1 Dieu et la science
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1 Dieu et la science
UNIVERSITÉ PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS U.F.R. HISTOIRE, LITTÉRATURE, SOCIÉTÉ | | | | | | | | | | | | THESE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS 8 Discipline : Littérature française présentée et soutenue publiquement par Monsieur Kenjiro Tamogami le 15 novembre 2005 Titre : Le corporel et l’incorporel dans les premières œuvres d’Henri Michaux (1922 – 1935) Directeur de thèse : Monsieur le Professeur Jean-Claude Mathieu JURY Monsieur le Professeur Didier Alexandre Monsieur le Professeur Jean-Claude Mathieu Madame le Professeur Catherine Mayaux Monsieur le Professeur Jean-Michel Rey Remerciements Cette thèse est le résultat d’un long périple et elle ne se serait jamais achevée sans le soutien et les encouragements de beaucoup. J’exprime ma vive reconnaissance, notamment, à Monsieur Jean-Claude Mathieu qui a bien voulu diriger ma thèse pendant longtemps avec une générosité exceptionnelle. Je tiens également à remercier Anne-Elisabeth Halpern et Isabelle Monfort pour leur amitié indéfectible. Elles ont relu ma thèse en y consacrant un temps considérable et m’ont donné des conseils précis. Que Michael Fineberg soit aussi remercié d’avoir corrigé la partie anglaise de mon travail. J’ai eu le bonheur de rencontrer bien d’autres amis qui ont témoigné de l’intérêt pour mes études et m’ont sans cesse encouragé : Henning Schmidgen, Madeleine Fondo-Valette, Véra Mihaïlovich-Dickman, Jérôme Roger et Shôichiro Iwakiri. Ma sympathie leur est acquise. Pendant ce périple, j’ai perdu des êtres chers comme mes parents : en quelque sorte, mon travail a été conduit par eux qui vivent en moi pour toujours. Je tiens à exprimer ma vive reconnaissance à Takasuke Shibusawa, mon ancien directeur de recherche et l’un des grands poètes modernes au Japon, ainsi qu’à Toshiro Goto, chercheur compétent sur Lautréamont, mort trop jeune. Enfin, je voudrais dire toute ma gratitude, affectueuse et profonde, envers Sumiko, ma femme qui a partagé avec moi tant de moments difficiles. Sa présence m’a empêché de sombrer dans la détresse et m’a constamment soutenu dans mon périple. Je lui dédie donc ce travail. ii Le corporel et l’incorporel dans les premières œuvres d’Henri Michaux (1922 – 1935) 1 INTRODUCTION «La science que j’entreprends est une science distincte de la poésie. Je ne chante pas cette découvrir dernière. sa Je source» m’efforce de (Lautréamont, Poésies)1 Dans une conférence intitulée «L’Avenir de la poésie» donnée en 1936, distinguant l’essence de la poésie et ses traits extérieurs, Michaux précise la mission principale de la poésie moderne : «Pour parler plus spécialement de la poésie qui vient, celle-ci tend à rechercher le secret de l’état poétique, de la substance poétique. Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l’être intérieur [...]»2 En effet, si Michaux mérite le nom de poète malgré le caractère inclassable et a-poétique de ses œuvres, n’est-ce pas parce qu’il a exploré, lui aussi, la «source» de la poésie liée probablement à celle de la vie, et qu’il a inventé une nouvelle écriture qui répond à cette zone à la fois inhumaine et capitale pour l’homme, en luttant contre la langue ordinaire ou préfabriquée ? Et si nous ressentons toujours de la poésie dans toutes ses œuvres, n’est-ce pas parce qu’elles nous apportent une «nouvelle conscience»3 en nous libérant, fût-ce momentanément, des pièges de la langue qui nous impose la séparation ainsi que l’illusion de l’unité et de l’identité ? Autrement dit, pour Michaux, Lautréamont, Poésies, in Lautréamont / Germain Nouveau, Œuvres complètes, Gallimard, 1970, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 286. 2 Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», tome I, 1998, p. 969. Dorénavant, nos citations des textes de Michaux se réfèrent à ces Œuvres complètes (abrégé en O.C.I pour tome I, O.C.II et O.C.III pour tome II et III) sauf mention contraire. 3 O.C.I, p. 969. 1 2 «la substance poétique» se trouve au-delà de l’identification linguistique et par l’invention d’une contre-langue, langue pour dire l’illimité, l’indifférencié et le virtuel, il essaie de gagner un «nouvel élan»4. Mais n’est-ce pas cela qui constitue l’essentiel de l’acte poétique ? Or, il est bien connu que, dans ses derniers textes publiés après les années 50, Michaux approfondit son exploration des gouffres de l’esprit à travers l’expérience des hallucinogènes et de la contemplation pure, «sans appui»5. Mais, cette exploration est en fait la conséquence d’un long voyage, celui qu’il a entrepris depuis les années 20. D’ailleurs, dans ses premiers textes apparemment hétéroclites, il poursuivait toujours les mêmes buts. Et non seulement il avait développé, plus qu’on ne le croyait, ses pensées sur le corps et l’esprit mais également il abordait la création d’une nouvelle écriture, à cette époque déjà. L’objectif principal du présent travail consiste à préciser ce développement des pensées et de l’écriture chez le premier Michaux. Depuis l’époque où il n’était même pas écrivain, jusqu’au début des années 30 où il établit sa propre poétique, nous suivrons l’évolution de ses pensées sur le corps et l’esprit et montrerons la genèse de sa nouvelle écriture. Certes, notre corpus est très limité par rapport à sa longue carrière d’écrivain. Mais on constatera que ses premiers textes touchent à la «source» de la poésie et qu’ils déterminent son acheminement futur, si original. Bien entendu, son évolution n’est jamais unilinéaire. Tout au contraire, dès le début, il y a eu plusieurs chemins tantôt perdus tantôt retrouvés dans son parcours. Il vise toujours à s’étendre lui-même dans tous les sens6 et l’oscillation ou le vacillement serait une démarche capitale dans sa recherche. En mettant en relief chaque fois les changements qui se sont produits dans ses textes, nous dépisterons autant que possible les traces éparses de ces chemins multiples. Pour ce faire, nous observons en principe l’ordre choronologique des textes. Certes, il n’existe pas en fait de ruptures distinctes dans ses œuvres. Et toute 4 5 Ibid., p. 969. Voir O.C.III, p. 1063. Voir Henri Michaux, A la minute que j’éclate, quarante lettres à Herman Closson, présentées et annotées par Jacques Carion, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 1999, p. 61. 6 3 démarcation des époques serait plus ou moins hypothétique. Mais comme le montre Jean-Pierre Martin7, malgré son apparente a-temporalité, chaque texte de Michaux a tout de même son historicité. Garder l’ordre choronologique de ses textes fait ressortir cette historicité et nous comprenons mieux à la fois la continuité et la discontinuité dans ses textes. D’autre part, l’étroitesse de notre corpus ne signifie jamais la négligence de ses autres textes. Tout au contraire, dans ce travail, nous avons essayé de montrer comment ses premiers textes ont des relations étroites avec les textes ultérieurs et comment les premiers sont aussi capitaux pour étudier les derniers. D’ailleurs, dans beaucoup de cas, c’est plutôt la lecture de ses textes ultérieurs qui nous donne une clé pour une interprétation plus approfondie de ses premiers textes. Sans cette lecture circulaire des œuvres de Michaux, les analyses de ses premiers textes ne seraient pas possibles. Le scientifique et le littéraire «L’Avenir de la poésie» témoigne aussi de l’intérêt essentiel de Michaux pour les sciences, notamment pour les études psychologiques contemporaines. En effet, dans le passage qui suit notre citation liminaire, Michaux affirme que le progrès des «sciences», surtout celui de «la psychopathologie» et de «la psychanalyse» 8 assure mieux au poète l’exploration des gouffres de l’esprit humain. De la même façon, lors de l’autre conférence donnée à la même époque9, Michaux précise qu’«aidés par les études actuelles sur la psychopathologie» 10 , les poètes s’engagent de plus en plus dans l’exploration du «monde intérieur»11. Ainsi, ces deux conférences suggèrent qu’à cette époque, Michaux était profondément versé dans la psychologie contemporaine au sens large et qu’il avait déjà recouru à celle-ci pour son exploration des «états seconds, Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, José Corti, 1994, surtout p. 14-15. 8 O.C.I, p. 969. 9 «Recherche dans la poésie contemporaine». Voir O.C.I, p. 1376. 10 O.C.I, p. 978. 11 O.C.I, p. 978. 7 4 dépersonnalisation, pseudo-hallucination ou hallucination proprement dite»12. Mais à quel point comprenait-il les théories psychologiques contemporaines et comment s’unissaient le scientifique et le littéraire dans ses premiers textes ? Ces interrogations constituent un autre souci majeur de ce travail. Sans doute, conviendrait-il de distinguer, en gros, trois étapes dans le développement de la psychopathologie française au début du XXe siècle. D’abord, l’époque où l’influence de la psychophysiologie à la manière de Ribot prédominait encore. Puis, avec la montée du bergsonisme et de la théorie psychopathologique de Pierre Janet, et un peu plus tard, avec l’introduction du freudisme en France, le nouveau courant remplace graduellement la psychophysiologie à la manière de Ribot. Enfin, par l’établissement d’une psychiatrie qui veut synthétiser la psychopathologie française et la psychanalyse, la troisième étape commence. Des psychiatres tels qu’Henri Ey et Jean Delay représenteront cette troisième génération. Bien entendu, l’évolution des pensées de Michaux sur le corps et l’esprit ne suit pas forcément cette transition des écoles et selon Henri Ey13, surtout dans les années 1920, ces trois courants psychologiques se mêlaient en France14. Cela expliquerait en partie pourquoi dans les premiers textes de Michaux, les conceptions du corps et de l’esprit ont des aspects multiples. Cependant, malgré leur différence, ces trois générations de la psychopathologie françaises partagent une tendance capitale, à savoir l’inspiration jacksoniste. Celle-ci caractérise non seulement la psychophysiologie de Ribot mais également la psychopathologie de Janet à laquelle nous osons attribuer un rôle principal dans ce travail. Et il va de soi que l’inspiration jacksoniste occupe une place importante non seulement chez Ey qui a nommé sa théorie le néo-jacksonisme15, mais également chez Delay, collaborateur de Michaux dans ses expériences variées d’hallucinogènes. Autrement dit, le jacksonisme constitue le dénominateur commun 12 O.C.I, p. 978. Voir Henri Ey, Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie, L’Harmattan, 1997, p.25-34. 14 Il va de soi qu’à cette époque, les premiers psychanlystes français virent le jour. Mais n’oublions pas non plus qu’en dehors de la psychanalyse, Minkowski a introduit en France à cette époque la nouvelle notion psychopathologique que représentait la schizophrénie. 15 Voir Henri Ey, op. cit. 13 5 de ces courants différents de la psychopathologie française principale et cela nous aide à préciser mieux la position de Michaux d’autant plus que Freud ne l’ntroduit que partiellement dans sa théorie. Nous essaierons de montrer dans ce travail comment les premiers textes de Michaux témoignent d’une compréhension profonde de cette notion principale dans la psychopathologie française, avant même que sa valeur ne s’installe parmi les psychiatres. Peut-être, cette inspiration jacksoniste jouera-t-elle un rôle important également dans ses futurs textes sur son expérience des hallucinogènes16. Le simple et le fragmentaire Ses premiers écrits, admettons-le, montrent souvent des aspects simples. Dans certains cas, cela découlerait de l’immaturité de l’écrivain. Et il faut admettre aussi, naturellement, qu’au début des années 20, la culte de la simplicité était dans l’air du temps. Mais comme nous le montrerons, l’insistance de la simplicité chez le jeune Michaux a ceci de particulier : non seulement il est étroitement lié à son inspiration jacksoniste qui souligne l’opposition du simple et du compliqué, mais en approfondissant le simple, il atteint enfin l’inhumain, le moléculaire et l’état d’indifférenciation. Autrement dit, la simplicité à la manière de Dada, que ses premiers textes montrent n’est que le point de départ de sa quête du minimum essentiel. En dépouillant de plus en plus son écriture du compliqué ou du préfabriqué, il approchera de plus en plus de ce qui est vraiment simple mais universel. D’autre part, en modifiant l’inspiration jacksoniste qu’il a héritée probablement de Ribot, Janet développe une théorie sur les existences psychologiques fragmentaires et autonomes. Jung, ancien auditeur fidèle de ses cours, inventera plus tard la célèbre notion du complexe sous l’influence de Janet 17 . Mais cette idée des existences Jérôme Roger a déjà suggéré la pertinence du jacksonisme et du néo-jacksonisme en tant que théorie de la dissolution dans son étude des œuvres de Michaux. Voir sa monographie, Henri Michaux, poésie pour savoir, Presse Universitaire de Lyon, 2000, p. 176-177. 17 Voir Henri F.Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 1994, p. 432. 16 6 psychologiques fragmentaires trouvera son écho également chez le jeune Michaux qui était toujours attentif aux personnalités fragmentaires ou incomplètes travaillant le sujet principal. Nous examinerons cette interrogation dans notre deuxième partie. Le corporel et l’incorporel Nous avons adopté pour le titre de ce travail les deux termes vagues que sont «le corporel» et «l’incorporel», d’abord parce que les pensées de Michaux sur le corps et l’esprit prennent plusieurs formes, mais plus fondamentalement, parce qu’elles visent toujours à dépasser les notions usuelles ou traditionnelles du corps et de l’esprit. Pour le premier Michaux, par exemple, le corps est un système ouvert au monde et aux choses. Il est même auteur pré-personnel de la production du sens humain. D’ailleurs, pour lui, ce que l’on considère comme des corps (qu’il s’agisse du corps humain ou de la matière) ne sont qu’un ensemble de composés. Il contestera donc, sans cesse, l’image fixe et extérieure du corps. De la même façon, il remet en cause de manière radicale les notions préfabriquées de l’esprit. Il cherche à montrer à quel point l’activité ordinaire de l’esprit dépend de celle du corps. En même temps, il essaie de garder une place minimum pour l’esprit pur, en considérant que son essence tient à sa capacité à se déployer dans le temps de la création. Cette conviction l’amènera à explorer le rien essentiel de l’être. En tout cas, pour Michaux, l’être humain, ainsi que le Monde, est plus plastique et plus potentiel qu’on ne le croit. Et, cela revient au même, ses pensées sur le corps et l’esprit visent toujours au virtuel, tâchent d’effacer l’actualisé ou le préfabriqué et de trouver une variété de lignes de fuite. D’autre part, l’adoption de ces deux termes (le corporel et l’incorporel) nous permet de considérer également la question de l’écriture chez Michaux en la rattachant à ses pensées sur le corps et l’esprit. Tout au long de ce travail, nous essaierons d’analyser les relations ternaires du corps, de l’esprit et de l’écriture dans ses pensées et son activité artistique. Autrement dit, dans son acte d’écrire, les explorations dans les ordres physique, psychologique et scriptural s’entremêlent. 