours abondamment les traces des liens
avec la réalité95 . En d’autres termes, leurs mots restent encore assez gros, assez
voluptueux, assez communautaires. Par contre, ce que Michaux souhaite, ce serait
sans doute l’invention d’une nouvelle langue étrangère, des mots d’un vrai exilé,
dépouillés de nationalité et d’identité, mais capables de toucher aux vérités humaines
universelles qui sont souvent même inhumaines même96.
En tout cas, il faut mettre les mots à dure épreuve et les transmuer. Seul ce
traître. Vous l’avez maintenant» (O.C.I, p. 184). Voir aussi Jean-Pierre Martin, Henri Michaux,
écriture de soi, expatriations, p. 306-307.
93 O.C.II, p. 290.
Epstein résume la nouvelle tendance de la littérature moderne en empruntant l’ expression
qu’est «aristocratie névropathique» à Babinski (Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui, p. 58).
Nous préférons utiliser une expression plus générale en tenant compte de ce qu’Epstein veut
entendre par cette expression.
95 D’ailleurs, leur introréalisme a souvent un autre défaut. Il est souvent statique ou
anémique.Par contre, chez Michaux, le simple s’allie au gestuel, aux actions. En d’autres
termes, son insistance sur le simple est liée aussi à sa prédilection pour le mouvant, pour le
mouvement, et à sa haine contre l’inertie ou le statique.
96 Dans «Recherche dans la poésie contemporaine», conférence faite en 1936, Michaux dit : «En
France, Fargue et Michaux forgent des mots directes et évocateurs, intuitifs, sans souvenirs
étymologiques» (O.C.I, p. 976).
94
85
qui subsiste servira à constituer sa poétique de la simplicité. Le simple est dans ce
cas-là synonyme de solide, de noyau ou d’essentiel. Les plus simples mais les plus
solides seuls survivront. C’est pourquoi la simplicité chez Michaux n’est pas facile. Elle
est quelque chose qu’on peut atteindre au bout de longues batailles.
«Lettre de Belgique» ou la crise du corps
Nous avons examiné, dans cette première partie, des aspects variés des
réflexions sur le corporel chez le premier Michaux. Les questions de corps constituent
une préoccupation primordiale chez lui. Comme s’il répondait à l’appel de Nietzsche97,
il commence toujours par le corps et en révélant le vrai sujet des pensées et de
l’expérience du monde, il remet en cause l’illusion de l’unité et de l’identité du Moi
ainsi que la suprématie de la raison. Cependant, comme nous le verrons dans la
deuxième partie, la position du jeune écrivain évolue graduellement. En un mot, il
quitte la psychophysiologie à la manière de Ribot et commence à s’occuper des
spécificités de l’ordre psychologique indépendant de l’ordre physiologique. Avant de
terminer notre première partie, examinons préalablement cette Crise du corps qui est
survenue dans les pensées du jeune écrivain.
Dans «Lettre de Belgique», texte publié à la fin de 1924, Michaux développe
davantage sa poétique de la simplicité. Ici, en analysant les tendances des écrivains
contemporains belges, il précise que leur meilleure particularité, donc leur possibilité
la plus grande réside en leur simplicité qui est d’ailleurs, selon lui, un caractère
national des Belges. Il va jusqu’à inventer une expression «virtuoses de la simplicité»98
et donne cette appellation à de meilleurs écrivains belges tels que Franz Hellens et
André Baillon.
Quant à lui-même, Michaux se réserve de s’allier entièrement à eux,
97
98
Voir notre note 1 du chapitre 2.
O.C.I, p. 52.
86
semble-t-il. D’une part, il admet ipso facto qu’il partage la même propension avec ses
compatriotes et qu’il est lié ainsi à son pays malgré lui99. Mais d’autre part, la portée
de sa poétique de la simplicité est plus longue : inventant une écriture minimaliste, il
cherche à descendre jusqu’aux tréfonds de l’humanité où il n’est plus question de la
nationalité et à saisir le minimum essentiel de tous les hommes. Ainsi, en se
définissant comme «essayiste»100, Michaux rêve plutôt à une écriture minimaliste qui
correspond à la vérité minimum mais universelle de l’être humain :
A tort, comme poète, on a parfois jugé Henry Michaux. De celà [sic] sont
cause ses Fables des origines, fables en huit lignes. S’il avait pu les écrire en
6 mots, il n’eût pas manqué de le faire. Poésie, s’il y a, c’est le minimum qui
subsiste dans tout exposé humainement vrai. Il est essayiste. De lui encore,
Le Rêve et la Jambe [sic], essai philosophique, style abrupt, elliptique
comme son titre. 101
Toutefois, ce qui est plus remarquable dans ce texte, c’est qu’il montre ici une
modification significative des pensées de Michaux sur le corps, notamment le retrait
du physiologique chez elles. En effet, il commence curieusement cet article en
évoquant les traits physiques des Belges qui se fondent, selon lui, avec leur caractère
national : en invoquant les clichés superficiels sur la vie belge, loin de les contredire, il
souligne la sensibilité très aiguë des Belges pour l’activité des organes :
«Les étrangers se représentent communément le Belge à table
cependant qu’il boit, qu’il mange. […] / L’exaltation, d’où qu’elle vienne […],
si elle se fait belge, devient sanguine, sensuelle. / «Truculent – ripaille –
goinfrerie – ventre – mangeaille» - dix contre un je tiens que ces mots isolés,
A la fin d’Ecuador, il reviendra encore une fois à la question du lien caché entre lui et sa
patrie. Voir O.C.I, p. 232.
100 Dans ses études importantes, Jérôme Roger analyse et développe la portée de la conception
de «l’essai» chez Michaux : voir surtout sa monographie, Henri Michaux, Poésie pour savoir,
Presse Universitaire de Lyon, 2000.
101 O.C.I, p. 54.
99
87
sitôt dits, vous font songer aux Belges. / Le travail du ventre, des glandes, de
la salive, des vaisseaux de sang, paraît chez eux demeurer conscient, une
jouissance consciente.»102
Son analyse masochiste de ses compatriotes continue. Après avoir réduit le caractère
traditionnel de l’art belge à ces traits psychophysiologiques exagérés, il se demande :
«Notre époque, quels tempéraments de cette sorte a-t-elle en avant?» La réponse lui
paraît claire : aucun. Il écrit : «Notre époque de sang-froid paraît gêner cette sorte
d’expression […].»103 De là, le reste du texte qui se consacre à un autre caractère belge
plus prometteur, à savoir la simplicité dans leur style artistique dont nous avons parlé
plus haut.
Cependant, malgré la superficialité apparente de cette observation, (d’ailleurs,
celle du même genre que Michaux montre malheureusement dans «Un barbare au
Japon») ce texte a une grande importance, quand on pense au développement de ses
pensées sur le corps. D’une part, Michaux reconnaît l’importance du rôle du
physiologique dans la formation du caractère national ; en parlant des caractéristiques
physiques et mentales des Belges, il suggère que le physiologique et le psychologique
se correspondent. Sur ce point, il est toujours adepte de la psychophysiologie (sinon,
pourquoi commencer par la vie viscérale belge pour présenter la modernité de la
littérature belge ?). D’ailleurs, comme c’est le cas pour la simplicité belge, il avoue qu’il
est lui-même sensible au « travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux
de sang». Mais d’autre part, les relations entre le physiologique et le psychologique ne
sont plus aussi directes qu’avant. Certes, l’activité intellectuelle se bâtit sur les
conditions physiologiques, mais d’une manière plus libre et plus souple.
Éventuellement, on pourrait produire un résultat tout à fait contraire à ce qu’elles
promettaient, en se cabrant 104 contre leurs tendances foncières ou héréditaires.
Michaux en donne un bon exemple : le cas d’André Baillon, un des virtuoses de la
simplicité ; celui-ci sait transmuer le «sang-chaud» en <écriture du sang-froid» avec
102
103
104
O.C.I, p. 51.
Ibid., p. 52.
Ibid., p. 662.
88
un «style bien moderne» :
L’inspiration, le sujet naît du sang-chaud, de la chair, dont j’ai parlé au
début. Mais l’écriture est de sang-froid. Cela est saisissant, net, incisif,
rapide, de style bien moderne.105
Remarquons une leçon importante sur le destin du corporel et la modernité de
l’écriture que comporte cette petite remarque106. Comme nous l’avons écrit, pour le
jeune Michaux, la vie moderne est liée étroitement à l’inclination au simple. Mais à la
différence de ce qu’il essayait de faire croire dans ses premiers textes, ce n’est plus la
simplicité des membres ni celle de la vie viscérale qui s’imposent. Cette époque de
«sang-froid» ne les réclame plus. Ce dont on a envie, ce à quoi on est sensible, c’est une
simplicité froide. Dans la vie devenue uniquement cérébrale, on a besoin d’une hygiène
plus cool. Pour l’esprit des hommes modernes qui s’écartent de plus en plus du corporel,
le «travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang», tout est trop
chaud. Il n’est plus convenable à cette époque extrêmement intellectuelle où une
«aristocratie névropathique»107 domine. En d’autres termes, en parlant de la crise
d’une tradition artistique de son pays natal, il parle de sa propre crise et suggère une
volte-face de son écriture exigée par l’époque. Il faut inventer coûte que coûte une
«écriture de sang-froid», dans laquelle le corps, tel quel, ne pourrait plus être mis en
avant sur la scène.
Mais, on peut se demander tout de même : refoulée et devenue inconsciente,
notre vie viscérale ne ressuscite-t-elle pas, se rendant froide, indifférente et
anaffective ? Ne se venge-t-elle pas à son tour, d’une façon ou d’une autre, de son
aliénation si fortement imposée ? Remarquons que soulignant la chaleur du corps et
la froideur de l’époque, Michaux présente ici une variante de ses Rêves et la Jambe.
105
O.C.I, p. 53.
En ce qui concerne la correspondance entre ce changement de position de Michaux et le
nouveau mouvement psychologique, nous l’examinerons dans la prochaine partie.
107 Voir notre note 94 de ce chapitre.
106
89
Selon lui, le rêve, cette «froideur»108, tant appréciée par les hommes modernes, n’est en
fait que le reflet ou la résurrection de leur vie corporelle sacrifiée. Et Franz Hellens,
n’a-t-il pas réussi à exprimer cette simplicité froide du rêve en inventant le style du
morceau d’homme ? De toute façon, il est certain que Michaux devine bien le destin du
«sang-chaud» dans la vie moderne ; ce qui est chaud n’est pas viable à moins qu’il ne se
refroidisse ou qu’il ne se rende indifférent et insensible. En un mot, le corps ne peut
survivre dans l’art moderne sans être castré.
Or, il nous semble qu’à partir de cette observation sur le destin du corporel,
Michaux a développé au moins deux stratégies différentes. L’une est l’invention de ce
qu’on appelle l’espéranto lyrique. Il ne serait pas difficile de comprendre que celui-ci
comporte les efforts de Michaux pour regagner la corporéité perdue dans l’écriture109.
Au lieu de susciter la froideur, Michaux atomise les mots à l’extrême, les agglutine et
cherche à amplifier des bruits que fait «le travail du ventre, des glandes, de la salive,
des vaisseaux de sang». Mais il y en a au moins une autre qui dure plus longtemps et
qui constitue une grande partie de ses œuvres poétiques en prose. C’est ce qu’on
pourrait appeler une poétique de froideur. Voyons, par exemple, le sixième fragment de
«La Nuit remue», connu pour sa tendance sadique, qui est, pourtant, susceptible de
trahir un désir plus moderne :
«Hier encore, j’arrachai un bras à un agent [...]. / Mes draps jamais pour
ainsi dire ne sont blancs. Heureusement que le sang sèche vite. Comment
dormirais-je sinon ? / Mes bras égarés plongent de tous côtés dans des
ventres, dans des poitrines ; dans les organes qu’on dit secrets (secrets pour
quelques-uns !). / […] Je ne sais pas toujours quoi, un morceau de foie, des
pièces de poumons, je confonds tout, pourvu que ce soit chaud, humide et
plein de sang.[…] / Priez pour lui, il enrage pour vous.»110
Cet exemple suggère au moins que dans les textes ultérieurs de Michaux, le corps, loin
108
109
110
O.C.I, p. 20.
Nous reviendrons plus tard à la question de cet espéranto lyrique.
O.C.I, p. 421-422, je souligne.
90
de disparaître totalement, revient muni de froideur littéralement.
Mais ne nous hâtons pas trop. Avant d’atteindre cette étape, il en reste encore
quelques-unes que nous devons parcourir. Dans la deuxième partie, en nous occupant
principalement des textes publiés depuis «Les Idées philosophiques de Qui je fus»,
nous suivrons davantage le développement des pensées sur le corporel et l’incorporel
chez le jeune écrivain.
91
II
LE SUBCONSCIENT ET LE FRAGMENTAIRE
92
4
Du corporel à l’incorporel
Nous avons examiné jusqu’ici principalement les pensées sur le corporel chez le
premier Michaux. En effet, malgré leur étonnante diversité, la plupart des textes de
Michaux publiés de 1922 à 1925 montrent une préoccupation obsédante sur le rôle du
corporel dans l’acitivité intellectuelle. D’une part, en parsemant ses premiers textes
d’images dynamiques du corps qui a sans cesse un dialogue vif avec le monde et les
choses, le jeune écrivain essaie de situer le corps à la base de l’expérience humaine et de
l’intelligence. De l’autre, en soulignant la structure hiérarchique de l’organisme et celle
de la personnalité, il tente de fissurer l’illusion de l’unité du Moi et de saper l’empire de la
Raison.
Cependant, après la publication de Fables des origines, un nouveau mouvement
commence. C’est la séparation du physiologique et du psychologique et la mise en valeur
du dernier. En s’écartant de son ancienne tendance, Michaux touche de plus en plus aux
questions des instances supérieures, à leurs particularités et à leurs drames. Bien
entendu, une telle perspective serait inexacte et de toute façon arbitraire : même dans les
textes publiés après 1924, l’attachement de Michaux au corporel subsiste toujours ; au
contraire, dans «Cas de folie circulaire», son attention au psychique irréductible au
physique existe déjà. Cependant, si l’on prend en compte seulement les textes rassemblés
dans Qui je fus, cette nouvelle tendance se manifeste davantage. Dans le texte liminaire
de ce recueil1, Michaux fait entrer en scène d’abord «Qui-je-fus matérialiste» qui essaie
d’expliquer l’évolution humaine uniquement par la spécificité des conditions physiques
Ce texte qui était intitulé au début «Les Idées philosophiques des Qui-je-fus» fut publié dans Le
Disque Vert, no.3, décembre 1923 et repris sous le nouveau titre («Qui je fus») dans le recueil qui
porte ce nom en 1927.
1
93
de l’homme. Mais dès que ce premier Qui-je-fus termine son discours, le sujet-parlant
(«je») déclare que cette manière de penser, qui fait songer au monisme de Haeckel, est
déjà périmée et le deuxième Qui-je-fus spiritualiste remplace ce premier2. Certes, on le
sait, le sujet-parlant chasse aussi ce deuxième Qui-je-fus tout de suite après son discours.
Mais, on constatera que c’est en somme la position du deuxième Qui-je-fus que Michaux
a développé depuis lors, parce que dans les chapitres suivants, ce sont plutôt l’âme et
l’incorporel qui sont mis en avant, tandis que le corps physiologique se retire au fond de
la scène. Dans «Évasion», par exemple, Michaux écrit avec jubilation : «Vous savez
qu’on rayonne, qu’on se jette hors de soi de tous côtés.[…]; et loin de ses immobiles
fémurs et de son immobile cage thoracique […], on fait les plus longs voyages. C’est l’âme
qui s’en va, seule, vite.» 3 Ainsi, distinguant nettement le physiologique et le
psychologique, Michaux renonce à la thèse principale de la psychophysiologie, à savoir, la
continuité de ces deux ordres sur laquelle il insistait pourtant. En d’autres termes, dans
Qui je fus, les phénomènes des instances supérieures ne viennent plus forcément d’en
bas. Loin d’être des phénomènes surajoutés à l’activité physiologique, ils obtiennent une
autonomie relative vis-à-vis de celle-ci. Ou plutôt, les relations entre le physique et le
psychique y deviennent plus délicates : le psychique intervient dans le physique autant
que ce dernier influence le premier. Pour le psychique, le corps est maintenant à la fois
une base et une sorte d’habitation qu’il doit aménager et refaire pour y vivre.
D’autre part, avec ce passage au psychique, un autre changement se produit.
C’est l’entrée en scène de «je» en tant que personnage principal : au lieu de traiter les
questions générales, Michaux commence à parler de soi-même. Certes, depuis «Cas de
folie circulaire», en un sens, Michaux s’est toujours révélé dans ses textes. Mais dans Qui
je fus, le mouvement vers l’individualisation se manifeste clairement et désormais,
«l’écriture de soi» 4 occupera une place majeure dans ses œuvres. D’ailleurs, ce
mouvement vers l’individualisation s’unit étroitement à un autre changement non moins
important. En un mot, une nouvelle dimension cruciale s’ajoute à ses textes, à savoir, le
Temps ou le Temps humain en tant que devenir : ce n’est plus le temps physique, censé
2
3
4
O.C.I, p. 73-77.
O.C.I, p. 85.
Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écriture de soi, expatriation.
94
être commun et mesurable dont il s’agit dans Qui je fus. S’éloignant du temps ordinaire
ou objectif, le jeune écrivain commence à chercher le vrai Temps humain où l’homme,
déployant ses possibilités infinies, se crée lui-même sans cesse. Tantôt ses passés
toujours vivants affluent en foule à la pointe de son présent, tantôt il rêve d’un avenir où
se réalise enfin la transsubstantiation. En tout cas, l’évolution dans Qui je fus est
créatrice. C’est le temps plein de virtuel et marqué par son inachèvement perpétuel. A
travers son acte d’écrire, Michaux s’engage de plus en plus dans la création de sa vie.
Ainsi, avec la publication de Qui je fus, Michaux a certainement tourné la page.
Il se sépare définitivement de la psychophysiologie à la manière de Ribot, et commence à
explorer le domaine de l’incorporel uni à l’écriture. Bien entendu, cette nouvelle
volte-face n’a pas été faite subitement ni d’emblée. Loin de là. L’ensemble de ses textes à
cette époque montrent plutôt les tâtonnements du jeune écrivain. Dans son vaste et long
parcours, il y a dès le début des chemins perdus et des chemins (re)trouvés. Un chemin
qui a semblé une fois perdu trouvera son nouveau développement dans un endroit
inattendu. De la même façon, le physiologique une fois reculé du centre de la scène y
retournera sous un autre aspect et sous une autre forme. Mais, pourquoi cette nouvelle
propension au psychique n’est-elle pas un avatar de son ancienne inclination au spirituel
qui était manifeste dans son adolescence marquée par sa lecture des mystiques ? De
toute façon, l’oscillation est une stratégie essentielle de Michaux : la vérité ne peut surgir
que dans ce va-et-vient
éternel. Et loin d’être le signe de l’opportunisme, cette
oscillation perpétuelle lui permettra d’aller toujours plus loin dans son exploration
interminable.
Michaux et Janet
Il est pourtant à remarquer que cette oscillation chez Michaux correspond dans
une certaine mesure au changement épistémologique qui a eu lieu au début du XXe
siècle. Surtout, dans le domaine de la psychologie, comme nous l’avons écrit au début, un
nouveau courant de pensées a gagné du terrain. C’est le mouvement représenté, en gros,
95
par Bergson et Janet5 qui insistent sur la différence de qualité entre le physique et le
psychique. Et un autre mouvement, celui de la psychanalyse qui fait cas aussi, mais
autrement, de l’autonomie de l’ordre psychique s’y ajoute. De toute façon, dans les
années 20 6
où la théorie de Freud commence à se répandre en France, la
psychophysiologie à la manière de Ribot a presque achevé son rôle7.
Or, parmi ces psychologues contemporains au sens large, c’est la théorie de
Pierre Janet qui touche le plus à notre travail. Certes, à la différence des autres auteurs
philosophiques tels que Ribot, Epstein et Freud, il n’y a pas de référence directe à Janet
dans les textes de Michaux, ce qui soulève dès le début un problème intertextuel8.
D’ailleurs, en comparaison avec la théorie de Freud, la psychopathologie de Janet semble
manquer trop souvent d’intérêt littéraire. Essentiellement formaliste, Janet a fait peu de
cas du contenu des phénomènes inconscients. Au moins dans ses livres, il est rare qu’on
trouve une attention sérieuse à la polysémie ou à la surdétermination dans le langage et
le fantasme des malades. De la même façon, bien qu’il assimile le refoulement de Freud à
En ce qui concerne les influences mutuelles et fortes entre Bergson et Janet, voir Ellenberger op.
cit., p. 378-379. En écartant à la fois l’attitude métaphysique et l’attitude psychophysiologique,
5
Janet joue un rôle analogue à Bergson dans le domaine de la psychologie. De même que Bergson
a critiqué l’évolutionnisme spencérien et a cherché à le remplacer par la notion de l’évolution
créatrice, de même, Janet essaie de réorganiser la psychologie du point de vue de la créativité
propre à l’homme.
6 En effet, durant les années 1920, l’idée de la cénesthésie de Ribot était le centre d’une discussion
acharnée : Dans L’Évolution psychologique de la personnalité publiée en 1929, Janet critique
sévèrement cette notion de Ribot ainsi que sa méthode psychophysiologique, malgré son respect
pour celui-ci (voir Pierre Janet, L’Évolution psychologique de la presonnalité, Éditions A. Chahine,
1929, p. 21-41). Et Henri Ey témoignera plus tard que surtout après Janet, cette notion a
définitivement perdu sa valeur ancienne (Voir Henri Ey, La Conscience, Desclée de Brouwer, 1963,
p. 293-294).
7 Michaux suggère qu’il prenait conscience de ce changement épistémologique en écrivant dans
«Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud» : «L’esprit humain flue et reflue de l’unité à la
complexité ; [...] ; en science, de la synthèse à l’analyse, du matérialisme au spiritualisme. /
L’histoire est ce jeu de réactions. / Le XIXe siècle fut la synthèse. Il unifie. Il réduit la chimie à
l’atome, l’électricité à l’électron, la vie au protoplasme, la physiologie à la physico-chimie. / Il fut
matérialiste. / Freud est, dans le domaine de la philosophie, la réaction contre le XIXe siècle»
(O.C.I, p. 49).
8 Il conviendrait pourtant de noter que Michaux était probablement lecteur du Journal de
psychologie, revue fondée et dirigée par Pierre Janet et Georges Dumas. Il mentionne cette revue
dans une lettre à Hellens (Sitôt lus, p. 104) et on peut en trouver aussi une référence (bien que
fausse) dans «Braakadbar» (O.C.I, p. 254).
96
sa propre conception du «rétrécissement du champ de la conscience»9, il n’y a pas dans sa
théorie une analyse aussi avancée sur le mécanisme de défense du Moi. Quant au
transfert, certes, Janet attire souvent l’attention sur ce phénomène depuis
L’Automatisme psychologique. Mais, il s’arrête chaque fois au seuil de ce phénomène et il
n’a jamais atteint la vérité profonde que celui-ci recèle10. Ainsi, du point de vue littéraire
au moins, la partie entre Janet et Freud est certainement déjà jouée : chez Janet, il n’y
pas d’attention au décalage entre le manifeste et le latent ni aux rapports compliqués
entre la surface et la profondeur. En un mot, il comprend peu les rôles de la fiction ou de
la déformation qui sont, selon Michaux, l’essence même de la littérature11. Alors à quoi
sert-il de recourir à sa théorie qui est d’ailleurs presque oubliée aujourd’hui ?
Cependant, si nous tenons tout de même à sa théorie, c’est qu’elle cherche à
révéler, elle aussi, une foule d’existences à la fois incomplètes et entières qui habitent et
subsistent dans la vie mentale humaine. Ce qu’il appelle les «existences psychologiques
simultanées» 12 , ce ne sont pas autre chose que des «fragments détachés de la
personnalité […] dotés d’une vie et d’un développement autonome»13. D’ailleurs, selon
Janet, cet être fragmentaire a une relation étroite, d’un côté, avec un morceau du corps et
des sensations, de l’autre, avec un morceau du temps, c’est-à-dire, tel ou tel moment du
passé. Autrement dit, il est une conception plus évoluée et plus précise de la conscience
locale chez Ribot : il est à la fois psychique et somatique, à la fois le vivant et le revenant.
Il est pour ainsi dire un morceau d’homme indépendant de l’activité propre à l’organisme,
et un qui-je-fus muni de ses gestes et de ses sensations.
Ainsi, la théorie de Janet sur le subconscient (et celle sur la conscience aussi)
Voir Ellenberger, op. cit., p. 578-579.
Il est en effet étonnant que même dans L’Évolution psychologique de la personnalité publié en
1929, les études de Janet sur «la suggestibilité» et «l’électivité» chez les hystériques ne se
développent guère par rapport à celles de L’Automatisme psychologique, alors que, pendant ces
quarante ans, Freud a établi une théorie révolutionnaire et organisé ses techniques
psychanalytiques en approfondissant ces phénomènes. Voir L’Automatisme psychologique, par
exemple, p. 69-70, p. 136-137 et surtout p. 274-278 et L’Évolution psychologique de la
personnalité, p. 58-59. Voir aussi Ellenberger, op. cit., p. 432 et Elisabeth Roudinesco, Histoire
de la psychanalyse en France, tome 1, surtout p. 246-266.
11 Michaux écrit à la fin des Rêves et la Jambe : «[...] la fiction, la déformation seule intéresse
littérature» (O.C.I, p. 25).
12 Janet, L’Automatisme psychologique, p. 302-309.
13 Ellenberger, op. cit., p. 386.
9
10
97
nous sert de modèle explicatif pour examiner non seulement le passage des morceaux
d’homme aux qui-je-fus, mais également le développement ultérieur des personnages
marqués par leur incomplétude dans les textes de Michaux. Dans ce chapitre, nous
examinerons d’abord la théorie de Janet et dans le reste de cette partie, en comparant
celle-ci et les textes de Michaux, nous nous occuperons de montrer comment le jeune
écrivain allait développer ses personnages et atteindre une nouvelle écriture qu’on
pourrait appeler la poétique de l’incomplet14.
D’autre part, ce rapprochement entre Janet et Michaux nous permet également
d’examiner de plus près une autre préoccupation du jeune écrivain, à savoir, la fusion du
scientifique et du littéraire. Certes, sur ce point, la théorie de Janet ne serait pas
suffisante pour en couvrir tous les aspects. Mais cela n’empêche qu’elle nous présentera
un des meilleurs exemples sur ce sujet.
L’évolution créatrice et le subconscient
Comme nous l’avons déjà écrit, la nouveauté de Janet consiste d’abord à s’être
séparé définitivement de l’attitude psychophysiologique qui était dominante parmi les
psychologues de l’ancienne génération. Sur ce point, il est à la fois successeur de Ribot et
son antagoniste. D’un côté, il hérite de Ribot l’esprit de la psychologie expérimentale et
en le développant, il cherche à chasser de façon drastique les interprétations
métaphysiques et spirites des phénomènes psychologiques. Mais de l’autre, mettant
entre parenthèses l’influence des conditions physiologiques, il prouve l’existence des
maladies purement psychogènes et l’indépendance relative de l’ordre psychique vis-à-vis
des conditions physiologiques15.
Cependant, malgré cette divergence entre Ribot et Janet, un lien sous-jacent
Il va de soi que celle-ci correspond aussi à la poétique de la simplicité dont nous avons parlé.
Toutefois, cela ne signifie pas que Janet néglige l’importance des facteurs physiques dans les
phénomènes psychologiques. Loin de là, développant sa théorie dynamique basée sur la notion de
l’énergie psychique qui est couplée en fait à l’énergie physiologique, il attachera plus d’importance
que Freud aux conditions physiques des malades (de là, son insistance sur l’importance du rôle
que joue la fatigue dans les maladies mentales).
14
15
98
mais essentiel les rattache étroitement l’un à l’autre. C’est l’inspiration jacksoniste et
l’attention à la structure hiérarchique de l’esprit humain. Pour Janet, comme pour Ribot,
la conscience n’est en somme qu’un bloc ou qu’un agrégat qui comporte une foule de
consciences partielles antérieurement systématisées, mais plus stables que celle-là.
Certes, à la différence de Ribot, Janet attribue une fonction privilégiée à la
conscience : la faculté de synthétiser les éléments psychologiques de la manière à
s’adapter à la réalité16 : c’est elle qui permet à l’homme de vivre dans le temps en se
renouvelant lui-même sans cesse ; c’est elle qui constitue la réalité pour l’homme en
rattachant le passé et le présent d’une part et le subjectif et l’objectif de l’autre. Par
rapport à cette fonction à la fois ordinaire et merveilleuse, même les fonctions dites
intellectuelles restent au niveau inférieur17. Pour lui, les névroses sont des maladies de
l’évolution créatrice et sur ce point, sa théorie préfigure celle de Minkowski, en un
sens18.
Cependant, cela n’empêche que cette fonction suprême de la conscience est
toujours la plus fragile et disparaît le plus tôt. Ainsi, lors de la désagrégation mentale
qu’il appelle «le rétrécissement du champ de la conscience»19, le nombre d’éléments que
la personnalité principale peut régir diminue considérablement et parallèlement à cela,
se vivifient les activités des consciences partielles, isolées de la conscience principale et
devenues automatiques. Mais ce qui est plus remarquable, ce sont les natures que Janet
attribue à ces «formes inférieures de l’activité humaine»20. En soulignant plus que Ribot
Il nomme cette fonction la faculté de synthèse dans L’Automatisme psychologique et la fonction
du réel dans ses livres ultérieurs.
17 Dans Les Obsessions et la psychasthénie, par exemple, Janet classe le raisonnement abstrait et
la mémoire représentative au deuxième rang dans sa hiérarchie des fonctions psychiques,
c’est-à-dire au même rang que «la rêverie» et «l’imagination» (Les Obsessions et la psychasthénie,
p. 482-485).
18 En effet, dans La Schizophrénie publié en 1927, Minkowski admet qu’il y a des points
communs entre sa conception du «contact vital avec la réalité» et «la fonction du réel» chez Janet
d’une part et de l’autre, entre les cas de « schizophrénie» et ceux de «psychasthénie», maladie
mentale nommée et classée par Janet. Voir Eugène Minkowski, La Schizophrénie, Payot &
Rivages, «Petite Bibliothèque Payot», 2002, p. 107 et p. 149. Malgré la perplexité de Minkowski,
cela semble naturel, si l’on rappelle l’influence de Janet sur Bleuler d’une part et l’influence
mutuelle entre Janet et Bergson de l’autre.
19 Voir L’Automatisme psychologique p. 192-199. Malgré sa critique envers Spencer, il avoue qu’il
a emprunté cette notion à celui-ci.
20 Son premier livre monumental (L’Automatisme psychologique)a pour sous-titre : «Essai de
16
99
l’association des idées et des mouvements ainsi que celle des souvenirs et des
sensations21, Janet démontre l’existence des systèmes psychologiques latents où sont
étroitement associés des idées, des souvenirs, des images, des sensations et des
mouvements (virtuels ou actuels). Il s’ensuit qu’une sensation évoque automatiquement
des souvenirs qui s’y lient ou qu’une idée déclenche instantanément des mouvements s’il
n’y a pas d’autres idées qui l’inhibent. Ainsi pour Janet, le corps et l’esprit humains sont
occupés littéralement par plusieurs personnalités. Chaque personnalité secondaire garde
ses propres liens avec le corps, tout indépendamment des liens entre la personnalité
principale et le corps. D’ailleurs, à travers des expériences et des observations à la fois
nombreuses et minutieuses, Janet verifie que ces fragments de conscience ont une
variété de tailles et que depuis les tics et les obsessions jusqu’à la catalepsie totale, on
peut expliquer tous les cas de désagrégations mentales par les mêmes principes, à savoir
le rétrécissement de la conscience normale et la vivification partielle ou totale de
l’automatisme. En d’autres termes, il a appliqué plus rigoureusement le deuxième
principe du jacksonisme. Et ainsi que l’introduction de la dimension temporelle dans la
psychologie, cette mise en valeur du deuxième principe jacksoniste exercera une grande
influence sur les psychiatres français de la jeune génération tels Henri Ey et Jean Delay.
De toute façon, la particularité de la théorie de Janet consiste dans son double
regard arrêté à la fois sur la capacité de la conscience et sur les spécificités du
subconscient. En remplaçant l’évolutionnisme du XIXe siècle par la conception de
psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine». C’est-à-dire que ce
travail touche entre autres aux activités automatiques des fonctions ou des personnalités
inférieures, qui sont antérieurement formées et qui subsistent presque intactes même après la
désagrégation de la personnalité principale. D’autre part, en divisant son travail en deux parties
(«Automatisme total» et «Automatisme partiel»), Janet respecte le deuxième principe jacksoniste
concernant la distinction de la dissolution générale et de la dissolution partielle beaucoup plus
sévèrement que Ribot (voir par exemple L’Automatisme psychologique, p. 221-222).
21 «En étudiant […] les phénomènes psychologiques isolés, nous avons vu que les mouvements
des membres et les sensations d’un côté, les expressions de la physionomie, les gestes successifs et
les émotions de l’autre, formaient des unités, des synthèses dont les éléments étaient cohérents et
inséparables. Une partie d’une sensation ou d’une émotion étant donnée, les autres existaient
forcément et venaient achever le groupe qui tendait à se compléter et à subsister.[...] Les systèmes
d’éléments psychologiques semblent avoir ainsi leur vie propre, comme chaque élément en
particulier, et c’est cette vie d’un système psychologique qui constitue les personnalités différentes
et les divers somnambulismes» (L’Automatisme psychologique, p. 144-145. Voir aussi, p. 11, p. 81,
p. 106-109 et p. 119).
100
l’évolution créatrice, il attire l’attention simultanément sur la coexistence des deux
activités psychiques : «l’une qui conserve les organisations du passé» et «l’autre qui
synthétise, qui organise les phénomènes du présent»22. Nous vérifierons que la même
attention, le même double regard existe dans les textes de Michaux. En d’autres termes,
son théâtre est toujours constitué de deux catégories de protagonistes : des personnages
incomplets autonomes et antérieurement formés et le sujet aussi incomplet mais qui ne
renonce pas à son élan et qui vise à se créer lui-même avec ses propres personnages
autrement incomplets.
«Les morceaux d’homme» et le subconscient
Nous avons essayé de préciser le caractère amibigu du subconscient en tant
qu’existence psychologique fragmentaire chez Janet. Examinons maintenant, de
nouveau, l’idée des «morceaux d’homme» chez Michaux. Certes, comme nous l’avons écrit
précédemment, la grande partie des Rêves et la Jambe est d’une inspiration
psychophysiologique. Michaux souligne partout dans ce texte le rôle des facteurs
physiologiques. Notamment, il attache de l’importance aux états physico-chimiques des
organes23, ce qui correspond justement à la théorie de Ribot, car celui-ci situe à l’origine
de tous les sentiments et de toutes les intelligences, la «sensibilité protoplasmique, vitale,
organique, préconsciente» qui se ramène, en substance, à une série de phénomènes
physico-chimiques 24 . D’autre part, Ribot affirme que les tendances fondamentales
innervent toutes les activités vitales depuis la vie rudimentaire de l’unicellulaire jusqu’à
la vie intellectuelle de l’homme. Ce qu’il trouve sans cesse dans les êtres animés25, ce sont
22
Ibid, p. 12.
Voir, par exemple, le onzième fragment : «Les membres qui ont travaillé plus que normalement,
sont la nuit : crasse chimique acides, contractures, picotement, froid, chatouillement, dureté,
crampe, douleur lancinante autour des muscles fourbus. // Les membres surmenés par l’exercice
du jour restent éveillés» (O.C.I, p. 21).
24 La Psychologie des sentiments, p. 3-6.
25 Il écrit dans La Psychologie des sentiments : «la tendance physiologique, c’est-à-dire l’élément
moteur […], à aucun degré, du plus humble au plus élevé, ne fait jamais défaut» (p. 6). D’autre
part, Janet adoptera, lui aussi, cette notion de «la tendance» provenant sans doute de Ribot dans
23
101
en particulier des désirs interminables de mouvements. S’il a choisi un terme assez
vague que représente la tendance et qui englobe les besoins, les appétits, les instincts, les
inclinations et les désirs, c’est qu’en partie, il a voulu faire ressortir ce désir crucial de
tous les êtres animés. Sur ce point, la vie mentale humaine ne fait pas exception. Elle est
dominée, elle aussi, à tous les niveaux et à chaque instant, par des désirs variés de
mouvements munis de leurs propres propensions. Or, ne sont-ce pas ces désirs aveugles,
s’élevant du fond de l’être humain, que Michaux nous fait communiquer avant tout à
travers ses Rêves et la Jambe ? En effet, il conviendait de constater préalablement que
cette attention à la vie instinctive est rare dans la théorie formaliste de Janet26. Par
contre, sur ce point, Michaux reste fidèle à la position de Ribot, semble-t-il, même quand
il critique le pansexualisme de Freud, car dans «Réflexions qui ne sont pas étrangères à
Freud», il attire l’attention sur la variété des instincts primordiaux.
Cependant, malgré toutes ces marques
psychophysiologiques, l’idée des
«morceaux d’homme» de Michaux contient évidemment d’autres aspects qui débordent le
cadre théorique de Ribot.
Remarquons qu’il y a chez Michaux, comme chez Janet, un double regard qui est
arrêté toujours à la fois sur les phénomènes subconscients et sur le rôle de la conscience27.
De même que la conscience et le subconscient forment une paire asymétrique chez Janet,
de même, la conception des «morceaux d’homme» ne fonctionne essentiellement qu’en
s’articulant avec celle de «l’homme total». Plus précisément, comme Janet, Michaux
ramène l’opposition entre «l’homme total» et les «morceaux d’homme» à la différence
entre la conscience synthétique et la conscience unilatérale, à savoir la conscience qui est
capable de synthétiser les éléments opposés et la conscience dépourvue d’«esprit
critique» : cette dernière peut percevoir et penser à sa manière, mais elle ne peut se
corriger elle-même ou ce qu’elle a perçu et pensé. En d’autres termes, elle n’est pas
ses dernières années, non sans modification. Voir Ellenberger, op. cit., p. 412-419.
26 Plus précisément, en supposant l’énergie psychique, il fait souvent abstraction du contenu des
désirs.
27 Ce double regard de Michaux, cette double relativisation de la conscience et du subconscient est
d’autant plus importante qu’on la retrouve, d’une façon plus précise, environ quarante ans après,
à la fin de la Connaissance par les gouffres ainsi que dans le premier chapitre des Grands
Épreuves de l’esprit. Voir surtout O.C.III, p. 151-152.
102
«maître du “non”»28. Elle manque de capacité de dire Non. Mais c’est là justement ce que
Janet a observé dans le rêve.
«Les morceaux d’homme» et la suggestibilité
Or, cette analogie entre Michaux et Janet devient manifeste, notamment quand
il s’agit de la «foi» aveugle des morceaux d’homme29. En soulignant à plusieurs reprises le
fait que ses malades (surtout hystériques) présentent une suggestibilité extrême, Janet
élucide le mécanisme de ce phénomène en appliquant sa propre théorie : par la suite de
l’affaiblissement de la conscience synthétique, la capacité de prendre les phénomènes
multiples diminuent notablement : si chez les normaux, une idée ne déclenche pas
sur-le-champ un mouvement qui y correspond, c’est que les autres idées qu’ils ont en
tête les en empêchent ; au contraire, les hystériques sont extrêmement suggestibles
parce qu’ils (ou leurs consciences partielles) ne peuvent garder qu’un nombre très
restreint d’idées et que moins les idées sont nombreuses, plus elles régissent l’esprit. Le
fait que cette suggestibilité diminue à mesure que le champ de la conscience augmente et
qu’elle n’arrive jamais à la conscience normale soutiendra également cette thèse de
Janet30. Et, montrant des analogies entre l’hystérie et d’autres états d’esprit spéciaux tels
l’ivresse du haschich et le rêve31, Janet généralise sa théorie sur la suggestibilité :
«On a perdu, comme dans le rêve, le pouvoir de diriger les pensées ; elles se
O.C.I, p. 549.
Ajoutons que, comme le fragment où Michaux se réfère à l’interprétation sexualiste du rêve par
Freud (O.C.I, p. 23), ces passages sur la «foi» du rêveur (O.C.I, p. 23-24) sont rajoutés dans les
manuscrits et forment la plus nouvelle couche des Rêves et la Jambe. Voir O.C.I, p. 1028-1032.
30 Et Michaux vériefira lui aussi, à travers ses expériences des hallucinogènes dans les années 50
et 60, à quel point la force dominatrice des idées augmente chez celui qui n’a qu’une petite portion
de la conscience. D’ailleurs, déjà dans Les Rêves et la Jambe, il fait allusion à ce rapport entre
l’hallucination et la domination des idées-sensations locales : «Certaines substances (chanvre
indien, pavot) normalement endorment profondément le corps, procurent une sensation délicieuse
ou désagréable à la région du nombril et au bas ventre. Ces régions restent éveillées et enfantent
les beaux rêves» (O.C.I, p. 21).
31 L’Automatisme psychologique, p. 211-212.
28
29
103
développent à leur façon, [...] ; de même que nous ne sommes pas étonnés de
nos propres rêves, de même les hystériques et les somnambules sont rarement
surprises de leurs propres absurdités, car elles n’ont pas dans l’esprit d’images
opposées qui leur puissent servir de terme de comparaison.[...].»32
«Sans doute, la pensée du rêve répète quelquefois celle de la veille ; mais, dans
la veille, elle a été arrêtée par les autres idées simultanées ; dans le rêve, elle
est seule et domine. L’homme n’a-t-il pas assez fait en résistant tant qu’il le
pouvait, tant qu’il avait une volonté ; comment serait-il responsable
maintenant de pensées et d’actes qui se développent automatiquement ? »33
Ainsi, comme Freud mais autrement, Janet attire l’attention sur des analogies entre
l’hystérique et le rêveur. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’abord du rétrécissement
extrême du champ de la conscience et de l’augmentation de la suggestibilité résultant de
la disparition des idées opposantes. Or, dans le quinzième fragment des Rêves et la
Jambe, on peut trouver une explication du rêve presque similaire à celle de Janet : Un
homme civilisé a sans cesse des idées multiples et contradictoires dans la veille. Il en
choisit quelques-unes et réprime les autres. Pourtant, les idées réprimées ne meurent
pas totalement. Et dans le rêve, ces associations des idées-mouvements ressuscitent :
tout en trahissant ici aussi ses désirs profonds de mouvements, Michaux écrit :
«Vous désirez faire une promenade dans les bois, mais vous donnez une
réception... Il vous faut rester à la maison. / Vous vous figurez (tout en parlant
d’autre chose) battant les buissons, enfonçant le bout de votre canne à travers
les feuilles, jouant au football avec les branches mortes. Vous ébauchez ces
mouvements. Mais vous êtes au salon. Vous êtes civilisé. Les contenances...
Une tasse de thé qu’il ne faut pas renverser sur votre pantalon... Vous faites
agir les muscles antagonistes. / L’inhibition cérébrale. / La nuit l’inhibition
32
33
Ibid., p. 211, je souligne.
Ibid., p. 216, je souligne.
104
disparaît. Les mouvements se reproduisent en petit.»34
Et dans le dix-neuvième fragment, les réflexions sur le rêve de Michaux se rapproche
davantage de la théorie de Janet (toujours mis à part son attachement aux organes), car
il explique ici la «foi» aveugle du rêveur, en faisant remarquer la différence de la
dimension de la conscience entre le rêveur et l’homme éveillé :
«Que l’homme soit éveillé ou endormi, le spectacle sera, au fond, le même. – S’il
est endormi le seul morceau sensoriel éveillé, le ventre, trouvera ce spectacle
logique, réel. – Le rêve a la foi dans la réalité du spectacle de l’imagination. / Si
l’homme est éveillé, la conscience qu’il a de ses bras, jambes, immobiles et des
objets immobiles autour de lui, seront l’esprit critique, le bloc qui se refuse à
admettre l’hallucination d’un morceau.»35
34
O.C.I, p. 22. Comme le suggère le renvoi à la thèse principale de Freud à la fin de ce fragment
(«Le rêve est la réalisation déguisée d’un désir réprimé. (Freud.)»), il est possible que Michaux
s’inspire des notions freudiennes des principes de réalité et de plaisir pour écrire ce passage,
plutôt que de la fonction du réel chez Janet. Mais le fait semble plus compliqué que l’on ne le croit.
Historiquement parlant, ce fut la notion de la fonction du réel de Janet qui fut établie et
mondialement connue avant le principe du réel et, comme nous le verrons tout de suite, on peut
expliquer le même phénomène également par la théorie de Janet. Si l’on croit en l’hypothèse
d’Ellenberger que Freud ait inventé ces notions en s’inspirant de la fonction du réel de Janet (voir
Ellenberger, op. cit., p. 432), on s’expliquera mieux le caractère hétéroclite de ce passage. D’abord,
il semble presque évident que c’est Freud qui a donné à Michaux des leçons sur le déguisement du
rêve ou des désirs, parce que Janet ainsi que Ribot prêtent peu d’attention à ce caractère du rêve.
De même, étant donné que Janet attache peu d’importance à l’antagonisme des désirs ou au
ressentiment des désirs sacrifiés, il est aussi vraisemblable que Michaux ait de la sympathie,
comme les surréalistes, pour le caractère révolutionnaire que comporte l’inconscient de Freud.
Mais d’autre part, Michaux ne privilégie pas forcément les désirs sexuels, ni considère ceux-ci
comme principale source du rêve. D’ailleurs, il utilise toujours le vocabulaire de la psychologie
traditionnelle («l’inhibition» au lieu du «refoulement»), et met en relief la complexité des
comportements de l’homme civilisé (c’est un exemple préféré de Janet pour expliquer la fonction
du réel). Si l’on tient compte aussi de l’attention de Michaux sur la suggestibilité des morceaux
d’homme provenant de la pauvreté des idées qui régissent ceux-ci, il semble raisonnable de
penser que Michaux reçoit ici le freudisme, lui aussi, en le passant au tamis de «l’inconscient à la
française» que Roudinesco critique vivement (Voir Elisabeth Roudinesco, Histoire de la
psychanalyse en France, tome 1). Mais, il faut remarquer encore une fois qu’à la différence de
Ribot et de Janet, Michaux était très attentif aux découvertes de Freud telles que le déguisement
du rêve et l’antagonisme des désirs sacrifiés et de la volonté.
35 O.C.I, p. 23-24.
105
En somme, comme Janet, Michaux ramène le manque de surprise chez le rêveur au
rétrécissement du champ de la conscience et à l’absence des idées opposantes. De la
même façon, Michaux attribue à la conscience normale une fonction de synthèse et y voit
une différence foncière entre la conscience normale et la conscience partielle.
D’autre part, juste avant ce passage, Michaux traite la question des associations
des images, en distinguant la façon du morceau d’homme et la façon de l’homme total,
mais d’une manière un peu plus obscure :
«Les connexions des images mentales entre elles sont infinies. — / A l’état de
sommeil, une sensation se connecte aux images mentales antérieurement
acquises et au morceau sensoriel qui se trouve éveillé. / A l’état de veille, la
sensation se connecte aux images mentales antérieurement acquises et aux
données concomitantes des sens et des membres, c’est-à-dire : aux sensations
actuelles du bloc entier homme éveillé.»36
Sans doute, serait-ce Janet qui nous donne, ici aussi, une explication plus claire sur la
différence de ces deux mécanismes. En distinguant toujours deux niveaux de fonctions
de l’esprit (l’activité de la conservation du passé et l’activité de synthèse actuelle), Janet
écrit :
«[...] l’association automatique des idées est une chose, et [...] la synthèse qui
forme la perception personnelle à chaque moment de la vie et l’idée du moi en
est une autre. Celle-ci peut être détruite, tandis que celle-là subsiste.[...]
L’association des idées est la manifestation d’une synthèse élémentaire qui a
déjà été effectuée autrefois et qui a rattaché les phénomènes les uns aux autres
une fois pour toutes. La perception personnelle est formée par l’activité
synthétique actuelle qui, par un effort continuel répété à chaque instant,
ramène à l’unité du moi tous les phénomènes qui se produisent, quelle que soit
leur origine. Cette force de synthèse peut être aujourd’hui affaiblie, rendre le
36
O.C.I, p. 23.
106
sujet incapable de percevoir telle sensation auditive ou telle sensation tactile,
cependant, par un automatisme d’origine ancienne qui n’a pas été détruit,
cette sensation non perçue peut amener d’autres images faisant partie de
celles que le sujet perçoit encore.»37
Ainsi, nous constatons encore une fois la faculté cruciale de la conscience, à savoir, la
fonction du réel. D’une part, elle mobilise le passé et le fait participer à la formation du
présent38. Parmi des acquis, elle prend ceux qui sont utiles et réprime ceux qui sont
inutiles ou nuisibles39. Elle crée un présent à la fois subjectif et objectif en sélectionnant
et revalorisant des acquis. D’autre part, elle est la base de l’individualisation. Elle crée
«l’unité du moi» et fait de la perception ma perception ou de la conscience ma conscience.
Sans fonction du réel, pas de prise en conscience. La conscience ordinaire est «la
conscience d’avoir conscience»40 et en même temps, une conscience personnalisée et
individualisée. Mais d’autre part, cela signifie aussi qu’il peut y avoir en l’homme, des
consciences et des perceptions qui ne sont ni individualisées ni personnalisées. Elles
perçoivent et pensent sans s’en rendre compte, ou sans y prêter attention41. Autrement
37
L’Automatisme psychologique, p. 408-409.
Ellenberger souligne que la fonction du réel chez Janet comporte une autre conception
importante que représente la «présentification» : «La manifestation la plus évidente de la fonction
du réel est l’aptitude à agir sur des objets extérieurs et à transformer la réalité matérielle. La
difficulté s’accroît quand il s’agit du milieu social, des activités plus complexes qu’implique une
profession, quand il faut s’adapter à des situations nouvelles et faire preuve de liberté et de
personnalité. La fonction du réel implique l’attention, qui est l’acte de perception de la réalité
extérieure comme de nos propres idées et pensées. Ces deux opérations, l’action volontaire et
l’attention, collaborent ensemble à une opération synthétique, la présentification, cest-à-dire la
concentration de l’esprit sur le moment présent. La tendance naturelle de l’esprit est de
vagabonder dans le passé et dans l’avenir. Il faut un certain effort pour maintenir son attention
fixée sur le présent et un effort plus grand pour la consacrer sur l’action présente. “Le présent réel
pour nous c’est un acte, un état d’une certaine complexité que nous embrassons dans un seul état
de conscience, malgré cette complexité et malgré sa durée réelle qui peut être plus ou moins
longue […] La présentification consiste à rendre présent un état d’esprit et un groupe de
phénomènes”» (Ellenberger, op. cit., p. 401).
39 Comme on le sait bien, c’est également l’opinion de Bergson.
40 Jean Delay, Études de psychologie médicale, p. 223.
41 On croirait sans doute : il n’y a rien d’étonnant, c’est ça l’inconscient. Certainement. Mais
remarquons tout de même qu’avant Freud et Jung, il n’y avait personne qui ait pu mieux définir
l’inconscience que Janet et qu’ils doivent beaucoup aux études de Janet notamment dans leurs
premières études.
38
107
dit, les consciences partielles ne sont qu’en-soi. La conscience normale seule est pour-soi,
et douée du pouvoir de se dépasser.
Revenons maitenant à la citation précédente de Michaux. Comme Janet, il
attribue à la conscience partielle la capacité d’utiliser les «images mentales
antérieurement acquises» 42 , mais leur production d’images mentales manque de
correspondance avec la situation actuelle. Au contraire, la conscience du «bloc entier
homme éveillé» est évidemment munie de la fonction de synthèse, ce qui lui permet de
connecter les acquis à «ses sensations actuelles»43.
Ainsi,
il
semble
maintenant
évident
que
malgré
leurs
marques
psychophysiologiques, la conception du «morceau d’homme» chez Michaux comporte en
même temps un nouveau point de vue vis-à-vis des phénomènes psychologiques. Du
moins, il semble que les «morceaux d’homme» sont des existences psychologiques plus
compliquées que le simple «inconscient physiologique», car celui-ci ne connaît que «les
tendances de l’attraction et de répulsion»44 . Au lieu d’être surajoutés au substrum
physiologique45, ils constituent des systèmes autonomes où s’associent inséparablement
des idées, des souvenirs, des images, des sensations et des mouvements (réels ou
virtuels). Tout en héritant, sans doute, des tendances originaires des organes, ces
systèmes, une fois établis, commencent à avoir leur existence autonome. Autrement dit,
ils sont déjà sortis de l’ordre purement physiologique et forment une autre couche de
l’inconscient humain. Bien entendu, toutes ces analogies ne prouvent pas forcément
l’influence directe de Janet sur Michaux. Mais l’important, c’est que le jeune Michaux
avait déjà la capacité de comprendre l’essentiel de la théorie de Janet et que malgré son
attachement aux membres et aux organes, Les Rêves et la Jambe commencent à
montrer une nouvelle tendance du jeune écrivain distincte de son ancienne tendance.
42
43
44
O.C.I, p. 21.
O.C.I, p. 21, je souligne.
Ribot, La Psychologie des sentiments, p. 6.
«Notre personnalité consciente[…] ne peut jamais être qu’une faible portion de notre
personnalité totale qui reste enfouie en nous. A l’état normal, la connexion entre les deux est
suffisante et cohérente.[…] Mais si, dans ce substrum inconscient (physiologique) d’où tout
émerge, des groupes énormes restent inactifs, le moi ne peut plus s’apparaître à lui-même
conformément à son histoire vraie» (Les Maladies de la personnalité, p. 88-89, je souligne).
45
108
Mourly Vold ou hypnotiseur moderne
Or, en appliquant la théorie de Janet sur la suggestibilité, on peut avancer une
hypothèse : Michaux ne considère-t-il pas lui aussi les rêves comme une sorte
d’hypnotisme ? Les rêves ne sont-ils pas les activités des consciences partielles des
organes qui sont susceptibles d’une variété de suggestions naturelles ou artificielles ? Du
moins, les expériences de Mourly Vold46 parodiées par Michaux évoquent celles de Janet
faites pour les membres de ses patients. Ou plutôt, les détails mis à part, leur essence
n’est-elle pas la même?47 Comparons, par exemple, la main et la jambe d’une malade de
Janet avec la Jambe dans Les Rêves et la Jambe. Du moins, il semble évident que Janet
nous montre un autre type de morceau d’homme, c’est-à-dire, la Jambe et la Main
réellement habitées par une conscience seconde ou partielle :
Quand Rose est en grande crise d’hystérie, à n’importe quelle période, je puis,
pour ainsi dire, m’emparer d’un bras ou d’une jambe en les touchant
légèrement. Le membre que j’ai touché quelques instants reste alors inerte et
ne prend plus part aux tremblements ni aux convulsions du reste du corps. [...]
Comme Raymond Bellour l’indique, dans le manuscrit, Michaux a laissé un renvoi au
compte-rendu sur les expériences de Vold paru dans La Revue philosophique qu’il avait
probablement lue (Voir O.C.I, p. 1030-1031). D’autre part, comme le signale aussi Bellour, le nom
de Mourly Vold a été déjà mentionné dans La Science (L'interprétation) du rêve comme exemple
de la position opposée à la psychanalyse. Mais, il semble aussi possible que Michaux soit intéressé
par ce chercheur du rêve en lisant Introduction à la psychanalyse, qui a été traduit en français et
publié en 1922, c'est-à-dire, la même année que le début de la rédaction des Rêves et la Jambe.
Dans cet ouvrage, le nom de Vold et son livre s’imposent beaucoup plus que dans La science du
rêve (qui ne fut traduit en français qu’en 1925, d’ailleurs), car depuis que son livre (Uber den
Traum) a été traduit en allemand en 1910 (tome I) et 1912 (tome II) , les études de Vold sur le rêve
ont connu un grand succès dans le milieu académique de la médecine allemande, et Freud les
critique explicitement en les considérant comme représentant de la science exacte. Voir Freud,
Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 2001 (première édition 1922), p. 73. Il
s'agit de la traduction française de Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse
(1916-1917).
47 En effet, à la fin de la première partie de Façons d’endormi, façons d’éveillé, Michaux signale le
point commun du «rêve» et du «somunambulisme» en écrivant : «Somnambulisme et rêve, ne
l’oublions pas, sont sur le même fond. / Le somnambule passe par des lieux sans en voir ce qu’il
verrait de jour [...]. / Sans y voir autre chose que ce qui est indispensable à son trajet linéaire de
46
109
J’ai même, dans ces circonstances, mis un crayon dans sa main droite et je lui
ai fait écrire un a et un b. La main a continué d’écrire ces deux lettres pendant
près d’une minute, tandis que le corps se courbait en arc et que la main gauche
frappait de grands coups de poings sur la poitrine. […], ces actions
cataleptiques peuvent exister à part et vivre pour ainsi dire de leur vie
propre.48
«Mourly Vold empaquette [sic] des dormeurs. Il leur empaquette la jambe ou
les coudes ou les bras, ou le cou./ Sommeil. / Puis Vold habille la jambe. La
jambe s’éveille : Les images mentales les plus proches, ou les plus familières de
la jambe s’éveillent.»49
«Vold n’est pas un forain… ni un thaumaturge», écrit Michaux certes. Mais en l’écrivant,
Michaux ne fait-il pas allusion aux magnétiseurs qui avaient été considérées autrefois
comme des «thaumaturge[s]» et qui furent réhabilités par la découverte de Janet50 ? ; en
somme, en parodiant les expériences du rêve de Vold, Michaux ne suggère-t-il pas que
Vold est un magnétiseur moderne qui se met un masque de science exacte ? Quant à
Janet, du moins, il considère dans son Automatisme psychologique que tous les moyens
pour ressusciter des sensations et des souvenirs partiels des hystériques, tels que
l’application de l’aimant, des plaques métalliques et l’usage du courant électrique, ne
diffèrent pas essentiellement des procédés des anciens magnétiseurs51. Certes, ici aussi,
il est difficile de tirer une conclusion précise. Michaux cite après ce passage l’exemple du
rêve d’un malade qu’il a probablement trouvé dans Les Maladies de la personnalité de
rêve» (O.C.III, p. 518).
48 Ibid., p. 231-232. Janet écrit aussi dans un autre passage : «Je donne à Léonie une autre
suggestion intelligente également, celle de répondre à mes questions par un signe, non pas de la
bouche […], mais par un signe de la main […]. Je lui prends la main gauche qui est anesthésique,
je cause avec elle, mais sans qu’elle paraisse m’entendre : sa main seule m’entend et me répond
par de petits mouvements très nets et très bien adaptés aux questions» (ibid., p. 239).
49 O.C.I, p. 18-19.
50 A ce sujet, voir par exemple L’Automatisme psychologique, p. 148-151 et Ellenberger, op. cit., p.
385.
51 Ibid., p. 110 et p. 161-163.
110
Ribot52. D’ailleurs, en ce qui concerne l’explication du rêve, la position de Janet ne diffère
pas tellement de la théorie psychophysiologique de Ribot, parce que dans cet état, le
nombre des idées qui régissent les phénomènes psychologiques est très réduit et que
l’activité mentale est influencée plus facilement par les activités organiques : en un sens,
la conscience de cet état n’écoute que les voix des organes et les idées formées par cette
écoute s’imposent en elle, d’autant plus qu’il n’existe pas d’autres idées qui s’y opposent53.
En d’autres termes, Janet considère que dans le rêve, des stimulus sensoriels (tactiles,
auditifs ou visuels) et des conditions physiologiques fonctionnent comme autant
d’hypnotiseurs minuscules. Ceux-ci provoquent tel ou tel endroit du corps, agissent sur
des consciences partielles qui y sont liées, et produisent les rêves. Comparons encore une
fois un passage sur le rêve dans L’Automatisme psychologique avec un passage des
Rêves et la Jambe :
(Janet) : « chaque image qui naît isolément dans la conscience se précise
quelque peu, pas assez encore pour se manifester par un mouvement bien
complet chez un homme qui n’est pas accoutumé à remuer ses membres par
des images de ce genre, mais suffisamment pour paraître extérieure et
objective comme les hallucinations. Pas plus que le somnambule suggestible, le
rêveur ne s’étonne, ne doute de ce qu’il pense ; il subit sans résistance
l’automatisme des éléments auxquels son esprit est réduit. Un léger bruit, une
lueur, un pli du drap, un état du corps provoquent la suggestion ; la disposition
des organes de telle ou telle manière propre à exprimer une émotion ou une
passion, donne au rêve sa direction générale, et tout se passe comme dans un
Voir O.C.I, p. 19 et p. 1031.
Voir L’Automatisme psychologique, p. 431. On peut constater également, dans cette explication
du rêve, une analogie forte entre Janet et Bergson : dans l’état normal, l’homme vit en
négligeant la plupart des signaux émis de la part de la vie organique, parce que selon Janet, ils
sont presque inutiles pour mener une vie sociale et que la vie sociale lui offre sans cesse d’autres
signaux plus importants et plus nombreux. Mais dans le sommeil, la conscience de l’homme se
délivre relativement de ces signaux extérieurs qui occupaient sa tête en état de veille. Alors,
l’attention qui était jusque-là prêtée à son milieu social se détend et commence à écouter les
bruits des viscères. Voir aussi Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, PUF, 2003 (la première
édition est parue en 1919) p. 85-109 (le chapitre sur «Rêves»).
52
53
111
automatisme régulier.»54
(Les Rêves et la Jambe) : «On peut reproduire ces phénomènes./ La nature en
fait autant. Une maladie, une lésion, un malaise, une couverture qui glisse
découvrant le dormeur, depuis toujours se sont entendus à cette besogne.»55
Il est vrai que par rapport à la théorie plus développée de Freud sur le rêve, l’explication
du rêve de Janet semble trop simple. Mais en supposant une conscience parcellisée qui
est à la fois intellectuelle et suggestible, il réussit tout de même à expliquer mieux que
Ribot les influences des conditions physiques sur la formation du rêve. En d’autres
termes, par l’hypothèse de la conscience parcellisée qui est l’entre-deux du physiologique
et du psychologique, Janet est arrivé à synthétiser l’inspiration psychophysiologique de
Ribot et sa théorie. Et cela deviendra sans doute la position de Michaux aussi56.
«Costumer la jambe en homme»
Avant de terminer le rapprochement entre la théorie de Janet et Les Rêves et la
Jambe, jetons un coup d’œil sur une autre analogie ; cette fois-ci, il s’agit de leur
attention prêtée au décalage entre les phénomènes psychologiques minuscules et le
langage ordinaire.
Nous avons vu dans le chapitre précédent qu’il y avait chez Michaux, dès le début,
une attention très aiguë aux limites des expressions langagières. Ce qui est intéressant,
c’est que Janet soulève lui aussi le même type de question dans la préface de la deuxième
édition de L’Automatisme psychologique. Ici, après avoir présenté l’idée de Maine de
54
55
L’Automatisme psychologique, p. 431, je souligne.
O.C.I, p. 18-19, je souligne.
Dans «Mes rêves d’enfant» publié en mars 1925, on trouvera plusieurs exemples où «[u]n léger
bruit, une lueur, un pli du drap, un état du corps» jouent un rôle principal dans la formation du
rêve (O.C.I, p. 62-65). D’autre part, dans le premier fragment de «Tels des conseils d’hygiène à
l’âme», c’est évidemment le modèle janétiste sur la désagrégation de la conscience qui est mise en
avant (O.C.I, p. 91).
56
112
Biran sur la «sensation sans perception de la sensation», Janet attire l’attention sur la
spécificité des phénomènes psychologiques minimaux qu’on peut observer en particulier
chez les cataleptiques : chez eux, la conscience et l’intelligence sont si extrêmement
atomisées qu’elles ne portent plus de traces du moi ni de la personnalité. Certes, ils
«devaient encore avoir le caractère de faits psychologiques», mais ils «étaient dépourvus
de cette conscience réfléchie qui consiste surtout dans l’assimilation des phénomènes à la
personnalité». Autrement dit, en observant ces «phénomènes élémentaires aussi simples
que possible»57, Janet a assisté lui aussi à cet état foncièrement «dadaïste» de l’esprit58 ou
à ce chaos originel de l’esprit humain ; à ce niveau d’état d’esprit, toutes les idées passent
sans se combiner suffisamment l’une à l’autre et elles restent toutes impersonnelles et
pré-individuelles.
Or, ces phénomènes posent un problème sérieux à ce psychologue très attentif :
comment peut-on décrire ou expliquer ces phénomènes minuscules démunis de
conscience du moi et de la personnalité ? Autrement dit, pour Janet aussi, le langage est
trop synthétique pour exprimer ces phénomènes extrêmement rudimentaires. Dès qu’il
veut aller plus loin dans la recherche de ces phénomènes, il les dénature fatalement. Si
l’on ose les communiquer, on n’est pas sans transformer ces phénomènes impersonnels
en phénomènes personnels. Telle est, en gros, l’hésitation de Janet devant ces
phénomènes et il conclut en invoquant des paroles de W. James :
«D’ailleurs, nous sommes tout disposés à admettre, avec M.William James,
que de tels faits doivent être très rudimentaires pour rester ainsi
impersonnels ; dès qu’ils se compliquent un peu, ils «tendent à revêtir la forme
de la personnalité», ce qui arrive dans les somnambulismes ou dans les
écritures subconscientes, qu’elles soient suggérées et naturelles. Comme nous
le faisions remarquer, les paroles entendues pendant la catalepsie comme de
simples sons et qui ne sont pas comprises, peuvent se réveiller sous forme de
souvenirs dans un état ultérieur plus intelligent. Elles seront alors comprises
57
58
L’Automatisme psychologique, p. 10.
O.C.I, p. 78.
113
par une personne et auront leur puissance suggestive. La tendance à la
synthèse et à la personnalité reste le caractère général des phénomènes
psychologiques.»59
D’autre part, dans le vingtième fragment des Rêves et la Jambe, Michaux n’attire-t-il
pas l’attention, lui aussi, sur le décalage entre le caractère prépersonnel du rêve et la
tendance de l’homme vigile à synthétiser ou à personnifier ? :
«Le rêve est muet.
Celui qui a rêvé se raconte après son rêve.
Réveillé, homme total, il costume la jambe en homme.»60
Et quand il écrit dans le huitième fragment ; «Le rêve cesse devant l’émotion, au moment
où «ça» va enfin arriver au «ha» d’horreur, de souffrance ou de volupté. / Le réveil,
l’émotion, d’abord fragmentaires, tendent à se généraliser»61, Michaux n’exprime-t-il pas
une préoccupation du même genre vis-à-vis des «poussières mentales» 62 , des
«sensation[s] sans perception de la sensation», à savoir, des micro-émotions avant de
devenir des émotions humaines, communicables et généralisées ?
De toute façon, il est étonnant de trouver, chez ce premier Janet, une attention
aussi aiguë que Michaux sur les phénomènes psychologiques impersonnels, d’autant
plus qu’une telle attention n’existe, (ou s’il y en a, elle est très rare) ni chez Ribot, ni chez
Freud, ni non plus chez les surréalistes. Janet est tout de même très sensible, comme
L’Automatisme psychologique, p. 11, je souligne. Bien qu’ici Janet renvoie à James, les pages
concernées de The Principles of Psychology n’sont que le résumé de la théorie de Janet (Voir
William James, The Principles of Psychologie, vol. 1, London, Macmillan and co., p. 227-229).
D’autre part, à la page 303 de L’Automatisme psychologique, Janet suggère de nouveau la
difficulté du même genre, celle de traiter ces phénomènes sans les dénaturer ; «A parler
rigoureusement, ces mouvements déterminés par les sensations non perçues ne sont connus par
personne, car ses sensations désagrégées réduites à l’état de poussière mentale, ne sont
synthétisées en aucune personnalité. Ce sont des actes cataleptiques déterminés par des
sensations conscientes, mais non personnelles» (je souligne).
60 O.C.I, p. 24.
61 O.C.I, p. 20.
62 L’Automatisme psychologique, p. 303.
59
114
Michaux, à la transformation fatale de ces phénomènes par le langage. D’ailleurs, cette
attention de Janet découle directement de sa théorie sur la conscience et le subconscient.
Par le fait même qu’il a défini le moi et la personnalité comme résultats de synthèses
hautement compliquées d’une part et de l’autre, les consciences partielles comme
systèmes plus ou moins rudimentaires, il arrive naturellement à cette conclusion63.
«Qui-je-fus» et le subconscient
Nous avons envisagé jusqu’ici des ressemblances entre les pensées de Michaux sur
le rêve et la théorie de Janet sur le subconscient. Examinons maintenant d’autres textes
postérieurs aux Rêves et la Jambe.
Rappelons d’abord qu’une particularité de la théorie de Janet consiste à accorder
de l’importance à la faculté de s’adapter à la vie réelle et sociale ; ce qu’il appelle la
fonction du réel, désigne une capacité de prendre d’emblée les phénomènes multiples et
de créer une nouvelle synthèse : l’individu social doit correspondre à chaque instant à la
situation réelle qui exige chez lui sans cesse des comportements bien réglés et bien
ajustés au but. D’ailleurs, ce faisant, il doit aussi synthétiser les éléments subjectifs qui
entraînent leur passé et les éléments objectifs autour de lui qui changent toujours.
D’autre part, Janet distingue nettement deux activités psychologiques, «l’une qui
conserve les organisations du passé» et «l’autre qui synthétise, qui organise les
Il ne serait pas inutile de constater ici, de nouveau, la portée de sa théorie. D’abord, par
l’application exacte du deuxième principe du jacksonisme, Janet classe l’état de l’esprit anormal
grosso modo en trois niveaux : 1) l’état où la conscience se brise totalement en mille miettes et où
aucune grande portion de la conscience n’y subsiste (= l’automatisme total) ; 2) l’état où la
conscience se divise en quelques fragments, assez grands pour former respectivement une
personnalité (= les cas de l’hystérie ou des personnalités multiples) ; 3) l’état où la conscience reste
presque intacte et fonctionne assez normalement mais où il y a une dissociation de la petite partie
de la conscience partielle (le cas de la psychasthénie telle que le tic et les obsessions) ; dans ce cas,
le sujet arrive souvent à s’apercevoir de son anomalie, néanmoins, il ne peut réprimer
l’automatisme de ce système dissocié. Ainsi, à l’autre pôle de la conscience minimale des
cataleptiques, Janet situe les actes subconscients (ou l’automatisme minimal) chez les gens censés
être presque normaux ; c’est surtout le cas de ceux qu’on appelle «médiums» dans les phénomènes
métapsychologiques.Cette conception sur l’automatisme minimal lui permettra de développer sa
théorie sur les névroses dans les livres postérieurs.
63
115
phénomènes du présent» 64 . La conscience normale cumule ces deux activités. Au
contraire, les consciences partielles manquent de capacité de se renouveler en s’adaptant
à la situation du réel. Quoi qu’elles fassent, c’est la répétition ou le développement
automatique de ce qui a été antérieurement acquis. Ainsi, pour Janet, toutes les
existences psychologiques fragmentaires sont inférieures. Elles restent dans un état du
passé où elles se sont organisées et arrêtent d’évoluer dans le temps.
On peut trouver dans Façons d’endormi, façons d’éveillé de Michaux publié en
1969, une opposition similaire entre les systèmes psychologiques antérieurement formés
et les activités créatrices du sujet conscient. Confiant quelques-uns de ses propres rêves,
Michaux y envisage en détail la différence de nature entre lui-même et son «homme de
nuit»65 qu’il sent apparaître pendant le rêve66. Mais en fait, l’attention de Michaux à ces
phénomènes n’est pas si nouvelle, parce que, comme nous l’avons vu précédemment, il
esquisse déjà le même type d’opposition dans Les Rêves et la Jambe67.
Or, dans «Les Idées philosophiques de Qui-je-fus» publiés la même année que
Les Rêves et la Jambe, cette opposition entre les passéistes et le réaliste (futuriste) prend
une forme plus nette ; l’antagonisme entre les morceaux d’homme et l’homme total est
remplacé par celui entre les «qui-je-fus» et le «je» actuel. Il est vrai que ces «qui-je-fus»
sont des existences psychologiques beaucoup plus compliquées que les «morceaux
d’homme» et il paraît que leurs discours idéologiques n’ont rien à voir avec des rêves
produits chaque nuit par les «morceaux d’homme». Mais remarquons que les «qui-je-fus»
manquent eux aussi de capacité de se renouveler. Eux aussi, ils ne font que répéter ce
qu’ils ont acquis, aveuglément ou indépendamment de la situation réelle. Bref, tout en
L’Automatisme psychologique, p. 12.
O.C.III, p. 451.
64
65
En qualifiant cette existence psychologique de «passéiste» et de «misonéiste» (O.C.III, p. 464),
Michaux écrit dans Façons d’endormi, façons d’éveillé sur cette opposition : «La vie éveillée est,
entre autres choses, avenir, marche en avant... grâce à l’ardeur, à la combativité, aux désirs, aux
aspirations. / Cet “en avant” ne l’impressionne plus. Le rêveur est rétroverti. / Ce qui lui arrive, il
le met sans gêne à la suite du reste, sans intérêt pour le récent, sauf un peu pour le jour même, le
rapprochant souvent à ce qu’il y a de plus ancien en lui» (O.C.III, p. 472). Dans un autre passage,
il écrit aussi : «Pensant au rêveur de nuit, il ne faut pas oublier qu’il est infirme, un infirme qui,
par sa vue absente, est coupé des spectacles, des avertissements nuancés, coupé des sens nobles,
infirme par son impuissance à se déplacer, à pouvoir vérifier [...]» (O.C.III, p. 511).
67 O.C.I, p. 23-24.
66
116
étant idéologues, ils manquent eux aussi de fonction du réel et d’«esprit critique» au vrai
sens68. C’est pourquoi ils sont appelés «fous»69 et ils ne sont pas viables dans le monde
extérieur. Sans doute, ils sont un fragment de personnalité plus grand que les «morceaux
d’homme». Loin d’être des existences psychologiques inconsciemment formées et
refoulées, ils étaient respectivement l’ancienne personnalité principale du «je»70. Mais
cela n’empêche qu’ils ne sont plus «le bloc homme entier», parce qu’ils manquent de cette
fonction du réel.
Mais d’autre part, il est aussi vrai que ces existences psychologiques ne
disparaissent pas facilement. Ils sont devenus déjà des systèmes relativement
autonomes, doués d’une vie propre, et ils ont acquis le droit de subsister, au moins, à
l’intérieur de l’esprit du sujet. Ainsi, la distance entre les «qui-je-fus» et les «morceaux
d’homme» n’est pas aussi grande. Malgré leur différence apparente, les uns et les autres
partagent le même destin en tant que systèmes psychologiques partiels, autonomes et
rivés à l’état du passé où ils avaient été formés. Autrement dit, avec «Les Idées
philosophiques de Qui-je-fus», le concept de «morceaux d’homme» chez Michaux
commence à s’élargir. Il ne désigne plus seulement des personnalités fragmentaires liées
aux organes, mais tous les systèmes plus ou moins partiels de l’esprit humain,
dépourvus de fonction de synthèse. Désormais, presque dans tous les textes de Michaux,
on trouvera le même antogonisme entre l’esprit critique de l’homme entier et la
résurrection ou le développement automatique des systèmes partiels.
Le langage des «Gens de métier»
D’ailleurs, c’est ce que Janet souligne à plusieurs reprises : les fonctions intellectuelles restent
secondaires par rapport à la faculté de se renouveler sans cesse. La preuve en est qu’il existe
beaucoup de malades mentaux dont les facultés intellectuelles restent intactes. Mais ils sont tous
incapables de raisonner en s’adaptant au réel. Il va de soi que cette opinion sera développée par
Minkowski et Merleau-Ponty, fût-ce dans un autre contexte.
69 O.C.I, p. 79. Dans la première version (publiée dans Le Disque Vert), Michaux souligne plus
leur caractère fanatique en écrivant : «Allons, il y eut bien des fous en moi» (Voir O.C.I, p.1059).
70 «A chacun son morceau du temps : vous fûtes, je suis» (O.C.I, p. 75). Dans la première version,
Michaux avoue clairement que le troisième «qui-je-fus» est littéralement ce qu’il était en
68
117
Dans son compte-rendu de Sports de Geo-Charles71 qui fut publié juste après
«Les Idées philosophiques de Qui-je-fus»,
Michaux montre d’abord son ancien
attachement au corporel72. Il ne cache pas sa sympathie pour le langage des gens de
métiers qui touche directement son corps et qui évoque ses souvenirs corporels. On
constatera la même tendance également dans la préface des Rêves et la Jambe où il
essaie, nous semble-t-il, de situer le corps à la base de la communication vitale73.
Mais ce compte-rendu montre également une autre préoccupation de Michaux :
dans le langage des «gens de métier» qu’il adore tant, Michaux trouve le même défaut
que les «qui-je-fus» et «l’homme de nuit». Bien entendu, l’attitude de Michaux est
ambiguë. D’une part, il reconnaît l’originalité de leur langage : «Les gens qui aiment leur
métier voient le monde au travers. Pour un mécanicien, l’arc-en-ciel c’est la jante ; le
marin voit-il un homme de haute taille, c’est le grand mât. De la sorte, les langues se
sont enrichies d’images très colorées, prises aux gens de métier.»74 Mais de l’autre, leur
inspiration est en quelque sorte figée. Elle est si fortement systématisée qu’ils ne peuvent
exprimer que la même interprétation du monde : «Toutefois le métier, qui est bien et mal
tout à la fois, occupe fort son homme. Il arrive qu’il lui prenne toute la tête. / Que de fois
on a envie de répartir au mécanicien : «Suffit! Halte! croyez-vous en vérité que les
carburateurs soient si beaux, […] si émotionnants, si titanesques, si essentiels à la vie,
écrivant : «C’est un sceptique que je fus longtemps» (Voir O.C.I, p. 1059).
71 O.C.I, p. 41-42.
72 «J'aime les choses de métier, surtout quand les gens du métier en parlent. Chez les matelots et
les mécaniciens qui furent mes meilleurs amis. Sports, voilà le livre d'un homme du métier, du
métier reconnu le plus moderne, athlète, poète boxeur[sic]. / Tel passage (combat) a ressuscité
dans ma mémoire mes leçons de boxe et les coups reçus, et me faire dire : «C'est bien ça» [...]»
(ibid., p. 41).
73 «Rio de la Plata», «Tartane», «Épissure carrée»,choses pour un marin. Mots pour tous les autres.
/ «Crédence», «Style Louis XV», choses pour quelques-uns, mots pour les autres, ou dessins,
photos, vues en plan, images à deux dimensions pour les visuels. / Mais «œuf» c'est un œuf pour
tout le monde ; une corde c'est une corde. Un bateau, une mare d'eau, un arbre, pour personne ne
sont des mots ; ce sont pour tout le monde des CHOSES. Des choses touchées, des choses à trois
dimensions. / J'ai essayé de dire quelques choses» (O.C.I, p. 18, je souligne). De la même façon,
dans «Traduction», conçu dans Qui je fus, après des lignes composées principalement de jeux de
mots («Clermond sonne et Ferrant répond») ou des espéranto lyrique («Je me blague et me siroule
/ Dans le fond je me déruse», des lignes bizarrement prosaïques surgissent et évoquent le corps
qui se souvient des choses : «J'ai entendu le clacquerin des paquebots, j'embarque / Or, vieille
habitude ; j'y suis peu de chose ; mais j'ai dans mes doigts la façon de douze noeuds de matelots et
faire bâbord et tribord sur mes jambes, j'aime ça» (ibid., p. 120-121, je souligne).
118
qu’on ne puisse parler d’autre chose sans se faire remarquer, ni regarder une feuille sans
y voir quelque élément du carburateur?»75. Et ce qui est remarquable, c’est que Michaux
invoque subitement son ancien métier et le relativise : «c’est pourquoi le marin, une fois à
terre, fait rire !»76.
Ainsi, malgré bien des différences entre eux, les «qui-je-fus» et les «gens de
métier» partagent la même limite : le manque de capacité de se remettre en cause
soi-même, ses manières de penser et ses discours ; ils sont rivés plus ou moins à leurs
anciennes organisations et restent à leurs états antérieurement acquis. Bien entendu, à
la différence de Janet, Michaux n’est pas indifférent à leur côté positif. Surtout, il est
convaincu que «la déformation professionnelle»77 des gens de métier contribue aux «fonds
de notre langue»78. Comme la transformation du rêve, ou comme le style des «morceaux
d’homme», «la déformation professionnelle» sert à défaire le paysage figé de la réalité en
raison de sa fragmentalité même. Autrement dit, l’incomplet et le fragmentaire peuvent
être un bistouri efficace pour critiquer le complet. Et Michaux qui déclare son
«non-conformisme absolu à la réalité» fera valoir au maximum cette arme propre à lui.
Cependant, toujours est-il qu’il n’apprécie pas sans réserve la déformation
professionnelle non moins que la déformation du rêve. Son regard est toujours double. Il
est arrêté à la fois sur les défauts des organisations du passé et sur les limites de la
conscience. Tout en parcourant son être de bas en haut, il s’engagera de plus en plus
dans la création de son nouveau moi ou celle de son nouveau nous.
*
*
*
En appliquant la théorie de Janet aux premiers textes de Michaux, nous avons
commencé à trouver, progressivement, des liens qui relient des personnages très variés,
mentionnés ou esquissés dans ces textes : ils représentent toutes les fonctions psychiques
ou les personnalités antérieurement formées et figées. Ils sont tous partiels et incomplets
74
75
76
77
Ibid., p. 41.
Ibid., p. 41.
Ibid., p. 41.
Ibid., p. 41.
119
dans la mesure où ils manquent de fonction de synthèse et de capacité de se renouveler.
Cependant, ils sont en même temps un tout. Ils ont leur propre vie autonome et
subsistent sans être totalement détruits à l’intérieur de l’esprit d’un homme. Tout en
comprenant leurs limites, Michaux essayera de retrouver les liens avec ces systèmes
partiels normalement trop réprimés ; négliger ou refuser ces êtres psychologiques
fragmentaires serait perdre la moitié de sa véritable vie, parce qu’en fait, la vie est
toujours «double»79. Mais une fois trouvées des passerelles avec eux, il faut ensuite
recommencer sa marche vers l’avenir, vers la création perpétuelle de soi-même, en
cabrant contre ces anciennes tendances. Cette manière propre à Michaux qui devient
plus manifeste dans ses textes après les années 30 s’esquisse déjà dans ses premiers
textes.
78
79
Ibid., p. 41.
O.C.I, p. 820.
120
5
L’exploration du subconscient – Charlie, Freud, Surréalisme
La simplicité de Charlie
Après s’être occupé des systèmes psychologiques partiels de niveau supérieur
tels que les «qui-je-fus» et le langage des «gens de métier», Michaux revient à «la
jambe» habitée par une conscience partielle. Mais cette fois-ci, ce n’est plus pendant le
sommeil qu’elle s’active, mais en plein jour, au milieu du public. Quoique le sujet ait
une conscience assez claire, son corps agit automatiquement. Il le perçoit lui-même,
mais il ne peut le réprimer. Comme les névrosés ne peuvent retenir leurs obsessisons,
le mouvement des membres se déclenche, indépendamment de la volonté du sujet.
C’est le cas de la jambe de «Charlie», personnage inventé par Michaux à l’image de la
vedette éponyme sur l’écran :
«Un homme penché sur une cuve. Vous voyez ses fesses que le pantalon
plaque. Une association d’images naturelle, immédiate, un désir
subconscient mais universel : lui donner un coup de pied au derrière, et voir
la tête, le corps de l’homme chavirant dans la cuve.»1
«Charlie simple, primitif» 2 , écrit Michaux. Mais la simplicité de Charlie,
comme celle de Michaux, n’est pas aussi simple qu’il le semble. D’abord, méfions-nous
1
2
O.C.I, p. 45.
O.C.I, p. 44.
121
d’une opposition simplifiée entre Charlie et Freud, bien que l’argument de Michaux
nous y incite apparemment. Il écrit : «Proust, Freud sont des dissertateurs du
subconscient. / Charlie, acteur du subconscient.»
3
Ce qu’il entend par ce
rapprochement un peu brutal est néanmoins clair, si l’on savait par avance sa
méfiance envers les paroles et les écrits 4 . D’une part, à cause de leur caractère
intermédiaire, ils ne sont pas sans dénaturer les pensées originelles, moléculaires et
pré-personnelles. D’autre part, dans leur essence, toutes les langues constituent des
systèmes autonomes et compliqués. En d’autres termes, par leur complexité et leur
complétude même, elles sont toujours et déjà du côté des oppresseurs, surtout pour
tous ceux qui s’inquiètent de leur incomplétude. Par contre, non seulement les gestes
accélérés de Charlie sont convenables pour exprimer l’émergence fulgurante des
impulsions subconscientes, mais leur simplicité sauve l’âme moderne qui s’affaiblit
dans une société hautement compliquée et notamment l’âme des enfants qui sont
toujours menacés, d’une manière latente ou symbolique, par les Voix du Père à cause
de leur incomplétude relative et plus ou moins permanente. C’est pourquoi Charlie est
ami des enfants5. Pour eux, le Père est omniprésent. Ce n’est pas seulement leur désir
œdipien qu’on châtie, mais où qu’ils soient, quoi qu’ils fassent, ils risquent d’être
châtiés, parce que le Père se prétend intégral et qu’il est toujours prêt à les punir. Les
dissertateurs du subconscient tels Freud et Proust peuvent être eux aussi des
exorciseurs, ainsi que des poètes qui luttent contre la langue des autres en inventant
une contre-langue. Mais il faut tout de même se méfier d’eux, parce qu’ils se servent
du même poison que représente la langue. Au contraire, chez Charlie, il n’y a rien de
dangereux. Il est simple et primitif. Il se comporte comme s’il était tout à fait étranger
aux Voix du Père.
Or, cette opposition latente entre le simple et le compliqué dans ce texte nous
renvoie d’abord, non pas à la théorie de Freud, mais plutôt à celle de Janet. D’ailleurs,
strictement parlant, Freud n’est même pas un des dissertateurs du subconscient, mais
O.C.I, p. 45.
En effet, dans l’introduction de ce texte, Michaux écrit : «La révélation de l’âme moderne par
ces signes est indirecte, embarrassante. / Que ne peut-on prendre une âme moderne [...] sans
l’intermédiaire des fatals pinceaux ou porte-plume!» (O.C.I, p. 43).
3
4
122
de l’inconscient. Et il va de soi que l’inconscient freudien est difficilement assimilable
au subconscient aussi simple chez Charlie. Du moins, pour Freud, un désir aussi
facilement et directement réalisé serait hors de portée de ses intérêts. Au contraire,
l’inspiration à la fois janétiste et anti-janétiste chez Michaux semble évident
également dans ce texte. On n’aura pas si tort de dire que Michaux invente son
Charlie en l’accordant principalement à ses connaissances sur le subconscient
janétiste, car ce qui caractérise ce héros, ce sont d’abord l’insuffisance de la fonction du
réel et la revivification des systèmes psychologiques séparés de la conscience
principale6.
Remarquons en effet comment Michaux pose un trou dans l’intelligence et la
personnalité de Charlie. Charlie est un homme destiné à être incomplet. Il n’est pas
forcément bête, ni forcément un idiot total. Mais quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, il lui
manque toujours quelque chose. Il n’arrive jamais à prendre suffisamment les
éléments multiples ni à les synthétiser de manière à s’adapter à la situation réelle et
sociale. Dans ce cas, la nature des phénomènes ne s’impose pas tellement. Sa poigne
mentale (sa tension psychologique) n’arrive jamais à saisir les éléments nécessaires et
suffisants pour mener une vie sociale. Son champ de la conscience étant tellement
rétréci, il est toujours immédiatement saisi par le peu d’idées qui lui viennent les
premières. D’ailleurs, une fois faite l’association des idées, elles sont réalisées
sur-le-champ, parce que Charlie n’a pas cet esprit critique dont Michaux a parlé dans
Les Rêves et la Jambe :
Charlie policeman [...]. Au carrefour, on peut se tourner vers sept boulevards.
Mais les voitures les plus vites[sic] vous arrivent toujours dans le dos. /
5
O.C.I, p. 44.
Faut-il dire que ce rapprochement entre Charlie et Freud est un des nombreux exemples qui
prouvent la réception erronée du freudisme parmi les écrivains français dans les années 1920 ?
Certes, oui. Mais remarquons qu’il s’agit plutôt d’un cas typique de la confusion de l’inconscient
freudien et de l’inconscient à la française que Roudinesco a soulignée et critiquée dans sa
monographie (Voir Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, Fayard, 1994).