7 Scrutant minutieusement ses premiers textes, nous chercherons à débrouiller leurs relations à la fois étroites et complexes. Or, comme nous le verrons notamment dans notre troisième partie, en approfondissant ses pensées concernant ces trois ordres, Michaux va créer un nouveau monde incorporel distinct à la fois du physique et du métaphysique. C’est un espace où domine un devenir illimité annihilant non seulement l’illusion de l’unité et de l’identité mais celle de la causalité. A travers une variété de tâtonnements, il établit une écriture ayant pour essence de transformer le corporel en incorporel, l’actualisé en virtuel, le monde du Même en monde du Devenir. Le but final de notre travail consiste à préciser l’émergence de cette nouvelle écriture chez lui. Mais l’examen de ce cheminement du jeune écrivain précisera à nouveau à quel point la création de cet espace incorporel correspond à ses explorations du corporel. 8 I LE CORPS ET LE SENS 9 1 Le dialogue avec le corps Vers l’ouverture On sait que dans les derniers fragments du «Portrait de A. » 1 , Michaux esquisse l'histoire d'un jeune héros qui a décidé, à l'âge de 20 ans, d’abandonner ses études scientifiques et de s’engager dans le monde vécu pour essayer «l'autre bout»2. C'est sans doute la première volte-face faite volontairement par ce héros, parce que c'est le passage du monde auto-suffisant au monde ouvert et qu’avec ce passage, il commence à se révolter contre soi-même 3 . Jusque-là, sa vie était hantée par la malédiction de la «boule» ainsi que par l'idée de la perfection. Comme le signale Raymond Bellour 4 , après avoir perdu la perfection de sa boule dans laquelle il s’enfonçait «[j]usqu’au seuil de l’adolescence»5, il recourt d'abord à l’idée du Dieu en tant que «boule» suprême 6 . Ensuite, à travers une vaste lecture qui constituait presque toutes les expériences essentielles de son adolescence 7 , il découvre «les Voir O.C.I, p. 612-613. O.C.I, p. 612. 3 Dans une lettre adressée à Herman Closson, Michaux écrit : «Il n'y a qu'une révolution, c'est CONTRE SOI.» Voir Henri Michaux, A la minute que j’éclate, quarante lettres à Herman Closson, présentées et annotées par Jacques Carion, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 1999, p. 61-64. 4 O.C.I, p. XIII-XV. 5 O.C.I, p. 608. 6 «Ses premières pensées furent sur la personne de Dieu. / Dieu est boule. Dieu est. [...]. La perfection est. C'est lui. Il est seul concevable » (O.C.I, p. 609, je souligne). Dans «Le Fils du macrocéphale», publié en 1929, la dernière phrase était : « Elle [la perfection] est seule concevable». 7 «Dans l’ensemble, les livres furent son expérience» (O.C.I, p. 610). 1 2 10 innombrables petits dieux», à savoir, «les atomes»8 et un autre monde marqué par «la perfection» : la «science»9. Ainsi, même après la dégénérescence de sa propre boule, il a toujours aspiré à l'entité intelligible et parfaite qui est susceptible de compenser sa chute dans ce monde terrestre. Cependant, ainsi que l'idée de Dieu, les atomes se sont avérés eux aussi «décevants»10. Et avec la déchéance des atomes, le monde de la science est largement relativisé. Ce qui est curieux, c'est que cette fois-ci, «A.» trouve le défaut fatal de la science dans le fait même qu'elle est une boule en ce sens qu'elle se veut être un système fermé et auto-suffisant. En d'autres termes, «A.» commence enfin à avoir «les yeux»11 qui lui permettent de critiquer sa boule et de voir le monde vraiment ouvert et multiple. Ainsi, «A.», qui avait admiré tant la complétude, quitta le monde scientifique et partit. Il est temps d’essayer de s’ouvrir au monde au lieu de s’enfermer dans la boule. Maintenant, c’est la praxis du perfectionnement12 qui s’impose plus que l’idée de la perfection ; remarquons que chez Michaux, ces deux mots semblables n’ont pas la même valeur et que le perfectionnement est à l'opposé même de la perfection, dans la mesure où il connote l'action, le dépassement perpétuel de soi et surtout, l'inachèvement éternel13 ; non seulement «A.» a commencé à se défaire du fini et du défini, mais aussi il s’est mis à considérer sa vie comme éternellement ouverte, comme atomes, petits dieux. [... ].Ils sont, les innombrables petits dieux, ils rayonnent» (O.C.I, p. 611). 9«Science immense et monotone. Ficelé aux petits dieux.[...]Unilatéral, et toujours coffré par la perfection» (O.C.I, p. 611, je souligne). 10O.C.I, p. 611. 11O.C.I, p. 611 : «Des années passent. / Les yeux commencent à lui sortir de la tête.» 12 Voir O.C.I, p. 191 : «Une fois pour toutes, voici : les hommes qui n'aident pas à mon perfectionnement : zéro». 13 On peut constater l’opposition entre ce qui est fermé et ce qui est ouvert chez Michaux également dans le seizième fragment de «Idées de traverse» : «La vue qu’on dit la plus juste du Cosmos, celle d’un point dans une sphère, je l’ai assez naturellement. (D’accord, cela ne donne pas la solution des problèmes.) / La vue de la mer me l’enlève. Cette fenêtre ouverte sur l’immense, sur l’inconnu, me soulage de cette notion sans doute fatigante de la shpère et me rend à la dualité, qui est plus humaine (occidentalement parlant)» (O.C.II, p. 290). De la même façon, dans Ecuador, en comparant l’opium et l’éther et en préférant ce dernier, Michaux présente une autre version de cette opposition : «Un mot rond, et qui couvrait presque toute mon idée de l’Asie, et que ma jeunesse emplit d’une vraie hantise : Opium. Je te connais maintenant... et tu n’es pas des miens. / Cette perfection sans surforce ne m’est rien. Plutôt l’éther, plus chrétien ; arrache l’homme de soi [...] » (O.C.I, p. 193, je souligne). 8«Les 11 un devenir perpétuel14. De toute façon, désormais, «toujours agir avant de savoir»15 deviendrait le premier principe du jeune héros, hanté cette fois-ci par «l'idée d'action»16. Parcourir toutes les conditions humaines et essayer de comprendre de l’intérieur les autres et soi-même resteraient pour toujours ses mots d’ordre. Toutefois, il faut remarquer que ce nouveau départ du jeune héros ne signifie pas forcément le refus total de la science. Tout au contraire, l'esprit scientifique, plus précisément, les pensées expérimentales, caractériseront sa vie durant ses actions ainsi que ses œuvres. Certes, avec ce départ, il passe du monde objectif au monde vécu. Mais, ce faisant, il transforme sa vie en un laboratoire et son corps, en un sujet. Ce caractère expérimental de sa praxis rendra assez insolite sa vie vagabonde. 1920 : Dunkerque Jusqu’à une date récente, on considérait vaguement que les descriptions concernant le «A.» d'après 20 ans correspondaient à l'époque où Michaux pratiquait une variété de professions, après avoir quitté le milieu universitaire, ainsi que sa famille. Mais, le détail de sa vie à cette époque resta longtemps inconnu et on était obligé de se contenter de conjectures vagues. Depuis la publication de ses lettres adressées à Herman Closson17, l’interprétation a considérablement évolué18. Nous disposons maintenant de beaucoup de documents nouveaux sur la vie et les pensées du jeune Michaux. Bien entendu, les lettres ne communiquent pas forcément la vérité D’autre part, comme l’indique Raymond Bellour avec justesse, on peut y constater également l’opposition entre l’unité et la multiplicité chez Michaux ou du moins le vacillement entre elles ; la vie, ainsi que le monde, est multiple (au moins virtuellement) et indéfinie ; l’homme ne cesse de créer soi-même dans le temps, bien qu’il garde tout ce qu’il a créé ou vécu en lui, tel que ses passés et ses anciennes personnalités. 15 O.C.I, p. 607. 16 O.C.I., p. 613. 17 A la minute que j’éclate. 18 Voir surtout Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Gallimard, 2003, p. 61-72. Nous nous référons aussi à un article sur ces lettres, écrit en japonais, par Shinobu Hirokawa (Sinobu Hirokawa, «Henri Michaux to tegami (Henri Michaux et ses lettres)» in Kokugakuinzashi, 2001, nos 4 et 5). 14 12 d’un homme. Surtout quand il s’agit d’un écrivain comme Michaux, il serait dangereux même d’accorder trop d’importance à ses lettres, car ce qu’il a voulu, c’est cristalliser coûte que coûte l’essentiel de sa vie, en dépouillant celle-ci de tout ce qui est improre ou extérieur, quitte à transformer largement les événements biographiques. Mais d’autre part, il est aussi vrai que ces lettres sont des documents précieux pour comprendre le développement des pensées d’un futur écrivain, surtout celui de ses pensées sur le corporel. En un sens, ces lettres révèlent le corps de l’écrivain plus que ses textes littéraires. Du moins, elles nous incitent à constater comment il s’est appliqué profondément aux questions du corps depuis sa prime jeunesse. Certes, nous ne nions pas qu’il s’agit en somme d’une étape préparatoire dont Michaux, parvenu à maturité, a souhaité plutôt effacer presque entièrement les traces 19 . Mais à lire attentivement ces lettres, on constatera que certains aspects essentiels chez lui s’y trouvent déjà et que ceux-ci constituent une des couches les plus profondes de ses textes littéraires ainsi que de ses pensées. Ce qui est étonnant dans ces lettres, c'est d'abord qu'elles nous montrent plutôt un Michaux heureux, malgré toutes les difficultés qu'il connaissait. Alors que nous croyions vaguement que c’était une époque particulièrement dure pour lui, ces lettres, toutes exemptes de tonalité tragique, nous communiquent l’enthousiame d’un jeune homme qui s’est jeté dans un monde infiniment changeant et multiple, en se dégageant de son ancienne attitude quiétiste20. Dans la lettre datée du 16 mai 1920, par exemple, il écrit : Malgré que le doux oreiller du pavé M'attende une de ces quatre nuits, je suis heureux comme jamais, à mon souvenir, je ne l'ai été. C'est profondément bête et pourtant c'est le seul Résultat que dans mes expériences j'ai voulu agripper.21 A ce sujet, voir A la minute que j’éclate, p. 7-9. «Dire que je suis tout détraqué à présent tellement je / connais de disparate [illisible] / Avant c’était l’Infini calme de Ruysbroeck / maintenant l’infini agité» (ibid., p. 33). 21 Ibid., p. 18. 19 20 13 Le bonheur qu'il raconte ici découlerait en partie d’une liberté nomade qu’il a obtenue pour la première fois dans sa vie. Un élargissement indicible de son horizon, ouvert à l’inconnu, fascine ce jeune ascète. Certes, sa vie n’est plus assurée ni protégée par rien. Mais en revanche, il se procure en quelque sorte une table rase vivante, un vaste champ où il peut faire ses expériences sans aucune contrainte ni aucune entrave. Cela a dû être pour lui une véritable école buissonnière. Cependant, Michaux a commencé cette vie vagabonde également avec une intention plus précise : réduire la distance entre lui et le monde et soigner tant soit peu le trou qu’il garde en lui. En s’opposant à sa nature foncière et en s'engageant dans un monde vécu, il cherchait à renouveler ses relations avec le monde et surtout avec les autres. En effet, d’autres lettres suggèrent que les questions des autres ou de ses semblables jusque-là incommunicables avaient préoccupé longtemps ce jeune nomade. Maintenant, il se trouve plus près des autres que jamais. Il était ému de tout ce qui l'entourait et il en était même épris22 ; il se mit enfin à comprendre l'humanité en touchant vraiment à l'homme. D'ailleurs, avec quelle sympathie, totale et profonde : [...] moi je dis que celui qui n'a pas envie d'assommer tous les passants et d'embrasser toutes les femmes ni d'avaler les cuisines les plus fortes et son verre de vin n'est pas un homme / et celui qui n'a pas fréquenté les caboulots de pêcheurs, coudoyé des marins de race anglaise devenus marseillais, des Tunisiens chauffeurs, des Corses le couteau dans la manche [...] / celui qui n'a pas discuté «syndicat» avec un «Nouvelle Zélande» ou mangé de la soupe aux oignons mélangée à une chope de vin celui là n'est pas un homme qui connaît l'homme.23 Des sympathies nouvelles infiniment douces et spacieuses viennent à me 22 23 «Mon malheur c'est d'aimer tant de gens» (ibid., p. 32). Ibid., p. 19. 14 joindre à ce monde inconnu des isoprothes [sic].24 Pourtant, il reste que cette vie nomade est toujours marquée par son caractère expérimental ; déjà à 20 ans, avant le commencement de son activité littéraire, Michaux s'était fait un expérimentateur spécifique et il était en même temps le sujet de sa propre expérimentation. Ses lettres de jeunesse racontent son projet grandiose : [...] As-tu réfléchi que le métier ou l'étude selon la condition de vie, superposés au tempérament font toute la personnalité essentielle et intime ? Les études, je les ai toutes parcourues. Les métiers, attends, attends. Je ne te demande que 2 ans pour que je les ai exercés quasiment tous ; par tous j'entends évidemment les têtes de files, les embranchements. Déjà je fus Klach façade[sic], balayeur, charpentier, récureur de cuivres, ferblantier...25 Or, ce qui marque son expérimentation, c'est avant tout sa préoccupation du corps : pour comprendre un homme, il faut connaître l’état de son corps, ou au moins, partager des expériences corporelles du même genre. A travers cette nouvelle vie, le jeune Michaux aboutissait déjà à une conviction que l'intelligence ne fait que frôler la surface des autres et que sans la sympathie reposant sur le corporel, l'on ne pourrait toucher à l'essentiel des autres. Du moins, à la différence de son adolescence esquissée dans «Le Portrait de A.», il ne veut plus disserter sur les autres, ni suivre les «chaînes infinies des atomes au monde»26. Ce n'était plus « l'explication» dont il avait besoin mais il voulait pénétrer dans les autres en vivant intérieurement leur situation corporelle : Le jour de l'éclat de rire ? 24 25 26 Ibid., p. 34. Ibid., p. 34. O.C.I, p. 611. 15 Dans 2 ou 3 ans. Mais alors plus personne ne me pourra exprimer quoi que ce soit sans que je lui démontre qu'il n'est qu'un ignorant et un imbécile parce qu'il ose raisonner alors qu'il manque de faits. [...] Jamais tu ne pourras comprendre une personne de métier, fut[sic]-ce une servante, si tu n'as pas fait son ouvrage ou un ouvrage analogue. Le regarder, le dessiner, le thématiser, toutes opérations en marge. La physiologie de l'acte échappe à tout qui [sic] n'a pas fait le même geste.27 Il ne serait pas difficile de constater ici l'influence des théories psychophysiologiques de Théodule Ribot qui souligne, en effet, non seulement la suprématie du corps sur l'intelligence, mais aussi la multiplicité des personnalités provenant de la diversité de l'état organique de chacun ; «Tel organisme, telle personnalité», c'est-à-dire, selon Ribot, la différence de l'état organique cause celle de la personnalité28. Bien entendu, comme l’admet Michaux aussi dans cette lettre, la personnalité humaine a encore sa superstructure formée par l’éducation intellectuelle. Mais il n’empêche que comme Ribot, le jeune Michaux trouve l’instance physique primordiale plus importante que l’instance cérébrale. Cependant, la marque la plus significative des réflexions sur le corps chez le jeune Michaux est ailleurs : non seulement il attache de l’importance à l’instance physique, mais ses réflexions portent plus précisément sur les gestes et les actions («La physiologie de l'acte échappe à tout qui n'a pas fait le même geste»). Autrement dit, s'engageant dans les expériences pratiques, Michaux commence à découvrir un corps distinct de l'organisme. Et peut-être dépasse-t-il déjà la portée de la théorie psychophysiologique de Ribot, car il s’agit non seulement d’un corps irréductible aux conditions physiologiques et objectives, mais égalemnt d’un corps doublement ouvert : d’une part, c’est un corps potentiel, susceptible d’être plié et déplié de manière infinie (selon ses professions et ses modes de vie – on n’aurait pas si tort de 27 28 A la minute que j’éclate, p. 34-35. Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Félix Alcan, 2ème édition, 1888, p. 55-56. 16 le comparer aux habitus de Bourdieu) ; de l’autre, c’est un corps qui établit un dialogue avec les choses et les autres en constituant la base prélogique de leur communication. Si le jeune Michaux souligne la nécessité de vivre les gestes et les actions de chaque métier d'homme, c'est pour pénétrer dans l'intérieur des autres en vivant leurs plis à la fois physiques et mentaux que de multiples conditions sociales ont formés. En d’autres termes, il a essayé de saisir cette substance du monde qui lui avait été tellement interdite en situant le corps au centre de sa vie ainsi que de celle de tous les hommes. Du moins, il semble certain que ses expériences au début des années 20 lui révèlent graduellement le monde vécu par le corps 29 . Parallèlement à cela, les connaissances scientifiques vont perdre leur signification d'autrefois, d'autant plus que sa vie nomade commencée lui donne une autre leçon : il faut d'abord être frappé pour acquérir ce qui est vraiment essentiel. Dans la lettre du 5 juin 1920, par exemple, il écrit : «Je ne sais rien te décrire pour le moment / la "réalité" est un coup de massue / tu reçois le coup ; tu ne sais pas décrire / la massue»30 et la lettre du 16 juillet accuse mieux son désintérêt de la science et son étonnement devant le monde vraiment ouvert à l'inconnu et essentiellement inépuisable : [...] Jamais maintenant encore moins qu'avant un nouveau phénomène physique, chimique, biologique, physiologique, pathologique ne m'a surpris. Si bizarre qu'il soit dans sa forme ou son apparition j'en saisis immédiatement des éléments propres à illuminer une synthèse. Ceux-là, je les pourrais relater raisonnablement. Mais le grotesque, le profondément hilarant de la pratique, des situations sociales et non physiopsychologiques [sic] ça me plonge dans des abîmes de stupéfaction.31 Il marquera, dans «Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence», la «[c]amaraderie étonnante, inattendue, fortifiante» qu’il a trouvée pendant qu’il était matelot. Voir O.C.I, p. CXXXI. 30 A la minute que j’éclate, p. 27. 29 17 Certes, il restera toujours un explorateur du monde et un expérimentateur du corps. Il essayera de s'ouvrir le plus possible au monde en le parcourant dans toutes les directions. Mais, il faut remarquer que c'est surtout à cette massue imprévisible de la réalité qu'il cherchera à s'offrir32. Dès le début, son expérimentation consiste à se déchirer soi-même33 ou à recevoir un coup essentiel dans le vif de son être34. Il faut pulvériser tous les cadres de l'expérience ainsi que toutes les hypothèses préparées. Il faut se donner des expériences opposées à ses natures principales pour connaître vraiment ce qu’il est. C'est pourquoi son expérimentation ignore surtout l'orientation, ou plutôt, le manque total d'orientation serait son autre principe («Quand on ne sait rien faire, il faut être prêt à tout»35). Et comme on le sait, Michaux le gardera sa vie durant36. En d'autres termes, l'expérience du nouveau monde lui fait découvrir aussi ses propres façons de vivre. A travers cette nouvelle étape de la vie, non seulement il accède au monde vécu mais aussi il se met à s'apercevoir de son unique manière d'exister. «Histoire du Norvégien» Au bout de cette vie nomade marquée surtout par l’aspiration à l’horizon ouvert et au corporel, on le sait, Michaux devient matelot et navigue d'abord pour l'Angleterre puis en Atlantique. En effet, la lettre déjà citée du 16 juillet nous signale que Michaux s'était engagé comme matelot et venait de finir sa première navigation 37. 31 Ibid., p. 28. Même dans une lettre un peu postérieure, en racontant (ou inventant ?) une histoire navrante de son amie, il écrit : «Il y a 10 jours elle fut violée, par deux pédérastes. / Quand un mystique (ou plutôt l’endroit opposé au viol) vit ces événements, il accompli [sic] sa révolution». 33 «Ce n'était pas orienter sa vie, c'était la déchirer» (O.C.I, p. 612, je souligne). 34«[...]apprends bien toutes les façons puisque ce sera ta vie. Non pas absolument toutes, les honteuses surtout, puisque ce sera là ta vie» (O.C.I, je souligne). 35 O.C.I., p. 612. 36 Il écrira également à peu près 30 ans après dans «Tranches de savoir» : «L'intelligence, pour comprendre, doit se salir. Avant tout, avant même de se salir, il faut qu'elle soit blessée» (O.C.II, p. 470). 37 «Mon odyssée je puis à peine la relater tellement j'y comprends prou. / — engagé comme matelot, sans avoir navigué, c'est comme être chef mécanicien sans avoir jamais tenu outil en 32 18 Les détails de ses navigations ne sont pas connus. Mais, neuf ans après cette lettre, c'est-à-dire, en 1929, Michaux publie un texte intitulé «Braakadbar»38 et on peut y trouver la suggestion exceptionnelle de sa vie à cette époque : dans cette œuvre composée de sept chapitres assez hétéroclites, Michaux raconte l'histoire d'un jeune héros ; son nom est «le Norvégien» et il est matelot, comme l'était le jeune Michaux. Bien entendu, on n'a aucune preuve de la véracité des descriptions de ce texte, visiblement tapissé d'éléments fictifs. Mais, le principal, c'est qu'on peut trouver ici des passages importants où Michaux réfléchit sur les rapports entre le corps et le monde. Dans le troisième chapitre qui a pour sous-titre «Histoire du Norvégien», l'auteur fait confesser au jeune héros un événement crucial qu'il a vécu quand il était matelot : il s'agit d'une soirée qu'il a passée avec une femme que son capitaine lui avait présentée... Au premier abord, cette histoire semble une simple anecdote d'amour, d'ailleurs assez banale. A la lire, on se demande pourquoi Michaux a inséré, fût-ce momentanément, une histoire aussi mielleuse dans une œuvre qui est d'une tonalité plutôt mythique ou mystique dans l'ensemble. Cependant, dès qu'on a compris sa grande préoccupation dans les années 20, c'est-à-dire, le corps, cette histoire d'amour apparemment naïve devient significative39. Examinons donc préalablement le point d’arrivée des pensées sur le corps chez le jeune Michaux, esquissé dans cette anecdote sur son double, sans envisager ici l’ensemble du texte. «Le Norvégien» arriva un jour à la cabane au sommet de la montagne, comme s'il avait été attiré, comme les autres, par ces «entonnoirs»40, grands trous sans fond main» (A la minute que j’éclate, p. 28). 38 O.C.I, p. 253-267. 39 Il est vrai que le thème principal de «Braakadbar», presque contemporain du «Portrait de A.», consiste à annoncer plutôt le passage du corporel à l'incorporel chez Michaux à cette époque et que l'«Histoire du Norvégien» et l'anéantissement de celui-ci par Braakadbar symbolise la fin d'une époque marquée par la mise en valeur du corporel, comme c’est le cas du «Portrait de A.». Cela dit, toujours est-il que ce texte montre également l’approfondissement des pensées sur le corps chez Michaux. Du moins, ce n’est pas le simple refus du corporel dont il s’agit ni dans ce texte ni dans «Le Portrait de A.». Si l’on minimise la valeur du corporel chez Michaux, on se tromperait également du vrai rôle de l’incorporel chez lui. 40 O.C.I, p. 254. 19 qui s'ouvrent au-dessous de la crête. Ce qui est mystérieux, c'est que ceux qui se sont suicidés en s'y jetant deviennent «incorporels» plutôt que morts. Et cette région munie de trous abonde en de tels habitants incorporels41. Alors, le Norvégien vient-il lui aussi de mourir, à savoir, de devenir incorporel ? Peut-être le sera-t-il finalement. Mais, avant cela, l'auteur lui donne le temps de raconter sa propre histoire : il naquit à Turin, il devint marin attiré par l’horizon ouvert que la mer lui offre. Il plut à un capitaine français, et un soir, le capitaine lui présenta une jeune veuve et les laissa tous seuls : [...] je m'assis avec elle toujours dans mes bras, ma tête sur sa poitrine. Je ne souffrais plus du tout de la tête, mais pour la première fois je remarquai que mon cœur était un dur cogneur...42 «Pour la première fois», dit le Norvégien, tout naïvement. Mais cela signifie aussi qu'il n'avait jamais senti son corps aussi proche jusque-là. Le corps, le sien ainsi que celui d'autrui, lui était étranger ; le corps était là, mais il n'était pas vraiment habité par lui. Par l'intermédiaire du corps d'une femme, le Norvégien prit conscience, «pour la première fois», de son corps en tant qu'étranger, d'un être indépendant de lui. En tout cas, ce n'est plus le corps conçu par l'intelligence mais c'est le corps qui se met à vivre vraiment le monde et à entamer un dialogue vif avec les autres. Et avec la révélation de ce corps, chose étonnante, le monde qui lui avait été jusque-là lointain devint tout à fait proche et miraculeusement compréhensible : Je m'étais attendu à plonger au fond de mon abîme de maladresse, mais tout me fut aisé, il me semblait que le monde s'était rapproché et que d'immenses horizons entre les choses et moi, les actes et moi, l'usage de moi et moi avaient été comblés d'un coup.43 Dès que la distance de lui à son corps a disparu, disparaît également celle de lui au 41 42 43 Voir O.C.I, p. 255. O.C.I, p. 259. Ibid., p. 259. 20 monde. Non seulement ce héros a connu la femme cette nuit, mais aussi il a connu les liens secrets entre son corps et le monde. Si les choses et les gens lui étaient si lointains, c'est que son corps était écarté de lui. Il restait planté longtemps devant ces «immenses horizons» intérieurs qui le séparaient d'avec son corps. Et ce fossé intérieur fut momentanément «comblé» avec la découverte soudaine de son corps. Il se met à habiter vraiment son corps et par là, le monde même. Ainsi, l'«Histoire du Norvégien» est une histoire personnelle de corps plutôt que celle d'un amour banal. La preuve en est que dans le chapitre suivant, le narrateur se met à parler, tout brusquement, de révoltes du corps (ou de celles des organes) et le Norvégien qui était tellement naïf (un peu comme Candide) se transforme subitement en un quasi-violeur44. On constatera donc, ici aussi, deux aspects mêlés dans la conception du corps chez le jeune Michaux : le corps comme organisme déterminé plus ou moins par ses conditions physiologiques et le corps en tant que vraie base de l’expérience du monde et de la communication avec les autres, corps qui déborde partout les fonctions de l’organisme au sens propre. Pour ainsi dire, chez le jeune Michaux, le corps phénoménal et le corps libidinal coexistent de manière inséparable. D’une part, il commence déjà à se rendre compte : «Je ne puis m’associer vraiment au monde que par gestes»45. Mais de l’autre, il ressent toujours la forte influence de ses conditions physiologiques, qui détermine ses comportements d’une manière directe ou indirecte. Or, comme nous l'avons déjà dit, au bout de son long voyage, tout exténué, le héros parvient à ces entonnoirs qui dépouillent l'homme du corps. En fin de compte, le Norvégien, comme «A.», se désintéresse du corporel. Mais en fait, avant son passage du corporel à l’incorporel, Michaux intercale une autre anecdote qui fait songer à une autre possibilité, celle qui surmonte éventuellement l’opposition ou l’alternative entre le corporel et l’incorporel. Il s’agit de l’histoire du Norvégien et d’une fille appelée tout simplement «la fiancée». Après être arrivé à la «cabane», le Norvégien descend au sous-sol où la fille s’enferme en s’écartant des incorporels. Il reste devant la porte de la 44 45 Ibid., p. 260-261. O.C.II, p. 288. 21 salle de la fille pendant presque une heure et puis commence à gratter la porte, tout abandonné. Mais quelle musique à la fois solitaire et universelle se dégage de ses gestes mystérieux ! : [...] il se mit à gratter à la porte, mais point du tout comme quelqu’un qui veut qu’on lui ouvre ni qui imagine quelqu’un à l’intérieur capable de lui ouvrir. Il faisait cela machinalement, comme on se ronge des ongles, il grattait très légèrement sans déplacer pour ainsi dire les mains, sans mouvoir le poignet. [...] c’est une sorte de musique. / [...] Un rêve inouï se formait entre eux. Ce n’était plus une porte d’habitation qui les séparait, c’était une grande main de bois et carrée, c’était un fluide qui unissait leurs racines au-delà du temps qui était mauvais, au-delà du lieu qui était effrayant, au-delà de la femme qui était fiancée, au-delà de l’homme qui était norvégien et exténué à mourir. C’étaient deux enfants qui se soufflent dans la bouche. 46 Remarquons cette légèreté exquise qu’ont obtenue les gestes du Norvégien. On dirait qu’au bout de l’épuisement extrême à la fois physique et moral, le Norvégien atteint à un état à la fois autrement corporel et autrement incorporel : ses gestes se défaisant du charnel accèdent au spirituel. Ainsi, les gestes humains, en raison de sa virtualité infinie47, peuvent se détacher de ses conditions charnelles et réaliser une communion spirituelle, du moins plus profonde que celle charnelle, ne fût-ce qu’un instant. En tout cas, pour le futur Michaux comme pour les calligraphes chinois48, les gestes côtoient l’incorporel. Ils peuvent toucher à un monde spirituel, serein et plus ouvert que le monde vécu. 46 O.C.I, p. 257-258. Comme nous l’avons indiqué précédemment, cette virtualité propre aux gestes humains est déjà esquissée dans le discours du premier «qui-je-fus». Voir O.C.I, p. 74. 48 Voir «Idéogramme en Chine» : «Chine, pays où l’on méditait sur les tracés d’un calligraphe, comme en un autre pays on méditera sur un mantra, sur la substance, le principe, ou sur l’Essence» (O.C.III, p. 851). 47 22 Le corps et le sens Notre étude a, jusqu’ici, tâché de mettre en évidence un aspect marquant de la conception du corps chez le jeune Michaux. C’est la notion du corps en tant que base ou centre de l’expérience du monde humain. Cependant, tout appuyée qu’elle est sur ses expériences d’une variété de professions, cette conception du corps ne se dégage pas encore des influences de la psychophysiologie à laquelle il s’était tant attaché. Son corps commence à acquérir un horizon vécu qui dépasse la portée du corps physiologique chez Ribot, corps fermé et plus ou moins déterminé. Mais en même temps, ce corps reste lié aux conditions physiologiques et surtout à ce que Ribot appelle les tendances49, et cela fait que la notion du corps chez lui soit l’entre-deux du corps phénoménal et du corps biologique (ou pulsionnel). Or, ce qui est étonnant, c’est qu’avec le début de son acte d’écrire, Michaux commence à développer à partir de cette double notion du corps une autre thématique tout à fait nouvelle, à savoir, la production du sens ou les relations entre le corps et le sens humain. En d’autres termes, en situant le corps mi-phénoménal mi-physiologique au centre du monde, il va analyser comment des gestes originels propulsés par des pulsions et des impulsions produisent de nouveaux sens. Et, comme il se doit, c’est le temps préhistorique imaginaire qui lui a offert le lieu d’expérimentation le plus fondamental. On trouvera dans le deuxième chapitre de «Chronique de l'aiguilleur» un passage où Michaux souligne plus directement le rôle que joue le corps dans l'expérience du monde. En effet, un peu enfoui dans des topiques plus marquantes, se trouve un paragraphe concernant le rapport entre le corps et les choses : Les choses sont indifférentes à l'homme. Voir Théodule Ribot, La Psychologie des sentiments, p. 2-3. Didier Alexandre signale que cette notion remonte jusqu’à Spencer dont Ribot était adepte fidèle. Voir «Je suis foule : l’énonciation plurielle chez Michaux» in Henri Michaux, plis et cris du lyrisme, L’Harmattan, 1997, p. 43. 