En tout cas, Michaux s’apercevra lui-même de sa faute tout de suite après ce texte et la
corrigera dans «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud», sans pourtant changer son
attitude anti-freudienne.
6
123
Charlie s’embarrasse [...]. Alors vient l’idée, l’idée simple. Au bout d’une idée
simple de Charlie, il y a ceci que chaque fois il perd par elle la fonction
sociale qu’il occupait. Mais Charlie suit toujours son idée. / L’idée? Il tire sa
montre. Voilà, de 11 heures 1/2 à 12 heures, les voitures passeront
uniquement dans cette direction-ci, nord-sud. Les autres passeront
l’après-midi [...]»7
De la même façon, Charlie manque de capacité d’unifier suffisamment ses
passés au présent et de créer son avenir se basant sur ses passés. Pour lui, il n’existe
que le présent, ou il n’y a que des instants. Son intelligence manque de capacité de
former un récit qui est essentiel, selon Janet et Delay, pour la mémoire ordinaire8 :
Il tue un policeman. C’est fait. Il le tire par les bottes jusqu’à la rivière. Il ne
se retourne pas. A la rivière, il le pousse du peid. [...] Charlie marche,
marche. / Fatigué, il s’assied sur la pierre. Et la pierre, [...], c’est la pierre du
bief 3. Et la pierre retient l’écluse, et l’écluse retient le cadavre du policeman
qui vient d’arriver. / Charlie a faim. Il lui faudra aller chercher des «cakes»
au café de l’«écluse». / Charlie va au pantalon du cadavre, retire le
porte-monnaie. Puis il va chercher des «cakes».9
Ainsi, sa vie est «coq-à-l’âne». «Ni milieu, ni commencement, ni fin, ni lieu». Il est
«dadaïste»10. Il n’a pas cette fonction du réel, ou cette faculté de synthétiser.
7
8
O.C.I, p. 46-47, je souligne.
Voir Jean Delay, Les dissolutions de la mémoire, P.U.F., 1950, surtout la préface par Janet et
le premier chapitre.
O.C.I, p. 44-45.
10 O.C.I, p. 45. Il est à noter que dans son Bonjour Cinéma, Jean Epstein considère cette
absence de récit comme un caractère essentiel du cinéma. D’ailleurs, pour préciser ce caractère,
Epstein utilise des expressions presque similaires à celles dont Michaux se sert dans «Notre
frère Charlie» : «Le drame [dans le cinéma] continue comme la vie. Les gestes le réfléchissent,
mais ne l'avancent ni ne le retardent. Alors pourquoi raconter des histoires, des récits qui
supposent toujours des événements ordonnés, une chronologie, la gradation des faits et des
sentiments. [...]. Il n'y a pas d'histoires. Il n'y a jamais eu d'histoires. Il n'y a que des situations,
sans queue ni tête ; sans commencement, sans milieu, et sans fin ; sans endroit et sans envers ;
[...] sans limites de passé ou d'avenir, elles sont le présent./ Le cinéma assimile mal l'armature
9
124
D’autre part, le regard de Michaux se porte également sur le symptôme positif
qui dérive du rétrécissement du champ de la conscience chez Charlie. C’est la
dissociation des systèmes psychologiques fragmentaires et leur activation automatique.
Non seulement Charlie est un homme incomplet, mais en même temps il est une sorte
de «homme-bombe»
11.
Il garde en lui une bombe que représentent les idées fixes
subconscientes, autrement dit, le complexe12. Normalement elle reste inactive, mais
une idée-clé ou une image-clé suffisent pour qu’elle explose sur-le-champ, parce que
ce fragment de personnalité n’est plus inhibé par la conscience principale. C’est
pourquoi Charlie ne peut voir un homme courbé sans lui donner un coup de pied.
Or, cette analyse de la simplicité de Charlie nous permet de constater à
nouveau la parenté entre lui et le rêve. Charlie vit comme un rêveur dans la société
civilisée. Sa conscience se morcelle comme dans le rêve et chaque fragment de sa
conscience est attrapé par peu d’idées. Mais, démuni essentiellement d’esprit critique,
Charlie ne s’étonne même pas de l’absurdité des événements. Sa vie passe du
«coq-à-l’âne» comme le rêve. Il est «insensible» comme des «morceaux d’homme». Et
toutes ces analogies proviennent du fait que la vie mentale de Charlie cesse de
s’agréger, qu’elle n’est qu’un assemblage de systèmes psychologiques fragmentaires.
L’insensibilité de Charlie
Ainsi, la théorie janétiste nous permet d’expliquer non seulement la simplicité
compliquée de Charlie mais la continuité des préoccupations de Michaux dans ses
premiers textes. Cependant, cela ne revient pas à dire que Michaux obéit fidèlement à
la théorie de Janet. Tout au contraire, son inclination au «non-conformisme absolu à la
réalité»13 l’oppose ici aussi à Janet : non seulement Janet attache trop d’importance à
raisonnable du feuilleton et, indifférent à elle [...]» (Jean Epstein, Bonjour Cinéma, p. 31-32, je
souligne).
11 O.C.II, p. 171.
12 En ce qui concerne la parenté entre la notion des «idées fixes subconscientes» chez Janet et
la notion du complexe chez Jung et Bleuler, voir Ellenberger, op. cit., p. 432.
13 O.C.I, p. 58.
125
la sociabilité mais essentiellement il n’a pu avoir qu’une conception très figée ou
conservatrice sur les rapports entre la société et l’individu. Certes, Michaux
conviendrait de l’importance de la faculté créatrice ou de la capacité de s’engager dans
la création perpétuelle de soi. Il conviendrait aussi que ces facultés cruciales de
l’homme ne fonctionnent pas efficacement sans intervention de la conscience ou de
l’esprit critique. Mais s’il a inventé un héros aussi incomplet, c’est pour relativiser la
réalité ordinaire en révélant sa complexité à la fois absurde et oppressive. La
simplicité de Charlie fait ressortir les réseaux sous-jacents des règles et des lois qui
constituent la vie sociale. Au lieu de prétendre avoir supprimé le symbolique, Michaux
décèle son omniprésence et le ridiculise au moyen de gestes simplistes de Charlie.
Mais en même temps, à travers son gribouillage directement inscrit à la surface de la
réalité, Charlie efface les sens préfabriqués, trop orientés et trop ordonnés des choses
et leur donne incessamment de nouveaux sens, ne fûssent-ce que très simples :
Charlie, au moment de l’addition, s’embarrasse. / [...] / Charlie voit
la tapisserie des murs, ses lignes rigoureusement verticales qui partent du
plafond au plancher, et ses lignes transversales. / Charlie, avec son stylo,
aligne les boissons par francs et centimes, les francs dans une colonne, les
centimes dans la colonne plus à gauche. C’est bien 43 francs 50 qu’il doit. La
facture est au mur. / Le garçon de café est furieux. [...] / Le garçon appelait
la police, quand Charlie se jeta dans un taxi qui passait.14
D’autre part, alors que Janet met entre parenthèses les questions des instincts et des
désirs en adoptant des notions plus neutres telles que la force psychologique et la
tension psychologique, Michaux devinait bien que le trouble des rapports entre la vie
affective et la vie cérébrale constituait un des problèmes essentiels de la vie moderne.
En soulignant l’insensibilité de son Charlie, il déclare qu’elle est un symptôme
commun aux hommes modernes : «Nous n’avons plus d’émotions. Mais on agit encore.
O.C.I, p. 44. Voir aussi Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste» in
Cahiers de l’Herne consacré à André Breton, L’Édition de l’Herne, 1998, p. 355.
14
126
/ Charlie, c’est nous.»
15
De la même façon, dans un autre passage, il examine plus
minutieusement cette maladie typique à l’âme moderne : «Charlie insensible, c’est la
clef de Charlie. [...] Nous rions. Mais lui ne rit pas. Il ne peut résister à l’impulsion, au
désir de le faire, mais il ne s’en amuse guère. Il n’y est pas sensible.»16 Ainsi, Michaux
ajoute au portrait de Charlie un aspect schizophrénique17. Non seulement son héros
n’a pas une capacité suffisante de synthétiser, mais aussi il perd ce « contact vital avec
la réalité» 18 . Il est en quelque sorte un autiste actif, autiste qui agit sans vivre
vraiment la réalité. Mais la vie moderne ne produit-elle pas de plus en plus de ce type
de caractère ?
Cependant, comme Michaux le suggère en opposant Charlie au romantisme19,
son insensibilité est aussi une marque de la modernité de l’art, dans la mesure où elle
connote la perte de l’intériorité. Charlie n’a pas sa profondeur. Ou plutôt, sa
profondeur surgit toujours devant lui. Ses désirs et ses pensées subconscients
s’extériorisent sur-le-champ et il ne peut même les reconnaître comme les siens. Il est
totalement privé de son intimité et en même temps en est entouré, bizarrement de
l’extérieur. En tout cas, il semble certain qu’en inventant un personnage à la fois
primitif et moderne, Michaux commence à réaliser «une fusion de l’automatisme et [...]
de la réalité extérieure» 20 . Et dans cette mêlée de l’automatique, du réel et du
symbolique (parce que les gestes de Charlie révèlent toujours son omniprésence dans
le monde), naîtra un horizon fabuleux, propre à l’écriture.
15
16
O.C.I, p. 44.
O.C.I, p. 45.
On ne sait si et à quel point Michaux était averti de cette nouvelle notion
psychopathologique qui venait d’être introduite par Minkowski en France dans les années
1920. Mais cette remarque sur Charlie montrera à quel point il attachait de l’importance à la
question de l’inémotivité dans la vie moderne. En effet, n’est-il pas étonnant que l’on puisse
trouver dans Charlie cet aspect d’un autiste actif, autiste qui agit dans la vie réelle sans
«contact vital avec la réalité», d’autant plus que Minkowski consacre tant d’effort à faire
reconnaîre ce cas paradoxal dans sa Schizophrénie, ouvrage publié en 1927. On trouvera, dans
Un certain Plume, comment Michaux développe cette conception de l’autiste actif et crée un
personnage universel et moderne.
18 Voir Minkowski, Schizophrénie, p. 101-110.
19 O.C.I, p. 43-44.
20 O.C.I, p. 61.
17
127
L’inhumanité du désir
Comme nous l’avons souligné jusqu’ici, à travers presque tous ses premiers
textes, Michaux ne cesse d’insister sur l’inhumanité des désirs originels. Toujours
attirant l’attention sur leur état impersonnel, il cherche à les dépouiller de leurs
costumes trop humains ou sociaux21.
Regardons de nouveau la fameuse impulsion de Charlie, à savoir, le désir de
«[d]onner un coup de pied aux fesses d’un homme courbé» et de «voir la tête et le corps
de l’homme chavirant dans la cuve»22. On ne sait si ce désir est vraiment «universel»23.
Mais du moins, pour le premier Michaux, son origine remonte jusqu’à l’enfance de
l’être humain. La preuve en est que dans «Utilité du feu», Michaux esquisse une forme
primitive de ce désir en écrivant : « Il a peut-être fallu pour que le feu parût une bonne
chose que Ndwa poussât sa femme dans le feu, à cause du plaisir qu’il prenait à voir
les longs cheveux disparaître»
24
. D’autre part, Michaux écrit en refusant
l’interprétation sexualiste de Freud dans «Notre frère Charlie» : «Charlie me donne à
penser que, chez les Américains, les désirs utilitaires dominent». Mais il est évident
que les désirs utilitaires étaient déjà là, dès l’enfance de l’homme.
Du moins, on pourrait résumer ses pensées sur le désir comme suit : (1) Il faut distinguer
au moins trois étapes des émotions et des désirs ; i) l’état purement biologique ; ii) l’état des
désirs et des émotions primitifs ; iii) l’état des désirs et des émotions réorganisés par l’esprit
critique de l’homme total civilisé. (2) Ces trois étapes se conservent toutes et constituent une
structure hiérarchique : les désirs et les émotions de niveau inférieur sont normalement
inhibés par les fonctions psychiques supérieures. Mais comme ils sont plus anciens, mieux
organisés et plus stables que celles-ci, ils restent presque intacts dans la vie mentale et
deviennent manifetes à mesure que des fonctions psychiques de haut niveau s’affaiblissent. (3)
Enfin, il faut se méfier de l’humanisation des désirs et des émotions inférieurs ; ils sont
essentiellement imperceptibles et incommunicables pour les fonctions supérieures trop liées au
langage ; non seulement le mécanisme de défense au sens large les écarte de la conscience
normale, mais ils sont trop minuscules pour que l’homme total les remarque tels quels. Ils ne
correspondent pas à la taille de la conscience normale. Il se peut que l’on les sente tout de
même, mais l’on ne peut en prendre conscience ni les communiquer sans les dénaturer
fatalement.
22 O.C.I, p. 60.
23 O.C.I, p. 45.
24 O.C.I, p. 36.
21
128
Maintenant, on comprendra mieux dans quel sens Charlie est «primitif»25 et
comment sa simplicité côtoie l’inhumain. Ses désirs sont certainement universels.
Mais en même temps, sa simplicité est moins innocente qu'elle le semble. Son corps
partage le même désir et la même logique que le corps de Ndwa. Ils se demandent
toujours : «[...] les femmes, les dos, les têtes, les cheveux, à quoi ça peut-il me
servir ?»26. D’ailleurs, même «l'enfant» et «le bébé»27 ne sont pas exceptionnels pour ces
désirs à la fois aveugles et sagaces. Loin d’être l’objet de l’affection, l’enfant, cet objet
impuissant et tendre, est une chose excellemment utile pour eux :
«Charlie porte de la main droite un seau d’eau. C’est lourd. Le bras droit et
l’épaule droite le font soufrir. Il passait près d’une voiture d’enfant –
vivement il saisit le bébé, et le garde dans la main gauche, et continue sa
marche. Il n’a plus mal à l’épaule droite. Excellent contrepoids ! Le bébé lui
sert.»28
«Ndwabi et le pot dans la caverne. / Ndwabi joue, tombe dans le pot. / Le pot
remue fort. / Puis le pot ne remue plus. / [...] / Ndwa revient. Il met la main
dans le pot. / [...] Il découpe un morceau. Il se met à manger. “C’est bien
bon.” Quel est ce morceau ? / C’était une fesse de son fils. / Il ne dit rien, va
dans la hutte de Kwa, prend les enfants, les cuit et les mange.[...] / Tout le
monde sait maintenant combien l’homme est bon à manger.»29
Ainsi, dans le corps de Charlie inventé par Michaux, coule le même sang que celui de
Ndwa, inventeur sinistre du cannibalisme et premier mangeur de son fils 30 . La
dissolution révèle que cette insensibilité primitive subsiste et se revivifie dans l’âme
25
26
27
28
29
30
O.C.I, p. 44.
O.C.I, p. 46, je souligne.
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 34.
Voir O.C.I, p. 33-37 («L’Origine de l’anthropophagie», «La Colère mange l’homme» et
«L’Homme qui mange son fils»).
129
moderne. Et Charlie représente fidèlement la résurgence de cette anciennce
inhumanité dans la vie moderne.
D’autre part, ce rapprochement de Ndwa et de Charlie nous ramène
naturellement à la question du rêve ou de morceaux d’homme. Maintenant, ne
serait-il pas évident que la Jambe, Ndwa et Charlie constituent la trinité de
l’insensible ou de l’inhumain dans les premiers textes de Michaux ? Comme Ndwa et
Charlie, la Jambe n’a pas «d’émotions d’homme»31. Elle est sensible à sa manière mais
elle est indiffértente à toutes les distinctions humaines32. Ainsi, elle met sur le même
plan, les choses et les gens ou les morts et les vivants sans s’occuper de la distinction
du bien et du mal, de même que Ndwa et le désir subconscient de Charlie ne pensent
toujours qu’à ’«utiliser choses et gens et bêtes»33. Et cette inhumanité de leurs désirs
est tout à fait normale parce qu’ils ont été formés à l’époque où les hommes n’étaitent
pas encore humains. Néanmoins, ces ancêtres vivent toujours en homme. L’âme
romantique le nierait. Mais l’âme moderne, trop fatigué et indifférent au compliqué, le
révélera incessamment. Certes, Michaux est encore loin d’arriver à créer des frissons
modernes. Mais on entendra retentir toujours ces voix de Brâakadbar dans tous ses
textes :
«Ne te fie pas à la franchise de mes paroles audacieuses. Si mauvais que tes
voisins t’aient éprouvé, le fils du scorpion ne te reconnaît pas comme son
semblable. Car si loin qu’il creuse dans la crypte de sa mémoire, il ne se
souvient pas d’avoir eu l’homme comme ancêtre.»34
Et il semble presque certain que cette voix remonte jusqu’à celle de Maldoror.
Cela dit, l’inhumain chez Michaux, comme le simple et le primitif, a ceci de
O.C.I, p. 20 : «La jambe est sensible. / Elle n’a pas d’émotions d’homme. Elle a des émotions
de jambe. / L’amitié, la contemplation ? Ce n’est pas son affaire. / Les imprécations de la
Bible? Une toile de Degas? Je dis que la jambe passera son chemin. / [...] / Emotion d’un
morceau d’homme est indifférente et froideur pour homme total. / Caractère du rêve :
Insensibilité! Annafectivité! »
32 O.C.I, p. 20.
33 O.C.I, p. 46.
34 O.C.I, p. 4.
31
130
particulier qu’il est aussi la source du nouveau sens : au temps préhistorique où le
sens n’était pas encore fixé, les instincts humains se chargeaient de la production et de
l’installation du sens humain. Maintenant, avec leur inhumanité, ils démolissent les
sens trop humanisés et trop compliqués. Ils ramènent les hommes au non-sens
originel et les incitent à dessiner de nouveau un sens ouvert aux surfaces de la réalité.
En ce sens, Charlie est non seulement l’acteur du subconscient mais le créateur du
sens. Ses gestes donnent au corporel (à la «tapisserie» ainsi qu’au «bébé») le nouveau
sens en renversant l’ordre des sens fixes.
L’anti-Œdipe
Or, cette attention de Michaux à l’inhumain inhérent à l’homme donne une
autre nuance à son anti-freudisme. Dans «notre frère Charlie» et «Réflexions qui ne
sont pas étrangères à Freud», on le sait, il refuse explicitement le côté pansexualiste de
Freud. Pour cet ancien adepte de la psychophysiologie, la libido ou le désir sexuel n’est
ni élémentaire ni prédominante. A l’instar de Ribot, il met l’accent sur la diversité et
l’hétérogénéité des désirs humains d’une part et de l’autre, il se montre très attentif à
l’échelle qu’ils constituent. En effet, même après avoir abandonné son ancienne
position, Michaux demeurait plutôt fidèle à la théorie sur les tendances de Ribot,
semble-t-il. A la fin de «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud», par exemple, il
écrit :
«[...] Dans le rêve même, l'instinct de conservation, l'instinct de domination,
l'instinct de cupidité se retrouvent. Freud voit dans les rêves des verges
symboliques. Moi, j'y vois des poings, des assiettes de la faim, des maisons
d'avarice. L'amour propre est l'instinct intrinsèque de l'homme. / Freud n’a
vu qu’une petite partie. J’espère démontrer l’autre partie, la grosse partie
[...]»35
35
Ibid., p. 50.
131
D’autre part, surtout dans La Psychologie des sentiments
36
, Ribot analyse
minutieusement des tendances fondamentales de l’homme. Et on peut y trouver les
presque mêmes éléments que ceux que Michaux souligne ici : (i) «L'instinct de
conservation» que Michaux mentionne ici le premier se situe au début de l'échelle des
tendances chez Ribot. (ii) En évoluant principalement dans deux directions (défensive
et offensive), cet instinct capital se transforme en quelques besoins ou émotions
primitives, dont le premier est «la faim et la soif» (qui correspond aux «assiettes de la
faim» chez Michaux), et «la colère» ou «l'agression» (= «des poings») constitue son
deuxième rang avec «la peur» (iii) après ces stades animaux, viennent les émotions
humaines dont Ribot situe au début «l'amour propre (ou self-feeling)» et celui-ci a
tendance à prendre la forme, notamment, de «l'orgueil» (qui correspond aussi à
l'observation de Michaux : «Si j'examine la folie, je trouve l'orgueil. Beaucoup plus de
fous marquent l'orgueil que la libido»37). (iv) Quant à l'instinct sexuel, il n'occupe que le
dernier échelon parmi les instincts primitifs et Ribot n'y accorde pas beaucoup
d'importance38. (v) Enfin, il met au premier rang des désirs et des émotions complexes
ou sociaux (qui dérivent de ceux primitifs) «l'avarice» (= «l'instinct de cupidité» ou «la
maison d'avarice») et «le désir de domination» (= « l'instinct de domination») trouvé non
seulement chez César et Napoléon mais aussi chez les savants et les scientifiques.
Selon Ribot, l'avarice est une forme perverse de l'instinct de conservation, alors que le
désir de domination est une forme développée de l'amour-propre et du sentiment de
force.
Bien entendu, pour établir un rapport intertexuel, il faudrait un examen plus
précis. Mais au moins, cette affinité apparente suffirait à confirmer de nouveau
l’influecne de la théorie de Ribot sur le jeune Michaux.
Cependant, il va de soi que la cause plus essentielle de son opposition au
freudisme réside en son attention à l’état moléculaire, pas encore humanisé, ni
36
37
Voir Ribot, La Psychologie des sentiments, p. 195-279.
O.C.I, p. 49-50.
Il faudrait pourtant admettre que sur ce point aussi, la psychanalyse a apporté une
contribution révolutionnaire : loin d'être l’instinct au dernier échelon, l'instinct sexuel existe
38
132
représentable des pensées, des instincts et de l’être. Si Michaux tient tant à
l’inspiration psychophysiologique, c’est qu’elle le ramène toujours à la base inhumaine,
impersonnelle ou pré-individuelle de l’humanité. Du moins, alors que Freud donne à
l’inconscient un sens plus humanisé en attachant beaucoup d’importance aux relations
familiales39, Michaux cherche à descendre jusqu’à l’état où les désirs ne portent plus
aucun costume humain ou social. Certes, il est incontestable que la théorie de Freud
était révolutionnaire sur plusieurs points et l’évolution ultérieure de la psychanalyse a
surmonté bien des limites de son fondateur en développant les possibilités que sa
théorie comportait. Pourtant, cela n’empêche que pour Michaux, son œdipe recourt
trop à des unités familiales et sociales grossières telles père, mère, enfant qui ne sont
que des composés préfabriqués, reçus trop souvent sans réserve. Du moins, pour lui,
ces unités ne sont jamais naturelles. D’ailleurs, non seulement les instincts, mais l’être
dans son état originel et propre, ne connaissent ni parents, ni fils, ni même Moi40.
Ainsi, il souhaitera plutôt retourner à un anonymat originel, «vidé de l’abcès d’être
quelqu’un» 41. Accepter un personnage social était pour lui tellement impropre. Pour la
même raison, son clown n’a pas de père42. Et Michaux s’interdira de «rentrer» chez ses
parents43, malgré leurs appels qui restent très forts et très entraînants jusque dans
ses dernières années44.
En tout cas, Michaux ne se réconciliera jamais totalement avec la théorie
freudienne. Même s’il accepte une partie de celle-ci éventuellement, ce ne serait
qu’après l’avoir déshumanisée suffisamment. Pour Michaux, Freud costume lui aussi
dès le commencement de la vie affective de l'enfant et se développe suivant quelques stades.
39 Jean-Pierre Martin cite les paroles de Michaux au début de son œuvre biographique :
«Freud, il veut me refiler une famille.» Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Gallimard,
collection «N.R.F. Biographies», 2003, p.13.
40 Michaux écrit dans Poteaux d’angle : «Reconnaître quelqu’un ne va pas de soi. Reconnaître
son père, sa femme, son fils, ou un ami demande une mise au point si délicate qu’on se
demande parfois comment il se fait qu’on réussisse cette opération si souvent [...]» (O.C.III, p.
1058). D’autre part, on peut y trouver une inspiration bouddhiste, bien que ce soit plutôt
l’existence des choses elle-même que nie cette religion philosophique.
41 O.C.I, p. 709.
42 O.C.I, p. 103.
43 Voir «Rentrer», O.C.I, p. 566.
44 Voir, par exemple, la «Postface» de Plume (O.C.I, p. 662) et un passage de Poteaux d’angle
(O.C.III, p. 1076).
133
son inconscient en homme 45.Sa théorie le force trop à être quelqu’un, surtout d’être un
membre de la famille. Certes, ses textes ultérieurs montreront de plus en plus
l’inspiration psychanalytique. Mais, même dans ces textes, son côté psychanalytique
est plus proche de ce que seront la théorie lacanienne ou la schizo-analyse de
Deleuze-Guattari que de la théorie de Freud elle-même, surtout, celle avant l’époque
de la métapsychologie.
La revalorisation du compliqué
Cependant, revenons au Michaux de 1924 et penchons-nous encore une fois
sur «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud». Ce qui nous intéresse autrement
dans cet essai, c’est que, malgré son antipathie contre le côté pensexualiste de la
psychanalyse, Michaux fait une remarque sur le mérite de Freud. Après avoir signalé
l’alternance régulière de la mode dans la science et la philosophie (à savoir l’alternance
du spiritualisme et du matérialisme et celle de la synthèse et de l’analyse), Michaux
reconnaît Freud en gros pour pionnier d’un nouveau domaine où fusionnent les
démarches littéraire, scientifique et philosophique. Pourtant, ses expressions sont un
peu trop obscures pour en tirer une conclusion précise tout de suite. Examinons donc
de près le passage en question :
Bien entendu, surtout depuis «Au-delà du principe de plaisir», la théorie de Freud
commence à souligner la nature originellement inhumaine de la pulsion. Mais cela n’empêche
que les paroles de Minkowski dans Le temps vécu (publié en 1933) semblent correctes : «[...]
elle [= la psychanalyse] nous enseigne de ne pas trop nous fier aux mobiles conscients de nos
actions. C’est là, à mon avis, le côté éthique du freudisme. Mais en même temps la
45
psychanalyse substitue à ces mobiles conscients des mobiles inconscients, faits sur l’image des
premiers, et croit épuiser ainsi l’inconscient. Dans cette rationalisation, vraisemblablement
inévitable dans ces conditions, réside selon toute probabilité sa force pragmatique ; par cette
rationalisation même elle se montre puissants dans la vie collective, comme le fait, dans un
autre ordre d’idées, le matérialisme historique avec lequel elle a plus d’un point commun. Mais
c’est là également que réside son caractère négatif, puisqu’elle substitue ainsi ses images
rationnelles à la source même de notre vie et leur subordonne ensuite toutes les valeurs de
celle-ci, des plus insignifiantes jusqu’aux plus élevées» (Eugène Minkowski, Le temps vécu,
P.U.F., collection «Quadrige», 1995, la première édition en 1933, p. 50-51, je souligne).
134
Freud est, dans le domaine de la philosophie, la réaction contre le XIXe
siècle./ Il substitue aux données objectives extérieures l’introspection,
l’analyse du sujet./ Le principe de sa manière de voir me paraît ceci, qui est
excellent, qui est la réaction : «Entre deux explications, également possibles,
la plus compliquée a autant de valeur que la plus simple, la subjective
autant que l’objective.» / […] Freud a introduit, dans la science, les procédés
psychologiques du roman, des mémoires et des confesseurs.46
Devant une telle remarque, on hésite à se prononcer sur les sérieux à quel
point Michaux a pris au sérieux la théorie de Freud. Mais en tout cas, on pourrait y
lire des changements dans son attitude vis-à-vis de Freud ainsi que dans son opinion
vis-à-vis des sciences exactes.
Remarquons d’abord que Michaux commence à relativiser les procédés de la
science exacte47 qui lui étaient plutôt familiers. Comme on le sait la science exacte du
XIXe siècle, atomiste et mécaniste, cherchait à expliquer des phénomènes en allant du
simple au compliqué ou de l’inférieur au supérieur. Décomposer le compliqué d’abord
en éléments les plus simples et reconstituer par eux le tout originaire était sa
principale démarche. Cela signifie aussi que la science exacte considérait le compliqué
comme l’ensemble des éléments simples48. D’autre part, comme il se doit, elle prétend
se baser sur des données objectives. Elle pensait qu’elle devait et pouvait éliminer
strictement des éléments subjectifs.
46
O.C.I, p. 49, je souligne.
Michaux écrit tout au début de cet essai : «Les sciences exactes sont devenues notre pain. /
L’a priori et la métaphysique, on les dédaigne» (O.C.I, p. 48).
48 Comme on le sait bien, une nouvelle tendance épistémologique appelée holisme commence,
en particulier, avec la psychologie de Gestalt et atteint son sommet avec La structure de
l’organisme de Goldstein publié en 1934. Celui-ci écrit dans l’introduction : «Je ne crois pas me
tromper en disant que jusqu’à présent, chaque fois qu’on a tenté de comprendre la vie, on est
allé de «l’inférieur» au «supérieur». On était imbu de l’idée que les classes des êtres vivants
forment une échelle dont les échelons inférieurs sont représentés par des êtres de structure et
de fonctions relativement simples, dont les êtres supérieurs ne se distinguent que par une
structuration plus différenciée. [...] Ainsi se maintint le procédé d’investigation de «bas» en
«haut». / Dans l’exposé que nous allons faire des phénomènes de la vie, nous essaierons de
suivre la marche inverse.[...]» (Kurt Goldstein, La structure de l’organisme, Gallimard,
collection «TEL», 1983, p. 7).
47
135
Bon gré mal gré, les procédés de Freud s’opposent à ces démarches
traditionnelles. Il s’occupe d’emblée de l’analyse des phénomènes compliqués et essaie
de trouver une cause subjective dans l’histoire personnelle du patient. On dirait que
pour Freud, le compliqué (= le manifeste) ne peut être expliqué que par d’autres
compliqués (= les latents). Dans sa théorie, même un phénomène qui a apparemment
l’air simple n’est que le résultat des conflits des éléments plus ou moins contradictoires
ou polyvalents. Pour Freud, il n’y a rien de simple dans la vie mentale humaine.
D’autre part, comme on le sait bien, Freud traite dans les mêmes termes de la réalité
psychique et de la réalité objective. Pour l’inconscient, il n’y a pas de distinction nette
entre l’objectif et le subjectif ni de séparation nette entre le réel et l’irréel. Il s’ensuit
que la psychanalyse attache autant d’importance aux fantasmes des malades qu’aux
faits objectifs. Dans la vie mentale des psychotiques, le faux a autant de valeur que le
vrai.
Ainsi, sa tendance pansexualiste mise à part, le freudisme avait ceci de
révolutionnaire, semble-t-il : il a attiré l’attention des psychiatres (i) sur les éléments
subjectifs qui avaient été presque entièrement négligés dans les études psychologiques
traditionnelles, (ii) sur les phénomènes compliqués qui sont irréductibles aux éléments
simples et enfin (iii) sur les vérités cachées ou transformées dans les fantasmes et les
mensonges. La nouveauté de la théorie freudienne se distingue davantage quand on la
compare avec la psychophysiologie de Ribot qui est essentiellement atomiste et même
avec la psychologie formaliste de Janet qui ne prête pas assez d’attention aux éléments
subjectifs ni aux phénomènes apparemment superficiels49. Certes, comme on le dit
souvent, toutes ses découvertes n’étaient pas forcément originales. Il faudrait
constater du moins que beaucoup d’entre elles étaient déjà connues, soit dans les
études psychologiques contemporaines soit dans le domaine de la littérature50. Et il est
évident que le jeune Michaux partageait la même opinion ; par deux fois (dans «Notre
Sans doute, comme le montre Ellenberger, Janet s’était aperçu lui aussi de quelques-uns de
ces aspects. Mais,il ne les a pas approfondis comme Freud.
50 Dans le numéro spécial consacré à «Freud et la psychanalyse» du Disque Vert, Hesnard, qui
introduit, avec Dr. Régis, le freudisme en France, signale lui-même ce point. Voir Le Disque
Vert, no.4-5, 1924, p. 9-11.
49
136
frère Charlie» et dans «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud»), il met sur le
même plan Freud et de grands romanciers.
Mais à la différence de «Notre frère Charlie», dans ce texte, la comparaison de
Freud avec des écrivains n’est pas forcément négative. Certes, Michaux refuse toujours
le côté pansexualiste de Freud et il n’avait aucune confiance en l’efficacité de la
thérapie51. Mais, il est tout de même certain que Michaux commençait à trouver dans
les procédés de Freud quelques clés pour la fusion du littéraire et du scientifique, et
surtout pour la réintégration du simple et du compliqué. Naturellement, Michaux ne
précise pas les détails de ses nouvelles idées. Mais, du moins, une chose est sûre ; dans
ses textes ultérieurs, l’inspiration jacksoniste et l’inspiration psychanalytique
s’allient52 . En quelque sorte, ses pensées sur la structure hiérarchique de l’esprit
humain et ses méditations sur le contenu de son propre subconscient confluent dans
son acte d’écrire créatif et imaginatif. Remarquons surtout le destin du simple et de
l’inhumain dans ses textes ultérieurs. Certes, l’attention de Michaux à leur aspect
formel demeure et ses personnages resteront primitifs et incomplets en ce sens. Mais
en même temps, ils dépasseront ou plutôt annihileront la distinction évolutionniste du
simple et du compliqué, parce qu’ils se transforment en simulacres qui ne représentent
aucunement la réalité et qui ne peuvent même pas apparaître sans être transformés
ou sans être rendus autres. Ils sont des existences à la fois automatiques et hautement
intellectuelles parce qu’ils ne peuvent exister que comme effet incorporel d’une écriture,
qui est mûrement méditée et réfléchie, mais qui souhaite garder leur caractère
inhumain et asocial d’une façon ou d’une autre. Et à travers cette écriture, Michaux
«Freud : des recettes de clinicien? Horrible!» (O.C.I, p. 49).
L’idée de la fusion du jacksonisme et de la psychanalyse n’est pas aussi absurde, parce qu’en
effet, c’est la solution adoptée par les psychiatres français de la nouvelle génération dont les
représentants sont Minkowski, Henri Ey et Jean Delay (plus précisément, la psychiatrie au
sens étroit est née quand elle a intégré la psychopathologie traditionnelle et la psychanalyse).
D’une part, ils constatent presque unanimement la grande contribution de la théorie de Freud :
c’est surtout lui qui a introduit la notion du contenu dans les études des maladies mentales.
Mais d’autre part, ils signalent aussi, toujours presque unanimement, un défaut de Freud,
pour ne par parler de son pansexualisme ; le freudisme attache trop d’importance au contenu
des phénomènes inconscients et à son décodage, alors qu’en fait, le contenu des phénomènes
inconscients ne constitue pas à elle seule la cause de la maladie mentale. En d’autres termes,
ces psychiatres français respectent toujours le troisième principe jacksoniste : il n’y a pas de
symptômes positifs sans symptômes négatifs.
51
52
137
s’efforcera de condenser des vérités à la fois personnelles et universelles dans ses
textes imaginaires.
Cela dit, il faut encore du temps pour que Michaux arrive réellement à établir
sa poétique et entre-temps, ses pensées sur l’écriture se formeront et mûriront en
plusieurs étapes. Nous continuerons donc notre analyse de ses premiers textes et
dépisterons autant que possible les traces du développement de ses idées. L’examen du
surréalisme et de son automatisme constitue notre prochaine interrogation.
«Surréalisme» : le spiritisme et l’automatisme des gestes
Presque un an après la parution de «Notre frère Charlie», dans
«Surréalisme» 53 , Michaux s’approche de nouveau du modèle janétiste sur la
désagrégation de la conscience et l’activation des phénomènes subconscients. Il est vrai
que, comme nous l’avons vu, son «non-conformisme absolu à la réalité» qu’il partage
avec Breton l’oppose radicalement à Janet. Néanmoins, dans une section sous-titrée
«Incontinence» au moins, l’argument de Michaux montre toujours son inspiration
janétiste. Tout au début de ce passage, il définit «l’automatisme» comme
«l’incontinence». Et reprenant pour exepmle ce fameux geste de la jambe («Donner un
coup de pied aux fesses d’un homme courbé»54), il l’appelle «l’incontinence de gestes» et
l’oppose à «l’incontinence graphique» de Breton, à savoir, son écriture automatique.
Ensuite, pour rectifier la méprise de Breton qui se prétend s’être dégagé de toute
pensée consciente, Michaux invoque un phénomène spirite bien connu à cette époque,
c’est-à-dire, la table parlante :
[...] assemblez autour d’une table des gens, se tenant et la tenant par les
pouces ; et voilà la table qui se met à tourner, tourner jusqu’à choir dans la
Nous avons déjà partiellement examiné ce texte en le rapporchant de la théorie d’Epstein
(voir notre chapitre 3). Ici, nous l’examinons de nouveau du point de vue janétiste ou
jacksoniste.
54 O.C.I, p. 60.
53
138
cheminée. Et tous de s’écrier : «Mais nous n’avons rien fait!» Bon ! Fluide ou
frottement, vous vous êtes occupés de la table : vos pouces se sont occupés
de la table. / Breton ne fait pas attention aux phrases à écrire... Mais le
crayon de l’homme de lettres veille pour son maître.55
Or, parmi l’automatisme des gestes, la table parlante et l’écriture automatique, il n’y
en a aucun qui ne soit pas traité en détail dans L’Automatisme psychologique de Janet.
Et ce qui est plus important, c’est que Janet explique tous ces phénomènes toujours en
appliquant les mêmes lois psychologiques. Il écrit, par exemple, sur les phénomènes
spirites :
En un mot, les pensées provoquent, comme nous le savons, des mouvements
involontaires ; c’est la pensée consciente du médium qui met la table en
mouvement à son insu […]./ Ces actes intelligents ne sont pas seulement
involontaires, ils sont encore inconscients : non seulement le sujet ignore
son mouvement, mais il ignore la pensée qui dirige ce mouvement. […]56.
De la même façon, il conclut un peu plus tard :
Le point essentiel du spiritisme, c’est bien, croyons-nous, […], la
désagrégation des phénomènes psychologiques et la formation, en dehors de
la perception personnelle, d’une seconde série de pensées non rattachées à
la première. Quant aux moyens que la seconde personnalité emploie pour se
manifester à l’insu de la première, mouvement des tables, écriture ou parole
automatique, etc., c’est une question secondaire. […] Cette action, quelle
qu’elle soit, est toujours une action involontaire et inconsciente […].57
Ainsi, en ce qui concerne le côté formel de l’automatisme, il semble presque
55
56
57
O.C.I, p. 60.
Janet, L’Automatisme psychologique, p. 370, je souligne.
Ibid., p. 379.
139
certain que Michaux se réfère toujours à l’inspiration janétiste. En effet, non
seulement il reconnaît dans tous les phénomèmes automatiques l’apparition des
systèmes psychologiques fragmentaires dissociés de la conscience principale du sujet,
mais il suggère même que la désagrégation de la conscience a de niveaux variés de
profondeur 58 . D’ailleurs, Michaux ne pense guère que l’automatisme soit un
phénomène surnaturel ou une activité créatrice à lui seul ; il est plus ou moins la
vivification de ce qui a été antérieurement systématisé et que ce soit purement
psychologique ou un composé du physique et du psychique, il ne peut se développer
que dans une gamme très limitée. C’est pourquoi il considère l’écriture automatique de
Breton comme une «expérience» qui empêche la création59.
En tout cas, il semble certain que négligeant totalement l’intention de Breton
qui essaie d’allier son écriture automatique à l’association libre de Freud, Michaux
ramène cette expérience au contexte janétiste développé dans L’Automatisme
psychologique60. Non seulement il traite dans les mêmes termes de l’automatisme des
gestes et de l’écriture automatique surréaliste, mais aussi, comme se référant à la
conception jacksoniste sur la structure hiérarchique des fonctions psychiques, il
qualifie l’automatisme surréaliste de «superficiel»61.
Voir O.C.I, p. 60.
«[...] après une nouvelle lecture de Poisson soluble j’en [= l’opinion de Joseph Delteil] tombe
d’accord une fois de plus, sur ceci : que les expériences sont mauvaises pour les œufs» (O.C.I, p.
60).
60 Bien entendu, il faudrait aussi tenir compte de la théorie de Myers concernant le moi
subliminal quand on parle de l’écriture automatique de Breton, comme on le sait bien depuis la
remarque de Starobinski. D’ailleurs, dans ses dernières œuvres, Michaux mentionne lui aussi
l’être impersonnel ou super-personnel qui habite les tréfonds de chaque personne. Mais, il ne le
confondra jamais avec les consciences partielles ni avec l’automatisme au sens étroit. D’autre
part, il est à remarquer aussi que pour le premier Michaux, l’automatisme compte parce qu’il
est une voie pour l’insubordination ou pour le non-conformisme à la réalité.
61 «Il [= Breton] a vu le nez de l’automatisme ; il y a encore derrière tout un corps» (O.C.I, p. 60).
En effet, la theorie de Janet sur la hiérarchie des fonctions psychiques semble favorable à cette
opinion de Michaux. Le tableau que Janet présente dans Les Obsessions et la psychasthénie
nous suggère, par exemple, que Breton n’ait fait que passer de la fonction du réel qui occupe le
premier rang à l’activité «désintéressée» qui occupe le deuxième rang. Janet précise davantage
des caractères de ce deuxième stade : «la perception sans le sentiment de la certitude», «l’action
sans le sentiment du présent, de l’unité et de la liberté». Sans doute, Breton a-t-il vécu aussi
l’activation «des fonctions des images (l’imagination, la rêverie, le raisonnement abstrait)»
situées au troisième stade. Mais, il reste encore deux stades plus rudimentaires ; le stade des
réactions émotionnelles dites viscérales et le stade des mouvements musculaires censés être
58
59
140
L’inertie
Selon le jacksonisme, il n’y a pas de symptômes positifs qui ne soient pas
précédés de symptômes négatifs. Et sur ce point aussi, Michaux semble partager la
même opinion. Et son attention à la concomitance de ces deux catégories de
symptômes l’incite à critiquer une autre insuffisance de l’automatisme de Breton, à
savoir, son inertie.
En effet, faisant remarquer la lenteur et la monotnie de «la vitesse de pensée»
de Breton, Michaux insinue que son subconscient ne se déclenche pas réellement («Oui,
l’autre cause de monotonie dans Poisson soluble est celle-ci : la vitesse de pensée est
constante et la pensée va au pas. Elle ne court pas, elle ne prend pas le mors aux dents,
elle n’a pas d’émotion. Elle manque de tragique»62).
Or, pour Michaux, le subconscient paisible ne compte pas plus que ses rêves
ordinaires qui sont «pâles»63et «gris»64 et «avec lesquels on est obligatoirement passif»65.
Ce qu’il veut, c’est de voir le subconscient s’activer, de vivre réellement le subconscient
qui se déchaîne ou qui prend le mors aux dents et de s’activer lui-même en exploitant
ce feu interdit aux hommes. Autrement dit, ce qu’il hait le plus, c’est l’inertie66. Elle est
son éternel ennemi et qu’il s’agisse du réel ou du subconscient, il ne peut supporter
tout ce qui le cloue à l’anémie ou tout ce qui se contente de son état statique. Si dans
ses textes ultérieurs, les luttes imaginaires occupent une place majeure, c’est qu’elles
lui permettent de sortir de l’inertie, de son inertie foncière67 ainsi que de celle de
inutiles. Il est certain que Breton ne tient guère compte de ces agitations émotionnelles et
motrices, directement liées aux facteurs physiques.
62 O.C.I, p. 59. Dans «Recherche dans la poésie contemporaine», Michaux affirmera plus
clairement sur l’écriture automatique : «Le subconscient reste inerte, il affleure à peine. Le
poète a là un rôle passif. D’où sans doute ennui que dégage ce style, dans son essence dépourvu
de force et de vie» (O.C.I, p. 977-978, je souligne).
63 O.C.III, p. 447.
64 O.C.III, p. 461.
65 O.C.III, p. 476.
66 Voir O.C.I, p. 969 et O.C.III, p. 594.
67 O.C.III, p. 594.
141
l’époque68. Il faut savoir profiter au maximum de l’énergie psychique obtenue par
l’activation du subconscient. Il faut réagir pour exorciser tout ce qui opprime l’être
humain. Cette propension est si forte chez lui que même sur le bateau pour l’Équateur,
il se plaint de la mer plate69 et imagine un océan tumultueux qui noie un jeune joueur
de patinage à roulettes70. De la même façon, s’il préfère la rêverie (le rêve vigile) au
rêve de nuit, c’est que dans ses rêveries, les «combats, la vaillance, l’ardeur, l’exaltation,
l’enthousiasme [...]» sont «si présents»71. Par contre, dans le rêve, non seulement «l’on
ne peut choisir, lutter, intervenir, modifier [...]», mais plus essentiellement «l’on ne peut
jouir des retours en force, les précieux retours en forces»72.
Cette tendance principale de Michaux qui devient de plus en plus manifeste
dans ses textes ultérieurs se trahit déjà dans sa critique adressée à Breton. Certes,
Breton prétend atteindre l’«automatisme psychique pur»73. Soit. Mais le subconscient
sera beaucoup plus merveilleux quand il fait rage ou qunad il sème le sujet-scripteur74.
Or, pourquoi son Poisson soluble est-il si monotone ? Parce que sa désagrégation
mentale est fausse ou bien que la pseudo-suspension des fonctions supérieures ne
suffit pas pour déclencher vraiment le subconscient : celui-ci est plus sagace qu’on ne
le croit. Il devine tout de suite la superficialité du dégât de son homme. D’ailleurs,
cette sagacité est inhérente à l’organisme même. Si une fonction a été vraiment perdue,
les autres fonctions concourront à la compléter ou à s’y substituer. Mais si la perte
n’est pas encore sérieuse, ce «réajustement» ou ce phénomène substitutif n’arrivera
jamais75. Du moins, il semble certain que Michaux était plus attentif que Breton au
caractère indomptable du subconscient, dès le début. Il écrit dans «Surréalisme» :
«C’est aussi à cela que tient surtout le poète, à un départ nouveau, à une victoire sur l’inertie,
sur la sienne, sur celle de l’époque, sur l’éternel engourdissement des réactionnaires» (O.C.I, p.
969). Dans Émergences-Résurgences, on trouvera que le même sujet se répète : «Aux
mouvements de colère qu’il suscite en moi je me reprends, je le reprends, le divise, l’écartèle,
l’envoie promener. La grosse tache naturellement baveuse je n’en veux pa, je la rejette, la
défais, je l’éparpille. A mon tour !» (O.C.III, p. 590-591).
69 Voir O.C.I, p. 144-145.
70 O.C.I, p. 146-147.
71 O.C.III, p. 477.
72 O.C.III, p. 476.
73 André BRETON, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 328.
74 O.C.I, p. 60.
75 Voir Goldstein, La Structure de l’organisme, chapitre VI-B, p. 185-208.
68
142
«Reposez-vous le bras, lui dit-on, et le bras reste tendu! »76.
Mais pour que le subconscient s’active, en fait, il n’y a même pas besoin de
suspendre les fonctions supérieures. Dans le vrai danger de la vie, dans les vraies
maladies physiques ou psychiques, quand la vie émotive est vraiment blessée, le
subconscient s’active spontanément et immanquablement. En un mot, pour déchaîner
le subconscient, il faut et il suffit que la vie instinctive soit vraiment émue ou blessée.
Bien entendu, Michaux n’en dit pas long sur un tel truisme. Cela n’empêche que ce
truisme est essentiel dans son activité artistique. Comme l’indique Jean-Claude
Mathieu
77,
Michaux s’approche de l’écriture automatique à la manière de Breton
plutôt dans ses œuvres picturales. Et c’est lors d’un accident malheureux et mortel
dont sa femme fut victime que Michaux a vécu l’automatisme psychique le plus pur et
le plus déchaîné78 ( excepté le cas des expériences des hallucinogènes, bien entendu).
Comme il se doit, le déchirement qu’il a essuyé ne lui permet pas de rester dans un
état «passif» ou «réceptif» que Breton préconise
79 .
Sa pensée subconsciente a de
«l’émotion» ou littéralement du «tragique»80. Elle fait rage et prend le mors aux dents.
Ou plutôt, à ces moments douloureux, on est à la fois le cheval enragé et l’homme qui
est semé par lui81. On est à la fois la tempête et le noyé qui souhaite qu’elle le plonge
davantage au fond de la mer. Dans l’eau devenue torrentielle de son aquarelle,
Michaux n’est plus un poisson soluble, mais un poisson infiniment blessé. Il ne
O.C.I, p. 60. Et dans «L’Avenir de la poésie», il écrira toujours : «Il ne suffit pas d’observer des
chevaux dans la journée pour en rêver à coup sûr la nuit, il ne suffit pas de se proposer très
opiniâtrement d’en contempler en rêve pour les y voir venir. [...] La volonté n’y suiffit pas, ni
l’intelligence» (O.C.I, p. 968).
77 Voir Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste», in Cahiers de l’Herne
consacré à André Breton, L’Édition de l’Herne, 1998, p. 353-363.
78 «Je suis au-delà. J’ai besoin de me laisser aller, de tout laisser aller, de me plonger dans un
découragement général, sans y résister, sans vouloir l’éclaircir, en homme étourdi par les chocs,
qui aspire à s’étourdir davantage... [...]» (O.C.III, p. 568). «Spontanée. Surspontanée. La
spontanéité, qui dans l’écriture n’est plus, s’est totalement reportée là, où d’ailleurs elle est plus
à l’aise, la réflexion plus naturellement pouvant être tenue à l’écart.// Je ne délibère pas.
Jamais de retouches, de correction. Je ne cherche pas à faire ceci ou cela ; je pars au hasard
dans la feuille de papier, et ne sais ce qui viendra. [...]» (O.C.III, p. 574-575). Voir aussi
Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 355 et p. 361.
79 André Breton, Œuvres complètes, tome I, p. 330.
80 O.C.I, p. 59.
81 Michaux écrit dans l’exergue de «Vieillesse de Pollagoras» : «Je voudrais bien savoir
pourquoi je suis toujours le cheval que je tiens par la bride» (O.C.II, p. 232).
76
143
souhaite pas dicter la pensée. Il ne veut pas suivre «le fonctionnement réel de la
pensée»82. Mais ce qu’il veut, c’est de rendre autre83 tout ce qu’il a subi, en biffant tout
ce qu’il a maintenu de faux84. Il souhaite extérioriser ses plaies intimes et si profondes.
Il désire que le monde et les choses aient eux aussi des plaies85. On croirait qu’il s’agit
d’un cas exceptionnel. Mais ce type de drame précède plus ou moins, fatalement, toute
l’activité artistique de Michaux. Ainsi, il souligne parmi ces lignes d’Émergences,
résurgences : «Toujours à la dissolution, comme à un préalable nécessaire, je dois avoir
recours»86.
D’autre part, il va de soi que la «dissolution» de Michaux est différente de la
solution de Breton qui est en fait la réunification87. La dissolution de Michaux, c’est
d’abord le déchirement et le déchaînement. Toute la construction de sa vie mentale se
démolit. Et à travers cette démolition, tous ses fous potentiels, tous ses «larves»
monstrueux resurgissent. Ils ne sont pas sans se vivifier dans un désordre énorme, car,
pour Michaux, l’homme recèle de multiples êtres sous-jacents en lui et la dissolution
révèle ce «moi comme foule» 88 qui est toujours prêt aux opérations à la fois
surhumaines et subhumaines89.
A la rigueur, au fond de son désespoir, il voit naître un «dragon» à «cent queues
de flammes et de nerfs» 90 . Ce poisson profondément blessé ressuscite devenu un
dragon gigantesque pour lancer une bataille solitaire.
Tel est le drame dynamique du subconscient chez Michaux. Au lieu d’être
André Breton, op. cit., p. 328.
Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 359-360.
84 «J’ai besoin de me déchaîner de la chaîne des mensonges et de mon maintien faussement
calme [...]. / De nouveau l’inanité de la vie qui tient à un rien, l’absurdité et la fausseté de toute
harmonie, la sottise de toute entreprise s’impose [...]» (O.C.III, p. 568).
85 «Je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire. D’un monde de choses confuses, contradictoires, j’ai à
me défaire. A la plume, rageusement raturant, je balafre les surfaces pour faire ravage dessus,
comme ravage toute la journée est passé en moi, faisant de mon être une plaie. Que de ce
papier aussi vienne une plaie!» (O.C.III, p. 565-566).
86 O.C.III, p. 573, je souligne.
87 Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 357-358.
88 Ibid., p. 358.
89 Voir O.C.II, p. 435-436 : «[...] homme pour l’opération éclair / pour l’opération tempête / pour
l’opération sagaie / pour l’opération harpon / pour l’opération requin / pour l’opération
arrachement [...]».
90 O.C.I, p. 713.
82
83
144
statique et monotone, il y existe toujours des déchirements, des combats et la
révélation d’une «foule en mouvement»91. Ainsi, dans le premier fragment de «La Nuit
remue », le sujet-parlant criera : «On s’enfuit alors, on est des milliers à s’enfuir. De
tous côtés, à la nage ; on était donc si nombreux !»92. Le même cri retentit également
dans «Mouvements» :
«Fête de taches, gamme des bras / mouvements / on saute dans le «rien» /
efforts tournants / étant seul, on est foule / Quel nombre incalculabre
s’avance / ajoute, s’étend, s’étend ! / Adieu fatigue / adieu bipède économe à
la station de culée de pont / le fourreau arraché / on est autrui / n’importe
quel autrui / On ne paie plus tribut [...]»93.
Cependant, comme ce monde est blessant pour lui ! Comme tout apporte si
facilement la dissolution. Certes, il arrive parfois que, happé par des bonheurs
passagers, il doit rechercher son malheur en repoussant ceux-là qui ne sont pas
prédestinés à lui94. D’autre part, il arrive aussi que la blessure subie ne déclenche pas
sur-le-champ sa contre-attaque. Ainsi, dans la préface d’Épreuves, exorcismes, il
écrit : «Cette montée verticale et explosive est un des grands moments de l’existence.
[...] Mais la mise en marche du moteur est difficile, le presque-désespoir seul y
arrive.»95 Quoi qu’il en soit, s’il arrive à gagner «le tremplin magique» et «un état au
maximum d’élan»96, ce n’est qu’à travers de vraies épreuves de la vie.
O.C.I, p. 664. Jean-Claude Mathieu précise cette spécificité de l’automatisme chez Michaux
en le comparant à l’automatisme lisse chez Breton : « Bien loin de lisser le langage, il [=
91
Michaux] accroît la polémique interne ; une langue sans combat ennuie, comme “un dessin
sans combat ennuie”. La discorde accrue au sein du langage renvoie à la vérité d’un sujet
divisé ; l’écriture fait ainsi apparaître, et active, les dissociations de la personnalité [...]. Ce qui
justifierait l’automatisme serait de révéler le moi comme foule, myriade de positions d’équilibre
provisoires [...]» (Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 358, je souligne).
92 O.C.I, p. 419.
93 O.C.II, p. 438.
94 Voir «Bonheur bête» : «Mon malheur était beaucoup plus considérable, il avait des propriétés,
il avait des souvenirs, des excroissances, du leste» (O.C.I, p. 442).
95 O.C.I, p. 774, je souligne.
96 O.C.III, p. 594.
145
146
6
Vers la poétique du rien
«Énigmes» ou l’écriture de surface
Comme nous l’avons écrit dans le chapitre précédent, dans «Surréalisme»,
Michaux déclare son aspiration au «merveilleux» en témoignant sa sympathie pour le
«non-conformisme absolu à la réalité» de Breton. Certes, il accuse son écriture
automatique d’être superficielle. Mais cela n’empêche qu’il s’affronte lui aussi à ce que
l’on appelle la réalité et essaie d’inventer un monde indépendant du réel à travers
l’écriture. En effet, dans des textes fragmentires groupés sous le titre d’«Énigmes»,
publiés en même temps que «Surréalisme» dans le même numéro du Disque Vert1,
Michaux réitère son attaque à la réalité qu’il a ébauchée dans son premier texte. Il
appelle ces textes «FABLES DU MERVEILLEUX» et les qualifie même de
«surréalisme non-automatique» 2 . Mais comme les lettres adressées à Hellens le
suggèrent, ceux-ci avaient été écrits, probablement, bien avant son essai sur Breton. Il
n’est donc pas sûr que ces textes réalisent son idéal littéraire exprimé à la fin de
«Surréalisme», à savoir, «[u]ne fusion de l’automatique et du volontaire, de la réalité»3.
Quoi qu’il en soit, ils montrent évidemment son «non-conformisme absolu à la réalité»
et témoignent en même temps de ce qu’il avait déjà commencé à développer sa
nouvelle écriture dans une direction tout à fait autre que celle de Breton.
1
2
3
Le Disque Vert, 3e année, 4e série, no. 1, janvier, 1925.
Henri Michaux, Sitôt lus, p. 75.
O.C.I, p. 61.
147
L’effacement
Ce qui nous étonne d’abord dans ces textes, c’est que Michaux en élimine non
seulement la réalité en tant que «celle qui est perçue sensiblement et logiquement
conçue», mais également l’intériorité. Qu’il s’agisse de «l’extraréalisme» ou de
«l’introréalisme»4, il éloigne le réalisme de toute sorte et cherche à construire, à travers
une nouvelle écriture, un espace fabuleux où seul l’impossible se passe.
En effet, ce qui prédomine dans cette utopie, c’est l’absence de toutes les
distinctions : il n’y a plus là de limites corporelles, ni spatiales ni temporelles ; pas de
distinction du dehors et du dedans, ni de l’avant et de l’après non moins que celle d’ici
et de là ; même les frontières de l’absence et de la présence sont floues, à plus forte
raison, celles entre le sujet et l’objet. Et dans ce monde où toutes les cloisons sont
supprimées, un horizon étrange commence à s’étendre progressivement ou de façon
fragmentaire. En un mot, c’est la surface, privée de profondeur ainsi que de hauteur.
Elle ne connaît aucune épaisseur et seul ce qui n’a pas de substance peut y survivre.
Mais comment expliquer le surgissement soudain de cet espace hautement
moderne chez Michaux ? Celui-là est d’autant plus problématique que nous savons
son attachement au corporel et au profond qui marque ses premiers textes. D’ailleurs,
Michaux ne vient-il pas de critiquer le surréalisme en raison de leur superficialité
même ? Bien entendu, il est probable que son écriture de plus en plus caractérisée par
l’effacement l’ait amené finalement à cet espace à la fois vide et dense. En quelque
sorte, il a appris à écrire avec une gomme particulière qui rature non seulement la
réalité mais aussi la substance des choses, à tel point que ses textes ne riment plus
avec rien de connu ni de conçu. D’autre part, pour Michaux, ce qui est vraiment
profond est par nature absolument inexprimable. Aucune parole ne peut le
représenter ni même l’indiquer sans le dénaturer fatalement. Cela revient à dire que
toutes les expressions sont également fausses, vis-à-vis du profond. Alors pourquoi pas
l’écriture sans aucune profondeur ? Comment l’absence totale de ça ne fait-elle pas le
ressortir davantage ? Ou faut-il dire plutôt, à l’instar de Deleuze (et de Lacan), que ça,
4
O.C.I, p. 61.
148
ou cet objet virtuel, n’est pas là où il doit être et qu’il ne peut être trouvé que là où il
n’est pas, parce que l’objet virtuel «a pour propriété d’être et de ne pas être là où il est,
où qu’il aille»5 ? Quoi qu’il en soit, il semble certain que la nature paradoxale et
perverse de la surface correspond en partie au profond, car le profond est tout libre de
la distinction du vrai et du faux. Ainsi, comme le signale Jean-Michel Maulpoix, ce
serait «faute de mieux» 6 qu’il s’engagea dans cette écriture, certes. Mais cela
n’empêche qu’elle est le meilleur moyen pensable pour répondre au foncièrement
énigmatique, car pour cela, «c’est en énigmes aussi qu’il convient le mieux de
répondre»7.
L’espace de l’absurde
Examinons de plus près ces textes. On comprendra facilement que les
personnages dans ces textes sont construits sur l’absurde ou qu’ une contradiction
absolue constitue leur essence. Ils sont à la fois A et non A. Ils appartiennent à la fois à
deux catégories ou à deux séries incompatibles et en même temps ils n’appartiennent
à aucune. Le «je» dans le quatrième fragment dit, par exemple, qu’il était «mimique».
Donc il était corporel ou du moins il s’y attachait. Mais en même temps, il n’a ni masse,
ni forme, ni substance. Il était donc incorporel. Au moins pour l’objet réel, il était à la
fois quelque chose de superflu et quelque chose de vide. Cependant, cela ne signifie pas
qu’il est tout à fait indépendant de la passion et de l’action dans le monde des choses.
De même que les choses peuvent agir sur lui, de même, il peut exercer une influence
sur les autres. Du moins, il a son charme ou sa magie propre à un être pervers :
Voir Deleuze, Différence et répétition, P.U.F., 1968, p. 134-136 : «il [= l’objet virtuel] n’est là
où il est qu’à condition de ne pas être où il doit être. Il n’est là où on ne le trouve qu’à condition
d’être cherché où il n’est pas.» : «Lacan montre que les objets réels en vertu du principe de
réalité sont soumis à la loi d’être ou de ne pas être quelque part, mais que l’objet virtuel au
contraire a pour propriété d’être et de ne pas être là où il est, où qu’il aille».
6 Voir Jean-Michel Maulpoix, Michaux, passager clandestin, Champ Vallon, 1984, p. 119.
7 O.C.II, p. 363.
5
149
«J’étais mimique. D’un homme la figure, mais dans le chien j’occupais la
queue, et donc traînais, quand une charrette passant au ras des cuisses du
chien, je suis tombé par terre. / Le soir venu, un homme prenant ça pour un
cigare ramassa la mimique et fut effrayé. »8
Ainsi, il simule toutes les propriétés des autres mais il n’en a aucune
lui-même. Il n’existe pas au sens aristotélicien parce qu’il n’a ni forme fixe ni
substance stable. Mais il subsiste tout de même à la surface du texte. En d’autres
termes, il s’agit de la naissance d’un personnage en tant que simulacre. Il n’a pas d’
existence, ni d’identité formelle ou physique. Il ne représente aucune origine ni ne
reproduit aucune réalité extérieure ou intérieure. Mais à travers leur transformation
perpétuelle et leur dissemblance, il répond sans doute à un dehors absolument
inexprimable. Or, cette duplicité foncière de «je» et sa nature protéiforme se déclinent
dans d’autres fragments. Dans le cinquième fragment, il était «un fœtus»
médiumnique qui causait, un soir, avec soixante-dix autres fœtus de ventre à ventre9.
Et dans le huitième fragment, il se déclare avoir été «une parole» qui « tentait
d’avancer à la vitesse de la pensée»10. Ce «je» était donc à la fois la chose et le mot,
avant que dans le futur, Plume le devienne. Mais ce qui est plus remarquable, c’est
que le «je» dans ces fragments se met toujours dans les réseaux souterrains qu’il
constitue avec ses semblables ou ses homologues anonymes. De là, les voix
paradoxales ne s’entendent-elles pas qui disent : Jadis, on était multiple et moi n’était
qu’une intersection de ces réseaux indifférenciés. Séparés et isolés, je suis devenu
homme. Le moi actuel et individualisé n’est en fait qu’un fragment de l’être propre.
L’homme qui se considère comme complet dans le monde réel n’est qu’un être
infiniment mutilé. Par contre, l’écriture de surface rend à l’homme sa multiplicité
O.C.I, p. 81.
O.C.I, p. 81.
10 O.C.I, p. 82. Jean-Claude Mathieu signale avec raison que Michaux écrit ce fragment pour
8
9
parodier l’écriture automatique de Breton qui prétend que la vitesse de la parole n’est pas si
différente de celle de la pensée, donc qu’il lui est donné de suivre la pensée avec la parole. Voir
Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 359.
150
indifférenciée originelle. A cette surface, on peut être à la fois «eux, toi, soi»11. Dans
cet espace, le fragmentaire est plus proche du Tout originel et ce qui est censé être
complet dans le monde réel s’avère morcelé ou mutilé.
Mais comme il se doit, dans ce monde où l’impossible devient possible se
produisent beaucoup d’autres inversions ou événements pervers. Alors que chez les
«je», leur nature protéiforme et leur aspect passif sont mis au premier plan, une autre
série de personnages appelés «il» se chargent d’une capacité magique plutôt active : ils
transforment le corporel en l’incorporel, l’épais en le superficiel, voire d’une manière
presque automatique. Dès qu’ils touchent les choses, ils ne laissent pas de les priver de
substance et les transmuent en quelque sorte en mots. Ainsi, le héros du sixième
fragment , en marchant toujours «droit devant lui», culbute les arbres et les rend «si
plats que des photos»12 et «il» du onzième fragment empoche «l’homme qui s’avançait
contre lui»13 et l’asphyxie dans sa poche. Et le héros mystique du premier fragment
dédaigne lui aussi des pierres qu’on lui jette : «Il avait l’air étonné, puis il les
mangeait»14. Par contre, ils laissent intact ce qui est originellement incorporel ou
mince («des lettres»15) et parfois, intériorisent même ce qui est superficiel16.
Quoi qu’il en soit, il semble certain que Michaux était très conscient des
rapports pervers entre le corporel et l’incorporel à la surface. Dans ce monde, non
seulement ces deux séries se renversent mais elles s’emmêlent plutôt comme un
anneau de Moebius. Certes, tous ces personnages dépassent la causalité normale en
séparant la cause corporelle et l’effet incorporel. Ils se détachent ainsi du monde de la
passion et de l’action et obtiennent une sorte d’impassibilité. Mais ce détachement
étrange n’empêche pas tout de même le cache-cache ou le chassé-croisé du corporel et
de l’incorporel. Ainsi, le héros du premeir fragment survit au-delà de la durée de la vie
ordinaire17, tout en se réduisant jusqu’à ce qu’il ne soit plus que de la taille de «l’orteil
11
12
13
14
15
O.C.III, p. 980.
Ibid., p. 81.
Ibid., p. 83.
Ibid., p. 80.
Ibid., p. 81.
«Il entretenait, avec un arrosoir, un jardin de boue. / Et de jour, sous le soleil, c’est un jardin
d’or. / La nuit, le jardin d’or est dans son rêve» (ibid., p. 82-83).
17 «Il demeurait ainsi pendant le sommeil et pendant l’éveil, plus que la vie d’un préjugé, plus
16
151
de lui-même»18. Mais comme il se doit, tout en symbolisant l’effacement extrême du
corps, «l’orteil» incarne aussi la corporéité même. De la même façon, le héros du
deuxième fragment qui a également un aspect mystique (ou plutôt l’image de Jésus),
tout en dépassant les conditions corporelles, après sa mort, regagne sa corporéité
(«Quand tout se tint au rendez-vous, il fut trouvé mort, mais encore tiède»19).
Or, avec ce rapport tordu entre le corporel et l’incorporel, la structure
spatio-temporelle des textes se transforme également. On ne sait s’il s’agit ici de
l’avènement d’Aiôn qui s’oppose, selon Deleuze, à Chronos20. Mais, il est en tout cas
évident qu’utilisant efficacement l’imparfait et l’infinitif, Michaux construit ici un
espace temporel à la fois autonome et tout privé de contours. Notamment, l’usage
répétitif de l’imparfait uni à la fragmentation des scènes et des événements y introduit
un temps non situable, ni borné ni cloisonné. Certes, comme dans le deuxième
fragment, il arrive que le passé lointain et le passé récent se montrent, mais ils
indiquent moins les deux pôles (ou les deux limites terminales) que deux directions
vagues : il ne s’agit que de la différence entre ici et là, et leur frontière reste floue pour
toujours. D’un point de vue plus global, dans ces fragments d’«Énigmes», il n’y a ni
commenement ni fin ni milieu. Il n’y a même ni avant ni après, parce qu’il n’y a en fait
que des moments errants : non seulement il n’existe pas d’enchaînement qui lie ces
moments, mais chaque moment constitue son propre univers dont les limites sont
indéfinies. D’ailleurs, l’imparfait sous-tend ici évidemment la duplicité ontologique des
personnages ou du moins leur caractère fuyant dont nous avons précédemment parlé,
car l’imparfait connote également ce qui n’est plus, donc il indique en même temps la
présence et l’absence.
D’autre part, le caractère non situable et non localisable de cet espace est
souvent renforcé par l’usage de l’infinitif. Surtout dans le premier fragment, l’effet de
l’infinitif semble le plus manifeste : «Ceux-là savaient ce que c’est que d’attendre.
J’en ai connu un, et d’autres l’ont connu, qui attendait. Il s’était mis dans un trou et il
qu’un cèdre, plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus. [...]» (ibid., p. 80).
18 O.C.I, p. 80.
19 Ibid., p. 80, je souligne.
20 Voir Deleuze, Logique du sens, p. 190-197.
152
attendait»21 En effet, il n’est pas exagéré de dire que le héros de ce fragment ne fait
qu’attendre. Mais attendre, n’est-ce pas annihiler le temps ordinaire, fini et cloisonné,
et faire apparaître le vrai temps en tant que la durée, où tout entre dans un devenir
perpétuel, (bien que rien de substantiel n’arrive) ? Par contre, dans d’autres fragments,
l’effet de l’infinitif est certes sous-jacent, mais il y joue aussi un rôle principal : par
exemple, dans les 2e, 6e et 7e fragments, «marcher» ou «avancer» sous-tend les actions
des héros et leur permet de surmonter les murs du Temps-Chronos. De la même façon,
dans le quatrième fragment, «simuler» contribue à faire apparaître le monde d’un
devenir illimité. Mais il va de soi que l’infinitif est propre à transcender non seulement
les choses actualisées mais également toutes les mesures. Autrement dit, l’infinitif est
un temps à la fois virtuel et démesuré. Certes, il est possible que même dans ces textes
en quelque sorte atemporels ou extratemporels, deux événements suggèrent deux
points différents dans le temps : mais dans cet espace, les événements sont
essentiellement étragners à la causalité, dans la mesure où aucun effet ne se réduit à
leur cause corporelle. Or, dans le monde où la causalité n’existe plus, quelle
temporalité raisonnable est possible ?
En tout cas, il semble incontestable que Michaux construit cet univers
fabuleux en exploitant consciemment les possibilités propres au langage et à l’écriture.
Bien entendu, ce n’est encore que le commencement de son écriture de surface. Mais
par rapport à l’écriture automatique de Breton, son originalité se distingue. Comme le
suggère Michaux lui-même à la fin de son essai sur le surréalisme, cette nouvelle
écriture recouvre l’automatique et le volontaire. Ou plutôt, elle refuse à la fois le pur
automatisme et le volontaire dans la mesure où celui-ci est destiné à «quelque usage»
réel22. En effet, l’avant-dernier fragment d’«Énigmes» (texte ajouté à «Énigmes» lors de
la publication de Qui je fus en 192723) nous communiquera à jamais l’étonnement d’un
21
O.C.I, p. 80.
«Si toi-même tu cherchais un trou pour quelque usage, mieux valait, crois-moi, chercher
ailleurs un autre trou [...]» (ibid., p. 80).
23 Ce texte a été d’abord publié en tant que douzième fragment de «Mes rêves d’enfant» en
1925. Après avoir été largement modifié, ce texte seul est repris dans Qui je fus. Jean-Pierre
Martin analyse l’état originel de ce texte et montre notamment comment Michaux allait
inventer un texte du rêve en y disséminant les constituants phoniques de son nom et prénom
(Voir Martin, op. cit., p. 253-255). Cela suggère aussi qu’à l’origine, il y avait une alliance entre
22
153
jeune écrivain venant de découvrir le secret de l’écriture où l’involontaire et le calculé
(ou le médité) se croisent : «Je formais avec de la mie de pain, une petite bête, une
sorte de souris. Comme j’achevais à peine sa troisième patte, voilà qu’elle se met à
courir... Elle s’est enfuie à la faveur de la nuit»24.
Ainsi, «Énigmes» annonce la naissance d’un «arpenteur des surfaces, qu’on
croyait si bien connues qu’on ne les explorait pas»25. Cependant, n’oublions pas que
chez Michaux, cet avènement de la surface n’est que le résultat de sa plongée dans la
profondeur ; du moins, chez lui, l’arpentage des surfaces est toujours concomitant avec
l’exploration des profondeurs. En d’autres termes, s’il se dirige vers une impassibilité
incorporelle, c’est qu’il a été préalablement trop blessé par le monde de la passion et de
l’action26. N’est-ce pas ce que suggère le dernier fragment composé d’une sorte de
charade ? : «Mon premier est touché à mort / Mon deuxième se brosse en attendant /
Mon troisième ramasse les noyaux / est battu par mon quatrième / Et mon tout dit :
“C’est moi le bon juge”.»27 D’autre part, cela distingue le paradoxe chez Michaux de
celui des sophistes en général. Il n’a pas le temps de sophistiquer ou d’user d’argutie.
Ce non-conformiste absolu à la réalité se met toujours dans un rapport tendu entre le
non-sens des profondeurs et celui des surfaces. Ainsi, dans le neuvième fragment,
malgré tous ses paradoxes exploités, il ose se distinguer, nous semble-t-il, des
attitudes sophistes qui se répandent chez les phraseurs modernes, mécaniciens ou
géomètres28, ou de «petits hommes qui aiment écrire»29 : «Coupe le chat, il reste la
queue ; il l’a dit et voilà comme il était. Ils sont tous ainsi, te dis-je, tous, même mes
amis. Je les laisse dire. Moi, je ne parle qu’aux yeux du chat, pas à sa queue. / Ceux qui
l’onirisme et la création verbale, que Michaux était conscient du parallélisme entre les natures
du subconscient et celles de l’écriture et enfin, qu’en raturant considérablement les éléments
biographiques et personnels, il ait finalement transformé un texte de rêve en texte qui fait
rêver. La «nuit» impersonnelle du deuxième texte (celui dans «Énigmes») n’est plus la même
que la nuit individualisée dans le premier texte. Elle annonce définitivement l’entrée de
l’auteur dans l’ombre propre à l’espace littéraire.
24 O.C.I, p. 83.
25 Deleuze, op. cit., p. 114.
26 Toutefois, dans ses textes ultérieurs, Michaux montrera que l’effet incorporel est aussi
blessant que la cause corporelle.
27 O.C.I, p. 83.
28 Ibid., p.42.
29 O.C.I, p. 68.
154
emploient un langage vulgaire comprendront mes paroles de certaine façon... Et
alors ?»30 La fiction, les paradoxes, les effets des surfaces ne servent à rien, à moins
qu’ils ne répondent à l’absolument indicible ou à l’essentiellement paradoxal et pervers
dans les profondeurs. Il faut s’en servir pour faire sentir ce qui est au dehors du monde
fini et cloisonné par le langage normal ou raisonnable. Mais loin d’être transcendantal,
ce dehors existerait tout près de nous, autour de nous, en nous, partout, et même dans
les yeux d’un chat. Son écriture de surface est pour révéler «[d]errière ce qui est, ce qui
a failli être, ce qui tendait à être, et qui entre des millions de “possibles” commençait à
être, mais n’a pu parfaire son installation...» 31 Certes, il est possible que cet
attachement aussi fort au corporel et à la profondeur chez Michaux retarde le
déploiement de son écriture de surface. Mais en retour, cela lui permettrait de créer
une surface plus dense et plus multiple que jamais. Du moins, son insistance sur les
multiplicités foncières de soi et des profondeurs l’incite à produire une fusion de
l’écriture de surface et de celle fragmentaire. Il faut exprimer sa «foule en mouvement»
simultanément. Ce n’est qu’en éparpillant des morceaux divers et hétéroclites de soi
que l’on peut atteindre son unité propre32. D’autre part, le caractère fragmentaire de
son écriture répond aussi à ses pensées sur le virtuel. Toute la réalisation (ou
l’actualisation), même fragmentaire, trahit le virtuel originel. Il ne suffit donc pas de
multiplier les textes formellement fragmentaires, bien que ce soit le cas chez la plupart
des auteurs de maximes et d’aphorismes. Il faut en même temps laisser inachevés ou
indéterminés ses fragments. Ce serait sans doute une autre raison, plutôt éthique
cette fois, pour laquelle dans «Énigmes», le dit et le non-dit, ou l’exprimé et le
non-exprimé, se valent. Du moins, il est remarquable qu’avec ces textes, Michaux
fonde une écriture non seulement superficielle mais essentiellement fragmentaire où
le blanc et la marge racontent autant que les textes au sens étroit. C’est là, semble-t-il,
30
31
Ibid., p. 82.
O.C.II, p. 3.
Il va sans dire que l’imparfait sert ici aussi à cette dissémination de soi ou des profondeurs à
la surface. Il permet à l’auteur de disperser ses «qui-je-fus» avec leur «morceau du temps»
(O.C.I, p. 73). En ce sens, «Énigmes» est une autre version radicalement révisée et notamment
rendue superficielle de «Qui-je-fus» à la fin duquel le sujet-parlant note : «On n’est pas seul
dans sa peau».
32
155
le véritable événement dans cette œuvre.
«Partages de l’homme»
Nous avons examiné jusqu’ici la naissance de l’écriture de surface chez Michaux.
Cependant, malgré l’invention de cette nouvelle écriture, Michaux ne l’a pas
immédiatement développée. A cette époque, son autre préoccupation, à savoir,
l’exploration du subconscient à travers la désagrégation mentale l’emportait sur
l’arpentage des surfaces, (ou du moins, l’égalait), semble-t-il, parce qu’elle pose des
questions autrement modernes et concerne surtout la maladie à la fois personnelle et
universelle. Fusionnant davantage l’invention littéraire et ses connaissances
psychopathologiques, Michaux s’approchera de plus en plus de la création de
nouveaux frissons. Voyons donc ensuite les textes réunis dans le chapitre de «Partages
d’homme» dans Qui je fus. Cela nous montrera le nouveau développement de ses
pensées sur le subconscient comme sur l’écriture.
La fusion du scientifique et du littéraire ou l’écriture des symptômes
Dans la lettre datée du 28 mai 1924, Michaux écrit à Hellens sur ses
«dernières fables» :
Mes dernières fables m’ont bien longtemps intoxiqué, mais enfin ouf! Je suis
en plein dans du nouveau Michaux. / Voilà tout un temps que je travaille,
accumulant manuscrit sur manuscrits [sic]. Me voici presqu’à la fin. Études
sur la psychologie de l’épilepsie, de la démence, du délire d’interprétation, de
l’inspiration, du rêve, avec exemples poëtiques [sic] de mon cru.33
33
Sitôt lus, p. 65.
156
Ce dont cette lettre témoigne d’abord, c’est que déjà à cette époque (avant même la
rédaction de son essai sur «Freud»), Michaux se préoccupait vivement de la fusion du
scientifique et du littéraire et qu’il y trouvait sa nouvelle possibilité («Je suis en plein
dans du nouveau Michaux»). Une autre lettre probablement écrite vers la fin de juin
1924 témoigne aussi de son intérêt tenace pour la fusion de ces deux domaines : «Avec
démonstrations poëtiques [sic], tous les auteurs que je citerai et tous les cas que je
citerai n’existeront que dans ma tête (quoique concordant avec les données de la
science).»34
Or, selon Leonardo Clerici, éditeur de Sitôt lus, ces fables mentionnées dans la
première lettre désignent des textes réunis dans «Énigmes»35. Et à tenir d’autres
descriptions concernées dans ses lettres, son hypothèse semble fort probable. Toutefois,
sur le plan thématique, les textes des «Énigmes» correspondent-ils vraiment à cette
lettre ? Certes, il est possible de trouver dans les héros d’«Énigmes», certains aspects
pathologiques. Notamment, on peut comparer les comportements des héros dans les
6e et 12e fragments à l’automatisme des gestes que Michaux invoque deux fois ailleurs.
On pourrait supposer même, éventuellement, que la plupart des fragments
d’«Énigmes» soient des discours délirants d’un malade anonyme, comme c’était le cas
de «Cas de folie circulaire». Il ne serait pas forcément impossible, en effet, de lire
«Énigmes» en suppléant au début de chaque fragment : «Il se croit ...» ou «De
l’application de ... se dégage une nouvelle personnalité...»
Mais, comme on peut le comprendre facilement, une telle démarche va à
l’encontre de leur essence, parce qu’il s’agit là de l’écriture de surface qui n’est
réalisable qu’en se séparant de l’identification de toute sorte ainsi que de la profondeur.
Autrement dit, ces textes superficiels ont pour essence quelque chose de non
identifiable ni de situable. Or, dans la plupart des cas, écrire sur les symptômes
n’implique-t-il pas plus ou moins les efforts pour identifier ou localiser ? En nous
préoccupant des symptômes, ne sommes-nous pas obligés de revenir au monde de la
passion et de l’action et à celui de la causalité ? Du moins, la fusion du scientifique et
34
35
Sitôt lus, p. 70, je souligne.
Ibid., p. 65.
157
du littéraire ne s’accompagne-t-elle pas de ces pièges ?
Quoi qu’il en soit, c’est dans les textes réunis dans «Partages de l’homme» et «A
travers l’infini plausible»
36
que la tentative du jeune Michaux de fusionner ces deux
domaines difficilement conciliables parvint à son comble, semble-t-il. Du moins, en
comparaison avec «Énigmes», ces textes laissent plus clairement des traces de ses
«études sur la psychologie». Si l’on entend par «l’épilepsie» la perte totale de la
conscience37, le cas de «Madame X...» qui «avait coutume de s’évanouir»38 en est plus
proche que tous les cas supposés dans «Énigmes». De la même façon, le «je» dans
«Les Chutes» 39 et «Comme je mourrai» 40 montre plus nettement un cas de «la
démence» et du «délire d’interprétation». Et le héros dans «La durée de la vie» qui se
réincarne sans répit est distingué par une marque explicitement névropathique : «le
tic» 41 . Enfin, il va sans dire que les «bouleaux» cataleptiques dans «Arbres en
catalepsie»42 ont un symptôme plus précis que le châtaignier qui essaie de prouver
«contre le pommier l’existence de l’homme»43.
La différence du temps des verbes principalement utilisé renforce aussi cette
tendance. Alors que l’imparfait dans «Énigmes» est enclin à estomper l’état maladif de
chaque personnage (car, l’imparfait connote aussi ce qui n’est plus), le présent de
l’indicatif qui prédomine dans Partages communique plus vivement l’état maladif,
actuel ou chronique, des personnages. Du moins, l’emploi souple du passé et du
Michaux publie en 1926 deux séries de textes dans deux revues différentes. La première
série est intitulée «Partages d’homme» et publiée dans La Revue européenne, no 37, en mars
1926. Elle compte alors six textes dont deux («Loi des fantômes» et «La Durée de la vie») ne
sont pas repris dans Qui je fus. L’autre série est intitulée «A travers l’infini plausible» et
publiée dans Les Cahiers du Sud, no 80, en juin 1926. Elle compte huit fragments dont deux
(«Echo» et «Maison hantée») ne sont pas repris non plus dans Qui je fus (en ce qui concerne les
renseignements plus précis, voir O.C.I, p. 1060). Désormais, dans cette section, quand nous
avons besoin de traiter l’ensemble de ces textes publiés en 1926 dans les deux revues, nous le
notons Partages et le distinguons d’avec «Partages de l’homme», titre utilisé dans La Revue
européenne et dans IIIe chapitre de Qui je fus.
37 A ce sujet, voir par exemple Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, p. 502-514.
38 O.C.I, p.87.
39 O.C.I, p.86.
40 O.C.I, p.86.
41 O.C.I, p. 135.
42 O.C.I, p. 89.
43 O.C.I, p. 81.
36
158
présent dans ces textes permet au sujet-parlant la liberté du déplacement du regard
nécessaire à l’observation et à la généralisation des symptômes. Quant aux situations
où ses symptômes se manifestent, il va de soi que Michaux les décrit beaucoup plus
minutieusement dans Partages que dans «Énigmes».
Bien entendu, dans tous les cas, l’imagination littéraire de l’auteur dénature
considérablement les symptômes suggérés et dans certains cas, Michaux va jusqu’à
tourner en ridicule ses malades inventés44. Autrement dit, même dans ces textes
symptomatiques, les effets de surface se maintiennent et l’humour remplace l’ironie,
ça et là dans ces textes.
D’autre part, la comparaison des textes d’«Énigmes» et de ceux de Partages
nous fait supposer que pour Michaux, les symptômes puissent être des marques de
l’individualité, à la différence de ce que l’on croit ou de ce que les médecins essaient de
montrer normalement. Cela est surtout vrai dans les textes concernant l’état maladif
de «je» tels «Les Chutes» et «Comme je mourrai» et cette tendance deviendra plus
manifeste dans les deux textes ajoutés à ce chapitre lors de la publication de Qui je fus,
à savoir, «Homme d’os» et «Tels des conseils d’hygiène d’âme». Mais dans d’autres
textes aussi, en insistant sur les rapports personnels entre chaque âme et son corps45,
Michaux ne trahit-il pas son intérêt
pour l’autrement individuel décelé par les
maladies ? 46 . Autrement dit, son insistance sur la profondeur et les symptômes
s’enracine dans son attachement pour la quête de soi. Il va sans dire qu’il n’est pas
question ici de moi ordinaire. Il s’agit d’un être pré-personnel que ses symptômes, ou
Dans «Technique de la mort au lit», par exemple, il met presque sur le même plan la mort et
la perte totale de la conscience lors de l’accès d’épilepsie («Madame X... avait coutume de
s’évanouir, se faisant une lucidité, revenait à elle avec un bon mensonge. Excellent exercice
préparatoire au jour dit le dernier» (O.C.I, p. 87).
45 Par exemple, «Technique de la mort au lit» (O.C.I, p. 87) et «Loi des fantômes» (O.C.I, p. 134).
46 Il ne serait pas si impertinent de rappeler ici une des principales thèses de Ribot : tel
organisme, telle personnalité, dans la mesure où cette thèse implique également : tel
organisme, telles maladies de la personnalité. En effet, comme nous l’avons écrit, pour Ribot, il
n’y a pas de mêmes symptômes de la psychose, parce qu’il n’y a pas de même état
physiologique. D’autre part, comme nous le verrons plus tard, on peut considérer «Loi des
fantômes» comme une parodie de la théorie de Ribot. Du moins, il est évident que Michaux y
traite de la question de cénesthésie en tant que base de l’individualité. Bien entendu, Michaux
à cette époque n’est plus un simple adepte de la psychophysiologie. Mais à travers son
attention forte à la base organique de l’individu, il reste toujours lié à une partie de la théorie
44
159
son corps, connaissent mieux et trahissent mieux. D’ailleurs, Michaux prenait une
conscience nette, semble-t-il, du parallélisme entre la pluralité essentielle des
symptômes dans la psychose et la multiplicité originelle de soi. Autrement dit, les
maladies et troubles mentaux décèlent non seulement le soi profond mais également
ses multiplicités primordiales.
Fatigue ou la désagrégation des âmes
Or, malgré cette attention à l’individualité révélée à travers les symptômes
(qui est plutôt d’inspiration psychophysiologique), c’est ici aussi l’inspiration janétiste
qui prédomine, semble-t-il. En effet, dans «Fatigue I» et «Fatigue II»47, Michaux
présente une image de «l’âme» qui a des analogies essentielles sur certains points
formels avec le modèle janétiste de la conscience et des consciences partielles.
Leur premier point commun concerne la friabilité de ces entités spirituelles :
«l’âme» dans ces textes se morcelle comme la conscience chez Janet. Elles se
désagrègent l’une et l’autre et se rétrécissent de la même manière. De même que les
cataleptiques de Janet montrant un automatisme presque total n’ont plus de
conscience assez grande pour former une personnalité, de même, «l’âme» dans
«Fatigue I» rapetisse démesurément à tel point qu’elle n’arrive plus à garder une
intelligence normale : «Ces enfants se morcelant ainsi chaque nuit se trouvent à la fin
du premier trimestre réduits à une portion d’âme tellement petite que bientôt il n’y en
aura même plus assez pour faire un imbécile»48.
D’autre part, chaque fragment de «l’âme» subsiste même après la
désagrégation. Comme les consciences partielles chez Janet, les morceaux d’âme
dissociés gardent leur vie et continuent à agir indépendamment du sujet conscient. Or,
dans «Surréalisme», Michaux écrit en traitant des consciences partielles : «Ce qui est
de Ribot, semble-t-il.
47 O.C.I, p. 89-90.
48 O.C.I, p. 89-90, je souligne.
160
humain ne se repose pas»49. Et dans «Fatigue I» aussi, en mettant en relief l’agitation
inutile de ces existences psychologiques fragmentaires, il décrit leur vigilance
perpétuelle et maladive : «[…] une partie de leur âme continue à circuler dans les
dortoirs entre clefs et autres objets en fer, morceaux humains ne pouvant se reposer et
ne sachant que faire»50.
De la même façon, «l’âme» dans ces textes a elle aussi une sorte de structure
hiérarchique ; ce sont des constructions psychologiques de haut niveau qui se défont
les premières : «Oui, il faut se méfier des grandes fatigues. Une fatigue, c’est le bloc
«moi» qui s’effrite. Comprenez-le bien. On arrive ainsi à se perdre l’âme par bribes et
morceaux»51. Et dans ce cas aussi, même après la dissolution du «Moi», les fragments
qui le constituaient survivent encore quelque temps : «Des soldats après dix étapes
meurent souvent. Ils crachent leur sang qui ne sert plus de rien. Il reste ainsi des tas
de morceaux d’âme dans les campements où l’on n’a pas assez dormi. Ces âmes se
mettent à errer auteur des métaux ou se diluent dans l’eau»52.
Enfin, comme le suggèrent les exemples de l’impossibilité du repos dans
«Surréalisme» et «Fatigue I», même dans le lexique du premier Michaux, la distance
entre «l’âme» et «la conscience» n’est pas si grande. On peut dire même qu’avec
«l’homme», ces termes y constituent une trinité. La preuve en est que dans Les Rêves
et la Jambe, il identifie les «morceaux d’homme» et «les consciences partielles»53 et
dans «Qui je fus», il écrit : «L’âme, c’est tout homme» 54 . D’autre part, dans
«Surréalisme», il entend par «ce qui est humain» les consciences partielles, et dans
«Fatigue I» et «Fatigue II», il emploie «les morceaux humains» comme synonymes des
morceaux d’âme. En résumé, chez le premeir Michaux, «l’homme» se résume à «l’âme»
et à «la conscience» dans la mesure où il attribue la vie et l’intelligence même aux
cellules. Pour la même raison, les morceaux d’hommes ne sont pas autre chose que les
morceaux d’âme et les consciences partielles. En d’autres termes, en perdant des
49
50
51
52
53
54
O.C.I, p. 60.
O.C.I, p. 89-90, je souligne.
O.C.I, p. 90, je souligne.
O.C.I, p. 90.
O.C.I, p. 19.
O.C.I, p. 75.
161
fragments de son âme, on perd progressivement sa nature humaine. Ainsi, il est
maintenant évident que «Partages de l’homme»55 signifie non seulement la séparation
de l’âme et du corps, mais aussi les dissociations variées de l’âme et de la conscience.
En effet, d’un point de vue jacksoniste, on constatera que depuis la perte totale de la
conscience en tant qu’automatisme total jusqu’au tic en tant qu’automatisme minime,
Michaux touche, en gros, à presque toute la gamme des désagrégations mentales. Cela
témoigne de sa fidèlité au deuxième principe jacksoniste, plus estimé par Janet que le
premier, à la différence de Ribot. Cela explique aussi pourquoi Michaux met au pluriel
le mot «Partages». Mais ce qui est plus important, c’est que cette inspiration janétiste
chez Michaux l’incite à développer une sorte de néo-monadologie. Nous le verrons plus
tard minutieusement, mais il semble évident que «Fatigue I» et «Fatigue II»
préfigurent déjà l’essor de sa nouvelle poétique.
Le sentiment d’incomplétude
Le jacksonisme montre aussi que les symptômes positifs sont toujours
concomitants avec les symptômes négatifs. Et sur ce point aussi, ces textes de
Partages semblent concorder «avec les données de la science.» 56 En effet, non
seulement Michaux fait ressortir ici le rétrécissement de l’âme = conscience de ses
personnages, mais aussi il suggère que ce que Janet appelle le sentiment
d’incomplétude (ou le sentiment du vide57) les travaille. D’après Ellenberger58, ce
sentiment est considéré par Janet comme un symptôme négatif représentatif chez les
névropathes. Il fait pendant aux agitations inutiles des fonctions inférieures qui
représentent à leur tour les symptômes positifs chez eux. Quand leur tension
55
56
57
O.C.I, p. 84.
Sitôt lus, p.70, je souligne.
Dans Les Obsessions et la psychasthénie, Janet consacre beaucoup de pages aux
descriptions et au classement de ces sentiments(voir surtout, p. 264-318). Nous en énumérons
quelques-uns à titre d’indication : le sentiment d’incapacité, d’indécision, d’automatisme ;
sentiment de perception incomplète, de désorientation ; sentiment d’étrangeté du moi,
sentiment de dédoublement et de dépersonnalisation.
58 Voir Ellenberger, op. cit., p. 404-405.
162
psychologique baisse et que leurs fonctions supérieures commencent à se désagréger,
ils expriment tous que quelque chose d’essentiel leur manque, sans savoir ce que c’est,
et cela leur fait craindre de se présenter à une place publique, surtout quand elle exige
des comportements plus ou moins compliqués. En effet, dès qu’ils se trouvent dans une
situation sociale, il ressent ce sentiment d’incomplétude et leur fonctions inférieures
dissociées commencent à s’activer. De la même façon, dans «Fatigue I», il évoque
d’abord ce sentiment d’incomplétude qu’éprouve son héros, forcé de vivre dans une
pension, une micro-société, parfois plus dure que la société elle-même :
«Il allait lentement, le plus lentement possible pour que son âme pût
éventuellement rattraper son corps. Il est fort inquiet de n’être parti qu’avec
les trois quarts de celle-ci car en face des incidents de la vie, on n’est pas de
trop tout entier. / Combien de pensionnaires se sont endormis dans les
dortoirs qu’on réveille le matin au son de cloches – on les force aussitôt à se
lever, à se laver – qui restent fatigués toute la journée [...]»59.
D’autre part, attirant également l’attention du lecteur sur les agitations inutiles des
fonctions inférieures, Michaux y insère une image élégiaque de l’âme moderne ; la
grande fatigue défait l’âme humaine à tel point que « le bloc moi»60 disparaît, mais
même devenues aussi minimes, des fragments d’âme continuent à agir en vain et
désespérément («morceaux humains ne pouvant se reposer et ne sachant que faire»61 ).
Ainsi, il semble certain qu’en partant de données scientifiques relativement
simples, Michaux cherche à créer un espace littéraire original. Mais ce qui est plus
important ici, c’est qu’ en insistant ainsi sur l’entrecroisement du manque et de l’excès,
Michaux commence à fusionner le pathologique et le superficiel. En effet, l’être qui est
à la fois le manque et l’excès est incompatible avec le réel, de droit et de fait. Non
seulement, il est en soi-même une existence contradictoire, mais à cause de son
manque ou de son excès, il est exclu à jamais du monde réel. Ou bien, étant à la fois
59
60
61
O.C.I, p. 90, je souligne.
Ibid., p. 90.
O.C.I, p. 91.
163
deux choses contradictoires, il esquive toujours l’identique et l’unique. Privés de places
dans le monde réel, ces fragments d’âme ne cessent d’errer à la surface des choses ou à
la marge des choses62. Ou plutôt, en errant sur le monde réel, ils vont produire autour
d’eux leur surface, qui n’appartient pourtant à aucune place réelle. Bref, il s’agit de
l’apparition des surfaces et des simulacres minimaux. En approfondissant la théorie
janétiste sur les consciences partielles, Michaux a commencé à les transmuer en
simulacres et à créer des terrains pour eux à travers l’écriture.
Certes, il est possible que Michaux se serve ici d’un certain nombre de clichés
littéraires, mystiques ou spirites. Mais cela n’empêche qu’il devine bien leur dualité
essentiellement inconciliable avec le monde du Même. En effet, en dehors de la dualité
que nous avons mentionnée au début, ces fragments d’âme en ont de multiples qui
sont d’ailleurs propres aux simulacres. Ils sont à la fois incorporels et corporels dans la
mesure où ils se chargent d’on ne sait quelle énergie : ils sont ainsi tantôt exclus des
choses matérielles tantôt rattrapés ou dominés par le matériel. D’autre part, ils
incarnent évidemment la profondeur, parce qu’ils en sont sortis. Mais dissociés et
chassés de là, ils ne connaissent plus aucune profondeur. En quelque sorte, c’est une
intériorité entièrement extériorisée ou jetée à l’extérieur. Autrement dit, c’est le
non-sens ou l’indifférencié libre de toute distinction surgissant à la marge du monde
réel, tout cloisonné. Il va sans dire maintenant qu’ils y sont non viables mais
subsistent tout de même.
Cette fusion du monde pathologique et de la surface devient plus manifeste
dans «Les Chutes» et «Comme je mourrai», deux textes jumeaux traitant des états et
des événements plus individualisés. Dans «Comme je mourrai», par exemple, le
sujet-parlant met au premier plan son sentiment d’incomplétude et se définit
lui-même par ce vide intérieur : «Depuis toujours je cherche à remplir ma journée et
aussi ma nuque à laquelle il manque tant de matière. Je l’avoue, je suis un creux
«[...] tandis qu’une partie de leur âme continue à circuler dans les dortoirs entre clefs et
autres objets en fer [...]» (ibid., p. 89-90) ; «Il reste ainsi des tas de morceaux d’âmes dans les
campements [...]. Ces âmes se mettent à errer autour des métaux ou se diluent dans l’eau»
(ibid., p. 90).
62
164
fermé […]»
63
D’autre part, dans «Les Chutes», en suggérant également le creux
intérieur, Michaux met l’accent plutôt sur des symptômes positifs, à savoir, les
agitations inutiles des «fonctions des images»64 :
«Quand je mange peu, je sens en moi des chutes. Tout à l’heure, cette
bouteille qui tombait, je crus tout d’abord que c’était moi. [...] Je traverse le
plancher sans résistance à une vitesse de pierre. Je me heurte ensuite à une
couche de gneiss ou à quelque talus de pléistocène et si c’est bien solide y
reste [...].»65
Si l’on tient compte du fait que les chutes connotent dans ce contexte l’abaissement de
la tension ou de l’énergie psychologiques que considère Janet comme une cause
principale de la désagrégation mentale66, il devient plus certain que Michaux se réfère
également aux idées janétiste concernant la force et la faiblesse psychologiques.
Cependant, il va de soi qu’ici aussi, l’enjeu consiste en une fusion du non-sens
pathologique et de celui de la surface. En effet, surtout dans «Les Chutes», on peut
constater une inversion vertigineuse de la verticalité et de l’horizontalité. Tout ordre
vertical y disparaît ainsi que tout cloisonnement. Le «préistocène» s’étend à côté du
sujet qui ne se distingue plus d’une «bouteille». La chute apporte ainsi un espace
illimité où se libère ce qui était refoulé au tréfonds ou au sans-fond67. Elle annihile la
distinction du haut et du bas ainsi que celle d’ici et de là. Ainsi, pour Michaux, la chute
est essentiellement révélatrice. Ou plutôt, on ne peut acquérir des savoirs essentiels
63
64
O.C.I, p. 86, je souligne.
A savoir, «l’imagination, la rêverie, la mémoire purement représentative». Voir Pierre Janet,
Les Obsessions et la psychasthénie, p. 488.
65 O.C.I, p. 86.
En effet, la théorie sur la tension psychologique et l’énergie psychologique est essentielle
chez Janet. Ajoutons que Janet attachait beaucoup d’importance à la question de la fatigue et
de l’insomnie, à la différence des autres psychologues contemporains, y compris Freud. Voir par
exemple Les Médications psychologiques, Félix Alcan, 1919, tome II, p. 20-42.
67 En ce sens, ce que Laurent Jenny écrit sur l’expériences de la chute chez Michaux semble
très significatif : «Tomber, ce n’est pas seulement, perdre momentanément ses repères spatiaux
et temporels. C’est aussi céder à tout ce que la station debout refoulait d’angoisses archaïques,
tout ce qu’on tenait en respect par la maîtrise de son équilibre.» Voir Laurent Jenny,
L’Expérience de la chute de Montaigne à Michaux, P.U.F., 1997, p. 199.
66
165
qu’à travers les chutes. N’est-ce pas cela que le premier texte «Révélations» connote ? :
L’essentiel ne vient qu’à travers les chutes. Et pour celui qui garde un creux ou un vide
intérieur, comme il est facile de «tomber»68! Sa vie n’est qu’une suite de «chutes»69.
Cela dit, le non-sens du monde pathologique est une chose et celui de la surface en est
une autre. Pour réaliser une horizontalité à la fois insensée et savante, pour produire
un vertige qui dépasse la passion et l’action corporelles, le recours au pathologique ne
suffirait pas. Il faut que l’écriture de surface y participe, qu’on crée à travers l’écriture
un nouveau terrain où est transplanté ce qu’il était au profond et où s’égalisent le
pathologique et l’impassible.
Certes, l’espace de ses textes n’est pas assez superficiel ni assez horizontal et
un ton ironique ou tragique reste prédominant encore. En comparaison avec
«Énigmes», comme nous l’avons écrit au début, la superficialité de Partages recule
même, en un sens. Cela dit, il semble certain que Michaux tente ici davantage de
concilier la plongée dans les tréfonds et l’arpentage des surfaces, en fusionnant d’une
manière originale le littéraire et le scientifique.
L’image du corps
Or, comme nous l’avons suggéré précédemment, il semble que Michaux
modifie largement sa conception du corps dans ces textes. Alors que le rôle du corps
physiologique recule considérablement ici, Michaux rend plus compliqué ou plus
potentiel le rapport entre l’âme et le corps. D’un côté, il donne à l’âme une gestualité
ou une corporéité active : comme le dit le deuxième «Qui-je-fus», elle «peut se déplacer
et se déformer» 70 librement. De l’autre, il développe l’image du corps en tant
qu’habitation privée qu’il a ébauchée également dans «Qui-je-fus» 71 . Mais à la
«[...]je m’incline sur le vide avec un naturel... avec un grand naturel. Toute ma vie je serai
ainsi, tombant! » (O.C.I, p. 86).
69 O.C.I, p. 86.
70 O.C.I, p. 75.
71 «[…] l’âme a pris dans le corps des habitudes comme un bourgeois dans sa maison. Notre
homme utilise, pour sortir, la porte, quoiqu’il puisse le faire par les fenêtres, le balcon, la
68
166
différence de celui-ci, Michaux suppose ici une interférence plus intime entre le
psychologique et le physiologique. Non seulement l’âme est dans le corps mais elle
l’habite (au sens phénoménologique) en s’adaptant aux conditions physiologiques du
corps qui varient d’ailleurs selon les individus. Autrement dit, chaque âme doit établir
des liens intimes avec son corps pour en refaire le sien. Cependant, Michaux semble
deviner également que le social ou l’intersubjectif intervient dans cette communication
entre le psychologique et le physiologique (qui serait interminable autrement). D’un
autre point de vue, «l’âme» dans ces textes, s’entremettant entre le social et le
physiologique, constitue un corps imaginaire ou un schéma corporel mi-intime
mi-commun. Bref, à la place de la notion de la cénesthésie chez Ribot72, Michaux
avance ici une nouvelle conception du corporel qui est similaire plutôt à ce que Paul
cheminée, le toit, et qu’il puisse forcer le mur. / […] Habitude !» (O.C.I, p. 76).
72 Cependant, à comparer «Loi des fantômes», texte non repris dans Qui je fus, avec un
passage dans Les Maladies de la mémoire de Ribot, on comprendra que tout en se séparant de
la psychophysiologie de Ribot, Michaux garde tout de même son idée que le physiologique
constitue une base de l’individualité. Certes, chez Michaux, la cénesthésie n’est plus dévolue
exclusivement au côté de l’organisme, mais cela n’empêche que Michaux suppose comme des
liens intimes et personnels entre la conscience du sujet et la constitution de son corps (bien que,
comme les derniers passages de «Loi des fantômes» le suggèrent, ces liens soient beaucoup
moins stables que Ribot le croyait) :
Ribot (Les Maladies de la mémoire, p. 85) ;
«Supposons maintenant qu’on puisse d’un seul coup changer notre corps et en mettre un
autre à sa place : squelette, vaisseaux, viscères, muscles, peau, tout est neuf, sauf le
système nerveux, qui reste le même avec tout son passé enregistré en lui. Il n’est pas
douteux en ce cas que l’afflux de sensations vitales insolites ne produise le plus grand
désordre. Entre l’ancienne cénesthésie gravée dans le système nerveux et la nouvelle
agissant avec l’intensité de tout ce qui est actuel et nouveau, il y aurait une contradiction
inconciliable.»
«Loi de fantômes» ;
«Quand vous sortez de votre corps et faites une sortie en astral, il faut… hum! il peut
arriver ceci. Un autre pendant que vous êtes parti peut se mettre à votre place dans votre
corps et vous empêcher de rentrer. Souvent, le voleur se rend compte qu’il colle mal à votre
corps ; les poignets sont trop étroits, il flotte dans le bassin, ou c’est la langue qui le gêne
ou bien il est affligé de strabisme ou habitué à son corps qui pesait 57 kilos il se trouve
dans vos 63 harassé de fatigue avant les 5 heures du soir. Enfin se sentant ridicule ou à
cause de vos dettes il s’en va.[…] / Lorsque j’étais enfant, on a dû me changer plusieurs. Je
m’en apercevais du reste après peu de temps mais ils étaient de connivence, mes parents,
et faisaient les gens qui ne savent pas de quoi il s’agit» (O.C.I, p. 134) .
167
Schilder appelle l’image du corps (ou le modèle postural chez Head) 73 (bien que son
anti-narcissisme ou son narcissisme pervers, mélangé à son non-conformisme à la
réalité et au social, l’incite à refuser la suprématie de l’image intégrale et extérieure du
corps que l’on intériorise, selon les psychanalystes, pour entrer dans le monde
intersubjectif). En tout cas, ce que Ribot entendait par la cénesthésie n’est plus dévolu
exclusivement au côté physiologique. Elle résulte plutôt d’une tension entre le
physiologique et le psychologique ou d’une double attention de ce dernier prêtée à la
fois au physiologique et au social. Mais comme il se doit, ce ménage à trois est
quelque chose de difficile à maintenir, à plus forte raison pour les malades. Quoi qu’il
en soit, ce que Michaux met en relief dans ces textes pathologiques, c’est une double
altérité concernant le corporel : le social ou l’intersubjectif intériorisé dans le schéma
corporel ou le modèle postural ordinaire et l’altérité originelle du corps physiologique
qui a ses profondeurs insondables. Cela suggère aussi que le corps humain, donc l’être
humain, comporte en lui des scissions ou de l’hétérogénéité. Mais ici aussi, Michaux
les traduit d’une manière propre à la surface. En renversant le rapport ordinaire entre
l’âme (le haut) et le corps (le bas), il rend leur rapport horizontal. Ce faisant, il
transforme l’âme en «occupant sans place» (ou signifié sans signifiant) et le corps en
«place sans occupant» (ou signifiant sans signifié)74 . Il s’agit d’une sorte de paire
«dépariée», paire apparemment complémentaire, mais jamais concordante. En tout cas,
de cette nouvelle horizontalité se produit d’une sorte d’humour, mais naturellement,
elle n’exclut pas l’ironique, car cette paire connote aussi la scission éternelle dans
l’être :
«Il arrive aussi que l’âme regrette sa lâcheté. Elle est à rôder autour du
corps, le juge en était encore satisfaisant s’y glisse, essaye rapidement
différentes positions de concordance, enfin se cale dans le corps […].»75
«En effet la difficulté est grande de mourir. C’est qu’il faut se reformer
73
74
75
Voir Paul Schilder, L’Image du corps, Gallimard, 1968, surtout son «Introduction».
Deleuze, op. cit., p. 56.
O.C.I, p. 84-85.
168
entière au-dessus du corps, complète et parfaite, les manchots avec leurs
bras et les cardiaques avec leurs valvules mitrales exactement étanches ;
une pulsation imprévue et tout est à refaire [...]. J’ai connu un moribond
ignare qui mit cinq jours à se former une jambe.»76
L’énergie
D’autre part, dans ces textes, Michaux met souvent en relief l’insuffisance de
la force psychique des inadaptés et introduit ainsi dans sa conception de l’âme et du
corps un aspect dynamique ou énergétique. Surtout, à l’instar de Janet sans doute, il
souligne qu’une fatigue excessive suscite un dérangement irrévocable de la
distribution ou de la circulation de l’énergie psychologique : alors que celle-ci n’est plus
fournie suffisamment aux fonctions supérieures, elle est excessivement investie dans
les fonctions inférieures. D’ailleurs, Michaux partage avec Janet (bien que ce ne soit
plus leur particularité) l’opinion que l’homme est doué virtuellement d’une force
psychique beaucoup plus forte que l’on ne le croit et que dans la vie réelle, l’homme
n’en exploite que la petite partie. Ainsi, en ce qui concerne les données psychologiques,
les textes de Michaux y restent presque fidèles.
Cependant, ici encore, son non-conformisme absolu à la réalité l’incite à en
tirer des conclusions tout à fait contraires. En attirant l’attention sur la faiblesse
psychologique des inadaptés, Michaux n’oublie pas d’insister également sur le
déséquilibre entre leur force et la force oppressive et blessante de l’extérieur qui les
entoure. Non seulement le social menace les faibles de sa complétude et de sa
complexité, mais en même temps, il les comprime et détruit leur intégrité psychique
en les privant notamment d’élan vital ou d’envie de contact vital avec la réalité.
D’ailleurs, à la différence de Janet, Michaux apprécie les capacités potentielles que
chaque homme garde en lui et révélées souvent dans les phénomènes
parapsychologiques. Certes, Michaux mesure avec sang-froid leurs limites ainsi que
76
O.C.I, p. 87.
169
leurs possibilités77. Il n’est jamais admirateur des phénomènes spirites. Mais toujours
est-il qu’il n’ y a pas lieu de sacrifier ces capacités potentielles pour s’adapeter à la
réalité. Le réel, une autre illusion et un autre impasse, n’est qu’une composition myope,
d’ailleurs malveillante. Du moins, si Michaux tient aux phénomènes métapsychiques,
c’est qu’il devine que ce sont des expressions subconscientes donc partielles de
l’insubordination au réel. Cependant, non seulement les spirites n’essaient pas
d’exploiter suffisamment les phénomènes surnaturels pour l’acquisition de nouvelles
possibilités humaines, mais ils s’attachent en fait trop au réel, même quand ils parlent
de la vie après la mort. En tout cas, c’est pour une nouvelle exploration que Michaux
recourt aux chutes. Il faut une dissolution quelconque pour aboutir à une nouvelle
conscience. Pourtant, toutes les chutes ne sont pas forcément révélatrices. Ou plutôt, il
faut des connaissances préalables pour les gouffres et notamment la Sagesse pour
puiser quelque chose d’essentiel de ces expériences. De là, la nécessité de la
«technique»78 et des «conseils»79. S’évader du monde réel n’est rien si l’on n’en rapporte
pas des savoirs ou si l’on n’est pas équipé de techniques savantes. La limite de
beaucoup d’expériences spirites consiste en leur manque d’esprit critique. En un mot,
«Le Yogi occidental manque toujours»80. En tout cas, pour celui qui a accepté la «vie
par le vide» destinée à une chute perpétuelle81, que le monde du pathologique est
vaste !82 Michaux explorera ce vaste domaine qui est seul permis à ce né-troué, à
Remarquons comment le sujet-parlant de «Fatigue II» mesure la force de «l’âme» de son
ancienne amie (ficvtive, sans doute) : «Chère petite amie, mais petite âme à petite portée! A
Bruxelles, où nous demeurions à quelque cent mètres l’un de l’autre, elle m’apparaissait
souvent tout d’un coup à la lisière d’un mur, me regardait bien dans les prunelles. C’était très
doux. Mais quand je fus à Paris, à trois cent quinze kilomètres... c’était trop pour toi, je t’excuse,
sois en sûre» (O.C.I, p. 90). De la même façon, dans «Maison hantée» (ibid., p. 136) qui est un
précurseur d’Une voie pour l’insubordination, Michaux montre le même sang-froid vis-à-vis
des phénomènes de Poltergeist.
78 O.C.I, p. 87.
79 O.C.I, p. 91.
80 O.C.III, p. 151. Mais comme il se doit, cela ne revient pas à dire que Michaux apprécie sans
réserve le Yogi oriental. Il est probable que la tradition orientale accumule des connaissances
sur les gouffres auxquels on peut éventuellement se référer. Mais cela n’empêche qu’elle a
également ses impasses.
81 O.C.I, p. 189.
82 «Quoi de plus vaste, de plus abondant, de plus intime que le pathologique ? / Quel champ
plus omniprésent, constamment se renouvelant et de toutes parts affluant vers l’indéfendable
corps, pour l’ensemencer en germes, en maladies ?» (O.C.III, p. 1071).
77
170
travers sa propre désagrégation variée et multiple.
Ainsi, son écriture se met à évoluer d’une manière rapide. D’une part, il
commence à créer une écriture de surface. Mais en même temps, il se plonge plus
profondément dans ses tréfonds. Et à travers ces deux explorations simultanées, se
formera progressivement son propre espace littéraire.
«Homme d’os»
Comme nous l’avons montré jusqu’ici, l’inspiration janétiste occupe une place
importante dans les premiers textes de Michaux, bien qu’il ait également une
tendance anti-janétiste très forte. D’abord, en partant du modèle janétiste sur la
conscience partielle, il va inventer des personnages marqués par leur incomplétude ou
leur fragmentarité. Puis, en traitant une variété de cas de désagrégation mentale, il
élabore progressivement une nouvelle monadologie. Mais, ce qui est plus particulier à
Michaux, c’est qu’en profitant de toutes sortes de dissolution, il cherche à parcourir
toutes les conditions humaines pour acquérir de nouvelles connaissances par
lui-même. La désagrégation lui donne une occasion d’observer ce qui est inaperçu
ordinairement à cause des fonctions dites normales. D’ailleurs, comme c’est le cas avec
les expériences des hallucinogènes, l’écrivain tente d’explorer non seulement le
subconscient mais aussi le conscient et le normal. En se dissolvant lui-même, il
dissout le paysage ordinaire qui est aussi un composé. Si nous ne nous trompons pas,
c’est surtout dans «Homme d’os» que Michaux avoue définitivement cette mission qu’il
s’est imposée à lui-même :
«Parfois il nous semble certain qu’un durcissement se produit en nous dans
un organe, dans une région corporelle quelconque. Chez moi, et
généralement quand il m’arrive de boire de l’eau, c’est la tête qui durcit, et
appuie sur moi comme un pèse-mains. Le minerai, ce qui se calcule en
tonnes, toutes les grosses pièces, les madriers, je me mets à les connaître.
171
On est frères. Mais c’est surtout l’homme que dans ces moments-là je me
plais à observer. [...] Il faut qu’il avoue tout à l’homme d’os.»83
Certes, Michaux écrit à la fin de ce texte : «Je ne suis pas encore parfaitement homme
d’os»84. Mais il se décide déjà à poursuivre ce chemin jusqu’au bout, car pour un
inadapté foncier, pour ce «creux fermé»85, il ne reste presque plus de place dans la vie
sociale. Il ne l’acceptera pas, ni la société ne l’accepte. Mais, exilé de ce monde du réel,
il a paradoxalement plus de chances de le relativiser et, sans doute, de découvrir
d’autres voies pour donner «un nouvel élan vital, une nouvelle conscience» 86 à
l’humanité. Quoi qu’il en soit, pour lui, ce monde est insupportablement inerte. Il fera
n’importe quoi si cela le libère de cette inertie maudite.
D’autre part, devenir homme d’os signifie également le retour à soi propre.
Cela le ramène à l’anonymat primordial de l’être, en le dépouillant du nom, de la forme
et du social qu’il avait acceptés malgré lui. Ce texte déclare donc officiellement le début
de son «anti-vie»87. Désormais, en repoussant de plus en plus la vie ordinaire, en la
déchirant88, il cherchera ses propriétés. «[C]ela viendra, alors je verrai le passé et
l’avenir et dans l’espace entier»89. Mais pour gagner cette vue, il faut en perdre l’autre,
celle ordinaire. En un sens, il lui faut devenir «aveugle»90 vis-à-vis des choses sociales.
C’est également se rapetisser lui-même, surtout sa conscience normale, orientée trop
vers le social. Comme nous l’avons écrit à plusieurs reprises, Michaux essaie d’élargir
sa vue en rétrécissant et en désarégeant sa conscience normale.
Ainsi, nous revenons de nouveau au souhait de «Clown». On trouverait que
cette invocation à «rien que rien» n’est pas si loin de celle d’«Homme d’os» :
83
84
85
86
87
88
O.C.I, p. 91.
Ibid., p. 91.
Ibid., p. 86.
Ibid., p. 969.
Ibid., p. 612.
Ibid., p. 612 : «Ce n’était pas orienter sa vie, c’était la déchirer. Si un contemplatif se jette à
l’eau, il n’essaiera pas de nager, il essaiera d’abord de comprendre l’eau. Et il se noiera.»
Ibid., p. 91.
90 Voir «Magie» : «Je vais être aveugle» (O.C.I, p. 484).
89
172
Un jour
Un jour, bientôt peut-être.
Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers.
Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je
lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche.
[...]
Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier
[...]91
Certes, dans «Homme d’os», Michaux met l’accent plutôt sur la possibilité de
comprendre autrui à travers sa propre dissolution. Comme on le sait bien, c’est un
autre désir profond de Michaux92. Par contre, dans «Clown» publié douze ans après,
c’est plutôt l’aspiration au retour à soi propre qui s’exprime. Mais, cela n’empêche que
les narrateurs de ces deux textes tendent vers l’espace qui, en un sens, transcende le
monde du défini sans pourtant s’en séparer. En d’autres termes, l’exploration du
Savoir et le retour à l’état originel sont étroitement reliés chez Michaux et c’est
toujours à travers la réduction de soi qu’il essaie d’y accéder. Dans «Clown», après
quelques lignes, il écrit : «Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au
rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter / [...] / Perdu en un
endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité» 93 . Et c’est toujours le
plongeon dans l’abîme de l’esprit qu’il s’impose à lui-même : «Je plongerai. / Sans
bourse dans l’infini esprit sous-jacent, ouvert à tous»94.
Bien entendu, «Homme d’os» n’annonce encore que le début de ce plongeon. Il
O.C.I, p. 709.
On constatera que dans un fragment de Passages, Michaux écrit plus explicitement qu’une
dissolution psychophysiologique de soi peut l’amener à une compréhension d’autrui : «Quand je
ne comprends pas quelque auteur, et si loin que le temps et l’espace et le climat et la culture le
mettent de moi, [...] le mettant mentalement en réserve, je me le garde et ne désespère pas,
quelque jour, à la faveur d’un métabolisme différent, d’une humeur changée où m’aura mis un
nouveau médicament, de comprendre le fermé, le mystérieux et insipide d’à présent. / Et cela
m’arrive, en effet, quelquefois...» (O.C.II, p. 290).
93 O.C.I, p. 709.
91
92
173
faudrait plus de dissolution-réduction pour atteindre «une nouvelle et incroyable
rosée»95. Mais les visées et les procédés de Michaux sont déjà déclarés. Il réorganisera
ses inclinations à la chute pour l’exploration du gouffre propre à lui qui mène
certainement à celui d’autrui.
De la désagrégation à la réagrégation96
Jusqu’ici, nous avons traité principalement l’approfondissement des pensées
sur la désagrégation chez le jeune Michaux. Or, avec le premier fragment de «Tels des
conseils d’hygiène à l’âme», nous semble-t-il, un autre mouvement débute. C’est le
mouvement vers la réagrégation. Pour Michaux, la post-désagrégation est aussi
importante que la désagrégation elle-même. Du moins, l’expérience de la
désagrégation prélude aux efforts pour la renaissance.
Regardons de plus près ce texte. Ce texte apocalyptique commence
curieusement par un verset cadencé, composé de trois groupes rythmiques de six
syllabes (si l’on prononce «rien» en diérèse) :
94
95
Ibid., p. 709, je souligne.
Ibid., p. 710.
Permettez-nous d’utiliser ici ce mot qui n’appartient pas au vocabulaire normal de la langue
française. Il figure pourtant dans le lexique de l’écrivain. D’ailleurs, Michaux l’utilise dans un
contexte qui touche justement à notre sujet. Dans un passage concernant ses dessins
post-mescaliniens d’Émergences-résurgences, il écrit : «Après des années, sans prendre
aucune substance hallucinogène, il reste un appel à la fragmentation. / Les dessins que je
commence je les vois parfois se décomposer, se diviser, se diviser sans fin. / Le nom de «dessins
de désagrégation» leur fut donné. Malgré l’analogie, ils sont plutôt de réagrégation» (O.C.III, p.
636). D’autre part, dans un texte posthume intitulé «Désagrégation», il écrit aussi :
«Désagrégation- / réagrégation / Flux des minuscules / Flux-reflux / Houle [...]» (O.C.III, p.
1427, je souligne). Certes, dans l’un et l’autre cas, Michaux ne précise pas le rapport entre la
désagrégation et la réagrégation ainsi que leur différence. Et on peut imaginer facilement qu’il
n’y ait en fait qu’une nuance de différence entre ces deux états. Ou plutôt, on pourrait dire que
pour Michaux, dans beaucoup de cas, représenter ou transcrire l’état de désagrégation
constitue immédiatement des efforts pour la réagrégation, comme on dit souvent sur le travail
de deuil. En tout cas, dans ce chapitre, nous nous proposons de préciser la continuité et la
discontinuité de ces deux aspects dans l’exploration des profondeurs chez Michaux.
96
174
Â/me/s ef/fi/lo/chées (6), â/mes/ co/ton/neu/ses (6) qu’un/ ri[/]en/ dis/tri/bue (5
ou 6).
L’apostrophe répétée au début de ce texte («Ames effilochées, âmes cotonneuses [...]»)
renforce la tonalité prophétique. Mais malgré ses traits phoniques, naturellement
archaïques, ce verset liminaire est plus polémique qu’il ne le semble. Mis au pluriel,
l’appellatif «âmes» affirme la multiplicité primordiale de l’âme-conscience, ici, plus
explicitement qu’ailleurs. L’âme existe certes, mais comme ensemble d’une foule de
micro-âmes, flottant comme des monades
97
autonomes, mais aveugles et
impuissantes ; selon l’inspiration janétiste, chacune d’elles a droit de crier cogito...
mais sans avoir la certitude d’exister ; elles ont leur propre vie certes, mais il leur est
interdit à jamais d’exister dans la vie réelle. Je est constitué ou habité par ces
micro-voix, micro-pensées, à la fois non viables et résistantes 98.
Or, ce qui est plus remarquable ici, c’est que Michaux ramène à «un rien» la
fonction de synthèse si privilégiée par Janet99. A la place du cogito cartésien, c’est ce
berger minime qui «distribue» des troupeaux de micro-âmes. Mais la nuit, il s’affaiblit
et des troupeaux originellement indisciplinés se dispersent au hasard : «il est bon que
le matin surtout vous travailliez à vous parquer, à vous serrer, à repriser vos parties,
que la nuit et les rêves n’ont que trop mises à la dérive». Comme Michaux l’écrit déjà
dans Les Rêves et la Jambe, le moi est en fait un bloc des morceaux d’âme ou des
morceaux d’homme. Il faut que l’on se serre et reprise ses parties pour redevenir moi.
Mais ce «Moi» ne serait qu’«une position d’équilibre»100. Remarquons qu’avec deux
Janet montre qu’il doit sa théorie sur la structure de la conscience humaine à la
monadologie de Leibniz aussi bien qu’à Maine de Biran. Voir par exemple L’Automatisme
psychologique, p. 55-57.
98 Dans un poème intitulé «Pensées», Michaux esquissera le monde de ces micro-pensées, en
soulignant cette fois-ci leur altérité ― car, en partie,comme le montre Janet, les consciences
partielles sont souvent plus facilement influencées par le désir et la langue des autres :
«Ombres de mondes infimes, / ombres d’ombres, / cendres d’ailes. // Pensées à la nage
merveilleuse, / qui glissez en nous, entre nous, loin de nous, loin de nous éclairer, loin de rien
pénétrer ; // étrangères en nos maisons, / toujours à colporter, / poussières pour nous distraire et
nous éparpiller la vie» (O.C.I, p. 598).
99 De la même façon, Michaux écrira dans «Un point, c’est tout» : «L’homme ― son être
essentiel ― ce n’est qu’un point.» Voir O.C.I, p. 431.
100 O.C.I, p. 663.
97
175
épithètes qu’il attribue aux «âmes» et qui connote une texture friable («effilochées»,
«cotonneuses»), Michaux transforme l’âme en une micro-nébuleuse amorphe et
caduque. Ne serait-ce pas plutôt un miracle, si cette galaxie restait invarialbe, gardant
son intégrité pour toujours? En tout cas, pour une âme ainsi définie, le sommeil ne
signifie plus le repos. C’est plutôt une micro-apocalypse répétée chaque nuit101. C’est
ainsi que chaque jour, chaque matin, il faut «arriver à se réveiller»102, à reprendre la
forme et la conscience suffisantes pour mener une vie sociale, si c’est vraiment
nécessaire.
En effet, pour Michaux, le réveil est aussi problématique que le rêve, et
l’agrégation n’est pas plus naturelle que la désagrégation. Parce que pour Michaux, le
réveil, c’est une autre chute, chute vers le quotidien. Et l’agrégation ordinaire qui est le
retour au réel est une «défaite»103. Après la dissolution apocalyptique mais passagère,
recommence toujours la vie impropre où on est obligé de vivre en supportant plus ou
moins sa déchéance. Pour l’âme humaine, n’y a-t-il donc que cette mauvaise
alternative ? N’y a-t-il pas la possibilité de sortir de ce cercle vicieux ?
Bien que ce soit loin d’être la vraie solution, du moins, la désagrégation de la
conscience normale, ou celle de la fonction du réel fait entrevoir à Michaux une
échappée, parce que malgré tout, elle le fait retrouver ce rien en état du pur devenir.
Aux frontières de la nuit et du jour, de l’onirique et du réel, il sent que son élan vital
crée le monde de nouveau, bien qu’en petit.
Ainsi, à la différence des Rêves et la Jambe, sa nouvelle attention aux
phénomènes de la dissolution l’incite à attacher autant d’importance à l’entre-deux de
l’état anormal où des morceaux d’homme s’activent et de l’état normal où l’homme
entier domine excessivement104. L’important, c’est d’extraire ce «rien» créatif et de le
Comme on le sait, au début d’A la recherche du temps perdu, Proust développe cette image
de l’âme à la fois virtuellement multiple et friable.
102 Voir O.C.II, p. 313-317.
103 Michaux écrit dans «L’Insoumis» : «L’homme retrouve sa défaite : le quotidien» (O.C.I, p.
587).
104 On constatera la même attention dans quelques textes ultérieurs tels qu’«Entre centre et
absence» (O.C.I, p. 571-572), «Arriver à se réveiller» (O.C.II, p. 313-317) et des textes sur
l’expérience des hallucinogènes (surtout, «Le merveilleux normal» (O.C.III, p. 313-328) dans
Les Grandes Épreuves de l’esprit).
101
176
conduire à l’autre sens que de redevenir «homme entier» social105. Il faut tenter une
autre réagrégation qui ne soit plus la répétition de l’intégration ordinaire. Or, comme
s’il répondait à ce rappel de son rien propre, il s’impose un principe qu’il tentera
désormais de garder coûte que coûte. Ne pas accepter de nourritures qui ne sont pas
forcément pour lui. Trouver du vrai pain pour lui seul. Il faut alimenter son rien, mais
à condition qu’aucune autre altérité sauf celle inhérente à lui ne s’y glisse. En d’autres
termes, avec ce premier fragment de «Tels des conseils d’hygiène à l’âme», il s’engage
volontairement dans la quête des miens, ou des gestes originels du oui et du non, car
pour lui, son rien est également un élan, muni de ses propres tendances et de ses
propres rythmes de la soumission et de l’insoumission :
«C’est l’heure où il faut se nourrir. Chacun sa manière je l’accorde, celui-ci
gobera un oeuf, tel autre c’est du porridge qu’il lui faut ; une mélodie, cela
suffit parfois aussi, mais nourrissez-vous de grâce, nourrissez-vous comme
un jeune cristal octodécaèdre au fond d’une dissolution légère qui sollicite à
se solidifier octodécaèdriquement avec lui tout ce qui dans ses alentours
aqueux n’est point définitivement tourné au liquide. / Ainsi, avec
acharnement, avec sens [...]. »106
Le mien, c’est un mot qui manquait tellement à ses premiers textes. Comme
on le sait bien, cette notion s’oppose radicalement à celle du moi chez Michaux, parce
que le moi est habité de trop d’altérité ou d’impropriété. Pour le comprendre, il
suffirait de rappeler la discussion du «qui-je-fus» sceptique : le moi est, au fond, le
produit de banalisation107. On se banalise pour se faire comprendre et en acceptant
sans examen la «langue des autres»108.
Michaux écrira dans «Le Portrait de A.» : «Il se soutenait comme on dit avec rien, sans
jamais faiblir, s’en tenant à son minimum mince mais ferme, et sentant passer en lui de grands
trains d’une matière mystérieuse» (O.C.I, p. 608).
106 O.C.I, p. 91-92.
107 Voir O.C.I, p. 78.
108 O.C.II, p. 440. De la même façon, comme le signale Jean-Pierre Martin, dans «Toujours son
“moi”» (O.C.I, p. 112-113) publié à peu près en même temps que «Tels des conseils d’hygiène à
l’âme», Michaux remet en cause radicalement cette notion que représente le moi. Voir
105
177
Mais la spécificité de la conception du «rien» chez Michaux ne s’arrête pas là.
Comme le suggère la figure d’«un jeune cristal octodécaèdre», qui connote à la fois
l’unité et la multiplicité des aspects, son «rien» est en fait un être potentiel. Étant tout
seul, il recèle une infinité de plis virtuels qu’il faut déplier coûte que coûte109. Ainsi, les
efforts de l’écrivain seront consacrés à la fois à l’essentialisation (ou minimalisation) de
soi et à l’infinisation (ou multiplication) de ce rien virtuel. C’est pourquoi le théâtre des
«âmes» de Michaux est souvent à la fois infime et infini :
«Il y a des jours où je vois tout aplati comme sur une toile, et à distance, et
qu’on me dise alors «viens», d’abord un personnage d’une toile, parle-t-il, et
puis, attendez, attendez donc, mon âme est en quenouille autour de ma
colonne vertébrale, et se dérouler ne peut se faire d’un coup. Il me faut
plusieurs heures.»110
Ainsi, la quête de la mienneté propre chez Michaux, ou plutôt, la quête de ses
propriétés ― parce que pour Michaux, la pluralité est inhérente à la propriété ― est
étroitement liée à la praxis de la désagrégation-réagrégation. Pour atteindre ses
propriétés, il faut dépouiller soi-même de son masque du moi et de tout ce qui est
défini et fixe qui immobilise son être. La désagrégation, qui est à la fois la dissolution
de la réalité et celle de lui-même, sert tout de même à ce dépouillement essentiel. Mais
d’autre part, pour Michaux, la dissolution, ou dépouillement de l’impropriété, n’est pas
suffisante, parce que, outre que Michaux aspire à réduire réellement l’écart entre
l’impropriété et la propriété par sa praxis, ses propriétés sont virtuelles, donc
nécessitent d’être rendues autres pour se déployer pleinement. Du moins, ce rien
propre, non moins que les consciences partielles, n’est pas viable tel quel dans la vie
Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 267-269. Ce poème («Toujours son “moi”») est publié dans Les
Cahiers du Sud en 1927 (no.93) sous le titre d’«Essoufflement» après avoir été publié dans Qui
je fus.
«[...] l’enfant naît avec vingt-deux plis. Il s’agit de les déplier. La vie de l’homme alors est
complète» (O.C.II, p. 69-70). Voir aussi Madeleine Valette-Fondo, «Le Dépli du plis ou les
“vingt-deux plis” de l’enfant Mage», dans Henri Michaux, Plis et cris du lyrisme, L’Harmattan,
1997, p. 247-261.
110O.C.I, p. 92.
109
178
réelle, à moins qu’il ne se raffermit à travers la cristallisation artistique. En tout cas,
la réagrégation chez Michaux ne signifie pas le simple retour à son état précédent. Et
l’écriture
lui
deviendra
essentielle
pour
cette
vraie
réagrégation,
ce
déploiement-raffermissement du rien. La réagrégation «tardive mais rigoureuse»111
par l’écriture essentialise et cristallise ce rien propre dont les attiributs principaux
sont l’élan, la multiplicité et la virtualité.
«Villes mouvantes»
Nous avons examiné jusqu’ici la naissance d’une nouvelle monadologie ou une
écriture sur le rien chez Michaux. En partant de sa conception janétiste sur les
consciences partielles et en la développant dans un sens contraire à celui de Janet,
Michaux va faire une percée dans sa poétique de l’incomplet. Désormais, son écriture
se développera en oscillant entre deux thématiques principales, à savoir, le minimum
de soi et de grands morceaux d’hommes incomplets mais autonomes qui l’habitent.
Mais, comme il se doit, cela ne recouvre pas toutes ses œuvres et il ne faut pas
oublier que cet acheminement vers la nouvelle monadologie s’accompagne de
l’évolution des pensées sur l’écriture de Michaux, notamment, sur le plan plus
strictement littéraire et linguistique. Or, comme nous l’avons vu, dans «Énigmes»
Michaux a déjà commencé à développer une nouvelle écriture marquée par sa
superficialité ou par son détachement du corporel, du profond et de l’intériorité : il
s’agit de l’exploration du monde purement linguistique ou incorporel et de la
production du sens vraiment illimité. Mais cela n’empêche que l’intérêt presque
obsessionnel de Michaux pour le fragmentaire et l’incomplet est toujours concomitant
avec sa quête de la nouvelle écriture. En un mot, le fragmentaire et l’incorporel
s’emmêlent inséparablement chez lui. Ou plutôt, il est un écrivain très attentif à leurs
liaisons essentielles.
Cela dit, c’est sans doute dans «Villes mouvantes», texte publié en automne
O.C.II, p. 291.
111
179
1926, que l’on peut noter un jalon important dans cette double évolution112. Dans ce
conte qui est lui-même fragmentaire, Michaux déclare littéralement l’indépendance
du fragmentaire ou de l’incomplet113. Tout en racontant l’aventure des villes volantes,
Michaux nous fait remarquer partout, implicitement et explicitement, la nature à la
fois intégrale et incomplète de ces morceaux de ville. Ou plutôt, la fusion de l’intégral
et de l’incomplet est ici d’autant plus hallucinante qu’elle est privée de son appui
corporel, à la différence des morceaux d’homme dans Les Rêves et la Jambe : non
seulement ces morceaux de ville sont fragmentaires, mais également superficiels. Non
seulement ils flottent dans le ciel, mais en même temps ils sont séparés de la
profondeur et de la hauteur. Ils sont pour ainsi dire des surfaces volantes et cela
transforme également la nature des êtres et des choses qui y habitent. Plus
précisément, ils n’ont plus leur nature propre. Vidés de leur substance, ils sont à la fois
matériels et immatériels, corporels et incorporels. Il n’existe plus de distinctions
ordinaires dans cette ville sans épaisseur. La superficialité est si essentielle dans ce
texte que même la mer est privée de sa profondeur à la fin du texte :
[...] il n’y avait pas seulement des morceaux de villes, mais aussi des
morceaux de mers, ou plutôt comme ces morceaux-là s’étaient
immédiatement vidés de leurs 2 000 ou de leurs 600 mètres d’eau, ils
offraient un espace absolument désertique. Singulière instruction !» 114
Mais, on comprendra facilement que cette indépendance du fragmentaire et du
superficiel est ici concomitante de la libération des mots. En arrachant des morceaux
de ville à la terre, Michaux déracine des mots. Il supprime notamment les liens
implicites entre les mots et leurs référents, ou entre les mots et les choses censées être
En fait, entre ces deux textes, il y a également «Principes d’enfant» que nous examinerons
dans le chapitre prochain.
113 En effet, on constatera que Michaux utilise plusieurs fois le mot «morceau» dans ce court
texte. Par exemple : «Enfin, il n’y avait pas que des villes entières. Il y avait des morceaux de
villes, des villes en deux morceaux, souvent parfois des villes en plusieurs morceaux, un
morceau cherchant l’autre dans la terre mouvante [...](O.C.I, p. 93).
114 O.C. I, p. 97.
112
180
réelles (comme le suggère Mallarmé, dans la vie réelle, on utilise les mots en quelque
sorte en prenant en garantie des choses réelles ou extérieures, comme autrefois, on
utilisait la monnaie avec garantie que l’on pourrait l’échanger contre l’or). Mais une
rue toute entière qui se promène en quittant la terre115 ne correspond plus à aucune
chose réelle ou extérieure (cette «rue» est quelque chose de plus mince que la monnaie).
Pour prendre les mots de Deleuze, elle est «une entité non existante» qui n’a plus que
le «minimum d’être»116. Il en va de même pour villes volantes ou morceaux de mer
errants. Ces signifiants sont entièrement détournés des troupeaux ordinaires des mots.
Ce sont des simples idées, croirait-on? Mais, des idées, même fausses, ont leur réalité
dans leur propre instance. Même si elles n’existent pas, elles «subsistent ou
insistent»117. Ou plutôt, dans le langage ordinaire, c’est justement cette réalité propre
aux idées qu’on oublie souvent, parce que les idées sans aucune relation aux choses ne
servent à rien dans la vie. Elles sont littéralement déracinées et expatriées. Mais par
ce déracinement, elles retrouvent leur vraie patrie, ou leur vraie autonomie. «Une ville
qui s’en va sans motif peut aller loin, songez-y, très loin»118, écrit Michaux. Il en va de
même pour les mots sans motif. Libérés de la soumission aux choses ou aux contextes
préexistants, les mots commencent à s’envoler en devenant de pures idées.
Bien entendu, ce texte plutôt prolixe n’arrive pas encore à exploiter
suffisamment les possibilités de la surface. Il manque notamment de cet horizon
fabuleux, typique des textes ultérieurs de Michaux, où les habitants de la profondeur
resurgissent tout transformés. Cependant, il est remarquable que, dans ce texte, le
fragmentaire et l’incomplet commencent à avoir une légèreté incorporelle, en
s’unissant au superficiel (à savoir, le minimum d’être des mots). Dépouillés de
profondeur ainsi que d’intériorité, ils deviennent en quelque sorte des signifiants vides
mais insistants. Ils n’existent nulle part, mais ils agissent maintenant sur le même
Voir le début de ce texte :«Comme nous y étions, la rue se mit à bouger, et elle s’en alla.
Bosson qui était en face me tendait la main... [...]. La maison d’en face et la rue tout entière
voyageait,[...]. Il y avait dans ce départ une telle souplesse comme si tous les jours ces rues
allaient à la promenade» (O.C.I, p. 93).
116 Gilles Deleuze, Logique du sens, Les éditions de minuit, 1969, p. 13.
117 Ibid., p. 13.
118 O.C.I, p. 95.
115
181
plan et au même titre que le complet et le supérieur. Ils sont donc viables dans l’espace
littéraire à condition qu’ils acquièrent une autre substance que le corporel en se
séparant du psychologisme ainsi que du réalisme, deux attitudes qui tentent
d’apporter dans la littérature le rationnel, l’univoque et le fini. Les morceaux d’être
deviendront alors de meilleurs habitants de la surface : étant incomplets, ils sont
illimités ; étant non viables dans le monde du bon sens et du sens commun, ils sont
plus convenables à cet espace où tous les sens fixes disparaissent. Ainsi, cette errance
des villes-monades prélude à un nouvel essor de la poétique de l’incomplet119. Mais
gardons-nous de simplifier prématurément l’acheminement multifiliaire de Michaux.
Pour lui, la vérité réside dans le vacillement perpétuel120. Après l’exploration de la
surface recommencera le plongeon dans la profondeur.
«Petit»
Après la publication de Qui je fus, son mouvement vers la minimalisation de
soi ou l’aspiration à la ténuité de l’être121 se manifestent de plus en plus, voire avec
D’autre part, ce texte annonce aussi le début du développement de la rêverie dynamique et
agressive, si typique à Michaux. En effet, comme le suggère «La Nature», texte publié trois ans
après dans Un certain Plume, on peut supposer qu’une rêverie dynamique et agressive, si
fréquente chez Michaux soit à l’origine de ce texte : «Seine, petite Seine, si on te lançait en l’air,
qu’on t’envoyât un peu du côté de Poitiers, ou du Puy-de-Dôme, où ils manquent tellement
d’eau justement? / [...] / Cordillère des Andes, longue échine de l’Amérique si on t’extirpait
quelques morceaux, c’est si plat, la Campine, si désolé, tu y ferais ton gros dos, ce serait
merveilleux, ou en Sibérie, du coup qu’il y ferait froid sur les sommets» (O.C.I, p. 675). Mais,
comme il se doit, pour déplacer l’onirique dans les écrits, il faut trouver au moins un terrain
convenable à lui (voir O.C.III, p. 604 : «Premier problème : Où trouver le terrain pour
l’expansion? [...] / Trouver son terrain, le terrain pour l’exercice d’une vie, d’une autre vie en
instance, d’une nouvelle vie à accomplir, hic et nunc, une vie qui n’était pas là avant. // Terrain
trouvé, vient l’opération déplacement»). Sans terrain, il n’y aurait non plus la poétique de la
rêverie. Et comme nous le verrons plus tard, la surface deviendra l’utopie de l’onirique pour
Michaux.
120 Voir O.C.I, p. 512 : «Les morceaux, sans liens préconçus, y furent faits paresseusement au
119
jour le jour, suivant mes besoins, comme ça venait, sans “pousser”, en suivant la vague, au plus
pressé toujours, dans un léger vacillement de la vérité, jamais pour construire, simplement
pour préserver» (je souligne).
121 Voir Roger Dadoun, «Ténuité de l’être» in Passages et langages de Henri Michaux, textes
réunis par Jean-Claude Mathieu et Michel Collot, José Corti, 1987, p. 13-29.
182
une variété de formes langagières. Il n’y a pas lieu ici d’envisager minutieusement ce
développement ultérieur. Mais, un simple survol suffirait pour constater, d’une part, à
quel point le modèle janétiste de l’esprit humain constitue une source importante
d’inspiration littéraire de Michaux, de l’autre, à quel point ce modèle est transformé
par l’autre aspiration de Michaux à rendre tout autre. Dans Mes propriétés, par
exemple, il donne à sa première partie pour le titre «Partage de l’âme». Il serait inutile
de dire que ce titre découle d’une inspiration janétiste, bien qu’il reste à savoir
comment la partager. D’autre part, dans un texte intitulé «Petit» qu’il met au début de
la deuxième partie consacrée aux «Poèmes», on constaterait que son aspiration à la
ténuité de l’être fusionne avec une jubilation (fût-ce amère) de la naissance d’un
nouveau rythme-sujet. Tout en se déclarant extrêmement ténu, le scripteur se
dissémine lui-même dans une nouvelle orchestration linguistique :
Qunad vous me verrez,
Allez,
Ce n’est pas moi.
Dans les grains de sable,
Dans les grains des grains,
Dans la farine invisible de l’air,
Dans un grand vide qui se nourrit comme du sang,
C’est là que je vis.
Oh! Je n’ai pas à me vanter : Petit! Petit!
Et si l’on me tenait,
On ferait de moi ce qu’on voudrait.122
Ce «petit» est à la fois un rien et un multiple. On dirait qu’en se défaisant, il acquiert
une nouvelle substance linguistique. «On ferait de moi ce qu’on voudrait», écrit
Michaux. Mais en fait, c’est plutôt lui qui a acquis la liberté de se faire n’importe quelle
122
O.C.I, p. 499-500.
183
chose, sauf le fini et le même. Maintenant, il pourrait dire : «on saute dans “le rien”. /
[...] / on est autrui, / n’importe quel autrui»123. En effet, revenu à sa virtualité propre,
se disséminant lui-même dans les mots, il est à la fois soi-même et un autre.
Cela dit, il semble aussi clair que ce poème fait écho à des textes antérieurs
concernant le rétrécissement de la conscience normale. Certes, Michaux ne se plaint
pas ici de son incomplétude. Tout au contraire, il se félicite d’atteindre enfin ce rien en
se dégageant du réel, du social et du moi mensonger. Mais, il n’est jamais impensable
que dans la coulisse, le poète a réellement vécu un rétrécissement extrême de la
conscience qui lui aurait permis d’obtenir un nouvel élargissement du champ de la
conscience. Pour lui, écrire après avoir vécu une expérience inouïe n’est jamais
inférieur à «écrire d’imaginaiton»
124
. Et dans «Recherche dans la poésie
contemporaine», Michaux suggère également l’alliance du «maniement de l’âme» (ou
exploration mi-volontaire mi-involontaire des «états seconds») avec l’écriture dans la
littérature moderne :
«[...] il est bien vrai qu’aidés par les études actuelles sur la psychopathologie,
les poètes sont tentés par la recherche et l’introspection et ce qu j’appelle le
maniement de l’âme ou plutôt du monde intérieur : états seconds,
dépersonnalisation, pseudo-hallucination ou hallucination proprement dite,
troubles infinis de la synesthésie, tout cela des poètes ont essayé de le
connaître de l’intérieur, par leur expérience personnelle. / La poésie dans ce
cas n’est pas, comme on le dit trop fréquemment, un instrument de
connaissance, mais plutôt l’œil, le témoin de cette recherche.» 125
123
124
O.C.II, p. 438.
Voir O.C.I, p. 176-177 : «Pour ceux qui n’écrivent point, c’est qu’ils n’ont pas été touchés
suffisamment. Peut-être ils sont nés pour plus grand, pour plus beau ; et peut-être qu’ils
écriraient seulement, si morts, ou devenus coq ou lamas ou vautours, ils revenaient ensuite à
la vie d’homme, ou après quelque séjour infernal ou planétaire, au retour enfin d’une grande
aventure et autrement essentielle que la nôtre. [...] Déjà écrire d’imagination était médiocre
[...]» (Ecuador).
125 O.C.I, p. 978. En ce qui concerne les relations entre l’expérience mystique et la poésie, voir
aussi p. 980, passage concernant les œuvres des saints.
184
Cependant, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que son acheminement vers la
ténuité suprême de l’être est plein de faux-pas. Comme le suggèrent la plupart des
autres textes à cette époque, c’est plus souvent la dérive ou le naufrage que Michaux
rencontre dans ses expériences-expérimentations de la désagrégation mentale.
Notamment, dans les textes rassemblés dans la partie «A rotten life» qui partagent
une série de thématiques avec les textes de «Partages de l’homme» (épuisement,
rétrécissement de la conscience, l’impossibilité du repos), Michaux fait ressortir le côté
négatif (ou passif) de son exploration. Dans «Accablé», par exemple, on constatera
presque la même situation que «Petit», mais prise cette fois-ci pour un état maladif :
Souvent l’on me voit diminuer à vue d’œil, et le médecin de salle, un
hurleur : «Pourquoi me donne-t-on toujours des malades aussi réduits ? La
plus belle opération devient d’un délicat, d’un délicat.» / Et dans sa main, il
me comprime tout entier, et devant l’infirmière silencieuse il me brandit
sans cesse. / Si je pouvais avoir quelques jours de repos. Mais impossible, il
faut que j’y aille tous les matins. / Ces matins dans ma vie, c’est une chose
tellement triste126.
«Je diminuai encore», écrit toujours Michaux dans le texte suivant («Perdu»), «il
m’étendit sur la plaque et me mit sous le microscope. [...] Mais il me perdit dans la
foule des microbes.»127
Ainsi, on comprendra que la fête de la ténuité de l’être dans «Petit» est plutôt
exceptionnel chez Michaux. Certes, il reste que ce texte emblématique communique sa
résolution affirmative sur son exploration dangereuse. Mais il est aussi vrai que la
thématique de «ténuité de l’être» a du moins deux aspects : aspect spirituel et
affirmatif que représente «Petit» et aspect pathologique et dépréciatif que représentent
des textes dans «A Rotten Life». Cela dit, il est tout de même sûr que pour cet être ténu,
il n’y a plus d’autre appui que le scriptural (ou le langage). L’écriture seul peut le
126
127
O.C.I, p. 521.
Ibid., p. 521.
185
désigner ou le suggérer, ce rien qui échappe à toute expression. Elle seule peut tracer
les lignes de fuite qui tendent vers ce point perdu ou cet être qui a glissé définitvement
dans un point aveugle pour les hommes normaux.
186
7
Luttes contre la langue des autres
Jusqu’ici, nous avons examiné l’inspiration janétiste chez Michaux en prêtant
attention principalement aux idées de Michaux sur la désagrégation et la réagrégation
de l’esprit humain. Mais bien entendu, cela ne recouvre pas toutes ses activités
littéraires et comme on le sait bien, son écriture a une variété de formes qui sont
d’ailleurs inclassables dans la plupart des cas. Dans ce chapitre, examinons d’autres
textes rassemblés dans Qui je fus dans lesquels Michaux développe plusieurs voies
pour l’insubordination.
«Fous» chez Michaux
«Qui cache son fou, meurt sans voix»1, écrit Michaux dans Tranches de savoir.
En effet, comme le montre sa lettre à Closson2, Michaux n’a cessé de travailler sur ses
«fous» depuis «Cas de folie circulaire». Ou plutôt, l’acte d’écrire lui a toujours révélé ses
fous intérieurs. Dès qu’il se met à écrire, ils affluent à sa plume l’un après l’autre. A la
différence de Ponge, pour Michaux, il est impossible d’écrire sans «s’exposer» 3
excessivement.
Toutefois, cela ne signifie jamais qu’il laisse ses fous parler ou agir. Tout en
étant très sensible à leurs voix, il perd rarement son esprit critique. D’ailleurs, comme
nous l’avons montré, chez le premier Michaux, des «fous» désignent également des
1
2
3
O.C.II, p. 461.
Voir A la minute que j’éclate, p. 44-45.
O.C.II, p. 171.
187
consciences partielles ou des «qui-je-fus»4. Dans ce cas-là, ils sont moins des illuminés
que des dissociés. Au lieu d’être la source des inspirations romantiques, ils sont
simplistes. Au lieu d’être surnaturels, ils sont plutôt des rationnalistes incomplets.
Dépourvus de sentiments humanisés, ils sont anti-romantiques même. En tout cas,
pour Michaux, il n’est pas juste de dire que l’on est normal ; il faudrait dire que l’on
arrive à cacher ses fous, parce que ceux-ci ont tout de même leur vie autonome et
qu’ils subsistent jusqu’au bout ― ils augmenteraient même avec le temps parce que la
vie consiste à créer sans cesse une nouvelle personnalité en immergeant des anciennes
dans une mer intérieure.
Certes, un tel point de vue janétiste est évidemment trop simple par rapport à
un point de vue psychanalytique. Et Michaux, lui non plus, ne le considère pas comme
absolu ; il se rend compte de l’importance des découvertes de la psychanalyse et il
assimilera de plus en plus l’inspiration psychanalytique. Cela dit, ce que les textes de
Michaux ne cessent de montrer, c’est que ce qui est suffisamment simple peut fissurer,
par sa simplicité inhumaine et insensée, les sens humains qui ne sont en fait que des
compositions. Par contre, le freudisme (surtout celui avant 1917) qui s’accorde
apparemment mieux aux phénomènes mentaux pré-personnels et compliqués contient
en fait trop de sens humains préfabriqués. Quoi qu’il en soit, il semble certain que
Michaux exploite au maximum les possilibités de l’inspiration jacksoniste, non qu’elle
soit mieux fondée que la psychanalyse, mais parce qu’elle est problématique
autrement : la conscience partielle est un être à la fois tout et fragmentaire, à la fois
rationnel et inhumain, à la fois vieux et prématuré. Par définition, des consciences
partielles n’appartiennent à personne, mais tout le monde garde les siennes5. Ainsi,
elles sont des existences foncièrement absurdes et éternellement paradoxales et en ce
sens, elles sont plus propres à la surface que l’inconscient humanisé chez (le premier)
Freud ou au moins dans le freudisme vulgarisé. D’autre part, ces existences
Voir notre section concernant «Qui je fus» (p. 116-119).
Dans «Têtes», par exemple, Michaux met en relief l’ambiguïté de ses monstres en écrivant :
«Devant moi comme si elles n’étaient pas à moi... / Sortes de l’obsession, de l’abdomen de la
mémoire, de mon tréfonds, du tréfonds d’une enfance qui n’a pas eu son compte et que trois
siècles de vie maintenant ne rassasieraient pas, tant il en faudrait, tant il en faudrait [...]»
O.C.I, p. 708.
4
5
188
psychologiques fragmentaires lui servent à relativiser le normal, le réel et le social
parce qu’elles sont non seulement mutilées, mais en même temps mutilatrices ; par
leur incomplétude foncière, elles découpent leur réalité dans la réalité commune ou
celle intersubjective. Et à travers ce découpage inhumain, elles décèlent la fragilité et
le caractère artificiel de ce qu’on prend pour le réel. D’ailleurs, si inhumains qu’ils
paraissent, leurs logiques et leurs principes s’enracinent profondément à la nature
humaine. Ainsi, comme il l’a suggéré à la fin de «Surréalisme», Michaux trouve une
possibilité d’écriture dans l’affrontement du réel et de l’automatique, à savoir, du
complet fragile et de l’incomplet solide6. Examinons donc deux textes aphoristiques où
retentissent les voix de ses fous, à savoir «Principes d’enfant» et «Prédication». Ces
discours tronqués n’ouvrent-ils pas un nouveau domaine de l’écriture de Michaux ?
«Principes d’enfant»
En effet, avec «Principes d’enfant», publié cinq mois après «Énigmes» et
«Surréalisme», en juin 19257, Michaux se met à développer, semble-t-il, un autre style
d’écriture qui attaque l’orthodoxie (ou la doxa) sous plusieurs aspects.
D’abord, dans la version de 1925, Michaux met au début un exergue déjà
problématique : «On ne peut vivre sans principes. Un cheval qui perdrait ses principes
mourrait sur le coup. Voici quelques principes d’un enfant.»8 Ici, la fausse déduction
(«On ne peut vivre sans principes, parce que même le cheval meurt s’il les perd»)
s’unissant au rapprochement saugrenu du cheval et d’un enfant forme déjà un
discours fou. Certes, si l’on savait préalablement que chez Michaux, le cheval
Avec le temps, Michaux comprendra de plus en plus la nécessité de s’occuper de ses fous ; non
seulement les souvenirs traumatiques, mais également tous les systèmes psychologiques
subconscients risquent de nous pétrifier et de devenir nos ennemis. Voir par exemple O.C.III, p.
1042 : «Tu laisses quelqu’un nager en toi, aménager en toi, faire du plâtre en toi et tu veux
encore être toi-même!». Voir aussi «La Vie double» (O.C.I, p. 820).
7 Ce texte est publié d’abord dans Le Disque Vert, no.3, 1925. Puis il est repris dans Qui je fus
avec beaucoup de modifications (Voir O.C.I, p. 1066). Ici, notre analyse porte en principe sur la
première version de 1925.
8 O.C.I, p. 131.
6
189
représente souvent le subconscient, on pourrait imaginer, bien que vaguement, quelle
parenté existe entre le cheval et cet enfant, et dans quel sens leurs principes sont
cruciaux. Mais comme il se doit, le lecteur normal n’en sait rien. Et tout incertain
quant au sens exact de ces phrases, nous sommes obligés de passer aux textes
suivants. Mais ce qui nous stupéfait, c’est le non-sens total des principes affirmés par
cet enfant :
«En Afrique, les chameaux sont bousculés par les éléphants.»
«Les escargots qui ont perdu leurs cornes deviennent tout à fait bêtes.»
«Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen.
Elle les déterrent.»
«Les fourmis à queue sortent rarement.»9
Comme on le constate facilement, c’est plutôt l’absence de principes qui marque ses
principes. Au mieux, ce sont des idées fragmentaires et hétéroclites. Mais elles ne
servent à rien ni ne conduisent à rien. On dirait que ses discours ne veulent rien dire.
Cet enfant mime les discours logiques des hommes sans comprendre ni leur contenu ni
leurs règles, croirait-on ? Alors, Michaux simule-t-il simplement des discours de
l’enfant qui joue avec la logique ? Mais n’est-ce pas plutôt le manque de jeu qui
marque ses discours ? Certes, il est normal chez les enfants que ses expériences et ses
connaissances bornées régissent toute sa logique. Mais l’étrangeté des discours de cet
enfant ne provient pas seulement de l’étroitesse de champ de vue au sens ordinaire.
En un mot, ses discours sont isolés plutôt qu’étroits. Ils se coupent d’autrui ainsi que
du réel, alors que l’essence du langage normal ainsi que le jeu consistent dans la
communication, ou du moins, à se mettre dans l’inter (comme par exemple,
l’intersubjectivité ou l’intertextualité).
De la même façon, les discours de cet enfant sont caractérisés par le silence ou
la rareté des éléments affectifs. Selon Ribot, par exemple, les pensées des enfants ainsi
que celles des primitifs sont marquées par la prédominance des facteurs affectifs (liés
9
O.C.I, p. 131-132.
190
aux facteurs physiologiques) ; chaque objet de leur pensée est préalablement doué
d’une valeur affective, qu’elle soit positive ou négative, et ils développent leur logique
selon la gradation de ces valeurs. Ou plutôt, leur logique et leur conclusion sont même
prédéterminées par celles-ci. Par contre, la logique rationnelle élimine naturellement
ces éléments affectifs, mais, comme Ribot le note, même dans celle des civilisés,
l’influence des éléments affectifs ne disparaît pas toujours10. Or, ce qui est trop sourd
dans les discours de cet enfant, n’est-ce pas cette affectivité qui est pourtant très
tenace ailleurs, surtout dans les discours des enfants ordinaires. Malgré sa vue myope,
cet enfant reste bizarrement à distance de toutes les choses. D’ailleurs, cette tendance
devient plus manifeste quand il s’agit de son attitude vis-à-vis des relations familiales.
Non seulement il n’écoute pas le conseil de son père, mais il va jusqu’à mettre en cause,
implicitement, l’affection et les relations familiales : «Il n’y a pas un clown qui ait un
père. Avez-vous jamais connu le père d’un clown? Vous voyez bien.»11 La comparaison
entre «Mes rêves d’enfant»12 et «Principes d’enfant» rend plus manifeste ce recul de
l’affectif dans le dernier : dans «Mes rêves d’enfant», les valeurs affectives prédominent
comme l’écrit Ribot et les relations affectives entre je et sa famille existent aussi13. Par
contre, dans «Principes d’enfant», le sujet-parlant apparemment infantile, qui fait
songer même à un naturaliste fou14, s’applique uniquement à inventer un univers isolé
Voir Théodule Ribot, La Logique des sentiments, p. 31-63.
O.C.I, p. 131. L’autre version de ce fragment fait ressortir davantage ce manque de valeur
affective familiale : «Les clowns n’ont pas de père ; aucun clown n’a de père ; cela ne serait pas
possible» (O.C.I, p. 103). On trouvera ici un aspect du futur Michaux qui s’efforce de refuser
l’illusion familiale ou le naturel de la famille et de l’affection familiale. Le fragment sur la poule
le suggère aussi : «Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen. Elle
les déterrent» (O.C.I, p. 132).
12 Ce texte est publié trois mois avant «Principes d’enfant», en mars 1925, dans Le Disque Vert,
no.2, 1925.
13 Voir O.C.I, p. 62-65.
14 Voir O.C.I, p. 10 et p. 74. En effet, il semble que la distance entre «Qui je fus» et «Principes
d’enfant» ne soit pas aussi grande. Comme c’était le cas du premier «Qui-je-fus», les discours
de l’enfant comportent implicitement la supposition et sa logique se développe souvent à partir
d’elle («Les tigres myopes ne font plus que de petits bonds» (O.C.I, 102) : Supposons qu’il y ait
des tigres myopes. Ils ne feraient plus ...). Autrement dit, cet enfant est marqué lui aussi d’un
esprit expérimental, radical, même insensé, ou d’un mariage bizarre de la logique et de
l’imagination. D’autre part, on constatera que cet enfant, comme le premier et le troisième
«qui-je-fus» est marqué par son observation minutieuse ou partielle des animaux ; la faune
chez Michaux est avant tout le trésor de l’inconnu qui l’amène à une conscience nouvelle ;
10
11
191
avec ses principes, semble-t-il. En quelque sorte, cet enfant est insensible comme le
rêve, et ses discours sont des coq-à-l’âne comme les comportements de Charlie. En
d’autres termes, lui aussi est un membre des «sans famille»15.
Cela dit, ce qui est plus remarquable, c’est que non seulement ses discours
manquent de sens et d’affectivité, mais en fait ils manquent aussi de corps. Plus
précisément, malgré les objets familiers qui composent ses discours, son monde est
essentiellement incorporel. Remarquons la cohérence de sa stratégie sur le plan
linguistique qui se cache sous le non-sens apparent de ses discours. Il prive les choses
systématiquement d’épaisseur, de poids, d’intériorité ou de profondeur. En retour, il
leur ajoute chaque fois des attributs plus ou moins insolites : dans la plupart des cas,
leurs attributs sont entièrement absurdes et engendre de petits monstres linguistiques
tels la poule qui déterre ses œufs, les fourmis à queue ou un poirier qui porte des
pommes. Mais selon Deleuze, lorsque même ils sont vraisemblables, les attributs
constituent des êtres incorporels comme «entité inexistante»16. Et ils apportent le
même résultat, ou le même effet, que les attributs absurdes. De là, l’étrangeté de ces
attributs qui surajoutent de l’incorporel au corps et qui rendent celui-ci moins corporel
qu’avant : «Les poissons meurent les yeux ouverts» ; «Les Indiens chauves ne se
comparons quelques exemples :
«Voyez l’éléphant. Il n’est point bête, possédant un doigt souple : sa trompe ; les
fourmis, les oiseaux, bâtisseurs de nids et de galeries, possèdent deux doigts,
deux mandibules ou deux doigts de corne : le bec» («Qui je fus» O.C.I, p. 74, je
souligne) : «Les escargots qui ont perdu leurs cornes deviennent tout à fait
bêtes» ; «Les fourmis parlent tout bas» ( «Principes d’enfant», O.C.I, p. 131, je
souligne).
«Les lions s’unissent aux gazelles» («Qui je fus» O.C.I, p. 79) : «Les antilopes les
plus rêveuses rêvent de caresser la douce poitrine des tigres» («Principes
d’enfant», O.C.I, p. 131).
15 O.C.I, p. 108.
16 Voir Deleuze, op. cit., p. 14-15 où il parle d’«extra-être» en citant les études d’Emile Bréhier
sur la pensée stoïcienne : «Lorsque le scalpel tranche la chair, le premier corps produit sur le
second non pas une propriété nouvelle, mais un attribut nouveau, celui d’être coupé. L’attribut
ne désigne aucune qualité réelle..., (il) est toujours au contraire exprimé par un verbe, ce qui
veut dire qu’il est non un être, mais une manière d’être... Cette manière d’être se trouve en
quelque sorte à la limite, à la superficie de l’être et elle ne peut en changer la nature [...].»
192
vengent plus. »17 Enfin, il serait superflu d’indiquer que, sur le plan grammatical, c’est
le verbe qui s’impose dans ses discours et que ceux-ci sont composés par une suite
d’événements incorporels qui dédaignent la causalité et les distinctions corporelles.
Ainsi il semble certain qu’à travers ces discours, cet enfant invente un monde
que régit un devenir illimité et qu’il y éparpille des simulacres, ou extra-être(s) qui
n’appartiennent à aucun être réel mais qui subsistent tout de même à la surface du
texte18 ou à la lisière du réel. Donc, son principe suprême, s’il y en a, est de prendre
parti pour le devenir illimité et les simulacres, en esquivant ou mettant entre
parenthèses le surmoi, ou le conseil du Père qui tente de le ramener aux principes du
réel ou à la fonction du réel19 («Un kilo de papillons ne pèse rien, à moins que les
papillons ne soient endormis. Père dit autre chose, mais il ne regarde jamais les
papillons»20 ; «Les clowns n’ont pas de père ; aucun clown n’a de père ; cela ne serait
pas possible»21 ). Certes, sans le père, aucun clown pourrait naître. Mais le clown avec
le père serait une contradiction, parce que le clown est déjà un simulacre. Il est un
simulacre qui a déjà eu sa citoyenneté dans la vie réelle.
Autrement dit, ce que cet enfant a découvert, ce ne sont pas les principes des
choses du monde corporel, mais ceux du monde incorporel. Il a commencé maintenant
à comprendre ce que ce sophiste a dit : «tu dis un chariot, donc un chariot passe par ta
bouche»22. Ainsi : «Si on pouvait faire tenir ensemble “demain” et “aujourd’hui”, on
O.C.I, p. 133.
D’ailleurs, comme l’a déjà montré Janet, des idées, même fausses, ont une influence, une
domination sur l’homme, notamment quand sa capacité de la synthèse ou son esprit cirtique
s’affaiblit.
19 Comme nous le verrons dans notre troisième partie, la thématique du surmoi occupe
progressivement une place importante dans les textes ultérieurs de Michaux. Mais dans ce
cas-là même, sa conception du surmoi n’est pas forcément identique à celle de Freud,
semble-t-il, dans la mesure où Michaux trouve dans le surmoi deux aspects qui touchent
moins à l’œdipe qu’à l’essence de la Langue elle-même : d’une part, celle-ci condamne
l’incomplet au nom de sa complétude (mais, par rapport à l’intégrité de la langue, tous les
hommes et toutes les conduites seraient incomplets) ; de l’autre, elle condamne l’excessif (le
corporel, le vital, l’illimité, etc...) qui ne s’inscrit pas en elle ou qui n’a pas de place en elle (mais,
cela signifie aussi que la langue n’est pas complète, plutôt relative ou bornée).
20 O.C.I, p. 132.
21 Ibid., p. 103. Nous citons ce passage de la version de 1927, pour souligner l’insistance de
l’auteur sur ce sujet.
22 Deleuze, Logique du sens, p. 18.
17
18
193
rattraperait sûrement “après-demain”» ; «Le nez, la bouche, les oreilles, les yeux et le
menton, s’il y a deux oreilles et deux yeux, 7, ça fait une semaine.»23 Et comme c’est le
cas d’«Énigmes» publié la même année, il commence à se séparer de la profondeur et
de la lourdeur des choses : «La nuit, les étangs se lèvent et disent : “Nous ne sommes
plus morts”. Ils se lèvent, rassemblant l’eau autour d’eux comme des plis. Leur trou est
immense, eux partis, qui penchés comme des barriques et hauts comme des
cathédrales s’en vont roulant et tobogonnant sur les routes [...].»24
Bien entendu, ce n’est que l’utopie de l’incorporel pour un enfant que Michaux
esquisse ici : ce texte ne raconte que le commencement des simulacres. Mais cela
n’empêche pas que ces principes isolent cet enfant du monde du réel ou de l’identité, de
manière fatale. Tant qu’il tient à ces principes, il restera exilé de ce monde. Mais s’il les
perd, il serait mort aussi, comme ce cheval. Cela dit, remarquons qu’en renversant
partout les sens fixes ou préfabriqués à travers sa pensée nomade, cet enfant
commence à acquérir un sens ouvert et un espace illimité. En effet, comme le signale
Deleuze25, le langage ordinaire et l’intelligence dite normale ne fonctionnent que dans
un sens très limité, comme le montrent des mots tels que le bon sens, le sens commun
ou le sens propre. Or, ce que l’enfant refuse de manière constante, ce sont ces sens
limités ou orientés. Il n’accepte pas le bon sens de l’adulte. Il refuse presque
systématiquement le sens commun (il ne veut pas sentir ni percevoir les choses comme
les autres : «Les arbres morts ne cessent pas de se tenir comme il faut» ; «Les poissons
qui sautent s’ennuient» ; «Les fourmis parlent tout bas»). Il en est de même pour le
sens propre : «le tigre myope» n’est pas un tigre au sens propre, non moins que les
«fourmis à queue». Bref, il n’est pas si exagéré de dire que son principe consiste à sortir
de tous ces sens fixes ou limités et à aller plus loin en dehors de la communauté, en
recourant au langage paradoxal. Cet enfant est-il viable ? On ne sait. Mais il semble
sûr, du moins, que Michaux invente ici un procédé littéraire non seulement pour unir
le fragmentaire et le superficiel, comme dans «Énigmes», mais aussi pour libérer les
23
24
25
O.C.I, p. 131-132.
Ibid., p. 133.
Voir Deleuze, Logique du sens, p. 92-100.
194
voix de ses fous et pour chercher avec eux le dehors de la pensée normale26.
«Prédication» ou la résurgence de la profondeur
Environ deux ans après la première publication de «Principes d’enfant», dans
«Prédication»27, Michaux développe davantage cette écriture minimaliste qui a pour
but de dépasser les normes ordinaires des pensées humaines. Certes, comme
Raymond Bellour le signale 28 , on peut difficilement préciser les critères qui
distinguent deux séries de fragments distribuées dans ces deux œuvres différentes.
Surtout quand elles sont reprises dans Qui je fus en 1927, elles sont l’une et l’autre
considérablement raturées. Cela estompe davantage leur différence à tel point qu’il
semble presque impossible, voire inutile, de les distinguer. Toutefois, l’analyse que
nous avons faite des «Principes d’enfant» nous permettrait de signaler quelques
dissemblances entre ces deux séries de textes pseudo-aphoristiques.
Remarquons d’abord que dans «Prédication», tous les discours portent plus ou
moins des valeurs affectives, bien qu’elles soient tantôt paradoxales tantôt sacrilèges
(«C’est le soir qu’il faut débarbouiller son Dieu, si l’on veut bien dormir»29). Certes, il
arrive souvent que le rapport entre le comparant et le comparé soit si vague que l’on
ne peut comprendre ce que le texte veut dire (ou plutôt, on ne sais même pas si un
terme est utilisé au sens propre ou figuré). Mais, toujours est-il que le sujet-parlant
cherche ici à «créer une conviction, une croyance» en recourant aux «éléments
expressifs»30 qui miment les gestes et l’intonation de ce prédicateur énigmatique :
Michaux écrira dans «Tranches de savoir» : «Attention au bourgeonnement! Écrire plutôt
pour court-circuiter» (O.C.II, p. 454) et dans «Observations» : «Penser! Plutôt agir sur ma
machine à être (et à penser) pour me trouver en situation de pouvoir penser nouvellement,
d’avoir des possibilités de pensées vraiment neuves. / Dans ce sens, je voudrais avoir fait de la
pensée expérimentale. / J’en ai conscience, c’est surtout un “je voudrais”» (O.C.II, p. 349).
27 Ce texte fut publié d’abord dans Les Cahiers du Sud, no.88, mars 1927. Après avoir été
largement révisé, il fut repris dans Qui je fus en 1927. Ici, nous nous occupons principalement
des fragments repris dans Qui je fus.
28 Voir O.C.I, p. 1048.
29 O.C.I, p. 99.
30 Ribot prend pour exemple du raisonnement affectif représentatif le discours de l’orateur et
26
195
allocution («Allez-vous-en, les cochons»), la réticence («Celui qui pisse sur son Dieu...
soit... soit, mais...») et des ponctuations qui ont un effet asyndétique («Je ne suis pas
mégalomane : je suis l’empereur de la planète Saturne»31).
Ainsi, au lieu d’être impassible, ce prédicateur, naturellement, essaie de faire
écouter ses voix. Au lieu d’explorer le monde purement incorporel, il cherche plutôt à
inscrire ou à transcrire le corps dans ses discours. Or, ce qui est remarquable, c’est que
Michaux représente ici le corps et la profondeur principalement comme noir, sale ou
excrémentiel («égout», «les mouches»32, «pet», «la nuit noire de son crâne», «pisse[r]»33).
En d’autres termes, il devine que le corporel et la profondeur vont à l’encontre non
seulement du bons sens de l’époque mais également des lois de la surface. Le profond
est essentiellement transgressif et contradictoire vis-à-vis de la surface. Autrement dit,
il oscille, nous semble-t-il, entre l’effet de la surface qu’il vient de découvrir et la
profondeur en tant que cause qu’il ne peut négliger ni ne quitter jamais. Comment
concilier le corporel (la profondeur, l’intérieur et la douleur) et le monde de l’incorporel
sans perdre pourtant l’effet et le sens illimité de la surface? Comment transplanter le
profond à la surface ? Du moins, ce qui caractérise les discours de «Prédication», c’est
la double attention de Michaux prêtée à la fois au superficiel et au profond. Dans le
premier fragment, par exemple, le sujet-parlant semble interdire, apparemment, que
la profondeur émerge telle quelle à la surface. Mais cela revient à faire ressortir, au
contraire, le chaos intérieur que chacun garde en lui-même : «Allez-vous-en, les
cochons. / Un égout ne s’enrichirait pas dans un salon ; chaque être doit rester dans sa
bulle et la bulle reste dans le pays des bulles ; et de celles qui n’y restent pas, il sera
médit à juste titre.»34 Supposons que l’on soit arrivé à cacher ou déguiser son corps.
Mais sa tache insignifiante attachée à la surface n’échapperait pas au regard
«consciencieux» de ce prédicateur-écrivain : «On observe rarement qu’un pet ternisse
du prédicateur. Voir La Logique des sentiments, p. 53-55 et p. 63-64.
31 Toutefois, dans la dernière version de «Principes d’enfants» publiée dans Qui je fus, Michaux
utilise aussi la réticence et des ponctuations qui ont un effet asyndétique.
32 O.C.I, p. 99.
33 Ibid., p. 100.
34 O.C.I, p. 99.
196
un miroir. / C’est qu’il y a si peu d’observation ici-bas.»35 Certes, il espère que la
surface et l’incorporel rapportent beaucoup un jour («[...] celui qui bêche dans les
nuages, il faut aussi l’encourager ; car il fera en son temps des récoltes de nuages,
[...]» )36. Mais il croit aussi que la plongée dans la profondeur lui apporte un jour
quelque chose d’autrement essentiel : «Celui qui réfléchit dans la nuit noire de son
crâne doit avoir beaucoup de patience. On reste des années à une poursuite et puis
tout d’un coup...»37 Ainsi, il souhaite même se plonger plus profondément dans son
intérieur en recourant pour cela à «autrui» même : «Ah ! autrui! le besoin d’autrui! Un
homme ne peut se dépecer lui-même jusqu’au bout. Pour le dernier sang il est bon
qu’il ait quelqu’ami[sic] pour l’aider.»38 Et pour celui qui cherche à concilier le profond
et le superficiel, les mouches ne montrent-elles pas une virtuosité à la surface ? : «Il n’y
a que les mouches pour se reposer sur une toupie tournante ; il y faut plus que de
l’habitude, croyez-moi.»39 Devenir mouches, devenir un corps-profondeur à la fois noir
et aérien. Produire des monstres légers ou éthérés...
D’autre part, il est aussi remarquable que dans ces textes, la hauteur – le Dieu
– commence à descendre sur le même horizon. Il n’est plus en haut ni lointain. Il est
lui aussi à la surface. Michaux est arrivé à l’y coincer40. Du moins, la distance entre la
hauteur et la profondeur s’est ici réduite, comme le symbolise le fragment sur le cheval,
car, comme nous l’avons dit, le cheval est souvent le surnom du subconscient et du
corporel chez Michaux : «Un cheval qui perdrait ses principes mourrait sur-le-champ,
mais Dieu veille sur lui et l’appelle par son prénom.»41 En tout cas, qu’il s’agisse du
plongeon dans la profondeur, qu’il s’agisse de l’exploration de la surface et de
l’incorporel, ce à quoi il vise, c’est le vrai dehors, une vraie échappée, l’exode de ce
monde de plus en plus limité42. Pour cet ailleurs, il avancera lui aussi sans répit43.
35
36
37
38
39
40
41
Ibid., p. 100.
O.C.I, p. 99.
Ibid., p. 100.
Ibid., p. 100.
Ibid., p. 99.
«Avant hier, j’y ai coincé Dieu» (O.C.I, p. 100).
O.C.I, p. 99.
«Ne pleure pas, il y a toujours bien un hublot ouvert sur un des quatre points cardinaux du
monde» : «[...] On en a terriblement besoin d’ailleurs, la Chine et le Pôle étant depuis longtemps
42
197
Question de l’espéranto
Nous avons examiné jusqu’ici l’hésitation de Michaux entre la profondeur et la
surface esquissée dans ses textes aphoristiques tels que «Principes d’enfant» et
«Prédication». D’une part, parallèlement à son exploration du monde pathologique, il
commence progressivement à élargir le monde de l’incorporel qui s’étend à la surface
du texte. Mais d’autre part, il ne se contente pas de ce monde superficiel. Il ne peut
détourner les yeux de sa profondeur ou de «la nuit noire de son crâne»44 et son crayon
reste pour lui «un faux frère»45. Sans doute, il aspire lui aussi à l’impassible comme le
suggère notamment le premier fragment d’«Énigmes». Mais il se sent prédestiné à
parcourir les profondeurs où la passion et l’action se déchaînent sans fin.