49 23 Mais voici que l'homme tripote. Alors, il comprend les choses, les possède, les goûte et quand il les revoit, une fois tripotées, il sent boum ! boum ! et joie dans son ventre.50 Ici, le jeune écrivain fait ressortir le rôle du corps dans la compréhension des choses. Pour lui, les choses ne sont pas l'objet de l'intellection ni celui de la contemplation philosophique, mais elles sont quelque chose qu'on doit comprendre par son corps, par ses gestes et par l'action et la réaction du corps. Pour pouvoir dire ce que sont les choses, il faut que le corps les sache et qu'il puisse se les rappeler avec l'émotion qu'il a éprouvée ou la transformation concomitante de l'état physiologique («boum! boum!»). Ici aussi, Michaux situe le corps à l’origine de l’intelligence humaine. Ici aussi, c'est le dialogue vif entre les choses et le corps qui est à la base de la compréhension. Pour ainsi dire, tous les gestes sont autant de questions posées aux choses. Le corps éveille les choses en intervenant en elles et les choses y répondent. Pourtant, ce qui est curieux, c’est que Michaux est en même temps très attentif au décalage fondamental entre la question et la réponse, plus précisément entre les choses et leurs sens humains. D’une part, le nouveau sens produit ne se réduit pas au côté des choses parce qu’elles sont foncièrement «indifférentes» aux hommes. Comme Merleau-Ponty, Michaux devine dès le début la transcendance du monde vis-à-vis des activités humaines. Les choses dédaignent toujours le sens donné par l'homme. Pour ce jeune écrivain, le monde est originellement dépourvu de sens. Certes, tant que l'homme continue d’agir et que son corps intervient dans les choses, il produira un sens nouveau et remplira son monde de sens. Mais aussitôt que le corps cesse sa communication vitale avec ce monde, le monde dépouillé de sens fera son apparition. Il y sera toujours prêt. Là où le corps finit, le sens humain périt. D’autre part, on comprendra aussi que chez le jeune Michaux, la production du sens humain a deux étapes qui correspondent à deux aspects de sa conception du corps. D’abord, ce sont toujours les gestes ou les actions qui sont à l’origine du sens ou 50 O.C.I, p. 13. 24 de l’invention. Sans gestes, pas de sens ni d’invention. Mais à cette première étape, le rapport entre les gestes et le sens reste encore fortuit ou arbitraire. Le tripotage produit le nouveau sens (ou le nouvel attribut) des choses, mais ce sens ne se ramène pas aux gestes eux-mêmes et il reste en quelque sorte ouvert, pas encore définitivement établi. C’est alors le deuxième corps marqué par les instincts mêlés aux éléments physiologiques qui vient installer le sens humain des choses, en donnant la raison d’être à ce nouveau sens. Tandis que ce qui caractérise les premiers gestes est leur spontanéité ou leur pur désir d’intervenir dans les choses et de les transformer, ce deuxième corps (ou corps plus primitif) est marqué par ses «désirs utilitaires»51 . Il est un pragmatiste qui demande toujours aux choses : à quoi ça sert ? En d’autres termes, le sens des choses, pour qu’il s’établisse parmi les hommes, a besoin du support des instincts. Certes, cela n’empêche pas Michaux de centrer le corps sur sa conception du monde et affirme la prééminence de l’intelligence corporelle sur l'intelligence raisonnable. Mais son attention à ces deux aspects du corps rend ce vrai protagoniste de l’expérience humaine moins innocent que le corps phénoménal chez Merleau-Ponty. Dans Fables des origines paru un an après «Chronique de l’aiguilleur», par exemple, il développe davantage ce thème principal sur les relations entre le corps et le sens. Ici aussi, Michaux souligne que c'est à travers les actions et les gestes que se créent de nouvelles choses ou de nouveaux sens humains des choses. Ici aussi, le savoir ou l’intelligence viennent à l'homme en quelque sorte comme accident ou comme épiphénomène de l'action. Mais il suggère toujours que l’invention et le sens produits par les gestes originels ne s’installent pas parmi les hommes sans être soutenus par les instincts. Et, naturellement, tous les instincts ne sont pas anodins ni humains de notre point de vue actuel. Ainsi, dans «L’origine du feu», Michaux met en avant d’abord le caractère fortuit de l’invention du feu ainsi que le rôle des gestes qui la causent : Un tronc d'arbre a été renversé par la foudre. Il est maintenant sec et dur. 51 Voir O.C.I, p. 46. 25 Dwa, en courant, se heurte au tronc et tombe. Dwa se fâche contre le bois, le casse, le frappe, enrage, râcle les morceaux les uns contre les autres... Pf... – une flamme s'élève. Voilà l'origine du Feu.52 Mais dans «Utilité du feu», il souligne cette fois le rôle des instincts qui établissent le sens du feu parmi les primitifs : Est-ce vraiment pour la chaleur ou la lumière que les hommes se sont intéressés au feu et s’en sont servis ? Il a peut-être fallu pour que le feu parût une bonne chose que Ndwa poussât sa femme dans le feu, à cause du plaisir qu’il prenait à voir ses longs cheveux disparaître. Il a peut-être fallu qu’il la força à y rester jusqu’au moment où elle rôtit excessivement, charbonna et le gêna à respirer ; qu’ensuite il la retira, la mangea, et trouva meilleurs au goût les morceaux de sa femme cuits que les morceaux non encore exposés au feu.53 Cette attention au pragmatisme inhumain mais inhérent à l’homme est si tenace chez le premier Michaux que l’on pourra la retrouver dans Les Rêves et la Jambe et «Notre frère Charlie» et même dans des textes un peu postérieurs tels qu’«Une vie de chien» ou «Simplicité». L’art et le sens Or, cette idée de Michaux concernant les relations entre le corps et le sens le 52 53 Ibid., p. 32. Ibid., p. 36. 26 mène à concevoir une vision spécifique sur l'art. Avec une extrême désinvolture, il rapporte l'origine de l'art à cette intervention par le corps dans le monde originellement dépourvu de sens. Tout au début, les choses telles quelles seules existent. Alors, le corps commence une lutte avec elles. Il donne des formes à l'informel et différencie l'indifférencié. Il transforme ce qui a déjà une forme et le rend plus marquant54. En somme, pour Michaux, l’origine de l’art ne diffère pas de celle des autres inventions humaines. Il existe toujours un corps actif, qui établit un dialogue vif avec les choses. Mais Michaux qui a distingué deux aspects du corps ou deux étapes de la production du sens distribue à l’artiste et au public deux rôles différents. Notamment, l'artiste chez lui a ceci de particulier : il crée les choses mais il ne leur donne pas de sens fixe ; il lutte contre le monde dépourvu de sens, mais ce qu'il crée, c'est toujours les choses dépourvues de sens défini. Éventuellement, le public leur donnerait du sens après coup. Mais l'artiste laisse son invention ouverte. Il reste ou veut rester le créateur de la nouvelle chose ou du nouvel état des choses. Au moins, il est remarquable que dans presque tous les textes concernant l'art, le jeune Michaux élimine minutieusement le volontaire et le prémédité de l'activité créatrice. Dans un texte inséré au troisième chapitre de «Cas de folie circulaire» qui a pour sous-titre «Origine de la peinture»55, par exemple, Michaux esquisse également ce que l'art est pour lui et en même temps, ce qu'est le sens d'une œuvre d'art. Comme on le sait bien, ce texte un peu flou ou au moins énigmatique raconte à la fin une action gratuite d'«Ochtileou» et son résultat imprévu : il jette des choses disparates qu'il a recueillies contre le mur de la caverne où se couchent «Brisgaieidiou» et sa femme «Isiriel», et de ce jet originel naissent les «masses inégales et diverses», en tant que prototype de la peinture : Il [Ochtileou] jeta dans la caverne des becs, et des têtes d'animaux rares et Quinze ans après, en épigraphe de son premier essai sur la peinture («Peindre»), il citera les mots de Tchou King-Yuan, critique d'art chinois du IXe siècle, qui disent : «Ceux qui ont déjà une forme se cristallisent grâce à la peinture. Ceux qui n'ont pas encore de forme naissent grâce à la peinture» (O.C.II, p. 318). 54 27 une bête très grosse cachée dans une coquille épaisse et la terre molle, qui était dedans, s'éparpilla sur les parois en masses inégales et diverses.56 Toutefois, à la différence des dadaïstes qui ont également insisté sur l'absence absolue de sens, le jeune Michaux avait simultanément préparé une théorie de lecture : l'artiste invente une chose démunie de sens et le lecteur peut la lire comme il veut, mais toujours avec son corps. En effet, comme Raymond Bellour l'a bien analysé57, cette action qu'on peut comparer à l'action-painting s'accompagne d'une lecture active par Isiriel ; aussitôt qu'elle a regardé ces «masses» amorphes, elle en détache des objets et elle s'en réjouit : et il ne serait pas difficile de constater, ici aussi, le rôle des instincts dans l’établissement du sens humain ou le rôle du corps en tant que support du fantasme : Alors Isiriel, [...], très agréable certes, car couchée contre l'homme robuste, elle n'est pas inactive quant au mouvement de ses fesses, considérant avec rapidité la paroi de la caverne frissonna, ayant reconnu la virilité rouge, très puissante mais un peu tordue, d'un gorille incliné – et aussi ses yeux – et son geste. Ainsi fut établit parmi les hommes combien l'image des choses est délectable.58 Ainsi, le rôle du corps dans l’activité artistique chez le jeune Michaux semble évident. D’une part, Ochtileou invente une œuvre par son corps actif. De l’autre, le corps d'Isiriel, éveillé et ému, fait ressortir de ces «masses» des images dynamiques. De la même façon, dans un texte intitulé «La chaise»59, mettant en cause, cette fois, plutôt l'originalité même de l'invention avec six versions de l'origine de la chaise, Michaux présente un statut renouvelé de l’artiste et du lecteur et ébranle davantage 55 56 57 58 O.C.I, p. 7-8. Ibid., p. 7. Ibid., p. 1002. Ibid., p. 8. 28 leur rapport ordinairement reçu. Notamment dans la dernière version, éliminant de la création toutes les sortes de sens fixe, il ramène d’abord l'artiste au créateur involontaire d'une nouvelle chose démunie de sens ; mais d’autre part, il fait de la lecture un acte plus créatif et donne au lecteur le titre d'inventeur du sens ; en somme, il y a deux sortes de créateurs dans une activité artistique, les créateurs de la nouvelle chose dénuée de sens et les créateurs du sens de cette chose : A l'artiste appartient la création, que d'autres utilisent. Dwa tripote, bombe un long morceau de bois. S'étant reculé : «Tiens, songe-t-il, ceci ressemble à mère, quand ployée jusqu'à terre, elle fait la cueillette des champignons.» Dwabi entre : «Qu'est-ce ceci !» dit-il. Dwa : «Dwabi, n'est-ce point ainsi que paraît notre mère quand, ployée jusqu'à terre, elle fait la cueillette des champignons ?» «Glou, Glou, fait Dwabi, c'est seulement du bois de hêtre courbé.» Il pose le pied dessus, puis les fesses ; et maintenant tout le monde dit que c'est Dwabi qui inventa la chaise.60 Comme dans le cas de l'«Origine de la peinture», deux corps entrent en scène ici. D'abord, celui de Dwa qui tripote et bombe du bois. Il intervient ainsi dans la chose, la transforme et crée une nouvelle chose qui ne connaît encore aucun sens humain. La création appartient ainsi au corps actif de Dwa. Cependant, il commet une erreur. Il commence à réfléchir sur ce qu'il a fait et essaie de trouver son sens en s'éloignant de la chose. Apparaît alors un autre corps actif, celui de Dwabi. Au lieu de méditer ou de réfléchir sur la chose, il intervient directement sur elle et lui donne le sens humain. C'est pourquoi Dwabi est l'inventeur de la chaise, alors que Dwa reste le créateur de la chose sans nom. Bien entendu, une telle spontanéité (corporelle) que Michaux trouve à l’origine de l’art serait trop naïve, ou trop élémentaire, en ce sens que la corvée de 59 60 Ibid., p. 39-40. Ibid., p. 40. 29 l’artiste réside tout à fait ailleurs, plutôt à l’autre bout même de la spontanéité, notamment dans l’effort de la cristallisation, ou l’arrachement plus précis de nouveaux objets-noms, comme le suggère ce célèbre passage d’Ecuador61. Cela dit, cette conception de l’art chez le jeune Michaux a tout de même son importance, dans la mesure où elle nous signale le gestuel ou le corporel inhérents à son activité artistique, dans la mesure où elle exprime son aversion pour le volontaire et le rationnel, et enfin dans la mesure où elle préfigure le caractère extrêmement ouvert de ses textes marqués par sa propension au fragmentaire et à l’inachevé. Ses œuvres littéraires, bien qu’elles soient loin d’être une création spontanée, miment tout de même ces gestes originels ouverts à tous les sens. En tout cas, les questions de corps chez Michaux sont étroitement liées, dès le début, à celles du sens. Et le monde préhistorique lui donne un endroit propice à la remise en cause du sens humain et de sa naissance, parce que celui-là est dominé partout par le non-sens. D’une part, comme nous l’avons écrit, il y a le non-sens primordial du monde et celui des choses, dans la mesure où ils transcendent absolument les affaires humaines. Mais en dehors de cela, on peut constater au moins deux autres non-sens. D’abord, celui des gestes originels des hommes qui ne connaissent pas encore aucun sens limité ni aucune interdiction sociale, qui parcourt librement un monde plein de l'inconnu, et qui produit incessamment les nouveaux sens des choses en y intervenant, en les transformant mais sans aucun souci préalable ou prémédité du résultat. En ce sens, le temps préhistorique est l'utopie du corps. C'est une époque où non seulement le monde, mais le corps humain était aussi ouvert à tous les sens. Il n’y a rien de sens fixe, orienté ou embarrassant. Le sens des choses reste lui aussi ouvert et plein de potentiel. Bien qu’il soit produit par les gestes, ce sens originel a quelque chose d’incorporel. Cependant, ce sens une fois dégagé du corporel doit être incarné de nouveau pour qu’il s’installe parmi les hommes. Les instincts motivés par le principe de l’agréable et du désagréable jouent un rôle principal dans cette incarnation. Toutefois, «Le nom. Je cherchais des noms et j’étais malheureux. Le nom : valeur d’après coup, et de longue expérience. / Il n'y en a que pour les peintres dans le premier contact avec l'étranger ; le dessin, la couleur, quel tout et qui se présente d'emblée ! Ce pâté d'on ne sait quoi, c'est ça la nature, mais d'objets non, point du tout. C’est après de mûrs examens détaillés, et un point de 61 30 ce que le jeune Michaux insinue en même temps à travers ses fables, c’est que ces sens incarnés qui étaient très humains au début ne le sont plus dans la société moderne où presque tous les sens sont fixés. Ils y sont inhumains même et constituent plutôt le chaos. En un sens, toute l’histoire humaine est la tentative de refouler ou d’aliéner ces sens trop incarnés. Ainsi, nous avons trouvé au moins trois types de non-sens qui dominent le monde préhistorique du jeune Michaux : le non-sens primordial du monde, le sens ouvert et incorporel produit par les gestes originels mais indépendants de ceux-ci et enfin l’absurdité du sens incarné par les instincts inhumains. Bien entendu, ce triptyque de non-sens primitif est loin d’être suffisant pour recouvrir toutes les œuvres artistiques de Michaux. Mais ces trois éléments restent fondamentaux chez lui, et au moins, la visée du jeune écrivain qui a insisté tant sur ces non-sens semble claire : en esquissant le monde préhistorique imaginaire, il attaque le sens plus ou moins fixe ; en situant le corps au centre de l’expérience du monde humain, il essaie de révéler, à sa manière, le monde prélogique qui constitue la base du monde objectif. Sans doute, pourrions-nous ajouter que la question du non-sens est rattachée aussi à celle du virtuel chez Michaux, parce que le non-sens n’est pas le manque de sens, mais la plénitude du sens virtuel. Le temps préhistorique est un monde virtuel. Et pour Michaux, le péché originel consiste essentiellement dans la destruction de cette virtualité originelle62. Mais l’homme est également condamné à l’action et à l’intervention. Il n’est pas sans transformer le monde, sans créer de nouvelles choses. Ainsi, l’opposition entre le virtuel et la création s’ajoute à celle entre le corporel et l’incorporel chez Michaux. vue décidé qu’on arrive au nom. Un nom est un objet à détacher» (O.C.I, p. 151, je souligne). 