Or, justement à la même époque que «Prédication», Michaux trouve un moyen
de transcrire le corporel en forgeant des mots et en inventant une langue à la fois
expressive et incomplète qu’on appelle habituellement l’espéranto lyrique. Jean-Pierre
Martin lui a donné un nom plus correct : «langage des viscères» ou «utopie du
borborygme»46. En effet, comme il l’indique, dans «Glu et gli», Michaux atomise les
mots et les agglutine de nouveau comme pour amplifier des bruits que font les viscères
et la «glotte»47 :
et glo
rincés de leur exotisme» (O.C.I, p. 100).
43 «Certains personnes ne sont jamais prêtes à se reposer. Elles ont encore à déterrer leur
chaise pour s’asseoir» (O.C.I, p. 101).
44 O.C.I, p. 100.
45 Ibid., p. 106.
46 Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 262-264. D’autre part, Raymond Bellour signale que
l’appellation espéranto lyrique a tout de même ceci de pertinent : espéranto indique l’aspiration
profonde de Michaux, plusieurs fois exprimée, à la langue universelle ; d’autre part, lyrique
indique le caractère subjectif de ce langage. Comme nous le verrons dans cette section, le mot
lyrique aura encore un avantage en ce sens que le lyrisme est un moment où le sujet retourne à
sa propre multiplicité latente. Voir O.C.I, p. 1157-1166.
47 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 262.
198
et glu
et déglutit sa bru
gli et glo
et déglutit son pied
glu et gli
et s’englugliglolera48
Et dans «Rencontre dans la forêt», texte publié en 1935, comme s’il cherchait à
ressusciter par un nouveau langage ce «travail du ventre, des glandes, de la salive, des
vaisseaux de sang» qu’il avait enterré une fois dans «Lettre de Belgique», en décrivant
une scène violente et sexuelle, Michaux fait émerger le chaos intérieur à la surface du
texte :
D’abord il l’épie à travers les branches.
De loin il la humine, en saligoron, en nalais. Elle : une blonde rêveuse un
peu vatte.
Ça le soursouille, ça le salave,
Ça le prend partout, en bas, en haut, en han, en hahan.
Il pâtemine. Il n’en peut plus.[…]49
Pourtant, il est à remarquer en même temps que ce n’est pas la simple
transcription du corporel qui est en question ici. D’abord, comme Raymond Bellour le
signale 50 , dans ces textes, il faut distinguer le corps comme «chaos originaire,
pré-personnel» et les organes sur lesquels, faute de mieux, celui-ci est habituellement
fixé. En d’autres termes, si Michaux réussit à transcrire le corporel dans son espéranto,
c’est en distinguant le corps sans organes comme «chaos originaire» et le corps
anatomique, cloisonné et en libérant le premier du dernier. La preuve en est que dans
ces poèmes en espéranto, la forme extérieure ou l’image ordinaire du corps subit une
48
49
50
O.C.I, p. 110.
O.C.I, p. 416, je souligne.
Voir O.C.I, p. 1165.
199
démolition implacable («Le pied a failli !/ Le bras a cassé ! / Le sang a coulé !»51 : «gli et
glo / et déglutit son pied»52. En d’autres termes encore, c’est le corps en tant que
virtuel, sans forme ni sans être encore linguistiquement fixé, que Michaux arrive ici à
exprimer. Jean-Pierre Martin écrit justement : dans cet espéranto ressurgit «l’Autre»
ou «l’interdit linguistique»53.
De la même façon, Martin fait remarquer l’ambiguïté sémantique de ces
poèmes en espéranto : dans ceux-ci, coexistent toujours «deux systèmes langagiers», à
savoir, «l’asémantisme» et «le polysémantisme»54 ; d’une part, l’espéranto lyrique ne se
réduit à aucun sens préexistant, mais de l’autre, plus qu’aucun mot préfabriqué, il
communique la multiplicité virtuelle des profondeurs. Du moins, il semble presque
indiscutable que Michaux est très attentif au caractère polyphonique du corporel et de
l’émotionnel, du début jusqu’à la fin55. Certes, Michaux écrit dans «Le Grand combat» :
«Dans la marmite de son ventre est un grand secret / [...] / On cherche aussi, nous
autres, le Grand Secret.»56 Mais, ce grand secret est essentiellement «innommable»57
et étranger au corps anatomique.
L’effet de surface
D’autre part, le caractère rythmique (auquel ni Martin58 ni Bellour59 ne sont
indifférents non plus) dans la plupart de ces poèmes les fait distinguer, nous
51
52
53
54
O.C.I, p. 118.
Ibid., p. 110, je souligne.
Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 272.
Ibid., p. 272.
Dans la première version de «Prédication», par exemple, il écrit ; «Défiez-vous de l’analyse :
la fidélité du chien ne se découpe pas en gigots. Tous les sentiments d’ailleurs vivent en convoi»
(O.C.I, p. 1066, je souligne). D’autre part, dans Poteaux d’angle, il répète toujours ; «Dans la vie
d’un homme la quantité d’émotions assimilable par lui n’est pas infinie. Beaucoup même
arrivent bientôt au bout. Plus grave, l’éventail de ce que tu peux ressentir n’a qu’une ouverture
limitée.[...]» (O.C.III, p. 1061).
56 O.C.I, p. 119.
57 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 273.
58 Ibid., p. 272.
59 O.C.I, p. 1165.
55
200
semble-t-il, du langage des schizophrènes que présente Deleuze dans Logique du sens,
le langage qui s’agglutine entièrement au corporel60. Surtout dans «Glu et Gli», non
seulement l’effet prosodique bien calculé, mais également l’emploi efficace des
embrayeurs empêchent les mots forgés de retomber dans les profondeurs corporelles :
conjonction de coordination («et») ; adjectifs possessifs («sa bru», «son pied»), pronom
réfléchi («s’englugliglolera») et la personne et le temps des verbes («dégrutit»,
«s’englugliglolera») (si l’on entend les embrayeurs au sens large). Il en va de même
pour «Le Grand combat» : pronoms personnels ( «Il l’emparouille et l’endosque»),
pronom indéfini et pronoms réfléchis («L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse
et se ruine. /[...] / Il se reprise, et s’emmargine... mais en vain»). Non seulement ces
embrayeurs ou ces marques grammaticales apportent la logique au poème, mais en
quelque sorte il laisse ouvert le sens des vers. Autrement dit, Michaux fait rivaliser ici
le sens ouvert ou illimité de la surface avec le non-sens des profondeurs. Autrement dit
encore, Michaux réalise ici, sans doute, ce que Deleuze écrit sur Caroll (mais d’une
autre manière), à savoir, la double articulation de la profondeur ou la réorganisation
du corporel à la surface :
«Caroll a besoin d’une grammaire très stricte, chargée de recueillir la
flexion et l’articulation des mots, comme séparées de la flexion et de
l’articulation des corps, ne serait-ce que par le miroir qui les réfléchit et
leur renvoie un sens. [...] A la surface même, on peut toujours trouver des
morceaux schizoïdes, puisqu’elle a précisément pour sens d’organiser et
d’étaler des éléments venus des profondeurs.» 61
En tout cas, le corporel et l’incorporel coexistent et se valent dans les poèmes en
espéranto chez Michaux. Ils expriment en même temps la passion du corps et quelque
chose d’impassible qui la surmonte. Certes, le corporel que Michaux a fait émerger à la
surface reste noir, sale, scandaleux et même scatologique. Personne ne douterait que
60
61
Voir Deleuse op. cit., p. 101-114.
Ibid., p. 112.
201
ces mots monstrueux découlent de sa grande haine qui est l’envers de sa passion ou de
sa souffrance. Michaux sait aussi, sans doute, que l’être est sali dans tous les coins et
que l’écriture est soit «de la COCHONNERIE»62, si elle n’exprime pas cette saleté
essentielle, soit trop immonde si elle l’exprime. Ainsi il écrit dans «Glu et Gli» : «vous
êtes l’ordure de la terre, / si l’ordure vient à se salir / [...] / l’ordure n’est pas faite pour
la démonstration / un homme qui n’aurait que son pet pour s’exprimer...»63 ; «il n’est
pas bon pour moi qu’on sache combien j’ai été sali / il n’y a pas un corridor où je n’ai été
sali» 64 . Mais, tout étant à la merci de son corps maudit, aussi impuissant et
extrêmement vulnérable, Michaux essaiera tout de même de garder la surface, la
possibilité de la sublimation par l’incorporel, queluqe petite qu’elle soit65.
Ainsi, même dans «Rencontre dans la forêt», texte en quelque sorte
pornographique, Michaux récupère quelque légèreté ou superficialité en ajoutant à la
fin :
«Forêt, femme, terre, ciel [sic] animal des grands fonds! / Il bourbiote
béatement. / Elle redresse hagarde. Sale rêve et pis qu’un rêve ! / “Mais plus
de peur, voyons, il est parti maintenant le vagabond... / et léger comme une
plume, Madame.”»66
Le même croisement du corporel et de l’incorporel se retrouve dans «Vers la sérénité»67,
texte qui n’a rien à voir, au premier abord, avec ce texte lubrique. Mais à le lire de
plus près, on constatera la même inspiration de Michaux qui cherche à séparer les
effets incorporels et les causes corporelles et à dépasser le monde esentiellement
blessant des choses : «Celui qui n’accepte pas ce monde n’y bâtit pas de maison. S’il a
62
63
64
Ibid., p. 108.
O.C.I, p. 110.
Ibid., p. 111 (les mots d’Artaud cités par Deleuze).
Dans un texte énigmatique, intitulé «Ce qui me manque», il écrit : «Je n’ai jamais de la
chance de rencontrer de beaux parleurs, ou bien c’est moi qui suis devenu presque
complètement sourd. Quand je serai mort, je veux qu’on fasse l’autopsie. Et je serai loué d’avoir
été ce que je suis parvenu à être, malgré les conditions physiques les plus mauvaises qui furent
jamais» (O.C.I, p. 517).
66 O.C.I, p. 416, je souligne.
67 Ce texte est publié d’abord en février 1934 dans Les Nouvelles Lettres, puis repris dans La
Nuit remue.
65
202
froid, c’est sans avoir froid. Il a chaud sans chaleur. [...]Il reçoit les coups comme un
don sans signification, et il repart sans s’étonner.[...] La jambe cassée, sous un camion,
il garde son air habituel et songe à la paix, à la paix, à la paix si difficile à obtenir, si
difficile à garder, à la paix. »68
Désir de pétrir ou les gestes et le sens
Jusqu’ici, nous avons envisagé les textes en espéranto lyrique chez Michaux en
les rattachant principalement à la thématique de la profondeur et de la surface. Mais,
comme il se doit, la portée de son espéranto ne s’y limite pas. Examinons-le cette fois
en précisant les rapports entre les gestes et le sens d’une part et ceux entre les sens
ouverts et les sens fixes chez Michaux de l’autre.
Depuis Michel Beaujour69, on a souvent mentionné le caractère ludique et
gestuel de ces poèmes en espéranto. En effet, on peut imaginer facilement que c’est ici
aussi le désir de malaxer de Michaux qui est à l’origine de cet espéranto. Ou, cela
revient au même, dans la vie imaginaire de Michaux, le malaxage et le pétrissage sont
souvent liés à on ne sait quoi d’originel et de primitif. Rappelons notre argument dans
le premier chapitre. Pour lui, l’homme était défini avant tout par son intervention
incessante dans le monde des choses. Les gestes, qu’ils soient réels ou imaginaires,
étaient des liens primordiaux qui nouaient l’homme et le monde70, et ils étaient aussi
les sources de tous les sens humains71. Ce fut le tripotage qui fit découvrir à l’homme
des nourritures humaines 72 et avant que l’homme n’invente les paroles, suppose
Michaux, il y eut le plaisir de tourner la langue73. En un mot, pour le premier Michaux
68
O.C.I, p. 463.
Michel Beaujour, «Sens et non-sens. “Glu et Gli” et “Le Grand Combat”», in L’Herne (le
numéro consacré à Henri Michaux), Édition de l’Herne, 1966, p. 133-142.
70 Nous citons ici à nouveau un passage d’«Idées de traverse» : «Je ne puis m’associer vraiment
au monde que par gestes» (O.C.II, p. 288) . D’autre part, dans «Danse», il écrit aussi : «C’est par
le mouvement que l’homme voudrait appartenir au Monde» (O.C.I, p. 698).
71 Voir notre chapitre 1, p. 23-27.
72 Voir O.C.I, p. 13.
73 Ibid., p. 13.
69
203
du moins, toute histoire humaine est le résultat de cette intervention inlassable dans
les choses, par les gestes ou par les actions. Nous avons donc conclu que pour lui, le
corps était à l’origine du sens humain ou que, pas de gestes, pas de sens.
Or, ce qui est remarquable, c’est que chez Michaux, cette inspiration plutôt
phénoménologique n’est pas forcément en contradiction avec son inspiration stoïcienne
dont nous avons parlé (comme les arts de Zen montrent souvent à la fois la gestualité
et le détachement). D’abord, tout en soulignant l’importance du corps et du gestuel en
tant qu’origine du sens, Michaux ne confond jamais les causes corporelles (les gestes,
les choses) et leurs effets incorporels. Certes, l’homme produit incessamment du sens
en agissant sur les choses. Mais ce sens comme effet ne se ramène pas aux causes,
parce que d’une part, les choses sont originellement «indifférentes à l’homme»74 et de
l’autre, chez Michaux, le corps ne prémédite jamais les résultats de ses actions75. Pour
ainsi dire, les gestes originels ajoutent toujours de nouveaux attributs à la nature des
choses76 et en ce sens, le corps humain est le premier maître de surface et ses gestes
sont de premiers crayons ou de premiers pinceaux donnés à l’être humain. Avec eux,
l’homme a pu créer le monde immatériel, en luttant avec les choses et à la surface du
monde matériel.
D’autre part, si cette production du sens est permise à l’homme, c’est que son
corps est déjà doublement articulé, du moins, le corps humain jouit d’une virtualité
relativement plus grande que celui des autres animaux 77 . Michaux soutient de
manière conséquente cette plasticité du corps humain78. Du point de vue physiologique,
ses membres sont plus libres et pleins de gestes virtuels. Du point de vue
psychologique, l’âme humaine garde une liberté relative vis-à-vis de son corps
organique : l’homme en tant qu’être psychique peut habiter ou ne pas habiter tel ou tel
endroit du corps, et en vivant dans le temps, il peut renouveler ses relations avec son
corps. Ou plutôt, en partant de ce corps doublement articulé, l’homme a pu créer le
74
Ibid., p. 13.
Voir «La chaise» : «Que non ! Jamais invention ne sortit d’un travail prémédité» (O.C.I, p.
38-39).
76 Voir Deleuze, op. cit., p. 14.
77 Voir O.C.I, p. 74 (l’argument du premier Qui-je-fus) et notre troisième chapitre p. 61-68.
78 Voir O.C.II, p. 293-294.
75
204
temps humain. En tout cas, pour Michaux, le corps humain est l’entre-deux du
corporel et de l’incorporel. Il a ses profondeurs certes. Mais il y échappe en même
temps en raison du surplus relatif de son potentiel. Il est à la fois physiologiquement
limité et virtuellement ouvert. Les gestes originels profitent de cette liberté relative.
Ils défrichent sans cesse un nouveau domaine séparé des choses et des causes en
produisant un nouveau sens.
Cependant, n’oublions pas que ce geste humain, qui est si triomphant chez
Merleau-Ponty, est en fait doublement maudit chez Michaux. D’abord, tous les gestes
virtuels une fois actualisés transgressent et détériorent le tout originel, ou l’état de
l’indifférenciation. D’autre part, tous les sens-effets prouduits et originellement
séparés des causes retombent immanquablement dans la causalité. Surtout, après
l’invention des mots («collants partenaires»79) qui enchaînent tout80, l’homme ne peut
plus facilement rebrousser chemin. Les mots, la langue, installent le sens, substituent
ce sens fixe au sens ouvert et la causalité à la production libre du sens. Ainsi l’homme
entre dans l’impasse. Chaque fois qu’il crée, il devient esclave de ce qu’il a créé. Il
oublie que lui-même était le sujet de la production du sens, perd ses gestes originels et
devient de plus en plus anémique en vivant dans un monde de plus en plus cloisonné.
L’homme n’avance plus réellement. Il est tout enseveli sous les préfabriqués. Autant
dire que «l’homme seulement attend [...] perdu dans des taillis de signes s’affairant à
de nouveaux alphabets»81. Mais comme il se doit, le vrai «avenir», qui n’est pas «une
simple allonge» du Passé, arrive rarement à celui qui se résigne à la vie inerte. Et si
cet «avenir» lui est enfin arrivé, «que cela finisse vite» ! «Les sons rentreront dans
l’orgue après le service et l’avenir s’invaginera dans le Passé comme il a toujours
fait»82.
79
O.C.II, p. 599.
Voiir par exemple O.C.III, p. 1281 : «La continuité une fois établie dans la langue ne serait
plus lâchée, gagnerait tous les domaines, les structures et ce qui suit les structures, chaînes
inattendues, qui iront loin, qui vont faire le tour de la Terre, une Terre à présent bien
enchaînée. [...] ».
81 O.C.I, p. 111.
82 Ibid., p. 109. Dans ces passages de «L’Époque des illuminés», on pourrait constater aussi son
inspiration stoïcienne qui distingue les effets (le vrai Avenir, le son) des causes (le Passé,
l’orgue), accompagnée de son désespoir profond (il n’y a aucun effet ni aucun sens qui ne
80
205
Ceci posé, n’est-il pas naturel que l’espéranto lyrique de Michaux soit marqué
par une double émotion, sentiment ambivalent : d’un côté, la jubilation du retour au
gestuel et au sens illimité, de l’autre, la haine contre «des taillis de signes», contre le
sens fixé et contre tout ce qui a été réalisé et différencié. Comme ce premier homme
qui «apercevait des blocs amorphes de terre molle» 83 , l’artiste momentanément
suractivé essaie de pétrir «de nouveaux alphabets». Mais sa pâte est déjà salie comme
son être même : ils sont déjà bourrés des dépôts du Passé ou des préfabriqués. La
virginité n’est plus dans cette séance de pâte. Pour retrouver «le premier contact avec
l’étranger»84 ou «la surprise de l’originelle “rencontre”»85, l’artiste moderne doit faire
fondre d’abord tous les noms-objets préexistants en les jetant dans le pétrin sinistre,
comme le suggère le célèrbre passage dans «Glu et Gli» : «Ah! que je te hais Boileau /
Boiteux, Boignetière, Boiloux, Boigermain, / Boirops, Boitel, Boivéry, / Boicamille, Boit
de travers / Bois ça »86. Mais ce n’est pas seulement ce maître du bien-dire87 ou des
bons usages qui s’engloutit dans ce creuset. Comme le suggère «L’Avenir», texte publié
deux ans plus tard, dans l’imagination apocalyptique du jeune Michaux, toutes les
créatures, actuelles ou du passées, doivent s’annihiler dans ce marécage ultime :
Quand les mah,
Quand les mah,
Les marécages,
Les malédictions,
Quand les mahahahahas,
Les mahahaborras
Les mahahamaladihahas
Les matratrimatratrihahas,
retombe dans la causalité maudite).
83 O.C.I, p. 13.
84 Ibid., p. 151.
85 O.C.III, p. 823.
86 Ibid., p. 111.
87 Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 263 : «Dans cette utopie du borborygme, le rythme
essentiel d’un je, retrouvant l’esprit d’enfance, renouant avec l’apprentissage ludique et la
déformation des mots, fuirait la prison langagière et les conventions du “bien-dire” [...]».
206
[...]
Qunad l’Épouvantable-Implacable se débondant enfin,
Assoira ses mille fesses infectes sur ce Monde fermé, centré, et comme
pendu au clou,
Tournant, tournant sur lui-même sans jamais arriver à s’échapper,
[...]
Oh! Dernier souvenir, petite vie de chaque homme, petite vie de chaque
animal, petites vies punctiformes !
Plus jamais.
Oh! Vide!
Oh! Espace! Espace non stratifié... Oh! Espace, Espace!88
Ainsi, l’espéranto de Michaux cumule un aspect cosmogonique et un aspect
apocalyptique. Pour acquérir «de nouveaux alphabets», il faut se défaire des «taillis
de signes»89 qui ont immobilisé les hommes depuis plusieurs siècles. Il ne faut plus
attendre. Il est temps de lutter pour sortir d’«éternelle anémie»90 . Heureusement ou
malheureusement, l’époque est «aux accélérés, aux sans famille, à ceux qui n’auront
aucune technique, mais un imperturbable appétit»91. Mais cela signifierait aussi qu’il
n’est plus suffisant d’être un stoïcien, qu’il faut être un stoïcien accéléré, doué d’une
impassiblilité instantané et intensive. Car tous les événements prolongés retombent
tout de suite dans le Passé, dans le limité et dans le rapport de cause à effet. De la
même façon, il faudrait être le virtuose de l’incomplet et de l’inachevé qui sait égaliser
le oui et le non, la création et l’effacement. Ainsi, comme s’il se méfiait du piège
inhérent à toute création, il s’enjoint à lui-même : «tape dans le tas! / il n’y a que le
premier pas! / il n’y a que ça!»92. Il faut créer tout dès le début, mais en même temps, il
ne faut rien créer de fini, d’achevé.
La création sans achèvement, sans différenciation. Mais n’est-elle pas un rêve
88
89
90
91
O.C.I, p. 510.
Ibid., p. 111.
Ibid., p. 111.
Ibid., p. 108.
207
impossible ? N’est-ce pas un désir contradictoire ?93 Certainement. Mais, c’est cette
cohabitation constante du oui et du non qui marque la création artistique de Michaux.
En ce sens, le grand combat est intrinsèque à sa création dès l’origine. Il désire la
création et en même temps il la refuse. Comme s’ils mimaient ce double geste du
poète-démiurge, «glu» et «gli» s’opposent en se répondant l’un à l’autre, s’entrelacent
graduellement et fusionnent dans «s’englugliglolera»94. Et même dans Par des traits,
un de ses derniers textes, Michaux continuera à parler de son rêve sur les «langues
inachevées - à moitié faites, abandonnées à mi-parcours»95 qui s’opposent à la langue
pour former, limiter et grouper96 et qui gardent encore le «passager, le surprenant du
spontané, du momentané»97. En tout cas, comme Jean-Claude Mathieu l’écrit, chez
Michaux, la «négation, la rature [...] est, elle aussi, originaire»98. Son espéranto est non
seulement le combat contre les sens préfabriqués, mais également la lutte plus
originelle entre le surgissement du sens et la négation de la pétrification du sens.
Mais pourtant, quelle matière inactive se prépare pour cet créateur acharné !
Devant lui se couche toujours «un papier», qui est certes «important» mais «plat»99. Il
est trop soumis ou trop vieux pour satisfaire son désir de malaxer et pour participer à
cette lutte créative («Malheur au papier qui dit comme son maître / si toujours il y a un
92
Ibid., p. 110. Michel Beaujour le mentionne déjà partiellement. Voir art. cit., p. 139.
Toutefois, dans l’art chinois, et surtout dans la calligraphie chinoise, Michaux trouvera un
art idéal pour lui : «Dans cette calligraphie – art du temps, expression du trajet, de la course –
ce qui suscite l’admiration [...] c’est la spontanéité, qui peut aller jusqu’à l’éclatement. / Ne plus
imiter la nature. La signifier. Par des traits, des élans. / Ascèse de l’immédiat, de l’éclaire»
(O.C.III, p. 841).
94 Ibid., p. 841. Plus précisément, comme c’était le cas de «Qui je fus», le combat est triple («glo»,
«glu», «gli») – Raymond Bellour mentionne déjà la correspondance entre «Qui-je-fus» et «Glu et
gli» en attirant l’attention principalement sur la dernière partie du poème (voir O.C.I, p. 1054)
– ou même quadruple si l’on compte ce «je» qui est absent dans cette première strophe mais qui
entre en scène tout de suite. Ceci posé, ce poème fait écho également au premier texte de
Fables des origines : «Dieu et le monde» où trois démons insoumis «Kane», «Mapel», «Delo», en
refusant l’appel du Créateur = auteur («Chaur» : Michaux), «se serrent», «se contractent» et se
transforment enfin en « pierre» ou en «terre» (O.C.I, p. 26). Pour Michaux, la création, ainsi que
le sujet, comporte des tendances multiples et hétérogènes qui s’opposent les unes aux autres.
Et son espéranto sert aussi à cristalliser ces différences avant-langagières.
95 O.C.III, p. 1280.
96 Ibid., p. 1281.
97 Ibid., p. 1281.
98 Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste», p. 362.
99 O.C.I, p. 111.
93
208
malheur possible pour cette pâte de vieux chiffon.» 100 Après quelques premières
attaques, le désir de malaxer disparaît et l’auteur ne peut plus faire qu’une glissade
phonique parmi des mots («pas» / «papou» / «papas» / «papes» /«papiers»101). Quelle
platitude perpétuelle ! Et quel «silence»102 autour de lui, malgré le combat d’il y a un
instant. On dirait que rien n’a changé, ni n’est arrivé. Toutefois, «même raté, jamais
[entièrement] raté »103. Et son «Grand combat» continue.
«Fils de Morne» ou le recul du gestuel et de l’émotionnel
Alors que l’espéranto de Michaux est une tentative de transcrire un corps
chaotique où fourmillent le gestuel et l’émotionnel, dans «Fils de Morne», Michaux
suppose un monde duquel le gestuel et l’émotionnel ont presque disparu.
Qu’adviendrait-il si tout le monde perd les liens avec sa vie émotionnelle? Ce texte
chimérique débute justement là.
Le «Roi» (premier héros qui s’identifie bientôt à je-narrateur) remarque un
jour que les habitants de son royaume perdent soudain «l’expression»104. Le mal de
l’époque a enfin happé ses sujets. Ils sont tous indifférents, insensibles et sans émotion.
Ils continuent à travailler, certes. Mais l’«ardeur»105 manque à leur action et l’«âme»106
n’accompagne pas leurs gestes. Même les écrivains qui étaient «plus crissants que la
craie» 107 perdent le contact vital avec la source de leur «expression». Ils sont
maintenant plus monotones que les «clowns» 108. Quant au public, il regarde tous «très
loin», et surtout «les textes imprimés un peu comme les regardent les chiens»109. Pour
O.C.I, p. 111, je souligne.
O.C.I, p. 111.
102 Ibid., p. 112.
103 O.C.III, p. 606, je souligne.
104 O.C.I, p. 123.
105 Ibid., p. 122.
106 Ibid., p. 124.
107 Ibid., p. 123.
108 Ibid., p. 123. Rappelons que dans «Surréalisme», Michaux a comparé la monotonie de
l’écriture automatique de Breton au «clown» (voir O.C.I, p. 59).
109 O.C.I, p. 123.
100
101
209
celui qui perd l’expression, «le rococo est à une distance aussi illimitée que l’art
khmer»110. Tout lui est identique, également lointain et également étranger. Et la
ruine intérieure envahit aussi leur visage et les prive de «physionomie»111. Alors, finie
la profession des acteurs, finie «la cité de cinéma»112. Étant «incapable d’expression, de
la faire, de la produire, de l’extérioriser»113, toute interprétation devient impossible.
Ainsi, devant ces hommes privés d’expression, le monde privé de signification s’étend à
perte de vue :
[...] rien à signaler chez les hommes, rien à signaler en Asie, rien à signaler
à Berlin, rien à signaler chez les éléphants, rien à signaler à Chicago, rien
à signaler chez les coléoptères. [...]114.
D’autre part, Michaux précise que ces phénomènes ne découlent pas du
trouble de quelques facultés intellectuelles. Certes, dans un passage, le roi-narrateur
appelle son royaume «ville de muets»115. Mais en fait, les malades peuvent tout de
même parler116, «écrire»117 et «comprendre»118. «L’intelligence» reste intacte, elle est
«parfaitement disponible à tout écrit»119. En d’autres termes, Michaux suppose un
moteur vital qui sous-tend non seulement la vie émotive mais également la vie
intellectuelle.
C’est
ce
moteur
qui
permet
l’expression.
Michaux
l’appelle
provisoirement «l’âme» :
Adieu, alors, civilisation [...]. Mais peut-être n’y aurait-il même plus de
110
111
112
Ibid., p. 124.
Ibid., p. 123.
Ibid., p. 123 : «Hollywood est en ruines, [...] ce sont les visages de ses habitants qui sont en
ruines.»
Ibid., p. 124.
114 Ibid., p. 125.
115 Ibid., p. 123.
116«Supprimée l’expression, qu’arrive-t-il, la parole toujours mise à part naturellement» (O.C.I,
p. 123, je souligne).
117 Ibid., p. 124.
118 Ibid., p. 124.
119 Ibid., p. 124.
113
210
sensation, plus de colère, plus d’abandon, plus rien ; mais non il ne s’agit
pas de tout cela, le changement est celui-ci, et rien de plus : l’expression
chez les hommes et chez les animaux est atténuée, c’est, si l’on veut,
comme si on s’était intériorisé. / [...] Or, le changement présent dans
l’expression est que l’âme suit mal son chemin dans le corps, les gestes
seuls dépouillés continuent à se produire, mais plus lents, plus rares [...].120
Or, comme nous l’avons écrit précédemment, dans «Notre frère Charlie»,
Michaux a fait allusion à la séparation entre la vie cérébrale et la vie émotive chez les
hommes modernes («Nous n’avons plus d’émotions. Mais on agit encore. / Charlie, c’est
nous» 121 ). Mais alors que dans «Notre frère Charlie», cette perte d’émotion est
rattachée à la désagrégation de la conscience et à l’activation de l’automatisme, ici, elle
nous fait remarquer plutôt ce qui existe à la base de nos relations avec le monde et les
autres. Autrement dit, ce qui se perd chez les habitants du royaume, c’est moins la
capacité de la synthèse que la source du contact vital avec la réalité. Pour ainsi dire,
Michaux est passé ici du modèle janétiste de la psychasthénie au modèle de
Minkowski sur la schizophrénie, comme s’il correspondait à l’évolution psychiatrique
en France122. Ces habitants du royaume sont expulsés du temps vécu ainsi que du
monde vécu.
De la même façon, en distinguant les fonctions de l’organisme et les fonctions
de l’âme qui les accompagnent normalement, Michaux suggère qu’ils n’habitent plus
leur corps. Bien entendu, il est impossible que «l’âme» dans «Fils de Morne» coïncide
avec le corps phénoménal chez Merleau-Ponty. Tout de même, Michaux suppose lui
aussi que, normalement, le champ prélogique et impersonnel préexiste au monde
objectif et que «l’âme» dans «Fils de Morne» est le foyer de ce champ réellement vécu :
On se reconnaît difficilement, car certaines personnes n’ont que leur regard,
ce regard les dote et les marie, leur donne des amis et la fidélité, invite,
120
121
122
Ibid., p. 124-125.
Ibid., p. 44.
Voir notre chapitre 4, p. 96-102.
211
convie, est sympathie, réchauffe l’appartement et même créanciers. Ce
regard maintenant de vitre et éternel.123
L’expression, hum! quand un homme vous donne sa main, il suit sa main,
là est la véritable expression, son âme entre dans sa main, entre dans la
vôtre, parle et fait du bien à tous vos doigts. [...]. Il en est de même pour le
regard, qui est un organe divin de préhension, où l’œil voit, tourne, s’arrête,
le nerf accommodateur se met au point, mais il faut que l’âme aussi se
penche sur l’interlocuteur, s’y distribue, avec son picotis, cette ténuité si
discrète que des hommes ont vécue sans avoir jamais ressentie, l’ignorant
même tout à fait, s’ils ne l’ont pas vue citée dans les livres.124
En effet, malgré leur opposition traditionnelle, la distance entre «l’âme» de ce texte et
le corps phénoménal de Merleau-Ponty n’est pas aussi grande, nous semble-t-il, dans
la mesure où «l’âme» de «Fils de Morne» peut être considérée comme une métaphore
d’un «mouvement virtuel» dont parle Merleau-Ponty125 et où elle est en quelque sorte
l’équivalent de ce prégeste qui est à l’origine de l’activité linguistique et subjective126.
Ou bien, on peut dire aussi : l’intelligence non vécue des habitants arrive tout de
même à comprendre le «sens conceptuel et terminal des mots» mais ils perdent la
capacité de toucher au «sens gestuel» ou «émotionnel»127 des choses ; ils ne peuvent
O.C.I, p. 123, je souligne. On constatera que ce passage fait écho à ce célèbre passage de
Phénoménologie de la perception : «Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans
123
l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit
intérieurement, il forme avec lui un système» (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la
perception, Gallimard, collection «TEL», 1989, p. 235).
124 O.C.I, p. 125
125 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, collection «TEL», 1989, p.
126-127 : «[...] chaque stimulation corporelle chez le normal éveille, au lieu d’un mouvement
actuel, une sorte de “mouvement virtuel”, la partie du corps interrogée sort de l’anonymat, elle
s’annonce par une tension particulière, et comme une certaine puissance d’action dans le cadre
du dispositif anatomique.»
126 Ibid., p. 214 : «[...] Notre vue sur l'homme restera superficielle tant que nous ne
remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le
silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est
un geste et sa signification un monde.»
127 Ibid., p. 218 : «Si nous ne considérons que le sens conceptuel et terminal des mots, il est vrai
212
trouver aucune valeur ni aucune différence vis-à-vis du monde devenu purement
objectif. Pour eux, ce monde a perdu «une signification existentielle» ainsi qu’une
«valeur affective»128. Comparons ces habitants du royaume à ce malade représentatif
(«Schnider») dans Phénoménologie de la perception
; dans l’un et l’autre cas,
l’intelligence elle-même est intacte ; ils perdent pourtant tous les deux cette «base
existentielle de l’intelligence» :
La conception du nombre n’est atteinte chez Schn.[sic] qu’en tant qu’elle
suppose éminemment le pouvoir de déployer un passé pour aller vers un
avenir. C’est cette base existentielle de l’intelligence qui est atteinte,
beaucoup plus que l’intelligence elle-même, car, comme on l’a fait observer,
l’intelligence générale de Schn. est intacte. 129
Au total le monde ne lui suggère plus aucune signification et
réciproquement les significations qu’il se propose ne s’incarnent plus dans
le monde donné. Nous dirons en un mot que le monde n’a plus pour lui de
physionomie.130
Il serait inutile de signaler comment Michaux souligne lui aussi cette perte de
physionomie 131 dans «Fils de Morne». En tout cas, il n’est pas si impertinent
d’invoquer la notion du corps phénoménal pour comprendre les «mornes» dans «Fils de
Morne». D’ailleurs, cette distinction merleau-pontienne de deux catégories de sens sert
que la forme verbale ― exception faite des désinences ― semble arbitraire. Il n'en serait plus
ainsi si nous faisions entrer en compte le sens émotionnel du mot, ce que nous avons appelé
plus haut son sens gestuel, qui est essentiel par exemple dans la poésie. On trouverait alors
que les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter le monde [...].»
128 Ibid., p. 212 : «Des malades peuvent lire un texte en “mettant le ton” sans cependant le
comprendre. C'est donc que la parole ou les mots portent une première couche de signification
qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme
mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel. Nous découvrons ici sous la
signification conceptuelle des paroles une signification existentielle, qui n'est pas seulement
traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable.»
129 Ibid., p. 156.
130 Ibid., p. 153.
131 Voir O.C.I, p. 123.
213
à préciser davantage le caractère de l’espéranto de Michaux. Dans son espéranto, le
sens conceptuel et terminal disparaît et le sens gestuel et émotionnel seul se manifeste,
alors que dans «Fils de Morne», les malades perdent ce dernier et ne gardent que le
premier. En un sens, le cas des «mornes» n’est que l’envers du cas de l’espéranto.
L’âme et la surface
Cependant, malgré ces ressemblances, des différences minimes mais
importantes restent entre «l’âme» dans «Fils de Morne» et la conception du corps chez
Merleau-Ponty, parce que Michaux considère aussi les rapports de la profondeur et de
la surface.
Remarquons que Michaux attire l’attention sur le rôle que joue l’âme
notamment à la surface, telle que la physionomie, le visage, le paysage et les écrits.
Plutôt qu’elle habite le monde et le corps, l’âme habite notamment leur surface. Du
moins, c’est à la surface des choses qu’elle fait pleinement son effet, c’est-à-dire, qu’elle
produit le sens. Elle rend ces surfaces significatives, en constituant leur «entre les
lignes», comme cette «nappe voyageuse» 132 . Sans elle (ou sans cette nappe), ces
surfaces n’ont pas de nuances. Autrement dit, l’âme donne à la surface sa profondeur
et la transforme en champ où le sens se produit. On croirait qu’il s’agit plutôt du
rayonnement ou de l’irradation de la lumière intérieure qu’ont supposé les mystiques
médiévaux. C’est certes vrai. Mais la nouveauté de ce texte, c’est que Michaux fait
remarquer que l’essentiel habite aussi à la surface ou que le superficiel est aussi vital,
aussi primordial que le profond. L’âme est ici à la fois profonde et superficielle133. Ou
Voir O.C.I, p. 517-518. Michaux met ce texte au début du chapitre «Entre les lignes» de Mes
propriétés.
133 Si l’on compare «l’âme» présentée par le deuxième Qui-je-fus (O.C.I, p. 75-76) et celle dans
«Fils de Morne», on comprendra mieux la superficialité de l’âme dans ce dernier. Dans «Qui je
132
fus», il faut que l’âme se transforme en imitant la forme des choses pour les comprendre. En
d’autres terme, elle avait de l’épaisseur. D’autre part, Michaux distingue dans «Fils de Morne»
aussi, semble-t-il, ce qui produit le sens et le sens produit, à savoir, la cause et l’effet. Il est
certainement vrai que la force vitale qui produit le sens vient du profond. Mais le sens qui se
produit à la surface est d’une autre nature que le profond.
214
du moins, «l’expression» qui est en question dans ce texte demande ces jeux du profond
et du superficiel.
D’autre part, on peut constater cette attention accrue au superficiel chez
Michaux également sur le plan de la narration de ce texte. Remarquons que malgré
tout, «Fils de Morne» est le premier texte où Michaux mentionne son royaume
imaginaire134. Mais l’important, c’est qu’en inventant ce royaume, l’espace littéraire de
Michaux s’approche davantage de la surface, à savoir, l’horizon séparé à la fois de la
hauteur et de la profodeur. Ce qui est encore symbolique sur ce point, c’est la descente
du Roi dans les rues. Aussitôt qu’entré en scène, il quitte son trône et s’unit ensuite au
je-narrateur. A la différence du Dieu ou au démiurge dans ses textes antérieurs, ce
je-Roi se met assez bas, sur le même plan que ses personnages135. Il va de soi que les
relations entre lui et ses habitants sont plus proches de celles entre je et ses fantômes
dans les textes ultérieurs. Le Roi s’étonne de trouver que ses habitant ont été privés
d’expression. Mais l’événement plus remarquable, c’est que le je-narrateur est
descendu pour la première fois jusqu’au niveau où il rencontre horizontalement ses
sujets. En ce sens, on porrait dire que la construction de Mes propriétés a déjà
commencé à partir de ce texte. Certes, ce royaume n’est pas encore suffisamment
superficiel et les personnages ne se transforment pas en des simulacres. Mais cela
n’empêche qu’avec le recul de leur profondeur, les habitants deviennent plus faux ou
plus creux. Ils sont autant dire des ombres et préludent même à «l’incorporel» dans
«Braakadbar»136. Ou, la disparition d’expression chez eux fait songer à la «grève» ou à
«la paresse de la création»137 des personnages principaux dans ce texte contemporain.
En tout cas, il semble certain qu’en éloignant la profondeur (= l’âme) d’une part et en
abolissant la hauteur (= le Roi) de l’autre, Michaux commence à acquérir un espace
plus superficiel qu’avant.
Cette thématique de royaume-propriété se retrouve à plusieurs reprises dans des textes
ultérieurs, surtout dans «Braakadbar» (O.C.I, p. 253-267), «Mes propriétés» (ibid., p. 465-469),
«Un royaume» (ibid., p. 415), «Déchéance» (ibid., p. 443), et «Fin d’un domaine» (O.C.II, p.
609-616).
135 L’analyse de «Braakadbar» que nous faisons dans le chapitre suivant rendra plus manifeste
cette spécificité de «Fils de Morne».
136 Voir O.C.I, p. 255-256.
137 O.C.I, p. 265.
134
215
La naissance de mi-morne
Jusqu’ici nous avons examiné la première partie de «Fils de Morne» en nous
occupant principalement de la question de l’expression. Or, dans la dernière partie de
ce texte chimérique, la scène passe soudain d’un royaume inconnu à une famille qui a
pour patronyme une partie du nom de l’auteur («Chahux» : Michaux). Ce qui est
bizarre ici, c’est que, bien que «M.Chahux» et son fils ainé soient victimes de la
maladie de l’expression, il n’y a presque aucun rapport entre ces deux situations. Sans
aucune mention, le Roi et ses habitants disparaissent, et à l’insu du lecteur on ne sait
quelle dizaine d’années se sont passées depuis les événements liminaires. Le lecteur,
comme s’il avançait sur l’anneau de Moebius, sort du royaume sans s’en apercevoir et
entre dans la maison d’une famille bourgeoise.
Résumons tout de même le développement des événements après royaume. La
maladie observée d’abord dans ce royaume se généralise rapidement dans le monde
entier et les malades plus ou moins démunis d’«expression» se retrouvent partout. Au
bout de quelques années, ce fléau des temps modernes prend fin. Il reste encore «des
milliers de personnes sur lesquelles aucun remède n’a agi»138. Mais elles vont être
supprimées l’une après l’autre par le gouvernement et dix ans plus tard, il n’y a plus
que 23 mornes en Europe. Cependant, la possibilité de la rechute n’a pas totalement
disparu. D’ailleurs, cette maladie a quelque chose de similaire à l’hystérie ; il est
possible de devenir «morne» par «influence»139. On dirait que pour l’âme qui avait une
fois trouvé des voies intérieures pour l’évasion140, il lui est désormais facile de se
138
O.C.I, p. 126.
«Et ce cas extraordinaire, la Maladie à deux, quelque chose comme la folie à deux où l’un est
véritablement atteint, l’autre partiellement par influence» (O.C.I, p. 127, je souligne).
140 Dans le dernier chapitre de Connaissances par les gouffres, Michaux écrit que pour les
mécontents et les insubordonnés impuissants, il existe plusieurs moyens de couper les liens
ordinaires qui les attachent à leur corps et à la vie sociale, que ces chemins clandestins une fois
trouvés, il n’est pas difficile pour eux de les utiliser ultérieurement par l’activité mentale
subconsciente (Voir O.C.III, p. 147-152). D’autre part, ce texte montre également l’attention de
Michaux au mimétisme chez les malades. La suggestibilité, à savoir, l’imitation involontaire
139
216
retirer d’une vie si dure et si insipide en retrouvant ces anciennes voies,
indépendamment de la volonté du sujet d’ailleurs, et que ce moyen se communique
facilement et inconsciemment d’une âme à une autre. Ainsi, dans le dernier acte de
«Fils de Morne», «Monsieur Chahux» et son premier fils «Jean Chahux» sont tour à
tour le jouet de la maladie tout à fait capricieuse.
Or, en ajoutant de telles histoires des mornes à celles du royaume, que vise
Michaux ? On ne sait rien d’exact, en fait. Mais la seule chose sûre, c’est qu’au cours de
cette narration apparemment désinvolte, la profondeur, à savoir le domaine censé être
propre à l’âme mentionnée au début du texte, devient plus cachée et plus virtuelle.
Après avoir quitté son chemin habituellement fixé, après avoir abandonné le bon sens
et le sens commun, l’âme devient en quelque sorte insensée dans cette dernière partie.
Au moins il est certain que, comme le suggère ce «fauteuil»141 mystérieux, les relations
entre les causes profondes et les symptômes manifestes deviennent moins
raisonnables ou moins analysables. On dirait que Michaux commence à saisir cette
nature essentielle de l’inconscient ou du monde prélogique et impersonnel, : ça n’est
jamais où on le cheche, inversement, on ne peut le trouver là où il est142. Remarquons
comment Michaux raconte le moment où «M. Chahux» rechute et redevient morne :
«Sans doute M. Chahux père est très prudent, prit toujours maintes précautions,
toutes precautions sont bonnes à prendre, [...], mais l’accident choisit dans celles qu’on
oublie,[...]. Enfin, il a été bousculé, sur les boulevards, et puis c’est arrivé, cela a été net,
il n’a même pas eu le temps de dire que c’était la faute de Jean, il était morne,
chez les hystériques est connu depuis Charcot et Janet. Michaux suggère aussi qu’il y ait la
mode des maladies mentales, vraies ou douteuses, qui changent selon les temps et le milieu.
141 O.C.I, p. 126. Jean-Claude Mathieu signale que ce fauteuil connote le «fauteuil du
psychanalyste» ainsi que la «chaise électrique». (Voir Jean-Claude Mathieu, «Les chaises de
Michaux» in Henri Michaux, le corps de la pensée, p. 23-24. En effet, il est remarquable que
Michaux mentionne dans ce texte les psychanalystes et les neurologistes, en insinuant
pourtant leur impuissance à analyser cette maladie. Voir O.C.I, p. 125.
142 Voir Deleuze, op. cit., p. 55. Michaux lui-même répète cette thèse plus lacanienne que
freudienne dans Façons d’endormi, façons d’éveillé. On y constatera aussi l’écho de l’inspiration
janétiste qui voit dans l’inconscient la présence d’un morceau d’homme. Voir O.C.III, p. 513 :
«S’il est vrai que le rêve en son langage bas fait une place de faveur à l’inavouable, il convient
de chercher ce qui est réellement inavouable, qu’on ne peut pas s’avouer, qui n’est pas où, par
théorie, on a décidé de le trouver./ Vérité du rêve! Personne ne voit clairement d’où la trahison
peut venir, d’où l’œil du traître intérieur l’observe.»
217
redevenu morne.» 143 . De la même façon, Michaux suggère le caractère fugitif et
nomade de l’inconscient (ou celui du subconscient) en attirant l’attention, ici aussi, sur
le rapport énigmatique entre la profondeur et la surface : «Il faut qu’il se calme. Oui,
qu’il se calme. On n’imagine pas comment un morne peut être furieux, c’est une affaire
secrète entre son foie et lui. La peau change un peu, et de longues transformations
s’opèrent sur le panorama des rides. Dans la famille où il y a un morne, on regarde la
disposition des rides matin et soir. M. Chahux, c’est votre tour d’être examiné, on vous
regarde, on peut enfin vous regarder sans retirer aucune pensée de son regard. Il est
dommage qu’il ne se rende pas compte de cette révolution.»144.
Or, comme on le sait, ce texte se termine par l’entrée en scène d’un nouveau
héros qu’on peut considérer comme double de l’auteur, à savoir, un nouveau-né nommé
«Jean-François Chahux». Ici aussi, on peut difficilement préciser la vraie visée de
Michaux. Mais remarquons qu’avant la naissance de ce héros, il détermine
bizarrement son destin. D’une part, il diminue extrêmement le nombre des mornes.
«M. Chahux» ainsi que son fils «Jean» est un des rares mornes survivants. Les Chahux
sont littéralement maudits, sinon élus. De l’autre, en estompant les limites entre les
vrais mornes et les faux, Michaux suggère que cette maladie subsiste de manière
latente chez tous les hommes, parce que la voie pour l’évasion intérieure reste
pointillée. Sinon, pourquoi souligne-t-il avant d’entrer dans cette dernière scène ? :
«Est-ce que les mornes vont nous contagionner à nouveau ? Est-ce que la terre sera
reprise par la maladie. Les parcs à gaz ne sont pas entretenus.»145 Bref, cette maladie
est à la fois spéciale et universelle. D’un côté, il y a une petite poignée de mornes
manifestes . De l’autre, des mornes latents sont sans nombre. Si cet enfant devient
morne, il serait sans doute le seul et le dernier morne manifeste. Mais cela signifierait
également qu’étant le seul morne, il se chargera du destin de tous les mornes latents.
Il serait en un sens le Christ des mornes.
Cela dit, le choix de ce nouveau héros est le suivant, semble-t-il : devenir
mi-morne. Certes, au bout de quelques mois de silence total, il commence enfin à
143
144
145
O.C.I, p. 127.
O.C.I, p. 128.
Ibid., p. 127.
218
parler. Il n’est donc pas morne complet. Mais, «il a l’air sérieux»146, comme s’il se défiait
de ce monde ; il ne dit ni «papa» ni «maman»147, comme s’il n’acceptait pas sa famille ;
il ne dit pas «manou, ranou, nanou»148, comme s’il ne voulait pas chanter ce monde
en tournant sa langue. En tout cas, loin d’être éclectique, devenir mi-morne est
polémique. D’abord, en restant à l’entre-deux du morne et du normal, il trahit l’attente
de la famille et se met en partie en dehors du contexte familial. Pour ainsi dire, il est
Mi-Chahux, moitié Chahux moitié étranger. En même temps, il s’oppose également à
l’ancienne alternative : les normaux ou les malades, participation ou évasion. Restant
demi morne, il refuse la soumission totale au sens commun ainsi que l’abandon total
du sens. Il n’acceptera pas le monde du fini tel quel. Il ne le chantera pas innocemment.
Mais d’autre part, à la différence des mornes, il ne s’enfermera pas entièrement dans
son intériorité. Il gardera son droit de s’exprimer mais en s’opposant au bon sens et au
sens commun.
D’autre part, devenir demi-morne correspond aussi à cette double vie
composée des deux instances de la profondeur et de la surface. D’un côté, il écoutera
sans cesse les bruits de son intérieur. De l’autre, il cherchera à trouver de nouveaux
sens en refusant tous les sens déterminés. Ceci posé, est-il exagéré de dire que le Roi
et ses habitants disparus se réincarnent en même temps dans cet enfant? Il est à la
fois le Roi qui aime l’émotion149 et ses habitants mornes qui se lasse du monde. Il est à
la fois voyeur = voyageur et maître impuissant de ses fantômes. En tout cas, Michaux
termine «Fils de Morne» en laissant toute ambiguïté. Mais cette ambiguïté serait la
marque propre à Michaux. Dans notre troisième partie, nous poursuivons et
approfondissons davantage cette ambiguïté ou cette oscillation essentielles chez lui.
146
147
148
149
Ibid., p. 128.
Ibid., p. 129.
Ibid., p. 129.
O.C.I, p. 123 : «Je ne suis pas excessivement brute, peut-être un peu voyeur, c’est métier de
Roi, je voudrais tant voir un accident, un autobus qui verserait ou plutôt deux, l’un dans l’autre,
la vapeur fuse à l’avant, les voyageurs se relèvent tout en sang, mais nets d’émotions, avec une
pâleur, une pâleur...».
219
220
III
LA SURFACE ET LES PROFONDEURS
221
8
Le nouveau départ
Le double voyage de1927 à 1929
Comme on le sait, après avoir publié Qui je fus, Michaux part pour l’Équateur
à la fin de 1927, invité par son ami équatorien Alfred Gangotena. Pendant ce grand
voyage qui dure plus d’une année, il visite plusieurs régions équatoriennes, traverse le
Napo en pirogue et, à son retour en France, publie un livre de voyage, Ecuador, en
1929. Il serait sueprflu d’insister ici en précisant que ce livre occupe une place à part
dans la carrière d’écrivain de Michaux. Grâce à ce livre, Michaux a enfin été reconnu
dans le milieu littéraire français et en même temps, avec ce livre, il devient ce
Michaux que nous connaissons bien.
Mais d’autre part, il faut remarquer qu’à travers les révisions succéssives de
ses aniciens textes depuis les années 30, Michaux découpe ce livre dans l’ensemble de
ses premiers écrits et lui distribue un rôle privilégié. D’un côté, il va exclure la plupart
de ses textes publiés avant 1927. De l’autre, Il sélectionne sévèrement les textes
publiés de 1928 à 1930 dont la plupart sont recueillis dans Mes propriétés et Un
certain Plume, et n’en reprend que la moitié. Mais ces textes sauvés, repris soit dans
La Nuit remue en 1935 soit dans Plume précédé de Lointain intérieur sont plus ou
moins séparés de leur contexte originaires. Ou plutôt, au bout de ce remaniement
aussi radical, les rapports intertextuels qui existaient originellement entre Ecuador et
d’autres textes contemporains s’effacent presque totalement et ce livre de voyage
reste seul comme une île isolée. Cela fait que, pendant longtemps, il a été considéré
comme l’unique fruit de la première époque de l’activité littéraire chez Michaux, alors
222
que les chemins qui menaient à Ecuador ont été perdus.
Bien entendu, cet effort de Michaux consistant à gommer ou à réaménager ses
traces a son importance dans la mesure où il signifie une relecture et même une
réécriture des textes et de sa vie. Du moins, il équivaut à une révision réelle des
textes : par là, il change radicalement des rapports intertexuels et cela n’est pas sans
transformer le sens du texte même. Ainsi, il est tout à fait naturel d’étudier ce livre
en mettant entre parenthèses ses rapports originels mais effacés avec d’autres textes
contemporains. D’ailleurs, ne l’oublions pas, c’est ce que Michaux a voulu, pour on ne
sait exactement quelle raison.
Or, ce que nous allons tenter ici, c’est de remettre Ecaudor dans ses rapports
intertexuels originels et de montrer une autre lecture, quitte à désobéir à la volonté
apparente de l’auteur. En effet, notre étude qui se propose de préciser l’itinéraire du
développement de l’écriture chez Michaux nous met en présence d’un autre voyage,
fait parallèlement au voyage réel en Équateur de 1927 à 1929 (précisément, de la fin
de 1927 au début de 1929). En d’autres termes, Michaux faisait à cette époque un
double voyage, réel et anti-réel, ou deux explorations simultanées qui se complètent
l’une l’autre comme la lumière et l’ombre. Cela suggère que pour interpréter Ecuador,
le côté-lumière de ce double voyage, il est au moins utile de savoir son envers et que la
compréhension de l’autre pendant du voyage sert à préciser l’ensemble de l’activité
artistique de Michaux à cette époque. Dans cette partie, nous nous occuperons d’abord
de l’examen de l’autre voyage de 1927 à 1929. Ensuite, nous entrerons dans la
relecture d’Ecuador.
«Braakadbar»
Nous avons déjà mentionné deux fois le texte mi-mythique mi-biographique
de Michaux, à savoir, «Braakadbar». En effet, malgré son imperfection apparente, ce
texte semble occuper une place très importante dans les premiers textes de Michaux.
Non seulement il est frère de «Fils de Morne» et de «Fils de macrocéphale», mais
223
également, il fait écho au premier chapitre de «Cas de folie circulaire» d’une part et
de l’autre, à la «Fin d’un domaine» et encore à «Moriturus».
Remarquons d’abord son renseignement chronologique. Bien que cet ouvrage
soit publié en 1929, Michaux précise, exceptionnellement, à la fin du texte, le lieu et la
date de la rédaction : «Marseille, août 1927». Bien entendu, comme le signalent
Jean-Pierre Martin et Raymond Bellour, il est possible qu’une partie de ce texte ait été
rédigée plus tard, à savoir, pendant le voyage en Équateur1. Mais, cette mention
chronologique suggère que Michaux l’a publié comme texte du passé, comme
«qui-je-fus», comme fruit d’une époque déjà finie. En effet, il est plutôt naturel de
penser que ce texte clôt le premier cycle de sa vie littéraire qui avait commencé par la
phrase liminaire de «Cas de folie circulaire» : «Un jour que Brâakadbar poursuivait le
Créateur [...]» 2. Ce que ce texte annonce, c’est donc la fin d’une écriture chez Michaux
et le commencement d’une nouvelle. Ici, en regardant de plus près ce texte, essayons
d’analyser plus minutieusement le bilan d’une époque fait par Michaux lui-même.
Par-delà le corporel et l’incorporel
Comme nous l’avons écrit dans le premier chapitre, Michaux centre sur ce
texte une histoire d’un matelot errant qu’on peut considérer un de ses doubles. Mais ce
qui est singulier, c’est que son histoire concerne exclusivement le corps et qu’elle
s’achève sur le passage du corporel à l’incorporel.
Penchons-nous à nouveau sur l’itinéraire du Norvégien qui est composé en
gros de trois étapes. La première volte-face de son odysée est la rencontre avec une
jeune veuve présentée par le capitaine. En passant une nuit avec elle, il découvre un
corps en tant que vraie base du monde vécu. Grâce au corps d’une femme, le fossé qui
l’éloignait du monde semble disparaître d’emblée. Les «immenses horizons» qui
l’écartaient des choses, des actes et de lui-même «se sont comblés d’un coup» 3 .
1
2
3
Voir O.C.I, p. 1101-1102.
O.C.I, p. 3.
O.C.I, p. 259.
224
Toutefois, la jubilation passagère de cette nuit tourne tout de suite en amertume, parce
que pour ce héros, la découverte du corps signifie également la chute dans le charnel.
Après avoir regagné le corps en tant que base de l’expérience du monde, il est devenu
tout simplement, en somme, «un homme comme un autre»4. Cette parole du «capitaine
en second» ne le quitte pas. Il «n’eut que trop dans la suite l’occasion d’y repenser»5.
En effet, le monde vécu par le corps n’est pas forcément meilleur que le monde
conçu par la tête. Comme il se doit, le corps phénoménal n’est pas séparé du corps
physiologique et celui-ci cloue l’homme au matériel plutôt que de l’en libérer. Ainsi,
dans le deuxième étape de son itinéraire, le Norvégien se rend compte, cette fois-ci, de
la tristesse de la chair :
«Le rêve est une belle chose, mais les cuisses disent autre chose. Le respect
est une belle chose mais il faut savoir ce qu’on veut. L’estomac est
parfaitement d’accord avec le pain sans pour cela adresser un hymne au
champ de blé. Le sexe de l’homme est parfaitement d’accord avec le sexe de
la femme, il ne faut pas mêler la parole et le sexe, il ne faut pas mêler à rien.
Le sexe va seul avec cette sobriété extrême de commentaires comme il est
d’usage dans les dictionnaires de poche. [...] C’est ainsi qu’on viole. / C’est
ainsi que le Norvégien fit quand il était à Detroit Michigan[sic], et c’est une
des histoires.» 6
Comme Raymond Bellour le signale 7 , Michaux développe ici ses idées sur la vie
autonome des organes qu’il a esquissées dans Les Rêves et la Jambe. Mais ce qui est
remarquable, c’est que Michaux attribue ici à la vie organique une valeur plutôt
négative. Au moins, à la différence du corps dans Les Rêves et la Jambe (et Fable des
origines), le corps constitue ici «un signal d’arrêt»8. Loin de se renouveler dans le
temps, il suit strictement les lois fixes et prédestinées. Au lieu d’être insurgé, il est
4
5
6
7
8
Ibid., p. 260.
Ibid., p. 260.
O.C.I, p. 260.
Voir O.C.I, p. 1103.
O.C.III, p. 546, je souligne.
225
plutôt conservateur et commence à représenter un «parent pauvre» 9 qui veut le
ramener à sa base ancestrale. Certes, Michaux situera toujours le corporel à la base de
l’intelligence et dénoncera sans cesse le mépris excessif du corporel dans la vie
moderne. Mais cela n’empêche que le corps forme une impasse propre à lui. Il est un
Autre intérieur qui veut l’amarrer au terrestre10 en l’éloignant du vrai Espace infini.
Ainsi, la vie autonome des organes qui ont intéressé tant l’auteur des Rêves et la
Jamble l’ennuie maintenant en raison de sa fixité.
Ceci posé, ne serait-il pas fatal que le Norvégien arrive aux «entonnoirs»11, à
cette «région des incorporels»12, au bout de son errance : malgré la découverte du
monde vécu à travers son corps, le Norvégien est désillusionné sur la vie à la fois
terrestre et charnelle. Pour reprendre l’expression du «Portrait de A.», malgré «des
miliers de départs de muscles», il n’a pu «engendrer» la vraie «marche»13 . Ainsi,
logiquement parlant, le passage du corporel à l’incorporel devrait constituer la
dernière étape de son itinéraire. Mais en fait, avant cela, Michaux intercale une autre
anecdote, à savoir, l’histoire du Norvégien et d’une jeune fille nommée simplement «la
fiancée». Dans la cabane où ce héros est parvenu, exténué, une communion naît entre
lui et la fille. Sans se voir, ils se pénètrent spirituellement l’un l’autre à travers de
bruits légers que ce héros fait en grattant à la porte de la chambre de la fiancée, sans
pourtant aucune intention précise. Au bout de l’épuisement extrême à la fois physique
et moral, le Norvégien entrevoit une possibilité de surmonter l’opposition ou
l’alternative ordinaire du corporel et de l’incorporel. Ses gestes affaiblis se défaisant du
O.C.I, p. 546. Comme Jean-Pierre Martin le signale, le surnom donné à ce héros (= Le
Norvégien) fait écho avec une marque corporelle que Michaux reconnaît comme sienne trente
ans plus tard, à savoir, «nordique» : «Malgré tant d’efforts en tous sens, toute sa vie durant
pour se modifier, ses os, sans s’occuper de lui, suivent aveuglément leur évolution familiale,
raciale, nordique... » (ibid., p. CXXXV).
10 Bien que Michaux ne précise pas la première visée de l’odyssée du Norvégien, l’aspiration de
ce héros à un grand espace est suggérée au début du troisième chapitre : «Un jour [...] j’ai pris
place dans une barque, et suis descendu jusqu’à la mer. / Si par quelque accident j’avais été
obligé de rentrer, j’aurais senti que j’avais commis un vol et que c’est mal commencer que de
commencer par là. Mais une fois arrivé devant la mer, quand je vis que c’était si large
(pourtant j’aurais dû m’y attendre) je me dis : c’est très bien» (O.C.I, p. 258).
11 Ibid., p. 254.
12 Ibid., p. 256.
13 Ibid., p. 613.
9
226
charnel répondent au spirituel, ne fût-ce qu’un instant. Le corps humain n’est donc
pas entièrement fixé. Il peut se détacher de ses conditions charnelles, et se dévouer
pour une communion autrement spirituelle, plus profonde que la communion
charnelle, mais irréalisable si l’on perd son corps. Quoi qu’il en soit, à travers cette
musique spontanée, la fiancée comprend le Norvégien, son état d’âme désespéré
qu’aucun autre moyen ne peut faire communiquer :
«Elle sentit tout ce qu’il y avait de fatigue et de détresse de l’autre côté et
que ce n’était pas un espoir, plutôt un rêve poignant.» 14
Ainsi, malgré la discontinuié de la narration et la banalité apparente des épisodes
concernant le Norvégien, cette histoire comporte une leçon capitale sur le corporel et
l’incorporel. Les gestes, comme les signes, peuvent toucher à quelque chose de spirituel.
Mais pour cela, il faut une renonciation au corps qui diffère de sa simple perte, pour
ainsi dire, une transsubstantiation.
Il faut remarquer en effet que, d’une manière prudente, Michaux distingue
cette communion de celle purement métaphysique ainsi que de celle charnelle. Certes,
le Norvégien est au bord de l’entonnoir. Il va de soi qu’il est venu pour y abandonner
son corps. Mais il reste momentanément en deça de «l’incorporel», comme si le simple
abandon du corps ne réglait pas son problème. D’ailleurs, Michaux n’exagère pas la
capacité des «incorporels» en tant que fantômes. Ils peuvent agir à leur façon sur «les
corporels»15. Mais ce qu’ils font dépasse rarement la puérillité16, comme c’était le cas
des fantômes dans «Partages de l’homme». Certes, ils influencent «les corporels» et les
incitent à se tuer. Mais ils n’y réussissent pas toujours. Pour Michaux, la mort n’est
pas le salut ni l’envol17. Par contre, sa communion spirituelle avec la fille se situe à la
fois au-delà du charnel et en deça du métaphysique. Sans doute, c’est à cet entre-deux
14
15
O.C.I, p. 257.
Ibid., p. 255.
«[...] les incorporels rient et la regardent mettre et enlever ses pantalons brodés. Et s’ils ne
font pas plus c’est qu’ils ne peuvent plus» (O.C.I, p. 256).
17 A ce sujet, voir par exemple «Note sur le suicide» (ibid., p. 56-57).
16
227
que se trouve l’utopie de ce jeune héros18. Michaux appelle ce terrain minime «un
rêve» :
Un rêve inouï se formait entre eux. Ce n’était plus une porte d’habitation
qui les séparait, c’était une grande main de bois et carrée, c’était une fluide
qui unissait leurs racines au-delà du temps qui était mauvais, au-delà du
lieu qui était effrayant, au-delà de la femme qui était fiancée, au-delà de
l’homme qui était norvégien et exténué à mourir. C’étaient deux enfants qui
se soufflent dans la bouche. / Il était sans connaissance quand elle ouvrit la
porte.19
D’autre part, Michaux situe cette communion également à l’entre-deux du personnel
et de l’impersonnel. Certes, ces deux personnages se libèrent de leur personnalité
superficielle. Mais cela n’empêche que la singularité de chacun subsiste. Dépouillés de
leur croûte extérieure, ils sont mis à nu psychiquement. Mais ce dépouillement
n’anéantit pas leur essence. Il est vrai que cette étape suprême n’est encore qu’«un
rêve». Mais, Michaux poursuivra ce rêve tout le long de sa vie20.
Dans «Danse», Michaux insiste également sur le fait qu’un état idéal pour l’homme réside
dans la concordance ou la conciliation du corporel en tant que «capital universel que possède
chacun» et du spirituel en écrivant : «Plus que le mouvement, c’est l’homogénéité qui serait le
paradis perdu de l’homme et nullement l’unique spirituel» (O.C.I, p. 698). Cela correspond
aussi à un passage de «Technique de la mort au lit» : « Ma grand-mère mourut
merveilleusement. Elle était dans son fauteuil à faire de la broderie, la déposa sur ses genoux
et dit : “C’est mon dernier point de Malines, mes enfants”, rejeta son dernier souffle profond et
bien calculé, elle était morte» (O.C.I, p. 87).
19 O.C.I, p. 257-258
20 Au moins, dans quelques-unes de ses dernières œuvres telles que Par des traits et Fille de la
montagne, en fusionnant des gestes et des signes, d’une part et de l’autre, en imaginant le
corps devenu spirituel par la transsubstantiation, Michaux exprimera toujours le même rêve,
semble-t-il : «Là / Près du corps qui se refroidit / une étrange impression de rapprochement de
l’impossible / un moribond demande à manger / un grabataire frotte ses membres ranimés / et
devant les témoins stupéfaits se lève. // Près de l’étrangère inerte / devenue secourable / on
vient chercher la VIE» (O.C.III, p. 1293). D’autre part, les gestes du Norvégien grattant à la
porte correspondent à ceux dans de premiers dessins de Michaux : «[...] il se mit à gratter à la
porte, mais point du tout comme quelqu’un qui veut qu’on lui ouvre ni qui imagine quelqu’un à
l’intérieur capable de lui ouvrir. Il faisait cela machinalement, comme on se ronge les ongles, il
grattait très légèrement sans déplacer pour ainsi dire les mains, sans mouvoir le poignet. Cric !
Puis un son tout à côté, un rien différent, puis au-dessus, puis on revient où l’on était, on
18
228
Vers le Pays de la magie
Pourtant, laissons de côté ce rêve pour le moment. Ce qui est autrement
essentiel dans ce texte, c’est un mouvement sérieusement commencé vers la formation
de la surface et la transplantation de ses doubles sur ce nouveau terrain. En d’autres
termes, Michaux aborda définitivement ici la construction de ses propriétés.
Remarquons encore une fois le caractère ambigu des «incorporels» dans ce texte. D’une
part, Michaux ne suréstime pas leur capacité. Malgré les connaissances
métapsychiques dont il parsème ce texte, l’aspect métapsychique des «incorporels»
n’éveille pas son vrai intérêt. Mais s’ils jouent tout de même un rôle non négligeable ici,
c’est qu’ils préfigurent la multiplication de vrais simulacres dans les textes ultérieurs
de Michaux.
En effet, «les incorporels» dans ce texte ont ceci de particulier qu’ils
intériorisent une dissimilitude21. Autrement dit, ils ne sont plus des habitants du
monde du Même où on est pris par l’idée de l’identité. Comparons ces incorpoels, par
exemple, avec «les âmes» et «les fantômes» dans «Partages de l’homme». On
comprendra que malgré l’absurdité foncière de leur existence, ces derniers ne se
libèrent pas encore parfaitement de leur identité psychologique. Certes, ils contiennent
déjà comme des bourgeons du simulacre et ils commencent à déployer une sorte de
repart dans l’autre sens, on passe par ici, puis par là, on ne songe à rien, c’est une sorte de
musique» («Brrakadbar», O.C.I, p. 257) ; «Dessinez sans intention particulière, griffonez
machinalement, il apparait presque toujours sur le papier des visages» («En pensant au
phénomène de la peinture», O.C.I, p. 858) ; «Une ligne plutôt que des lignes.[...] // Comme moi
la ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche, refuse les immédiates trouvailles, les solutions,
qui s’offrent, les tentations premières. Se gardant d’ “arriver”, ligne d’aveugle investigation.
Sans conduire à rien, pas pour faire beau ou intéressant, se traversant elle-même sans
broncher, sans se détourner, sans se nouer, sans à rien se nouer, sans apercevoir d’objet, de
paysage, de figure» (Émergences-résurgences, O.C.III, p. 545) .
21 Deleuze, op. cit., p. 297 : «Le simulacre est construit sur une disparité, sur une différence, il
intériorise une dissimilitude. C’est pourquoi nous ne pouvons même plus le définir par rapport
au modèle qui s’impose aux copies, modèle du Même dont dérive la ressemblance des copies. Si
le simulacre a encore un modèle, c’est un autre modèle, un modèle de l’Autre dont découle une
dissemblance intériorisée.»
229
surface autour d’eux comme un halo subtile. Mais dans la mesure où ils restent des
fragments de la conscience normale, ils ne se détachent pas encore entièrement du
monde du Même. La preuve en est qu’ils gardent comme la nostalgie de leur identité
ou de leur intégrité perdues et que le style de l’écrivain prend assez souvent une
tournure soit ironique soit tragique. Par contre, «les incorporels» dans «Braakadbar»
ne connaissent plus l’identité ni n’en regrettent plus la perte. Ils se réjouissent de leur
libération du monde du Même et au moins, à l’intérieur de cette région des entonnoirs,
c’est l’humour et la légèreté qui prédominent. D’autre part, on constatera que leur
légèreté fait contraste aussi avec la lourdeur et la fatigue du Norvégien, héros qui
représente littéralement le corporel. Il ne serait pas si exagéré de dire qu’à la racine de
son désespoir existe une douleur profonde provenant de l’identité dont il ne peut se
détacher. En d’autres termes, il s’est fatigué, entre autres choses, d’être rivé à son
existence identique, de rester l’habitant du monde du Même. Il en serait ainsi pour
d’autres personnages créés par Braakadbar22. L’identité ou le Même les fatiguent.
D’ailleurs, le Même n’est-il pas l’état inerte des choses ?23
En tout cas, il semble évident que, dépouillés de «forme» et de «substance»24,
deux éléments capitaux qui constituent l’être selon «Aristote» 25 , ces incorporels
deviennent de vrais simulacres qui ont pour essence une double différence, en ce sens
que non seulement ils sont différents des «corporels»26, mais ils ne concordent jamais
avec eux-même ni avec leur source, à savoir des entonnoirs ; par définition, ce gouffre
sans fond ne comporte rien de limité ni de différencié et les incorporels ne peuvent
apparaître sur la terre qu’en se rendant entièrement autres vis-à-vis de leur origine.
Leur existence bâtit elle aussi sur le vide, ou sur «une colonne absente» et ils ne
Michaux suggère cette fatigue ontologique de leur personnage en écrivant : «La chose est
plus mystérieuse encore. C’est que le Norvégien également n’en [= de la survie] veut plus, ni les
autres. Braakadbar s’aperçoit que si par exemple les parents de la fiancée sont morts et les fils
du vieux [...], c’est qu’ils n’en voulaient plus, eux. Comme une grève...» (O.C.I, p. 265).
23 Michaux appelle cela «la paresse de la création» (ibid., p. 265). Vori aussi la fin du cinquière
chapitre (ibid., p. 264).
24 Ibid., p. 255.
25 Ibid., p. 263.
26 «C’est une des ruses de cette région d’être inhabitée quand vous arrivez, mais au bout de
quelques jours vous rencontrez des gens un peu partout. [...] vous vous êtes aperçu bientôt
qu’ils étaient bizarres, qu’il leur manquait un je ne sais quoi./ [...]» (O.C.I, p. 256).
22
230
peuvent s’identifier à eux-même qu’en se transformant toujours en autrui. En d’autres
termes, ce qui les distinguent avec «les âmes» et «les fantômes» dans «Partages de
l’homme», c’est cette auto-différence.
D’autre part, il semble aussi évident qu’avec ces «incorporels» et d’autres
personnages qui viennent se réunir à cette région des entonnoirs, Michaux commence
à concevoir ici une surface plus globale ou plus multiple qu’avant : non seulement
cette région des entonnoirs forme un espace pervers où les morts croisent les vivants et
les faux côtoient les vrais, mais en y réunissant une variété de doubles (le Norvégien,
le Capitaine en second, Torn Barar, etc), Michaux suggère qu’il projette de construire
un terrain = surface pour y peupler ( ou transplanter) sa vraie famille. Certes, ce ne
serait pas aussi facile qu’on le croirait. D’abord, pour cela, il faut transformer tous ses
doubles en simulacres en les dégageant des entraves du monde du Même. Mais cela
signifie qu’il se sépare définitivement de ce monde réel. D’autre part, il faudrait aussi
effacer les entonnoirs (ou toutes les marques explicites des profondeurs27) dont la
présence empêche cette région de devenir la vraie surface. Mais comment peut-on ne
pas écrire les profonds quand ce sont eux qui le poussent à l’écriture ? 28 D’ailleurs, ce
ne serait même pas la question des efforts ou de la technique qui s’impose vraiment
(bien qu’ils soient indispensables), car, ce serait avant tout la souffrance, la détresse, le
désespoir à la fois personnels et ontologiques qui ont forcé l’écrivain à vivre ce monde
démésuré. En tout cas, il faut une sorte de suicide et de carnage de ses qui-je-fus pour
entrer dans le monde dominé par un devenir illimité et il est du moins certain que
Michaux se décide à y émigrer avec sa famille et à y construire ses propriétés. La
preuve en est qu’il insère d’une manière abrupte un chapitre sur «Le Pays de la
sorcellerie» dans ce texte. Dans ce nouveau pays, il n’est plus question d’identité ni de
ressemblance. Libérés «de leurs caractéristiques, de leurs lois naturelles»29, toutes les
choses ainsi que les personnages deviennent des simulacres. Ils ne représentent plus
une existence réelle ou les Idées. Ils ne connaissent ni modèles, ni intériorité, ni même
Il va de soi que cet «entonnoir» évoque l’ encrier et symbolise ainsi l’acte d’écrire.
Mais remarquons aussi que cet attachement très fort à la profondeur chez Michaux prédit
un autre caractère de l’écriture de la surface chez lui : sa surface est trouée dès le début et c’est
en fusion spécifique du profond et du superficiel que réside l’originalité de son écriture.
29 Ibid., p. 264.
27
28
231
propriétés fixes30. Le Pays de la sorcellerie, c’est littéralement un pays de devenir
illimité. Ainsi dans ce monde, «[t]out permis. Les trois règnes gesticulent sans loi. Les
individus livrant passage à des individus, les objets à des individus.» 31 Et ces
extra-être, qui ne sont jamais présents ni jamais annihilés32, ne cessent de signaler le
dehors.
Certes, en faisant disparaître en un clin d’œil cette région des entonnoirs
ainsi que toutes ses créatures33, l’auteur transgresse les conventions littéraires, détruit
l’intrigue de la nouvelle et y donne une rupture fatale. Mais, par cette rature même, le
jeune écrivain inscrit à jamais la continuité et la discontinuité entre son anciennce
écriture et une écriture à venir.
L’annihilation des doubles
Examinons de plus près ce plus grand événement34 dans «Braakadbar», à
savoir, l’annihilation des personnages. En effet, il est évident que cet événement
implique le renoncement aux doubles ayant plus ou moins des liens directs avec
l’auteur. Autrement dit, en annihilant ses personnages favoris, Michaux s’annihile
lui-même pour renaître comme des simulacres dans le texte. L’ancien je trop lié au
Même meurt ici et de nouveaux je incarnant un devenir illimité le remplacent. Comme
«Maintenant c’est le pays de la sorcellerie. Rien n’y est stable. Les cailloux et les arbres y
changent dix fois en un jour, et les propriétés des corps et les lois de la nature qui sont
l’immense superstition de l’Europe et de l’Amérique scientifiques et qui avaient été introduits
par Aristote, quoi qu’on en ait dit, et tous nos mécaniciens dans la suite, ces propriétés sont
transitoires, facultatives et seulement habituelles. Qu’un chêne paraisse un chêne, qu’un chêne
ne soit pas la seconde suivante un chien de chasse, cela est fortuit, vous entendez. Il n’y a
aucune loi absolue à cela» (ibid., p. 262-263).
31 Ibid., p. 264.
32 « Qu’il [= un chêne ou un être] soit annhilé, cela seul serait peut-être interdit par la loi» (ibid.,
p. 263).
33 «La région est devenue méconnaissable en quelque dix secondes. Cataclysme sans bruit ni
fumée [...]. / Les entonoirs de 30 kilomètres de diamètre, la crête, la cabane, les habitants, le
vieux ménage, le Norvégien, [...], tout cela a disparu. L’anéantissement... presque, oui. / [...]
Maintenant c’est le pays de la sorcellerie» (O.C.I, p. 262).
34 Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 213.
30
232
«A.», il sera désormais un «océan»35. Comme «Plume», il sera «sans limite» et «né
partout». Il aura dorénavant «toutes les formes» 36 . Quoi qu’il en soit, il ne se
reconnaîtra plus qu’en autrui et ses personnages n’auront qu’un lien pervers avec leur
centre absent, parce qu’il s’agit réellement d’une transsubstantiation littéraire.
Désormais, «je» dans ses textes, ne rira que «dans une autre». Ce «mauvais
cultivateur», cultivateur des surfaces à la fois perverses et sincères, n’existera
qu’«ailleurs»37.
Le capitaine en second ou renonciation du point de vue de Dieu
Cependant, pour que Michaux atteigne une vraie surface et pour qu’il y
réapparaisse comme je-simulacre, il ne suffit pas en fait qu’il annihile les personnages
possédant leur intériorité et leur identité. La surface, c’est un monde séparé non
seulement de la profondeur mais aussi de la hauteur. Et qu’est-ce qui est plus gênant
pour ce monde que la présence du Créateur-Démiurge, à la fois omniprésent et
omniscient ?
En ce sens, l’annihilation du «capitaine en second» est un événement aussi
capital que celle du «Norvégien», parce que cela signifie la renonciation à Dieu en tant
que «point de vue» 38 à la fois suprême et fixe. Comme le signale Anne-Marie
Dépierre39, on peut reconnaître dans ce vice-héros quelques traits qui le rattachent à
l’auteur. Remarquons son attitude ambiguë vis-à-vis de Dieu. D’une part, «il avait
d’abord été curé» et comme Michaux dans son adolescence, «il se croyait la vocation»40.
Mais de l’autre, comme c’est le cas de Lautréamont, il ne voit que le mal dans l’essence
de l’homme. Ce n’est pas l’amour qui le dirige à Dieu mais le mécontentement
35
36
37
O.C.I, p. 607.
Ibid., p. 668.
O.C.I, p. 775.
«Il se servait de Dieu contre les hommes. Il trouvait une satisfaction à cracher en pensant à
tout le mal qu’il y avait à tout. Dieu est un excellent point de vue d’où voir beaucoup de mal,
d’autres d’ailleurs voient de là beaucoup de bien» (ibid., p. 260).
39 Voir O.C.I, p. 1102, la note 3.
40 O.C.I, p. 260.
38
233
inépuisable contre ses semblables. Parmi les hommes, sans doute, les saints seuls
seraient exempts de sa condamnation. Mais «les saints sont rares aujourd’hui, très
rares et très mal vus»41. On dirait qu’il n’y a chez lui qu’une alternative : saint ou rien.
D’autre part, on peut rattacher ce personnage également à «je» dans Ecuador ou au
moins à un aspect de lui. En effet, de même que «le capitaine en second» jette
l’anathème sur les hommes et même contre le Norvégien («“Un homme comme un
autre après tout” et il avait craché par terre en s’allant»42), de même, le voyageur
mécontent dans Ecuador condamne les indios de ne pas chercher à se dépasser :
«[...] je déteste les Indiens, dis-je. Être citoyen de la Terre. Citoyen! Et la
Terre ! [...] Un indien, un homme quoi ! Un homme comme tous les autres,
prudent, sans départs, qui n’arrive à rien, qui ne cherche pas, l’homme
“comme ça”. [...] Ces gens n’ont pas de saints, et puis la manière que je
m’entende avec des brachycéphales? / Une fois pour toutes, voici : les
hommes qui n’aident pas à mon perfectionnement : zéro.» 43
Ainsi, ce vice-héros incarne en particulier le côté ironique du jeune écrivain qui est
hanté par l’obsession de la hauteur ainsi que par celle de la profondeur. Mais
l’annihilation de ce vice-héros implique plus que l’abandon d’une attitude ironique,
parce que ce héros représente aussi tous les idéologues latents en auteur. Il serait
incontestable que non seulement le deuxième «Qui-je-fus» qui déclame «plus que
rédemptoriste»44, mais les idéologues en général partagent plus ou moins ce point de
vue suprême et fixe. Pour ainsi dire, ils intériorisent le Dieu, et avec lui, le Même. Ou
plutôt, les idéologues sont représentants du monde du Même, lors même qu’ils
essaient de refuser celui-ci.
41
42
43
Ibid., p. 261.
Ibid., p. 259.
Ibid., p. 191, je souligne. On peut constater le même radicalisme de Michaux également dans
«Le cas Lautréamont» : «Pour moi, il n’y a pas de cas Lautréamont. Il y a le cas de tout le
monde sauf lui, et sauf Ernest Hello. [...] J’aime sans restriction ni explication deux hommes :
Lautréamont et Ernest Hello. Le Christ, aussi, pour dire vrai» (ibid., p. 68).
44 Ibid., p. 75. L’image de ce «Qui-je-fus» fait écho de celle de ce prêcheur sans auditeur : «Il
erre à présent. Il faudra qu’il prêche [...]» (ibid., p. 261).
234
Par conséquent, l’annihilation du «capitaine en second» signifie non seulement
l’abolition de point de vue suprême mais la fin de la saison de philosophie chez
Michaux45. Avec l’abandon de ce point de vue suprême, tous les idéologues latents en
lui sont bannis pour toujours. Mais pourquoi cette annihilation de la transcendance
n’implique-t-elle pas Braakadbar lui-même ? Si insurgé qu’il soit, sa présence
fonctionne comme point de vue à la fois fixe et fixateur. Il fixe les propriétés de ses
personnages et malgré lui, les amarre au monde du Même. C’est pourquoi, comme ses
créateurs, ce Démiurge doit être banni lui aussi. Désormais, dans les textse de
Michaux, en principe, il n’existera pas de Démiurge qui prétende créer et diriger tous
ses personnages.
Ainsi, Michaux exécute la hauteur comme il balaie les représentations trop
directes des profondeurs. Désormais, la surface sans transcendance ni intériorité
prédominera dans ses textes où le profond et le haut transplantés de nouveau
croiseront sur le même plan. Mais, à quel paysage moderne on assiste après ce
«[c]ataclysme sans bruit ni fumée»46 ! Dans «Mes propriétés», texte publié la même
année que «Braakadbar», Michaux déclare la création d’un nouvel espace, qui est à la
fois extrêmement mince et infiniment profond :
«Dans mes propriétés tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou
là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre. / [...] /Ça ne s’ouvre pas non
plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au-dessus, semble-t-il, il faut y
marcher courbé comme dans un tunnel bas »47
Ses lettres adressées à Hellens témoignent souvent de son sentiment ambivalent vis-à-vis
de la philosophie qui le hantait surtout au début de sa carrière d’écrivain : « [...] la philosophie
m’a hanté toujours, & toujours embêté. C’est elle qui a fait tomber mes cheveux. // Ce qui reste
de mon essai philosophique est de l’Ultra condensé. Le volume serait petit, donc j’attendai que
ma lassitude de la philosophie soit passée, ou je le publierai dans une revue littéraire, tel quel
[...]» (Sitôt lus, p. 54) : «Mais, je me trompe fort ou TOUT CE QUE J’AI FAIT concourt A UN
VASTE SYSTEME PHILOSOPHIQUE. / Les littérateurs, romanciers & poëtes[sic] ont bien de
la chance comparés à qui fait un système philosophique, sans faire de système !!» (ibid., p. 68).
46 Ibid., p. 262.
47 Ibid., p. 465.
45
235
«Tornbarar» ou héros voyageur = arpenteur
Or, ce qui est encore remarquable, c’est qu’au lieu du Démiurge banni,
Michaux prépare deux types de personnages (l’un, voyageur, l’autre, cultivateur)
comme pour garder un point de vue aussi flexible que possible et le minimum du
surmoi et de l’esprit critique, car sans cela, l’écriture elle-même serait impossible pour
lui (comme nous le verrons plus tard, Michaux refuse toujours l’écriture automatique
de toute sorte). En effet, il est facile de constater dans «Tornbarar» (ou «Torn Barar»48),
personnage favori de Braakadbar comme le Norvégien, un autre double de l’auteur qui
représente en particulier son côté voyageur. Malgré son nom qui lui donne un halo
mythique, il est le personnage le plus concret de tous. C’est un explorateur infatigable.
Alors que l’errance du Norvégien est plutôt passive ou forcée, «l’aventure» 49 de
Tornbarar est volontaire. Certes, lui aussi, il est «un homme qui se cherche» et «hésite
entre tant de choses»50. Mais Il est en même temps brave et «un gaillard à faire du
théâtre». Il ose déchirer sa vie comme «A.» 51, mais il a du sang-froid et du recul52. En
un mot, il incarne l’esprit expérimentateur de l’auteur et au lieu de s’enfoncer dans
l’introspection, il préfère s’affronter au monde avec son «bistouri»53. Certes, lui aussi, il
ne sera pas exempt de l’annihilation. Mais, cet explorateur = expérimentateur
s’identifiera aisément à je en tant que sujet-parlant et voyageur dans beaucoup de
textes de Michaux. D’ailleurs, il est un personnage le plus proche du «bon juge»54 ou
d’«un bon chef de laboratoire» 55 parce qu’il compte «faire des expériences» non
seulement sur la crête mais aussi «dans les entonnoirs» qui symbolisent la descente
Michaux écrit d’abord «Torn Barar» (ibid., p. 261) et puis trois fois «Tornbarar» (ibid., p. 264
et p. 265).
49 Ibid., p. 261.
50 Ibid., p. 261.
51 O.C.I, p. 612.
52 «Il cherche à intervenir froidement et à fond dans une grande aventure. Il a fait mille fois le
sacrifice de sa vie. Mais rien qui vaille la peine de risquer seulement l’ongle de l’auriculaire»
(O.C.I, p. 261).
53 Ibid., p. 206.
54 O.C.I, p. 83.
55 O.C.I, p. 662.
48
236
dans l’espace de la mort que représente l’espace littéraire56.
D’autre part, deux anciens «policiers» 57 qui viennent cultiver58 cette région des
entonnoirs semblent avoir aussi leur importance, bien que leur présence soit trop
minime par rapport aux autres personnages. On croirait au premier abord qu’il s’agit
des personnages entièrement superflus parce que leur entrée en scène n’a rien à voir
avec le développement de l’intrigue du texte. Mais, il semble tout de même certain
qu’ils représentent le côté cultivateur de l’auteur de «Mes propriétés» ainsi que celui de
son surmoi ou de son esprit critique (la preuve en est que Michaux compare
implicitement les relations entre «les incorporels» et «les policiers» à celles de
l’inconscient et du surmoi en écrivant : «les incorporels [...] eussent été bien gênés [...]
au cas où les policiers eussent fait les cultures»59). Autrement dit, Michaux pense que
l’écriture de surface libérée du point de vue du Dieu exige tout de même le rationnel et
l’auto-critique, comme il se doit. Certes, il faut que ces policiers = cultivateurs
subissent eux aussi une transformation radicale pour entrer dans le pays du devenir
illimité. Le surmoi qui fonctionne dans le monde de l’Autre serait autre chose que celui
dans le monde du Même. Cela dit, pourquoi Michaux avait-il besoin d’écrire
expressément cela ? Cette interrogation nous ramène à l’examen de cette nébuleuse
mystérieuse au début du texte et à l’autre préoccupation de Michaux, à savoir, son
attention au pathologique.