62 Dans les trois premières fables de Fables des origines, Michaux fait allusion à cette ambiguïté inhérente à la Création (O.C.I, p. 26-27). D’une part, la création tue quelque chose, comme l’écriture. Elle transforme l’invisible en visible, l’informel en formel, le moléculaire en molaire («Dieu et le monde»). En d’autres termes, pour Michaux, la création va à l’encontre de la virtualité ou de l’état originel de l’indifférenciation. Mais d’autre part, l’homme fut créé par le Dieu pour «faire quelque chose», c’est-à-dire, pour transormer le monde («Dieu, la Providence»). Il ne lui est pas permi de rester immobile et de garder son innocence vis-à-vis du monde. De là, la malédiction éternelle à l’être humain (Le Dieu “Non”). 31 32 2 L’évolution et la dissolution de l’homme «Partir du corps et de la physiologie : pourquoi ? – Nous obtenons ainsi une représentation exacte de la nature de notre unité subjective, faite d’un groupe de dirigeants à la tête d’une collectivité (ni “âme” ni “force vitale”) ; nous comprenons comment ces dirigeants dépendent de ceux qu’ils régissent, et comment les conditions de la hiérarchie et de la division du travail rendent possible l’existence des êtres parcellaires et du tout ; comment les unités vivantes naissent et meurent sans cesse et comment l’éternité n’est pas un attribut du “sujet” ; comment la lutte s’exprime même dans l’échange du commandement et de l’obéissance et comment une délimitation toujours flottante de la puissance est inhérente à la vie» (Nietzsche, La volonté de puissance)1 La chute ou la découverte du corps troué Le jeune Michaux des années 20 centrait sur sa conception du monde le corps. D'abord, de 1919 à 1921, à travers ses expériences d'une variété de métiers ainsi que 1 Nietzsche, La Volonté de puissance, tome I, Gallimard, collection «tel», 1995, p. 301. 33 celles de la navigation, Michaux découvre le vrai habitant de ce monde qu'est le corps. Ensuite, même après le commencement de son activité littéraire, les questions du corps resteront sa première préoccupation. Cependant, les renseignements biographiques à cette époque nous suggèrent aussi que la saison heureuse du corps du jeune Michaux prit fin subitement ; il dut quitter la mer après sa deuxième expérience de navigation, au plus tard, en 1921 et en cette même année, il fit son service militaire à Bruxelles. Mais cela ne dura pas longtemps ; à cause des «affections organiques du cœur» 2 , il fut réformé l'année suivante. Ainsi, à la suite de la découverte du corps lié au monde, la révélation du corps troué survint. Et c'est celui-ci qui est désormais son vrai corps. A travers une variété d'expériences du monde réel, il avait enfin accédé au corps en tant que vraie base de la compréhension et de la communication. Mais, aussitôt arrivé à son propre corps, il trouve que son corps lui-même constitue un véritable obstacle à la communication avec autrui. Autant dire qu'il a été trahi par son propre corps. Il s'est vu revenir tout à fait au point de départ. Cette fois encore, c'est la boule qui a gagné. D'ailleurs, la révélation de ce corps impuissant brise en mille morceaux son grand projet. Il ne peut plus partir pour cette aventure ni retourner à ce «monde inconnu des isoprothes»3 ; le médecin, qui l’avait aidé à forcer sa boule originelle dans son enfance, lui interdit d'agir cette fois. Certes, cinq ans après, Michaux recommencera son aventure malgré les conseils des médecins. Mais, pour le moment, toutes les possibilités lui sont enlevées et il se trouve plus ténu qu'autrefois. Dans «Le Portrait de A.», cette adversité est esquissée tout allusivement : [...] Il a pris d'un coup pour toujours l'idée implacable de son insuffisance. Cela mange son dernier bien mental. Une semaine a suffi. Il est devenu extraordinairement petit.4 Et environ 40 ans après, lors de sa conversation avec Robert Bréchon, il revient sur 2 3 4 O.C.I, p. LXXX. A la minute que j’éclate, p. 34-35. O.C.I, p. 612. 34 cette époque infortunée et la raconte un peu plus minutieusement : A partir de vingt-deux ans, le sentiment de ratage m'avait largement envahi. Ma famille me considérait comme un raté et me le répétait. [...]. J'avais été refusé aux Colonies, renvoyé de l'école d'officiers de réserve, enfin réformé. Une tachycardie (sans doute nerveuse) jointe à un souffle très prononcé et que l'on diagnostiquait insuffisance cardiaque [...] m'interdisait tout effort, toute aventure. J'en revenais toujours à «ne rien faire», terreur depuis toujours des parents, des «responsables» qui vont vous avoir sur les bras.5 Ainsi, la révélation du corps troué lui fit vivre une chute essentielle. Il ne pourra plus rester un admirateur naïf du corps. Loin de là, désormais, il devra regarder le monde, les autres et lui-même à travers son corps impuissant ou à travers ce trou. En tout cas, il serait presque sûr qu'avec la lecture de Maldoror, cette révélation du corps troué est un événement crucial pour lui et pour le commencement de son écriture. Et le jeune écrivain entre en scène dans le milieu littéraire, non pas comme défenseur simple du corporel, mais comme expérimentateur impitoyable du corps humain. «Cas de folie circulaire» ou l’histoire du corps En effet, dans «Cas de folie circulaire», sa première œuvre publiée, on peut distinguer trois images différentes du corps humain qui correspondent respectivement et approximativement à trois étapes de l’évolution humaine. D'abord, le corps non orienté, ouvert à tous les sens, que nous avons vu dans le chapitre précédent : au temps préhistorique, le corps humain était un des plus actifs et des plus féroces du règne animal. L’homme jouissait alors de facultés corporelles qui 5 O.C.III, p. 1460. 35 étaient presque surhumaines. Même Brâakadbar, qui incarne la haine contre le Créateur du sujet-parlant, dit : «Homme [...] tu es plus effrayant que le tigre [...]»6. Et Briskaieidiou, personnage énigmatique, raconte à Ochtileou l'épopée du premier voleur du feu : [...] cet homme, mû par un dessein caché qui, ayant grimpé sur la dernière branche du plus haut orme de la forêt, dérobe le soleil et, l'ayant roulé devant lui jusqu'à l'aube, parcourt une grande course.7 Mais après ce premier stade, le corps humain subit un changement crucial. Ce que Brâakadbar trouva dans les colonies humaines au cours de sa poursuite du Créateur, c'est le corps humain misérablement cloué, pris dans on ne sait quel piège. C'est le corps qui a cessé de créer de nouveaux sens des choses : il ne peut plus agir que dans un sens limité et socialement fixé. D'ailleurs, les hommes, qui étaient autrefois à l'origine de tous les sens, louent maintenant l'œuvre du Créateur comme s'ils avaient attribué toutes leurs découvertes à celui-ci qui leur est essentiellement indifférent. Très furieux, Brâakadbar lance des injures aux hommes comme s'il fouettait ces demi-ensommeillés et faisait rappel à leur corps originel («Oh ! Homme ! tu es plus effrayant que le tigre, ne bougeant plus, happé par les testicules au piège d'acier peu élastique [...] »8). D'autre part, le corps humain de ce deuxième stade est aussi marqué par le développement partiel d'un organe : la langue. Tandis qu'il a perdu presque toutes ses facultés corporelles qui étaient surhumaines autrefois, seule la langue devient «musculeuse»9. Cela symbolise bien le passage de l'homme qui agit à celui qui parle ; cela suggère aussi que le corps humain originellement ouvert à tous les sens soit non seulement immobilisé mais encore spécialisé. Et pour Michaux, toute spécialisation s'accompagne simultanément de la dégénérescence du reste du corps. En un mot, le 6 7 8 9 O.C.I, p. 3. Ibid., p. 7. Ibid., p. 3. Ibid., p. 3. 36 corps humain du deuxième stade sacrifie l'activité primordiale de son corps pour développer la faculté langagière. Cela posé, il est vraiment symbolique que l'attaque impitoyable de Brâakadbar contre l'homme soit concentrée sur la bouche en tant que lieu de la fonction langagière : Qui pourrait prétendre, en effet, que ses sons articulés sortent distincts de cette bouche où quatre truellées de mortier furent appliquées contre la voûte palatale, en contreforts éminents. De l'aiguille longue, qui ne me quitte jamais, tes lèvres sont énergiquement cousues du chanvre solide et grêle.10 En effet, pour Michaux, le développement de la langue est un événement fatal dans l'histoire du corps humain11. Cela oriente de plus en plus les pensées de l’homme et même les prédétermine à son insu12. Imposant des lectures très limitées du monde, la langue interdit au corps humain un libre dialogue avec les choses et l’immobilise de plus en plus. Bien entendu, il ne faudrait pas oublier que chez Michaux, il y a une autre propension, c’est-à-dire, celle à l’incorporel. Il n’est pas un simple admirateur du corps et malgré toutes ses critiques contre la langue, il trouvera dans le monde autonome de la langue autant de fenêtres ouvertes pour l’intelligence humaine. Mais, il semble tout de même certain qu’il considère que la langue déséquilibre excessivement l’homme, en refoulant ses autres fonctions et ses autres possibilités. Il est temps de désaliéner l'homme en «créant et développant une fonction différente»13 et il faut inventer, pour cela, une contre-langue. 10 Ibid., p. 3. On sait bien ce que la langue était pour Michaux, au moins, dans sa nature ou dans sa première pente : langue, ennemi de l'essentiel, du vital et de l'individu (O.C.III, p.549-551) ; langue, ennemi de l'évanescent, du mouvant et du changeant. Amie de l'organisateur et du directeur, elle enchaîne et uniformise les choses et les êtres, et tournera en armes essentielles pour les classes dominantes (O.C.III, p. 1280-1282). 12 «La souricière du langage est telle que, quoi qu'on fasse, on ne prend guère que des souris qui ont déjà été prises précédemment : les mots parlent d'eux-mêmes» (O.C.II, p. 385). 13 O.C.III, p. 1285. 11 37 Le corps désuni Dans le deuxième chapitre de «Cas de folie circulaire», Michaux présente un troisième état de corps humain. Nous l’appellerons provisoirement le corps désuni. A la différence du corps au deuxième stade, il est exempt de l'orientation forcée par la communauté ; mais en revanche, il perd la cohésion dynamique et souple dont jouissait le corps au premier stade ; certes, il n'est plus entravé aux sens fixes, mais en même temps, il n'est ouvert à aucun sens. Le corps désuni, c'est un corps qui a perdu à la fois le sens de soi-même et celui du monde. Il est aliéné à l'espace ordinaire reposant sur le corps unifié, mais en même temps, il est aliéné à lui-même ; non seulement le héros-héroïne de ce chapitre ne peut habiter le monde par son corps, mais il ne peut non plus habiter son propre corps. Loin d’établir la communication vitale avec les choses, il est englouti dans un monde à la fois fermé et tordu où il est obligé de rester une victime impuissante des événements qui surviennent sans suite. En effet, cette petite fille dégagée du corps du «Il» crie : «Je suis dévissée»14. Et avec ce petit dévissage, quel changement arrive à tout ! Le corps, les choses et le monde, tout se dissout. Tout perd son unité ainsi que sa réalité. Il n'y a plus de limites entre le dedans et le dehors ni entre le sujet et l'objet. Son corps étant privé de sens, elle ne sait plus trouver l'ordre des choses ni celui des événements. Ainsi, il arrive à cette héroïne que les choses pénètrent aisément dans son corps («la chenille», «le macaroni»), ou au contraire, qu'elle voie dans le corps d'autrui ses propres sensations (c'est le cas du «bonze doré» qui tourne jusqu'au bout15). D’ailleurs, ce dévissage symbolise aussi la perte de la tension que cette héroïne maintenait non seulement entre elle et son corps, mais aussi entre son passé et son présent. Il faudrait donc voir dans ses discours délirants la dissolution fatale de la puissance personnelle qui la situe justement dans le réseau des relations existentielles. 14 15 Ibid., p. 4. O.C.I, p. 5. 38 Toute impuissante contre elle-même comme contre les autres, elle ne se tient plus sur la terre, ni n’empêche son corps de se tordre. Si les choses extérieures l'envahissent aussi aisément, c'est parce qu'elle manque de puissance pour les tenir dans le monde extérieur. De la même façon, elle ne peut plus se retenir. Elle laisse son corps parler, produire des images fabuleuses, et laisse aussi ses sensations et ses sentiments s'extérioriser. Mais cela suggère aussi qu'elle recèle en elle un autre analyste, un autre corps muni d’une autre intelligence qui subsiste même après la dissolution du corps ordinaire. Ce corps sous-jacent qui a remplacé le corps unitaire ne cesse de former des images dites mentales qui traduisent ses sensations, instantanément, voire d'une façon tout à fait terre-à-terre. Non moins que «la jambe» dans Les Rêves et la Jambe16, ce deuxième corps ne s'intéresse ni à la poésie ni à l'esthétique. Plutôt que non-dirigé, il va son chemin avec sa logique et avec sa sensibilité. Certes, l'analogie est sa voie royale et tantôt il sert des images surchargées, tantôt il en gaspille du même genre. Mais qu'il touche à l'essentiel ou reste superficiel, il s’exprime toujours avec le même prosaïsme. Ainsi, la «céphalalgie» va être successivement représentée par «des ardoises», «une bottine trop étroite» et «une aiguière»17 appliquées contre la tête. A la fin, pour exprimer le mal plus vif, le corps recourra à l'image de «la chenille» entrée dans la veine et cette image se transforme cette fois-ci en celle du «macaroni» 18 prétendument avalé de travers. Or, dans Les Rêves et la Jambe, Michaux écrit : «La littérature connaît les fous, [...]. On possède des récits de fous. Les fous parlent. Des fous se sont racontés pendant qu’ils étaient fous.»19 En d’autres termes, chez «des fous», la pluralité foncière de l’être se manifeste. En effet, cette petite fille est aussi le porte-parole ou l'interprète de cet analyste automatique. Avec une attention autre qui a remplacé l’ordinaire 20 , elle écoute sans cesse les voix du corps, émises en désordre. Elle ne cesse d'assister à 16 17 18 19 Ibid., p. 19-20. Ibid., p. 5. Ibid., p. 6. Ibid., p. 24. Michaux insistera à nouveau sur cette attention seconde ou sur cette nouvelle conscience lors de ses expériences hallucinatoires. 20 39 l'inondation des images qui sont instantanément forgées par le corps. Ayant perdu comme un sphincter mental, elle ne peut contrôler ni repousser ni canaliser cette affluence d’images21. Mais ce qui est plus essentiel, c’est que l'attention de Michaux se porte dès le début sur le caractère auto-analytique de leur discours et leurs efforts désespérés de s’expliquer. En effet, au lieu d’être illogiques, ces discours accusent la manie des explications. Le corps et son maître impuissant, ils courent après des explications, quelque décousues qu'elles soient aux yeux des normaux et se forgent sans répit une causalité fabuleuse, ou, pour prendre des mots de Ribot, une causalité dominée par les sentiments élémentaires22. Ainsi, après s'être prétendue définitivement dévissée, la petite fille raconte brusquement une opération douteuse qui aurait causé ce dévissement23. Mais, naturellement, il n’est plus question de la vérité objective. Il y a une situation sans issue et des sensations primordiales. Et, elle et son corps tentent de les rationaliser coûte que coûte. Il serait donc superficiel de ne voir dans ses discours que la perte de la pensée rationnelle ou que la manifestation d'une pensée automatique. Au-dessous de l’homme, son corps pense pour lui. Il cherche, ils se cherchent. Et Michaux ne néglige ni leur but ni leur style24. Le corps et l’unité Ce discours auto-analytique du héros-héroïne est interrompu, comme on le sait, par les voix impérieuses d’un docteur anonyme : C'est le moment où se manifeste le décalage définitif entre le corps désuni et le corps orienté. Il va de soi qu’à travers la Michaux reviendra sur cette activité inconnue du corps avec plus de nuances dans Les Rêves et la Jambe (O.C.I, p. 18-25) et dans «Surréalisme» (O.C.I, p. 58-61). 22Voir Théodule Ribot, La Logique des sentiments, Félix Alcan, 1905. 23 «[...] / Maintenant, c'est trop tard ; je suis dévisée / Quand on m'a opérée au ventre, il y a un mois, / le médecin a oublié un demi-tour.Maintenant, je suis tout à fait dévisée !» (O.C.I, p. 5). 24 Dans sa Poésie d’aujourd’hui, Epstein analyse le discours délirant et montre son caractère. Il n’y a pas lieu ici de comparer minutieusement son analyse et le texte de Michaux, mais il nous semble qu’il y ait quelque analogie entre eux.Voir Jean Epstein, La Poésie d'aujourd'hui. Un nouvel état d'intelligence, Édition de la Sirène, 1921, p. 159-167. 21 40 confrontation de ces deux corps, Michaux tente de mettre en relief l’incommunicabilité entre deux niveaux de pensées sur quoi il se concentre de nouveau dans Les Rêves et la Jambe. En effet, le docteur qui entre en scène comme porte-parole de l'ordre ne s'efforce jamais de comprendre le héros. Il ne met aucunement en doute sa justesse et lui impose sa logique du normal. Il lui dit de penser à quelque chose de plus objectif25 comme si l’on pouvait se défaire de son délire en changeant de niveaux de langage : au lieu des voix du corps, il faut écouter l’appel de l’ordre ; essayez de faire des phrases simples mais bien ordonnées, alors les voix du corps seront plus ténues. Cependant, l’énumération des faits historiques, exacts mais démunis de vérité subjective26, loin d'apaiser la céphalalgie du malade, l'aggravent 27. On croirait qu’en annihilant ainsi les efforts du docteur, Michaux accentue la limite de la logique du normal et surtout l’inanité des vérités objectives. Certainement. Mais en même temps, à travers ce dénouement à la fois ridicule et tragique, Michaux insinue une autre vérité psychologique : chez les malades mentaux, le passage d’une instance inférieure à une autre supérieure, ou d’un équilibre inférieur à un autre supérieur, exige un effort énorme, une mobilisation démesurée de la force psychique. Et cet effort forcé, quelque minime qu’il soit, fait sauter le reste des vis qui maintenaient à peine les fonctions supérieures de ce héros. Le sphincter de ses fonctions supérieures ne peut plus supporter ce genre de corvée. C’est pourquoi dans le troisième chapitre, il rentre en scène tout privé de mémoire des noms propres, à savoir, de soin pour les vérités objectives ou sociales. Certes, une telle remarque paraît ici insignifiante. Mais la question de la force psychique ou de l’affaiblissement des sphincters mentaux, avec la question de la fatigue cérébrale, s’imposera de plus en plus dans les textes ultérieurs de Michaux. Cela dit, un autre intérêt consiste naturellement dans l’attention du jeune Michaux aux phénomènes spirites. En effet, à l’ordonnance inutile du docteur, le héros répond d'abord, non pas comme patient mais comme porte-parole des voix du corps ; «“Il faut songer à autre chose” [...]. / Quand tu as mal, fais cinq phrases / sur un des rois de France. / Tu ne sentiras plus rien”» (O.C.I, p. 5). 26 «Charlemagne a battu les Saxons.[...] Il a baptisé Witkind. Il ne savait pas écrire [...]» (O.C.I, p. 5-6). 25 41 «Lili, non plus ?». Et au lieu de faire des phrases ordonnées, il se met à réciter et avoue brusquement la liaison télépathique entre lui et Lili ; «Lili a mal quand j'ai mal ; / Moi j'ai mal, quand Lili a mal. / Quand Lili s'est cassé le bras, à la mer, / j'ai eu mal juste à ce moment, / et mon bras a gonflé.»28 Ainsi, il est indissolublement lié, corps et âme, à une compagne secrète et leur communion est non seulement trans-spatiale mais aussi trans-langagière(«Même si elle ne parle pas tout haut, / mais seulement derrière sa langue, / j'ai tout compris»29). En tout cas, si Michaux intercale ce discours anecdotique, ce n’est pas pour mettre en valeur le pouvoir surnaturel que ce héros recèle en lui, mais pour faire ressortir la pluralité latente de l'être liée à celle du corps et la présence du monde prélogique et préindividuel qui s’étend au-dessous du monde objectif comme des réseaux souterrains. Il ne privilégie pas forcément ceux-ci comme les surréalistes, certes. Mais le corps désuni de ce héros-héroïne révèle, par la perte même du sens, une multiplicité latente et hiérarchisée de l'être. C'est un corps qui se manifeste dans sa propre multitude, dans son propre nous. A ce titre, il préfigure la future exploration des profondeurs faite par Michaux à travers une variété de dissolutions. Ainsi, l’examen de «Cas de folie circulaire» nous amène à constater de nouveau une conviction connue du jeune écrivain : L'homme n'est pas l'Un. Il est irréductible à l'Unité. Il est virtuellement multiple, une «foule»30, un nous ou un on31. Michaux conteste dès le début l'illusion de l'unité et celle de l'identité. Il est remarquable, sur ce point, que ce héros-héroïne se montre le plus gai ou le plus enjoué quand il raconte son propre nous. On dirait qu'avec les jeux de mots phoniques très marqués, il chante sa propre multiplicité et raille le docteur, représentant de l'ordre. C'est le moment où il 27 28 29 «A cause de toutes ces dates, / il fait trop chaud dans ma tête» (O.C.I, p. 6, je souligne). O.C.I, p. 5-6. O.C.I, p. 6. En ce qui concerne la problématique de la foule chez Michaux, voir aussi Didier Alexandre, «Je suis foule : l’énonciation plurielle chez Michaux» in Henri Michaux, plis et cris du lyrisme, L’Harmattan, 1997, p. 29-49. 31 Sa lettre adressée à Closson et écrite justement pendant la rédaction de «Cas de folie circulaire» témoigne bien que la multiplicité de son être et le changement successif de son moi formaient déjà une de ses préoccupations. Voir A la minute que j'éclate, p. 44-45. Michaux écrira plus précisément dans «Les Idées philosophiques de Qui-je-fus», publié un an après «Cas de folie circulaire» :«on n'est pas seul dans sa peau» (O.C.I, p. 79). 30 42 regagne son identité, certes éparpillée, mais vraie. Et à travers ce retour au je lyrique, ne fût-ce que momentanément, il trouve son équilibre. Mais d’autre part, n’oublions pas non plus que ce texte révèle l’attention aiguë de Michaux à la stratification du corps. Le corps se transforme avec le monde. Mais le corps primitif ne disparaît pas. Au contraire, le corps nouveau, le corps surajouté à ce fond se défait plus facilement. D’ailleurs, cette dissolution est sans doute le résultat de la limitation excessive du sens et de l’immobilisation du corps. En ce sens, le corps désuni est un corps particulièrement moderne. Plus le corps est spécialisé, plus il devient fragile. Il se sclérose trop pour ainsi dire. Michaux et la psychophysiologie Or, s’il y a un penseur qui a exercé une influence quelconque sur les idées du jeune écrivain, relatives à la personnalité et au corps, c’est sans doute Ribot (quoi qu’il y ait d’autres aspects qui dépassent déjà la portée de sa théorie dans la conception du corps chez Michaux, comme nous l’avons écrit). Depuis les études incontestables de Jean-Pierre Martin, il est connu qu’il y a des rapports intertextuels importants entre Ribot et les premiers textes de Michaux 32 . Le nom de ce psychophysiologue est réellement cité dans Les Rêves et la Jambe, et Jean-Pierre Martin indique aussi qu’on peut constater une référence implicite à Ribot dans l’indication scénique du deuxième chapitre de «Cas de folie circulaire»33. D’ailleurs, la publication des lettres de Michaux nous a donné une nouvelle occasion de confirmer leur lien très fort. Comme les lettres à Closson précitées le montrent, l'intérêt de Michaux pour la psychophysiologie n’était pas d'un caractère passager. Tant s'en faut. Au plus tard, avant 1920, Michaux avait déjà connu la psychophysiologie et il la considérait comme une méthode capitale pour observer et analyser les hommes. D'autre part, la lettre adressée à Hellens datant (sans doute) de l'hiver 1925 nous procure une preuve plus décisive sur ce sujet qui dit : Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, José Corti, 1994, p. 107-116. 33 O.C.I, p. 4. 32 43 On donnera ? lundi une documentation jeunes [sic] antifreud qui soutiennent [sic] la théorie PSYCHOPHYSIOLOGIQUE [sic] ce qui est la théorie du «Rêve [sic] et la Jambe».34 Ainsi s’établit au moins le rapport entre le jeune Michaux et la psychophysiologie. Certes, il est vrai que celle-ci connaît une variété d’écoles. Et comme nous le verrons, la théorie psychophysiologique de Jean Epstein, par exemple, exercera une influence aussi importante que celle de Ribot sur les premiers écrits de Michaux. Mais en ce qui concerne la conception de la personnalité aussi particulière, c’est plutôt Ribot qui s’impose. Nous avons déjà connu, toujours grâce au travail de Jean-Pierre Martin, une thèse centrale de sa théorie, à savoir, «[l]a personnalité vient d'en bas.»35 En effet, dans Les Maladies de la personnalité, Ribot conteste d'entrée de jeu la psychologie traditionnelle qu'il qualifie de «métaphysique», et met en cause notamment la supposition fondamentale de celle-ci, à savoir, l'idée d'«un moi parfaitement un, simple et identique» 36 . Alors que la «psychologie métaphysique» a souvent négligé les influences des conditions organiques sur la vie mentale, pour Ribot, tout au contraire, ce sont les éléments physiologiques qui sont les bases même de la personnalité37. Et présumant la coordination des immenses activités cachées et complexes du corps, Ribot essaie de montrer, à l'instar des naturalistes, que la conscience normale est en fait «une conscience coloniale» constituée par «la coopération de consciences locales»38. Henri Michaux, Sitôt lus, lettres à Fransz Hellens (1922-1955), éditions et préambules établis par Léonardo Clerici, Fayard, 1999, p. 106. 35 Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, Félix Alcan, 2ème édition, 1888, p. 133. 36 Ibid., p. 1. 37 Ibid., p. 20 : «c'est dans les phénomènes les plus élémentaires de la vie qu'il faut chercher les éléments de la personnalité.» D’autre part, on le sait, il ramène l’individualité à «l’expression de l’organisme» (ibid., p. 2-3), à savoir, la cénesthésie : «C'est le sens organique, ce sens du corps, en nous vague et obscur d'ordinaire, très net parfois, qui est pour chaque animal la base de son individualité psychique» (ibid., p. 20). 38 Ibid., p. 3. Dans son article important, Anne-Elisabeth Halpern montre comment cette idée de Ribot que «les “consciences locales” s’unissent pour former une “conscinence coloniale”» correspond à la conception de la personnalité chez Michaux. Voir Anne-Elisabeth Halpern, «Théodule Ribot, Ernst Haeckel – Références et irrévérences de Michaux» in Courant d’Ombres, no.6, été 1999, p. 61-62. En ce qui concerne la conception de la conscience locale chez 34 44 En d’autres termes, l'unité du moi n'est que «la coordination d'un certain nombre d'états sans cesse naissants, ayant pour seul point d'appui le sentiment vague de notre corps»39 et «la personnalité a ses racines dans l'organisme, varie et se transforme comme lui» 40. Ainsi, sa théorie psychophysiologique marquée par son attention à la pluralité latente de la personnalité et au caractère instable de celle-ci montre déjà une analogie significative avec les premiers textes de Michaux (surtout ceux de 1922 à 1924). Cependant, pour préciser mieux leur correspondance, il nous semble nécessaire d'étudier un autre aspect très important de sa théorie, à savoir, sa relation étroite avec la théorie de John Hughlings Jackson41, connue aujourd'hui sous le nom du jacksonisme. Au moins, l’examen de la tendance jacksoniste chez Ribot nous permettra de jeter une nouvelle lumière sur les tendances psychophysiologiques de Michaux en synthétisant les études précédentes. La dissolution ou l’inspiration jacksoniste Selon Jean Delay42, un des principaux collaborateurs de Michaux dans ses expériences d’hallucinogènes 43 , Jackson qui était disciple (comme Ribot) de la philosophie de Spencer se proposa dans les années 1860 «d'appliquer la doctrine Ribot et son écho dans les textes de Michaux, voir aussi sa monographie, Henri Michaux – Le laboratoire du poète, Seli Arslan, 1998, p. 66-77. 39 Ribot, Les Maladies de la personnalité, p. 170-171. 40 Ibid., p.151. 41 Neurologiste anglais (né en 1834 et mort en 1911). Il est connu comme l’un des fondateurs de la neurologie moderne et sa théorie postérieurement appelée «jacksonisme» eut beaucoup de résonances parmi les neurologistes et les psychiatres modernes dont notamment Monakow & Mourgue et Henri Ey : ils développent respectivement leurs études à partir des idées fondamentales de Jackson et appellent l'un et l'autre leur doctrine néo-jacksonisme (d'autre part, il est aussi connu que Freud a partiellement appliqué le jacksonisme à sa théorie psychanalytique). Alors qu'Henri Ey néglige presque totalement la contribution de Ribot en tant que premier découvreur du jacksonisme en France, Jean Delay l'a soulignée dans un article que nous présentons dans la note suivante. 