Constatons d’abord que même dans «Braakadbar», l’attention à l’incomplet et
l’inspiration janétiste de Michaux subsistent et rendent plus compliquée la structure
de ce texte. En effet, ce texte commence par la description d’une nébuleuse
«Il aime faire des expériences. On s’en apercevera ; sur la crête et dans les entonnoirs. Il
n’est pas bête» (O.C.I, p. 261). Si, comme le suppose Jean-Pierre Martin, «Braakadbar» est
achevé pendant son séjour en Équateur, et que le paysage de la région des entonnoirs
corresponde à celui du pays des volcans, on peut considérer que les expériences de «Tornbarar»
faites «sur la crête» désigne aussi le pèlerinage de l’auteur en Équateur. D’autre part, il va de
soi qu’en dehors de l’acte d’écrire, «les entonnoirs» prédisent aussi de futures expériences des
hallucinogènes.
57 Voir O.C.I, p. 261 et p. 264.
58 «Ah ! Ah ! ils veulent s’occuper d’exploitation agricole ! Gens têtus et autoritaires» (O.C.I, p.
262).
59 O.C.I, p. 264.
56
237
énigmatique : «Aachtab» 60 . Au début, Michaux fait semblant de mythifier cette
nébuleuse en la rattachant aux «Incas»61. Mais, ce qui est plus essentiel, c’est que cette
nébuleuse a une nature commune à «l’âme» dans «Fatigue I» et «Fatigue II»,
c’est-à-dire qu’elle s’effrite : «Tenue insuffisante, une étoile tomba ; suivirent trois
autres, puis quelques centaines de millions[...].»62 D’ailleurs, en faisant remarquer la
«décision» obscure de «Aachtab», Michaux insinue que cette nébuleuse est un être
animé et intellectuel comme l’âme63. Or, l’analogie entre la nébuleuse et l’âme n’est pas
nouvelle dans les écrits de Michaux. Elle est déjà esquissée, par exemple, dans le
quatrième fragment de «Mes rêves d’enfant» : «Voilà, dit mon frère, tu es Dieu, tire ton
plan maintenant, espèce de petit orgueilleux./ Maman ! / J’avais en poche quinze cent
mille étoiles ; j’ai bien peur qu’il ne s’en soit perdu quelqu’une.»
64
D’autre part,
rappelons cet écolier de «Fatigue I». On comprendra que ces deux petits héros se
trouvent presque dans la même situation : ils partagent la même peur vis-à-vis des
difficultés de la vie et presque le même souci de leur incomplétude ou de la friabilité de
leur «âme» : «Il est fort inquiet de n’être parti qu’avec les trois quarts de celle-ci [=
l’âme] car en face des incidents de la vie, on n’est pas de trop tout entier.»65 Il ne serait
pas exagéré de dire que le sentiment d’incomplétude subtilement esquissé dans «Mes
rêves d’enfant» s’aggrave davantage dans «Fatigue I». Et il en va de même pour
Aachtab où Michaux glisse une partie de son nom66. Cettte nébuleuse spirituelle,
60
61
O.C.I, p. 253
Ibid., p. 253 : «On a dit récemment que c’est elle qu’adoraient les Incas et non point le
soleil.»
62
Ibid., p. 253.
«La grande nébuleuse de Aachtab prit une décision.[...] La décision de Aachtab ne peut être
claire pour les hommes» (O.C.I, p. 253)
64 O.C.I, p. 63, je souligne. Comme on le sait, dans «Le Portrait de A.», Michaux exprime la
singularité des expériences de la lecture chez «A.» adolescent comme une sorte de retour à la
nébuleuse originelle. D’autre part, le rapprochement de l’image de la poche et de celle de la
nébuleuse se retrouve dans «Mes propriétés» : «Ceux qui sont habiles en psychologie, j’entends,
pas la livresque, auront peut-être remarqué que j’ai menti. J’ai dit que mes propriétés étaient
du terrain, or cela n’a pas toujours été.[...] / Elles étaient tourbillonaires ; semblables à de
vastes poches, à des bourses légèrement lumineuses, et la substance en était impalpable
quoique fort dense» (ibid., p. 468, je souligne).
65 O.C.I, p. 89.
66 Si l’on prononce /Aach/ comme /H/, cette nébuleuse comporte aussi l’initial de l’auteur. Cela
n’est pas si impensable parce que dans «Fils de macrocéphale», Michaux nomme le héros
«Each», en y glissant les lettres initales de ses premier et deuxième prénoms (= Henri Eugène
63
238
métaphore des âmes et des consciences à la fois grégaires et fragiles, souffre elle aussi
d’une désagrégation progressive ou chronique.
«Le Concile des dieux» ou «le problème de la création»
En dehors de cet «Aachtab», on peut noter quelques traces qui montrent
implicitement la subsistance de l’inspiration janétiste chez Michaux dans
«Braakadbar». D’abord, en se référant bizarrement au «Journal de psychologie»67,
revue prestigieuse à cette époque, fondée et dirigée par Janet et Georges Dumas,
Michaux suggère qu’il n’est pas étranger, non moins qu’à Freud, au mouvement de la
psychologie contemporaine française. Certes, comme le signale Raymond Bellour68,
cette référence est entièrement mensongère et l’anecdote sur «le cas de l’auberge du
Levant»69 serait probablement une invention de Michaux. Mais cela ne nie pas les
liens entre lui et Janet, parce que s’il y a un psychologue français contemporain qui a
«largement commenté»70 des phénomènes spirites, c’est surtout Janet. Du moins, en
rapprochant des phénomènes spirites et la psychologie contemporaine, Michaux
partage toujours les mêmes intérêts avec Janet.
D’autre part, dans le dernier chapitre de ce texte portant pour sous-titre «Le
Concile des dieux», Michaux se rapproche davantage de la théorie janétiste sur les
consciences partielles qui nous est déjà familière ; après avoir raconté l’annihilation
des personnages créés par «Braakadbar», Michaux écrit en y incrustant implicitement
des notions janétistes :
«Est-ce qu’une création a une volonté autonome ?
«Est-ce que le fait d’une vie propre chez des êtres créés n’implique pas
Marie Ghislain). Voir aussi Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 206-207.
67 O.C.I, p. 254.
68 Voir O.C.I, p. 1105. Voir aussi notre note 8 du chapitre IV.
69 O.C.I, p. 254.
70 O.C.I, p. 254.
239
maladie du créateur 71?
Il ne serait pas difficile de comprendre ces questions apparemment saugrenues, si l’on
rappelle la corrélation de l’affaiblissement des fonctions supérieures et de l’activation
de l’automatisme des existences psychologiques fragmentaires. En effet, des questions
suivantes dessinent davantage l’inspiration jacksoniste chez Michaux :
«Est-ce dans ce cas le signe même, le symptôme de la maladie?
«Est-ce que par exemple le fait que les hommes de la planète stulta pensent
entre eux sans l’intermédiaire du dieu n’est pas le signe que le dieu qui les a
créés est non seulement l’Éternel distrait comme il a été appelé, mais encore
le fou?»
«Est-ce que toute création ne vient pas d’un manque de sang-froid, de
domination personnelle?
«Comment pourrait-on réprimer cette tendance? [...]»72
Le manque de «domination personnelle», à savoir, l’insuffisance de la puissance de
synthèse, laisse apparaître des êtres-monades qui ont leur vie autonome et leur propre
intelligence.
Autrement dit, Michaux introduit dans «le problème de la création» 73 un
aspect pathologique. Pour ainsi dire, il réduit ici la Création à une Désagrégation
mentale cosmique. Les hommes ne sont-ils pas des consciences partielles dissociées
d’un Créateur «fou» ? N’est-ce pas que, non seulement le Dieu est distrait, mais même
s’il se rend compte de leur misère, il ne peut rien faire pour eux, parce qu’il n’a pas la
capacité de les contrôler dès le début et qu’il ne peut que les laisser agir, inutilement et
désespérément, comme ces fragments d’âme dans «Fatigue I» ? Dans ce cas-là, où est
le salut des hommes et des êtres qui sont à la fois autonomes et incomplets, à la fois
créés et abandonnés ? En tout cas, chez Michaux, non seulement la création est
71
72
73
O.C.I, p. 266.
Ibid., p. 266, je souligne.
Ibid., p. 267.
240
maudite, mais elle comporte une rupture. Le Créateur et ses créatures, ou le Père et
ses enfants, ne peuvent jamais avoir une filiation normale. C’est pourquoi dans
«Portrait des Meidosems», texte où Michaux cristallise cette rupture, les «Meidosems»
ne peuvent rien faire pour leurs «enfants d’âme», ni même leur parler, et qu’ «il n’y a
guère d’enfants d’âme heureux»74.
Mais, ce qui est pour le moment important, c’est que, tout en intériorisant
cette rupture (parce que la même malédiction est donnée aussi à sa création, à savoir,
à son écriture), l’acte d’écrire chez Michaux vise plutôt à la guérir tant soit peu. Au
moins, un but principal de son activité artistique consisterait à réparer cette
séparation à la fois personnelle et ontologique. Mais pour cela, Michaux prend souvent
une stratégie paradoxale composée principalement de deux étapes. D’abord, il faut se
séparer du réel pour se réparer soi-même, car le réel lui impose l’unité et l’identité
fausses. En d’autres termes, ce qui est l’unité et l’intégralité pour les autres est la
scission ou la rupture pour lui. D’autre part, en vivant réellement de nombreuses
désagrégations ou rendant manifeste sa foule latente, il essaie d’exprimer d’une façon
multiple ces scissions propres à lui. Autrement dit, pour lui, inscrire ou transcrire ses
désagrégations fait déjà partie de ses efforts pour la réparation-réagrégation. Comme
on le dit souvent sur le travail de deuil, représenter ou exprimer ses blessures
mentales a un effet thérapeutique ou hygiénique. C’est pour cette raison que, surtout
dans ses œuvres picturales, les efforts pour la réagrégation ne se distinguent guère des
expressions des désagrégations (surtout dans le cas des aquarelles qu’il a faites lors de
l’accident dont sa femme fut la victime et dans le cas des «dessins de réagrégation»).
En tout cas, «le problème de la création» chez Michaux est d’autant plus
compliqué que celle-ci n’est jamais innocente. Mais il semble tout de même certain que
dans «Braakadbar», Michaux se décide à quitter définitivement le monde du Même et
à construire un univers où le devenir illimité domine, où toutes les distinctions réelles
«Immensité déserte. Château pareillement désert. Altier, mais désert. Et pendille son enfant
dans le vent, dans la pluie. / Pourquoi ? Parce qu’il ne pourrait le ramener chez lui, vivant. Du
moins il ne sait comment s’y prendre. Et pendille son enfant dans le vent et la pluie. Dans ce
dénuement il vit. Maigrement» (O.C.II, p. 202-203). La même thématique s’esquisse également
dans «Un tout petit cheval» (ibid., p. 564) et «La paternité des bossus» dans Au pays de la
Magie (O.C.II, p. 70).
74
241
sont abolies. D’autre part, il semble aussi certain qu’il refuse une création folle, à
savoir, une création qui découle de l’automatisme pur ou d’«un manque de sang-froid,
de domination personnelle»75. Certes, chez Michaux, la création est souvent précédée
de la désagrégation ou de la plongée dans les profondeurs. Mais la désagrégation n’est
pas suffisante pour se détacher du monde du Même, car la conscience normale
intériorise déjà irrévocablement le Même et les consciences partielles, ou les fragments
d’âme gardent encore beaucoup d’éléments du Même. La désagrégation sert sans
doute d’amorce pour «en sortir». Mais l’écriture, qui est à la fois la destruction et la
réagrégation, doit compléter le passage au monde de l’Autre, ou cette «opération
déplacement»76. Les entonnoirs dans «Braakadbar» qui connotent évidemment à la fois
les profondeurs et l’écriture symbolisent aussi, probablement, cette coopération de la
désagrégation et de la réagrégation chez Michaux. Dans son écriture, il faut toujours le
«maître du “non”»77 et celui-ci doit fonctionner dans tous les sens et dans toutes les
étapes.
Ainsi, comme l’indique Jean-Pierre Martin 78 , «Braakadbar» est constitué
certainement de brouillons, mais ils sont particulièrement rédigés pour préparer la
future écriture de surface. Il préfigure et prépare le passage du monde du Même à
celui de l’Autre. Il montre à la fois des qui-je-fus et des qui-je serai, à la fois leur
continuité et leur rupture. Cependant, n’oublions pas que l’annihilation n’annihile rien
d’une façon parfaite. Tout ce qui était sera transplanté ou disséminé sur le nouveau
On peut également constater la même attitude de Michaux vis-à-vis de l’automatisme dans
«Un peuple et un homme>. Dans ce texte publié en 1938, en esquissant le portrait d’un
écrivain qui est démuni de capacité d’inhibition et donc à la merci de l'automatisme, Michaux
insiste toujours sur la nécessité de l’esprit critique : «Il en [= de l’aventure physiologique]
sortait plus loque, plus inconscient, livré à plus d’automatisme, se jetant précipitamment et
irrésistiblement sur ses pinceaux, ses copies, ses ritournelles, filant en avant sans pouvoir s’en
défendre [...]. / On avait envie de lui dire : «Résistez, résistez donc à la “maladie d’exprimer”.»
Mais l’incontinence était là, il n’y pouvait rien. /Il n’avait pas la faculté de serrer, de stopper, de
commander. / Il n’était pas maître du “non” » (O.C.I, p. 549).
76 O.C.III, p. 604.
77 O.C.I, p. 549. Dans Poteaux d’angle, Michaux note aussi : «Attention ! Accomplir la fonction
de refus à l’étage voulu, sinon ; ah sinon... » (O.C.III, p. 1045). Mais d’autre part, dans «Mon
Roi», Michaux critiquera également son surmoi.
78 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 207. Bien que son estimation de «Braakadbar» soit plus
modeste que la nôtre, en rattachant «Braakadbar» à Un certain Plume, Martin suggère une
interprétation pas si éloignée de la nôtre, semble-t-il.
75
242
terrain, après être devenu autre, assez mince et assez superficiel. Et sa future surface
se peuplera de sa vraie famille.
243
9
L’union du spirituel et du scriptural
«Chaînes enchaînées»
A travers l’examen de «Braakadbar», nous avons constaté que Michaux se mit
à organiser une nouvelle écriture après la publication de Qui je fus. En quittant
définitivement le monde du Même, il cherche à se déployer dans un nouvel espace
linguistique où rien ne reste soi-même qu’en se rendant autre et où prédomine un
devenir illimité. Mais naturellement, le développement de son écriture n’est jamais
unilinéaire. Comme le montrent déjà les textes variés de Qui je fus, il déploie toujours
de multiples procédés et essaie d’exprimer la pluralité foncière de son être. Ainsi, dans
une série de poèmes publiés sous le titre de «Chaînes enchaînées»1, nous constatons à
la fois l’évolution de son écriture de surface et l’exploitation de nouveaux procédés. En
quelque sorte, avant ce livre de voyage composé d’une variétés de discours, ses
exercices de style débutaient. Cela dit, le premier poème qui devient «Chaînes
enchaînées» au sens propre annonce une nouvelle fusioin du fragmentaire et du
superficiel chez Michaux d’une part et de l’autre l’approfondissement de la quête de
ses propriétés. En d’autres termes, ce poème témoigne comment Michaux va unifier le
spirituel et le scriptural.
Dans la première partie de ce poème (qui sera supprimée lors de la publication
de Mes propriétés2 en 1929), Michaux semble encore hésiter entre la légèreté qu’il est
Il s’agit de cinq poèmes qui deviennent, respectivement, «Chaînes enchaînées»,
«Compagnons», «Eux», «En vérité», «Amours» dans Mes propriétés en 1929. Ils sont
probablement écrits avant son départ en Équateur et publiés dans La Nouvelle Revue
française, no.179, août, p. 198-203. Voir O.C.I, p. 1212-1213.
2 Voir O.C.I, p. 1212-1213.
1
244
sur le point d’acquérir et la profondeur qui le pousse à s’exprimer : il met curieusement
au premier plan le sentimental («solitude», «tristesse», «désespoir») et en même temps,
cherche à le balayer au moyen de l’écriture au style cursif ; on peut y trouver aussi un
chassé-croisé du superficiel et du profond («grotte» – «nez» – «face» – «fond» – «ride»)
ainsi que l’emploi des mots-gong auxquels Michaux recourera désormais souvent
(«dans» – «dedans» ; «fond» – «tréfonds» – «défont» – «refont») :
« Le solitaire est dans la grotte / la grotte est dans son nez / son nez est dans
sa face / et sa face est ouverte péniblement // Sa face est dans la tristesse / la
tristesse est dedans / dedans, dedans ; dedans le désespoir / et le désespoir
est dans son élément // Le désespoir est dans son fond / son fond, son
tréfonds, son grand fond / se défont, se refont, sont arides / et les rides s’y
rangent en grand nombre. [...]»3
Par contre, dans la seconde partie de ce poème, Michaux fait reculer
remarquablement l’intériorité ou le sentimental. Il efface ici presque toutes les
marques qui suggèrent la présence de l’être personnel ou social, ce qui fait du
sujet-parlant littéralement de pures voix. Autrement dit, le poète réalise ici une
transplantation totale de soi dans l’espace linguistique. En se détachant de l’identique,
collé à ses multiplicités anonymes et indéfinies, il devient une existence textuelle,
légère et polyphonique. Comme ce «caillou courant» qui «va sur la route concassant
concassé»4, parallèlement à la démolition du « préfabriqué linguistique»5, le poète va
réduire son être jusqu’à ce qu’il ne reste plus que «l’unité minimale d’un déterminant»6,
à savoir, «Une» :
Ne pesez pas plus qu’une flamme et tout ira bien,
Une flamme de zéphyr, une flamme venant d’un poumon chaud et
3
O.C.I, p. 516.
«caillou courant qui va sur la route concassant concassé / jusqu’au concassage au-delà duquel
il n’y a plus que matière à micrométrie» (O.C.I, p. 117).
5 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 281.
6 Ibid., p. 282.
4
245
ensanglanté,
Une flamme en un mot.
Ruine au visage aimable et reposé,
Ruine pour tout dire, ruine.
Ne pesez pas plus qu’une hune et tout ira bien.
Une hune dans le ciel, une hune de corsage.
Une et point d’avantage,
Une et féminine,
Une.7
Ainsi, comme le remarque Jean-Pierre Martin8, «tout le poème [...] est à la recherche
d’une diminution»9. Non seulement le poète prive ici ses lexiques de leur signifié
ordinaire et de leur référence. Mais il rompt ou dénature au maximum les rapports
que ces lexiques ont normalement avec d’autres lexiques (catégoriels, paradigmatiques
ou syntagmatiques). En quelque sorte, ils sont des mots déracinés. Le poète les
déterritorialise en les arrachant aux langues des autres, comme dans Au pays de la
magie, ce «Berger d’eau» dégage «une eau» de son lit10. Ces signifiants sont donc non
seulement vidés mais également sans famille. Ainsi, rien n’est à la fois aussi léger et
aussi solitaire que cette «hune dans le ciel», parce que c’est une «hune» sans navire,
sans mâts, sans gardes et sans mer. D’ailleurs, comme si elle était destinée à un
devenir illimité, elle se transforme aussitôt en «hune de corsage». Et après s’être réduit
à l’unicité et à la féminité («Une, féminine»), elle se dissout entièrement dans «Une»
final. Bien entendu, il est fort probable que cette transformation progressive est
dirigée non seulement par la correspondance phonique soutenue notamment par la
contre-assonance et l’alitération («une hune» : «une, féminine»), mais également tantôt
par la ressemblance des formes (hune : corsage), tantôt par l’association des idées très
7
O.C.I, p. 500.
Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 281-283.
Ibid.,p. 282.
10 Voir O.C.II, p. 72-73. Voir aussi Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 19-22.
8
9
246
partielle (une + corsage = féminine). Mais cela n’empêche qu’un enchaînement aussi
épuré est assez éloingé de l’enchaînement naturel dans l’onirisme, à plus forte raison,
de celui volontaire ou professionnel chez les écrivains traditionnels. De la même façon,
«une flamme» dit «en un mot» dans ce poème forme comme un hapax. Du moins, elle
est si concassée qu’elle ne peut plus trouver sa famille qu’à l’intérieur de ce poème. En
retour, libérée de substance ainsi que de forme, cette flamme peut s’emmêler avec
n’importe quelle matière («Une flamme de zéphyr, une flamme venant d’un poumon
chaud et ensanglanté»). Mais ici aussi le poète isole autant que possible ces mots en les
découpant des contextes culturels ou ordinaires («zéphyr» évoque peu ici son contexte
originaire mythique : «poumon» est ici comme un être animé autonome, du moins, le
reste du corps est entièrement estompé). En tout cas, c’est avec ces mots à la fois
évidés et déracinés que le poète ébauche un portrait mystique de soi qui est lui aussi
creux et absolument seul.
D’autre part, comme «Petit», ce poème nous fait songer à une conscience
extrêmement réduite mais jamais automatique. Elle est si ténue qu’elle n’est plus
capable de composer le monde du réel. Mais parce qu’elle garde ce rien essentiel, elle
ne laisse aller aucun mot de façon automatique. Notamment sur le plan phonique, ce
poème constitue un micro-univers dense et symphonique. «Ne pesez plus qu’une [...]»,
répété au début de chaque strophe prépare les avatars phonétiques et circulaires de
«une - ruine - hune - féminine – Une». Par l’intermédiare de «une, féminine», «une
flamme» se rejoint également à cette liaison cardinale à la fois phonique et sémantique.
Ainsi, phonétiquement parlant, loin d’être seul, cet «Une» final se lie étroitement à
d’autres mots. Il comporte potentiellement plusieurs aspects tels /non/, /flamme/,
/ruine/, /hune/, /féminine/. En un mot, cet «Une» est à la fois un Rien et un Multiple. Il
est l’ensemble de ces aspects et irréductible à aucun d’entre eux. Et cette fusion du
rien et du multiple apporte ici aussi la coexistence de l’asémantisme et du
polysémantisme11 : ce poème est caractérisé lui aussi par l’absence de sens fixe et par
le trop-plein de sens illimité.
11
Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 272. Voir aussi notre page 202.
247
Mandala
Or, Jean-Pierre Martin appelle ce poème une sorte de «mantra»12. Pour notre
part, nous l’appelons plutôt un mandala, bien que ces deux termes reviennent au
même (ou du moins ils ne sont que les deux aspects d’un même phénomène13). Un
mandala de rien, un mandala personnel mais extrêmement dépouillé d’éléments du
Même. Il révèle un univers propre de soi, à la fois singulier et multiple avec sa
structure potentielle. Dans ce mandala, tout retourne à «Une» final. Mais tous les
autres éléments, en correspondant les uns aux autres, ont leur univers qui est
également à la fois un rien et un multiple, comme ces bouddhas qui entourent le
Bouddha central14. Ainsi, une nouvelle voie de l’écriture se dessine avec ce «Chaînes
enchaînées», (surtout dans sa version de Mes propriétés). C’est s’exprimer soi-même
comme mandala. En se rétrécissant de plus en plus, en concassant à la fois les mots et
soi-même, le poète réécrira sans cesse son mandala15 tout le long de sa vie.
D’autre part, il est également vrai que ce déterminant final («Une») est
l’emblème d’une communion à la fois spirituelle et scripturale. Toutefois, n’oublions
pas que cette communion n’est que le fruit amer que l’on peut atteindre à travers le
délaissement qui transforme le sujet en «Ruine». L’oxymoron implicite de «Ruine au
visage aimable et reposé», ainsi que celui dans «Repos dans le malheur»16 témoignera
de l’ambivalence de cet état suprême. C’est avec la force provenant de la détresse que
le poète arrive enfin à déchaîner les enchaînements à la fois naturels et culturels des
Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 282.
Dans «Dans la nuit», par exemple, où le système «une-féminine» se transforme en le
système «nuit-uni», c’est plutôt le côté mantra qui est mis au premier plan, bien que le côté
mandala qui suggère la structure rien-multiple se retrouve également : «Dans la nuit / Dans la
nuit / Je me suis uni à la nuit / A la nuit sans limites / A la nuit// [...] // Nuit / Nuit de naissance /
Qui m’emplit de mon cri / De mes épis. / Toi qui m’envahis / Qui fais houle houle / Qui fait houle
tout autour / Et fume, es fort dense / Et mugis / Es la nuit [...]» (O.C.I, p. 600).
14 D’autre part, on peut indiquer également dans ce poème une sorte de théologie négative
dans la mesure où ici, rien de suprême n’est directement désigné et où le destinataire ainsi que
le sujet-parlant reste en somme anonyme.
15 Michaux écrira dans «The Thin Man» : «Celui qui est né dans la nuit / souvent refera son
Mandala» (O.C.III, p. 724).
16 O.C.I, p. 596.
12
13
248
mots qui le lient également au terrestre. C’est à travers cette force paradoxalement
produite d’une extrême faiblesse, qu’il crée de nouveaux enchaînements. Certes,
comme nous l’avons répété, l’effet incorporel est autre chose que la cause corporelle.
C’est ce que suggère sans doute le premier vers de ce poème («Ne pesez plus qu’une
flamme, tout ira bien»17). Mais il est aussi vrai que sans une cause particulière, un
effet exceptionnel ne peut se produire.
«Compagnons»
Dans les poèmes suivants intitulés «Compagnons» et «Eux», en partant
probablement de la même situation morale et physique, le poète ébauche d’autres
aventures d’écriture. Comme dans la première partie de «Chaînes enchaînées»,
Michaux compose la plupart de «Compagnons» avec une série de discours cursifs. Mais
ici, il n’est plus question de sentiments ni de profondeur. Comme si l’effacement de
l’épaisseur était sa seule préoccupation («Ah ! écrire, écrire sans jamais rien
accrocher...»18), le poète laisse déraper des signifiants superficiels suivant leurs pentes
plutôt naturelles (soit au niveau sémantique soit au niveau phonétique). En effet, à la
différence de l’enchaînement à la fois épuré et tendu du poème précédent, les discours
avancent ici comme si tout était préalablement sur les rails du langage. Certes,
l’écriture sans profondeur décèle ici non seulement les coutumes du langage, mais
également ceux de l’inconscient. Du moins, ce dérapage linguistique va coudre la série
des clichés linguistiques et celle des clichés oniriques. On dirait que le poète souligne
ici que la pensée est déjà emplie de clichés, qu’elle soit consciente ou inconsciente. En
tout cas, ces discours sont non seulement superficiels mais étrangement nivelés :
«Et la vigueur de l’homme est dans les bras, / Et les bras du nageur sont
dans le fleuve, / Et le fleuve boit, et le nageur boit et le noyé a beaucoup bu. /
[...] il est mort, et mort pour quelque temps ... (coutume ! coutume !) / [...] /
17
O.C.I, p. 500.
249
Femmes aux cheveux blonds qui depuis si longtemps fûtes mes compagnons
de rêves, de nuages et de secousse, / Arbres dans les vallées et vallées à
l’automne, / Fleurs avec vos pétales et avec vos sépales [...]»19
L’avènement des fantômes
Au bout de ce nivellement linguistique, à la lisière de cette vraie ruine des
mots, le poète évoque ses «fantômes» en tant que ses «compagnons».
Compagnons, tous mes compagnons, fantômes aux corps de verre.
Fantômes tremblants parcourus de coliques,
C’est vous qui êtes mes hommes, c’est Vous.20
Remarquons que tout en gardant le même rythme, dans ces derniers vers, le poète
donne à ses fantômes une qualité tout à fait autre. Certes, ces «fantômes» se privent
eux aussi d’épaisseur. Ils sont évidemment creux et dépourvus de substance. Mais à la
différence des autres signifiants dans les vers qui précèdent, ils intériorisent la
duplicité ; ils sont à la fois corporels et incorporels ou ils sont à la fois des mots et des
corps («fantômes aux corps de verre») ; tout en manquant d’épaisseur, ils sont
parcourus du profond («Fantômes tremblants parcourus de coliques»21). En d’autres
termes, le superficiel répond ici au profond, ou plutôt ils s’emmêlent. En tout cas, cette
duplicité des fantômes s’oppose à la superficialité simple des clichés.
D’autre part, remarquons aussi l’indifférence du poète à l’humain qui
prédomine la plupart de ce poème et son affection à l’inhumain dans les derniers vers.
Comme si pour Michaux, la tâche du poète consiste toujours à cristalliser l’inhumain
en homme, il appelle ces fantômes monstrueux «mes hommes» et les oppose aux faux
18
19
20
21
Ibid., p. 500.
O.C.I, p. 500-501.
O.C.I, p. 501, je souligne.
O.C.I, p. 501, je souligne.
250
«compagnons», c’est-à-dire, «Femmes aux cheveux blonds» en appelant celles-ci
«compagnons de rêves, de nuages [...]»). Alors qu’il prive les femmes de la forme ainsi
que de la substance («de rêves», «de nuages»), il procure à ses fantômes non seulement
le corps mais une sorte de réalité. Cette opposition étrange entre son fantasme et les
femmes se retrouve pourtant à plusieurs reprises dans ses textes utlérieurs.
«Eux»
Or, ce n’est pas la première fois que ses propres «fantômes» apparaissent dans
son texte. Déjà, dans le deuxième fragment de «Tels des conseils d’hygiène à l’âme»,
Michaux mentionne son personnage fantomatique sur «une toile»22 . Et comme le
suggère ce texte, on peut considérer que ces fantômes font partie de son «âme» ou du
moins qu’ils découlent de l’activité automatique de ses âmes dissociées. En d’autres
termes, il s’agit ici aussi de la désagrégation mentale. D’ailleurs, cela n’est pas en
contradiction avec l’état du poète suggéré dans le premier poème. Là où il y a le
rétrécissement du champ de la conscience, maladif ou pas, il y a toujours l’activation
de l’automatisme des consciences partielles. Autrement dit, la réduction suprême de la
conscience dans «Chaînes enchaînées» et l’apparition des fantômes dans ce texte sont
en un sens complémentaires. Or, dans «Recherche dans la poésie contemporaine»,
Michaux parle du rapport de l’écriture et de ce qu’il appelle «maniement de l’âme»23, à
savoir, l’exploration du «monde intérieur» à travers sa propre désagrégation. Selon lui,
«aidés par les études actuelles sur la psychopathologie, [...] des poètes ont essayé de [...]
connaître de l’intérieur» des phénomènes psychopathologiques tels «états seconds,
dépersonnalisation, pseudo-hallucination ou hallucination proprement dite, troubles
infinis de la synesthésie» et dans ce cas, la poésie se fait «l’œil» ou «le témoin de cette
«Il y a des jours où je vois tout aplati comme sur une toile, et à distance, et qu’on me dise
alors “viens”, d’abord un personnage d’une toile parle-t-il, et puis, attendez, attendez, donc,
mon âme est en quenouille autour de ma colonne vertébrale, et se dérouler ne peut se faire
d’un coup» (O.C.I, p. 92).
23 O.C.I, p. 978.
22
251
recherche» 24 . Cela posé, ces poèmes (surtout, «Chaînes enchaînées» et «Eux») ne
témoignent-ils pas de l’approfondissement de ce «maniement de l’âme» chez Michaux ?
En tout cas, il est évident qu’il inaugurait déjà, avant son départ en Équateur, les
relations avec ses «larves et fantômes fidèles»25 et il est en un sens tout à fait naturel
qu’il les appelle «mes hommes», parce qu’ils ne sont pas autre chose que des fragments
de son âme.
Cependant, comme nous l’avons répété, ces fragments sont à la fois les siens et
des existences autonomes. Ainsi, dans le poème suivant intitulé «Eux», les relations
entre ces fantômes et le sujet deviennent plus embrouillées :
Ils ne sont pas venus pour rire ni pour pleurer,
Ils ne sont venus d’abord plus loin que le rivage,
Ils ne sont venus ni à deux ni à trois,
Ils ne sont pas venus comme on l’avait dit,
Ils sont venus sans protection, sans réflexion et sans chagrin,
Ils sont venus sans supplier, ni commander,
Ils sont venus sans demander pardon, sans parents et sans vivres,
Et jusqu’à cette heure, ils n’ont pas encore travaillé.
Bien, bien, bien, c’est ainsi qu’on sera maté par plus abandonné que soi,
On sera vaincu et couché nu sur les lits préparés par les vainqueurs,
On avalera sa honte dans le plaisir ou dans la souffrance,
Et beaucoup salueront la révélation en grinçant des dents [...].26
Remarquons ici que «l’œil» du poète devine chez «Eux» le même caractère que des
morceaux d’homme, à savoir, l’insensibilité. «Ils» sont étrangers au «rire» comme au
«pleurer». Ils ne témoignent même pas de «chagrin». On pourrait imaginer que comme
dans le rêve, leur émotion est la froideur pour l’homme. Ils ne s’apercevront même pas
Ibid., p. 978. On peut constater que Michaux parle du presque même thème également dans
«L’Avenir de la poésie». Voir O.C.I, p. 969-970.
25 Ibid., p. 177. Voir aussi ibid., p. 155 et 156.
26 O.C.I, p. 501.
24
252
de «la honte», ni du «plaisir» ni de «la souffrance», parce que les émotions humaines
sont trop grandes ou trop compliquées pour ces morceaux d’homme. De la même façon,
ils sont tout aussi indifférents aux affaires sociales qu’aux relations familiales. Ils vont
toujours leur chemin et sur ce chemin, il n’existe pas de «parents», ni de «vivres», ni de
«pardon».
D’autre
part,
le
poète
inverse
ici
entièrement
des
relations
«domination-subordination»27 entre le sujet et ses fantômes. Les opprimés dans la vie
normale deviennent maintenant des «vainqueurs». Loin d’être leur Démiurge ou leur
Roi, le sujet en est réduit ici à leur «vaincu». Au lieu de regarder ses hommes agir de
haut, l’observateur impuissant est cloué au lit, tout affaibli et tout abandonné. Il est
maintenant à la fois leur foyer et leur cible. Il est devenu leur centre absent. Certes, la
dissolution signifie également «la révélation». A travers ses propres détresse et
désagrégation, le poète libère celui qui est «plus abandonné que soi». Mais ils ne l’en
remercieront pas.
De toute façon, c’est le changement de la position du sujet qui est le plus grand
événement dans ce poème. En s’abaissant extrêmement, il se couche plus bas que
l’inhumain. En d’autres termes, ce qui a commencé ici, c’est son pèlerinage en Enfer. Il
se mit à explorer l’Espace aux ombres.
Cependant, cela ne signifie pas forcément que le poète se résigne à rester un
observateur passif. Au contraire, il s’est décidé à faire de ces fantômes sa vraie famille,
et à construire avec eux son terrain28. Non seulement il est voyageur malheureux mais
également cultivateur. Construire la surface en enfer, ce sera sa nouvelle tâche.
D’ailleurs, dans la Divine Comédie chez Michaux, le vainqueur et le vaincu
échangent leurs rôles immédiatement. Il arrive ainsi que le vaincu d’hier est le
bourreau de demain. Ainsi, on le sait, quelques semaines plus tard, sur le Boskoop qui
27
O.C.II, p. 522. Marianne Béguelin a déjà utilisé cette expression comme thème central de sa
monographie. Mais nous utilisons ici ces termes dans le contexte jacksoniste et sans nous
référer particulièrement au travail de Béguelin (Voir Marianne Béguelin, Henri Michaux :
esclave et démiurge. Essai sur la loi de domination-subordination, Lausanne, L'Age d'Homme,
1974).
28 Voir O.C.I, p. 468-469.
253
traverse l’Atlantique, il écrit : «écrire : tuer quoi»29. Mais déjà dans «En vérité», texte
publié en même temps qu’«Eux», il suggère le rapport essentiel entre l’écriture et la
mort en écrivant : «En vérité, quand je dis : “Grand et fort, / “Ainsi va le mort. / “Quel
est le vivant / “Qui en ferait autant ?” / Le mort, c’est moi»30. Et quelques lignes après,
il précise plus son rôle du bourreau : «C’est moi le bon poignard qui fait deux partout
où il passe.»31 Remarquons que malgré son style elliptique ou abrupt, une logique ou
un mouvement dynamique se trouve dans ces quatres poèmes que nous avons vus :
Moi, battu et ruiné dans le monde réel suis vaincu aussi par mes fantômes. Mais une
fois mort, une fois tombé en Enfer, j’ai acquis un poignard qui tue tout ce qui n’est pas
essentiel. Autrement dit, ce poème apparemment trivial («En vérité») préfigure cet
«Alphabet»32, un des plus beaux poèmes de Michaux. Cela dit, il va sans dire que son
poignard est mis d’abord à tout ce qui est impropre («le vivant»), et même ses parents
n’y échapperaient pas («“Ne mettez pas parents dans votre jeu, / “Il n’y a pas de place
pour eux [...]»33). Accepeter des fantômes comme sa vraie famille signifie naturellement
refuser les relations familiales réelles parce qu’elles sont aussi impropres pour le poète.
Écrire complète cette inversion de l’impropre et du propre. C’est à la fois se tuer
soi-même en tant qu’être impropre et abandonner toutes les relations impropres. Mais,
même pour ses fantômes, son poignard ne les épargnera pas et en éliminera tout ce
qu’il
y
a
d’impropre.
En
somme,
ce
que
ces
poèmes
annoncent,
c’est
l’approfondissement de ses idées sur la propreté et sur l’essence de l’écriture. Mes
propriétés n’aurait pas été écrit sans cette interrogation sur l’être et l’écriture.
«Amours»
29
30
31
O.C.I, p. 144.
O.C.I, p. 502.
O.C.I, p. 502.
«Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la
dernière fois les êtres, profondément. / Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui
n’était pas essentiel disparut. [...]» (O.C.I, p. 785).
33 O.C.I, p. 502.
32
254
Au premier abord, le dernier poème de la série «Chaînes enchaînées» intitulé
«Amours» n’a aucun rapport avec ce que nous avons écrit jusqu’ici. Comme le suggère
le titre, le poète touche ici à ses deux amours, l’un, entièrement fini, l’autre, en train de
finir. Deux micro-poèmes internes, d’une nature tout à fait différente (l’un est
essentiellement écrit en proses sous la forme de vers libres, l’autre, principalement en
poèmes en espéranto lyrique) correspondent respectivement à ces deux amours, ancien
et nouveau, en faisant ressortir en même temps la différence de deux relations
(«toi-moi» et «moi-elle>). D’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, le poète suggère
l’impropreté du moi dans ses relations avec les femmes, semble-t-il. En effet,
précise-t-il, pour sa première amie qu’il appelait d’abord «Jeanne»34, «Henri Michaux
est devenu un nom propre peut-être semblable en tout point à ceux-là qu’on voit dans
les faits divers accompagnés de la mention d’âge et de profession»35. En d’autres
termes, son moi regardé à travers les yeux de son ancienne amie n’est plus que de
simples signes, tout à fait plats et insignifiants, en un mot, «zéro»36. Par contre, le
deuxième amour qui est en cours n’aplatit pas encore le poète. Mais en retour, il le
prive de son moi en le faisant participer à «un nouveau nous». Autrement dit, pour lui
aussi, l’amour signifie l’abandon du moi, bon gré mal gré («Cependant, je me suis
abandonné à un nouveau “nous”»37). Mais ce qui n’est pas normal, c’est que le poète
commence subitement un jeu de mots phoniques avec le surnom de sa nouvelle amie
«Banjo». Ou plutôt, comme s’il regrettait la séparation imminente avec elle, il joue de
son surnom en le faisant conjuguer :
Demain ne l’aurai plus, mon amie Banjo
Banjo,
Banjo,
Bibolabange la bange aussi,
Bilabonne plus douce encore,
34
35
36
37
Voir ibid., p. 1214.
O.C.I, p. 503.
O.C.I, p. 504.
O.C.I, p. 504.
255
Banjo,
Banjo,
Banjo restée toute seule, banjelette,
Ma Banjeby,
Si aimante, Banjo, si douce
Ai perdu ta gorge menue,
Menue,
Et ton ineffable proximité.38
Remarquons que même dans ces beaux chants en espéranto, le problème du moi
subsiste (ou s’inscrit). Deux fois, le poète enlève le pronom personnel qui indique
lui-même : «je» («Demain ne l’aurai plus, mon amie Banjo» : «Ai perdu ta gorge
menue»39). Cela suggère-t-il la disparition du moi dans l’amour ? Ou bien, tout au
contraire, cela annonce-t-il qu’à partir du lendemain, ce «moi» qu’elle connaissait ne
sera plus ? En tout cas, comme le symbole de l’union de lui et de «By» , son «je» est
fondu dans «Banjo», «Banjelette», «Banjeby»40. Pour ainsi dire, il dissémine son «je»
dans le surnom de son aimée, en en déployant des plis latents. Mais même cela n’est
qu’un événement instantané, comme toujours : juste après ce chant, le poète déclare
son départ en Équateur et son nouveau «nous», en transformant le rapport entre «je»
et «By» en celui «je-billet» 41 , comme s’il insinuait aussi l’impropreté du voyage
imminent.
Cela dit, entre ces deux états d’amour qui correspondent aux deux états plutôt
impropres de soi (l’un ; le moi en tant que signe insignifiant, à savoir «zéro» : l’autre,
l’abandon de moi ou sa dilatation sans frontière, un autre zéro), Michaux intercale un
autre portrait de lui-même. Bien que son style soit toujours elliptique, il semble
O.C.I, p. 504.
O.C.I, p. 504.
40 O.C.I, p. 504, je souligne. La dissémination de «je» se trouve aussi dans «Bibolabange la
bange» ou «ta gorge».
38
39
«J’ai un billet à la main [...] / Il n’y a qu’à suivre ce billet et l’on va en Équateur. / Et demain,
billet et moi, nous nous en allons. / Nous partons pour cette ville de Quito, au nom de couteau»
(O.C.I, p. 504, je souligne).
41
256
certain que ce «je» est le plus proche de son moi propre :
«Moi, j’ai toujours mon regard fixe et fou ; / Cherchant je ne sais quoi de
personnel / Je ne sais quoi à m’adjoindre dans cette infinie matière invisible
et compacte, / Qui fait l’intervalle entre les corps de la matière appelée
telle.»42
En effet, on constatera que ce passage fait l’écho avec le premier fragment de «Tels des
conseils d’hygiène à l’âme»43 bien que de manière implicite : comme ce «jeune cristal
octodécaèdre» qui cherche à se nourrir «octodécaèdriquement», ce «je» vise à s’agrandir
tant soit peu en assimilant on ne sait quoi «de personnel». De même que ce petit
«cristal» cherche à «se solidifier» en rassemblant «tout ce qui dans ses alentours
aqueux n’est point définitivement tourné en liquide»44, de même, ce «je» s’évertue à
trouver ce qui est proprement sien dans une « infinie matière invisible et compacte, /
Qui fait l’intervalle entre les corps de la matière appelée telle.»45 Certes, le poète
précise mieux ici que c’est l’incorporel qu’il cherche et que c’est surtout entre les lignes
des choses qu’il le cherche. Mais cela n’empêche que dans l’un et l’autre cas, il s’agit
des efforts d’une réagrégation propre et notamment, des efforts pour faire croître un
rien essentiel en y adjoignant d’autres riens essentiels46. La preuve en est qu’au début
d’«Homme de lettres», texte publié un mois plus tard, Michaux précise l’enjeu de son
écriture en définissant l’écrivain : «Seul, / Être à soi-même son pain»47 . Et dans
Ecuador, il appelle son fantôme : «un de ces riens»48. Autrement dit, il considère ses
fantômes comme ses propres pains pour se nourrir d’une manière essentielle.
D’autre part, à la fin de ce texte, Michaux suggère une autre relation affective
42
43
44
45
O.C.I, p. 504.
O.C.I, p. 91.
O.C.I, p. 91.
O.C.I, p. 504.
On constatera que dans «L’étoile en bois», Michaux a déjà esquissé cet effort pour s’agrandir
ou pour l’élargissement de son terrain. Ces étoiles en bois sont à la fois l’archétype de «Villes
mouvantes» et celui de «Mes propriétés» et «les Martiens» peuvent être considérés comme
ancêtres de «famille de travailleurs». Voir O.C.I, p. 88-89.
47 Ibid., p. 506.
48 Ibid., p. 155.
46
257
avec «les copains de génie» (Ruysbroek et Lautréamont). Et il serait incontestable
aussi que ceux-ci représentent la manière d’exister propre pour ce poète. Surtout,
Lautréamont qui ne se prenait pas «pour trois fois zéro» s’oppose à moi dans ses
relations avec les femmes. En d’autres termes, Michaux met dans ce poème deux
relations affectives, l’une impropre, l’autre propre, qui se croisent l’une et l’autre. D’un
côté, il y a des relations avec les femmes réelles, qui sont en somme de faux
«compagnons». De l’autre, il y a le moi qui veut à la fois se réduire au minimum et
s’agrandir en se nourrissant des riens propres. Et au dessus de sa tête, il y a toujours
les copains de génies en tant qu’exemples de la manière de vivre propre.
En tout cas, mélangeant plusieurs niveaux (manières) de discours et à travers
des relations plurielles avec autrui, le poète dessine ici un portrait de lui ayant des
aspects multiples, voire hétérogènes. Cela nous fait songer au procedé du collage dans
l’art moderne. Mais ce qui est important ici, ce n’est pas seulement la fragmentation
ou l’éparpillement des représentations de «je», parce qu’à travers cette écriture
hétéroclite, changeante ou fluctuante, le poète extrait et cristallise aussi ce que
Minkowski appelle le cycle de l’élan personnel, ou du moins, son «continuum»49 avec
«l’écoulement du temps»50. Autrement dit, avant Ecuador, il réalise «une écriture de soi
sismographique»
51
, bien que partiellement. D’autre part, Michaux éparpille
exceptionnellement ici des éléments apparemment biographiques. Mais en y insérant
simultanément un portrait pré-personnel de moi, non seulement il les relativise, mais
en quelque sorte il supprime des plis intérieurs formés par le Temps et le monde réel.
Tout en incrustant du biographique dans son texte, il cherche en fait à dérider son être
ou à déplisser sa vie. Bref, s’il écrit, c’est toujours pour rendre autre lui-même et le réel
et pour rendre manifeste le devenir.
«Or en ce temps je garde un autre désir, un par-dessus tous les autres. Je voulais un
continuum. Un continuum comme un murmure, qui ne finit pas [...]» (O.C.III, p. 546).
50 «[...] j’eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie, donner à voir la phrase
intérieure, [...], corde qui indéfiniment se déroule sinueuse, et dans l’intime, accompagnant tout
ce qui se présente du dehors comme du dedans. / Je voulais dessiner la conscience d’exister et
l’écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls [...]» (O.C.II, p. 371).
51 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 321. D’autre part, «Amours» semble préfigurer déjà ces
«morceaux d’un patchwork générique [...] réunis par une figure égocentrique» (ibid., p. 306).
Autrement dit, comme Ecuador, «Amours» présente l’alliance paradoxale du discontinu et du
continu (ibid., p.306).
49
258
Or, nous avons écrit un peu prématurément que pour Michaux, les relations
avec les femmes sont plutôt impropres. Mais comme il se doit, on aura tort de croire
qu’il ne voit que l’impropre dans l’amour. En effet, remarquons que ces deux amies
partagent des natures complémentaires à celles du poète d’une part et de l’ autre, des
caractères communs au siens. D’abord, leur nature angélique ; «Toi» (= Jeanne) as un
«doux regard d’hôpital» 52 et «Banjo», «des yeux de lampe très douce»53. Non seulement
leur regard fait contraste avec celui du «je» qui est toujours «fixe et fou»54, mais par
leur angélicité, elles s’approchent des «dieux» et des «archanges» 55 . D’autre part,
comme «Moi», «Jeanne» et «Banjo» sont des femmes qui se cherchent, voire sans
compromis. «Jeanne» ne sait «où atteindre» et elle a «fait toujours leur procès aux
écrivains»56. Elle est essentiellement solitaire comme «Moi» («n’es-tu pas pareillement
à cette heure entre quatre murs et songeant?»57). Quant à «Banjo», son «sort» est
«assez pareil au tien dans son début et son cheminement»58. En un sens, le poète aime
toujours le même type de femmes. Ainsi, ce poème ne comporte pas seulement des
poèmes d’amour, mais il esquisse une famille spirituelle, ou une romance familiale du
poète, comme s’il cherchait lui aussi les rapports essentiels avec autrui qui sont
enfouis ou estompés trop souvent par ceux impropres.
Ainsi, dans les poèmes «Chaînes enchaînées», nous avons constaté les efforts
du poète pour le retour à un rien essentiel : en poussant sa propension naturelle au
rétrécissement et à la désagrégation, en se dépouillant des éléments impropres en lui,
le poète cherche à atteindre son rien minimum. Mais simultanément à cela, le
mouvement inverse commence. Ce sont des efforts pour nourrir ce rien ou pour le
déployer, parce que pour Michaux, ce rien est également multiple et infini.
52
53
54
55
56
57
58
O.C.I, p. 503.
Ibid., p. 504.
Ibid., p. 503.
Ibid., p. 504.
Ibid., p. 503.
Ibid., p. 503.
Ibid., p. 504.
259
10
Ecuador ou les épreuves du corps
Le voyage propre et le voyage impropre
260
A travers l’examen des poèmes publiés sous le titre de «Chaînes enchaînées»,
nous avons constaté un double effort du poète : d’une part, à travers ses propres
expériences de la désagrégation, il explore à la fois son minimum essentiel et sa propre
nourriture, dépouillés des éléments impropres ; de l’autre, en recourant à l’écriture et
en défaisant surtout le Même, le poète essaie de cristalliser son minimum et de
déployer ses multiplicités virtuelles. En tout cas, on peut situer au centre de son
activité littéraire le double mouvement de désagrégation et de réagrégation. Certes,
chez ce poète, ces deux aspects se distinguent difficilement dans la plupart des cas :
d’une part, inscrire ou transcrire la désagrégation constitue déjà une étape de la
réagrégation, de l’autre, la réagrégation créative est elle aussi à l’opposé de l’unité
réelle des choses, du moins, elle doit être l’effet incorporel qui transcende le Même et
les causes corporelles. Mais cela n’empêche pas qu’il tente toujours de défaire les
enchaînements préfabriqués, externes ou déjà intériorisés, et de créer de nouveaux
enchaînements avec des mots déracinés.
Quoi qu’il en soit, cette quête de minimum essentiel a déjà commencé avant
son voyage réel et cela explique la déception prématurée du je, narrateur-héros
d’Ecuador, vis-à-vis de ce voyage. Comme on le sait, dès le début de son journal, il se
montre presque désabusé de son grand périple. On dirait que le voyage est déjà fini
pour ce narrateur avant même qu’il ne voie le jour. Du moins, son «maniement de
l’âme» uni à l’exploration des surfaces est déjà si approfondi qu’il ne peut s’empêcher
de s’interroger à nouveau sur le sens de ce voyage qui le force au retour au réel et au
Même1 :
Voilà deux ans qu’il a commencé, ce voyage. On m’avait dit : «Je
t’emmènerai.» Deux ans, une sorte de constipation et maintenant, c’est pour
mardi matin. Je suis soumis toute la journée à une sorte de projection à
distance. On cherche mon regard. Quel effort il me faut pour revenir à moi,
et combien «impur» ce retour, comme quand on cède à une image de sexe
A ce sujet, voir aussi Catherine Mayaux, «Michaux, l’anti-exode en Ecuador» in Henri
Michaux, plis et cris du lyrisme, L’Harmattan, 1997, p. 205-219 (surtout p. 211-213 et p.
218-219.
1
261
dans la prière.2
Certes, il est sans doute vrai que le voyage délivre l’homme de son quotidien et qu’il lui
donne l’occasion de se retrouver autrement. Le voyageur obtient des points de vue
différents et cela lui permet de relativiser son monde étroit. Mais il n’en reste pas
moins que le voyage a ses propres pièges. Surtout pour Michaux, il est à l’opposé
même de son idéal. Loin de le soustraire à l’attention au réel, le voyage le force plutôt à
celle-ci. Au lieu de le ramener à soi-même, il le détourne souvent de l’exploration du
minimum essentiel. Certes, il se peut qu’il libère l’homme momentanément du monde
du Même ordinaire. Mais dans la plupart des cas, il y substitue le monde du Même
exotique. En ce sens, le voyage n’est qu’un palliatif et c’est probablement ce palliatif
que le narrateur d’Ecuador refuse d’accepter dès le début. Du moins, il ne veut jamais
échanger son voyage propre contre un voyage réel, aussi spectaculaire qu’il soit. Ainsi,
dans le deuxième paragraphe d’Ecuador, il précise déjà : «Je n’ai écrit que ce peu qui
précède et déjà je tue ce voyage. Je le croyais si grand. Non, il fera des pages, c’est
tout.»3 Et loin d’être une pose transitoire, cette attitude qui lui est fondamentale ne
changera jamais4.
Or, dans un texte originel publié dans La Nouvelle Revue française, la
dernière phrase de ce paragraphe était plus scandaleuse : « Non, il fera des pages, c’est
tout, son urine quotidienne.»5 Ainsi, non seulement ce narrateur boude ce voyage, mais
il le ramène à une série de phénomènes physiologiques («constipation» ; «sexe» ;
«urine»). Et en même temps, il situe ses «pages» à l’opposé de l’ incorporel dans la
2
3
O.C.I, p. 141.
Ibid., p. 141.
En effet, il exprimera au cours de son voyage le même mécontentement auprès du voyage
réel : «Mais où est-il donc, ce voyage ?» (ibid., p. 144) ; «Aucune contrée ne me plaît : voilà le
voyageur que je suis» (ibid., p. 158) ; «Je ne suis plus à Quito, je suis dans la lecture» (ibid., p.
159). Et après huit mois de voyage, il écrira toujours, en indiquant implicitement le dialogue
avec ses fantômes qu’il a déjà esquissé ailleurs :«Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage
est une gaffe. / Le voyage ne rend pas tant large que mondain, “au courant”, gobeur de
l’intéressant côté, primé, avec le stupide air de faire partie d’un jury de prix de beauté. / [...] /
On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie
de mur» (ibid., p. 204)
5 Voir O.C.I, p. 1090. Voir aussi Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 330-332.
4
262
mesure où elles restent corporelles et liées à la causalité et au Même. Son journal
serait donc aussi «impur» que le retour au réel. Ce serait une autre manière de chuter
dans le charnel (de là, «urine quotidienne»). Autrement dit, ce narrateur est très
attentif au double piège de son voyage. Non seulement celui-ci va à l’encontre du
voyage propre, mais tenir un journal s’oppose essentiellement à l’écriture de surface ou
de devenir illimité qu’il était en train d’approfondir. Certes, il est sans doute vrai qu’il
«ne sait ni voyager ni tenir un journal»6, mais ce nouveau venu au milieu littéraire
français était déjà maître de l’anti-littérature. Il était très conscient des pièges que
comporte l’écriture sur le voyage. De là, sa double lutte contre le voyage réel et le livre
de voyage en tant que genre littéraire. Du moins, ce n’est pas seulement l’opposition
ordinaire entre l’introspection et l’action qui est à la base de cet anti-livre de voyage.
Celui-ci comporte implicitement l’antagonisme du Même et de l’Autre ainsi que le
conflit du propre et de l’impropre7. Et son écriture avancera sur les frontières de ces
deux camps comme une sorte de funambule.
Le discontinu et le continu
Ainsi que l’écrit Jean-Pierre Martin 8 , Michaux introduit une variété de
discontinu dans ce livre de voyage : d’une part, il morcelle ses discours et met
soigneusement l’ellipse, la réticence et le silence, à l’intérieur de chaque fragment ; de
l’autre, il mélange de multiples genres de discours (essais, poésies, contes) avec des
6
O.C.I, p. 139.
Dans un texte ajouté au Journal au sens étroit, Michaux souligne à nouveau cette opposition
entre le propre et l’impropre en comparant les voyageurs et les philosophes : « Il est superflu de
constater combien les voyageurs, quand ils écrivent, sont dépourvus de grandeur [...] et
combien celle-ci est courante chez les philosophes, qui connaissent si peu la terre. On en trouve
parmi eux qui, tellement pris de cette passion de la répétition, ont fini par ne plus voir que
l’être en chaque être [...]. Sa femme, un chien, un hibou, un saule : être, être, être. Il voit leur
différence, mais l’être répété l’enivre par-dessus toute différence» (O.C.I, p. 241). Certes, on ne
peut identifier cette attitude transcendentale des philosophes à celle de Michaux. Mais il reste
que Michaux considère toujours le voyage plutôt comme impropre. Celui-ci multiplie des
connaissances sans pourtant les approfondir vraiment. Pour atteindre une maturité propre, il
faudrait des efforts de tout autre genre.
8 Jean-Pierre Martin, op. cit., p.306.
7
263
styles variés. Il s’ensuit qu’Ecuador devient comme un «patchwork générique»9 ou
comme un recueil de textes hétéroclites plutôt qu’un journal de voyage traditionnel.
Cependant, comme nous l’avons montré dans l’analyse d’«Amours», cette
poétique du discontinu lui permet paradoxalement d’exprimer le continu en lui, son
rythme vital de l’acceptation et du refus, ainsi que l’allure en zigzag des pensées
originelles : tantôt il s’ouvre au monde et même s’y assimile (ses phases syntones),
tantôt il s’enferme entièrement et se met non seulement en dehors du monde mais en
dehors du texte (ses phases schizoïdes) ; comme «un oiseau sautant ici, puis là, sans
ordre apparent», ses pensées (ainsi que son imagination et ses sentiments) se
déplacent d’une manière libre et incessante.
De la même façon, il fait retentir ses multiples voix en éparpillant ses
moments vécus qui tantôt transcendent tantôt croisent le temps extérieur ou objectif.
Et cette fusion du discontinu et du continu, du multiple et du cohérent constitue ici
aussi une sorte de mandala. En effet, ce livre est un univers composé de micro-univers
et le sujet est l’ensemble de ces micro-univers et en même temps chacun d’eux. Certes
ce journal comporte beaucoup d’éléments impropres. Mais en retour, il montre des
aspects plus variés et plus hétérogènes du sujet : il réunit ses multiples qui-je-fus et
en quelque sorte les renouvelle, parce que le poète leur donne ici non seulement leurs
morceaux de temps mais de nouvelles conditions de vie ; ceux qui n’étaient pas viables
ou ceux qui étaient refoulés dans la vie ordinaire, émergent ou resurgissent en
profitant d’une variété de situations offertes par le voyage. Le poète n’arrivera jamais
à organiser une orchestration aussi grandiose de son moi dissocié.
D’autre part, l’Équateur, par sa variété géographique et ethnique favorise
cette multiplication des fragments de moi. Comme on le dit souvent sur Ecuador, il y a
presque tout dans ce pays. Là-bas, une journée a «les quatre saisons » : «Matin d’été. /
Midi de printemps. [...] Nuit froide et lumineuse d’hiver.» 10 C’est un pays qui se situe
entre l’altitude de zéro mètre et celle de «6 200» mètres. En plus, depuis les vergers
tropicaux jusqu’aux glaces éternelles aux sommets des montagnes, c’est «le passage
9
10
Ibid., p.306.
O.C.I, p. 186.
264
[...] dans le temps d’une journée»11 et entre la mer et les volcans, on traverse aussi «du
désert». Quant au «climat», «il y en aurait cent mille». «Il y suffit de moins de 200
mètres de différence d’altitude pour modifier la température d’un degré ; elle s’abaisse
quand vous montez et s’élève quand vous descendez.»12 A tenir compte de l’ancienne
inspiration psychophysiologique de Michaux 13, cette variété géographique est déjà
quelque chose. D’ailleurs, dans ce pays, il y a des indigènes, installés ou nomades, des
métis, des blancs, des apatrides et comme il se doit, il y a des animaux et des plantes
variés, ou des insectes visibles et invisibles. Certes, le narrateur met rarement en
avant cette multiplicité. Mais il n’est pas impensable qu’elle ait servi à découvrir ses
morceaux d’homme plus ou moins cachés ou inconnus. En tout cas, il semble certain
qu’une correspondance entre la multiplicité de moi et celle d’Équateur constitue une
part du charme étrange de ce livre. «Souvenirs», poème ésotérique qui évoque la
correspondance ou la fusion de la multiplicité de son être et de celle de ses expériences
en Équateur, n’est-il pas un bilan informel mais plus vrai de ce voyage ? D’ailleurs, en
quelque sorte, ce poème est l’emblème de ce livre-mandala, parce que ce qui
caractérise celui-ci, c’est le manque de centre. Le centre est dans le silence ou bien il
est disséminé dans chaque trou, comme ce poème, dépourvu de comparé :
Semblable à la nature, semblable à la nature, semblable à la nature,
A la nature, à la nature, à la nature,
Semblable au duvet,
Semblable à la pensée,
Et semblable aussi en quelque matière au globe de la terre,
Semblable à l’erreur, à la douceur et à la cruauté,
A ce qui n’est pas vrai, n’arrête pas, à la tête d’un clou enfoncé,
[...]
A la moelle en même temps qu’au mensonge,
11
12
Ibid., p. 245.
Ibid. , p. 245.
En effet, dans le premier texte d’«Idées de traverse», Michaux parle d’influence du climat
qu’il a éventuellement subie en Équateur. Voir O.C.II, p.283.
13
265
A un jeune bambou en même temps qu’au tigre, qui écrase le jeune bambou.
Semblable à moi enfin,
Et plus encore à ce qui n’est pas moi.
[...]14
Le plus simple, le plus bas et le plus solide
Ce qui caractérise autrement ce livre et ce voyage, c’est l’insistance de
l’écrivain sur le simple, le bas et le solide. En quelque manière, ce voyage est fait pour
explorer et constater les fondements de soi, et pour ce faire, il s’engagera dans le
dialogue avec la Nature, parce que celle-ci est un grand Inquisiteur qui ne laisse
passer que le vraiment solide 15 . Mais comme nous le verrons, «les ennuis et les
dangers»16 se chargent également de ce rôle. En un mot, ce voyage est pour lui, une
série d’épreuves au double sens du mot, et c’est toujours à la dissolution qu’il cherche à
s’exposer.
Or, dans un passage concernant ses «larves et fantômes fidèles»17, Michaux
affirme, fût-ce d’une manière assez allusive, que ces activités subconscientes sont les
plus solides dans sa structure mentale : après avoir été déçu par tous les spectacles
réels et imaginaires, le voyageur ou son «moi de moi» constate que ses «larves et
fantômes » n’ont encore cédé à rien. «Allons, tout n’a point encore succombé», écrit-il.
Son subconscient subsiste jusqu’au dernier moment. D’autre part, juste après ce
passage, Michaux commence à apprécier ceux qu’on appelle des imbéciles. En
relativisant leur infériorité 18 , il soutient que la simplicité des imbéciles l’emporte
14
O.C.I, p. 204-205.
«Participation avec la nature, admiration coulante, n’y comptons pas. Elle ne laissera passer
que le très bon, le solide. Il en sera de même, d’ailleurs, pour les ennuis et les dangers.[...]»
(ibid., p. 206).
16 Ibid., p. 206.
17 O.C.I, p.177.
18 «Les érudits, les savants sont ceux qui ont accepté et les imbéciles et ignorants, ceux qui
n’ont pas accepté» (ibid., p.177).
15
266
parfois sur la complexité fragile des érudits 19 . Et utilisant des expressions qui
évoquent le jacksonisme, il conclut : «Les derniers de la classe, il leur faudrait
seulement une autre culture, une culture géniale. / Beaucoup d’entre eux étaient ainsi
faits qu’ils eussent compris la vie par le plus simple, par le plus bas, et le plus sûr.» 20
Mais ce n’est pas encore tout. Michaux développe cet argument et il apprécie cette fois
les saints non érudits tels que «le curé d’Ars», «saint Joseph de Cupertino» et
«Ruysbroek» parce qu’ils ne «comprirent point infiniment de détails, mais l’essentiel
jusqu’à la moelle : le Dieu qu’il y avait à aimer»21 Certes, «[i]l ne faut pas être imbécile
trop tôt./ Vers trente ans, les études faites, c’est permis, on peut redevenir simple, et
faire ainsi des découvertes»22. Donc, il faut toujours un double regard, l’un jeté sur le
simple, l’autre sur le compliqué. Mais en tout cas, ce qui relie ces deux passages
apparemment éloignés (passage sur les fantômes et celui sur les imbéciles et les
saints), c’est leur caractère simple, bas, mais solide.23 De la même façon, durant ce
voyage, Michaux approfondira ses idées sur l’incomplet. Dans une note ajoutée au
journal au sens propre, traitant de la cabane de l’Indien, il écrit :
«La cabane de l’Indien est aux yeux du Blanc la preuve de sa bêtise.
En effet, elle n’a pas de cheminée. Mais le manque d’une chose est
nécessairement l’avoir d’une autre chose. C’est pourquoi la cabane de
l’Indien a un avoir considérablement. Elle regorge. [...] Les habitations du
Blanc n’ont pas de centre, elles ont des fenêtres»24
L’incomplétude («le manque d’une chose») n’est plus le signe de l’infériorité. La cabane
simple de l’Indien a le centre qu’ont perdu les habitations compliquées des Blancs.
«J’ai souvent remarqué, dans les études secondaires, que les élèves “imbéciles” butaient avec
grande sûreté sur le hasardeux, le spéculatif et le nœud de la théorie proposée. / [...] / Dans la
suite, j’ai remarqué que ces théories renversées par de successifs savants l’étaient justement
par cet endroit où l’imbécile de quinze ans avait mis le doigt» (ibid., p. 178).
20 Ibid., p. 178, je souligne.
21 Ibid., p. 178.
22 Ibid., p. 178.
23 Michaux renforce cette liaison en utilisant au début du dernier passage un adverbe :
«Semblablement» (ibid., p. 177).
24 Ibid., p. 236.
19
267
Ignorant le dehors distrayant, elle est «pleine de soi-même». En d’autres termes, au
bout de son voyage, Michaux trouve l’essentiel dans le simple et l’incomplet.
Mais ce qui est plus important ici, c’est qu’à travers ce voyage, Michaux atteint
une conviction que ce qui est le plus simple est fluide et informel et que ce qui est
fluide et informel est le plus solide. Et approfondissant la méditation sur le monde et
soi-même, il découvrira le caractère moléculaire et indifférencié qui se trouve au fond
de la Nature, du subconscient et de son corps.
«Notes de zoologie» et Ecuador
Comme c’est le cas de l’amour, le voyage, même s’il est impropre, touche au
propre. Du moins, l’œil du poète essaie toujours de deviner le propre dans les
phénomènes impropres. Et il cherche simultanément des moyens et des matières pour
déployer son minimum essentiel ou pour réaliser de nouveaux enchaînements.
En effet, malgré le mécontentement trop souvent exprimé par le poète, ce
voyage lui rapporte de nouveaux fruits sur le plan de l’écriture. Dans la plupart des
cas, Michaux ne fait que le suggérer dans ce journal du voyage. Et c’est ici aussi le
rapprochement entre ce livre et d’autres textes contemporains qui nous permet de
comprendre le développement essentiel de son écriture .
Examinons six textes publiés ensemble sous le titre de «Notes de zoologie»25. Il
est vraiment étonnant de constater que ces textes sont écrits en «janvier 1928» sur
l’«Océan pacifique»26, à savoir, sur le Boskoop qui arriverait bientôt en Équateur (si
l’on croit la mention de l’auteur). Du moins, quel contraste frappant ils font avec les
descriptions du voyage réel souvent insipides dans Ecuador ! Il suffirait de lire les
premières lignes de «Notes de zoologie» pour apprécier le grand écart entre ces deux
sortes de textes :
Ces texte sont publiés d’abord dans La Revue nouvelle en avril 1929 et repris dans Mes
propriétés, intitulés alors respectivement : «Notes de zoologie», «La Parpue», «La Darlette»,
25
«Insectes», «Catafalques» et «Autres animaux». Ce dernier texte se transforme en
«L’Émanglon» dans La Nuit remue. Voir O.C.I, p. 1210.
26 Voir O.C.I, p. 1210.
268
«... Là je vis aussi l’Auroch, la Parpue, la Darelette, l’Épigrue, la Cartive
avec la tête en forme de poire, la Meige, l’Émeu avec du pus dans les oreilles,
la Courtipliane avec sa démarche d’eunuque ; des Vampires, des
Hypédruches à la queue noire, des Bourrasses à trois rangs de poches
ventrales, des Chougnous en masse gélatineuse, des Perfils au bec en
couteau [...].27
D’ailleurs, dans ces textes fantastiques, en alliant le style de l’histoire naturelle et
celui du récit de voyage, Michaux ébauche un continent fabuleux qui annonce son
futur livre de voyages imaginaires, à savoir, Ailleurs. Surtout dans «La Parpue»,
insérant des remarques sur une race imaginaire («Banto») et leur langue, il fait de lui
un ethnologue raffiné :
La Parpue est un animal cravaté de lourds fanons, les yeux semblent mous
et de la couleur de l’asperge cuite, striés de sang, mais davantage sur les
bords. / [...] / Les hommes banto passent, selon Astrose, contemporain
d’Euclide et le seul homme de ce temps qui ait voyagé, pour avoir apprivoisé
la parpue. Les Banto prétendaient que le e et le i se trouvant dans la langue
de tous les peuples connus alors étaient une preuve de la faiblesse de ces
peuples.28
Cependant, entre ces deux sortes de textes, il existe aussi une correspondance
souterraine mais essentielle. En d’autres termes, «Notes de zoologie>, textes
apparemment utopiques et atemporels, ont tout de même leur historicité (bien que l’on
puisse les lire bien indépendamment de la vie réelle de l’écrivain, comme il se doit).
Examinons de plus près les descriptions d’Ecuador. On comprendra comment
l’activation du subconscient chez Michaux va enfanter ces animaux fantastiques.
Après quelques jours de voyage sur mer, le narrateur d’Ecuador, frustré et ennuyé,
27
O.C.I, p.488-489.
269
songe au monde sous-marin29 et puis, au cinéma que font des statues disposées au
bord d’un chemin de fer30. A force d’être ennuyé par le spectacle réel, son imagination
dynamique se met à s’activer et à intervenir dans la réalité. Enfin, dans un passage
daté du «10 janvier», abandonnant entièrement son rôle de narrateur d’un voyage, il
substitue un conte fantastique intitulé «Océan solide»31 à des descriptions objectives
de voyage. Désormais, ce voyageur-poète n’hésite plus à mêler son fantasme au
journal. Il songe aux «colloques» des «mâts de charge» qui se meuvent sur le pont
pendant la nuit32. Ensuite, personnifiant les «ventilateurs», il passe un temps à
observer leur mode de vivre, fasciné notamment par leur «œil pinéal» 33 . Cela
correspond à un autre texte appartenant au chapitre «Notes de zoologie» dans Mes
propriétés, à savoir, «Les Yeux»34, bien que ce texte soit sans doute écrit un peu plus
tard (après le voyage en Équateur) :
«Là je vis les véritables yeux des créatures, tous, d’un coup ; enfin! / Les
yeux de la drague, les yeux de lait du ventre, les yeux d’encre, les yeux
d’aiguille de l’urètre, l’œil roux du foie, les yeux de mer de la mer, l’œil de
beurre des tonneaux, l’œil d’ébène du menton [...]. / Et ils se mirent à
bouger, car ils étaient devenus autonomes [...]»35
Ibid., p. 490.
Ibid., p. 144-145.
30 Ibid., p. 145-146.
31 Ibid., p. 146-147. En ce qui concerne l’interprétation de ces passages, voir aussi Catherine
Mayaux, art. cit., p. 216-217.
32 Ibid., p. 148.
33 Ibid., p. 148-149.
28
29
En effet, «les yeux» occupent une place importante dans le fantasme de Michaux. Dans un
texte postérieur intitulé «Dans la compagnie des monstres», Michaux écrit sur l’importance des
«yeux» dans son fantasme : «Il fut bientôt évident (dès mon adolescence) que j’étais né pour
vivre parmi les monstres. / Ils furent longtemps terribles, puis ils cessèrent d’être terribles et
après une grande virulence, petit à petit s’atténuèrent. Enfin ils devinrent inactifs et je vivais
en sérénité parmi eux. / [...] / C’est l’âge qui faisait. Oui. Et quel était le signe certain de leur
34
stade inoffensif ? C’est très simple. Ils n’avaient plus d’yeux. Lavés des organes de la détection,
leurs visages quoique monstrueux de forme, leurs têtes, leurs corps maintenant ne gênaient
pas [...]» (O.C.I, p. 813, je souligne).
35 Ibid., p.497, je souligne.
270
Ainsi, malgré les descriptions hétéroclites, son journal de bord raconte l’activation
progressive de son subconscient. Elle atteint son apogée dans «Océan solide» et
dorénavant, le voyageur voit les choses avec son double regard.
Mais des événements plus importants arrivent un peu plus tard. Après
l’épisode des «ventilateurs», le Boskoop a fait sa première escale, le 13 janvier selon le
texte. Et jusqu’au passage du 28 janvier où le narrateur annonce son arrivée à Quito,
le journal traite de l’eau d’une manière intensive
(quatre occurrences dans huit
fragments). Le premier exemple porte sur «des yeux très humains» du «Nègre».
Michaux y voit «une eau» et les oppose aux yeux trop spécialisés et trop cérébraux des
«Blancs»36. De la même façon, il écrit un peu plus tard sur les vertus de l’eau :
«Avez-vous remarqué combien on s’approche volontiers de l’eau, et que de
tableaux peints on a vus sur ce sujet? C’est que cela n’est jamais ridicule,
que cela ne compromet personne, et puis ça n’est pas sectaire, cela ne dit
rien d’arrêté [...]»37
Et enfin, en parlant cette fois de la mer, il souligne à nouveau la correspondance
profonde entre l’eau et l’humanité : «Qui connaît une mer connaît la mer. De l’humeur,
comme nous. Sa vie à l’intérieur, comme nous.»38
«Le Nègre : une eau dans la figure, c’est son œil./ Les Blancs paraissent avoir dans les yeux
un noyau plus ou moins grand suivants les individus. Ce noyau jamais ne se dissout en regard.
Il est la marque du secret, du phénomène cérébral, de la réflexion insoluble en physionomie»
(ibid., p.149-150).
37 Ibid., p.151.
38 Ibid., p.152. Dans «Nature», Michaux soulignera davanage la conrrespondance entre l’eau et
l’intimité de l’homme en écrivant : «L’homme se promène volontiers au bord des fleuves, ne
pensant à rien. / Croyant contempler le fleuve ou simplement se promener sans rien faire, il
contemple son propre fleuve de sang, dont il est une île délicate, malgré ses organes, ses os
durs, ses principes, plus durs encore, qui voudrait lui en faire accroire» (O.C.II, p. 299). Et dans
Façons d’endormi, façons d’éveillé, témoignant une sympathie constante pour l’eau, il précise
son caractère intime, indéfini, ouvert et virtuel : «L’eau, ma vieille alliée, [...] une fois de plus
vient donner l’apaisement. [...] / Je me vois en elle (par caractère), sans l’aller regarder, quand
je songe à ses opposés haïssables, aux raideurs, à l’autorité, aux actuelles modes dirigistes. /
Par conviction aussi, je me ramène à elle souvent, sachant que comprendre c’est d’abord se
couler dessous, être au plus profond niveau, être informe, pour prendre ensuite nouvelle forme»
(O.C.III, p. 480).
36
271
Or, ces passages qui témoignent de la grande sympathie du jeune écrivain
pour l’eau nous ramènent à ces animaux fantastiques inventés à la presque même
période. En effet, ces animaux sont eux aussi étroitement liés à l’eau ou à ses natures
soulignées par le poète. La «Parpue», par exemple, est un animal caractérisé avant
tout par sa «pupille» extrêmement changeante comme l’eau. Le poète compare la
pupille de la Parpue aux «étangs qui vivraient», comme le narrateur d’ Ecuador voit
«une eau» dans l’œil du Nègre. De la même manière, comme ce voyageur qui parle de
résonance intime entre l’homme et l’eau, dans «La Parpue», l’écrivain souligne la
fascination profonde des yeux de l’animal qui reflète l’intime, l’éphémère, l’indécis
plutôt que les choses extérieures et fixes :
La pupille de cet animal varie pour chaque personne qui l’observe et devant
toute nouvelle circonstance. Mais contrairement aux félins, la lumière est ce
qui lui importe le moins ; ce sont ses impressions plutôt qui changent ses
yeux et ceux-ci sont larges comme la main. / [...] / Certains parpues peuvent
pendant des heures ainsi modifier leurs yeux. On ne se fatigue pas de les
contempler, «des étangs qui vivraient», dit Astrose.39
Or, Michaux crée un autre animal étroitement lié à l’eau, à savoir, «L’Émanglon»40.
D’abord, bien que de manière implicite, il le dote d’une vertu de l’eau, en employant un
oxymoron léger : «C’est un animal sans formes, robuste entre tous»41. Cela revient à
dire qu’étant «amorphe»42, cet animal est le plus fort ou invaincu. N’est-ce pas cela la
même nature de l’eau appréciée par les taoïstes43 ? D’ailleurs, tout dépourvu de sens, il
39
Ibid., p.490.
On peut constater des liens forts entre l’eau et «Les Émanglons», race imaginaire cette
fois-ci, également dans Voyage en Grande Garabagne. Voir surtout O.C.II, p. 23 et p. 25.
41 Ibid., p. 492.
42 Ibid., p. 492.
43 Voir par exemple Lao-tzeu, La Voie et sa vertu, Tao-tê-king, Éditions du Seuil, p. 175
(chapitre 78) : «Rien n’est plus souple au monde et plus faible que l’eau / Mais pour entamer
dur et fort rien ne la passe / Rien ne saurait prendre sa place // Que faiblesse prime force / Et la
faiblesse dureté / Nul sous le Ciel qui ne le sache [...]. » D’autre part, Michaux écrit un an plus
tard dans «Encore un malheureux» : «L’eau est toujours la plus forte, de quelle manière qu’elle
se présente» (ibid., p.486).
40
272
est «merveilleusement au courant de tout ce qui se passe autour de lui»44. C’est un
autre idéal taoïste45. Et à la fin du texte, le poète précise les relations essentielles entre
cet animal et l’eau :
«Pour se nourrir, il se met à l’eau ; un bouillonnement et surtout une grande
circulation d’eau l’accompagne et des poissons parfaitement intacts viennent
surnager le ventre en l’air. / Privé d’eau il meurt, le reste est mystère.»46
Ainsi, malgré son corps musculeux47, l’Émanglon est un animal qui incarne l’eau et sa
vertu. Il est informel mais fort. Il n’a pas de sens différencié mais il est au courant de
tout. Il n’y a pas lieu ici de considérer le lien entre le taoïsme et les pensée de Michaux
sur le virtuel. Mais à tenir compte des passages d’Ecuador déjà cités, on constatera
que, malgré son mécontentement vis-à-vis de la mer inerte, Michaux allait
approfondir ses méditations sur l’eau au cours de son voyage en mer. Et la question de
l’ordre mise à part, il semble évident que «Notes de zoologiques» ont des rapports
étroits avec les passages d’Ecuador. Bien entendu, il est aussi probable que les
réminiscences de l’autre époque où il a vécu comme matelot y confluent. Mais en tout
cas, c’est par l’alliance de l’activation de son subconscient et de sa méditation sur l’eau
que Michaux invente ces animaux qui intériorisent l’eau et sa vertu. Autrement dit,
ces animaux témoignent que le subconscient et l’élémentaire se sont mis à fusionner
chez Michaux. Le poète trouva une nourriture propre à son Rien en faisant un
dialogue vif avec la Nature.
D’autre part, la comparaison entre la première partie d’Ecuador et «Notes de
zoologie» nous permet de noter à nouveau les relations à la fois compliquées et
complémentaires entre le voyage réel et le voyage imaginaire chez Michaux. Il est vrai
que ces deux voyages s’opposent essentiellement. Mais le voyage réel stimule le
subconscient, et devient un tremplin pour un voyage imaginaire, comme c’est le cas
44
Ibid., p. 492-493.
par exemple Tchouang-tseu, Œuvre complète, Gallimard / Unesco, «Connaissance de
l’Orient», 1969, p. 46-47, p. 51-52 et p. 79.
46 O.C.I, p.493, je souligne.
45Voir
273
des maladies et de la fatigue. Ou plutôt, chaque voyage s’accompagne d’un voyage
imaginaire qui lui est propre. Il fait naître des créatures imaginaires qui n’auraient
pas vu le jour sans lui. Mais, n’est-ce pas là le secret de son écriture que Michaux
avoue plus tard en parlant de la naissance de ses personnages imaginaires ?
«Mes pays imaginaires : pour moi des sortes d’États-tampons, afin de ne pas
souffrir de la réalité. / En voyage, où presque tout me heurte, ce sont eux qui
prennent les heurts, dont j’arrive alors, moi, à voir le comique, à m’amuser. /
Mes
«Émanglons»,
«Mages»,
«Hivinizikis»
furent
tous
des
personnages-tampons suscités par le voyage. (Plume disparut le jour même
de mon retour de Turquie où il était né.) »48
Autrement dit, le voyage réel sert à son écriture, non pas en raison du merveilleux,
mais à cause des ennuis et des irritations qu’il provoque, car à travers lui, son
subconscient s’active d’une façon autre. Et Michaux avait déjà appris cette leçon
d’ennui49 dans son voyage en Équateur.
Créations verbales
Cependant, n’oublions pas non plus que comme Plume, les animaux
fantastiques dans «Notes de zoologie» sont des créatures verbales. Sans
communication profonde avec l’eau, ou au contraire, sans activation du subconscient,
ils n’aurait pas été conçus dans le sein de l’écrivain. Mais il est aussi vrai que sans
intervention de l’écriture, ils n’auraient pas été mis au jour non plus. En effet, il
semble évident que ces animaux fantastiques ne sont pas la représentation fidèle des
fanstasmes réellement vécus. Du moins, dans les textes, leur caractère fantastique est
créé avant tout par l’association à la fois transversale et bien calculée de plusieurs
47
48
49
Ibid., p. 492.
O.C.II, p. 350.
Voir O.C.I, p. 206.
274
séries de signifiants. Dans le premier texte («Notes de zoologie» au sens étroit), par
exemple, Michaux dissémine des signifiants /corps / («tête», «pus», «oreilles», «queue»,
«bec»...) et il les associe à d’autres séries de signifiants (/aliments / ; «poire», «chocolat»,
«tartes» : /vêtements / ; «poches», «moire» : /outils/ ; «couteau», «scie» : /matière / ;
«masse gélatineuse», «eau», «cristaux> ...). De là, des monstres linguistiques fabuleux
(« la Cartive avec la tête en forme de poire», «le Cartuis avec son odeur de chocolat»,
«les Jamettes au dos de scie et à la voix larmoyante»50...). Et il en est à peu près ainsi
pour «Insectes» («M’éloignant d’avantage vers l’ouest, je vis des insectes à neuf
segments avec des yeux énormes semblables à des râpes et un corsage en treillis
comme les lampes des mineurs, d’autres avec des antennes murmurantes ; ceux-ci
avec une vingtaine de paires de pattes, plus semblables à des agrafes [...]»51).
Mais ce qui est plus important, c’est qu’à travers cette union transversale des
signifiants, Michaux invente des être à la fois mots et corps, en un mot, des animaux
linguistiques en tant que simulacres, dans la mesure où ils intériorisent l’absurde ou
sont construits sur des propriétés qui ne sont pas les leurs (bien que les siennes
n’existent pas, bien entendu). Plus précisément, ces animaux sont constitués avant
tout par des mots forgés52 et à ce titre, ils sont déjà des simulacres, parce qu’ils sont
des êtres à la fois mots et choses («la Parpue», «la Darelette», «la Courtipliane», <des
Bourrasses»53, etc). Mais en leur donnant des attributs physiques, Michaux rend ces
simulacres étrangement profonds ou vitaux. Ils sont de purs effets linuistiques, certes.
Mais ils répondent à on ne sait quoi de profond ou de virtuel.
D’autre part, parallèlement à ce nouvel emploi de l’espéranto lyrique54, on
peut constater une évolution remarquable de l’écriture de surface chez Michaux. Dans
50
51
52
O.C.I, p. 488-499.
Ibid., p. 491.
Voir Ibid., p. 976 : «En France, Fargue et Michaux forgent des mots directs et évocateurs,
intuitifs, sans souvenirs étymologiques.»
O.C.I, p. 489.
54 Remarquons que dans d’autres poèmes contemporains, Michaux commence à inventer des
personnages en utilisant l’espéranto lyrique : par exemple, «Terribo» et «Vinmur» dans «A
mort» et «Alogoll» dans «Mort d’un page» (ibid., p. 506-507). D’autre part, dans un passage
d’Ecuador, Michaux témoigne aussi de son propension à l’espéranto ou aux mots forgés:
«Haben sie fosforos ? – No tengo, caballero, but I have un briquet» (O.C.I,p.143). En appelant
ces mots «jolie langue quadrupède», Michaux n’annonce-t-il pas ses créatures verbales ?
53
275
ce monde, il n’existe plus de démiurge. Le point de vue de Dieu disparaît totalement et
le point de vue horizontal du voyageur le remplace. Un horizon démuni de profondeur
et de hauteur s’étend devant ce voyageur privé lui aussi d’intériorité et de substance.
Le profond est maintenant devant lui, et comme le suggère l’exemple des animaux
incarnant la vertu de l’eau, le haut se mélange au profond dans certains cas. De la
même façon, tous les cloisonnements sont soigneusement enlevés. Ici, il n’y a plus de
distinction entre l’animé et l’inanimé. Ou plutôt, l’animé et l’inanimé concourent à
former des animaux-simulacres mi-mots mi-choses. L’intégralité constitue la partie
des animaux et le partiel devient plus essentiel que le total («le Cartuis avec son odeur
de chocolat», «les Jamettes au dos de scie et à la voix larmoyante», «les Pourpiasses à
l’anus vert et frémissant»55). Et la séparation de l’intérieur et de l’extérieur disparaît
aussi. En recourant aux choses ordinaires et en les greffant au cœur des
extraordinaires, Michaux efface aussi la distinction du proche et du lointain. Ces
animaux fantastiques paraissent être très loin de nous mais en même temps ils sont
tout près de nous. Ou plutôt, ils ne sont nulle part, mais ils entrent aisément dans
notre espace familier («M’éloignant d’avantage vers l’ouest, je vis des insectes à neuf
segments avec des yeux énormes semblables à des râpes et un corsage en treillis [...],
d’autres avec des antennes murmurantes ; ceux-ci avec une vingtaine de paires de
pattes, plus semblables à des agrafes [...]»56)
Enfin, remarquons que le poète estompe ici également la séparation du Même
et de l’Autre. Inséré dans le pays du devenir illimité, le Même n’est plus le Même. En
faisant cohabiter le Même et l’Autre, Michaux invente un monde impossible où le
principe de l’incompatibilité n’existe plus. Ainsi, dans «La Parpue», «Euclide» peut
coexister avec «Astrose», et les «Banto», peuple imaginaire, avec tous les peuples
connus. Il en va de même pour «l’Auroch», «l’Émeu», les « vampires»57, et les autres
animaux connus ou normaux. En tout cas, «Notes de zoologie» est fantastique mais en
55
56
O.C.I, p. 488-499.
Ibid., p. 491, je souligne. Evelyne Grossman, analysant «Darlette» et «Insectes», attire
l’attention sur le rôle des jeux phoniques et graphiques dans l’invention de ces créatures
verbales. Voir Evelyne Grossman, La Défiguration : Artaud – Beckett - Michaux, Les Éditions
de Miuit, 2004, p. 107-111.
57 Ibid., p. 488-489.
276
même temps il est éloigné du fantasme naturel. Du moins, c’est un monde entièrement
linguistique et tout fantasme s’y produit par l’effet de surface et des simulacres.
Corps sans organes
Pourtant, cela n’empêche qu’ici aussi, le superficiel répond au profond et
même fusionne avec celui-ci. Remarquons notamment que Michaux présente ici une
image et une conception tout à fait nouvelles du corps qui défont et remplacent son
image ordinaire et intégrale. C’est un corps pour ainsi dire sans organes ou du moins,
c’est un corps qui ne dépend plus des organes. Par exemple, la «Darlette» a «des parois
d’un auriculaire d’épaisseur». Mais ces parois ne contiennent pas «d’organes
essentiels»58 («la bête blessée continue sa marche avec sa marmelade abdominale et
ses parois en brèche»59). Et au début de «Catafalques», Michaux écrit encore : «Dans
cette région se trouvait encore quantité de petits animaux au corps de ouate. [...] un os
situé presque au tiers de l’échine [...] si celui-là est touché, [...] celui-là broyé, l’animal
tombe comme un paquet et quand on ouvre cet os on n’y trouve qu’une pâte pas bien
spéciale.»60
Autrement dit, chez ces animaux, les organes ne sont pas primordiaux. Ce ne
sont pas les organes qui constituent le corps. Tout au contraire, des organes sont
quelque chose de surajouté. Ils sont comme des camouflages pour cacher un corps
virtuel et indifférencié. Du moins, pour l’imagination du poète, les fonctions des
organes ainsi que leurs formes sont beaucoup plus relatives qu’on ne le croit. Cette
conception du corps chez Michaux se précise davantage dans «La Parpue» et
«L’Émanglon». Comme nous l’avons écrit, ils intériorisent surtout l’informel, le
changeant et le fluide, en un mot, l’eau. Et l’eau est également le symbole de ce qui
«n’est pas sectaire» et de ce qui «ne dit rien d’arrêté»61. Autrement dit, l’imagination du
58
59
60
61
O.C.I, p. 491, je souligne.