42 Jean Delay, «Le jacksonisme et l'œuvre de Ribot» dans Études de psychologie médicale, P.U.F., 1953, p. 81-108. 43 Voir Anne-Elisabeth Halpern, Henri Michaux, Le laboratoire du poète, p. 19 et p. 25. 45 évolutionniste aux maladies nerveuses et mentales, conçues comme des dissolutions, c'est-à-dire comme les régressions de l'évolution.»44 Et au terme de ces études, il édifie une nouvelle théorie biologique qui se résume normalement en trois principes fondamentaux. Le premier principe jacksoniste s'appelle le principe d'évolution et de dissolution ; il consiste à fixer l'ordre de marche de l'évolution et celui de la dissolution ; la marche de l'évolution, qui est ascendante, «va des centres nerveux inférieurs, les plus simples, les plus automatiques, mais aussi les mieux organisés vers les centres nerveux supérieurs, les plus complexes, les plus volontaires mais aussi les moins organisés.» Au contraire, la marche de la dissolution, descendante, va «du plus complexe, du plus volontaire et du moins organisé vers le plus simple, le plus automatique et le mieux organisé». En somme, «la dissolution suit un ordre inverse de celui de l'évolution» 45 . Le deuxième principe jacksoniste consiste à distinguer la dissolution générale et la dissolution locale. «Dans la dissolution générale, le système nerveux tout entier est sous la même influence nocive, mais les différents centres nerveux ne sont pas également affectés, car les centres les plus élevés étant les moins résistants “se rendent” les premiers, les centres moyens mieux organisés résistent plus longtemps et les centres inférieurs les mieux organisés résistent le plus longtemps.» Par contre, dans «la dissolution locale, la maladie d'une partie du système nerveux n'entraîne qu'une régression locale de l'évolution dans la partie malade [...].»46 Enfin, son troisième principe consiste à distinguer les symptômes négatifs et les symptômes positifs et à souligner leur concomitance lors de la dissolution. En d'autres termes, chaque maladie nerveuse ou mentale s'accompagne non seulement de la perte des fonctions supérieures mais aussi de l'activation des fonctions inférieures qui ont été «inhibées» ou «contenues» jusque-là par les instances supérieures47. 44 45 46 47 Jean Delay, art. cit., p. 85. Ibid., p. 85. Ibid., p. 85-86. Ibid., p. 86. Delay cite les mots de Jackson pour expliquer ce principe : «La symptomatologie des maladies nerveuses a une condition double : dans chaque cas il y a un élément positif et un élément négatif. L'évolution n'étant pas entièrement dissoute, un certain niveau d'évolution persiste. Donc dire «subir la dissolution» équivaut à dire «être réduit à un niveau inférieur de l'évolution». Pour entrer en plus de détails, la perte du moins organisé, du plus complexe et du 46 En somme, selon Delay, ce que Jackson a révélé avec ces principes, c'est que «le système nerveux est [...] une intégration hiérarchique de niveaux d'évolution»48 ; chaque instance supérieure subordonne et inhibe les inférieures ; elle intègre les éléments antérieurement organisés dans un nouvel ordre et réalise une nouvelle coordination ; mais d'autre part, les éléments antérieurement organisés et ensuite inhibés, loin d'être anéantis ou de rester tout à fait muets, gardent leur autonomie relative et ne cessent de faire pression sur le gouvernant actuel ; apparemment subordonnés, ils influencent sans répit leur subordonnant et une fois que la puissance de celui-ci s'affaiblit, ils se libèrent et déploient leurs activités librement. Par conséquent, pour Delay, toute maladie nerveuse a un aspect révolutionnaire en ce sens qu'elle suscite le renversement du pouvoir, la libération des éléments opprimés ou la prise d'un pouvoir par eux. Pour ainsi dire, les idées jacksonistes ont transformé le système nerveux en champ de bataille où se répètent des luttes des classes, souterraines mais interminables49. Jackson a établi ces principes principalement à travers ses études sur l’épilepsie. Mais il va sans dire que c’est dans le rêve que l’on peut observer ordinairement ces phénomènes suscités par la dissolution mentale. Et surtout son troisième principe expliquerait le réveil des morceaux d’homme concomitant au sommeil de l’homme total mis en avant dans Les Rêves et la Jambe de Michaux. Ribot et le jacksonisme C’est Ribot, toujours selon Delay, qui «le premier en France et en avance de plus volontaire, implique la rétention du plus organisé, du moins complexe et du moins volontaire.» 48 Ibid., p. 86. 49 Ibid., p. 86 : «On pourrait dire, afin de rendre moins abstraites ces considérations, que toute maladie nerveuse est une révolution ; elle décapite la hiérarchie régnante et lui substitue des forces anarchiques dont les plus évoluées ne tardent pas à prendre le commandement et à substituer à l'ordre ancien un ordre nouveau reconstitué à leur profit./ Le renversement du pouvoir est suivi d'une prise de pouvoir par les éléments opprimés qui oppriment à leur tour leurs subordonnés.» 47 près d'un demi-siècle [a] aussitôt compris l'importance des idées de Jackson» 50 et qui les a appliquées hardiment à ses études psychologiques. Après avoir écrit quelques manuels sur les psychologies anglaise et allemande51, il publie, en 1881, sa première monographie intitulée Les Maladies de la mémoire. Bien qu'il soit presque oublié aujourd'hui, c'est dans ce livre que Ribot établit un principe général concernant la mémoire, connu sous le nom de «la loi de Ribot» et celle-ci a une importance historique parce qu'elle est le premier exemple de l'application du jacksonisme au domaine de la psychopathologie. Pour le détail, nous citons ici sa conclusion : «[...] la destruction de la mémoire suit une loi. [...] / Dans le cas de dissolution générale de la mémoire, la perte des souvenirs suit une marche invariable ; les faits récents, les idées en général, les sentiments, les actes./ Dans le cas de dissolution partielle le mieux connu (l'oubli des signes), la perte des souvenirs suit une marche invariable : les noms propres, les noms communs, les adjectifs et les verbes, les interjections, les gestes./ Dans les deux cas, la marche est identique. C'est une régression du plus nouveau au plus ancien, du complexe au simple, du volontaire à l'automatique, du moins organisé au mieux organisé.»52 Comme on peut facilement le constater, Ribot suit ici presque fidèlement le premier et le deuxième principes du jacksonisme, en adoptant d'ailleurs les termes de Jackson presque tels quels. Quant au troisième principe, à savoir la distinction des symptômes positif et négatif, Ribot l'applique notamment pour élucider les phénomènes de l'hypermnésie : refusant leurs interprétations surnaturalistes, Ribot conclut tout simplement que la disparition des souvenirs récents suscite la reviviscence apparemment extraordinaire des souvenirs anciens53. Ainsi, sa première monographie Ibid., p. 87. Delay essaie d'expliquer sa compréhension exceptionnelle de la théorie de Jackson par le fait qu'il était également un adepte fervent de la philosophie de Spencer. 51 La Psychologie anglaise contemporaine (1870) et La Psychologie allemande contemporaine (1879). 52 Les Maladies de la mémoire, Félix Alcan, 1909 (21ème édition), p. 164-165, je souligne. 53 « [...] la régression résulterait [...] de la suppression d'états plus vifs et plus intenses : ce 50 48 est toute imprégnée des idées de Jackson et Ribot l'admet lui-même en ajoutant que cette découverte sur le plan psychologique peut être considérée comme «un cas particulier d'une loi encore plus générale, – d'une loi biologique» édifiée par Jackson54. Depuis lors, Ribot publie successivement plusieurs monographies55 et dans tous ses livres, les trois principes du jacksonisme constituent le cadre fondamental. Même dans Les Maladies de la personnalité qui est en question dans les études de Michaux, il garde toujours ces principes et explique la démence, par exemple, en ces termes jaksonistes : Si, à l'état normal, la personnalité est une coordination psychophysiologique aussi parfaite possible qui se maintient, malgré des changements perpétuels et des incoordinations partielles et passagères [...], la démence, qui est une marche progressive dans la dissolution physique et mentale, doit se traduire par une incoordination toujours croissante, jusqu'au moment où le moi disparaît dans l'incohérence absolue et qu'il ne subsiste dans l'individu que les coordinations purement vitales, les mieux organisées, les plus inférieures, les plus simples, par conséquent les plus stables, qui disparaissent à leur tour.56 En fin de compte, pour Ribot, la personnalité a elle aussi une structure hiérarchique et sa dissolution suit la même marche que celle de la mémoire. Autrement dit, pour lui, non seulement la personnalité «vient d'en bas» mais encore elle est hiérarchisée. serait comme une voix faible qui ne peut se faire entendre que quand les gens au verbe haut ont disparu. Ces acquisitions, ces habitudes de l'enfance ou de la jeunesse reviennent au premier plan, non parce qu'une cause quelconque les pousse en avant, mais parce qu'il n'y a rien qui les couvre» (ibid, p. 147). Ribot écrit également à la fin du livre : «Cette loi de régression nous a permis d'expliquer la reviviscence extraordinaire de certains souvenirs, comme un retour de l'esprit en arrière, à des conditions d'existence qui semblaient à jamais disparues» (ibid., p. 165). 54 Ibid., p. 99. Il répète la même opinion dans son deuxième monographie : Les Maladies de la volonté. 55 Les Maladies de la volonté (1883), Les Maladies de la personnalité (1885), La Psychologie de l'attention (1889), La Psychologie des sentiments (1896), Essai sur l'imagination créatrice (1900), La Logique des sentiments (1905) et La Vie inconsciente et les mouvements (1914). 56 Ribot, Les Maladies de la personnalité, p. 139, je souligne. 49 Or, ce qui est encore remarquable chez Ribot, c'est qu'appliquant les idées de Jackson à presque tous les domaines de la vie mentale humaine (la mémoire, la volonté, la personnalité, les émotions, les instincts, l'imagination et l'inconscient), il dresse un catalogue plus détaillé et plus raisonné sur la structure hiérarchique de l’esprit. Selon lui, par exemple, la vie affective comprend aussi ses couches organiques et primitives ainsi que sa couche évoluée57. Quant à l'imagination, elle a aussi son histoire d'évolution. Depuis l'imagination chez les animaux, les primitifs et les enfants, jusqu'à celles scientifique, mécanique, commerciale et utopique, l'exploration de Ribot se poursuit58. Certes, comme on peut facilement l'imaginer, son classement et son analyse ne sont pas toujours bien fondés. Mais il est à remarquer tout de même que, parcourant ainsi un vaste domaine de l'esprit humain, Ribot a transformé la psychologie en histoire naturelle et le corps humain en jungle hiérarchisée où cohabitent toutes les créatures des niveaux d'évolution. En tout cas, il semble maintenant évident que la psychophysiologie de Ribot se caractérise par sa tendance strictement jacksoniste. Cela distingue nettement sa théorie de celles d’autres psychophysiologues (par exemple, Mourly Vold) qui se contentent de ramener les phénomènes psychologiques aux causes physiologiques. Cela constitue sans aucun doute son originalité et Delay signale davantage que Jackson le constate lui-même «avec le plus grand respect»59. Les gestes et l'amnésie Cette mise en valeur de la tendance jacksoniste chez Ribot par Delay nous permet d’examiner de plus près les rapports entre la théorie de Ribot et les textes de Michaux. Comme nous l’avons écrit, par exemple, dans l’indication scénique du troisième chapitre de «Cas de folie circulaire», Michaux fait entrer en scène un héros à la fois amnésique et fabulateur («Il se figure être en préhistoire et son ignorance 57 58 59 Voir Ribot, La Psychologie des sentiments. Voir Ribot, Essai sur l'imagination créatrice, Félix Alcan, 1900. Jean Delay, op. cit., p. 87. 50 cyclique des noms d'Homère, de Virgile, de l'Égypte, de la Chine, est absolue et ne paraît guère une feinte»)60. Mais pourquoi faut-il faire raconter à un amnésique une fable sur l'origine de l'art ? Quelle nécessité relie ici l'oubli total des noms propres et un conte sur la préhistoire ? L'énigme de cette indication scénique s'approfondit à mesure que le narrateur souligne la persistance du vocabulaire ordinaire chez ce héros, d’une part, (« Dans cet état, il ne reconnaît aucun nom propre connu, quoique son vocabulaire ne paraisse pas diminué autrement ») et de l’autre, l'activation extraordinaire de ses gestes («Trait caractéristique : il fait autant de gestes avec le bras gauche qu'avec le bras droit et ses jambes sont également expressives»61). Toutes ces questions sont partiellement résolues dès qu'on rappelle la loi de Ribot dont nous avons parlé plus haut. Au moins, elle nous fournit une interprétation assez cohérente non seulement de cette indication mais également du rapport entre le deuxième chapitre et le troisième. Citons encore une fois le passage concerné des Maladies de la mémoire : « Dans le cas de dissolution partielle le mieux connu (l'oubli des signes), la perte des souvenirs suit une marche invariable : les noms propres, les noms communs, les adjectifs et les verbes, les interjections, les gestes.»62 Certes, la théorie de Ribot a ceci de brutal, au moins du point de vue de la linguistique moderne, qu'il unit sous le nom des «signes» des éléments hétéroclites. Mais, l’absurdité de cette classification des signes et de leur hiérarchisation grossière correspond justement à la désinvolture de Michaux, car, lui aussi rattache de force les noms propres et les gestes, tout en les opposant les uns aux autres. D’autre part, rappelons qu'à la fin du deuxième chapitre, la tête du héros tourmentée par les dates et les noms propres fut surchauffée et enfin court-circuitée. Son centre nerveux supérieur destiné aux signes particuliers 63 est perdu, d’une 60 61 62 O.C.I, p. 7. Ibid., p. 7. Ribot, Les Maladies de la mémoire, p. 164-165, je souligne. Dans le chapitre consacré à cette question («Les amnésies partielles»), Ribot ne distingue en gros que trois niveaux principaux : i)«le langage rationnel», ii) «les phrases exclamatives» ou «les interjections», iii) «les gestes», mais ce sont toujours les noms propres qui représentent pour lui les signes les plus élevés et les plus individualisés. Voir ibid., p. 131-138. 