Ibid., p. 491.
Ibid., p. 492, je souligne.
Ibid., p.151.
277
poète atteint un corps fluide et moléculaire. C’est un corps étranger à l’unité extérieure
ou objective du corps ordinaire. En même temps, il ne connaît ni le discontinu ni le
cloisonnement que l’image du corps ordinaire intériorise. C’est un corps en devenir
dont les organes sont des îles plus ou moins flottantes. Au moins, il renvoie à quelque
chose de continu, d’intense ou d’indifférencié en nous. Cependant, ce continu reste
virtuel et aucune image ne peut le représenter sans le trahir. C’est un corps à la fois
plein et vide. Ou il est trop plein pour l’exprimer autrement que comme une sorte de
vide. Du moins, ce seraient le fragmentaire et l’incomplet qui l’exprimeraient le mieux.
En tout cas, il semble évident qu’à travers la création des monstres qui sont à la fois
des mots creux et des corps vidés, Michaux établit ici davantage la correspondance
entre le corporel et l’incorporel, entre le profond et les simulacres. Et en fusionnant
l’élémentaire et le subconscient, il exprime à la fois le dedans et le dehors pour
l’homme.
Ainsi, au cours de son vovyage en mer, Michaux a certainement atteint «le
midi»62 de son écriture de surface, du moins un de ses sommets. Par rapport à ces
textes dans «Notes de zoologie», certes, la plupart des pages de son journal demeurent
subsidiaires, sinon subalternes. Mais, l’interaction de son voyage réel et du voyage
imaginaire continuera dans le reste de ce journal bien que toujours d’une manière
implicite. Notamment, cette nouvelle conception du corps, informel, changeant,
fragmentaire et moléculaire se retrouvera à plusieurs reprises dans le reste d’Ecuador.
Michaux y présentera plusieurs cas où le schéma corporel ou l’image du corps se
transforment largement à tel point qu’il ne serait plus possible de s’attacher à l’image
du corps habituel et fixe. Ecuador, c’est également le voyage pour accéder au corps
moléculaire, au corps à la fois virtuel et propre.
Le monde cloisonné et la séparation de l’être
«Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d’échanges
62
Ibid., p. 142. Bien entendu, cela ne revient pas à dire qu’on puisse ou doive rattacher cette
278
de paroles des heures durant ? On revient s’appuyer
sur un environnement proche et avec des proches
s’entretenir de proches, afin d’oublier l’Univers, le trop
éloignant Univers, comme aussi le trop gênant
intérieur, peloté inextricable de l’intime qui n’a pas de
forme.»63
A travers la comparaison du voyage réel et du voyage imaginaire chez
Michaux, se dessine progressivement son aspiration profonde au continu, au total et à
l’indifférencié. Mais naturellement, cette aspiration ne fait qu’un avec la critique
contre le discontinu et la séparation qui dominent dans le monde réel. Pour lui, ce
qu’on prend pour l’unité est un isolement et l’être humain ainsi que le monde réel est
cloisonné de manière multiple. En tout cas, le problème de la séparation constitue une
thématique principale dans Ecuador64. Ce thème est d’autant plus important qu’il est
étroitement lié également à la question du corps.
Revenons à Boskoop qui est en train de traverser l’Atlantique. Dans
«l’anti-calendrier de la mer»65, parallèlement à l’activation de son subconscient, le
voyageur commence à considérer ce navire comme un emblème de la civilisation
moderne totalement isolée de la Nature. Loin d’être ouvert à l’inconnu, le voyage
moderne bloque préalablement les voies vers le dehors. Il n’est plus qu’un simple
déplacement ou qu’une circulation interne dans un espace clos. Ainsi, au bout de
quelques jours, en imaginant le monde sous-marin, le narrateur dénonce la nouvelle
impasse que représente le voyage moderne :
Dire que peut-être vingt-cinq millions de poissons nous ont vus passer,
Boskoop, ont vu ta quille stupide, Dieu sait avec quelles réflexions, l’ont vue,
ne comptant que les adultes. [...]Et nous, on n’a rien su, n’a rien vu, pas un
description d’Ecuador à l’invention des animaux fantastiques.
63 O.C.III, p. 1068.
64 A ce sujet, voir aussi Didier Alexandre, «Entre ici et ailleurs» in Passages et langages de
Henri Michaux, réunis par Jean-Claude Mathieu et Michel Collot, José Corti, 1987, p. 93-103.
65 O.C.I, p. 142.
279
pas une, pas ça. / Boskoop ! Grand aveugle qui traverse l’Atlantique. On
serait dans un sac, ce serait pareil.[...]66
«Cette terre est rincée de son exotisme»67, souligne Michaux dans un autre passage.
Dans les temps modernes, même le voyage n’emmène plus l’homme au dehors. Les
hommes sont enfermés dans on ne sait quel labyrinthe dont les parois augmentent de
plus en plus. Ou plutôt, ils considèrent l’accroissement des parois comme un signe de
l’évolution.
Mais ce qui est plus intéressant, c’est que Michaux substitue ici le point de vue
de poissons au point de vue de Dieu. Au lieu de critiquer les hommes du haut, il tente
de présenter une image de la civilisation vue du dehors du monde humain. Au moins,
ces descriptions donnent l’impression qu’on regarde les choses de l’autre côté du miroir,
ne fût-ce qu’instantanément. Mais, ce que ce passage connote, c’est que le dehors est
également le dedans. Autrement dit, le rapport entre le navire et la mer symbolise
aussi celui du sujet conscient et de l’inconscient (au sens large, à savoir l’inconscient
psychologique et physique)68. De même que le navire va sur la mer tout en fermant les
yeux à son dehors, le sujet conscient ou l’intelligence humaine avance en négligeant
ses profondeurs, tout content d’un schéma superficiel de l’être et du monde. Autant
dire que la vie pour les hommes modernes consiste en cet oubli. Ils vivent pour oublier
à la fois leur dedans et leur dehors69. D’autre part, Michaux montre ici une image du
dedans en tant que monde moléculaire et fluide où habite la foule à la fois étrangère et
Iibd., p. 145. Toutefois, Michaux écrit sur les «pirogues à pamakari» la presque même chose,
comme s’il insistait que le voyage réel n’atteint jamais au dehors : «Un tunnel, quoi, bas,
écrasant. Un tunnel muré à l’arrière, qui n’a qu’une issue, [...]. On vit là-dedans des dix-huit
heures par jour, couché, sans remuer, couché, [...]. C’est ce que les Européens prennent de loin
pour l’image de la liberté !» (ibid., p. 239).
67 Ibid., p. 155. Comme il le signale lui-même, il a déjà traité ce sujet dans «Prédication» (ibid.,
p. 100).
68 En effet, l’océan était dès le début la métaphore de l’âme chez Michaux («L’âme est un océan
sous une peau. On n’en connaît que les tempêtes et quand elle résiste au mouvement, aux
vibrations des environs. L’âme même nous échappe» (O.C.I, p.77). D’autre part, comme nous
l’avons vu, l’eau peut symboliser également le moléculaire dans notre corps.
69 Dans «L’Espace aux ombres», Michaux suggère que l’espace intérieur constitue notre dehors
en écrivant : «L’espace, mais vous ne pouvez concevoir cet horrible en dedans-en dehors qu’est
le vrai espace (O.C.II, p.525).
66
280
attentive aux affaires humaines. Cela suggère que le monde au-delà du miroir est le
monde subhumain70, indifférent à l’image unitaire et intégrale des choses et du corps
dans le monde humain. Cela dit, même ce sujet conscient ou intellectuel n’est pas
indépendant de ses profondeurs. Dans un autre passage, en décrivant le navire qui fait
l’escale (dans le port d’une île), Michaux insinue comment l’intérieur oublié des
hommes est noirci71 ou plein de souillure : «En mer notre Boskoop : sévère et réservé.
Mais ici ! Avec les mâts de charge levés, ses poulies, ses cordages sales, cette
superstructure d’insecte et puis l’intestin de sa quille, un salmis sans nom [...].»72 Sans
doute, ce ne serait qu’au moment de la noyade que les hommes rencontrent leur
dedans, ou le Tout dont ils se séparent, mais d’où ils sont sortis. Mais leur «orgueil»73
ne disparaîtra pas pour le moment et c’est vers une direction tout à fait contraire que
les hommes modernes se dirigent : «Toujours se mettre au-dessus de la nature jamais
dedans. / Si cela ne devait pas coûter si cher, ils feraient leurs autos de dix mètres de
hauteur, pour n’avoir plus rien à voir avec le sol, les herbes, les insectes.»74 En tout cas,
pour Michaux, la civilisation moderne se sépare de son intérieur ainsi que du vrai
dehors. Elle ne fait qu’accroître la séparation, le cloisonnement et l’enfermement. Dans
un autre passage, il écrit cette fois-ci sur les villes européennes :
Pour une ville, un esprit d’une certaine dimension ne peut avoir que haine.
Rien n’est plus désespérant. Les murs d’abord, et puis tout n’est qu’images
acharnées d’égoïsme, de méfiance, de sottise, de rigidité. / Pas besoin de
connaître le code Napoléon, suffit de regarder une ville, on est fixé. / [...] /
70
O.C.II, p. 499.
«Un mal qu’apporta l’imprimerie : le noir. Ah ! le noir, dans l’époque moderne !» (O.C.I,
p.155).
72 O.C.I, p. 150, je souligne.
73 «Ô navire-orgueil, ô capitaine-orgueil, passagers-orgueil, vous qui ne vous mettez pas de
plain-pied avec la mer... sauf toutefois au jour du naufrage... ah, alors... enfin il s’enfonce, le
navire, avec son jeu complet de mâts et sa cheminée» (O.C.I, p. 143).
74 O.C.I, p. 145. Michaux reviendra sur cette tendance des hommes modernes également à la
fin de ce journal de voyage en observant une jeune femme qu’il a rencontrée à bord sur
l’Amazone. : «Une jeune femme qui était à notre bord, venant de Manaos, entrant en ville ce
matin avec nous, quand elle passa dans le Grand Parc, bien planté d’ailleurs, eut un soupir
d’aise. / “Ah! enfin la nature!” dit-elle. Or elle venait de la forêt... / C’est qu’elle fait rudement la
gueule, la forêt équatoriale! À gauche et à droite du fleuve» (O.C.I, p.233).
71
281
Villes, architectures, que je vous hais! / Grandes surfaces de coffres-forts,
coffres-forts cimentés dans la terre, coffres-forts à compartiments, avec les
coffres-forts pour manger, les coffres-forts pour coucher, coffres-forts pour
filles, coffres-forts aux aguets et prêts à faire feu, et tristes, et tristes...75
Mais en Équateur, la situation ne change pas particulièrement. Surtout la ville de
Quito est encore pire. D’une part, elle est «[l]’étouffement même» : «il n’y a pas de rues
à Quito, il n’y a que des salons» ; «[i]l n’y a pas d’eau non plus qui coule dans cette
ville.»76 Et d’autre part, Quito n’a pas une taille suffisante pour attiser suffisamment
sa haine et son envie, deux émotions paradoxalement salvatrices pour lui
77
dans la
mesure où elles lui apporte une activation psychique et où elles le libère de l’inertie
qu’il déteste le plus, ne fût-ce que momentanément : «Quand je reviens de la
campagne, [...], saute une fureur, une haine... / Je retrouve mon homme, homo sapiens,
le loup thésaurisant.»78
Ainsi, pour Michaux, la société moderne est avant tout le monde cloisonné et
elle apporte le cloisonnage également à l’intérieur de l’être qui est, selon lui,
originellement indifférencié et informel. Bien entendu, la capacité de l’abstraction liée
au langage serait une possibilité importante pour l’être humain. Du moins, avec elle,
l’homme se procure un nouvel élan, un nouveau feu, en se détachant de
l’indifférenciation primordiale. Cependant, l’activité linguistique ordinaire a tendance
à la discrimination et à la fixation plutôt qu’à l’élan. Elle a pour essence non seulement
de détacher «des objets» d’un ensemble originellement indifférencié mais de les fixer et
de rendre inertes l’homme et le monde. C’est pourquoi dans le célèbre passage
concernant «le nom»79, Michaux se lamente sur sa profession d’écrivain qui est liée
75
76
O.C.I, p.181, je souligne.
O.C.I, p.182-183.
«Petit village de Quito, tu n’est pas pour moi. / J’ai besoin de haine, et d’envie, c’est ma santé.
/ Une grande ville, qu’il me faut. / Une grande consommation d’envie» (O.C.I, p.189). Dans «En
pensant au phénomène de la peinture», Michaux écrit aussi : «Mon salut est dans l’hostilité. Le
difficile est de la garder» (O.C.II, p.328).
78 O.C.I, p.181.
79 O.C.I, p. 151.
77
282
essentiellement à ce péché originel. Surtout l’écriture, ce «faux frère»80, est toujours à
double tranchant pour lui : alors qu’elle peut être une arme pour le libérer du monde
du Même, elle apporte souvent «un arrêt»81. Elle est à la fois un tremplin pour le
détachement et une entrave à l’élan.
Re-ligare
En tout cas, chez lui, le problème de la séparation est étroitement lié au
problème de la fixation, de l’arrêt et de l’inertie. Et pour sortir de cette impasse, il faut
recourir à tous les moyens et parcourir le monde et son être dans toutes les directions.
Au moins, dans ce journal de voyage, Michaux parle partout de re-ligare (re-joindre ou
relier)82. Il rêve de se mettre en relation non seulement avec le monde sous-marin83
mais aussi avec une autre planète84 pour trouver «un hublot ouvert»85. De la même
façon, tantôt il imagine le monde où la communication entre l’homme et les animaux
se réalise enfin 86 , tantôt il prend de l’éther qui lui apporte, ne fût-ce que
momentanément, «la grandeur», l’«Espace»87 et l’«Infini»88. Sa sensibilité aiguë à la
séparation l’incite à trouver son idéal même dans des choses triviales. Il fait l’éloge un
80
Ibid., 106.
Il écrit dans un passage d’Ecuador : «Je commence grâce à ce journal à savoir ce qu’il y a
dans une journée, dans une semaine, dans plusieurs mois.» Mais il ajoute tout de suite : «[d]e le
voir sur papier, c’est comme un arrêt» (O.C.I,163).
82 Comme on le sait, il s’agit de l’étymologie latine de la religion. Bien que Michaux ne soit pas
croyant d’aucune religion, sa religiosité, ou sa tendance religeuse semble incontestable. La
thematique de re-ligare deviendra plus manifeste dans Un barbare en Asie. D’autre part, la
religion a pour étymologie également re-legero (relire ou reprendre).
83 O.C.I, p.145.
84 Ibid., p. 155.
85 Ibid., p. 100.
86 «Dans quelque cent ans, j’ai confiance, le monde sera large. Enfin! On communiquera avec
les animaux, on leur parlera. [...] / On se demandera alors comme a pu subsister si longtemps
ce monstrueux trou dans la civilisation humaine. / [...] / Qu’elle est étroite, cette parole...
Aimez-vous les uns les autres, s’il s’agit des hommes seulement» (ibid., p. 178-179).
87 «La nuit passée, j’ai pris de l’éther. Quelle projection ! Et quelle grandeur ! / L’éther arrive à
toute vitesse. En même temps qu’il approche, il agrandit et démesure son homme, son homme
qui est moi, et dans L’Espace le prolonger et le prolonge sans avarice, sans comparaison
aucune» (O.C.I, p.182).
81
283
peu naïvement, par exemple, d’un grand parc équatorien où fusionnent la nature et
l’artificiel89. Pour la même raison, il relate «une cabane de bambous» où il a passé une
nuit et où il se sentait uni à «l’extérieur» : «Peu me sépare de l’extérieur. Je suis
presque dehors. Une grêle de lumières, mille couteaux viennent vers moi. Le bambou
laisse passer les cris, les bruits et même les chuchotements [...]. Le bambou n’est pas
non plus sans traduire tous les mouvements des alentours» 90 D’autre part, son
aspiration à la totalité indifférenciée s’exprime tantôt sous la forme de la haine contre
le cloisonnement et l’état inerte des choses tantôt sous la forme de l’enthousiasme pour
le mouvement et la déformation. Il en dit long sur la randonnée en voiture en pleine
nuit avec un fanatique de vitesse appelé «le loco [= fou] Larre»91 ou bien il se passionne
pour la rénovation d’une chambre qui lui est confiée92. Il va jusqu’à rêver à l’histoire de
l’amant de Jules César qui aurait vécu des expériences inaccessibles à l’homme
normal93 et à la fin, il déclare son amour à l’avenir en tant que dehors : «Comme ils
sont beaux, les siècles à venir. / Si vous saviez comme j’aurais voulu vivre parmi vous.
[...] je suis fort pressé, sollicité sans relâche par le dehors et le grand espace du futur.
Je chercherais.»94
Toutefois, c’est sans aucun doute dans «la forêt tropicale» qu’il découvre un
paradis terrestre : elle est tout à fait étrangère à la séparation comme au
cloisonnement ; elle est mouvante et dynamique ; chaque plante est ouverte aux
autres et forme «une grande famille» :
88
O.C.I, p.184.
«Je fus bien, hier. / Que je peux donc me sentir large et comblé. / Qui se serait attendu à une
si forte respiration de la part d’une si étroite poitrine ? / [...] / Si proche de la nature, tout ceci /
Si proche que s’y laissent prendre les grues sauvages, viennent de loin, s’y sentent fort à l’aise. /
Dans l’appartement, dans chaque pièce, de l’eau qui rit et bredouille [...]» (O.C.I, p.159-160).
Dans un autre passage, il loue encore une fois un autre parc : «Jolis gestes fort effacés : les
restes d’un très beau parc. / Cela me plaît et entre en moi» (O.C.I, p.187).
90 O.C.I, p.171-172.
91 Ibid., p.194. Comme on le sait, le voyageur prétend ici qu’il se trouvait «dans la prison».
92 «On modifie considérablement la maison de mes hôtes. On me consulta, j’eus des idées, j’en
fus content, j’aime faire, créer. [...] . Attaquer des objets, les modifier, les détruire, les refaire, les
déplacer» (O.C.I, p.183).
93 Ibid., p. 180.
94 Ibid., p.179, je souligne.
89
284
«La forêt tropicale est immense et mouvementée, très humaine, haute,
tragique, pleine de retours vers la terre.[...] / Très habitée, la forêt, riche en
morts et en vivants ! [...] / L’arbre ici ne craint pas d’adopter une grande
famille, et mène grand train. Il porte sur lui des orchidées et plus de
cinquante lianes l’embrassent à la vie à la mort. Ses branches largement
occupées et à pendentifs, habitées comme au Moyen Âge les ponts, ont de
loin la douceur, le velours des chenilles, et l’apparence sage et réfléchie que
donnent les barbes.» 95
Au contraire des arbres du Nord, fixes, isolés et uniformes, les arbres des tropiques
sont fluides, multiples, protéiformes. Même les racines ne restent pas au sous-sol.
Elles dépassent librement les frontières et se dépassent elles-mêmes ;
«Des racines comme boas émergent de la terre, se soulèvent, se tordent, se
serrent ici, se coulent là, et on les retrouve à vingt mètres de haut dans les
branches, rôdeuses prêtes à repartir. »96
En un mot, c’est à la vie, ou au devenir, que Michaux a assisté dans la forêt tropicale.
Le déploiement de la vie qui comporte la multiplicité en elle et qui ne connaît pas
même la séparation des «morts» et des «vivants». Il n’y a aucun arrêt, ni aucun
discontinu. C’est à la vie interminable en tant que «foule en mouvement»97 que la forêt
tropicale invite. D’ailleurs, Michaux souligne que les arbres tropicaux vivent autant
dans le temps que dans l’espace et il les qualifie d’humains. Ils sont pressés comme des
hommes98 ou ils vivent des moments plus que les hommes modernes. C’est la pure
durée qu’ils incarnent. C’est l’élan même qu’ils expriment. Ils ne cherchent qu’à
dépasser les conditions matérielles du monde :
95
96
97
O.C.I, p.170.
O.C.I, p. 724.
O.C.I, p. 664.
«[...] il [= l’arbre tropical] est pressé. Un arbre pressé, n’est-ce pas déjà presque un homme ?
Un jour le change, le hausse d’une coudée» (O.C.I, p. 723).
98
285
«L’arbre ici ne s’occupe pas de la terre, / Il faut en sortir vite, / Il s’agit de
s’élever, car on étouffe, / Et il part. / Ni branches, ni fleurs, ni pousses, rien
qu’un tronc direct /[...] / Et quand ils n’en peuvent plus, / Une fois arrivés à
l’extrême bout de leur taille, / Lorsqu’ils s’abandonnent enfin et se
répandent en feuilles, / Les voici tous, tous à peu près à la même hauteur, /
Et la forêt paraît unie. // Semblablement, dans une course de cent mètres
s’enlèvent d’un coup tous les coureurs, filent avec idée fixe d’arriver avant
les autres, et voici l’arrivée, [...] il courut merveilleusement. Cependant vous
écarquillez les yeux, vous êtes ébahi. Comment ? Comment ? À un quart de
seconde près ils sont arrivés tous ensemble.»99
La relecture du corps
Ainsi, on vérifie à nouveau deux sentiments qui prédominent dans Ecuador :
d’un côté, la haine contre la séparation, l’arrêt, le cloisonnement, l’inertie ; de l’autre,
l’aspiration à la vraie communication, au mouvement, au continu, au total et au
devenir. Mais, l’intérêt principal de Michaux dans ce voyage, semble-t-il, consiste à se
changer réellement soi-même100 en élargissant sa conscience vis-à-vis de son corps
ainsi que du Monde. Il faut savoir sentir 101 autrement, plus amplement et plus
finement en explorant ce qui se recèle en lui102. Il faut élargir sa pupille103 d’une façon
99
O.C.I, p.200-201.
Dans une lettre à Closson écrite deux ans auparavant, Michaux souligne l’importance des
épreuves corporelles dans la quête du spirituel : «Moi je me fous, tu le sais, de la littérature./ Je
n’envie que le Christ, le Curé d’Ars, Ruysbroeck l’admirable, / j’essaie de m’augmenter tant que
je les méprise. /[...]/ La révolution pour un mystique, la vraie révolution / celle devant laquelle
ils canent, je vais te la dire et en même temps une histoire que tu comprendras. / [...] / Il y a dix
jours elle fut violée, par deux pédérastes. / Quand un mystique (ou plutôt l’endroit opposé au
viol) vit ces événements, il accomplit sa révolution. / [...] / Goemans croit faire la révolution
contre la littérature. / Il n’y a qu’une révolution c’est CONTRE SOI [sic]. / Que les Don Juan se
châtrent. / Que les raisonneurs prennent du phosphore et des glandes / Que les Parisiens
vivent parmi les bœufs et les dindons / et les villageois avenue de l’Opéra» (Sitôt lus, p.61-63).
101 Voir O.C.II, p. 108 : «Les civilisations augmentent trop le “savoir-faire”. Qui n’en a pas le
don, ni l’adresse, qu’il sache donc plutôt le “savoir-sentir”.»
102Dans un passage d’Ecuador, Michaux écrit sur sa «sensation d’inemploi» : «Il se pourrait bien
100
286
ou d’une autre, parce qu’à la différence de l’œil du «Nègre»104 ou de la pupille de «La
Parpue»105, le regard des «Blancs» se fige irrévocablement à cause du développement
partiel de l’intelligence rationnelle et que Michaux souhaite «expulser de lui [...] ce qui
s’est en lui et malgré lui attaché de culture»106 européenne. En d’autres termes, il
cherche à réparer la séparation qu’il a intériorisée en lui-même, à travers le dialogue
direct avec la nature ou la lutte avec celle-ci, car le corps humain n’est pas non plus
étranger à la séparation107.
D’ailleurs, le problème de la séparation implique celui de l’incommunicabilité
entre lui et les autres. Pour Michaux, pour comprendre autrui, il faut se plonger dans
les tréfonds de l’être et atteindre une couche vraiment individuelle mais en même
temps universelle de l’homme, à savoir, un «centre mouvant» indifférencié d’où tous les
différenciés découlent108. Mais il en va de même sans doute pour le Monde. Ce qu’il
cherche à atteindre, ce n’est pas forcément le refus total de la différenciation ni le
retour définitif à l’état virtuel. Mais il souhaite connaître l’état originel de
l’indifférenciation pour affirmer ce qui a été différencié, à savoir, le réel. Une fois cet
état atteint, on pourrait mieux accepter le réel et autrui (même si ce moment suprême
n’arrive qu’au dernier moment de la vie). Cependant, l’homme est un animal qui a
que jusqu’à présent ma vie ait pas mal manqué de courage. Manqué, et peut-être le courage
m’était condition d’existence, et peut-être par ce fait, je gardais toujours cette sensation
d’inemploi, qu’on appelle encore disponibilité... » (O.C.I. p. 207). Dans Poteaux d’angle, un de
ses derniers ouvrages, Michaux souligne la potentialité inépuisable que recèle l’être humain
mais que celui-ci laisse inexploitée ou inconnue : «La mort cueillera un fruit encore vert»
(O.C.III, p. 1044) ; «Les hommes, tu ne les as jamais pénétrés. Tu ne les as pas non plus
véritablement observés, ni non plus aimés ou détestés à fond. Tu les as feuilletés. Accepte donc
que, par eux semblablement feuilleté, toi aussi tu ne sois que feuillets, quelques feuillets»
(O.C.III, p. 1045).
103 Voir Jean-Claude Mathieu, «Avaler la langue, dilater la pupille», in Passages et langages de
Henri Michaux, José Corti, 1987, p. 133-146.
104 « Les Blancs paraissent avoir dans les yeux un noyau plus ou moins grand suivant les
individus. Ce noyau jamais ne se dissout en regard. Il est la marque du secret, du phénomène
cérébral, de la réflexion insoluble en physionomie» (O.C.I, p.149-150).
105 O.C.I, p.499.
106 O.C.I, p. CXXXII.
107 Bien entendu, les épreuves corporelles ne suffiraient pas pour réparer la séparation.
Comme l’indique Jean-Claude Mathieu, il faudrait au moins changer également l’écriture,
parce que cette séparation est liée aussi au langage ordinaire ou à l’intelligence verbale
habituelle. Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit.
108 Voir O.C.III, p. 1054.
287
incarné les distinctions en quelque sorte jusqu’à l’os. Son corps est déjà le produit
d’une lecture discriminatrice du corps originel et indifférencié. C’est une figure lue sur
le fond, choisie et habitée personnellement mais aussi prédéterminée socialement109.
Pour ainsi dire, l’homme forme son corps comme on détache l’objet du «pâté»
indifférencié de la nature. Et une fois fixé, ce corps socialisé ne peut plus lire le monde
que dans un sens fixe. Il faut donc relire son corps en le faisant passer par des
épreuves. Cela mènera aussi, probablement, à la relecture du monde.
L’homogénéité et la spécialisation
L’homogénéité ou la concordance de l’âme et du corps est une thématique
principale chez le jeune Michaux. Comme il l’a déjà esquissé dans «Techniques de la
mort au lit», l’âme (ou le schéma corporel au sens large) concorde rarement avec le
corps même. Certes, l’âme habite le corps en nouant des liens intimes avec lui, mais
elle ne l’occupe pas forcément de manière égale. Soit par les habitudes sociales soit par
la domination excessive de l’intelligence, la manière d’habiter le corps des hommes
modernes est trop partielle. Comme ce «noyau» dans le regard des «Blancs»110, le
schéma corporel se dissout difficilement dans le fond. Et au début de ce journal de
voyage, Michaux attire l’attention encore une fois sur le décalage de son schéma
corporel et du corps même. Le narrateur-héros revenant du repliement, aussitôt qu’il
est sorti en dehors, reçoit le baptême du «froid». Celui-ci lui révèle comment il manque
d’équilibre dans sa relation vis-à-vis de son corps et l’avertit que cette polarisation de
la force psychique est fragile devant la Nature :
Dans «Visages de jeunes filles», Michaux traitera de la spécialisation des hommes modernes
en comparant le visage de la fille originellement racial ou impersonnel plutôt que personnel,
non-déterminé, ouvert et restant encore virtuel et le visage des adultes irrévocablement
spécialisé : «Visage qu’elle va perdant de jour en jour, pour avoir désiré ou avoir été contrainte
de choisir, d’opter, de réaliser./ Et qu’allez-vous devenir, visages contemporains tôt abandonnés
par filles stupidement pressées d’en sortir, d’être quelqu’un, quelque chose, femme, citoyenne,
scout, soldate?» (O.C.II, 306).
110 Ibid., p. 149-150.
109
288
Ah ! ce froid, il faut s’envelopper en soi, s’égaliser plutôt pour y bien résister. /
Celui qui a sa plus grande force localisée dans la tête, le cœur, la poitrine, les
bras, n’est pas fait pour ce pays. Je n’ai pas de tenue devant ce froid. Pas
encore assez homogène...111
Bien entendu, les manières d’habiter le corps varient selon les sociétés et les
individus. Et dans tous les cas, «l’homogénéité» serait «le paradis perdu de l’homme
»112. Cela dit, Michaux devinait évidemment la différence des styles dans la manière
d’habiter le corps entre les occidentaux et les autres peuples. Dans «Un barbare chez
les Malais», par exemple, il écrit sur les Javanais et les Balinais : «Ils s’assoient face à
leur maison, le dos à la route, comme s’ils avaient un œil dans les épaules. En tout cas,
ils ont dans les épaules une présence que nous n’avons pas.»113 D’autre part, le Yogi
hindou sait parcourir son corps d’une manière surhumaine et les Chinois ont par
contre «l’âme concave»114. En tout cas, ce que Michaux a vu chez les Asiatiques des
années 1930, c’est le rapport plus paisible, plus souple et plus harmonieux entre l’âme
et le corps. Non seulement leur conception du corps connaît moins de discrimination,
mais ils ne mettaient pas non plus de distinctions unilatérales entre eux et les
animaux ou entre eux et la nature115. En un mot, leur manière d’habiter le corps est
non seulement plus homogène mais plus ouverte au virtuel ainsi qu’au monde. En
comparaison avec ce style asiatique du corps, le style occidental ou moderne du corps
est cérébral116, centraliste ou partiel. D’ailleurs, selon Michaux, au lieu d’exploiter
111
112
113
O.C.I, p.142.
Ibid., p.698. Voir aussi notre note 18 du chapitre 8.
O.C.I, p.402.
«Si petits que soient les yeux du Chinois, son nez, ses oreilles et ses mains, son être ne les
remplit pas. Il se tapit loin derrière. [...] le Chinois a l’âme concave» (O.C.I, p. 358).
115 O.C.I, p. 697-698.
116 Dans «Le trépané», texte publié plus tard (en 1946), Michaux écrit une caricature des
hommes modernes en insinuant leur manière d’habiter le corps déséquilibré : «[...] Il y a un
endroit en son corps où l’on vit de préférence. Pas le même chez tous. C’est naturel. Mais il est
naturel à beaucoup d’aimer se tenir dans leur tête. Ils circulent, bien sûr, redescendent, vont
d’organe à organe, de-ci, de-là, mais ils aiment retourner souvent dans leur tête. / C’est ce que
le trépané essaie aussitôt de faire, mais une seconde après cet aussitôt, il sait, il sent, il est
assuré que jamais il ne pourra remonter dans sa tête, du moins ce ne sera plus pour y habiter
114
289
pleinement leur corps, les hommes modernes s’appliquent à transformer leur
environnement pour que celui-ci s’accommode à leur style de corps. Cela rétrécira de
plus en plus leur conscience du corps. Et leur activité intellectuelle qui n’est en fait pas
étrangère à leur style de corps entrera de plus en plus dans une impasse. Au moins,
pour ce poète qui ne pouvait voir que «le vide»117 dans la civilisation européenne, il
était nécessaire de rompre ce cercle vicieux une bonne fois. Ainsi, en Équateur, il ose
faire passer son corps par de rudes épreuves. Il cherche à relire et à rejoindre son corps
à travers ces épreuves.
Les épreuves des organes
Mais, la Nature en Équateur lui donne une autre leçon : elle ne laisse passer
que «le très bon, le solide»118. Autrement dit, c’est ici aussi à une série de dissolutions
physiques et mentales que le poète s’expose. Au lieu de la complexité excessive de la
civilisation, la grande simplicité de la Nature met à l’épreuve l’intensité de chaque
niveau de son corps et s’il élargit sa conscience du corps, c’est en décomposant sa
structure du corps liée également à celle de l’esprit. Dans ce journal, le voyageur
mentionne des cas variés de dissolution. Leur détail n’est pas toujours clair. Mais il
n’est pas difficile d’imaginer qu’ils étaient autant d’expériences pour constater ce qui
est fragile et ce qui est vraiment solide en lui. Et naturellement, c’est le plus compliqué
dans le corps qui est le plus vulnérable, à savoir, les organes. Dès son arrivée à Quito,
vraiment» (O.C.II, p. 182).
117 Michaux montre dans un passage comment la civilisation moderne constituait un vide pour
lui et comment il manque foncièrement d’aptitude pour accepter ce monde fini et cloisonné :
«Paul Valéry a bien défini la civilisation moderne, l’européenne : je n’avais pas attendu les
précisions qu’il fournit sur ses bornes pour en être dégoûté. / Jamais je ne sentis que ses trous
et d’où elle était absente, ce pourquoi pendant mon enfance je passai pour inapte à l’étude»
(O.C.I, p.181-182). Dans le même passage, il fait remarquer aussi comment les hommes
modernes se vante de l’élargissement de leur sphère d’activité sans s’apercevoir pourtant qu’ils
sont isolés du vrai dehors : «Les écrivains commencent à se dire de l’Univers. / Parfois il arrive
que l’un d’eux se mette en voyage, pousse jusqu’à Hong-Kong, passe la nuit avec une Jaune.
Puis il revient, on le regarde, on l’invite à parler... Il connaît la Chine !» (ibid., p.181-182).
118 O.C.I, p. 206.
290
par exemple, le mal de montagne frappe le voyageur («L’altitude du lieu est de 3 000
mètres, qu’ils disent, / Est dangereux qu’ils disent, pour le cœur, pour la respiration,
pour l’estomac / Et pour le corps tout entier de l’étranger»119). Surtout, pour ce poète
qui souffre de trouble cardiaque, ce voyage n’est pas autre chose que l’épreuve de son
cœur, ce qui fait de cet organe un autre héros dans ce journal ou un autre sujet de ce
voyage. Il est certainement un centre de son monde du dedans, mais il est également
un organe le plus exposé (ou le plus sensible) au Dehors. La maladie révèle ce lien ou
cet équilibre normalement caché entre le dehors et le dedans. Et avec la dissolution de
cet équilibre, se perd aussi l’unité ordinaire mais provisoire de son être dont il ne
prenait guère conscience. A force de douleur, ses organes ne sont plus habitables. Sa
manière d’habiter le corps est facilement dissoute, et le malade tombe d’emblée dans
un océan déchaîné qui révèle la pluralité foncière de l’être. Ainsi, dans un poème
intitulé «Nausée ou c’est la mort qui vient ?», tout en employant le vocabulaire simple
ou même des clichés littéraires au premier abord, le poète exprime tout de même la
décomposition de l’unité ordinaire de moi-âme-corps, en un mot, une débandade de
son être et en même temps une dernière fierté de l’homme qui cherche à transcender
le monde corporel, même au moment de son naufrage :
Rends-toi, mon cœur.
Nous avons assez lutté,
Et que ma vie s’arrête,
On n’a pas été des lâches,
On a fait ce qu’on a pu.
Oh ! Mon âme,
Tu pars ou tu restes,
Il faut te décider,
Ne me tâte pas ainsi les organes,
[...].
119
O.C.I, p. 154.
291
Seigneurs de la Mort
Je ne vous ai ni blasphémés ni applaudis.
Ayez pitié de moi, voyageur déjà de tant de voyages sans valise,
Sans maître non plus, sans richesse, et la gloire s’en fut ailleurs,
[...]
Ayez pitié de cet homme affolé qui avant de franchir la barrirre vous crie déjà
son nom,
Prenez-le au vol,
[...]
Et s’il vous plaît de l’aider, aidez-le, je vous prie.120
Mais malgré toutes ces épreuves, ce voyageur veut aller, pour ainsi dire,
au-delà des organes, comme s’il souhaitait atteindre une couche primordiale du corps
qui ne se manifeste qu’au bout de l’épuisement des organes, à une vraie source de la
vie. Ainsi, pendant son voyage en pirogue sur le Napo, il s’approche d’une
situation-limite. Ce serait sans doute le point culminant de ses expériences du corps :
«Saturé de quinine, de chaleur, de balancement de pirogue, de l'épais foliacé
infini de la forêt amazonienne, de l'immense nappe derrière et devant nous,
devant nous surtout de paludisme, ce n'est rien, mais de fièvre jaune, et il
faut continuer et avancer encore là-dedans treize jours, la tête caverneuse, le
cœur collant et l'estomac, les poumons plats. / Ah! Ah! / [...] De plus, l’auteur
a les pieds et la jambe gauche qui commencent à prendre vilain aspect de
décomposé. Sa dose de caféaspirine est déjà de six comprimés par jour, il
souffre et marche difficilement. [...] On prendrait ça aussi pour de la
lèpre.>121
On ne sait s’il a pu accéder vraiment à cette couche primordiale du corps. Mais il n’est
pas inimaginable qu’à travers ces expériences, il ait touché ce qui était réprimé à l’état
120
Ibid., p. 190.
292
normal ou ce qui restait inactif tant que les instances supérieures fonctionnaient122.
Au moins, ces expériences de la dissolution lui enseignent que même l’habitude censée
la plus naturelle n’est jamais fondamentale. Ainsi, «le manger» : «Manger n'est pas une
chose si naturelle. Il faut au préalable se trouver dans un état général optimiste. /
J’allai donc me coucher. Moi, j’ai surtout besoin de méditation.»123 Il en va de même
sans doute pour l’«épique» et l’«érotique»124.
Le visible et l’invisible
Ce que Michaux fait ressortir autrement dans ce livre, c’est la croyance des
hommes civilisés dans le visible. Il montre tantôt implicitement tantôt explicitement
comment leur pensée ainsi que leur perception s’appuient aveuglément sur leur vue.
Autant dire que les hommes modernes ne conçoivent le monde et le corps que
visuellement (cela expliquerait aussi l’importance du rôle que joue la peau dans leur
image du corps). Or, les expériences de la Nature en Équateur, c’était également les
épreuves de la vue. D’abord, l’Amérique du Sud, c’est un «continent monotone»125
(selon Michaux). Et ce que l’Équateur montre avant tout, c’est «de la terre, de la terre,
de la terre.»126 Cela revient à dire que là-bas, on ne peut voir que le «vide» et le
121
O.C.I, p. 220, je souligne.
Dans «Le Lobe à monstres», par exemple, en témoignant son inspiration jacksoniste,
Michaux écrit : «Après ma troisième rechute, je vis par la vue intérieure mon cerveau gluant et
en replis, je vis macroscopiquement ses lobes et ses centres dont presque aucun ne fonctionnait
plus et je m’attendais plutôt à voir pus ou tumeur s’y former. / Comme je cherchais un lobe qui
122
fût encore en bonne santé, j’en vis un, que le ratatinement des autres démasqua. Il était en
pleine activité et des plus dangereuses, en effet c’était un lobe à monstres. Plus je le vis, plus
j’en fus sûr. / C’était le lobe aux monstres, habituellement réduit à un état inactif, qui dans la
défaillance des auters lobes, tout à coup par une puissante suppléance, me fournissait en vie ;
mais c’était, soudée à la mienne, la vie des monstres. Or, j’avais déjà eu dans toute ma vie, le
plus grand mal à les tenir en rang subalterne. / [...] Qui aurait cru que je tenais ainsi à ce point
à la vie ? / De monstres en monstres, de chenilles en larves géantes, j’allais me raccrochant...»
(O.C.I, p.814, je souligne).
123 Ibid., p. 218.
124 Voir O.C.I, p. 294.
125 O.C.I, p. 248.
126 Ibid., p. 240.
293
«noir»127. Mais au bout d’un mûr dialogue avec cette monotonie, Michaux arrive à une
conclusion apparemment paradoxale mais tout de même cohérente. Il découvre dans
la monotonie le fond le plus simple mais le plus solide du monde :
«Il y a dans la monotonie une vertu bien méconnue, la répétition d’une chose
vaut n’importe quelle variété de choses, elle a une grandeur très spéciale et
qui vient sans doute de ce que la parole ne peut que difficilement l’exprimer
ni la vue s’en rendre compte.»128
Mais ce qui est remarquable, c’est que, définissant la monotonie comme la
multiplication de l’élémentaire, il suggère aussi que le plus simple ou le plus solide est
moléculaire. C’est pour ça que malgré sa simplicité, ni mot ni vue ne peut saisir le
monotone. Et dans le même passage, il écrit aussi sur l’eau en soulignant son aspect
moléculaire : «En effet, l’eau est bien la chose la plus nulle et inconsistante qui soit.
Néanmoins, c’est avec ça qu’il aurait fait l’Océan. L’Océan c’est la répétition d’un peu
d’eau, la répétition considérable... Or, rien sur notre planète n’est attachant comme la
mer.» 129 Au moins, dans l’imagination du poète, le simple et le moléculaire
commencent à s’unir. Et pour lui, c’est toujours le moléculaire ou l’informel qui est le
plus fort.
Or, une autre particularité de Michaux consiste dans sa double attention
prêtée à la fois au profond et au superficiel. Et ce voyage a développé également son
sens envers l’invisible et l’impalpable qui habitent et trouent la surface quotidienne.
Dans un passage écrit après sa descente du Napo en pirogue, par exemple, Michaux
compare le quotidien des civilisés et celui des indigènes :
«Le quotidien fait le bourgeois. Il se fait partout ; toutefois le quotidien de
l’un peut désorienter jusqu’à la mort l’homme de l’autre quotidien [...]./ Dans
le quotidien de ce pays, il y a l’issang. Vous passez dans l’herbe humide. Ça
127
128
129
Ibid., p. 196. Il s’agit principalement de la région Nord de ce pays.
Ibid., p. 240.
Ibid., p. 240.
294
vous démange bientôt. Ils sont déjà vingt à vos pieds, visibles difficilement,
[...]. / Trois semaines après, vous n’êtes plus qu’une plaie jusqu’au genou,
avec une vingtaine d’entonnoirs d’un centimètre et demi et purulents.» 130
Dans le quotidien de l’indigène, il y a encore «des moustiques très petits» qui «se
mettent dans vos cils, seulement là, par centaines...» et «un petit poisson [...] gros
comme un fil de laine, joli, transparent, gélatineux» qui «cherche à vous pénétrer»131.
Mais comme le signale Jean-Pierre Martin, déjà à Quito, le poète témoigne son sens
aigu du manque132: Et il souligne que «la petitesse» peut transformer aussi la réalité
quotidienne en la privant d’essentiel et en la rendant irréelle :
«Une contrée ou ville étrangère est aussi remarquable par ce qui lui manque
que par le spécial de ce qu’elle possède.[...]./ Ce qui manque à un spectacle
étranger, [...] ce n’est jamais la grandeur, c’est la petitesse. / Examinons donc
mes impressions tranquillement, afin de savoir ce qui manque à Quito et sa
région. / Il y manque des charrettes à bras, des sapins et des fourmis. [...]»133
D’autre part, devant «le jeu du brouillard» qui cache la surface du réel, le voyageur,
déçu de presque tous les paysages visibles, se sent ouverts ses yeux mentaux : «Tous
les tableaux japonais paraissent des résurrections. Ces brouillards portent et
apprennent singulièrement à regarder, attendrissent notre regard, attendu donc que le
visage de la nature [...] n’est pas si dur, ni si inébranlable qu’on le connaissait, mais
faible, désemparé [...].»134 Et son regard intérieur atteint à un autre fond, à savoir,
l’obscurité. Comme nous l’avons écrit, Michaux trouve dans la cabane de l’Indien un
«centre»135. Malgré son incomplétude apparente, elle est «pleine»136, car l’obscurité
130
131
132
133
134
135
136
O.C.I, p. 227.
O.C.I, p. 228.
Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 329-330.
O.C.I, p. 156-157.
O.C.I, p. 167.
Iibd., p. 236.
Iibd., p. 236.
295
substantielle y domine. Pour Michaux, cette obscurité est le foyer de ce qui est
moléculaire et indifférencié. Elle incarne ce qui est à la fois le vide et la substance137 :
«La cabane de l’Indien [...] regorge. On y entre en brassant on ne
sait quoi en épaisseur. Elle regorge d’obscurité, une obscurité bien
matelassée et qui regorge de fumée... Point de cheminée. [...] Les habitations
du Blanc n’ont pas de centre, elles ont des fenêtres.»138
Le dialogue avec le cheval ou devenir-animal
Le cheval représentait souvent le subconscient déjà dans les premiers textes
de Michaux. Il vit jusqu’au bout suivant ses principes. Et l’homme qui le monte n’est
jamais son maître. Et quand son cheval se déchaîne, l’homme n’est plus qu’un noyé. Or,
au cours de ce voyage, cet animal devient littéralement son compagnon. Notamment
depuis le soir où le narrateur-héros allait à «la ferme de Guadalupe» à cheval en pleine
ombre139, cet animal pénètre plus profondément en lui à tel point qu’il lui a consacré
un de ses premiers mots-gong :
À cheval,
À cheval,
J’allais à cheval.
Je vais à cheval dans les Andes.
Je passe mon temps à cheval.140
Et on constatera que dans «Mort d’un cheval», texte écrit sans doute environ cinq mois
plus tard, le voyageur assimile le cheval à son double, ou du moins, il le compare à son
137
138
139
140
Voir O.C.III, p. 531.
O.C.I, p. 236.
O.C.I, p.160-161.
O.C.I, p.162.
296
subconscient aussi inapaisé et aussi indomptable : «Cheval, jamais tranquille, à la tête
piochante de perpétuelle dénégation. / De protestations, de refus d’obéissance,
réitérées-malgré-tout-voilà [...].»141 Toutefois, même cet animal favori est représenté
au début comme une partie de la Nature, comme le fort qui ébranle vivement son
corps. Le cheval le passe littéralement au tamis. Secoué violemment, le corps du
voyageur perd ses frontières et commence à se défaire sur lui. Il n’y a plus de
distinctions entre le corps humain et le corps animal. Il n’y a plus de limites même qui
les séparent. Dans un espace pré-individuel et pré-objectif, le cheval se transforme en
un océan déchaîné et le voyageur n’est plus qu’une barque qui est en train de
s’engloutir. En un mot, il a vécu ici aussi un naufrage pendant lequel sa structure se
décompose :
Beau cheval blanc (mais le blanc de son œil est rose),
Cheval géant à la tête exaltée,
Combien plus grand que le mien qui faiblit doit être ton estomac,
Ton cœur considérable,
Tes muscles fessiers qui m’ont bahuté toute une journée dans la montagne.
Haute vague quadrupède, tu m’as tellement secoué, roulé, anéanti!
On t’a remise enfin à l’écurie.
Et moi je fus au lit.
Mais ta grande houle de trot et de galop m’a emporté toute la nuit (comme
une tentative qu’aurait entreprise la folie sur moi).
Cheval à la tête de bataille,
Cheval très grand,
Ne soupçonnes-tu pas, de ton côté, comme mon cœur est petit ?
Peut-être entendu, frappant sur ta robe, ses petits coups trop rapides?
[...] 142
En tout cas, ce que Michaux suggère ici, c’est que le corps n’est pas séparé
141
O.C.I, p. 200.
297
d’autres corps, au moins dans sa profondeur. Ils se répondent et interfèrent sans cesse
au delà de leur forme extérieure. Ainsi, au cours de ce voyage, les limites entre
l’homme et les animaux deviennent de plus en plus floues. Tantôt Michaux attire
l’attention sur l’intelligence des chevaux qui est simple mais souvent plus sûre que
celle de l’homme143. Tantôt il raconte la mort de saisissement d’un oiseau144. Mais
comme le signale Jean-Pierre Martin
145
, c’est ce qu’il a déjà traité dans
«Révélations»146. En d’autres termes, pour lui, l’âme animale ne diffère pas non plus de
l’âme humaine (au moins dans le fond).
Or, au cours de ce voyage, Michaux remet en cause également les relations
entre le désir et ses objets (, parce que pour lui, non seulement le désir est humanisé,
mais ses objets sont aussi délimités par de multiples critères humains ou sociaux
normalement inaperçus). Il consacre un passage, par exemple, à l’habitude sexuelle
des chiens, après avoir critiqué la spécialisation de «l’homme»147 . Soulignant leur
indifférence aux formes et aux tailles des objets de leur désir, Michaux développe sa
thèse sur la plasticité du corps et des liens entre les désirs et les objets :
«Que l’homme a peu de possibilités. Le don d’amour est grand, mais que son
objet est monotone, et de peu de surprise. / [...] / Le chien a une place à part
dans l’ordre des mammifères. Les chiennes lui sont un monde, que dans sa
vie entière il n’arrivera pas à connaître. / Il a affaire à toutes les formes, à
toutes les tailles, quinze ou vingt fois comme la sienne! Voici une géante. Il
ne se rebute pas. Son imagination érotique le porte à toutes les escalades, à
toutes les pénétrations. Il aura affaire aussi à des naines, à des sortes de
bébés.»148
142
143
144
145
146
Ibid., p.162-163, je souligne.
Voir O.C.I, p. 160-161, p. 173 et p. 193.
Ibid., p. 188.
Martin, op. cit., p. 351.
O.C.I, p. 84.
«La femme, on peut l’aimer. [...] / Quant à l’homme, c’est un animal gâché, original, mais
jamais harmonieux. Il a toujours l’air d’un spécialiste» (O.C.I, p. 180).
148 O.C.I, p.180.
147
298
D’autre part, dans «La Race Urdes» publié juste après Ecuador, il invente un pays
imaginaire où le désir sexuel des hommes ne se fixe plus aux femmes, ni à aucun
organe. C’est un animal fluviatile, écrit le poète. Mais comme «La Parpue» Et
«L’Émanglon», c’est plutôt un être qui incarne la nature de l’eau. Au moins, le poète ne
précise pas sa forme, ou plutôt, il met en relief leur fluidité unie à l’intensité («Ce qui
séduit surtout chez ces animaux, c’est la souplesse unie à la force» : «Cette bête se colle
à lui en ruban et ne le lâche pas volontiers»). Et c’est plutôt une noyade que les
hommes vivent :
«Dans ce pays, il ne se servent pas de femmes. Quand ils veulent jouir, ils
descendent dans l’eau, et s’en vient alors vers eux un être un peu comme la
loutre, mais plus grand, plus souple encore [... ] ; s’en viennent vers lui ces
bêtes et se le disputent, s’y enroulent et se bousculent tellement que, s’il ne
s’était muni de flotteurs de bois léger, l’homme coulait à pic, [...] sur le lit du
fleuve. Cette bête se colle à lui en ruban et ne le lâche pas volontiers. / Ce qui
séduit surtout chez ces animaux, c’est la souplesse unie à la force. L’homme
trouve enfin plus fort que lui [...].»149
Le plaisir des hommes Urdes dépasse la simple satisfaction sexuelle ou charnelle. Il
est même de nature spirituelle. Ce n’est pas la perversion. C’est plutôt l’épuration du
désir. Le poète cherche à libérer les désirs des objets fixes et délimités. Et au lieu
d’humaniser le désir ou de le rattacher aux objets humains, il le rend à la fois
inhumain et profondément humain, à savoir, illimité et moléculaire. Or, dans un texte
peu connu de Mes propriétés, intitulé «Dans mon courrier»150, Michaux montre cette
fois son inspiration à la fois psychanalytique et anti-psychanalytique de manière
curieuse : d’une part, il y incruste des mots-clé freudiens d’une façon ostensible
(femmes, satisfaction, déguisement)
; mais de l’autre, il fait ressortir davantage
l’inhumanité du désir en inventant des monstres mi-femme mi-animal :
149
O.C.I, p.494.
299
«Un brochet qui me mande : “Monsieur, vos mouches artificielles me
donnent pleine satisfaction...” ou un jument : “Monsieur, je porte en ce
moment la tête complètement repliée dans le dos, dois-je... ?” Ta tatata !
Tout ça, c’est des histoires de femmes plus ou moins déguisées. Je n’en veux
plus dans ma vie, c’est compris?
J’ai fait un long voyage et très dur et j’en ai rapporté cette
résolution.»151
En effet, ce texte témoigne à la fois de la compréhension de Michaux du freudisme et
de son détachement de celui-ci, de manière multiple. D’abord, ce que ce texte ébauche,
c’est moins la suprématie de la libido freudienne que la tentation plus diabolique de «la
fornication universelle»152que Michaux relate dans L’Infini turbulent, environ trente
ans plus tard. On est tenté par «une impureté essentielle» 153 inhérente au fond
infra-humain154 et qui «pollue l’ange en l’homme»155. Au moins, ce que le poète a
entrevu ici, c’est le seuil d’«un éden bestiaire» 156 . En d’autres termes, le désir
élémentaire fait partie de la Nature même, qui est entièrement étrangère au monde
humain, à plus forte raison à l’œdipe157. D’autre part, déclarant refuser cette tentation,
le poète suggère ici aussi que l’éros n’est pas encore primordial. Cela n’est qu’un fond
parmi plusieurs, ou du moins, cela ne représente pas le monde subconscient.158
C’est le dernier texte dans le chapitre «Entre les lignes» et non repris dans La Nuit remue.
O.C.I, p. 519, je souligne.
152 O.C.II., p. 867.
153 Ibid., p. 873.
154 Ibid., p. 871.
155 Ibid., p. 871.
156 Ibid., p. 870.
157 Bien entendu, Freud mentionne aussi ce domaine, notamment, dans «Au delà des principes
du plaisir».
158 D’autre part, ce texte préfigure aussi ses futurs textes écrits sous la forme de lettres où les
voix féminines jouent un rôle capital. Cela suggère que Michaux voit dans la libido comme
faisceau de plusieurs désirs un désir propre de connaître autrui, de communiquer vraiment
avec autrui en tant que l’autre monde. En d’autres termes, le désir sexuel est, en un sens, la
manière impropre de ce désir primordial. En effet, dans ce journal de voyage, Michaux ne
cache pas son désir de se joindre à autrui, d’une manière propre : «Je compte sur toi, lecteur,
sur toi qui me vas lire, quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts
comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de lettres» (O.C.I, p. 179).
150
151
300
La géologie des schémas corporels
Nous avons examiné jusqu’ici le dialogue entre la Nature et le corps et
l’élargissement de la conscience du corps chez Michaux. Et à travers cet examen, se
dessine de plus en plus le corps en tant que domaine pré-individuel et pré-logique.
En effet, l’exploration du corps chez Michaux a un autre aspect très important. C’est
pour ainsi dire la géologie des schémas corporels. Dans Les Grandes Épreuves de
l’esprit, texte publié trente-cinq ans plus tard, Michaux traite cette question sous un
aspect implicitement jacksoniste et précise la stratification sous-jacente des schémas
corporels ainsi que la fragilité du schéma corporel superficiel :
[...] ce sentiment de perte d’une partie du corps, qu’il s’agisse de bras, jambe,
joue, de cou ou de la tête, n’est presque jamais celui d’une disparition pure
et simple. Disparaître, c’est encore apparaître. C’est disparaître d’un certain
ensemble de repères, de mises au point, de centres de reconnaissance et de
tout ce qu’il faut, et a fallu pour englober en nous le membre ou la région du
corps de manière à nous les rendre proches et nôtres et constants.
Disparaître de cet ensemble c’est apparaître paradoxalement. / A cause d’un
manque, un “plus”, un “autre”. / Toute partie du corps peut alors paraître
“changée”, et dans une situation changée. / [...] / Son bras donc peut lui
apparaître étrangement éloigné. Ou bien long, n’en finissant pas, ou
curieusement se prolongeant dans des meubles et des objets, bras d’un seul
tenant avec l’accoudoir du fauteuil [...]»159
En d’autres termes, ce qu’on appelle le schéma corporel connaît également une sorte
de structure hiérarchique, ou il est le résultat d’une intégration de plusieurs schémas
latents. Et une fois disparu le schéma corporel normal, d’autres jusque-là réprimés
159
O.C.III, p. 384.
301
apparaissent. Chez Michaux (du moins dans les années 60), la question de la
transformation du schéma corporel se rattache précisément à la question du
subconscient. Chaque conscience partielle suggère son schéma corporel. Celui-ci ne
s’adapte pas au réel certes, mais il prouve tout de même des efforts déséspérés de
l’organisme pour le rééquilibrage. Autrement dit, la conscience principale (ou la
fonction du réel) forme non seulement la réalité extérieure unifiée mais également le
schéma corporel unique
160qui
convient au réel. Et la dissolution de la conscience
principale suscite ici aussi l’activation des consciences partielles prédominantes.
Bien entendu, dans Ecuador, la conception du schéma corporel chez Michaux
n’atteint pas encore à une telle profondeur. Mais cela n’empêche que ce voyage lui
donne l’occasion de vivre une variété de schémas corporels. Notamment, à travers
l’expérience de la prise d’éther, il vit une transformation complète du schéma corporel
(«Cependant mes pieds et mes jambes, comme s’il y venait goutte à goutte le dépôt de
ma pesanteur matérielle, s’éloignent, se caoutchoutent au fin bout de moi-même. / Et
sur ma bouche une bouche de glace.»161). Et comme nous l’avons écrit, l’éther lui fait
vivre une sorte d’«Infini»162 en le privant totalement de son modèle postural ordinaire
et de ses tendances principales163. D’ailleurs, cela distingue cette drogue de l’opium,
parce que celui-ci enferme le sujet en lui donnant une auto-satisfaction absolue et
Dans le même passage, Michaux montre que si le schéma corporel principal disparaît,
plusieurs schémas risquent d’apparaître simultanément et que cela empêche l’homme d’avoir
une seule image de ses membres (ibid., p. 384).
161 O.C.I, p.182.
162 Ibid., p. 184. Dans un texte postérieur, Michaux approfondit et précise davantage ses
expériences de la prise d’éther. Il fait remarquer, par exemple, qu’à ces moments, non
seulement le schéma corporel mais aussi l’espace et le temps se transforment radicalement
(«L’espace et le temps se croisent d’une façon nouvelle. Plus homme ni femme, il n’est qu’un
lieu»(ibid., p. 450). Dépouillé de corps et d’espace ordinaires, on devient «intrinsèquement» nu
(ibid., p. 452). Le fossé qui sépare les individus disparaît et, lui et son amie, ils sont «unis» l’un
à l’autre(ibid., p. 453) ; «On est strictement jumeaux. Se distinguer, on n’y songe plus. Identité!
Identité! » (ibid., p.454). D’autre part, Michaux attire l’attention sur l’état où on se trouve après
l’expérience de l’éther et qui est aussi instructive pour connaître le corps : «Cependant, le
lendemain il se sent un peu étrange. [...]. Il a l’impression que sa garde l’a quitté, et son bouclier.
(On a donc tout ça pour se protéger!) Il se sent seul, sorti de sa gaine, comme un ver, un
bernard-l’hermite hors de sa carapace, se disant, un peu honteux [...]» (ibid., p. 451).
163 Ibid., p.193 : «[...] l’éther, plus chrétien ; arrache l’homme de soi.» Voir aussi ibid., p. 449 :
«L’homme a un besoin méconnu. Il a besoin de faiblesse. [...] / D’une façon ou d’une autre, il lui
faut être vaincu.[...] / Excédé, il recourt à l’éther. / Symbole et raccourci du départ et de
160
302
renforce plutôt la séparation avec autrui et le monde164.
Toutefois, la transformation par les drogues n’est qu’une expérience parmi
d’autres. Sur ce point, comme nous l’avons vu, la maladie est aussi instructive parce
que non seulement elle provoque le dérangement des organes, mais elle rend
impossible l’habitation ordinaire du corps. Et naturellement, elle dépouille le malade
plus ou moins d’images extérieures du corps :
«Votre figure se mamelonne, un grand mal de tête, le cœur bat la fièvre... On
est tout fléchissant, comme prêt à se rompre, comme s'il n'y avait plus fibre
ni rien qui pût tenir joints le haut du corps et le bas.[...] »165
Comme il se doit, la fatigue peut aussi susciter une transformation de l’image du corps.
Normalement on prend rarement soin de ce changement. Mais pour cet explorateur du
corps, un phénomène apparemment ordinaire a une signification spéciale, et le petit
changement égale le grand :
[...] le sommeil s’appuie contre moi. Je pèse extrêmement lourd ; si mon
cheval est pareil à moi, il doit se sentir éléphant.166
Ainsi, déjà dans Ecuador, Michaux développe largement et en un sens
systématiquement sa conception du schéma corporel : non seulement il révèle
comment celui-ci est instable et illusoire, mais aussi il souligne comment ce qu’on
considère comme corps s’écarte du vrai corps. De toute façon, il semble certain que ces
expériences corporelles pendant le voyage se reflètent dans d’autres textes publiés
après Ecuador et reçus dans Mes propriétés. Au moins, au début d’«Encore des
changements», Michaux écrira de manière convaincu : «A force de souffrir, je perdis les
l’annihilation souhaités.»
164 «[...] Opium. [...] / Cette perfection sans surforce ne m’est rien. [...]/ L’opium reste dans mes
veines. Il y met contentement, satisfaction. / Bien. Mais qu’ai-je à faire de cela ? Ça m’embrasse.
[...]» (O.C.I, p. 193).
165 Ibid., p. 188.
166 O.C.I, p. 169.
303
limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement. Je fus toutes choses [...].»167
La vitesse
Or, selon Michaux, ce qui constitue la base de notre image du corps n’est pas
seulement limitée au schématique. La vitesse, le tempo et le rythme y jouent un rôle
aussi important, à la fois sur le plan physique et sur le plan psychique. Comme nous
l’avons écrit, Michaux se montrait très attentif à la vitesse de pensées dans ces
premiers textes. Et dans Ecuador, il continue cette quête de vitesse. Dans un passage
concernant l’équitation, par exemple, attirant l’attention sur la corrélation entre
l’allure du cheval et la réaction de son corps, il suggère ici aussi qu’il est habité par des
existences psychologiques plurielles dont «le tempérament» diffère :
« Nous revîmes au trot (rarement au pas) et au galop. C’est moins fatigant.
Ma jambe droite quand on va au pas ne dit rien, mais ce n’est pas dans son
tempérament. Elle s’ankylose et j’en suis très souffrant. [...]J’ai toujours
peur que mon cœur ne se laisse prendre. C’est que je le connais, la
souffrance l’accroche. Cependant culbutent en moi mes forces, je suis réduit
à presque rien. Suffit, j’ai tenu bon aller et retour.»168
D’autre part, la question de vitesse s’impose également dans son expérience de l’éther.
Il met en relief le changement de la conscience du temps, comme si, sans cela, l’éther
perdait la moitié de son intérêt :
«L’éther arrive à une vitesse de train, par sa route de bonds,
167
Ibid., p. 479. Dans un texte ultérieur, plus théorique ou du moins plus objectif, Michaux
écrit toujours : « Le schéma corporel, il ne faut pas trop le questionner. Il répondrait par vide et
par erreur. Il est assez vague. Et même en un homme sain n’aura pas les bonnes réponses qu’il
attend. Peu solide est le corps, dès qu’on veut, les yeux fermés, immobile, le ressentir, le
reconstituer. L’appréhension aussitôt le défait. Plus virtuel que réel, c’est lorsqu’il vient à
manquer qu’on prend conscience qu’il avait quelque chose d’une forme. [...]» (O.C.III, p. 389).
304
d’enjambement : escalier à marche de falaises. / Ainsi gravit les paliers de
l’atmosphère un oiseau grand voilier dans la cordillère des Andes.»169
Dans ses textes ultérieurs sur les hallucinogènes, Michaux répétera qu’une fonction
principale de l’esprit humain consiste à modérer la vitesse mentale qui, sans cette
fonction, serait excessivement rapide pour l’homme. Autrement dit, la vitesse mentale
est également le produit d’une coordination et le temps ordinaire est aussi un composé.
D’ailleurs, avec la transformation du temps, l’espace se transforme. Et l’éther amène le
voyageur ici aussi à «l’eau», à savoir, au fluide ou au moléculaire qui annihile toutes les
distinctions faites par les hommes : «Puis du temps passe, du temps, de hautes
cascades de temps. / L’Infini. / [...] / La vitesse ... / L’éloignement... / L’eau ... »170
D’autre part, dans un passage concernant «la chasteté», Michaux relate
l’accélération extraordinaire des pensées. Comme il l’a fait dans «Surréalisme»171, il
compare au moment de la noyade cette activation des pensées automatiques. Mais à
l’inverse du cas de l’écriture automatique, sa conscience reste claire. Elle est plutôt
élargie au lieu d’être suspendue. Cela n’empêche que la chasteté le jette dans la mer
des pensées moléculaires. Elle est une expérience du naufrage, comme l’équitation et
la prise de l’éther. Comme il se doit, les paroles n’arrivent pas à suivre la vitesse de ces
pensées moléculaires :
«Il y a pour moi une drogue dans la chasteté. Son effet : les mouvements
vites, la colère, et le peur, le sentiment musical.[...] Dans la chasteté la
parole ne peut me suivre. Je m’imagine toutes choses à la vitesse que
passent pour posséder les personnes sur le point de se noyer. Si j’écris dans
ces moments, impossible, ce n’est jamais qu’un résumé. Pourtant, hélas,
c’est mon optimum lucide.»172
168
169
170
171
172
O.C.I, p. 173.
O.C.I, p.182.
O.C.I, p. 184-185.
O.C.I, p. 59.
O.C.I, p.192. Voir aussi ibid., p.59-60 et notre chapitre 5.
305
En tout cas, la dissolution enlève le modérateur intérieur de l’homme qui s’occupe du
maintien de la vitesse mentale ainsi que du schéma corporel. Et dans «Encore des
changements», Michaux attire l’attention non seulement sur la transformation du
corps, mais aussi sur la rapidité de ces changements. Cela fait ressortir que la
dissolution est une expérience de devenir illimité et que le devenir constitue une
essence du monde subconscient : «Je regrettais de n’être plus boa ou bison. Peu après,
il fallait me rétrécir jusqu’à tenir dans une soucoupe. C’était toujours des changements
brusques, tout était à refaire, et ça n’en valait pas la peine, ça n’allait durer que
quelques instants et pourtant il fallait bien s’adapter, et toujours ces changements
brusques [...].»173
Se rejoindre soi-même
Comme nous l’avons écrit au début, ce voyage fut pour relier ou rejoindre le
moi et le corps. Ce fut également un voyage pour réparer la séparation qu’il a
intériorisée malgré lui en élargissant sa pupille et sa conscience du corps. Et enfin,
durant ce voyage, le poète cherchait sans cesse à constater la vraie base, la sienne
ainsi que celle du monde. Or, Ecuador raconte dans sa dernière partie une petite
anecdote très significatives. Après être arrivé à Iquitos, le voyageur passe une journée
à ausculter son propre rythme, comme s’il le découvrait pour la première fois, ou
comme s’il arrivait enfin à l’accepter après tant d’expériences. En somme, il revient au
simple ou au monotone, mais avec une conscience renouvelée, naturellement :
Sans doute, il y a bien toute une forêt autour de moi. Mais par grande
chaleur, mes veines chantent. Chanson bien monotone. D’autre part
chanson bien mienne, et je l’écoute toute la journée.174
O.C.I, p. 479.
Ibid., p. 228, je souligne. Dans une note annexée au Journal (et un autre texte non repris),
Michaux soulignera la grandeur de la monotonie, de la répétition et du simple. Voir ibid., p.
173
174
240-241 et p. 248.
306
Bien entendu, ce voyage n’est qu’une étape d’un parcours plus long et plus dur de ce
voyageur éternel. Mais, il semble tout de même certain qu’il lui a rapporté pas mal de
fruits. Rappelons le portrait du poète avant son départ. Devant le «froid» d’un pays du
Nord, il s’aperçoit de son manque d’homogénéité. Il a compris comment il s’ écartait de
son corps. Maintenant, devant la forêt d’Amazone, il tâte son pouls. Il a enfin rejoint
son rythme et son corps. Ce pouls, ce rythme, si monotone qu’il soit, c’est le sien. C’est
ce qui sous-tend vraiment son être, pendant et après de dures épreuves. De la même
façon, Michaux raconte dans un passage suivant une autre anecdote, apparemment
naïve mais aussi significative : il s’agit de cet œil du nourrisson175 :
«Ici, les arbres sont fort éclairés et lumineux. Je ne les vois pas. Je regarde
seulement leur éclat. J’ai toujours les yeux grands ouverts comme les
nourrissons et ne les tourne que quand ça bouge, comme les nourrissons. /
Je peux difficilement m’expliquer. Quoique je parle plus souvent de malheur,
j’ai aussi des tas de petites jouissances.» 176
Ne fût-ce que momentanément, il a regagné ce regard indifférencié, cette pupille
élargie, étrangère à la séparation et à la discrimination. Au bout des épreuves variées,
il a enfin accédé à cet œil vraiment humain.
Chaînes nouvellement enchaînées
Ainsi, ce voyage apporte au poète une réconciliation avec son corps, ne fût-ce
Comme Jean-Pierre Martin le signale, cette anecdote est précédée de celle d’une lecture
distraite, qui préfigure à son tour cette lecture nébuleuse esquissée dans «Le Portrait de A.».
Mais remarquons aussi que dans cette lecture particulière à Michaux, la question de la vitesse
ou de son propre rythme joue un rôle important. C’est comme si le retour à son propre rythme
lui permettait aussi de toucher à l’Univers ou au vraiment Universel. Voir Jean-Pierre Martin,
op. cit., p. 362-365 et O.C.I, p. 610-611.
176 Ibid., p. 229, je souligne.
175
307
que d’une manière provisoire. Mais parallèlement à cela, il élargit son univers
d’écriture en approfondissant sa méditation sur la Nature élémentaire et l’instance
pré-personnelle et pré-logique.
Remarquons d’abord une correspondance implicite entre la Nature
équatorienne et ses fantômes. Certes, dans Ecuador, il n’existe pas de descriptions qui
mentionnent directement leur rapport. Au premier abord, ils constituent deux
thématiques indépendantes et Michaux précise même que ses «larves et fantômes [...]
ne connaissent rien de l’Équateur.»177
Toutefois, la Nature équatorienne et ses fantômes ont ceci de commun qu’ils
sont tous les deux indifférents à l’humain et notamment qu’ils représentent l’informel,
le mouvant et le moléculaire qui se cachent au-dessous de la superstructure, à la fois
fragile et provisoire. Examinons, par exemple, comment Michaux décrit «la terre». Dès
son arrivée à Quito, il écrit :
Le sol est noir et sans accueil.
Un sol venu du dedans.
Il ne s’intéresse pas aux plantes.
C’est une terre volcanique.
Nu! Et les maisons noires par dessus,
Lui laissent tout son nu ;
Le nu noir du mauvais.178
La terre équatorienne est insensible et indifférente : elle refuse tous les costumes
humaines et rejette tous les sentiments humains. En un mot, elle incarne l’inhumain
qui se recèle au dedans du monde. Par contre, Michaux écrit sur la nature européenne
en soulignant son caractère humanisé : « [l’]Europe a partout le petit rire de sang de
ses maisons en brique, de ses toits, de ses tuiles.» 179 De la même façon, il mentionne
souvent la rareté des plantes en Équateur. Or, pour lui, la plante est très liée à
177
178
179
O.C.I, p. 177.
Ibid., p. 154, je souligne. Voir aussi ibid., p.196.
Ibid., p. 197.
308
l’homme, car «l’homme peut se passer d’animaux, mais il lui faut des plantes. Il y a
dans le végétal un certain jus qui lui plaît et la couleur verte»180. Et au contraire de la
terre équatorienne, «[]’]Europe gît [...] sous l’huile immense du vert végétal, intense,
frais, allègre.» 181
D’autre part, il est vrai que comme le signale Jean-Pierre Martin182, la terre
équatorienne représente ce qui est fragile et friable. Et cela correspond aussi à la
friabilité du moi en tant que superstructure. Mais naturellement, la terre
équatorienne fait partie de l’orogenèse au sens large et celle-ci symbolise ce qui n’est
durci qu’en surface, ou ce qui est à la fois sans forme et protéiforme, en un mot, le
virtuel. D’ailleurs, comme Martin le signale aussi183, mélangée avec «l’eau», «la terre»
équatorienne se transmue facilement en liquide ou en moléculaire. Avec la pluie,
l’ensemble de la terre tourne en mer de boue. Dans ce pays, même des montagnes se
transforment en plaine au bout de quelques jours. Michaux écrit au moins trois fois
sur ces cataclysmes qui ont ravagé l’Équateur 184 . Et lui aussi il apprend par
l’expérience cette fluidité de la terre équatorienne pendant son voyage en pirogue. On
constatera ici aussi une image du naufrage ;
Mais celle-ci [= la forêt tropique] ressemble surtout à un écoulement.
Il n'y a pas de chemin et l'on va à pied.
Berné le pied ! Berné! Bafoué!
Le sol mou s'en fout, ne dit ni oui ni non
Gargouille grassement,
Vous reçoit jusqu'à la taille.
Berné! Berné! Ridiculisé!
Les racines vous écorchent,
Assomment et cassent l'orteil,
Gluantes, vous glissent, vous bousculent,
180
181
182
183
184
Ibid., p. 240.
Ibid., p. 197.
Jean-Pierre Martin, op. cit., p.304.
Ibid., p. 343-344.
Voir O.C.I, p. 164-165, p, 239-240 et p. 249-250.
309
Vous culbutent, vous éliminent,
et vous perdent dans un de ces infinis trous infects /[...].185
Ainsi, le dialogue avec les éléments brise en mille morceaux la croyance naïve à la
Forme, parce que la nature ne connaît ni la séparation ni la forme fixe. L’élémentaire
devenu moléculaire bouleverse l’esprit humain qui cherche à détacher des objets
distincts du fond indifférencié et à composer la réalité en les fixant. Mais pour les yeux
intérieurs du poète, la nature reste virtuelle. Et même si elle paraît avoir de la forme,
ce n’est que provisoire ou en surface. Du moins, l’expérimentateur qui fait toujours de
lui-même le sujet d’expérience constate partout l’état indifférencié, moléculaire et
fluide des choses au dessous de ce qui est apparemment fixé.
Certes, cela ne signifie pas que le poète songe d’emblée au Vide absolu. Tout au
contraire, il devine que dans cette mer moléculaire, il y a déjà comme des îles ou
comme des épaves et que chacune d’eux émet leurs signes particuliers186. Autrement
dit, pour Michaux, l’état indifférencié comporte différents degrés d’intensité. Le virtuel
est tout de même multiple et hétéroclite. Et il en est ainsi pour le subconscient, en tant
que domaine pré-individuel et pré-objectif dans la mesure où une foule y habite et
agit.
Or, au moins dans deux poèmes écrits à cette époque, Michaux condense
toutes ces réflexions sur les éléments, le subconscient et le virtuel, semble-t-il. En un
sens, c’est l’union de la ténuité de l’être et de la grandeur de la Nature. Mais loin d’être
emporté par la grandeur, le poète garde son vide, son rien, son virtuel, et à inventer
son eau, sa terre et son vent.
Ainsi, on constatera que dans «Je suis gong», le poète associe l’image du
volcanique et l’image de son être dont l’extérieur est durci mais dont l’intérieur reste
informel comme du magma. En même temps, il réussit à exprimer une multitude de
vies virtuelles qui fourmillent déjà dans ce magma intérieur et dont chacune a son
intensité différente :
185
O.C.I, p. 210.
310
Dans le chant de ma colère il y a un œuf,
Et dans cet œuf il y a ma mère, mon père et mes enfants,
Et dans ce tout il y a joie et tristesse mêlée, et vie.
Grosses tempêtes qui m’avez secouru,
Beau soleil qui m’a contrecarré,
Il y a haine en moi, forte et de date ancienne,
Et pour la beauté on verra plus tard.
Je ne suis, en effet, devenu dur que par lamelles ;
Si l’on savait comme je suis reste moelleux au fond.
Je suis gong et ouate et chant neigeux,
Je le dis et j’en suis sûr. 187
D’autre part, ce poème témoigne aussi des efforts pour la fusion du corporel et
de l’incorporel chez Michaux. « Je suis gong», écrit le poète. Cela revient à dire que «je
ne suis que des signifiants sonores» ou que «je suis des échos retentissants qui ne
désignent rien de fini ou de fixe, mais qui font naître tout à travers ses résonances et
ses vibrations (ayant de tonalités différentes : la colère, la tristesse et la haine).» Le
poète écrit : «Dans le chant de ma colère, il y a un œuf». Autrement dit, «un œuf» qui
comporte «tout» naît du «chant» de sa colère. Bien entendu, ce poème raconte encore
plus : avec tous ces signes à la fois creux et sonores, je construirai mon terrain, ma
famille et mon univers, en immergeant et fondant tout ce qui a été actualisé, figé et
fixé. Mais en tout cas, il semble certain qu’en unissant l’élémentaire (tempête, soleil,
neige, magma) au pré-logique, le poète construit ici un espace incorporel qui se
détache du monde corporel.
Un autre exemple de la fusion de l’élémentaire et du pré-logique, c’est un
poème inséré dans Ecuador, à savoir, «Je suis né troué». Comme le signale Jean-Pierre
Martin188, le vent est un autre motif principal dans Ecuador. Il ne cesse de souffler
186
187
188
A ce sujet, voir par exemple, ibid., p. 152.
O.C.I, p. 505.
Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 344-345.
311
depuis le début de ce journal jusqu’à sa fin189. Et à travers son voyage, le poète va
approfondir sa méditation sur le vent et intérioriser cet élément. Et à la fin du voyage,
sur l’Amazone, le voyage se rend compte enfin qu’il s’est attaché au vent depuis son
enfance. C’est également le moment où il s’est rejoint lui-même davantage :
«Oh! le vent! / Je suis d’un pays de vent, / Dans mon pays le plus pauvre a du
vent, / [...] / Nous en avons toujours beaucoup, et nous en avons besoin, du vent,
du vent! [...] // Celui qui a été élevé, / Celui qui a vécu des années, dans les mains
passionnées du vent [...] / Je ne me croyais pas tellement attaché à mon pays
[...]»190
Or, au début de «Je suis né troué», un long poème où se mélangent des éléments
impropres et des éléments propres, le poète emploie de façon intensive des refrains,
des répétitions ou des chiasmes, comme s’il imitait le mouvement du vent, son
va-et-vient ou son tourbillon :
Il souffle un vent terrible.
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine.
Mais il y souffle un vent terrible.
[...]
Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine.
Mais il y souffle un vent terrible.
Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance,
Il y a impuissance et le vent en est dense,
Fort comme sont les tourbillons.
Casserait un aiguille d’acier,
Et ce n’est qu’un vent, un vide.
En ce qui concerne les passages sur le vent, voir aussi par exemple, ibid., p. 142, p.143, p.
173, p.189-190, p. 202 et p.233.
190 Ibid., p. 232.
189
312
[...]191
Dans cette partie, on constate aussi des correspondances assez serrées sur le plan
phonique. Soit allitération combinée d’effet d’assonance ;
Il souffle un vent terrible ; un petit trou dans ma poitrine
[il]
[l]
[i][l]
[pti] [tr]
[p] [tri]
Fort comme sont les tourbillons. / Casserait un aiguille d’acier
[r][k]
[s]
[r] [ij]
[k] [srε]
[εg] [ij]
[sje]
Soit rime intérieure combinée d’effet d’assonance :
Il y a impuissance et le vent en est dense
[ãs]
[ã] [ã]
[ãs]
Et dans l’ensemble de ce poème, se déploie une autre série de jeux phoniquex
constituée par «vent», «vide», «vie» (« Et ce n’est qu’un vent, un vide» ; « Et c’est ma vie ,
ma vie par le vide>), comme si le poète conjuguait un verbe absent, ou comme si ces
mots mimaient un devenir illimité.
D’autre part, ce qui caractérise ce poème sur le plan sémantique, c’est
l’abolition des bornes. Ici, le léger et le profond cohabitent sans frontières et le vent
parcourt librement le dedans et le dehors de l’être («Ce n’est qu’un petit trou dans ma
poitrine. / Mais il y souffle un vent terrible»). Le «trou» intérieur comporte tantôt
l’émotionnel («Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance») tantôt
une forêt primitive («Mais ce serait plutôt une grande forêt, de celles-là qu’on ne
trouve plus en Europe depuis longtemps»). De la même façon, ce «vide» est à la fois
incorporel («C’est à gauche, mais je ne dis pas que c’est le cœur.») et corporel («[...]c’est
un forage à froid, qui fore, fore inlassablement, / Comme sur une solive de hêtre deux
191
Ibid., p. 189.
313
cents générations de vers qui se sont légué cet héritage : «Fore... Fore.»), ainsi que «le
manque» (« J’ai sept ou huit sens. Un d’eux : celui du manque. / Je le touche et le palpe
comme on palpe du bois»). Et non seulement ce «je» se trouve entre centre et absence
( «Je me suis bâti sur une colonne absente», mais comme c’est le cas de «Je suis gong»,
son «vide est ouate et silence» et «[q]uoique ce trou soit profond, il n’a aucune forme»192.
Autrement dit, son être essentiel est toujours sans forme et sans substance. Ainsi,
Michaux développe ici aussi sa poétique du rien ou déploie son rien essentiel. Il se sert
de deux aspects contradictoires des éléments (matériels et informels) et les associe soit
aux signifiants qui renvoient au personnel (haine, envie, impuissance, ma poitrine, le
cœur) soit à l’autobiographique («Petit village de Quito», «il dit, ce monsieur le critique,
que je n’avais pas de haine. / Ce vide, voilà ma réponse»). Mais toujours gardant un
effet incorporel, il esquisse son portrait comme être moitié vide moitié durci.
11
L’écriture de l’âme moderne
«Une vie de chien»
192
Ibid., p. 190.
314
A travers le voyage en Équateur, Michaux développe sa poétique du rien en
approfondissant le dialogue avec la Nature élémentaire. Chez ce poète, les éléments
réduits à son état moléculaire et indifférencié ont des attributs qui s’opposent aux
conceptions ordinaires du corps ou de la matière. Loin d’être statiques et isolés, ils sont
informels, illimités et plus ou moins fluides. Ils symbolisent le devenir, plutôt que
l’enchaînement interminable de la cause à effet. Au lieu d’être définis par la forme fixe
et la substance, ils incarnent des rythmes monotones mais multiples qui constituent
l’Univers. En tout cas, leur simplicité moléculaire et dynamique dépasse les affaires
humaines et annihile le compliqué et le figé composé par les hommes. Ils sont l’état
absolument inhumain des choses et le poète déploie son rien, en unissant la grandeur
des éléments et la ténuité de son être1. D’autre part, en vivant des épreuves variées, il
élargit sa conscience du corps et acquiert définitivement une nouvelle conception du
corps qu’on pourrait appeler le corps sans organes, à savoir, le corps fluide et
moléculaire dans lequel des objets partiels s’éparpillent comme des épaves. Bref, il
s’agit ici aussi de l’effacement de la forme et de la substance fixes. En se plongeant
dans les profondeurs du monde corporel, il atteint une couche où l’untié et l’intégrité
des choses réelles ne peuvent plus subsister et où tout revient à son état virtuel,
informel et indifférencié.
Cependant, l’exploration des profondeurs chez Michaux s’accompagne toujours
d’efforts pour cristalliser un devenir à travers l’écriture. Tout en se plongeant dans les
tréfonds du monde corporel, il construit un univers incorporel qui dépasse la passion et
l’action. Il va de soi que ce sont également des efforts pour extraire le propre des
expériences pathologiques ou au moins des expériences qui côtoient celles-ci.
Or, trois mois après la parution d’Ecuador, en octobre 1929, Michaux publie
une nouvelle série de textes sous le titre d’«Une vie de chien». Ils sont repris dans Mes
propriétés, receuil publié un mois plus tard, et constituent avec d’autres textes la
première section de ce recueil, intitluée «Partage de l’âme». Comme le suggère le titre
originel de ces textes («Une vie de chien»), Michaux traite ici une thématique
Dans ses textes ultérieurs tels qu’Au pays de la magie, il se représentera un état où, réduit à
son rien minimum, l’homme acquiert une capacité magique de dominer les matières en
intervenant dans leur état moléculaire.
1
315
apparemment contraire au dialogue avec la Nature. En un mot, c’est la création de
plusieurs types de l’âme moderne, séparée ou abandonnée de la Grandeur. Mais
comme nous l’avons écrit, pour ce poète, non seulement l’espace du dedans constitue le
dehors du monde humain, mais il fait partie littéralement de la Nature. En d’autres
termes, l’âme moderne, c’est une âme qui ne peut atteindre le dehors qu’en
s’enfermant dans son monde du dedans. Or, comme il l’a prédit dans «Notre frère
Charlie»2, Michaux installe ces âmes dans des personnages également modernes, à
savoir, des hommes sans propriétés : ils n’ont ni noms, ni visages, ni caractères. Sauf
certains cas, il n’y a même pas de mentions de lieu ou de date. Ils sont entièrement
anonymes et de nulle part, mais ils représentent les âmes modernes dans la mesure
où ils expriment des déséquilibres ou des dérangements qui sont typiques à celles-ci.
D’abord, comme Michaux l’a également signalé dans «Notre frère Charlie»3,
l’âme moderne, c’est une âme à la fois pure et salie. Ou du moins, elle est vêtue de
loques spécifiques à la vie moderne. Elle ne peut exprimer le capital ou le propre que
par des gestes ou des fantasmes plus ou moins grossiers et prosaïques. Ces âmes sont
sans doute extrêmement pures, mais la noirceur de la vie moderne s’y infiltre
irrévocablement. Ainsi, le héros d’«Une vie de chien» (au sens propre) qui aspire tant à
un équilibre suprême est forcé de lutter, sans répit et en vain, contre les autres et
même contre la langue des autres jusqu’à ce qu’il s’épuise totalement4. De la même
façon, le héros d’«Un homme prudent» croit «avoir dans l’abdomen un dépôt de
chaux.» 5 Il est probable que le poète se réfère ici à un cas neurasthénique ou
hypocondriaque6. Mais ce qui importe, ce n’est pas la cause de la maladie ni le contenu
2
3
O.C.I, p. 43.
Ibid., p. 43.
«Je me couche toujours très tôt et fourbu, et cependant on ne relève aucun travail fatiguant
dans ma journée [...]. / [...] je gifle l’un, je prends les seins aux femmes, et me servant de mon
pied comme d’un tentacule, je mets la panique dans les voitures du Métropolitain./ Quant aux
livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans
sa forme. / [...] / Je pensais, n’est-ce pas, que quand j’aurais tout détruit, j’aurais de l’équilibre.
Possible. Mais cela tarde, cela tarde bien » (O.C.I, p. 470).
5 Ibid., p. 476.
6 «Il allait tous les jours trouver les médecins qui lui disaient : “L’analyse des urines ne révèle
rien”, ou qu’il était plutôt même sur le chemin d’une décalcification, ou qu’il fumait trop, que
ses nerfs avaient besoin de repos, que... que... que» (ibid., p. 476).
4
316
latent de ce symptôme. Ce texte fait ressortir comment l’âme moderne n’a pas d’autre
moyen que de recourir à des images aussi terre-à-terre pour exprimer son état
maladif. Sans doute, le poète suggère-t-il aussi que malgré leur prosaïsme, leurs
symptômes représentent des efforts désespérés de leur subconscient pour regagner un
équilibre perdu et que par l’intermédiare du monde pathologique, ils sont liés, tant
bien que mal, en dehors de la vie impropre. Autrement dit, ce héros est un homme qui
a découvert la Nature en lui :
«Il songe souvent au nombre de personnes qui ont ainsi des dépôts en eux,
l’un de chaux, l’autre de plomb, l’autre de fer (et l’on extrayait encore
dernièrement une balle dans le cœur de quelqu’un qui n’avait jamais connu
la guerre). Ces personnes marchent avec prudence. C’est ce qui les signale
au public, qui en rit. / Mais eux s’en vont prudents, prudents, à pas
prudents, méditant sur la Nature, qui a tant, qui a tant de mystères.»7
Bien entendu, il est incontestable que cet «homme prudent» représente l’auteur même
en tant que Mi-chaux, être qui laisse habiter en eux les autres8, ou qui est forcé
d’intérioriser, pour vivre, une fixation quelconque de la part de la société. C’est avant
tout en lui-même que l’auteur trouve des «dépôts» qui relflètent la noirceur de l’époque.
Quoi qu’il en soit, dans cette image des dépôts des minéraux, le social, l’historique, le
personnel et l’inhumain se concrétisent. Avec ces textes dans «Une vie de chien»,
Michaux s’est engagé, de nouveau et définitivement, dans la cristallisation de la
terreur ou de l’inquiétude profondes des hommes modernes. Il va de soi que cela s’unit
avec ses efforts pour trouver des abcès qui se forment de manière souterraine en eux et
en lui-même. Or, chez ce poète, non seulement l’espace du dedans est lié au dehors,
mais plus essentiellement, celui-là ne connaît pas la distinction de l’intérieur et de
l’extérieur, ni celle du vraisemblable et de l’invraisemblable, ni même celle du sujet et
de l’objet. Ainsi, dans «Encore un malheureux», Michaux fait apparaître un monde
7
Ibid., p. 477.
«Tu laisses quelqu’un nager en toi, aménager en toi, faire de plâtre en toi et tu veux encore
être toi-même !» (O.C.III., p. 1042).
8
317
fabuleux d’eau qui coule de l’intérieur du malade et qui va s’étendre à la surface des
choses réelles en dédaignant toutes les cloisons. Autrement dit, ce malade vit
simultanément deux mondes, le monde du Même et le monde où est extériorisé son
monde intérieur et pré-logique :
Il habitait rue Saint-Sulpice. Mais il s’en alla. “Trop près de la Seine, dit-il,
un faux pas est si vite fait” ; [...] / Peu de gens réfléchissent comme il y a de
l’eau, et profonde et partout. / [...] L’eau est toujours la plus forte, de quelque
manière qu’elle se présente. Et comme il s’en rencontre de tous côtés
presque sur toutes les routes... il a beau exister des ponts et des ponts, il
suffit d’un qui manque et vous êtes noyé [...] / “Prenez de l’hémostyl, disait le
médecin, ça provient du sang.” / “Prenez de l’antasthène, disait le médecin,
ça provient des nerfs.” / Prenez des balsamiques, disait le médecin, ça
provient de la vessie.” / Oh! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier ! »9
Il ne serait plus nécessaire de souligner que, malgré son inspiration taoïste implicite
(«L’eau est toujours la plus forte, de quelque manière qu’elle se présente»), Michaux
avance ici une image de l’eau, sinon salie, du moins dépouillée de poésie ou de pureté10.
9
10
O.C.I, p. 486.
Dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, texte publié quarante ans après, Michaux avance,
en gros, deux idées importantes sur le caractère foncièrement prosaïque de l’imagination
subconsciente. D’abord, en opposant l’«[a]tomosphère de dévalorisation» (O.C.III, p. 514) qui
domine les «argot» du rêveur (ibid., p. 471) et l’«[a]tomosphère de flatterie» (ibid., p. 514)
inhérente à la poésie traditionnelle, Michaux souligne que dans le rêve, apparaît une existence
psychologique fragmentaire ou «infirme» (ibid., p. 511) qui est mise en marge dans la vie diurne.
Autrement dit, il précise que le caractère prosaïque et dépréciateur est inhérent au langage du
subconscient. Cela dit, citant l’exemple d’un beau rêve d’inceste, fait et interprété vers le
huitième siècle, Michaux fait remarquer aussi que dans la vie moderne, cette tendance du
subconscient est autrement renforcée. Analysant le vrai scandale de la théorie freudienne, il
insiste que ce n’est pas le caractère sexuel du rêve qui a surpris les lecteurs de Freud, mais le
style trop prosaïque du rêveur moderne. En d’autres termes, c’est ici aussi la noirceur typique à
l’âme moderne qui s’impose. Que le désir se déguise et que ce désir est souvent sexuel ne
comptent plus pour lui. Ce qui l’intéresse maintenant, c’est la forme ou le style de leur
déguisement : comme il y a la mode dans le Monde, il y a la mode également dans le
subconscient. Et c’est ce style sur lequel le poète fixe son regard, parce que l’essence et les abcès
de l’époque ou de la société se trouvent plutôt là : «Un homme vient consulter un interprète des
songes, et lui dit : “Je me vois souvent en rêve verser encore de l’huile d’olivier à l’intérieur
318
De l’eau moderne, noircie, ne représente plus cette paix de l’âme admirée par des
saints anciens, mais l’inquiétude foncière de l’être. Certes, elle touche tout de même à
quelque chose de propre qui est voilé par la vie impropre. Mais ici aussi, l’âme
moderne ne peut exprimer une inquiétude existentielle que par des obsessions
prosaïques. Cela dit, n’oublions pas non plus que, transplantant le profond à la surface
et l’interne à l’externe, non seulement le poète crée un monde pervers mais il produit
tout de même l’effet d’humour, dans ces textes.
L’accélération et la décomposition
Michaux a toujours prêté une attention aiguë à la question de la vitesse de
pensées. Notamment, dans «Chronique de l’aiguilleur» et «Surréalisme», il a analysé la
particularité de l’art moderne en la rattachant soit à l’accélération du rythme de vie
soit à l’affaiblissement de la capacité de synthèse provoquée par la fatigue nerveuse.
Et dans Ecuador aussi, il relate une variété de vitesses mentales qu’il a vécues
probablement lui-même. Maintenant, il met en avant le dérangement du modérateur
mental chez ses personnages, notamment, chez «je». Il tente de communiquer ici non
seulement l’automatisme des pensées subconscientes mais également leur vitesse. En
effet, on constatera que le poète attire souvent l’attention sur le changemement
brusque d’état d’âme de ces personnages. D’ailleurs, cette mise en valeur de la rapidité
du changment rend leur état pathologique à la fois plus insaisissable et plus véridique,
d’une olive ouverte.” / Le maître interroge : “As-tu une servante ? / – Oui. / – Répondant à tes
désirs ? / – Oui. / – Ne serait-ce pas ta mère, cette servante ? ” / Remarquable diagnostic
d’inceste. Remarquable rêve par sa délicatesse, sa grande habileté à cacher, comme à montrer. /
Lorsque le docteur Sigmund Freud fit connaître combien souvent le rêveur, par des images des
choses communes et quelconques, montrait des préoccupations sexuelles (en fait comme un
crayon ou un marteau peut venir à la place d’un sexe, le sexuel même peut venir à la place d’un
sentiment et en être la traduction, traduction simplifiée avec la faiblesse et le rétrécissement
des traductions), quand donc Sigmund Freud étala ces éclaircissements, ce fut de par le monde
une vraie rage. / Ce qui pourtant scandalisa le plus n’était pas tant l’avilissement de l’homme,
qu’on sait capable de tout, mais la grossièreté du rêveur, assez générale, et dans la tête de
l’Occidental de l’époque des manufactures, particulièrement prosaïque et dépourvue de poésie.
/ Dans un pays d’oliviers, autrefois on pouvait, semble-t-il, avoir un rêve plus acceptable que
dans des pays d’ustensiles, d’outils et d’industrie.[...] » (ibid., p. 506-507).
319
parce qu’elle ésquive la question de la cause et qu’elle précise que pour ces malades, il
n’y a que des effets : «Il suffit parfois d’un rien. Mon sang tourne en poison et je
deviens dur comme du béton» («Bétonné»)11 ; «Parfois, tout d’un coup, sans cause
visible, s’étend sur moi un grand frisson de bonheur» («Bonheur»)12 ; «En sortant, je
m’égarai. Il fut tout de suite trop tard pour reculer. Je me trouvais au milieu d’une
plaine. Et partout circulaient de grandes roues» («Un homme perdu»)13 ; «Ah! qui me
laissera tranquille quelque temps ? Mais non, si je ne bouge pas, c’est que je pourris
sur place, et si je bouge c’est pour aller sous les coups de mes ennemis. Je n’ose faire
un mouvement. Je me disloque aussitôt pour faire partie d’un ensemble baroque avec
un vice d’équilibre qui ne se relève que trop tôt et trop clairement» («Encore des
changements»)14
Comme il se doit, la vie de ces héros manquent aussi de cohérence. Elle ne
connaît même pas l’histoire, car l’histoire implique non seulement la mémoire, mais la
distinction entre avant et après. Non seulement ils ne peuvent s’adapter aux
situations réelles, mais ils ne peuvent relier leur passé à leur présent ni créer un
développement cohérent du temps. De la même façon, ils sont éloignés aussi de la
causalité. Ils ne peuvent rationaliser leur situation en unissant la cause et l’effet. Ou
plutôt, la vraie cause reste toujours cachée pour eux et leur vie n’est qu’une série
d’effets sans cause. Ainsi, comme c’est le cas de Charlie, leur vie n’a ni commencement
ni fin ni milieu15. Ils sont eux aussi dadaïstes,16 ou dadaïstes accélérés, (si ce n’est pas
un pléonasme).
Or, ces personnages incarnent parfois la logique des morceaux d’homme qui
sont indifférents non seulement à la morale et aux lois mais plus essentiellement à
l’image intégrale des objets. Dans «La Simplicité», par exemple, le narrateur-héros
(«je») n’est plus ennuyé par la complexité de la société. Il suit le développement naturel
des pensées de sa conscience partielle, et ramène la femme (le corps féminin) à
11
12
13
14
15
16
Ibid., p. 474.
Ibid., p. 475.
Ibid., p. 477.
Ibid., p. 480.
Ibid., p. 45.
Ibid.. p. 45 et p.78.
320
l’agrégat d’objets partiels. Et ici aussi, c’est l’accélération du désir ou le changement
précipité de son objet que le narrateur-héros souligne :
«Ce qui a manqué surtout à ma vie jusqu’à présent, c’est la simplicité. [...] /
Par exemple, maintenant, je sors toujours avec mon lit, et quand une femme
me plaît, je la prends et couche avec aussitôt. / Si ses oreilles sont laides et
grandes ou son nez, je les lui enlève avec ses vêtements et les mets sous le
lit, qu’elle retrouve en partant ; je ne garde que ce qui me plaît. / Si ses
dessous gagneraient à être changés, je les change aussitôt. Ce sera mon
cadeau. Si cependant je vois une autre femme plus plaisante qui passe, je
m’excuse auprès de la première et la fais disparaître immédiatement.»17
Mais en même temps, l’attention de Michaux à la vitesse l’incite à démonter le simple.
Autrement dit, il montre dans ces textes combien le simple est encore un composé, et
combien un sentiment censé être fondamental est en fait un faisceau de
micro-mouvements qui «vivent en convoi»18. Notamment dans des textes tels que
«Bonheur» et «Colère», il dissèque radicalement ses sentiments fondamentaux à tel
point qu’on ne peut plus les rattacher aux objets réels, auxquels, pourtant, on les
rattache normalement :
«La colère chez moi ne vient pas d’emblée. Si rapide qu’elle soit à naître, elle
est précédée d’un grand bonheur, toujours, et qui arrive en frissonnant. / Il
est soufflé d’un coup et la colère se met en boule. / Tout en moi prend son
poste de combat, et mes muscles qui veulent intervenir me font mal. / Mais
il n’y a aucun ennemi. Cela me soulagerait d’en avoir. Mais les ennemis que
j’ai ne sont pas des corps à battre, car ils manquent totalement de corps»19
Quand on atteint l’état moléculaire du corps, quelle représentation de l’image
17
18
19
Ibid., p. 472.
O.C.I, p. 1066 : «Tous les sentiments d’ailleurs vivent en convoi.»
Ibid., p. 477.
321
intégrale de l’ennemi est possible ? Cela suggère que le désir sexuel dans «La
Simplicité» n’est pas encore assez primitif, car il a encore son objet corporel, ne fût-ce
que partiel. Mais ce qui est plus important ici, c’est que, lors même que l’objet corporel
est absent, l’effet incorporel peut avoir une influence sur ces malheureux. Autrement
dit, ce n’est pas seulement la cause corporelle qui les afflige, mais l’incorporel risque
d’être aussi menaçant et aussi blessant pour eux. En un mot, c’est le «combat sans
corps»20 dans lequel ces faibles sont impliqués en même temps que dans des passions
corporelles. A travers son écriture superficielle, Michaux dessine ce double combat des
faibles. Ainsi, il écrit dans «Persécution» :
«Autrefois mes ennemis avaient encore quelque épaisseur ; mais
maintenant ils deviennent filants. Je suis touché au coude (toute la journée
je suis bousculé). C’est eux. Mais ils s’éclipsent aussitôt. / Depuis trois mois,
je subis une défaite continue ; ennemi sans visage ; de la racine, de la
véritable racine d’ennemis. [...]»21
«Un chiffon»
Ce qui caractérise autrement ces textes, c’est l’attention de Michaux au
mécanisme de l’énergie psychique et surtout à son déséquilibre perpétuel chez ses
personnages. Naturellement, ce problème est étroitement lié à celui de la fatigue
nerveuse dont nous avons parlé. Le narrateur-héros d’«Un chiffon», par exemple, se
présente dès le début comme une sorte d’asthénique22 dont l’énergie psychologique
s’épuise très rapidement. Il dit : «J’ai rarement rencontré dans ma vie des gens qui
avaient besoin comme moi d’être regonflés à chaque instant.»23 Bien entendu, Michaux
20
21
22
O.C.III, p. 1041.
O.C.I, p. 472.
Dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, Michaux avoue qu’il tombe souvent dans un état
appelé «asthénie» du point de vue objectif ou médical, bien qu’il refuse naturellement cette
simplification ou généralisation. Voir O.C.III, p. 527.
23 O.C.I, p. 470.
322
a déjà remarqué le même état dans «Comme je mourrai» en écrivant : «Je suis un
creux fermé»24. Et dans «Je suis né troué», il mentionne également son «vide» et son
«impuissance»25. Mais ici, en évitant plutôt les descriptions directes sur l’intériorité, il
ramène son héros, d’un côté, aux costumes qui symbolisent la forme extérieure et la
sociabilité, de l’autre, au corps gazeux ou moléculaire dont la force ou la pression
fluctue incessamment. L’introduction de ce personnage sans épaisseur donne à ce texte
(comme ailleurs) une sorte d’humour d’autant plus qu’elle rend des symptômes
psychopathologiques incorporels. Mais comme c’est le cas de «Persécution», cela ne
diminue pas forcément le caractère tragique des événements, car le poète suggère
toujours que pour les faibles ou les impuissants, l’effet incorporel risque d’être aussi
violent que la cause corporelle.
Regardons de plus près le texte. Faute d’une énergie suffisante et stable, pour
ce narrateur-héros, la chute est presque chronique. Surtout, dans «le monde» où on a
besoin de plus d’énergie psychique, il s’épuise sur-le-champ : se comparant lui-même
au «chiffon», le narrateur fait ressortir à la fois l’abaissement extrême de sa tension
psychologique et la dissolution de son schéma corporel. Il va de soi que le «chiffon»
connote aussi la perte de ses valeurs sociales. En un mot, il devient nul : «On ne
m’invite plus dans le monde. Après une heure ou deux [...], voilà que je me chiffonne.
Je m’affaisse, je n’y suis presque plus, mon veston s’aplatit sur mon pantalon aplati.»26
D’autre part, soulignant la vitalité des gens qui l’entourent 27, Michaux transforme le
monde en théâtre sadique où non seulement des gens mais, tous les objets deviennent
des ennemis implacables : on dirait que dans l’état passif ou affaibli, toutes les choses
tournent en armes meurtrières28 :
24
25
26
Ibid., p. 86.
Ibid., p. 189-190.
O.C.I, p. 470.
«[...] une personne charmante me donne de vifs coups de ses hauts talons ; son rire est flûté,
on la suit avec intérêt et sa robe va et vient, légère. Tout le monde est plein d’entrain» (ibid., p.
470-471, je souligne).
28 A ce sujet, voir Deleuze, Logique du sens, p. 106-109. Voir aussi O.C.I, p.668 : «Tous les
objets ont une joue caressante. Ensuite ils vous mangent. / Qu’est-ce que Plume fait là ? Il est
en ménage avec une pipe. / Des deux c’est toujours l’objet qui domine. En ménage avec un mur,
27
323
«Alors, les personnes présentes s’occupent à des jeux de société. On va vite
chercher le nécessaire. L’un me traverse de sa lance, ou bien il use d’un
sabre. (On trouve hélas ! des panoplies dans tous les appartements.) L’autre
m’assène joyeusement de gros coups de massue avec une bouteille de vin de
Moselle, ou avec un de ces gros doubles litres de chianti, comme il y en a
[...].»29
Comme il se doit, pour les faibles, tous les biens portants sont déjà une menace.
Consciemment ou inconsiemment, ils sont des vampires qui pompent ou font perdre
l’énergie des faibles. Michaux écrit, par exemple, dans «Conseils aux malades» : «Ce
que le malade doit éviter, c’est d’être seul, et pourtant si l’on vient le voir et qu’on lui
parle et qu’il soit un de ces hommes qui donnent plutôt qu’ils ne reçoivent, il se trouve
bientôt tellement affaibli que quand le médecin ensuite se présente avec sa trousse
pour inciser son panaris, il ne sait plus où prendre un peu de force pour résister à la
souffrance, il se sent atrocement victime et délaissé.»30 Certes, comme «Plume», ce «je»,
héros d’«Un chiffon» , est à la fois chose et mot. Ainsi, malgré toutes ces attaques
fatales, en un instant, il se redresse, et quitte la scène comme si rien ne s’était passé31.
Au double sens, il est obligé de vivre comme un «ermite» 32 : d’abord, il est si
impuissant qu’il ne peut mener une vie normale : comme il s’est décidé à se faire
simulacre, il n’a plus de citoyenneté dans la société réelle. Quoi qu’il en soit,
fusionnant le pathologique et le superficiel, Michaux invente ici des personnages qui
ne peuvent trouver aucun abri ni aucune place même dans le monde réel. Ils sont à la
fois corps et mot. Mais, ils ne sont jamais entièrement corps ni entièrement mot. Et
l’effet incorporel ainsi que la cause corporelle les torturent pour toujours.
avec une noisette, avec un asticot. Et l’asticot est le plus fort et Plume en est la femme.[...] »
29 Ibid., p. 470, je souligne.
30 Ibid., p. 483.
31 «Cependant, je me suis regonflé. Je me brosse vite les habits de la main, et je m’en vais
mécontent. Et tous de pouffer de rire derrière la porte. [...] » (ibid, p. 471).
32 Ibid., p. 471.
324
Le déséquilibre de l’énergie psychique
Le déséquilibre dont souffrent ces faibles n’est pas seulement celui entre eux
et leur milieu. Ce qui complique davantage leur situation, c’est qu’ils sont tourmentés
également par un déséquilibre interne. Pour le comprendre, il ne serait pas si
impertinent d’évoquer ici la théorie sur l’énergie psychologique chez Janet33 (bien que,
de toute façon, l’écriture superficielle de Michaux rende toutes les données
scientifiques autres).
En accordant une attention particulière au problème de la fatigue34 et en y
appliquant ses idées sur la structure hiérarchique de l’esprit, Janet développe une
théorie dynamique surtout dans ces derniers ouvrages. D’après lui, la quantité de
l’énergie psychique dépensée varie selon les niveaux de la hiérarchie. Les fonctions
supérieures requièrent une plus grande tension et une plus grande quantité d’énergie
psychiques35 par rapport aux fonctions inférieures, parce que celles-là s’occupent des
activités créatives et synthétiques. Notamment, dans des situations qui exigent des
actions plus compliquées, plus minutieuses ou plus rapides, on se tend plus et dépense
plus d’énergie psychique que la capacité normale ne peut supporter. Cela suscite
finalement soit un abaissement fatal de la tension psychologique soit un épuisement
profond de l’énergie psychique. Or, l’affaiblissement des fonctions supérieures suscite
automatiquement l’activation des fonctions inférieures. Mais Janet a supposé que ce
n’était pas seulement la disparition de l’inhibition qui provoque cette activation mais
que l’afflux excessif de l’énergie psychologique y intervenait : faute de plus grand
consommateur d’énergie psychique que représentent les fonctions supérieures, il se
L’inspiration janétiste de ces textes est implicitement indiquée dans le titre originel de la
première section de Mes propriétés : «Partage de l’âme». D’autre part, comme nous l’avons écrit,
dans la section intitulée «A Rotten life» de ce recueil, le rétrécissement du champ de la
conscience constitue une thématique principale. Voir notre chapitre 6, p.184-188.
34 Voir par exemple, Pierre Janet, Les Médications psychologiques, tome. II, Librairie Félix
Alcan, 1919, p. 3-107.
35 En fait, Janet distingue deux états d’énergie psychique : l’une, actuelle ou mobilisée, l’autre,
potentielle et nomme la première la force psychologique, la dernière, l’énergie psychologique.
La quantité potentielle de l’énergie est presque infinie et elle se distingue peu de l’énergie
physiologique, alors que celle normalement mobilisée ou utilisée est très limitée. Voir
Ellenberger, op. cit., p. 402-403.
33
325
produit un surplus énergétique et celui-ci reflue aux instances inférieures. Mais
puisque celles-ci ne requièrent pas tant d’énergie, leur activité devient excessive et
gaspille en vain de l’énergie. Par suite, il arrive souvent que, malgré leur fatigue, les
malades mentaux ne peuvent se reposer, ou que le repos physique ne leur apporte pas
de repos moral, parce que devenues toutes incontrôlées, leur subconscient continue à
agir de manière inutile et exagérée, tantôt sous forme d’obsessions tantôt sous forme
de mouvements automatiques. Pour la même raison, les malades se plaignent souvent
que le repos ou le fait de se coucher aggravent leur douleur morale. Ainsi, rattachant le
problème de la fatigue à la dissociation de la conscience et au déséquilibre de l’énergie
psychique suscitée par elle, Janet montre que la fatigue et la douleur des malades ou
des soi-disant né-fatigués36 sont souvent doubles37. Ils sont épuisés dans la vie réelle
mais ils ne peuvent trouver de repos non plus dans leur vie subconsciente.
Maintenant, on comprendra mieux la situation des héros esquissée dans les
textes de Michaux. Le héros d’«Une vie de chien» est exténué bien qu’il ne fasse rien
apparemment. L’activité inutile et interminable de son subconscient ne lui donne pas
de repos jusqu’à ce que l’énergie superflue soit épuisée. Mais le repos, même s’il est
enfin arrivé, ne fait que susciter à nouveau l’activation du subconscient. Et son
«combat sans corps»38 se répète chaque jour. C’est sans doute pour la même raison que
dans «Dormir», Michaux écrit : «l’heure d’aller dormir est pour tant de personnes un
supplice sans pareil.»39 Bien entendu, ce qu’il souligne dans ce texte, c’est plutôt la
particularité du subconscient en tant que domaine pré-individuel et pré-logique. C’est
un domaine où disparaît la distinction du sujet et de l’objet, du haut et du bas, du
dedans et du dehors. Dans cet espace, les repères qui constituaient le schéma corporel
ordinaire se perdent et on y touche quelque chose d’illimité. Ainsi :
«Il est bien difficile de dormir. D’abord les couvertures ont toujours un poids
formidable et pour ne parler que des draps de lit, c’est comme de la tôle. / Si
Voir Janet, Les Médications psychologiques, tome II, p. 20-42.
En partant de cette hypothèse, il observe et explique plusieurs phénomènes apparemment
contradictoires, que nous ne relatons pas ici. Voir Ellenberger, op., cit., p. 402-411.
38 O.C.III, p. 1041.
39 O.C.I, p. 473.
36
37
326
on se découvre entièrement, tout le monde sait ce qui se passe. Après
quelques minutes [...], on est projeté dans l’espace. Ensuite, pour
redescendre, ce sont toujours des descentes brusques qui vous coupent la
respiration. / Ou bien, couché sur le dos, on soulève les genoux. Ce n’est pas
préférable, car l’eau que l’on a dans le ventre se met à tourner, à tourner de
plus en plus vite ; avec une pareille toupie, on ne peut dormir. / C’est
pourquoi plusieurs, résolument, se couchent sur le ventre – mais, aussitôt –
[...] ils tombent, ils tombent dans quelque abîme profond, et si bas qu’ils
soient, il y a toujours quelqu’un qui leur tape du pied dans le derrière pour
les enfoncer, encore plus bas... plus bas. [...] »40
En d’autres termes, le poète réunit le caractère pervers du domaine subconscient et
l’écriture superficielle qui dédaigne le Même. Il rend manifeste un devenir illimité et
fait entrevoir le manque foncier de base chez les hommes. De la même façon, il n’essaie
pas de ramener l’effet incorporel à la cause corporelle. Il se réjouit plutôt, semble-t-il,
de l’écart essentiel entre la cause et l’effet. En tout cas, c’est toujours la fusion du
pathologique et du superficiel qu’il réalise ici. En partant des données psychologiques,
il réussit à créer un univers incorporel.
Il semble tout de même certain que la référence à la théorie de Janet serve à
expliquer la cohérence de la préoccupation de Michaux et le développement de ses
pensées ainsi que celui de son écriture. L’impossibilité du repos est une thématique
principale chez lui depuis «Surréalsime» 41 où, comme nous l’avons montré, son
inspiration janétiste est plus manifeste. Mais le même thème s’infiltre dans presque
tous les textes réunis dans «Partage de l’âme». Les héros de ces textes sont des
hommes aliénés à la fois au repos et à l’action réelle. L’activité sociale les affaiblit ou
les déprime de manière chronique. Mais même s’ils souhaitent le repos, leurs
consciences dissociées restent vigilantes et ne cesse d’agir exagérément. Non
seulement ils sont privés de capacité de synthèse, mais avec celle-ci ils perdent leur
40
Ibid., p. 472-473.
«Rien n’est difficile à l’homme comme de se reposer. [...] / Ce qui est humain ne se repose
pas» (O.C.I, p. 60).
41
327
modérateur intérieur. Ils souffrent donc d’une double fatigue ou d’un double désespoir.
Ceux qui sont impuissants dans la vie réelle le sont également vis-à-vis de l’activité
automatique du subconscient. Ainsi, un sentiment euphorique sans raison survient
chez les héros de «Bonheur»42 et du «Honteux interne»43. Celui-là devient trop fort au
point qu’il les paralyse. Notamment dans «Le Honteux internes», soulignant
l’incompatibilité entre ses tendances principales (ou «moi de moi»44) et cette tendance
dissociée, le poète exprime à la fois la pluralité de son être et son double malheur :
«Malheur à qui la joie vient qui n’était pas fait pour cela. Il m’arrive depuis
quelque temps et plusieurs fois dans la journée, [...] tout à coup une
ineffable sérénité. Et cette sérénité fait un avec la joie, et tous deux font zéro
de moi. / Là ou je suis, la Joie n’est pas. Or donc, elle se substitue à moi, me
rince de tous mes attributs et quand je ne suis plus qu’un gaz, qu’est-ce
qu’un gaz peut faire ? Ni originalité ni lutte. Je suis livré à la joie. Elle me
brise. [...] »45
Malgré la différence de tonalité, on peut trouver la même situation également chez le
héros de «Projection»46. Il réussit à projeter autour de lui un horizon paisible en tant
qu’«émanation»47 de son esprit. Cela lui apporte cette fois une satisfaction. Mais cela
m’empêche que cette émanation résulte de l’affaiblissement de sa fonction du réel48 et
il peut difficilement réprimer son subconscient activé jusqu’à ce que s’épuise l’énergie
distribuée inutilement au subconscient.
Or, il y a un aspect intéressant dans la théorie dynamique de Janet qu’il n’a
pas assez développé malheureusement. Comme beaucoup d’autres savants
contemporains, il conçoit que l’homme a virtuellement une force psychique presque
42
43
44
45
46
47
48
Ibid., p. 475.
Ibid., p. 475-476.
Ibid., p. 177.
Ibid., p. 475-476.
Ibid., p. 487.
Ibid., p. 487.
«Mais il faisait fort chaud et sans doute j’étais fort affaibli [...]» (ibid., p. 487, je souligne).
328
infinie mais qu’il n’en utilise normalement qu’une très petite partie. Et distinguant
deux états d’énergie psychique, mobilisé et potentiel, Janet suppose que les instances
inférieures servent également de réservoirs d’énergie psychologique potentielle et
découvre que l’exploitation modérée de ce potentiel peut améliorer la situation des
malades dans certains cas, car l’automatisme modéré est capable de remonter leur
tension extrêmement basse. En effet, beaucoup de gens, malades ou pas, consiemment
ou inconsciemment, utilisent ce moyen : l’excitation. Non seulement pour les malades,
mais pour tout le monde, la dépression et l’inertie sont si insupportables, ou si
instinctivement dangereuses, qu’ils recourent à une variété de moyens d’excitation. Si
l’on s’adonne à l’alcool ou aux drogues, selon Janet, ce n’est pas simplement pour une
raison physiologique. Cela leur apporte une élévation de la tension psychologique ainsi
qu’une libération49. Et ce sont celles-ci qui sont de vraies drogues pour les hommes.
Ainsi, pour s’exicter, certains recourent aux crimes (vols, incendie volontaire et même
meurtres), d’autres, aux affaires sexulles. Comme le soutiendra Michaux plus tard,
c’est la «libido dominandi»50, ou la volonté de puissance au sens large, qui est capitale
chez les hommes, plutôt que la libido freudienne. Pour Janet et sans doute pour
Michaux, les fonctions inférieures ont une valeur ambiguë. D’une part, leur activation
souvent inutile aggrave l’épuisement des malades. Mais dans certains cas, les
fonctions inférieures, si l’on les exploite efficacement, deviennent une source de force
psychique tant souhaitée51. Mais n’est-ce pas cette exploitation du subconscient que
les héors des textes de Michaux tentent souvent ? Certes, faute de «méthode» et de
connaissances52, ces faibles restent souvent les victimes de l’activation du subconscient
En fait, la distinction de l’énergie psychologique et de l’énergie physiologique est délicate
chez Janet. Il suppose plutôt que ces deux sont la même chose à la racine. Cette inspiration
ouvre la porte pour la chimiothérapie que Jean Delay développera plus tard. Voir Ellenberger,
op., cit., p. 433.
50 O.C.I, p. 664.
51 Voir Pierre Janet, Les Médications psychologiques, tome I, Librairie Félix Alcan, 1919, p.
286-343.
52«Plusieurs veulent obtenir des créations mentales en utilisant la méthode fakirique. C’est une
erreur. / Chacun doit avoir sa méthode. [...] » (O.C.I, p. 484). D’autre part, dans «Un barbare
aux Indes», Michaux décrira L’Inde des années 1930 comme une sorte de pays de la magie où
la réalité et la fonction du réel étaient beaucoup plus minimisées qu’en Occident et où chacun
s’occupe d’exploiter sa force psychique.
49
329
incontrôlée. Mais Michaux traite aussi beaucoup de cas contraires où des héros
recourent aux fonctions inférieures pour sortir de leur état dépressif et pour élever leur
tension.
«La Paresse»
Pour Michaux, semble-t-il, les paresseux sont des spécialistes de cette magie
secrète. Au moins, ils savent savourer mieux que personne cette drogue pour les
faibles. Dans «La Paresse», soulignant simultanément l’aspect incorporel et l’aspect
corporel de «l’âme», le poète dessine les moments où les paresseux sont libérés de leur
attention au réel et où l’énergie potentielle suinte de leur intimité. Il y précise aussi
comment cette remontée d’énergie leur apporte un plaisir indicible à tel point
qu’aucun d’autre plaisir (surtout réel) ne les intéresse plus :
«L’âme adore nager. / Pour nager on s’étend sur le ventre. L’âme se déboîte
et s’en va. Elle s’en va en nageant. [...] / Quantité de personnes ont ainsi une
âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand
l’âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle
libération de je ne sais quoi, c’est un abandon, une jouissance, un
relâchement si intime. / [...] Quand donc elle [= l’âme] se trouve occupée à
nager au loin, par ce simple fil qui lie l’homme à l’âme s’écoulent des
volumes et des volumes d’une sorte de matière spirituelle, comme de la boue,
comme du mercure, ou comme un gaz – jouissance sans fin. / C’est pourquoi
le paresseux est indécrottable.»53
A ces moments, les faibles dans la vie sociale deviennent plus forts et plus riches que
personne. Ils ne souhaiteront jamais échanger ce plaisir pour d’autres valeurs réelles
qui sont en somme décevantes .
53
O.C.I, p. 475-476, je souligne.
330
Non seulement les paresseux, mais les malades connaissent eux aussi ce
secret. C’est toujours aux fonctions dites inférieures qu’ils recourent et ils y puisent de
la force psychique. Or, le narrateur-héros de «Magie»54 insiste sur le fait que chacun
doit trouver ses propres méthodes. Et pour l’auteur de ces textes, ce qui l’active le plus,
c’est évidemment l’intervention dans la réalité par l’imaginaiton ; c’est toujours en
luttant avec le réel et en le transformant, qu’il retrouve sa force psychique. Ainsi, il
déclare dans «Intervention» : «Autrefois, j’avais trop le respect de la nature. Je me
mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. / Fini, maintenant
j’interviendrai.»55 Lors même de la maladie qui le cloue au lit, ce n’est pas le repos
mais la lutte et l’activation qui l’emportent. Comme Michaux le précisera dans Façons
d’endormi, façons d’éveillé, c’est la «Mobilité dans l’Immobilité»56 que ce héros réalise :
«La maladie que j’ai me condamne à l’immobilité absolue au lit. Quand mon
ennui prend des proportions excessives et qui vont me déséquilibrer si l’on
n’intervient pas, voici ce que je fais : / J’écrase mon crâne et l’étale devant
moi aussi loin que possible et quand c’est bien plat, je sors ma cavalerie.[...]
Les escadrons prennent immédiatement le trot, et ça piaffe et ça rue. Et ce
bruit, ce rythme net et multiple, cette ardeur qui respire le combat et la
Victoire, enchantent l’âme de celui qui est cloué au lit et ne peut faire un
mouvement.»57
L’effet incorporel
Cependant, remarquons qu’ici aussi, le malade s’efforce plutôt de transformer
la cause corporelle en effet incorporel ou de produire celui-ci en partant de celle-là. Au
moins, c’est par la création de la surface et des simulacres que ce héros dépasse sa
54
55
56
57
Ibid., p.484.
Ibid., p. 488.
O.C.III, p. 531.
Ibid., p. 481.
331
passion. Il rend d’abord plat son corps et crée une surface fabuleuse («J’écrase mon
crâne et l’étale devant moi aussi loin que possible»58). Puis, il y met des simulacres qui
prennent leur appui sans doute sur le corporel mais qui ne la représente pas
forcément («et quand c’est bien plat, je sors ma cavalerie. Les sabots tapent clair sur ce
sol ferme et jaunâtre. Les escadrons prennent immédiatement le trot, et ça piaffe et ça
rue.»59 Autrement dit, au moins pour ce poète, l’effet incorporel a sa propre puissance
et peut influencer même la cause corporelle60.
D’autre part, dans «La Jetée»61, texte suivant, malgré la différence apparente
des événements, on peut constater une situation analogue dans «Au lit». Le malade
cloué au lit crée une «jetée» imaginaire qui s’étend jusqu’à la mer (= la construction de
la surface). Comme il se doit, cette surface est liée, ici aussi, à la profondeur que
représente «la mer». Un vieil homme qui fait un avec «je» à la fin («Nous remplîmes
ainsi toute l’escalade»62) apparaît tout d’un coup et se met à retirer les êtres et les
choses qu’il a mis dans la mer en tant que profondeur. Cependant, à la différence de
«Au lit» où des simulacres font littéralement leur effet sur l’état d’âme du malade,
cette fois-ci, ce qui a été relevé «à la surface»63 reste sans effet malgré ses richesses et
son abondance («Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, [...] mais
visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait
retrouver et qui s’était fané.»64). On dirait que ce qu’ils ont retiré directement de la
profondeur sans la transformer ne peut avoir d’effet (remarquons que ce vieil homme
essaie de retirer ce qu’il a mis65. Autrement dit, il a essayé de re-présenter ).
Ce texte suggère aussi la difficulté de la création de la surface et des
simulacres chez Michaux. Mais cela semble tout à fait naturel. Comment le noyé dans
un océan déchaîné arrive-t-il toujours à créer la surface ? D’ailleurs, pour Michaux,
58
59
Ibid., p. 481.
Ibid., p. 481. Remarquons que le cheval est toujours employé comme symbole du
subconscient.
C’est sans doute le sujet de «Puissance de la volonté». Voir ibid., p. 485-486.
61 O.C.I, p. 482.
62 Ibid., p. 482.
63 Ibid., p. 482.
64 Ibid., p. 482.
65 «[...] je vais [...] retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années» (ibid., p. 482).
60
332
la construction de la surface qui n’a pas été précédée d’un naufrage n’a pas de sens non
plus. Pour lui, la surface naît toujours du conflit entre le corporel et l’incorporel, entre
le plongeon dans les profondeurs et l’aspiration à l’impassibilité.
L’oscillation entre la surface et la profondeur
Au long de la première section de Mes propriétés, on peut constater
l’oscillation du poète entre la profondeur et la surface. La tendance à l’horizontalité
dans ces textes semble presque incontestable. Dans «Saint»66, par exemple, la sainteté
n’est plus liée à la hauteur. Elle se trouve dans une région du corps aplati, corps qui a
perdu son épaisseur. Parcourant son corps devenu continent inconnu mais plat, le
narrateur-héros atteint une zone pré-individuelle de la sainteté67. Même les tréfonds
de l’être sont maintenant mis sur le plan horizontal. De la même façon, dans «La
Paresse», «l’âme»68 nage au lieu de s’envoler ; elle préfère aller loin horizontalement
plutôt que monter en Haut. D’autre part, dans «Encore des changements», on s’étonne
de trouver que toutes les passions corporelles du narrateur-héros ou toutes ses
expériences du naufrage se réduisent à la fin en pages sans épaisseur des
«Encyclopédies illustrées»69. On dirait que toutes les profondeurs se sont aplaties et
absorbées dans la surface70. Mais en nivelant ainsi le profond ou le corporel, le poète
rend la surface plus profonde qu’avant. Comme le dit Valéry71, le plus profond est
maintenant la peau ou la photographie. De la même façon, dans «Une vie de chien»,
relatant cette fois les attaques du héros contre les livres et les mots, le poète rend
66
O.C.I, p. 485.
«Et circulant dans mon corps maudit, j’arrivai dans une région où les parties de moi étaient
fort rares et où pour vivre, il fallait être saint» (ibid., p. 485).
68 Ibid., p. 473-474.
69 Ibid., p. 481.
70 «Rarement, je vois quelque chose, sans éprouver ce sentiement si spécial... Ah oui, j’ai été
ÇA...[...] (C’est pourquoi j’aime tellement les Encyclopédies illustrées. Je feuillette, je feuillette
et j’éprouve souvent des satisfactions, car il y a là la photographie de plusieurs êtres que je n’ai
pas encore été. Ça me repose, c’est délicieux, je me dis : “J’aurais pu être ça aussi, et ça, et cela
m’a été épargné.” J’ai un soupir de soulagement. Oh ! le repos !)» (ibid., p. 481).
71 Deleuze, op. cit., p. 20.
67
333
volumineuses les phrases. Du moins, les textes et les mots y deviennent verticaux et
matériels : dans ce combat sans corps, les mots ont des racines et malgré ses attaques
acharnées, le héros trouvera qu’une idée subsiste encore comme une «tour»72. Bref, la
surface est un espace à la fois sans épaisseur et profond, étroit et illimité, inhabité et
peuplé. Elle ignore les distinction et les cloisonnements et l’inversion de toute sorte
peut y arriver sans peine. La cause corporelle provoque l’effet incorporel. Mais l’effet
incorporel peut influencer sans raison le corporel. Or, dans «Intervention»73, le dernier
texte de la première section de Mes propriétés, le poète commence à confronter ses
simulacres et les habitants du Même. Il jonche la ville de Honfleur de ses simulacres
(«des chameaux») et se représente que ceux-ci ont on ne sait quelle influence sur les
habitants de Honfleur. Au lieu d’écrire sur son propre mal, le poète le projette ici sur
ses presonnages transplantés dans le monde qui n’a pas de limites entre le réel et
l’irréel. Cela témoigne, sans doute, d’une étape plus développée de son écriture de
surface. Et comme s’il prédisait ses textes ultérieurs où l’incorporel l’emporte sur le
matériel et le corporel, le poète rêve à un train qui voyage sur la mer à la fin du texte :
«J’avais lancé également un train de voyageurs. Il partait à toute allure de la
Grande-Place, et résolument s’avançait sur la mer sans s’inquiéter de la lourdeur du
matériel ; il filait en avant, sauvé par la foi.»74
Toutefois, la construction de la surface chez Michaux n’est pas toujours si
facile. Dans «Mes propriétés», décrivant une surface désertique, il fait ressortir plutôt
la difficulté de cette entreprise. Ce qu’il appelle «mon terrain», c’est un espace plat,
dépourvu de profondeur ainsi que de hauteur75. Ou plutôt, il est dénué de tout, parce
que c’est un espace qui n’accepte rien sans le priver d’essentiel76. Ainsi, malgré de
72
73
74
O.C.I, p. 470.
Ibid., p. 488.
Ibid., p. 488.
«Dans mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient
donc la lumière ? Nulle ombre. / [...] /Ça ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y
ait rien au-dessus, semble-t-il, il faut y marcher courbé comme dans un tunnel bas» (O.C.I, p.
465).
76 «Mais quand j’essaie de le transporter dans ma propriété, il lui manque toujours quelques
organes essentiels» (ibid., p. 465-466).
75
334
grandes espérances que le poète fonde sur ce terrain77, celui-ci ne s’enrichira jamais
comme les terrains des autres78. Les autres, ou d’autres artistes, sont des hommes qui
ont accepté le Même et s’il leur est facile d’implanter des objets extérieurs dans leur
terrain, c’est qu’ils ne font que les copier ou plus essentiellement qu’ils obéissent
préalablement aux lois du Même79. Au contraire, si toutes les tentatives du héros d’y
implanter des objets extérieurs échouent80, c’est que ce terrain refuse entre autres le
Même et que seuls les simulacres incarnant un devenir illimité pourraient y entrer.
Son terrain restera donc pauvre et stérile en ce qui concerne la transplantation ou la
représentation du Même.
Or, pour que des simulacres parfaits apparaissent, il faut que la surface soit
suffisamment isolée des profondeurs. Mais en fait, ce terrain n’est pas encore assez
superficiel. Il est encore «marécageux», à savoir, l’entre-deux de la surface et de la
profondeur : «Mon terrain, il est vrai, est encore marécageux. Mais je l’assécherai petit
à petit et quand il sera bien dur, j’y établirai une famille de travailleurs.»81 D’ailleurs,
le poète avoue qu’il n’y a que peu de temps que ce terrain est né82 et qu’autrefois, il n’y
avait que la profondeur en tant qu’espace sans base. Et comme c’est le cas de
«Revenons au terrain. Je parlais de désespoir. Non, ça autorise au contraire tous les espoirs,
un terrain. Sur un terrain, on peut bâtir, et je bâtirai. Maintenant j’en suis sûr. Je suis sauvé.
J’ai une base» (ibid., p. 468-469). Dans un autre passage, il écrit encore : «On verra tout ce que
j’y ferai. Ma famille est immense. Vous en verrez de tous les types là-dedans, je ne l’ai pas
encore montrée. Mais vous la verrez. Et ses évolutions étonneront le monde.[...] / Ah ! ça va
révolutionner ma vie. [...]» (ibid., p. 469).
78 «Ces propriétés sont mes seules propriétés, et j’y habite depuis mon enfance, et je puis dire
que bien peu en possèdent de plus pauvres» (ibid., p. 465-466).
79 «Il y a des gens qui ont des propriétés magnifiques, et je les envie. Ils voient quelque chose
ailleurs qui leur plaît. Bien, disent-ils, ce sera pour ma propriété. Sitôt dit, sitôt fait, voilà la
chose dans leur propriété. Comment s’effectue le passage ? Je ne sais. Depuis leur tout jeune
âge, exercés à amasser, à acquérir, ils ne peuvent voir un objet sans le planter immédiatement
chez eux, et cela se fait machinalement.[...] Plusieurs même s’en doutent à peine. Ils ont des
propriétés magnifiques qu’ils entretiennent par l’exercice constant de leur intelligence et de
leurs capacités extraordinaires, et ils ne s’en doutent pas» (O.C.I, p. 467-468).
80 «Je m’occupe du nouvel arrivé, de son air, je lui plante des arbres, je sème de la verdure,
mais telles sont mes détestables propriétés que si je tourne les yeux, ou qu’on m’appelle dehors
un instant, quand je reviens, il n’y a plus rien [...]» (ibid., p. 466).
81 O.C.I, p. 469, je souligne.
82 «J’ai dit que mes propriétés étaient du terrain, or cela n’a pas toujours été. Cela est au
contraire fort récent [...]. / J’essaie de me rappeler exactement ce qu’elles étaient autrefois. /
Elles étaient tourbillonnaires ; semblables à de vastes poches, à des bourses légèrement
lumineuses, et la substance en était palpable quoique fort dense» (O.C.I, p. 468).
77
335
«Braakadbar», toutes ses créatures s’engloutissaient dans cet espace sans fond :
«Auparavant, tout étant dans l’espace, sans plafond, ni sol, naturellement, si j’y
mettais un être, je ne le revoyais plus jamais.»83 Mais d’autre part, en soulignant ainsi
le passage de l’ancien espace sans fond au nouveau terrain, le poète suggère aussi les
liens inséparables entre les profondeurs et la surface dans son écriture. Ce terrain
fabuleux est pour transplanter le profond ou ce qui recèle sous le terrain de manière
virtuelle. Autrement dit, le poète cherche à cristalliser ceux qui fourmillent dans le
profond, en créant des simulacres qui ne les représentent pas mais qui leur répondent.
Et comme s’il révélait préalablement l’origine indifférenciée et pré-objective de
ses simulacres, il indique que, loin d’être vide, ce terrain est habité par «quelque
chose»84 ou par «ça»85. Pour ainsi dire, sous ce terrain, une foule virtuelle fourmille
comme des signifiés sans signifiant. Ils ne peuvent être représentés par aucun mot. Ils
n’acceptent non plus aucune image ni aucune forme préfabriquées. Mais ils vivent, ils
s’animent. Le poète n’en doute pas :
«[...] si je m’entête, je ne sais vraiment pas pourquoi. / Mais parfois ça
s’anime, de la vie grouille. C’est visible, c’est certain. J’avais toujours
pressenti qu’il y avait quelque chose en lui, je me sens plein d’entrain.»86
Remarquons qu’ici aussi, le poète attribue le caractère moléculaire et indifférencié à ce
«ça», ou à ces signifés sans signifiant, en les comparant soit au «grain» soit à la
«masse» : «Il se peut qu’il n’y ait jamais d’abondantes récoltes. Mais ce grain, que
voulez-vous, il me parle. Si pourtant, j’approche, il se confond dans la masse – masse
de petits halos. / N’importe, c’est nettement mon terrain.»87
83
84
85
86
87
O.C.I, p. 468-469.
O.C.I, p. 468-469.
Ibid., p. 467.
Ibid., je souligne.
O.C.I, p. 467, je souligne.
336
Signifiant sans signifié
D’autre part, parallèlement à cette série de signifiés sans signifiant, le poète
éparpille ici une série de signifiants sans signifié ou du moins sans référence ordinaire.
D’abord, comme il a fait dans «Ville mouvante», il dissémine une série d’oxymorons
implicites, tels que lumière sans ombre, ciel sans hauteur, objets sans formes ou
propriété dénué de tout. D’autre part, en recourant aux particularités du subconscient
qui dédaigne l’image intégrale des objets ainsi que l’enchaînement rationnel des choses,
il parcellise l’image de la réalité «perçue sensiblement et logiquement conçue»88 et en
même temps, dévide et déracine les signifiants comme il l’a fait dans «Chaînes
enchaînées» :
«J’arrive bien à former un objet, ou un être, ou un fragment. Par exemple
une branche ou une dent, ou mille branches et mille dents. Mais où les
mettre ? [...] Milles dents oui, cent mille dents oui, et certains jours dans ma
propriété j’ai là cent mille crayons, mais que faire dans un champ avec cent
mille crayons ? Ce n’est pas approprié, ou alors mettons cent mille
dessinateurs. / Bien, mais tandis que je travaille à former un dessinateur
[...], voilà mes cents crayons qui ont disparu.»89
Il va de soi que ces signifiants sans famille ni paire («branches» sans arbres, «dents»
sans le reste du corps, «crayons» sans dessinateurs ou «dessinateurs» sans crayons)
sont non seulement détournés du «troupeau de l’auteur» mais privés de contextes
qu’ils ont dans le langage ordinaire ou rationnel. D’ailleurs, ils constituent ici aussi
une série d’extra-êtres, qui ne subsistent que dans ce texte. Ils sont sans substance, ou
«quasi-inexistance»90. Et le terrain du poète se transforme en lieu où des signifiants
vides et fragmentaires flottent :
88
89
90
O.C.I, p. 58.
O.C.I, p. 466.
O.C.I, p. 467.
337
«[...] si pour la dent, je prépare une mâchoire, un appareil de digestion et
d’excrétion, sitôt l’enveloppe en état, quand j’en suis à mettre le pancréas et
le foie voilà les dents parties, et bientôt la mâchoire aussi, et puis la foie, et
quand je suis à l’anus, il n’y a plus que l’anus [...]»91
Ainsi, la pauvreté de son terrain est doublement nuancée : il y a des êtres virtuels,
animés mais dépourvus de signifiants ; il y a des séries de signifiants fragmentaires et
flottants. Ils sont l’un et l’autre incomplets pour exister. Aucun de ces deux n’est viable
dans le monde du Même, car ils manquent soit de formes soit de substances. D’ailleurs,
ces deux séries constituent respectivement des occupants sans place et des places sans
occupants92 qui ne se superposent jamais ou qui ne peuvent compléter le manque de
chacun. Ce décalage éternel de deux séries (de «deux “moitiés” inégales ou impaires»93)
renforce davantage le caractère foncièrement absurde de ce terrain.
L’humour et la biffure
Malgré l’insistance du poète sur la stérilité de son terrain et son attention
perpétuelle aux profondeurs, c’est plutôt l’humour qui prédomine dans «Mes
propriétés». Au moins, il n’y a plus ici ni de démiurge ni de point de vue de Dieu qui
rende possible l’ironie. Le narrateur-héros «je» déscend sur la terre et se fait
cultivateur qui, comme Plume, articule non seulement deux séries inégales ou
impaires que nous venons de montrer, mais la série du monde du Même et la série du
monde de l’Autre. D’ailleurs, ici comme ailleurs, Michaux élimine une variété de
cloisons qui non seulement séparent les choses mais également assurent leur identité.
Il fait disparaître ou estompe notamment les limites entre l’intérieur et l’extérieur.
Certes, entre son terrain superficiel et le monde extérieur volumineux, il y a des
91
92
93
O.C.I, p. 466.
Voir Deleuze, Logique du sens, p.56.
Ibid., p.56.
338
différences de qualité qui ne premettent pas de les confondre l’un avec l’autre94. Mais
ce marécage qui répond à ses profondeurs se situe sur le même plan que le monde réel.
Et le narrateur-héros devenu cette fois voyageur, se déplaçant librement dans ce
monde plat, joint, disjoint et rejoint des séries variés, même opposantes ou
incompatibles.
D’autre part, cette écriture humoristique permet au poète de disséminer sa
subjectivité plurielle et dissociée dans un espace textuel. Voyageur «perdu» 95 ,
cultivateur solitaire, visionnaire des objets vidés ou parcellisés, ils sont tous lui. Mais
les êtres, sans forme ni substance ni signifiant sous la terre, sont également lui. «Je»,
son terrain et des objets partiels fantomatiques forment un ensemble fluctuant et
pluriel. Autrement dit, l’écriture de surface permet au poète de se montrer d’emblée
dans sa multiplicité foncière. Dans cet espace, il est à la fois on et moi, ou à la fois «eux,
toi, soi»96. Il va de soi que cette identité multiple ne peut être acceptée dans le monde
du Même.
Toutefois, il reste que ce terrain n’est pas encore surface et que ce
narrateur-héros n’est pas encore un simulacre parfait. Remarquons qu’en
raccourcissant la distance entre le je actuel et son enfance97et en mentionnant «Mère»
qui le maudit à la fin du texte98, Michaux donne à ce texte un aspect autobiographique.
Mais dans ce cas aussi, il ne s’agit pas d’une simple confession, car ce qui est mis à nu
ici, c’est une nature foncière, à la fois personnelle et pré-individuelle de l’écrivain.
Comme nous l’avons écrit, le poète souligne ici son impuissance à implanter les choses
extérieures. Ce terrain a sa propre résistance et il élimine instantanément tout ce qui
est introduit du dehors. Cela nous évoque cette «boule», enfant autiste, esquissé dans
«Le portrait de A.» («Jusqu’au seuil de l’adolescence il formait une boule hermétique et
suffisante, un univers dense et personnel et trouble où n’entrait rien, ni parents, ni
«[...] je pleure après mes propriétés qui ne sont rien, mais qui représentent quand même du
terrain familier, et ne me donnent pas cette impression d’absurde que je trouve partout. / [...] /
Il y a mon terrain et moi : puis il y a l’étranger» (O.C.I, p. 467).
95 O.C.I, p. 467.
96 O.C.III, p. 980.
97 «Ces propriétés sont mes seules propriétés, et j’y habite depuis mon enfance» (ibid., p. 565).
98 «Mère m’a toujours prédit la plus grande pauvreté et nullité. Bien. Jusqu’au terrain elle a
raison ; après le terrain on verra» (ibid., p. 469).
94
339
affections, ni aucun objet, ni leur image, ni leur existence [...] »99). Et comme le suggère
la fin du texte, cette «boule» survit à l’intérieur de l’auteur, malgré ses plusieurs
voyages («Il n’est qu’une boule. Il s’entête. Il est à l’affût du mouvement. Il est le fœtus
dans un ventre. Le fœtus ne marchera jamais, jamais. Il faut le sortir et ça c’est autre
chose. Mais il s’entête, car c’est un être qui vit»100). Si l’on rappelle que la première
version de ce texte («Le Fils du macrocéphale»101) fut publié juste après la parution de
Mes propriétés, la parenté entre le «terrain» et la «boule» deviendra plus solide. En
effet, ce terrain semble prédire la naissance d’une série d’enfants-boule, héros
principaux ou typiques dans les textes ultérieurs de Michaux, comme ce «Tahavi»
( «N’a pas accepté, Tahavi. Ayant reçu, n’a pas gardé. Par la porte, par la fenêtre,
Tahavi a rejeté»102), comme ce «Il» dans le poème sous la forme d’une Chronologie
autobiographique 103 («Indifférence. / Inappétence. / Résistance. // Inintéressé. // Il
boude la vie, les jeux, les divertissements et la variation»104) et comme cet «enfant»
survivant en «je» vieilli dans Saisir :
«Un je ne sais quoi depuis des dizaines d’années me barre le chemin de la
ressemblance, de toute ressemblance. [...] // Quels efforts j’ai à faire pour
matérialiser un peu de tout ce que, pendant une longue enfance, je
dématérialisais ! [...] // Au désir passager d’“assimiler”, aux forces pour le
maintien de la forme s’oppose immanquablement en moi l’instinct opposé
lequel ne peut disparaître. // Échapper, échapper à la similitude, [...]
échapper à ses “semblables” ! // Désobéir à la forme. / Comme si, enfant, je
me l’étais juré.»105
Ibid., p. 608.
O.C.I, p. 613.
101 Voir O.C.I, p. 1280.
102 O.C.II, p. 197.
99
100
renseignements sur cinquante-neuf années d’existence» (O.C.I, p. CXXVIIICXXXV). Jean-Michel Maulpoix définit exactement cette chronologie comme «une sorte de
poème». Voir Jean-Michel Maulpoix, Michaux : passager clandestin, Champ Vallon, 1984, p.
20.
104 O.C.I, p. CXXVIII.
103 «Quelques
340
Ainsi, ce n’est pas seulement l’avènement définitif de la surface que «Mes propriétés»
annonce. Le poète suggère aussi qu’il a atteint un qui-je-fus capital, une tendance en
lui la plus solide et la plus influente. Il serait convenable, sans doute, de se méfier
d’assimiler prématurément cet état de «boule» à l’enfance réelle du poète. Mais du
moins, il est certain que dans ce texte, Michaux se met à cristalliser sa tendance à la
fois la plus ancienne et la plus puissante. Certes, déjà dans «Principes d’enfant» et
«Fils de Morne», il esquissait des enfants-héros qui refusent plus ou moins le monde
réel. Mais en fait, ces enfants dans Qui je fus ne sont pas encore originels, car ils ont
pour ancêtre «Le Dieu “Non”», l’Esprit haineux qui contredit la Création même. En
d’autres termes, «Mes propriétés» est une autre version de Fables des origines.
Notamment, il est la réécriture de trois premières fables106 sur la création (ou quatre,
si l’on compte «Origine des continents»107 en tant que première version de «Fin d’un
domaine»108, parce que même ce nouveau terrain est destiné à s’engloutir109). Certes, il
n’y a plus ni Dieu ni démiurge dans ce terrain. Mais celui-ci reflète certainement la
tendance foncière du poète à refuser non seulement les choses extérieures ou
préfabriquées mais plus essentiellement la réalisation110 ou la création même, car,
comme nous l’avons répété, pour lui, la création est déjà le Péché, dans la mesure où
elle est la transgression de l’état indifférencié111. Et loin d’être neutre, ce terrain est
105
106
107
108
O.C.III, p. 955-958.
«Dieu et le Monde», «Dieu, la providence», «Le Dieu “Non”» (O.C.I, p. 26-27).
Ibid., p. 27-28.
O.C.II, p. 609 - 616.
En ce qui concerne cette thématique (/s’engloutir/), voir par exemple O.C.II, p. 131 et p. 527.
Dans «Mon royaume perdu» (le premier fragment de «Déchéance»), texte publié deux ans après
(voir ibid., p. 1197-1198), Michaux suggère déjà la fin d’un domaine en écrivant : «J’avais
autrefois un royaume tellement grand qu’il faisait le tour presque complet de la Terre. / Il me
gênait. Je voulais le réduire. J’y parvins. / Maintenant ce n’est plus qu’un lopin de terre, un
tout petit lopin sur une tête d’aiguille. / [...] Et c’était autrefois un agglomérat de formidables
pays, un Royaume superbe» (O.C.I, p. 443).
110 Michaux précisera sa méfiance cohérente envers la réalisation dans Poteaux d’angle :
«Réalisation. Pas trop. Seulement ce qu’il faut pour qu’on te laisse la paix avec les réalisations,
de façon que tu puisses, en rêvant, pour toi seul, bientôt rentrer dans l’irréel, l’irréalisable,
l’indifférence à la réalisation» (O.C.III, p.1043).
111 Dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, témoignant de l’aversion envers les préfabriqués et
les actualisés, Michaux écrira ; «Résistance, ce n’est pas assez dire. Au fond de moi, choses des
gens ordinaires, je détesterais les incorporer, je n’en veux pas. Je veux plutôt un monde
potentiel que réel.[...] Les autres ont accepté. Cette acceptation est bien plus essentielle que
109
341
caractérisé par l’excès du refus, des biffures et des ratures.
Crier et rire
En tout cas, si Michaux tient tellement à l’écriture de surface, c’est qu’elle est
le seul moyen pour convertir cette tendance au refus de la réalisation en énergie pour
la création, car la surface, comme nous l’avons répété, c’est un espace où toute
délimitation disparaît et où l’identité unique et fixe est remplacée par un devenir
illimité. Mais ce passage à la surface implique une autre philosophie ou une autre
ethique, semble-t-il. En recourant à l’écriture de surface, le poète cherche à dépasser
sa nature foncière. Autrement dit, il lutte également contre sa «boule», du moins, il
essaie de la rendre autre. C’est nier lui-même qui nie. Après avoir été déçu de «départs
de muscles»112, à savoir, de l’action, le poète a trouvé une autre possibilité de «sortir»
son «fœtus» intérieur dans l’écriture de surface, ce qui lui permet d’ailleurs de
retourner à la manière de «l’Océan»113. Bref, c’est toujours la révolution contre soi114
que Michaux tente. Par cette écriture de surface, il essaie de se dépasser vraiment et
de se rendre soi-même autre.
Mais n’oublions pas non plus l’effet hygiénique que cette écriture apporte :
celle-ci lui permet également de transformer la cause corporelle en effet incorporel et
sa douleur en rire ou en humour. En un mot, c’est aussi pour sa survie ou pour sa
renaissance qu’il recourt à cette écriture. Sur ce point, un texte intitulé «Crier»115
celle de l’existence du père ou des frères, de la famille, de la patrie» (O.C.III, p. 529). D’autre
part, à la fin de ce livre, il soulignera cette fois son aspiration à l’état d’indifférenciation en
écrivant : «Il me faut revenir à l’état où je fus d’abord [...], l’état d’indifférenciation, de
détachement, de détachement égalisateur. Alors on peut regarder presque n’importe quoi, ou
ne regarder rien» (ibid., p. 537). Et à la fin de Poteaux d’angle, il écrit aussi : «Retour à
l’effacement / à l’indétermination [...]» (O.C.III, p. 1084). Ainsi, dans ses derniers textes, le
rapport entre la Création et l’Effacement devient de plus en plus délicat. Mais cette oscillation
est déjà dans ses premiers textes.
112 O.C.I, p. 613.
113 O.C.I, p. 613.
114 Sitôt lus, p. 62. Voir aussi notre note 3 du chapitre I.
115 «Le panaris est une souffrance atroce. Mais ce qui me faisait souffrir le plus, c’était que je ne
pouvais crier. [...] Alors, je me mis à sortir de mon crâne des grosses caisses, des cuivres, et un
342
symbolise la résolution du poète qui subit sans cesse des épreuves corporelles : Oui, je
souffre. Mais je refuse de «crier», sans inventer un orchestre incorporel. Certes, sans
cause corporelle, on ne pourrait créer cet orchestre. Et cette symphonie recèlera de
nombreux cris et de nombresues souffrances. Mais, cette nouvelle orchestration par
l’écriture n’est pas pour rendre ses cris ni pour les représenter. C’est pour les rendre
autres, notamment, pour les transformer en rire. «Je ris tout seul [..] dans une autre
barbe»116, écrira Michaux dans «Immense voix». Mais comme c’est difficile d’équilibrer
les profondeurs et la surface, les cris et le rire. Du moins, un autre texte d’Épreuves,
exorcismes intitulé «Les Craquements» témoigne de l’ambiguïté du rire ou de l’humour
chez Michaux. D’ailleurs, on peut considérer ce texte comme une autre version de
«Mes propriétés». Mentionnant ici aussi le passage d’«un marais» à «une terre plus
ferme», le poète suggère les relations compliquées entre les profondeurs et la surface
chez lui :
«A l’expiration de mon enfance, je m’enlisai dans un marais. Des aboiements
éclataient partout. [...] / Des années passèrent, après lesquelles j’aboutis à
une terre plus ferme. Des craquements s’y firent entendre, partout des
craquements, et j’eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n’est pas le bruit de
la chair. / Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis
devenu presque un homme. / Ces craquements durèrent vingt ans et de tout
partait craquement. Les aboiements aussi s’entendaient de plus en plus
furieux. Alors je me mis à rire, car je n’avais plus d’espoir et tous les
aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. [...] /
Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait
pas que mon rire s’interrompît, quoiqu’il fît mal souvent, à cause qu’il fallait
y mettre trop de choses pour qu’il satisfît vraiment. / Ainsi, les années
instrument qui résonnait plus que des orgues. Et profitant de la force prodigieuse que me
donnait la fièvre, j’en fis un orchestre assourdissant. [...] / Alors, enfin assuré que dans ce
tumulte ma voix ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler pendant des heures, et
parvins à me soulager petit à petit» (O.C.I, p. 483).
116 O.C.I, p. 775.
343
s’écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s’écoulent encore»117
Et juste après la publication de Mes propriétés, son écriture de surface subira une des
plus dures épreuves.
117
Ibid., p. 781-782, je souligne.
344
12
La surface et la nuit
Plume et la surface
Un an après la parution de Mes propriétés, en décembre 1930, Michaux publie
Un certain Plume. Et comme Jean-Claude Mathieu l’a montré1, c’est notamment dans
les textes constituant la première partie de ce recueil que l’écriture de surface chez
Michaux se déploie pleinement. Dans ces textes, le poète réussit enfin à assécher son
terrain. Non seulement la surface est suffisamment isolée de l’humidité souterraine,
mais au lieu du «je» de «Mes propriétés» qui traîne des éléments biographiques de
l’auteur, «Plume», simulacre presque parfait, privé d’identité ainsi que d’intériorité, y
joue le premier rôle. L’écrivain qui a projeté entièrement son malaise sur ce
personnage2 à la fois vulnérable et insaisissable va élargir un monde fabuleux où non
seulement la hauteur et la profondeur sont ramenées au même horizon mais «l’envers
Jean-Claude Mathieu, «Légère lecture de “Plume”» in Ruptures sur Henri Michaux,
p.101-157. Dans cet article publié en 1976, Jean-Claude Mathieu analyse minutieusement
l’écriture de surface dans les textes ayant pour héros Plume. Pour notre part, nous examinons
d’abord onze textes rassemblés dans la première partie d’Un certain Plume, en prêtant
toujours notre attention sur l’ordre chronologique des textes de Michaux. Par conséquent, nous
mettons entre parenthèses provisoirement quatre derniers textes de Plume ajoutés à la version
de 1938. Pour la même raison, nous accordons de l’importance à deux textes concernant Plume
insérés dans la deuxième partie d’Un certain Plume, à savoir, «Bouddha» et «Rupture». En ce
qui concerne le détail des textes, voir O.C.I, p. 1258-1259.
2 Voir O.C.II, p. 350-351.
1
345
et l’endroit, le sens et le non-sens sont coextensifs»3. Avec ces textes, Michaux devient
littéralement «arpenteur des surfaces, qu’on croyait si bien connues qu’on ne les
explorait pas»4.
D’autre part, en développant ses idées sur le mal de l’époque, Michaux crée ici
un type de l’homme moderne. Comme Charlie, Plume est simple et primitif. Il
comprend l’activité des «fourmis»5 émergeant des profondeurs, mais il ne peut suivre
le discours recherché du juge. Il n’est pas forcément idiot. Il se montre parfois même
intelligent. Mais son intelligence s’articule rarement avec la situation réelle. Il manque
lui aussi de capacité de synthèse. Ou plutôt, la vie de Plume est plus absurde que celle
de Charlie, parce que, quelque effort qu’il fasse, la réalité régresse infiniment et on
l’accuse toujours de son insuffisance. Ce n’est donc pas forcément ou simplement
l’étroitesse de la conscience de Plume qui l’exile de la vie. Mais la vie lui échappe et
s’éloigne toujours de lui.
Or, Michaux écrit dans «Notre frère Charlie» : «Charlie insensible, c’est
peut-être la clef de Charlie»6. Il va de soi que c’est également la clef de Plume. Comme
Charlie, Plume est indifférent et insensible. Il ne peut ressentir aucun sentiment,
même si sa maison a disparu, même si sa femme a été tuée à côté de lui et même s’il a
été condamné à mort («Un homme paisible»7). Sans doute, comme c’est le cas de
Charlie, on peut ramener l’insensibilité de Plume à une désagrégation quelconque. Il
est lui aussi un personnage incomplet ou troué. Mais à la différence de «Notre frère
Charlie», Michaux est ici beaucoup plus analytique, car ce que Plume a refoulé ou
dissocié lui revient et le tourmente sans cesse. D’ailleurs, Michaux prive
préalablement ce nouveau héros de pouvoir de se battre avec les choses et les corps.
Dans«Bouddha», texte apocryphe sur Plume, il souligne cette relation inégale entre
Jean-Claude Mathieu, art. cit. p. 144.
Deleuze, Logique du sens, p. 114. Michaux suggère lui-même ce changement dans son
écriture en disant plus tard à Robert Bréchon : «Avec Plume, je commence à écrire en faisant
autre chose que de décrire mon malaise. [...] Je n’ai sans doute jamais été aussi près d’être un
écrivain» (Voir O.C.I, p. 1247).
5 «Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. “Tiens,
pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé ... ” et il se rendormit» (ibid., p. 622).
6 O.C.I, p. 45.
7 Ibid., p. 622.
3
4
346
son héros et les objets : «Tous les objets ont une joue caressante. Ensuite ils vous
mangent. / Qu’est-ce que Plume fait là ? Il est en ménage avec une pipe. / Des deux
c’est toujours l’objet qui domine.»8 Et dans «Rupture», Michaux fait ressortir combien
le corporel et l’émotionnel, en un mot, les profondeurs refoulées, extériorisées et
devenues automatiques, hantent sans cesse Plume :
«Pourquoi Plume est-il malheureux ?... Parce qu’il ne peut couper. Il aime
trop se reposer et pendant qu’il se repose, les lianes le serrent et
l’embrassent. Et ces lianes sont de chair, bras fins et nombreux. Les couper?
Il ne peut supporter la vue du sang. De plus, vous savez, ces bras, vous en
coupez un, mais les autres bras croient que ce n’est pas sérieux, que ce fut
un accident, une brusquerie, et le serrent de plus belle, et allez les couper,
alors qu’ils sont redevenus chaleureux, et qu’ils croient que ça n’a été qu’un
accident... / Plume se repose donc à nouveau... et le sang qui coule du bras
coupé, les unit, souvenir terrible.»9
Ainsi, malgré l’avènement de la vraie surface, le corps et les profondeurs ne
sont pas entièrement évacués de ses textes. Loin de là, maintenant, le corps se trouve
toujours à côté de Plume. Et les profondeurs, au lieu d’attendre qu’on vienne s’y noyer,
apparaissent partout à la surface. Elles s’y déplacent librement et y forment un
labyrinthe interminable. Il en va de même pour la hauteur. Le surmoi abandonné de
Plume est également extériorisé et éparpillé dans ces textes. Et comme le corps, il
surgit librement en se transformant sans cesse.
Ainsi, le poète prépare pour son double des situations beaucoup plus
désespérantes que celles de Charlie. Certes, Plume est on ne peut plus léger. Ce
personnage sans propriété voltige dans le monde hostile. Mais cette légèreté n’est
jamais innocente. Elle est foncièrement coupable et toujours doublement accusée. Cela
fait de sa vie une série de cauchemars paranoïaques plutôt que des rêves dadaïstes ou
décousus. Et cela nous incite, ici aussi, à faire une double lecture de Plume, lecture
8
O.C.I, p. 668.
347
superficielle et lecture profonde.
Les lois de la surface
Malgré son humour, le cycle Plume est essentiellement cauchemardesque
dans la mesure où il s’agit là toujours d’une situation sans issue. D’ailleurs, comme s’il
pipait des dés, Michaux établit préalablement quelques règles désavantageuses pour
son double, en suivant les lois de surface. D’abord, comme le signale Jean-Claude
Mathieu10, Plume est à la fois chose et mot. Mais cela signifie aussi qu’il n’est jamais
ni pleinement chose ni pleinement mot. Et c’est cette ambiguïté de son statut ou sa
double insuffisance qui est toujours mise en cause. Dans ce monde superficiel, Plume
ne peut jamais volontairement toucher au corps ni aux choses. Ou bien, dès qu’il a eu
affaire aux corps ou aux choses, ceux-ci sont considérés comme un superflu qui va à
l’encontre de l’ordre de la surface. Et Plume est puni chaque fois à cause de cet excès.
Cependant la malédiction qui pèse sur lui ne s’arrête pas là, car le corps interdit à
Plume lui revient sans cesse comme un Unheimlich et il ne peut jamais y résister
efficacement. De même qu’il ne peut toucher volontairement au corps, de même, il ne
peut le refuser par lui-même. D’ailleurs, Michaux rend cette surface extrêmement
poreuse. A travers d’innombrables trous invisibles, le corps ou le profond l’envahit
librement. Dans «Un homme paisible», par exemple, Plume trouve d’abord que ses
mains ne touchent pas le mur de sa maison et songe que «les fourmis» l’ont mangé.
Mais, «les fourmis» ne sont-elles pas des précurseurs de la résurgence de la
profondeur ? Ensuite, «le train» fonce contre lui et écrase sa femme pendant qu’il
s’endort. Dans l’un et l’autre cas, Plume ne peut y rien faire, ni même avoir de
sentiment spécial, car il a perdu son émotion et son intériorité. Au contraire, Plume se
plaint en se trouvant trempé de sang et en trouvant des morceaux du corps de sa
femme à son côté. Cependant ce n’est pas la mort de sa femme qui l’attriste. Il est gêné
9
10
O.C.I, p. 668.
Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 144-146.
348
exclusivement par le corps ou la profondeur qu’il a touchés malgré lui11.
De la même façon, au restaurant, il est condamné pour la seule raison qu’il a
commandé la «Côtelette» qui ne figure pas sur la carte («Plume au restaurant»12).
Autrement dit, il a touché ici aussi la chose et cela déséquilibre sa «double
appartenance»13 à la chose et au mot. Toutefois, le corps et le profond lui reviennent
toujours et il ne peut jamais les repousser. Ainsi, dans un autre restaurant, même si
on lui sert la chose abominable, il ne peut la refuser («Si on lui sert, hargneux, une
racine dans son assiette, une grosse racine : «Allons, mangez. Qu’est-ce que vous
attendez ? » / «Oh, bien, tout de suite, voilà»14). En effet, tout se passe comme s’il y
avait une loi destinée à lui seul : le corps lui vient quand il ne le veut pas, lui échappe
quand il veut le toucher. Ainsi, dans son voyage («Plume voyage»15), chaque fois qu’il
s’approche des choses et des objets, il en est éloigné, empêché notamment par les mots
(«Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Monsieur voudra le
toucher, s’appuyer dessus, ou s’y asseoir. C’est comme ça qu’il ne reste que des ruines
partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l’avenir, non, c’est fini,
n’est-ce pas. [...]»16
D’autre part, dans «L’Arrachage des têtes», dès que Plume et ses amis
touchent au corps, ils le détruisent. Ou bien, croyant que c’était le corps, ils ont saisi en
fait des mots, notamment, des clichés, comme le signale Jean-Claude Mathieu17 .
Leurs actions sont dominées par un enchaînement des clichés et ils ne peuvent se
soustraire à leur influence, comme dans le cauchemar («Ils tenaient seulement à le
tirer par les cheveux. Ils ne voulaient pas lui faire de mal. Ils lui ont arraché la tête
d’un coup. Seulement elle tenait mal. Ça ne vient pas comme ça. [...] / Quand elle n’est
« Ensuite, le froid le réveilla. Il était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa femme
gisaient près de lui. “Avec le sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité de désagréments ; si
ce train pouvait n’être pas passé, j’en serais fort heureux. ”[...]» (O.C.I, p. 622).
12 Ibid., p. 623.
13 Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 144-146.
14 Ibid., p. 625, je souligne.
15 Ibid., p. 625. Dans «Plume à Casablanca», texte ajouté à la version de 1938, cette démarche
régressive devient plus manifeste. Il s’éloigne infiniment des objets empêché par ses propres
idées (ibid., p. 638-639).
16 Ibid., p. 625, je souligne.
17 Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 127-132.
11
349
plus sur les épaules, elle embarrasse»18). Or, il est remarquable que ce qui les effraie ici,
ce n’est pas le corps, mais leur surmoi extériorisé, à savoir, «un regard qui ne dit ni oui
ni non, un regard fixe»19. Ici, ce sont des mots qui règnent. La preuve en est que Plume
va à «l’étang» pour chercher des «choses», mais revient sans y rien trouver20. Par
contre, il craint l’incohérence des têtes arrachées, à savoir, l’incomplétude de la logique
(«Maintenant ils en [têtes] ont trois. Trois, c’est un bon chiffre. Et puis il y a du choix.
Ce ne sont vraiment pas des têtes pareilles. Non, un homme, une femme, un chien»21).
Et enfin, Plume et ses amis, «ils se perdent dans la nuit», écrit Michaux, «ça leur est
d’un grand soulagement ; pour eux, pour leur conscience.»22
Dans «La Nuit des Bulgares» qui traite aussi du meurtre commis par Plume,
des événements semblent se développer dans un sens différent, parce qu’ici, Plume
s’est trompé de train, à savoir, de direction («Voila, on était sur le chemin du retour. On
s’est trompé de train» 23 ). Devant Plume et ses amis, apparaissent cette fois des
personnages équivoques, qui font sentir le bruissement de la profondeur, à savoir, «un
tas de Bulgares, qui murmuraient entre eux on ne sait pas quoi, qui remuaient tout le
temps [...].» 24 Ainsi ils les tuent, mais par cet assassinat, ils les transforment
complètement en corps. Et ce sont au tour des corps de se venger d’eux. Ils ont beau
tâcher de s’en défaire, parce que dissociés, ces corps sont devenus tout automatiques :
«Ce n’est pas tellement facile. Sept morts et trois vivants. On se cale entre
des corps froids et les têtes de ces “dormeurs” penchent tout le temps. Elles
tombent dans le cou des trois jeunes hommes. Comme des urnes qu’on porte
sur l’épaule, ces têtes froides. [...] / Dans le train les morts sont bien plus
secoués que les vivants. La vitesse les inquiète. Ils ne peuvent rester
tranquilles un instant, ils se penchent de plus en plus, ils viennent vous
18
19
20
21
22
23
24
O.C.I, p. 634.
Ibid., p. 635.
Ibid., p. 635.
Ibid., p. 635.
Ibid., p. 636, je souligne.
O.C.I, p. 628.
O.C.I, p. 628.
350
parler à l’estomac, ils n’en peuvent plus. [...] » 25
Au bout de beaucoup d’efforts, Plume et ses amis arrivent enfin à se débarrasser de ces
corps, en les jetant hors du train, c’est-à-dire, en les renvoyant dans la profondeur.
Alors, le résultat est inattendu. «Le chef du convoi»26 qui a vu toute cette affaire, loin
de les accuser, leur propose d’être leur témoin, comme s’il appréciait leur exploit, à
savoir, le refoulement des corps. On dirait que dans ce monde superficiel, avoir le corps
est puni et rejeter le corps est loué : «“Eh bien, dit le chef du convoi, puisque vous
voulez un témoin, comptez sur moi. Attendez un instant de l’autre côté de la gare, en
face des guichets. Je reviens tout de suite, n’est-ce pas. Voici un laissez-passer. Je
reviens dans un instant. Attendez-moi” [...] »27. Mais cela ne les soulage pas. Ce qu’ils
veulent, c’est sortir de ce monde pervers. Ainsi, «ils s’enfuient» criant : «Oh! vivre
maintenant, oh! vivre enfin !»28
Femmes et castrateurs
Dans «Plume avait mal au doigt»29, la situation du héros est en un sens plus
désespérante, parce qu’il a eu mal au doigt, autrement dit, qu’il a le corps ou la
profondeur en lui-même. Mais il lui est toujours interdit d’avoir corps ou de devenir
corps. C’est littéralement l’excès qu’on doit castrer. Et le doigt de Plume est coupé.
Mais ce qui est plus malheureux pour lui, cette mutilation le stigmatise à jamais en
tant que corps ou en tant qu’ancien possesseur du corps. En d’autres termes, par cette
mutilation, Plume est devenu plus corps qu’avant. De là, les reproches de sa femme :
«“Un homme avec des moignons, je n’aime pas beaucoup ça. Dès que ta main sera un
peu trop dégarnie, ne compte plus sur moi. / “Les infirmes c’est méchant, ça devient
promptement sadique. Mais moi je n’ai pas été élevée comme j’ai été élevée pour vivre
25
26
27
28
29
Ibid., p. 629.
Ibid., p. 632.
Ibid., p. 632.
Ibid., p. 632.
O.C.I, p. 633-634.
351
avec un sadique. [...]»30
Or, les femmes qui jouent un rôle important dans ces textes ont ceci de
commun, semble-t-il : elles commencent souvent par des paroles et finissent toujours
par le corps. Notamment les paroles de la «Reine» («Dans l’appartement de la Reine»31)
sont traîtresses, parce que le vrai signifié de ses paroles est le corps. Elles amènent
Plume qui est venu en tant que mot (il se munit des «lettres de crédit»32) à devenir le
corps, alors qu’il est toujours interdit à Plume de toucher le corps par lui-même ou de
devenir le corps. Mais les paroles de la Reine, bien que pleine de clichés, sont tout de
même astucieuses : toujours montrant d’abord le côté mot des choses ou faisant
semblant d’éviter le corporel, elles conduisent Plume en somme au corps («Comme le
palais est très grand, j’ai toujours peur de m’y perdre et de me trouver tout à coup
devant les cuisines, alors, vous comprenez, pour une Reine, ce serait tellement ridicule.
[...] Voilà ma chambre à coucher» ; «[...] vous pourriez peut-être me faire un peu de
lecture, mais ici je n’ai pas grand-chose d’intéressant. Peut-être jouez-vous aux cartes.
Mais je vous avouerai que moi je perds tout de suite [...] alors on pourrait peut-être
s’étendre sur ce divan» ; «Dans cette chambre il règne toujours une chaleur
insupportable. Si vous vouliez m’aider à me déshabiller, vous me feriez plaisir [...].»33).
Ainsi, restant toujours du côté mot, Plume se laisse amener au corps de la Reine, tenté
par ses paroles doubles ou en y trouvant des alibis :
«J’ai ici, voyez, sous le sein droit, trois petits signes. Non pas trois, deux
petits et un grand. Voyez le grand, il a presque l’air de... Cela est bizarre en
vérité, n’est-ce pas, et voyez le sein gauche, rien ! tout blanc ! [...] / Et voilà
Plume qui examine. Il touche, il tâte avec des doigts peu sûrs, et la
recherche des réalités le fait trembler, et ils font et refont leur trajet incurvé.
/ Et Plume réfléchit.»34
30
31
32
33
34
O.C.I, p. 634.
Ibid., p. 626-628.
Ibid., p. 626.
Ibid., p. 626-627.
Ibid., p. 627-628, je souligne.
352
Mais tout en étant entraîné à des affaires de plus en plus dangereuses, Plume reste
sans corps. Tout en s’approchant infiniment du corps de la Reine, il ne peut devenir le
corps (il touche les «signes» de la Reine ... et «réfléchit»). Mais de toute façon, le
résultat est toujours le même. Il est toujours destiné à la ruine : «C’est alors que Le Roi
entra !»35
De la même façon, dans «Une mère de neuf enfants !»36, la prostituée que
Plume a rencontrée à Berlin commence par des paroles («Ne partez pas, je vous en
supplie. Je suis mère de neuf enfants.»37 Mais naturellement, elle n’est pas aussi
indirecte que la reine. En imposant son corps, elle dépouille aussitôt Plume «de tout ce
qu’il avait dans ses poches», comme si elle le plumait. Mais Plume ne peut y résister ni
repousser son corps odieux («La mère de neuf enfants était pleine de boutons»38).
Même aux derniers moments, il cherche à rester à côté des mots : «Tiens, se disait
Plume, ceci s’appelle être volé» ; «Pas exactement mon genre, ces femmes-là. Mais
comment le leur faire comprendre sans les froisser ?»39
Or, comme Jean-Claude Mathieu le signale40, plume connote également le
phallus. Et il est aussi vrai que Michaux évoque expressément l’Œdipe et la castration
dans des textes tels que «Dans l’appartement de la Reine» et «Plume avait mal au
doigt». Mais quel phallus est plus impuissant que le sien ? Qu’est-ce que c’est, le
phallus qui ne peut devenir le corps par lui-même ? D’ailleurs, son phallus est arraché
ou a failli être arraché par les Mères (la Mère de neuf enfants dit à Plume : «Non, ne
sois pas si pressé, mon petit. Tant qu’il n’y a pas eu de sang, il n’y a pas eu de véritable
satisfaction»41. On dirait que dans ce texte, ce sont des Mères qui désirent le phallus de
l’enfant impuissant. Du moins, elles réduisent Plume au phallus. En ce sens, elles sont
aussi castratrices que les Pères42.
D’autre part, malgré le discours prolixe du juge dans le premier texte qui met
35
36
37
38
39
40
41
42
O.C.I, p. 628.
O.C.I, p. 637.
Ibid., p. 637.
Ibid., p. 637.
Ibid., p. 637.
Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit, p. 151-155.
O.C.I, p. 637.
Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit, p. 152.
353
en cause l’ambiguïté de Plume43, l’essence des hommes-castrateurs dans ces textes
semble consister en leur silence, comme le symbolisent les pointillés à la fin de «Dans
l’appartement de la Reine»44 et ce «regard fixe» qui «ne dit ni oui ni non»45 dans
«L’Arrachage des têtes»46. Naturellement, leur silence ne signifie pas l’absence de mots.
Tout au contraire, il comporte implicitement tous les mots ou tous les discours
possibles, et notamment, toutes les sanctions. Ce qui menace le plus Plume, c’est qu’il
ne sait pas quelles sanctions ils prennent. Quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, ces
castrateurs silencieux peuvent l’accuser de n’importe quoi et lui infliger n’importe
quelle peine. Cela inspire une vraie terreur à Plume. Moins ils disent, plus leur silence
devient symbolique et effrayant. Autrement dit, le complexe de castration s’unit ici à
l’essence de la Langue et des Lois. Ainsi, dans «Plume avait mal au doigt», ce qui
effraie le plus Plume redevenu enfant, c’est «du papier blanc [...]sans en-tête»47 que
Médecin-Père a mis devant lui. Plume est destiné à être condamné quoi qu’il fasse. Il
est incomplet comme mot aussi bien que comme chose. A la fin de «Dans les
appartements de la Reine», Michaux écrit : «Aventures terribles, quels que soient vos
trames et vos débuts, aventures douloureuses et guidées par un ennemi implacable»48.
Que l’affaire commence par les mots ou par le corps, que ce soit le Père ou la Mère qui
le castre, Plume est toujours impuissant.
Ainsi, malgré l’humour et la légèreté qui prédominent dans ces textes, cette
nouvelle surface est cauchemardesque. Le profond et le haut apparaissent partout et
tourmentent sans cesse Plume. Loin d’être innocent, Plume est toujours doublement
coupable.
«Voyons, disait le juge, comment expliquez-vous que votre femme se soit blessée au point
qu’on l’ait trouvée partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté, ayez pu faire un
geste pour l’en empêcher, sans même vous en être aperçu. Voilà le mystère. [...]» (O.C.I, p. 622).
44 O.C.I, p. 628.
45 O.C.I, p. 634-635.
46
En ce qui concerne l’interprétation de ce texte hanté par «la figure de Méduse» et la peur de
la castration, voir aussi Jean-Claude Mathieu, art. cit, p. 152-152.
47 O.C.I, p. 633, je souligne.
48 O.C.I, p.628.
43
354
La mort de Plume
Chez Michaux, il n’y a pas de terrain ni de personnage qui ne prennent fin. Ce
qui a été créé doit être annihilé et retourner à l’Océan, à l’état originel de
l’indifférenciation. Et sur ce point, ni Plume ni sa surface ne sont exceptionnels. Du
moins, dans la version de 1930, Michaux suggère la fin de ce nouveau domaine, avec
deux textes concernant la mort de Plume. Dans «Ière mort de Plume»49, l’auteur
transgresse les lois de la surface qu’il a établies lui-même : ici, au lieu de supporter la
violence corporelle sans y résister, Plume passe sur-le-champ à la contre-attaque. Non
seulement il tue «tous les hommes » qui se trouvent dans le bal50, mais également il se
venge de «la maîtresse de la maison». En versant abondamment de «la teinture d’iode»
sur elle, il l’immobilise et la momifie. Il vise surtout à sa «langue»51, qui était traîtresse
comme celle de la Reine. En revanche, Plume meurt dans un champ de bataille où il a
été emporté. Mais sur son visage, il a un «sourire triste mais si paisible»52, comme s’il
était tout de même content d’avoir été libéré non seulement du pays de la duplicité
mais de sa propre ambiguïté. Ajoutons aussi que Plume n’est plus insensible dans ce
texte ; il devient «furieux», «soulagé», «triste» ou «paisible» ; il a regagné sa profondeur
et son intériorité.
Dans «A Vienne, IIe mort de Plume» 53 , sa situation évolue davantage :
personne ne vient plus l’attaquer ni le duper : c’est maintenant plutôt lui qui est
«espion» et qui est doublé (il est à la fois «Plume» et «A.»54). Certes, il y a partout des
agents, mais au lieu de menacer Plume par leur silence, ils répondent tous à Plume
qui s’est adressé à eux. On dirait qu’ici, ce sont plutôt les habitants qui craignent la
présence de Plume. D’ailleurs, il transgresse ici aussi la loi de la surface : il tente
49
50
51
52
O.C.I, p. 689-690. Voir aussi ibid., p. 1294.
O.C.I, p. 689.
Ibid., p. 690.
Ibid., p. 690 : «Quand on découvrit l’affreuse tête de momie, le lendemain, le coupable était
loin, il gisait sur une route du Nord, le ventre ouvert par un obus, et il avait un sourire bizarre,
le sourire triste mais si paisible qu’il avait souvent lorsqu’il était en vie.»
53 O.C.I, p. 667.
54 Ibid., p. 667 : «Au fond, ils détestent les étrangers, pensait A., et [...]»
355
d’arranger les tableaux des musées55. Loin de craindre les choses et les objets, Plume
dans ce texte essaie même de corriger le sens de ce monde aussi pervers. Mais à cause
de cette transgression, il est tué et banni de cette surface.
Dans ces deux textes, la loi de la surface qui tourmentait tant Plume n’existe
plus et Plume lui-même n’est plus ambigu comme avant. Il réagit à la violence des
autres, touche volontairement aux objets et aux corps et fait taire les femmes dont les
paroles sont traîtresses. Mais avec cette normalisation, l’effet de surface s’affaiblit
remarquablement. Plume meurt au prix de cette transgression et la surface elle aussi
régresse à nouveau. D’ailleurs, cela n’est pas en contradiction avec ce que Michaux
écrit sur Plume : «Avec Plume, je commence à écrire en faisant autre chose que de
décrire mon malaise. [...] Mais ça n’a pas duré. Il est mort à mon retour de Turquie,
aussitôt à Paris»56. Et, le même dénouement se prépare également pour d’autres
personnages ou d’autres pays imaginaires tels qu’Au pays de la magie et Ici, Poddema.
1938
Malgré cette double mort, Plume ressuscite huit ans plus tard. Lors de la
publication de Plume précédé de Lointain intérieur, Michaux ajoute quatre nouveaux
textes57 et réorganise le cycle Plume58.
Au premier abord, il ne paraît pas y avoir de différence foncière entre les
quatre nouveaux textes et les treize premiers textes (y compris deux textes dans le
deuxième chapitre). Mais à les regarder de plus près, on constatera tout de même un
changement dans les relations de ce héros avec les mots et les corps. En un mot, au
lieu de dissocier ses profondeurs et son surmoi et d’être tourmenté par eux, du fait de
«Demain, se dit-il, j’irai voir les musées et arrangerai un peu les tableaux à mon goût, car,
comme ils sont là disposés, je ne m’y intéresse pas beaucoup» (ibid., p. 667).
56 O.C.I, p. 1247.
57 «Plume à Casablanca», «L’Hôte d’honneur du Bren Club», «Plume au plafond» et «Plume et
les culs-de-jatte».
58 Il transforme «1re mort de Plume» en «On cherche querelle à Plume» et supprime non
seulement «2ème mort de Plume» mais «Bouddha» et «Rupture», deux textes apocryphes dans
le deuxième chapitre. Et dans la version de 1963, il supprime encore «On cherche querelle à
55
356
leur extériorisation, le nouveau Plume les intérorise et cherche même à les
réintétégrer, à travers l’écriture. Par exemple, comme dans «Plume voyage», le héros
de «Plume à Casablanca» est incessamment éloigné de ses objets. Il manque lui aussi
le contact vital avec la réalité et son intelligence ne s’articule pas avec celle-ci. Mais à
la différence de «Plume voyage», ce ne sont plus les autres ni le surmoi extériorisé qui
l’empêchent de toucher aux choses. Maintenant, des ennemis habitent en lui. Il est
victime de ses propres pensées. Au lieu d’être critiqué par les autres, il est sans cesse
accusé par son propre surmoi59 d’incomplétude de ses actions et détourné toujours de
ses objets :
«[...] Il s’informa donc de l’endroit, se fit conduire au café mauresque, et il
avait déjà une danseuse installée à sa table commandant une bouteille de
porto, quand il se rendit compte que tout ça, ce sont des bêtises ; en voyage,
avec ces fatigues inaccoutumées, il faut premièrement se restaurer. Il s’en
alla donc et se dirigea vers le restaurant du Roi de la Bière, dans la ville
nouvelle ; il allait s’attabler quand il réfléchit que ce n’était pas tout, quand
on voyage, de boire et de manger, qu’il faut soigneusement s’assurer si tout
est en règle pour l’étape du lendemain [...].»60
D’autre part, dans «Plume et les culs-de-jatte», les efforts pour la
réintégration des profondeurs deviennent plus manifestes. Il est vrai que ce texte très
allégorique est susceptible de plusieurs interprétations61. Mais on n’aurait pas tort de
considérer que des «culs-de-jatte» symbolisent ici des existences psychologiques
fragmentaires. Comme nous l’avons montré, les conceptions des «qui-je-fus» et des
Plume».
59 Dans Les Grandes Épreuves de l’esprit, considérant le «sur-moi» comme un des systèmes
psychologiques fragmentaires, formé à travers l’intériorisation des langues de autres, Michaux
écrit : «Être persécuté, cela ne se produit que si l’on se laisse juger par autrui, par un “sur-moi”
fait d’autrui. Il y a longtemps que je refuse ce droit à autrui. Qu’est-ce qu’ils savent donc, ces
jugeurs ?» (O.C.III, p. 353). Et dans «Mon Roi», en relativisant et ridiculisant son surmoi,
Michaux dessinera les luttes intérieures entre ses tendances principales et son surmoi, qui est
autoritaire certes, mais lui aussi incomplet et infirme (voir O.C.I, p. 422-425).
60 O.C.I, P. 638, je souligne.
357
«morceaux d’hommes» chez Michaux ont des relations étroites avec les existences
psychologiques fragmentaires. Et dans ce texte aussi, on peut relever des analogies
essentielles entre celles-ci et les «culs-de-jatte». Comme ces existences psychologiques
fragmentaires, les «culs-de-jatte» ont leur propre vie et subsistent dans les
profondeurs. Comme elles, ils n’avancent pas par lui-même, faute de capacité de se
re-créer ou de se renouveler. Et comme elles, ils sont étroits et infirmes, et même
facilement influencés par les désirs des autres, dépourvus d’esprit critique62. Et Plume,
qui symbolise ici l’écrivain, au lieu de les dissocier ou de les refouler, tâche de les faire
monter à la surface :
«Il arriva à une réunion de culs-de-jatte qui se tenait dans un arbre.
Continuellement, il fallait aider de nouveaux culs-de-jatte à monter dans
l’arbre, qui en était déjà tout noir. Ça leur fait tellement plaisir ! Ils
contemplent le ciel à travers les branches, ils ne sentent plus le poids de la
terre. C’est la grande réconciliation.»63
En effet, l’allusion à l’acte d’écrire semble évidente. L’«arbre» (des feuilles) connote des
papiers et le «noir», de l’encre. Alors, dire que l’arbre est déjà tout noir de culs-de-jatte
ne signifie-t-il pas que «mes papiers sont déjà couverts d’écritures sur mes morceaux
d’homme» ? Mais ce n’est pas tout. L’écrivain note encore que sur cet arbre, des
culs-de-jattes «ne sentent plus le poids de la terre»64. Autrement dit, retirés à la
surface, ils sont en même temps transformés en incorporels ou en simulacres65. Ils
deviennent des extra-êtres. D’ailleurs, cette interprétation n’est pas en contradiction
avec ce que Michaux écrit dans «Observations» : Écrire, c’est rester «joint à son trouble,
Voir surtout Jean-Pierre Martin, op. cit., p.214-235.
D’autre part, cette «réunion de culs-de-jatte» évoque la «société» de qui-je-fus : «Je suis
habité ; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. [...] / Ils font à présent toute une société et
il vient de m’arriver que je ne m’entends plus moi-même. / [...] / Habiles, et acharnés, ils
cédèrent la parole à l’un d’eux, qui en cria plus clair» (O.C.I, p. 73, je souligne).
63 O.C.I, p. 641-642.
64 O.C.I, p. 641.
65 Ajoutons que dans une expression courante, «faire monter quelqu’un à l’arbre» signifie aussi
«tromper» ou «duper».
61
62
358
à sa région vicieuse jamais apaisée»66. Les «culs-de-jatte» symbolisent non seulement
leur incomplétude mais des plaies profondes qu’ils ont subies ou que le poète a subies.
D’autre part, d’une manière plus équivoque, Michaux a noté dans Ecuador : «écrire :
tuer, quoi» 67 . Mais cela signifie non seulement que l’écriture sacrifie le vif ou le
spontané, mais qu’elle permet de rendre autre ce qui est vif et blessant si l’on le laisse
tel quel68. Certes, projetant son sentiment sur le héros, le poète insinue ici aussi le
malaise qui accompagne l’écriture : «Mais Plume, des culs-de-jatte plein les bras, se
plaignait intérieurement. Non, il n’est pas travailleur. Il ne sent pas le besoin ardent
du travail.»69 Mais, rappelons la situation de Plume dans «Rupture»70. Dans cet ancien
texte, au lieu de travailler, Plume «se repose», peut-être trop déprimé. Mais pendant
qu’il se repose, les profondeurs refoulées le hantent davantage et l’immobilisent
irrévocablement à la fin. Par contre, dans «Plume et les culs-de-jatte», malgré sa
fatigue interminable, Plume travaille, tâche de se rejoindre à ses profondeurs et de se
recréer lui-même avec eux. Ainsi, Michaux écrit : «C’est la grande réconciliation»71.
D’autre part, regardons de plus près le début du texte. Le poète remarque que Plume
était au début au pays où la création était encore «tendre» et molle, où tout «se
défaisait» et «se décomposait» dès qu’il s’en est distrait :
«... Il y avait un homme en face de Plume, et dès qu’il cessait de le regarder,
le visage de cet homme se défaisait, se décomposait en grimaçant, et sa
mâchoire tombait sans force. / Ah ! Ah! pensait Plume. Ah ! Ah! Comme elle
est encore tendre ici la création ! [...] / Je me demande même comment les
66
67
O.C.II, p. 348.
O.C.I, p. 144.
Dans «Il écrit», Michaux nuancera davantage son acte d’écrire en tant qu’assassinat : «Il
écrit... / Le papier cesse d’être papier, petit à petit devient une longue, longue table sur laquelle
vient, dirigé, il le sait, il le pressent, la victime encore inconnue, la victime éloignée qui lui est
dévolue. / [...] / Couteau depuis le haut du front jusqu’au fond de lui-même, il veille, prêt à
intervenir, prêt à trancher, à décapiter ce qui n’est pas, ne serait pas sien, à trancher dans le
wagon que l’Univers débordant pousse vers lui, ce qui en serait pas “SA” victime... [...]» (O.C.I,
p. 819).
69 O.C.I, p. 642.
70 Ibid., p. 668.
71 O.C.I, p. 641-642.
68
359
gens d’ici peuvent vivre ; sûrement j’y contacterais bientôt une maladie de
cœur.»72
Mais n’est-ce pas cela la situation que Michaux dessine à plusieurs reprises dans des
textes de 1930 tels que «La Vision de Plume», «La Nuit des embarras» et «La Nuit des
disparitions» ?
«Un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, un fromage lent,
jaune, à pas de chevaux de catafalque, circulait en lui-même comme un pied
du monde. C’était plutôt une énorme mamelle, une vieille meule de chair et,
accroupie se tenait sur une région immense qui devait être terriblement
moite. / Sur la gauche descendait la cavalerie. Il fallait voir les chevaux
freiner sur leurs sabots de derrière. Ces cavaliers si fiers ne remontraient
donc jamais ? Non jamais. »73
Ce que le héros de «Plume et les culs-de-jatte» a vécu au début du texte, c’est la
dissolution du monde et des choses du même type. Pour sortir de cette situation
cauchemardesque, il lui faut écrire incessamment, sans se reposer. Sinon, il
contracterait «une maladie de cœur» 74 . Ainsi Plume «se jeta dans une chaise à
porteurs»75. Il va de soi que «la chaise» connote aussi l’acte d’écrire. Or, comme nous
l’avons écrit, tout en se dirigeant vers la racine de ses obsessions, l’écrivain a toujours
des feuilles au-dessus de lui. Il se plonge dans ses profondeurs la tête la première et
les pieds à la surface. Pour ainsi dire, il écrit en faisant l’arbre fourchu.
Du moins, n’est-ce pas une interprétation possible de «Plume au plafond»,
texte qui précède «Plume et les culs-de-jatte», dans lequel Plume, membre du «Bren
Club», marche «les pieds au plafond»76 ? N’est-ce pas le symbole d’un écrivain qui
regarde sans cesse ses profondeurs sans fond en s’accrochant à peine à la surface ou à
72
73
74
75
76
O.C.I, p. 641.
O.C.I, p. 632-633, je souligne.
O.C.I, p. 641.
Ibid., p. 641.
O.C.I, p. 640-641.
360
l’acte d’écrire ? Exilé du monde Réel qui se trouve au-dessus du «plafond», il n’y a plus
pour lui que les profondeurs et la surface. Vivre et mourir «dans le plafond», ce serait
plus facile, en comparaison avec cette situation difficile. Mais ce n’est pas possible, car
«les plafonds sont durs, ne peuvent que vous “renvoyer”, c’est le mot»77. «Pas de choix
dans le malheur»78. Bref, il n’y a plus pour lui d’autre moyen que de vivre comme
«taupe de plafond»79, en se suspendant au plafond = surface.
Mais quel «désert»80 s’étend encore à cet envers de la surface ! Et combien de
choses abominables il doit supporter dans cette descente en Enfer ! Il doit sans cesse y
manger des choses monstrueuses, sans s’en plaindre et sans s’en détourner. C’est le
destin de l’écrivain qui s’est exilé du monde réel : «L’hôte d’honneur mangeait
lentement, méthodiquement, ne faisant aucun commentaire. / La dinde était farcie à
l’asticot, la salade avait été nettoyée au cambouis, les pommes de terre avaient été
recrachées.[...] / Plume, sans lever la tête, mangeait patiemment. Un serpent tombé
d’un régime de bananes rampa vers lui ; il l’avala par politesse, puis il se replongea
dans son assiette. [...]» 81
Bien entendu, une telle interprétation, même si elle est juste, ne serait
qu’unilatérale. Ce monde immonde que Michaux esquisse dans «L’Hôte d’honneur du
Bren Club» symbolise probablement à la fois le monde Réel et le monde subconscient
ou subhumain 82 . Et enlevant la cloison entre le monde humain et le monde
subhumain, sa surface révèle comment le mal dans le premier se condense dans le
second, comment ils sont communicants. Comme dans le monde réel, le monde
subhumain est pollué par «la fornication universelle» 83 . Comme la conscience, le
subconscient est plein des «langues» des autres qui étouffent enfin l’être 84 . Bref,
Michaux présente ici aussi un monde absolument sans issue. Plume, ce Saint Antoine
77
78
79
80
81
82
83
Ibid., p. 640-641.
Ibid., p. 641.
Ibid., p. 641.
Ibid., p. 640.
Ibid., p. 639.
O.C.II, p. 499.
O.C.II., p. 867.
Dans ses ouvrages sur les hallucinogènes, Michaux montrera à plusieurs reprises combien le
monde subconscient est lui aussi rempli de clichés, loin d’être merveilleux. Voir par exemple
84
361
moderne, comprenant qu’il n’y a plus aucun salut ni aucune sortie dans ce vase clos85,
rejette toutes les tentations et la langue des autres, patiemment et prudemment,
comme s’il visait à atteindre le Réveil dans le cauchemar :
«Pour attirer son attention, la maîtresse de maison se mit un sein à nu.
Ensuite, détournant les yeux, elle rit gauchement. / Plume, sans lever la
tête, mangeait toujours. / Peu après, sanglotant, sa voisine de droite se
trouva à demi étouffée, d’une langue de mouton, que sottement elle s’était
mis dans la tête d’avaler. [...] Et jamais elle ne rendit la langue à laquelle
elle avait tant envie de renoncer. / [...] / “Ne le prenez pas en mauvaise part”,
dit alors à Plume la maîtresse de maison, les yeux brillants et larges. “Dans
l’avalement des langues, toujours quelqu’un échoue.[...]” / Et elle le battait
en l’embrassant.»86
En tout cas, il semble maintenant évident que dans ces nouveaux textes (surtout dans
trois derniers textes), Plume n’est plus une simple victime du monde hostile, ni un
simple je-m’en-foutiste comme dans «La Philosophie de Plume» 87 . Avec une
résignation plus profonde, ce nouveau Plume ose se diriger vers les profondeurs, les
regarde silencieusement et s’efforce même de les réintégrer. Au lieu d’être hanté et
tourmenté, impuissamment, par ses obsessions, il réorganise l’écriture en tant que
descente en Enfer. Il va de soi que cela symbolise la nouvelle décision du poète.
Dans le cycle de 1930, Michaux n’était pas assez distant de ses profondeurs.
Ou, cela revient au même, son intérieur n’était pas assez lointain. A cet époque, il ne
pouvait faire que dessiner un héros malheureux qui souffert doublement d’une
dissociation profonde. Écrire un état de désagrégation, jouer avec ce héros-double en
O.C.III, p. 382-394.
85 Voir O.C.II, p.3 : «Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait
échapper ? La vase est clos.»
O.C.I, p. 639-640. En ce qui concerne l’interprétation de cette «langue» meurtrière, voir
Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 140-142. Voir aussi son autre article : «Avaler la langue,
dilater la pupille» in Passages et langages de Henri Michaux, p. 133-146.
87 O.C.I, p. 622-623. Il s’agit du titre originel d’«Un homme paisible».
86
362
projetant son malaise sur celui-ci et se consoler tant soit peu en voyant ce héros
tourmenté jusqu’au bout à sa place, c’est tout ce que le poète pouvait en 1930, à savoir
l’année où ses parents sont morts à quelques jours de distance. Et c’était pendant le
voyage après cette tragédie que le premier Plume a vu le jour.
Le dialogue avec La Nuit
Comme le signale Colette Roubaud88, malgré la tonalité burlesque du premier
chapitre, c’est la Nuit qui domine l’ensemble d’Un certain Plume. Et il serait presque
certain que cela est inséparablement lié à la mort de ses parents qui a eu lieu neuf
mois avant la parution de ce recueil89. En effet, Un certain Plume comporte non
seulement cinq textes sur la «nuit»90, mais aussi quatre textes qui portent «la mort»
dans leur titre91 . Il y a aussi «le Malheur»92 et la «Destinée»93 et cette série de
thématiques suffiraient pour faire de ce recueil «Le Royaume de la Nuit»94. Mais
comme Colette Roubaud le signale aussi95, en dehors de ces thématiques qui évoquent
apparemment une tradition romantique, ce recueil a ceci de particulier : si l’essence du
cauchemar consiste à ce que l’«on n’en sort pas»96, presque tous les textes racontent
des situations foncièrement cauchemardesques. En d’autres termes, dans ces textes, le
poète crie sans cesse : «non, je ne peux plus sortir !» D’ailleurs, cette intériorisation du
cauchemar est presque absolue. Comme le suggèrent «Le portrait de A.» 97 et
Colette Roubaud, Henri Michaux Plume précédé de Lointain intérieur, Gallimard, col.
«Foliothèque», 2000, p. 104-125.
89 Dans une lettre à Paulhan (écrite à cette époque), Michaux écrit : «Je commence à avoir la
sensation de la mort. Vivre après tout cela est quelque chose de bien difficile... comme si nous
allions à notre tour y renoncer» (O.C.I, p. XCIII).
90 «La Nuit des embarras», «La Nuit des disparitions», «La Nuit des Bulgares», «L’Arrachage
des têtes» dont le titre originel était «La Nuit des assassins» et «Dans la nuit».
91 «Ire mort de Plume», «IIe mort de Plume», «Chant de mort» et «Sur le chemin de la mort».
92 O.C.I, p. 596.
93 O.C.I, p. 619.
94 Colette Roubaud, op. cit, p. 102.
95 Ibid., p. 117-120.
96 O.C.III, p. 518.
97 «De grosses lèvres de Bouddha, fermées au pain et à la parole» (O.C.I, p. 609).
88
363
«Bouddha» 98 , Michaux se rapproche rapidement des pensées bouddhistes à cette
époque. Dans l’univers, il n’existe ni mort ni naissance. Personne ne naît ni meurt.
Mais cette inspiration bouddhiste, loin de le conduire à une résignation bouddhiste, lui
fait confirmer plutôt l’impossibilité du salut et de l’évasion. On ne peut jamais sortir de
ce monde. L’être est maudit sans fin. Dans l’exergue de «La Nuit des embarras»99, il
écrit : «Dans cet univers, il y a peu de sourires. / Celui qui s’y meut fait une infinité de
rencontres qui le blessent. / Cependant on n’y meurt pas. / Si l’on meurt, tout
recommence. [...]»100. Certes, dans «Note sur le suicide»101 en 1925, Michaux a déjà
présenté la même idée. Mais après la mort de ses parents, le désespoir s’enfonce
profondément en lui102. La Nuit a couvert tout son monde.
D’autre part, cette tragédie a influencé également ses pensées sur l’état
originel et indéfini de l’être, semble-t-il. Certes, il s’est déjà décidé à s’exiler dans le
monde du Devenir et ce refus du monde du Même implique également celui de la
notion de la famille : étant donné que même le Moi n’existe plus, comment peut-on
revenir à la famille ? Il n’y a ni parents, ni frères, ni même Moi. N’est-ce pas cela le
véritable état de l’être ? Et dans «Le Fils du macrocéphale», texte publié avant la mort
de ses parents, le poète définit son héros comme «Océan»103. C’est-à-dire que «Eache»
ou «A.» est un être qui est originellement informel, indéfini, sans nom et sans famille.
Dans ce texte, il a déclaré à nouveau que le Moi, et ses doubles, ne sont que des
«lamelles»104 provisoirement formées à la surface de l’être.
Cependant, après la mort de ses parents, sa croyance à «l’Océan» est forcée elle
aussi à la modification essentielle. Au moins, des textes tels que «Chant de mort» et
Ibid., p. 668 : «Celui qui est ferme est un homme. Mais celui qui est mou est sans limites. Il a
toutes les formes, il est né partout. En vérité, c’est lui le Bouddha.»
99 O.C.I, p. 614 et p. 1281.
100 O.C.I, p. 614 et 1281
101 Ibid., p. 56-57.
102 Dans «Labyrinthe» et «Monde», textes reçus dans Épreuves, exorcismes, Michaux
développera davantage cette idée désespérante : «Labyrinthe, la vie, labyrinthe, la mort. [...] //
Le suicidé renaît à une nouvelle souffrance» (ibid., p. 796) : «Celui dont le destin est de mourir
doit naître. Hélas, mille fois hélas pour les naissances, dit le Maître de Ho. C’est un enlacement,
qui est un entrelacement» (ibid., p. 797).
103 O.C.I, p. 607. Voir aussi ibid., p. 1280.
104 O.C.I, p. 505.
98
364
«Destinées» suggèrent comment le malheur l’a ramené brusquement au «sol dur» de sa
«patrie» et de son «passé» 105 . Séparé de l’anonymat heureux de l’océan 106 , il est
maintenant prisonnier de son destin incommensurable. Il s’unit définitivement à son
Malheur107 et il ne peut plus rêver à la libération. D’ailleurs, son ancienne conception
de l’être comme océan comportait, sinon des contradictions, mais des difficultés,
semble-t-il. Certes, on n’est durci que «par lamelles»108. Mais ces lamelles, si l’on les
laisse ou si l’on ne les détruit pas, risquent de devenir des lames qui blessent l’être ou
des dépôts qui l’immobilisent. Certes, «[l]’Océan est au-dessous [...] se cache, se défend
par les armes propres à l’Océan»109, écrivait le poète. Mais les lamelles se forment
incessamment, voire inconsciemment dans la plupart des cas. Elles déposent
immanquablement avec le temps et comble l’Océan fatalement. Dans «Les Sphinx»,
texte publié en 1943, développant et universalisant l’image des «dépôts» qu’il a traitée
dans «Un homme prudent», Michaux souligne combien ces dépôts sont facilement
formés et combien ils sont mortels. La vie fait naître sans cesse des systèmes
psychologiques autonomes. Et tous ces systèmes psychologiques risquent d’étouffer
l’être :
«Tout tombe, dit le Maître de Ho. [...] / L’Homme qui te parle est Sphinx.
L’homme que tu fus, le père que tu as eu était sphinx. Eh bien, qu’as-tu
compris au Sphinx qui te fut soumis ? // Celui qui ne dissout pas celui qui
vient à lui, un Sphinx s’y forme et c’est de Sphinx que l’on meurt. / Tout
durcit, dit le Maître de Ho, tout durcit et revient à la tête. Le geste inachevé,
la défaillance du cœur, la remarque qui frappe l’oreille. / Le sourire, le
visage pur, que avide tu regardes, c’est lui, c’est lui-même, incompris, qui te
fera ta plaie, et qui, le temps venu, de durs rochers sans fin t’encombrera. /
Tout dépose. Tout fait pierre, dit le Maître de Ho. [...]»110
105
106
107
108
109
110
Ibid., p. 618.
Ibid., p. 619.
O.C.I, p. 596.
Ibid., p. 505.
O.C.I, p. 613.
O.C.I, p. 796, je souligne.
365
Bien entendu, ce texte suggère aussi qu’un des buts de son écriture consiste à trouver
et à dissoudre (ou à rendre autres) ces systèmes psychologiques fragmentaires en tant
que dépôts ou abcès. Mais quel rocher de Sisyphe cela impose au poète ! Et comme le
suggère «Plume et les culs-de-jatte», il a été éternellement lié à cette corvée.
D’autre part, comme nous l’avons répété aussi, chez Michaux, l’effet est
toujours différent de la cause. La cause n’explique pas l’effet, du moins, elle n’en
explique qu’un aspect. C’est pourquoi on réussit rarement à interpréter les textes
littéraires en les rattachant aux faits biographiques. Cela dit, sans cause, pas d’effet.
Et il faudrait admettre tout de même que le malheur que le poète a subi l’incite à
souligner excessivement, dans Un certain Plume, la différence foncière de la cause et
de l’effet. Comme pour surmonter l’épreuve, il s’efforce partout dans ce recueil
d’écarter l’effet de la cause et de substituer un devenir illimité à la causalité corporelle.
Ainsi, dans «Naissance», il décrit une réincarnation interminable qui annule la notion
de la famille aussi bien que la causalité ordinaire : «Pon naquit d’un œuf, puis il naquit
d’une morue et en naissant la fit éclater, puis il naquit d’un soulier ; par bipartition, le
soulier plus petit à gauche, et lui à droite, puis il naquit d’une feuille de rhubarbe, en
même temps qu’un renard ; le renard et lui se regardèrent un instant puis filèrent
chacun de leur côté. [...]»111 Et même dans «Sur le chemin de la Mort», texte consacré
probablement à sa défunte mère, le poète tâche de la ramener à son être propre, à
savoir, à un être illimité et indéfini, en inventant une surface extrêmement funèbre :
Sur le chemin de la Mort,
Ma mère rencontra une grande banquise ;
Elle voulut parler,
Il était déjà tard ;
Une grande banquise d’ouate.
Elle nous regarda mon frère et moi,
111
Ibid., p. 617.
366
Et puis elle pleura.
Nous lui dîmes – mensonge vraiment absurde – que nous comprenions
bien.
Elle eut alors ce si gracieux sourire de toute jeune fille,
Qui était vraiment elle,
Un si joli sourire presque espiègle ;
Ensuite elle fut prise dans l’Opaque.112
En tout cas, il semble certain que la mort de ses parents l’a forcé non
seulement à se plonger plus profondément dans son être mais également à s’affronter
à son passé, à tout ce qui avait déposé en lui, à sa moitié durcie malgré lui. Certes, cela
ne signifie pas l’abandon de ce qu’il avait développé jusque-là. Au contraire, il ne
cessera de déployer son écriture de surface et de poursuivre le monde du devenir. Mais,
dorénavant, il devra s’occuper plus qu’avant de combats sans corps, ou de la lutte
contre les ennemis invisibles, parallèlement à la lutte contre le Même. D’ailleurs,
désormais, ses parents le hanteront plus souvent que de leur vivant, parce que
devenus morts et incorporels, ils sont passés définitivement au domaine prélogique. Ils
se transforment sans cesse et se déplacent librement dans ses profondeurs. Certes, il
se peut qu’on ne puisse plus les appeler même parents, parce qu’ils sont devenus eux
aussi des êtres sans forme ni substance. Mais cela n’empêche que dans son fantasme,
ils constituent des points singuliers qui subsistent pour toujours. Dans «Rentrer»,
texte publié d’abord dans Minotaure en 1935113, le poète écrit sur ses parents. Ils sont
maintenant devenus des habitants de sa Nuit. Le poète les réduit à des sifflets et
résiste à leur rappel. Mais de même qu’il lui est impossible de «rentrer», de même, il
est aussi impossible de les faire disparaître :
«J’hésitais à rentrer chez mes parents. Quand il pleut, me disais-je,
comment font-ils ? Puis je me rappelai qu’il y avait un plafond dans ma
112
Ibid., p. 597.
367
chambre. “N’empêche !”, et, méfiant, je ne voulus rentrer. / C’est en vain
qu’ils m’appellent maintenant. Ils sifflent, ils sifflent dans la nuit. Mais c’est
en vain qu’ils usent du silence de la nuit pour arriver jusqu’à moi. C’est
absolument en vain.»114
Et même dans «Plume et les culs-de-jatte», texte publié trois ans plus tard, le poète
suggère comment la mort de ses parents a laissé en lui une plaie profonde en écrivant
à la fin du texte : «“Pour la tombe de votre père, achetez un petit chien.” Ils [les
culs-de-jatte] insistent, lugubres, comme des infirmes. / Fatigue ! Fatigue ! On ne nous
lâchera donc jamais ?»115
L’approfondissement de la Nuit
Il n’ y a plus de repos dans sa vie. Même son monde du devenir se remplit de
douleurs et d’angoisses autant que dans le monde du Même. Cependant, dans la
première version de «Destinée»116, le poète répète : «Il y a un rien d’espoir». Et il écrit
aussi au début du fragment «D» : «Ce qui importe c’est aboutissement. Arriver entier
suivant sa nature.»117 Ce qu’il a décidé au fond de son désespoir, semble-t-il, c’est
d’approfondir sa Nuit, de s’enfoncer de plus en plus profondément dans la Nuit de son
être. Dans l’exergue supprimé de «La Vision de Plume», par exemple, le poète écrit :
«Ces apparitions ne sont pas des anges. Ce n’est pas Dieu, ce ne sont pas des démons
non plus, il semble. Peut-être c’est la gestation de la nuit essentielle, la nuit qui luit
nuit et jour, la nuit de ceux à qui le jour ne donne rien.»118 Or, analysant un poème
intitulé «Dans la nuit», Colette Roubaud119 signale que, pour Michaux, non seulement
113
114
115
116
117
118
119
Voir O.C.I, p. 1265-1266.
O.C.I, p. 566-567.
O.C.I, p. 642
O.C.I, p. 670-674.
Ibid., p. 672.
Ibid., p. 1286, je souligne.
Colette Roubaud, op. cit, p. 102-117.
368
la Nuit symbolise le deuil et le cauchemar, mais également elle le ramène à l’état plus
originel de l’indifférenciation, à savoir, au Noir. Si l’on lit des passages sur «le noir»
dans Émergences, résurgences, on comprendra comment Michaux développe ses idées
sur la Nuit :
«Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur la feuille de papier
noir quelques couleurs, elle cesse d’être feuille, et devient nuit. Les couleurs
posés presque au hasard sont devenus des apparitions... qui sortent de la
nuit.»120 ; «Base des sentiments profonds. De la nuit vient l’inexpliqué, le
non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le
mystère, le religieux, la peur... et les monstres, ce qui sort du néant, non
d’une mère.»121
«Obscurité, antre d’où tout peut surgir, où il faut tout chercher»122, écrit Michaux aussi.
Pour lui, la Nuit incarne la virtualité suprême. Elle est la source de tous les êtres,
complets ou incomplets, et l’état ultime de l’indifférenciation. Elle est à la fois le Rien
et le Tout ou le Vide et la Substance. D’ailleurs, pour le poète, La Nuit forme aussi la
couche la plus ancienne de l’esprit humain. Il écrit dans le même passage : «[...] c’est
dans la nuit que l’humanité s’est formée en son premier âge, et où elle a vécu son
moyen âge.»123 La Nuit est à la fois la plus basse et la plus solide. A travers de dures
épreuves, le poète a atteint une simplicité absolue.
D’autre part, selon Colette Roubaud, le noir incarne également la
«mono-tonie»124 ultime. Il est une «répétition»125 interminable qui engendre tout. Il est
à la fois mono et multi, le commencement et la fin. D’ailleurs, chez Michaux, la
répétition est un élément de la «grandeur»126. Dans l’indifférenciation suprême de la
120
121
122
123
124
125
126
O.C.III, p. 554.
Ibid., p. 556.
Ibid., p. 558.
O.C.III, P. 560.
Colette Roubaud, op. cit, p. 109-115.
O.C.I, p. 240. Voir aussi O.C.III, p. 1327 : «Au commencement est la / RÉPÉTITION».
O.C.I, p. 248. Voir aussi Colette Roubaud, op. cit, p. 109-110.
369
Nuit, son minimum essentiel s’unit au Grand :
1 Dans la nuit
2 Dans la nuit
3 Je me suis uni à la nuit
4 A la nuit sans limites
5 A la nuit.
6 Mienne, belle, mienne.
7 Nuit
8 Nuit de naissance
9 Qui m’emplit de mon cri
10 De mes épis.
11 Toi qui m’envahis
12 Qui fais houle houle
13 Qui fais houle tout autour
14 Et fume, es fort dense
15 Et mugis
16 Es la nuit.
17 Nuit qui gît, nuit implacable.
18 Et sa fanfare, et sa plage
19 Sa plage en haut, sa plage partout,
20 Sa plage boit, son poids est roi, et tout proie sous lui
21 Sous lui, sous plus ténu qu’un fil
22 Sous la nuit
23 La Nuit.127
«Nuit de naissance», écrit Michaux ici. Certes, cette même Nuit deviendra soit «La
127
O.C.I, p. 600.
370
Nuit des embarras» soit «La Nuit des disparitions»128. C’est la Nuit qui engendre les
êtres. C’est également elle qui les engloutit. De la Nuit sortent aussi des fantômes et
des monstres. Le poète a touché la Nuit en tant que matrice du Monde et, sans doute,
de lui-même. Or, Colette Roubaud attire notre l’attention également sur l’ampleur qui
caractérise cette Nuit 129 . En effet, non seulement le poète la précise sur le plan
sémantique («la nuit sans limites» ; «Toi qui m’envahis» ; «Sa plage en haut, sa plage
partout, / Sa plage boit»), mais également sur le plan grammatical, tantôt en omettant
l’article («Nuit / Nuit de naissance»), tantôt en estompant le sujet «Et fume, es fort
dense»), il suggère l’illimité de la nuit. De la même façon, le sixième vers («Mienne,
belle, mienne») évoque la féminité130 mystique de la Nuit et, par la répétition des mots
«houle» et «plage», le poète superpose l’image de la mer à celle de la Nuit. D’autre part,
à travers le quatorzième vers à la fois bref et condensé («Et fume, es fort dense»),
Michaux évoque implicitement cette «cabane de l’indien» en Ecuador qui «regorge
d’obscurité [...] et [...] de fumée», qui ne connaît «rien de dehors» et qui se remplit de
«soi-même»131. Bref, tout ce qu’il a vécu d’essentiel se fond en cette Nuit.
Ce qui sous-tend ce «grand espace incirconscrit»132, c’est sans nul doute la
musicalité : elle produit littéralement l’effet des «ondes»133 et porte le lecteur au monde
absolument
anonyme
et
indéfini.
D’ailleurs,
pour
prendre
les
mots
de
Deleuze-Guattari, la musicalité tellement intensifiée dans le langage peut avoir un
effet de déterritorialisation134. Elle ne connaît ni la séparation ni le fixe et libère
l’homme de la dureté et du fini du réel. Ainsi, dans ce poème, le plan phonique et le
plan sémantique s’allient étroitement et concourent à créer un univers illimité. Sans
doute, le plan graphique s’ajoute aussi à ce mouvement pour l’illimitation135 : on y
Avec «La Nuit des assassinats» (=«L’Arrachage des têtes»), ces «Trois nuits» publiés dans La
Nouvelle Revue française en avril 1930 avaient au début pour sous-titre, «Scénarios de
cauchemars». Voir Ibid., p. 1281.
129 Colette Roubaud, op. cit, p. 113-115.
130 Colette Roubaud, op. cit, p. 113.
131 O.C.I, p. 236.
132 Colette Roubaud, op. cit, p. 113.
133 Colette Roubaud, op. cit, p. 107-109.
134 Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, pour une littérautre mineure, Les Éditions de
128
Minuit, 1975, p. 11-13.
135 O.C.III, p. 744.
371
constatera non seulement le système phonique très serré, constitué notamment de
multiples combinaisons de la répétition, de l’assonance et de l’allitération, mais aussi
les jeux graphiques :
«Dans la nuit / Dans la nuit / Je me suis uni à la nuit»
«Mienne, belle, mienne»
«Qui fais houle houle / Qui fais houle tout autour»
«Et fume, es fort dense»
«Sa plage boit, son poids est roi, et tout proie sous lui»
Toutefois, n’oublions pas non plus que cette Nuit est également lancinante.
Elle comporte des épines invisibles et ce «je», malgré la disparition de ses limites
corporelles, devient en quelque sorte la constellation des piqûres136. Il va de soi que sur
le plan phonique, cela résulte de la prédominance de la voyelle /i/137. Cette voyelle est
employée quatorze fois (sur vingt-trois) à la dernière syllabe du vers (1, 2, 3, 5, 7, 9, 10,
11, 15, 16, 20, 21, 22, 23) et dans sept vers (3, 4, 7, 9, 11, 17, 21), elle constitue
l’assonance ou produit l’effet assonantique (notamment, «Je me suis uni à la nuit» ;
«Qui m’emplit de mon cri» ; «Nuit qui gît, nuit implacable»). En plus, le poète insère
des mots qui connotent /l’aigu/ ou /le pointu/ : «cri», «épis», «fil» et, sur le plan
typographique, comme le symbolise le vingtième vers («Sa plage boit, son poids est roi,
et tout proie sous lui»), la lettre /i/ fait un effet optique.
Il est possible que, comme le suggère le neuvième vers («qui se remplit de mon
cri»), cette piqûre reflète son cœur douloureux. Mais elle exprime aussi, nous
semble-t-il, des épreuves que cette Nuit «implacable» impose au poète. La communion
avec la Nuit originelle implique le dépouillement ultime du moi ; elle demande au
poète de devenir le vrai rien. Cela transforme cette communion en expérience d’une
dissolution maximum et le poète glisse ici aussi l’image du naufrage à la fin du poème :
«nuit implacable / [...] / Sa plage boit, son poids est roi, et tout proie sous lui / Sous lui,
Voir O.C.II, p. 172.
Roubaud attire l’attention sur le fait que la voyelle /i/ est aussi un composant principale du
nom de l’auteur : Henri Michaux.
136
137
372
sous plus ténu qu’un fil / Sous la nuit / La Nuit»138
Ainsi, à travers le dialogue avec la Nuit, le poète renouvelle son retour au rien.
Mais à en croire le poème, il a atteint en même temps à sa vraie mienneté. La Nuit
absolument impersonnelle, inhumaine mais génératrice, tranche implacablement de
lui ce qui n’est pas essentiel et ce qui n’est pas vraiment à lui. C’est toujours l’écriture
qui cristallise et essentialise cette nuit mystique.
13
La Nuit remue
Prince de la Nuit
138
O.C.I, p. 600.
373
Nous avons examiné dans cette troisième partie le développement de l’écriture
de surface chez Michaux en précisant notamment les relations étroites entre la surface
et les profondeurs dans ses textes. Refusant résolument le monde réel, il vise à la
construction d’un monde incorporel où ni identité ni causalité n’existent. Se séparant
du monde du Même, il tâche de créer un espace où règne un devenir illimité. Cette
nouvelle écriture atteint une étape décisive avec Mes propriétés et Un certain Plume.
Cependant, sa surface est toujours menacée par la dissolution ou par la résurgence des
profondeurs. En quelque sorte, son terrain superficiel et incorporel se construit
toujours dans l’abysse. Il est un noyé qui s’efforce de créer sans cesse des surfaces
contre les profondeurs qui vont l’engloutir1. Certes, il arrive souvent que sa surface
soit submergée entièrement dans les profondeurs, et qu’il ne puisse qu’exprimer son
état de dissolution. Mais, dans ce cas-là même, ses efforts pour rendre le corporel
incorporel et pour atteindre un devenir illimité subsistent. Et à travers des épreuves
variées, il s’approche de plus en plus des tréfonds de l’être.
Presque un an après la parution d’Un certain Plume, en 1932, Michaux fait un
voyage en Asie. On ne peut négliger l’importance de ce deuxième grand voyage : non
seulement il y rencontra des peuples qui répondent à l’essentiel, mais ses yeux
mentaux s’ouvrirent vraiment au réel et aux autres. Il n’est pas difficile d’imaginer
qu’à travers cette expérience de l’autre culture, il a approfondi son dialogue avec Nuit
qu’il avait abordé après la mort de ses parents, et développé davantage ses pensées sur
l’être et l’écriture — bien que son expérience de l’Asie soit si profonde qu’il lui fallut
beaucoup d’années pour l’assimiler vraiment. De toute façon, dans La Nuit remue,
nouveau recueil publié en 1935, Michaux atteint une nouvelle étape de son écriture.
Examinons comment il a défriché sa Nuit et renouvelé son terrain en synthétisant et
développant ce qu’il avait acquis.
Dans «La Nuit remue» 2 , texte éponyme de ce recueil, Michaux élabore
davantage la situation cauchemardesque qu’il a abordée dans le cycle Plume. Certes
C’est sans doute pour cela qu’il se montre un laboureur sous-marin : «Ma vie ; Traîner un
landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront» (O.C.II, p. 455). Voir aussi O.C.I, p. 579 :
«Des trains sous l’océan, quelle souffrance !»
2 Ce texte fut publié d’abord dans Les Cahiers du Sud, en 1935. Voir O.C.I, p. 1192.
1
374
ici aussi, le narrateur-héros est hanté par le corps (tache, cri, sang, le mort, des
femmes monstrueuses ou des viscères arrachées). Il se met dans une solitude absolue
et se résigne à ne plus pouvoir en sortir. Mais ce qui se distingue dans ce texte, c’est sa
sérénité. Quoi qu’il arrive, il ne perd pas son sang-froid. Ou plutôt, il est à la fois
sensible et impassible. Tout entouré des monstres et des fantômes, il prend toujours
des distances avec eux. En un sens, il a dépassé ses fantômes et ses monstres. Comme
s’il devinait ce qui se trouve au-delà de leurs formes monstrueuses, il les traite
maintenant comme des animaux familiers ou comme des objets naturels. En effet,
Michaux écrit dans «Dans la compagnie des monstres», texte publié en 1944 :
«Il fut bientôt évident (dès mon adolescence) que j’étais né pour vivre parmi
les monstres. / Ils furent longtemps terribles, puis ils cessèrent d’être
terribles et [...] petit à petit s’atténuèrent. Enfin ils devinrent inactifs et je
vivais en sérénité parmi eux. / [...] / C’est l’âge qui faisait. Oui. [...] leurs
visages quoique monstrueux de forme, leurs têtes, leurs corps maintenant
ne gênaient pas plus que celle des cônes, des sphères, des cylindres ou des
volumes que la nature offre en ses rochers, ses galets et dans bien d’autres
de ses domaines.»3
Toutefois, cette nouvelle cohabitation avec ses monstres semble débuter déjà dans «La
Nuit remue». Du moins, leurs relations ont certainement évolué en comparaison avec
ses textes antérieurs. Par exemple, à la différence de «Compagnons» ou d’«Eux», le
narrateur-héros ne s’enthousiasme plus pour
l’avènement de ses fantômes. Il
n’arrive pas non plus que leur apparition le tourmente comme «La Nuit des embarras».
On dirait qu’il comprend maintenant que ses monstres et lui sortent de la même Nuit
et qu’ils partagent le même destin, à savoir l’impossibilité de se reposer et de s’évader.
Ainsi, son regard jeté sur ses monstres traduit même une sorte de fraternité ou de
solidarité. Mais cela n’empêche pas son humour inhumain de dominer :
3
O.C.I, p. 813, je souligne
375
«Tout à coup, le carreau dans la chambre paisible montre une tache. /
L’édredon à ce moment a un cri, un cri et un sursaut : ensuite le sang coule.
Les draps s’humectent, tout se mouille. / L’armoire s’ouvre violemment ; un
mort en sort et s’abat. Certes, cela n’est pas réjouissant. / Mais c’est un
plaisir que de frapper une belette. Bien, ensuite il faut le clouer sur un piano.
Il le faut absolument. Après on s’en va [...]»4
Rappelons ici la «Lettre de Belgique». Dans ce texte publié huit ans plus tôt, le poète
considérait la fusion du sang-chaud et de l’écriture du sang-froid comme un idéal
littéraire. Ce qu’il a définitivement atteint dans ce texte, n’est-ce pas cette écriture
froide ? Tout en touchant à ce qui est vif, il le tue ou le castre d’une manière implacable.
Non seulement le «travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang»5,
mais tous les cris et les craquements intérieurs, sont transmués en incorporel ou en
extra-être. Par le regard mortel du poète qui s’est uni à la Nuit, ces monstres sont
privés non seulement de chaleur mais aussi de substance. Et à travers cette écriture
froide, Michaux communique un frisson profond et moderne, à la fois impersonnel et
universel :
«... Elles apparurent, s’exfoliant doucement des solives du plafond... Une
goutte apparut, grosse comme un œuf d’huile et lourdement tomba, [...],
ventre énorme, sur le plancher. / Une nouvelle goutte se forma, matrice
luisante quoique obscure, et tomba. C’était une femme. / Elle fit des efforts
extravagants et sans nul doute horriblement pénibles, et n’arrive à rien. /
[...] / De nouveau une goutte se forma et grossit, tumeur terrible d’une
vie trop promptement formée, et tomba. / Les corps allaient
s’amoncelant, crêpes vivantes, bien humaines pourtant sauf
l’aplatissement.»6
4
5
6
O.C.I, p. 419.
O.C.I, p. 51.
O.C.I, p. 420-421.
376
La chambre
«La Nuit remue» annonce aussi la naissance d’une nouvelle surface chez ce
poète, à savoir la chambre. On pourrait comparer cette chambre à «Mes propriétés»
extrêmement condensées. Elle est à la fois vide et peuplée, étroite et illimitée. Elle est
absolument isolée du monde du Même et rien ne peut y entrer sans être transformé en
simulacres. De la même façon, elle élimine rigoureusement tout «ce qui n’est pas, ne
serait pas sien» 7 , parce que comme nous l’avons écrit, même le fantasme ou le
subconscient contient beaucoup de préfabriqués et d’altérité. Cette chambre est ainsi à
la fois un asile et une prison créés au fond de la Nuit du poète. Et dans cette chambre
solitaire, le poète se couronne en tant que «Prince de la Nuit»8. Toutefois, ancien
marécage, cette chambre est toujours extrêmement poreuse et les profondeurs
l’envahissent sans cesse. Ou plutôt, il se peut qu’il n’y ait plus de frontières distinctes
entre la profondeur et la surface, parce que Michaux a rendu celle-ci aussi
interminable et aussi cauchemardesque que celle-là. Dans le deuxième fragment de
«La Nuit remue», par exemple, sa chambre se transforme instantanément en abîme.
Et le narrateur-héros devenu «fourmis»9 s’efforce de gravir sur la falaise tout en
tombant plusieurs fois. Mais on ne peut plus dire ce qui est le plus heureux pour cet
homme-fourmis, se jeter dans le gouffre sans fond ou tenir à cette surface
«perpendiculaire»10 qui ne mène nulle part mais qui le force aux efforts perpétuels :
« Sous le plafond bas de ma petite chambre, est ma nuit, gouffre profond. /
Précipité constamment à des milliers de mètres de profondeur, avec un
abîme plusieurs fois aussi immense sous moi, je me retiens avec la plus
grande difficulté aux aspérités, fourbu, machinal, sans contrôle, hésitant
entre le dégoût et l’opiniâtreté. [...] Le gouffre, la nuit, la terreur s’unissent
O.C.I, p. 819.
O.C.I, p. 880.
9 O.C.I, p. 419.
10 O.C.I, p. 420.
7
8
377
de plus en plus indissolublement.»11
Mais remarquons aussi que cette inversion vertigineuse de la surface et du gouffre est
appuyée par les jeux linguistiques plus synthétiques. Notamment dans la première
phrase, ainsi que l’inversion liminaire renforcée par le contre-accent («Sous le plafond
bās de ma petite chāmbre, ĕst ma nuit ...») et l’apposition («ma nuit, gouffre profond»),
l’usage des paronymes ( «plafond» / «profond» ) et du même possessif attribué aux deux
substantifs distants («ma [...] chambre / «ma nuit») favorisent le passage de l’étroit («le
plafond bas», «petite chambre») à l’immense et l’enlèvement de la cloison entre la
«chambre» et le «gouffre». Il en va de même pour l’effet d’allitération combiné d’effet
d’assonance : «plafond – petite – profond» : «chambre – gouffre» : «Sous le plafond –
gouffre profond». Même dans la deuxième phrase plus longue et plus prosaïque, l’effet
d’allitération et d’assonance, fût-ce léger, sert à la déterritorialisation de l’énoncé.
Soulignons ici surtout des combinaisons des consonances /l/, /m/, /p/, /r/, /s/, /t/
(notamment /p,r,t/, /s,m/, /m,r,t/, /m,l/) :
«Précipité constamment à des milliers de mètres de profondeur, avec un
abîme plusieurs fois aussi immense sous moi, je me retiens avec la plus
grande difficulté aux aspérités, fourbu, machinal, sans contrôle, hésitant
entre le dégoût et l’opiniâtreté.»
Il va de soi que la dernière phrase est également caractérisée par l’apposition des trois
sujets et l’effet d’allitération (/l/, /r/) combiné d’effet d’assonance (/y/ ou /ч/) : «Le gouffre,
la nuit, la terreur s’unissent de plus en plus indissolublement.» Ainsi, dans ce
deuxième fragment, parallèlement au théâtre de l’inversion du profond et du
11
O.C.I, p. 419-420. Toutefois, dans «Le Sportif au lit», texte publié un an plus tard, le poète
décrira cette chambre plutôt comme un espace infini. Elle lui permet la «Mobilité dans
l’immobilité» (O.C.III, p. 531) et il jouit d’un mouvement illimité sans bouger : «Il est vraiment
étrange que, moi qui me moque du patinage comme de je ne sait quoi, à peine je ferme les yeux,
je vois une immense patinoire. / Et avec quelle ardeur je patine ! [...] // Au fond je suis un sportif,
le sportif au lit. Comprenez-moi bien, à peine ai-je les yeux fermés que me voilà en action. [...]»
(O.C.I, p. 426).
378
superficiel sur le plan sémantique, se représente le théâtre de l’illimitation12 ou de la
déterritorialisation sur le plan phonique.
Ce qui caractérise autrement «La Nuit remue», c’est la mise en valeur de la
multiplicité foncière de l’être, faite d’une manière plus condensée qu’avant. A la fin du
premier fragment de «La Nuit remue», par exemple, il montre d’emblée sa «foule en
mouvement». On est à la fois un et multiple. Mélangeant le singulier et le pluriel,
Michaux l’exprime avec ces expressions concises : « On s’enfuit alors, on est des
milliers à s’enfuir. De tous côtés, à la nage ; on était donc si nombreux ! / Étoile de
corps blancs, qui toujours rayonne, rayonne... »13 Dans le cinquième fragment, en
créant une situation plus allégorique, il dessine la cohabitation avec d’autres
personnalités subalternes mais plus influentes en lui. Ce texte fait allusion aussi,
semble-t-il, à la corvée de l’écrivain qui travaille sans cesse pour ses existences
psychologiques fragmentaires : «Nous sommes toujours trois dans cette galère. Deux
pour tenir la conversation et moi pour ramer. / [...] / Ces deux bavards sont toute ma
distraction, mais c’est tout de même dur de les voir manger mon pain.»14 Or, cette
écriture sur la pluralité de l’être atteint son apogée dans «Dessins commentés», texte
publié un an plus tard15.
Comme l’indique Raymond Bellour, ce texte annonce non seulement le début
de l’écriture sur les peintures et les dessins chez Michaux, mais également celui du
va-et-vient entre l’image et le texte chez lui16. Mais ce qui est plus remarquable ici,
c’est que Michaux lit dans ses dessins une fois oubliés (à en croire l’exergue du texte)
l’apparition des profondeurs à la surface. Autrement dit, il considère ses dessins
comme une sorte d’écriture de surface. Comme il se doit, ses commentaires sont
entièrement indifférents aux ressemblances formelles ou extérieures ainsi qu’à
l’identification des objets. Dès le début, le poète est persuadé qu’il s’agit de simulacres
et d’un devenir illimité dans ces dessins. Notamment, dans le premier fragment, il
renouvelle l’ancienne image des «morceaux d’homme». Non seulement il rend plus
12
13
14
15
16
O.C.III, p.744.
Ibid., p. 419.
O.C.I, p. 421.
Voir O.C.I, p. 1196.
Voir ibid., p. 1301-1303.
379
cérébrales ces personnalités fragmentaires liées à la vie cachée des organes, mais il
voit en eux l’incarnation de «ça»17 ou de la vie avant-langagière, au lieu de la simplicité
dans Les Rêves et la Jambe. Faisant ressortir l’autonomie de leur vie, il remplit la
surface du corps humain de leurs têtes :
«[...] Un visage assoiffé d’arriver à la surface part du profond de l’abdomen,
envahit la cage thoracique, mais à envahir il est déjà plusieurs, il est
multiple et un matelas de têtes est certes sous-jacent et se révélerait à la
percussion [...]. / Ces amas de têtes forme plus ou moins trois personnages
qui tremblent de perdre leur être ; sur la surface de la peau les yeux
braqués brûlent du désir de connaître ; l’anxiété les dévore de perdre le
spectacle pour lequel ils vinrent au-dehors, à la vie, à la vie. / Ainsi, par
dizaines et dizaines apparurent ces têtes qui sont l’horreur de ces trois corps,
famille scandaleusement cérébrale, prête à tout pour savoir ; même le
cou-de-pied veut se faire une idée du monde et non du sol seulement, du
monde et des problèmes du monde. »18
Ainsi, «Dessins commentés» témoigne à nouveau de ce que son écriture et sa peinture
partagent les mêmes intérêts, à savoir, les intérêts pour la surface et les profondeurs,
pour les simulacres et le devenir illimité et pour la multiplicité foncière de l’être.
Par contre, dans le troisième fragment de «Dessins commentés», Michaux met
en relief les efforts d’une existence psychologique fragmentaire pour arrêter une
désagrégation plus avancée de son être. Il semble que cette image symbolise le poète
qui, tout en vivant sans cesse la dissolution, se préoccupe également de sa
réagrégation :
« [...]Cette tête en quelque sorte est un poing et le corps, la maladie. Elle
empêche une plus grande dispersion. Elle doit se contenter de cela.
Rassembler les morceaux serait au-dessus de sa force. / Mais comme il
17
O.C.I, p. 20.
380
vogue ! Comme il prend l’air, ce corps semblable à une voile, à des faubourgs,
semblable à tout... / [...] / Elle n’obtient pas que les morceaux se joignent
étroitement et se soudent, mais au moins qu’ils ne désertent pas.»19
Le «corps morcelé» et le «corps sans organes»
Notre travail approche de sa fin, bien que le voyage du poète vienne de débuter.
Regardons pour terminer comment son exploration des profondeurs et son écriture de
surface vont évoluer dorénavant en prenant pour exemple deux motifs majeurs et
complémentaires dans ses textes concernant le corps.
Dans Logique du sens, Deleuze distingue deux aspects du corps typiques aux
schizophrènes, à savoir, le «corps morcelé» et le «corps sans organes»20 : le premier est
un corps impuissant, dissocié, poreux et pénétré sans cesse par d’autres corps ; le
deuxième est un corps «sans parties», «fluidique», «indécomposable», «glorieux» et
même agressif21. Selon lui, les schizophrènes oscillent sans cesse entre ces deux états
du corps.
Bien entendu, on ne peut identifier ce corps schizophrénique au corps décrit
dans les textes de Michaux d’autant moins que son écriture de surface garde toujours
une dimension incorporelle que le corps schizophrénique ne peut atteindre. Mais il
conviendrait de constater tout de même que Michaux est également très attentif à ces
deux états du corps et qu’il développe sans cesse l’écriture de ceux-ci, à tel point qu’elle
occupe une place majeure dans ses textes des années 30 à 60. D’ailleurs, ces deux
tendances du corps sont déjà inscrites dans son premier texte, à savoir «Cas de folie
circulaire», particulièrement dans «Brâakadbar» et le héros-héroïne du deuxième
chapitre.
C’est plutôt le premier type de corps que Michaux traitait plus souvent dans
18
19
20
21
O.C.I, p. 436-437.
O.C.I, p. 437-438.
Deleuze, Logique du sens, p.110.
Ibid., p. 106-110.
381
ses textes des années 20. Et dans Un certain Plume, il élabore davantage l’image de ce
corps passif et vulnérable. Dans «La Nuit des embarras», par exemple, en décrivant
simultanément la transformation des objets et celle du corps, Michaux crée un corps
extrêmement impuissant, devenu le «théâtre de la terreur ou de la passion»22 :
«Et si les oiseaux de proie qui désirent passer d’un coin du ciel à l’autre,
aveuglés par on ne sait quelle idée, utilisent dorénavant comme trajet votre
propre corps agrandi par miracle, se frayant un passage à travers les fibres
des gros tissus [...]. / Et si, cherchant le salut dans la fuite, vos jambes et vos
reins se fendent comme du pain rassis, et que chaque mouvement les rompe
de plus en plus, de plus en plus. Comment s’en tirer maintenant ? Comment
s’en tirer ? »23
D’autre part, dans quelques textes de Mes propriétés tels qu’«Une vie de chien»24 et
«Mes occupations»25, il ébauche le deuxième corps actif et agressif. Et dans deux textes
moins connus à la fin d’Un certain Plume («La Nature»26 et «La Chambre»27), il le
décrit avec plus de détails : «Cette armoire, donc, [...], il la précipita à terre bien dix
mille fois, il la piétina ; il l’émietta, la sortit par la fenêtre, la fracassa contre toutes les
cheminées, [...]. Une mitrailleuse ne fait pas plus vite, ni plus souvent son
tac-tac-tac-tac.»28 Or, dans le sixième fragment de «La Nuit remue», enlevant la
cloison entre le réel et l’imaginaire ainsi que celle entre le dedans et le dehors, il crée le
corps qui incarne le «théâtre de la cruauté » 29 . Maintenant, c’est ce «corps sans
organes» qui morcelle les corps des autres et qui leur arrache des organes. Mais
malgré l’effusion de sang, c’est toujours la froideur qui prédomine dans ce texte :
22
23
24
25
26
27
28
29
Deleuze, Logique du sens, p.110.
O.C.I, p. 615.
Ibid., p. 469-470.
Ibid., p. 471.
Ibid., p. 674-675.
Ibid., p. 675-676.
O.C.I, p. 676.
Deleuze, Logique du sens, p.110.
382
«Mes petites poulettes, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, ce n’est pas
moi qui m’embête. Hier encore, j’arrachai un bras à un agent [...]. / Mes
draps jamais pour ainsi dire ne sont blancs. Heureusement que le sang
sèche vite. Comment dormirais-je sinon ? / Mes bras égarés plongent de
tous côtés dans des ventres, dans des poitrines ; dans les organes qu’on dit
secrets (secrets pour quelques-uns !). / Mes bras rapportent toujours, mes
bons bras ivres. Je ne sais pas toujours quoi, un morceau de foie, des pièces
de poumons, je confonds tout, pourvu que ce soit chaud, humide et plein de
sang. [...].»30
Cependant, Michaux écrit aussi dans ce texte : «Dans le fond ce que j’aimerais, c’est de
trouver de la rosée, très douce, bien apaisante» 31 . Cela suggère que malgré son
agressivité sadique, ce corps incarne son aspiration profonde à se joindre d’une
manière plus propre32. Mais comme toujours, il ne peut l’exprimer que d’une façon
aussi impropre («Enfin, c’est comme ça. Tel partit pour un baiser qui rapporta une
tête»33). Bien entendu, il est presque certain que ce corps reflète aussi sa haine contre
la fixation et l’inertie. De la même façon, ce deuxième corps réalise un autre désir du
poète, à savoir, l’activation ou l’intensification de soi-même. Et c’est pourquoi pour ce
deuxième corps les ennemis ne sont pas forcément nécessaires. Dans «Le Sportif au
lit», le poète décrira le cas le plus gratuit de l’activité de ce corps : «[...] Ce que je réalise
comme personne, c’est le plongeon. [...] Ah, il n’y a aucune mollesse en moi dans ces
moments. [...] Je plonge comme le sang coule dans mes veines [...].»34 Ainsi, beaucoup
de textes rassemblés dans la première partie de La Nuit remue font ressortir une
nouvelle thématique désormais principale dans ses textes, à savoir le mouvement.
Dans «Le Vent», en créant un corps le plus pur et le plus dynamique, le poète
30
31
O.C.I, p. 421-422, je souligne.
Ibid., p. 422.
Dans le troisième fragment du «Sportif au lit», Michaux décrira cette aspiration aux
relations propres avec plus de précision : «Qui, me connaissant, croirait que j’aime la foule ?
C’est pourtant vrai que mon désir secret semble d’être entouré. La nuit venue, ma chambre
silencieuse se remplit de monde et de bruits [...].»
33 O.C.I, 422.
34 O.C.I, p. 426.
32
383
transformera le monde en espace à la fois infini et labyrinthique :
«Le vent essaie d’écarter les vagues de la mer. Mais les vagues tiennent à la
mer, n’est-ce pas évident, et le vent tient à souffler... non, il ne tient pas à
souffler, même devenu tempête ou bourrasque il n’y tient pas. Il tient
aveuglément, en fou et en maniaque, vers un endroit de parfait calme, de
bonace, où il sera enfin tranquille, tranquille. / [...] Il va vers un endroit de
quiétude et de paix où il cesse enfin d’être vent. / Mais son cauchemar dure
déjà depuis longtemps.»35
L’oscillation entre ces deux états du corps continue également dans ses textes
ultérieurs. Ou plutôt, Michaux élabore sans cesse l’image de ces corps en les rendant
de plus en plus démesurés. Ainsi, dans la dernière partie d’«Une tête sort du mur», le
poète
relate
le
corps
devenu
littéralement
«sans
parties»,
«fluidique»,
«indécomposable»36. On constatera ici comment Michaux a développé le motif qu’il
avait abordé dans «La Chambre» :
«Parfois, non seulement elle [= la tête], mais moi-même, avec un corps
fluide et dur que je me sens, bien différent du mien, infiniment plus mobile,
souple et inattaquable, je fonce à mon tour avec impétuosité et sans répit,
sur portes et murs. J’adore me lancer de plein fouet sur l’armoire à glace. Je
frappe, je frappe, je frappe, j’éventre, j’ai des satisfactions surhumaines, je
dépasse sans effort la rage et l’élan des grands carnivores et des oiseaux de
proie, j’ai un emportement au-delà des comparaisons. [...].»37
D’autre part, «La Ralentie» raconte exclusivement l’enfer du corps morcelé. D’ailleurs,
ici, ayant perdu ses limites, le corps du narrateur-héros fusionne souvent avec celui de
35
36
37
O.C.I, p. 435-436.
Ibid., p. 106-110.
Ibid., p.563, je souligne.
384
la héroïne qu’il appelle «Lorellou», semble-t-il. Mais quelle communion tragique vivent
ces amants ! Ce que ce «on» partage, c’est ce corps extrêmement impuissant et poreux.
D’ailleurs, dans ce «on», les autres, hostiles et malfaisants, se pénètrent aussi :
« [...] On a perdu le secret des hommes. // Ils jouent la pièce «en étranger».
Un page dit «Beh» et un mouton lui présente un plateau. [...] // On
m’enfonçait dans des cannes creuses. Le monde se vengeait. On m’enfonçait
dans des cannes creuses, dans des aiguilles de seringues. On ne voulait pas
me voir arriver au soleil où j’avais pris rendez-vous. // Mes mains, quelle
fumée ! Si tu savais... Plus de paquet, plus porter, plus pouvoir. Plus rien,
petite. /[...] / Écoute, je suis plus qu’à moitié dévorée. Je suis trempée comme
un égout. [...] // Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j’avais
confiance. A présent, comment serait-ce possible? [...] // Fatiguée on pèle du
cerveau et on sait qu’on pèle, c’est le plus triste. // Quand le malheur tire son
fil, comme il découd, comme il découd! [...] Perdu l’hémisphère, on n’est plus
soutenue, on n’a plus le cœur à sauter. On ne trouve plus les gens où ils se
mettent. [...] »38
Ainsi, qu’il s’agisse du corps morcelé ou du corps sans organes, les textes de
Michaux ne s’arrêtent d’écrire la transformation du corps39. Mais ce qui est important
ici, c’est que le poète situe toujours ces corps pathologiques à l’entre-deux du propre et
de l’impropre. D’une part, ils révèlent la fragilité du schéma corporel ordinaire,
fissurent la confiance à l’unité et à la fixité de l’image extérieure du corps et nous
rendent plus sensibles aux voix multiples émises du corps. Mais d’autre part, ils
révèlent aussi la situation foncièrement cauchemardesque de l’être humain qui est
éternellement privé de repos et d’évasion. Et à travers l’écriture de ces corps
pathologiques, Michaux dessinera de plus en plus les cris et l’angoisse de l’époque qui
38
O.C.I, p. 573-580.
On constatera cette oscillation entre le corps sans organes et le corps morcelé également
dans «Liberté d’action» et «Apparitions» qui constituent respectivement la première section et
la deuxième de La Vie dans les plis (Voir O.C.II, p. 159-184).
39
385
se dirige vers la ruine qu’est la Guerre. Pour ce poète, le monde subconscient est non
seulement un vase communicant, mais c’est un monde où le mal du monde humain se
condense. Autrement dit, l’exploration des profondeurs lui permet d’écouter non
seulement ses cris intérieurs mais ceux des autres.
Cependant, n’oublions pas qu’il ne cède jamais à «l’infra-sens» 40 ou à
«l’insens»41 des profondeurs. Tout en se plongeant dans les profondeurs à travers une
variété de dissolution, il crée sans cesse la surface, aussi morcelée qu’elle soit, et tâche
de substituer à «l’infra-sens» du corps le «non-sens» ou le sens incorporel et illimité de
la surface. En quelque sorte, chez Michaux, le côté Artaud et le côté Caroll coexistent
sans cesse ; il est à la fois l’explorateur de «l’infra-sens» et «l’arpenteur des surfaces».
Comme Artaud, «à force de souffrance», il découvrira lui aussi «un corps vital et le
langage prodigieux de ce corps». Mais il refusera de le représenter, sans inventer une
autre orchestration, sans essentialiser ces cris et sans les transformer en incorporel.
Tout en luttant contre le sens préfabriqué et fixe et tout en puisant dans l’océan de
«l’infra-sens» du corps, il crée incessamment un sens nouveau, illimité et ouvert pour
jamais.
Le voyage éternel
Ainsi, le théâtre du corporel et de l’incorporel, des profondeurs et des surfaces
et des désagrégations et des réagrégations chez Michaux ne s’arrête pas. D’une part,
c’est parce qu’il est destiné à la dissolution, au corps fragile et à la vie souterraine ou
subhumaine. Mais plus essentiellement, c’est parce qu’en se préoccupant toujours de
la multiplicité foncière de l’être, il s’impose à lui-même des dissolutions de plus en plus
profondes pour parcourir son être et toute «[l]a médiocre condition humaine [...] de
Deleuze, op. cit, p.114 : «Artaud est le seul à avoir été profondeur absolue dans la littérature,
et découvert un corps vital et le langage prodigieux de ce corps, à force de souffrance, comme il
dit. Il explorait l’infra-sens, aujourd’hui encore inconnu. Mais Caroll reste le maître et
l’arpenteur des surfaces, qu’on croyait si bien connues qu’on ne les explorait pas, où pourtant se
tient toute la logique du sens.»
41 Ibid., p. 111.
40
386
bout en bout»42. Pour lui, la dissolution est la seule possibilité pour atteindre un nouvel
élan et une nouvelle conscience. Mais en même temps, à travers ce parcours
interminable, il renouvellera sans cesse son minimum essentiel, en se dépouillant de
plus en plus de «forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée»43. Et
parallèlement à cette diminution perpétuelle de soi, notamment dans ses derniers
textes, son écriture va acquérir une grande pureté. Libéré progressivement du corporel,
il se rend lui-même de plus en plus incorporel. Et l’écriture, dépouillée et purifiée
également, célèbre ce retour suprême au rien. Dans «Postures», texte publié juste
avant sa mort, il écrit :
Renouvellement
de l’essentiel
du primaire essentiel
nu, et qui ne se démet plus
qui ne se laissera plus défaire
... là où soumission et insoumission s’égalisent44
Ce texte montre que le poète a atteint enfin une désagrégation-réagrégation ultime de
son être. On dirait qu’au bout de tant de naufrages et de renaissances, il a enfin acquis
l’égalisation du corporel et de l’incorporel, des profondeurs et des surfaces. Sur la
surface de l’univers devenu un océan serein, il avance, libéré de toutes les séparations
et des «disparités» :
Dans l’étroite salle
qui cesse d’être étroite
calme vient à notre rencontre
un calme de bienvenue
«La médiocre condition humaine, il faut la parcourir de bout en bout, sans fin, sans honte.
Après, non avant, s’en dégager... si on le peut, si c’est réellement ça ce qu’il faut faire» (O.C.II, p.
673).
43 O.C.I, p. 709.
44 O.C.III, p. 1367.
42
387
[...]
Du cotonneux en tous sens
vacillant, indéterminé
sur le passé qui sombre
Tourments, tournants dépassés
un corps pourtant non disparu a coulé
[...]
Égalisation
enfin trouvée
enfin arrivée
qui ne sera plus interceptée.
On y vogue.
Jubilation à l’infini de la disparition des disparités45
45
O.C.III, p. 1370-1371.
388
CONCLUSION
Parcourant les premiers textes de Michaux des années 20 aux années 30, nous
avons précisé le développement de ses pensées sur le corporel et l’incorporel et
l’émergence d’une nouvelle écriture qui se bâtit sur les rapports tendus entre la
profondeur et la surface. Certes, ce que nous avons examiné ici n’est que la première
étape d’un long voyage de Michaux. Mais nous avons essayé de montrer, du moins,
comment cette première époque était cruciale pour lui et comment ses pensées
fondamentales sur le corps, l’esprit et l’écriture se formèrent à cette époque en
introduisant et en critiquant des théories psychologiques contemporaines. D’autre part,
approfondissant ses pensées sur le simple, le fragmentaire et le multiple, et poussé par
son aspiration à l’illimité et à l’indifférencié, le premier Michaux va établir sa poétique
du rien liée à l’écriture de surface. Luttant contre le monde du Même et visant
toujours à transformer, il va créer une écriture qui répond au devenir et au virtuel.
Il va de soi qu’il reste encore beaucoup de questions. Ou plutôt, presque tous
les problèmes restent intacts. Notre corpus est limité et notre conclusion n’est en fait
qu’une hypothèse. Il nous faudrait la vérifier à travers l’analyse d’autres textes et la
perfectionner davantage. D’ailleurs, nous n’avons pas comparé les premiers textes de
Michaux avec les textes d’autres écrivains. Mais il semble fort probable que les œuvres
de Supervielle, par exemple, qui refusent également le Moi identique ou social, aient
exercé quelque influence sur la création de l’écriture de surface chez Michaux.
De la même façon, nous n’avons pu établir d’une manière positive
l’intertextualité entre les textes de Michaux et les ouvrages des psychologues. Surtout
on pourrait critiquer notre mise en valeur du rôle de l’inspiration janétiste, car, comme
nous l’avons écrit, la référence directe à Janet ne se trouve pas dans les textes de
Michaux. Mais il semble tout de même certain que le modèle janétiste de la conscience
389
et du subconscient, qui comprend aussi la problématique de la désagrégation, de la
multiple personnalité ainsi que celle de la créativité humaine, peut servir de
contrepoids à l’approche psychanalytique excessive vis-à-vis des textes de Michaux. A
notre avis, Michaux a réagi à la théorie de Janet aussi vivement qu’à celle de Freud.
Notamment, reprendre le vrai minimum essentiel et créatif à ce que Janet appelle la
fonction du réel semble constituer une thématique aussi importante dans ses textes
que de révéler le caractère moléculaire, multiple, inhumain, sans famille, en un mot,
anti-œdipe des désirs. Dans un passage des Grandes Épreuves d’esprit, par exemple,
soulignant le caractère subalterne des fonctions qui permettent à l’homme de
s’adapter à la vie sociale en constituant la réalité intersubjective, Michaux écrit :
«L’essentiel, ce sans quoi on n’est plus, c’est autre chose. Ces diminués
graves (et aussi des sujets sains au cours d’expériences “diminuant”
certaines facultés et fonctions, les réduisant à rien ou presque, à qui des
spécialistes trouvaient de nombreuses incapacités) pourvu qu’on les laissât
tranquilles, ne se trouvaient manquer de rien d’important, leur essence
intouchée, plus évidente même – démunis de fonctions qui autrefois les
portaient plus au-dehors. / L’essence : ce qui reste quand on n’a plus à se
baisser, à s’employer, à fonctionner, à se rendre défini, particulier, petit.»1
«Sauf au moment des examens, ils gardaient une impression de complétude» 2 ,
remarque aussi Michaux un peu plus haut. En faisant valoir le minimum essentiel, ou
la source de toutes les fonctions de l’homme qui vit dans le Temps en se renouvelant,
Michaux inverse l’incomplétude pour les psychiatres institutionnels et la complétude
pour lui. Ce qui est petit dans la vie réelle peut être essentielle dans la vie propre. Non
seulement dans ses dernières œuvres mais également dans quelques premiers textes
tels que «Petit» et «Chaînes enchaînées» que nous avons traités, Michaux ne l’a-t-il
pas suggéré ?3 D’ailleurs, son aspiration à cette ténuité suprême de l’être se lie aussi,
1
2
3
O.C.III, p. 337.
O.C.III, p. 337, je souligne.
Dans La Nuit remue aussi, en parodiant une expression usuelle, il écrit «Un point, c’est tout».
390
semble-t-il, à son autre rêve, à savoir la communion avec les choses : quand on se
réduit au minimum, pourquoi ne peut-on pas pénétrer dans le monde intérieur de la
chose ? Ainsi, dans «Magie», texte liminaire de Plume, précédé de Lointain intérieur, il
écrit : «j’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une autre voie : / Je mets une
pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquilité ! [...].»4 De
la même façon, dans un fragment de «Tranches de savoir», il rêvera à la vie «dans le
corps d’un infusoire» : «Pour boire dans le corps d’un infusoire, il faut se faire petit,
petit-petit, [...]. Mais quelle nourriture alors, légère, fine, aérienne, substance de
substance, et dont, qui l’a goûtée, jamais plus ne se peut désenivrer» 5. Et enfin, il ira
jusqu’à rêver (ou à chercher réellement) à habiter parmi les moments : «Retour à
l’effacement / à l’indétermination /[...] / Habiter parmi les secondes, autre monde / si
près de soi / du cœur / du souffle / Perpétuel incessant impermanent / train égal ver
l’extinction [...] / Une à une descendant le fil de la vie / passant... »6 Il est incontestable
que l’on ne peut ramener toute cette thématique de «la ténuité de l’être» à l’inspiration
à la fois janétiste et anti-janétiste chez Michaux. Il va de soi qu’il faut tenir compte
également de l’influence des pensées mystiques, surtout celle des pensées orientales.
Mais il semble aussi certain que son acheminement dit spirituel n’est pas séparé de
ses recherches psychopathologiques, d’autant moins que pour lui, parcourir toute «la
médiocre condition humaine»7 est aussi capital et qu’il souligne la nécessité du «Yogi
occidental»8, muni d’esprit critique et visant à apporter à l’homme une «nouvelle
conscience»
9
. Du moins, il semble que pour
Michaux, ni les études
psychopathologiques ni les pensées orientales ne sont suffisantes et qu’il a tâché de
critiquer les unes par les autres, en vivant lui-même des dissolutions variées.
D’ailleurs, tout en visant à retourner au minimum essentiel, il ne néglige jamais la
multiplicité foncière de l’être, notamment l’activité des existences pyschologiques
4
5
6
O.C.I, p. 559.
O.C.II, p. 456, je souligne.
O.C.III, p. 1084-1085. Voir aussi «Lieux, moments, traversées du temps» (O.C.III, p.
753-755).
7 O.C.II, p. 673.
8 O.C.III, p. 151.
9 O.C.I, p. 969.
391
fragmentaires qui travaillent l’homme. Dans un autre passage des Grandes Épreuves
d’esprit, en relevant implicitement un autre défaut de l’inspiration janétiste qui
considère le subconscient comme fixé, il écrit : «Persuadés de l’existence d’un
subconscient, où dorment, prêts à s’éveiller, obsessions, complexes, sujets de
frustration, souvenirs et scènes pénibles refoulés, ils [certains] imaginent que, reprises,
plus ou moins pareilles, ces images obsédantes doivent passer et repasser. Ce retour
est peu saisissable.»10 Et dans Connaissances par les gouffres, il souligne davantage la
vie autonome du subconscient en écrivant : «Le subconscient n’est pas ce que certains
pensent, une sorte de réserve dormante, contenant les secrets d’autrefois. / Le
subconscient est actuel, actif, prodigieusement actif, et reçoit un ravitaillement
quotidien. A chaque minute, à chaque instant, on refait du subconscient»11.
D’autre part, tout en se plongeant ainsi dans les profondeurs de l’être,
Michaux tâche toujours de créer, à travers l’écriture ou la peinture, un nouvel espace
incorporel, illimité, sans cloison ni séparation. En s’alliant avec la virtualité foncière de
la langue et en inventant l’écriture de surface, il va créer une nouvelle dimension
humaine qui ne se réduit plus au corporel. Pour lui, non seulement l’origine de l’être
mais la pointe de la vie est aussi virtuelle.
Dans ce travail, nous n’avons pas examiné Un barbare en Asie pour diverses
raisons. Mais, comme on peut le comprendre facilement, cela ne signifie pas notre
indifférence à cette œuvre problématique à plusieurs sens. Du moins, n’avons-nous
pas montré comment Michaux cherchait à atteindre l’état originel de l’être où il
n’existe plus de distinction des races et des peuples ? En retournant à l’état
d’indifférenciation ultime, il a déplié tous ces plis avec lesquels, selon lui, tous les
hommes doivent naître12.
10
11
12
O.C.III, p. 412.
O.C.III, p. 113.
Voir O.C.II, p. 70.
392
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EY (Henri), Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie, L’Harmattan,
1997 (la première édition fut publiée chez Privat en 1975).
FREUD (Sigmund), L’Interprétation des rêves, Presses Universitaires de France, 1996
(première édition 1926).
FREUD (Sigmund), L’Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 2001
(première édition 1922).
GOLDSTEIN (Kurt), La Structure de l’organisme, texte augmenté de fragments inédits et
traduit de l’allemand par le Dr E. BURCKHARDT et Jean KUNTZ, Gallimard, 1951
(la première édition en allemand fut publiée en 1934 ).
HEIDEGGER (Martin), Être et Temps, traduit par François Vezin, Galliamrd, «Bibliothèque
de Philosophie», 1976 (l’édition originale en allemand fut publiée en 1927).
JANET (Pierre), L’Automatisme psychologique : Essai de psychologie expérimentale sur les
formes intérieures de l’activité humaine, Paris, la Société Pierre Janet, 1989 (la
première édition fut publiée en 1889 chez Félix Alcan).
JANET (Pierre), Névroses et idées fixes, tome I, réédité et publié par la Société Pierre Janet,
1990 (la première édition fut publiée en 1898 chez Félix Alcan)
JANET (Pierre), Les Obsessions et la psychasthénie, tome I, Librairie Félix Alcan, 1903.
JANET (Pierre), Les Névroses, Paris, Ernest Flammarion, 1914.
JANET (Pierre), Les Médications psychologiques, tomes I et II, Librairie Félix Alcan, 1919.
JANET (Pierre), La Médecine psychologique, publié par la Société Pierre Janet et le
laboratoire de psychologie pathologique de la Sorbonne, 1980 (la première édition fut
publiée en 1923 chez Ernest Flammarion Éditeur à Paris).
JANET (Pierre), L’Évolution psychologique de la personnalité, Éditions A. Chahine, Paris,
1929.
JANET (Pierre), La Force et la faiblesse psychologique, Éditions Médicales Norbert Malonie,
1932.
LAO-TZEU, La Voie et sa vertu, Tao-tê-king, Éditions du Seuil,1979.
LAUTRÉAMONT, Les Chants de Maldoror et Poésie in Lautréamont / Germain Nouveau,
Œuvres complètes, Galliamrd, «Bibliothèque de la Pléiade», 1970.
MERLEAU-PONTY (Maurice), La Structure du comportement, Presses Universitaires de
398
France, «Quadrige», 2002, (première édition 1942).
MERLEAU-PONTY (Maurice), Phénoménologie de la perception, Gallimard, «TEL», 1945.
MERLEAU-PONTY (Maurice), L’Œil et l’Esprit, Gallimard, 1964.
MESCHONNIC (Henri), Critique du rythme, anthropologie historique du langage, Editions
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MESCHONNIC (Henri), La Rime et la vie, Editions Verdier, 1989.
MINKOWSKI (Eugène), La Schizophrénie, Petite bibliothèque Payot, 2002, (première édition
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MINKOWSKI (Eugène), Le Temps vécu, Presses Universitaires de France, collection
«Quadrige», 1995 (première édition 1933).
MONAKOW (C. v.) et MOURGUE (R.), Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de
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1928.
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NIETZSCHE (Friedrich), La Volonté de puissance, tome I et tome II, Gallimard, «TEL», 1995.
RIBOT (Théodule), Les Maladies de la mémoire, vingt et unième édition, Félix Alcan, 1909
(première édition 1881).
RIBOT (Théodule), Les Maladies de la volonté, septième édition, Félix Alcan, 1891 (première
édition 1883).
RIBOT (Théodule), Les Maladies de la personnalité, deuxième édition, Félix Alcan, 1888
(première édition 1885).
RIBOT (Théodule), La Psychologie des sentiments, Librairie Félix Alcan, douxième édition,
1925 (première édition 1896).
RIBOT (Théodule), Essai sur l’imagination créatrice, Félix Alcan, première édition 1900).
RIBOT (Théodule), La Logique des sentiments, cinquième édition, Félix Alcan, 1926 (première
édition 1905).
ROUDINESCO (Elisabeth), Histoire de la psychanalyse en France, tome I et tome II, Fayard,
1994.
399
SCHILDER (Paul), L’Image du corps, Gallimard, collection «TEL», 1968.
TCHOUANG-TSEU, Œuvres complètes, Gallimard / Unesco, «Connaissance de l’Orient»,
1969.
TABLE DES MATIERES
400
INTRODUCTION.............................................................................................................. 2
PREMIÈRE PARTIE : LE CORPS ET LE SENS
1 LE DIALOGUE AVEC LE CORPS ................................................................................ 10
Vers l’ouverture ― 1920 : Dunkerque ― «Histoire du Norvégien» ― Le corps
et le sens ― L’art et le sens
2 L’ÉVOLUTION ET LA DISSOLUTION DE L’HOMME ..................................................... 33
La chute ou la découverte du corps troué ― «Cas de folie circulaire» ou
l’histoire du corps ― Le corps désuni ― Michaux et la psychophysiologie ― La
dissolution ou l’inspiration jacksoniste ― Ribot et le jacksonisme ― Les
gestes et l'amnésie ― L’émotion de la Jambe ― Le destin des instincts
3 LE LABORATOIRE POUR UNE NOUVELLE ÉVOLUTION ............................................. 60
La plasticité foncière de l'homme ― La civilisation comme laboratoire ― Jean
Epstein ou la fatigue de l’époque ― La valorisation de la fatigue ― La
tendance introspective ― La vitesse et la pensée ― La divergence entre
Michaux et Epstein ― «Lettre de Belgique» ou la crise du corps
DEUXIÈME PARTIE : LE SUBCONSCIENT ET LE FRAGMENTAIRE
4 DU CORPOREL À L’INCORPOREL ................................................................................ 94
Michaux et Janet ― L’évolution créatrice et le subconscient ― «Les morceaux
d’homme» et le subconscient ― «Les morceaux d’homme» et la suggestibilité
― Mourly Vold ou hypnotiseur moderne ― «Costumer la jambe en homme» ―
401
«Qui-je-fus» et le subconscient ― Le langage des «Gens de métier»
5 L’EXPLORATION DU SUBCONSCIENT – CHARLIE, FREUD, SURRÉALISME .............. 122
La simplicité de Charlie ― L’insensibilité de Charlie ― L’inhumanité du désir
― L’anti-Œdipe ― La revalorisation du compliqué ― L’inertie
6 VERS LA POÉTIQUE DU RIEN ..................................................................................... 148
«Énigmes» ou l’écriture de surface ― L’effacement ― L’espace de l’absurde ―
«Partages de l’homme» ― La fusion du scientifique et du littéraire ou
l’écriture des symptômes ― Fatigue ou la désagrégation des âmes ― Le
sentiment d’incomplétude ― L’image du corps ― L’énergie ― «Homme d’os» ―
De la désagrégation à la réagrégation ― «Villes mouvantes» ― «Petit»
7 LUTTES CONTRE LA LANGUE DES AUTRES ............................................................... 189
«Fous» chez Michaux ― «Principes d’enfant» ― «Prédication» ou la
résurgence de la profondeur ― Question de l’espéranto ― L’effet de surface ―
Désir de pétrir ou les gestes et le sens ― «Fils de Morne» ou le recul du
gestuel et de l’émotionnel ― L’âme et la surface ― La naissance de mi-morne
TROISIÈME PARTIE : LA SURFACE ET LES PROFONDEURS
8 LE NOUVEAU DÉPART ................................................................................................ 224
Le double voyage de1927 à 1929 ― «Braakadbar» ― Par-delà le corporel et
l’incorporel ― Vers le Pays de la magie ― L’annihilation des doubles ― Le
capitaine en second ou renonciation du point de vue de Dieu ― «Tornbarar» ou
héros voyageur = arpenteur ― «Le Concile des dieux» ou «le problème de la
402
création»
9 L’UNION DU SPIRITUEL ET DU SCRIPTURAL .......................................................... 246
«Chaînes enchaînées» ― Mandala ― «Compagnons» ― L’avènement des
fantômes ― «Eux» ― «Amours»
10 ECUADOR OU LES ÉPREUVES DU CORPS ................................................................ 263
Le voyage propre et le voyage impropre ― Le discontinu et le continu ― Le
plus simple, le plus bas et le plus solide ― «Notes de zoologie» et Ecuador ―
Créations verbales ― Corps sans organes ― Le monde cloisonné et la
séparation de l’être ― Re-ligare ― La relecture du corps ― L’homogénéité et
la spécialisation ― Les épreuves des organes ― Le visible et l’invisible ― Le
dialogue avec le cheval ou devenir-animal ― La géologie des schémas
corporels ― La vitesse ― Se rejoindre soi-même ― Chaînes nouvellement
enchaînées
11 L’ÉCRITURE DE L’ÂME MODERNE ............................................................................ 318
«Une vie de chien» ― L’accélération et la décomposition ― «Un chiffon» ― Le
déséquilibre de l’énergie psychique ― «La Paresse» ― L’effet incorporel ―
L’oscillation entre la surface et la profondeur ― Signifiant sans signifié ―
L’humour et la biffure ― Crier et rire
12 LA SURFACE ET LA NUIT .......................................................................................... 349
Plume et la surface ― Les lois de la surface ― Femmes et castrateurs ― La
mort de Plume ― 1938 ― Le dialogue avec La Nuit ― L’approfondissement de
la Nuit
403
13 LA NUIT REMUE ....................................................................................................... 378
Prince de la Nuit ― La chambre ― Le «corps morcelé» et le «corps sans
organes» ― Le voyage éternel
CONCLUSION ................................................................................................................. 394
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................. 398
404

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