63 «On voit en effet du premier coup d’œil que la marche de l’amnésie va du particulier au général. Elle atteint d’abord les noms propres qui sont purement individuels, puis les noms qui 51 manière chronique ou aiguë (Michaux utilise ingénieusement le mot «cyclique»). Certes, il invente trois (ou quatre) noms propres pour ses personnages. Mais comme ils sont rongés par les interjections ou les cris (Brisk[g]aieidiou, Ochtileou, Isiriel)! Ainsi, par la perte de mémoire de niveau supérieur, il a regagné la vitalité de ses fonctions jusque-là réprimées, surtout l’activité des cris et des gestes en tant que fonctions les plus primitives, comme l’enseigne le troisième principe jacksoniste. Bien entendu, Michaux n’obéit pas toujours fidèlement à la théorie de Ribot ; il tombe d'emblée du niveau des noms propres à celui des gestes en laissant intact le niveau moyen du vocabulaire ordinaire ; la marche stricte de la régression déterminée par Ribot n'accepterait pas ce saut acrobatique. Mais malgré ce détail, il semble évident que le cadre que Michaux utilise ici comporte une inspiration jacksoniste dans la mesure où il hiérarchise les signes, comme l'a fait Ribot, de point de vue évolutionniste, et où il souligne la concomitance de la disparition des fonctions supérieures et de la vivification des fonctions inférieures. D'ailleurs, n'est-il pas plutôt naturel de penser que, de même que Michaux utilise (ou parodie) les expériences de Bourru et Burot citées par Ribot pour esquisser la situation du héros dans le deuxième chapitre, de même, dans ce troisième chapitre, il profite de la loi de Ribot assez connue parmi les psychologues contemporains ? Toutefois, il faudrait émettre des réserves quant à cette inspiration jacksoniste chez Michaux, parce que chez lui, il y a aussi une inspiration anti-évolutionniste. Remarquons que Michaux renverse ici le système de valeurs inhérent à l'évolutionnisme. Pour Ribot comme pour Jackson, la suppression des fonctions supérieures et l'activation des fonctions inférieures n'étaient pas autre chose que la maladie et la régression. Mais Michaux y voit une libération et une hygiène. La régression est pour lui le retour au vital et au primordial. Au moins, il serait indubitable qu'une valorisation paradoxale des gestes unie à la dévalorisation des noms propres marque cette indication scénique. Cela n'est jamais arrivé chez Ribot. sont les plus concrets [...]» (ibid., p. 132). 52 L’émotion de la Jambe Cela dit, on constatera que dans Les Rêves et la Jambe64 son inspiration à la fois jacksoniste et évolutionniste devient plus manifeste. En effet, en développant l’idée de Ribot des «consciences locales», sans doute65 Michaux crée-t-il des existences fantasmatiques que représentent les «morceaux d’homme». Ce sont des personnalités à la fois latentes et autonomes, liées à l’activité de chaque région du corps, tel que la jambe, la main, l’estomac... Ils sont normalement réprimés par l’instance supérieure représentée par ce que Michaux nomme «l’homme total» ou le «bloc homme public». Mais ils ont respectivement leur intelligence, leur sensibilité et leur émotion distincte de celles de «l’homme total». Et lors de la dissolution, ils s’activent en profitant de l’affaiblissement de l’homme total. D’ailleurs, pour Michaux comme pour les psychologues contemporains, le sommeil n’est que la dissolution aiguë et nocturne, et le rêve est la manifestation de ces existences latentes à la fois psychologiques et physiologiques : elles peuvent subsister même après la dissolution de l’instance supérieure, parce qu’elles sont plus anciennes et plus simples, donc mieux organisées. Par contre, l’homme total qui incarne probablement «la conscience coloniale» de Ribot n’est qu’un bloc. Il est une intégration passagère et fragile, compliquée mais instable. Et au-dessous de cet homme total, civilisé sans doute, subsistent les morceaux d’homme innombrables, primitifs mais vitaux. Tel est le cadre fondamental des Rêves et la Jambe. D’autre part, le deuxième principe jacksoniste indique qu’il y a une variété de types de dissolution. Le degré et l’étendue de la dissolution varient selon les cas. Aussi, chaque dissolution présentera-t-elle ses propres symptômes, négatives et positives. En effet, ce qui marque les réflexions sur le rêve dans Les Rêves et la Jambe, c'est non seulement l’attention de Michaux portée sur la structure hiérarchique de plusieurs niveaux de fonctions munies de consciences locales, mais également sa fidélité à la variété de dissolutions. En esquissant les rêves comme une suite de dissolution de 64 O.C.I, p. 18-25. Comme nous le verrons plus tard, il est possible que dans la conception des «morceaux d’homme», s’introduise l’idée de Pierre Janet de «la conscience partielle». 65 53 niveaux différents, Michaux précise chaque fois ceux qui disparaissent et ceux qui subsistent, ceux qui s'affaiblissent et ceux qui s'activent. Autrement dit, comme c’est le cas chez Ribot et chez certains autres psychopathologues français, Michaux se sert des phénomènes de la dissolution pour sonder les anciennes couches de l’être et pour révéler la pluralité hétérogène que celui-ci recèle. L’idée de la variété de dissolution est une hypothèse importante pour cette exploration. De toute façon, en nous sensibilisant à la multiplicité et à l'hétérogénéité de ceux qui vivent et fourmillent en nous, il parcourt librement l’intérieur du corps psychique de l’homme. Depuis la vie végétative des organes qui côtoie l’ordre physico-chimique66 jusqu’à la vie des morceaux d’homme qui diffèrent peu de celle de l’homme total, il essaie d’écouter et de noter les voix et les cris émis par chaque niveau du corps. Mais, à la différence de Ribot et Jackson, Michaux ne considère pas ici non plus ces existences sous-jacentes comme inférieures. Loin de là, il met presque sur le même plan les morceaux d’hommes et l’homme total. Ainsi naît un héros singulier : la Jambe. Michaux déclare tout au début : «La jambe est intelligente. Toute chose l’est. Mais elle ne réfléchit pas comme un homme. Elle réfléchit comme une jambe.»67 Or, comme nous l'avons vu, appliquant le jacksonisme aux études plus globales de l’esprit, Ribot hiérarchise aussi les sentiments, les logiques et même les imaginations. Selon lui, il y a des émotions supérieures et des inférieures comme il y a des animaux supérieurs et des inférieurs. Ainsi, après avoir défini d’abord les émotions organiques (l'agréable et le désagréable) et les émotions primitives (la peur, la colère, la tendresse, le sentiment du moi ou l'amour-propre et l'instinct sexuel), Ribot divise les émotions supérieures en quatre niveaux selon qu'elles sont altruistes ou égoïstes : 1) émotions désintéressées = émotions esthétique et intellectuelle 2) émotions altruistes = émotions sociale et morale 3) émotions égo-altruistes = émotion religieuse (dans sa forme moyenne) 4) émotions égoïstes ou l'indifférence absolue pour les autres. Il va de soi que, pour lui, le développement et la dissolution de ces émotions suivent «Les membres qui ont travaillé plus que normalement, sont la nuit : crasse chimique acides, contractures, picotement, froid, chatouillement, dureté, crampe, douleur lancinante autour des muscles fourbus. / Les membres surmenés par l’exercice du jour restent éveillés. / D’où : / Les rêves sont mouvementés» (O.C.I, p. 21). 66 54 aussi les principes du jacksonisme (les émotions désintéressées, sociales et morales sont à la fois les plus élevées et les plus fragiles, alors que les émotions égoïstes subsistent les dernières, parce qu'elles sont simples, anciennes et les plus stables)68. Regardons maintenant l'émotion et la logique de la Jambe définie par Michaux d'une manière plus euphémique. La Jambe ne s'intéresse ni à «une toile de Degas», ni au «paysage», ni aux «imprécations de la Bible» ni à «la contemplation». C’est-à-dire que la Jambe manque entièrement d'émotions esthétique et intellectuelle, censées être désintéressées, et d'émotion religieuse, censée être égo-altruiste. D’autre part, Elle est également indifférente à «l'amitié» comme au «public» (« L'amitié, [...] ? Ce n'est pas son affaire.» / « la jambe se rendra nue au milieu des sénateurs, ou à une conférence de suffragettes. / Le public, le paysage n'intéressent pas la jambe»69). Elle ignore donc également les émotions sociale et morale, censées être altruistes. En bref, Michaux dépouille la Jambe d'émotions classées par Ribot parmi les supérieures et ne lui laisse que celles inférieures (égoïstes, primitives et organiques). En d'autres termes, Michaux constate dans le rêve non seulement la dissolution de la vie intellectuelle, mais aussi la dissolution de la vie affective. Le destin des instincts Cette attention au côté affectif de Michaux mérite une mention spéciale, d’autant plus que Michaux considère cette dissolution de la vie affective comme la cause principale du caractère apparemment inhumain et illogique du rêve70. Plus les 67 O.C.I, p. 19. Voir Théodule Ribot, La Psychologie des sentiments. O.C.I, p. 19-20. 70 «Émotion de la jambe. / Émotion d'un morceau d'homme est indifférence et froideur pour homme total./ Caractère du rêve : Insensibilité ! Anaffectivité» (O.C.I, p. 20). Michaux se réfère ici probablement à l’opinion d’Eugène Rignano, directeur de la revue internationale Scientia et auteur d’un article «Pathologie du raisonnement» publié dans cette revue. Dans cet article, Rignano ramème la cause principale de «[l]’incohérence et l’illogicité des rêves» à la perte des «activités affectives» pendant le sommeil, à savoir, à «l’anaffectivité des rêves». Bien que son argument soit un peu tautologique : ce sont les activités affectives qui font fonctionner les activités intellectuelles. Or, pendant le sommeil, celles-là perdent. Donc, les rêves sont 68 69 55 fonctions de l’esprit deviennent simples et primitives, moins elles paraissent humaines aux yeux de l’homme moderne. De là, l'accentuation de «l'insensibilité» et de «l'anaffectivité» des morceaux d'hommes. Mais cela suggère également que la base de l’humanité est psychophysiologiquement très fragile : elle n’appartient qu’aux instances à la fois supérieures et nouvelles, et rien n’est plus instable que celles-ci. Et sur ce point aussi, Michaux partage la même opinion que Ribot71. En effet, toujours mise à part la tendance anti-évolutionniste de Michaux, et en dehors de leur inspiration jacksoniste, Les Rêves et la Jambe montre plus de points communs entre Michaux et Ribot qu’on ne l’imaginait. Au début de son Essai sur l'imagination créatrice, par exemple, Ribot écrit : «On a souvent répété que l'une des principales conquêtes de la psychologie contemporaine est d'avoir établi solidement le rôle et l'importance des mouvements, d'avoir montré notamment par l'observation et l'expérience que la représentation d'un mouvement est un mouvement qui commence, un mouvement à l'état naissant.»72 Il semble que Michaux connaissait lui aussi cette opinion. La preuve en est que dans un passage des Rêves et la Jambe, il écrit : «Toute représentation mentale (chose vue en imagination) s'accompagne de mouvements commencés.» 73 D'ailleurs, développant davantage cette opinion, non seulement Ribot souligne le rôle que joue le mouvement dans l'imagination passive (à savoir, la représentation de l'image), mais encore il montre que les facteurs moteurs (les besoins, les désirs et les instincts) déclenche «l'imagination créatrice»74. Autrement dit, selon lui, les facteurs moteurs suscitent la déformation et la transformation des images réelles. C’est surtout le cas de «l’origine de la peinture» que nous avons examiné plus haut. Mais, dans Les Rêves et la Jambe, Michaux ne suggère-t-il pas le rôle important des instincts ou des sentiments primitifs illogiques et incohérents, il est possible que son insistance sur le rôle de la vie affective ait inspiré Michaux autant que la théorie de Ribot. Rignano parle aussi de manque de «l’esprit critique» dans le rêve. Voir Scientia (Rivista di scienza), XCI (p. 362-391) et XCII (p. 460-478), 1919. Voir aussi O.C.I, p,1031 (note pour la page 20). Michaux mentionne cette revue également dans sa lettre à Hellens. Voir Sitôt lus, p. 104. 71 Voir Théodule Ribot, Les Maladies de la mémoire, p. 132. 72 Théodule Ribot, Essai sur l'imagination créatrice, p. 1. 73 O.C.I, p. 22. 74 Théodule Ribot, Essai sur l'imagination créatrice, p. 1. 56 dans la formation (ou la déformation) de l’image mentale, quand il met en relief le rapport étroit entre le rêve et les «désirs-mouvements» ? D’autre part, dans La Logique des sentiments75, Ribot affirme que le principal trait de l'intelligence primitive consiste dans la fusion (ou l'agglutination) du rationnel et de l'affectif. Selon lui, dans la mentalité primitive, le raisonnement est largement influencé par le facteur émotionnel. Plus précisément, il est prédéterminé et dirigé par «la logique affective» qui se ramène en somme aux sentiments primitifs et aux sentiments organiques de l’agréable et du désagréable. Mais n’est-ce pas cela la logique de la Jambe, régie par les émotions primitives et organiques : : «La jambe n'est pas bête, elle ne marchera pas sur de l'huile ou des bulles de savon, [...]»76; «Mais voici un pyjama, du sable fin. Ah! ou des épines qui font mal!»77 Bien entendu, malgré ces ressemblances, la théorie de Ribot ne recouvre pas tous les aspects théoriques des Rêves et la Jambe. Comme nous le verrons progressivement, ce texte est en fait le creuset de plusieurs théories psychologiques contemporaines. D’ailleurs, l’examen de l’attention au rôle de la vie affective ou instinctive chez Michaux fait ressortir également la divergence entre lui et Ribot. Comme Ribot, Michaux constate dans le rêve et les morceaux d’homme, premièrement, le trop-plein d’émotion et de désirs, ce que Ribot appelle les facteurs moteurs. Mais à la différence de Ribot, Michaux devine aussi que ces facteurs moteurs originels subissent une transmutation foncière dans l’esprit des hommes civilisés, du moins dans son instance supérieure. En un mot, ce qui est chaud ne peut apparaître dans la conscience des hommes modernes sans se faire froideur ou ce qui est vif ne peut survivre sans être castré. Il est possible qu’avec l’exemple de Mélusine de Franz Hellens, la nouvelle théorie de Freud ait inspiré Michaux sur ce point (nous reviendrons sur cette question plus tard). De toute façon, il est intéressant qu’avec cette confirmation du destin des instincts, commence la littérature pour Michaux («la fiction, la déformation seule intéresse littérature [sic] »78. Ainsi, Les Rêves et la Jambe 75 76 77 78 Théodule Ribot, La Logique des sentiments, Felix Alcan, 1905. O.C.I, p. 19. Ibid., p. 20. Ibid., p. 25. Nous ne traitons pas ici l'influence de la part de Haeckel qui est également 57 montre à la fois l’analogie et la discordance entre Michaux et Ribot. Il préfigure un changement imminent de la position de Michaux en même temps qu’il suggère sa sympathie pour la psychophysiologie de Ribot unie à l’inspiration jacksoniste. Mais continuons notre examen du côté psychophysiologique dans la conception du corps chez le jeune Michaux. Cette fois-ci, il s’agira de la théorie de Jean Epstein. considérable ; Jean-Pierre Martin l'a déjà minutieusement étudiée (Voir, Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écritures de soi, expatriations, p. 79-93). Surtout, il est presque incontestable que les idées de Ribot de la «conscience coloniale» et des <consciences partielles» se basent sur l’idée de Haeckel de «l'âme cellulaire». Pourtant, il conviendrait de noter que la théorie de Haeckel est marquée par une tendance centraliste que ne connaissaient ni Michaux ni Ribot ; fils de l'Empire Allemand, il loue sans hésiter le système hautement centralisé de sa patrie représenté surtout par l'institution bureaucratique, l'armée et les réseaux télégraphiques. Et sa conception de l'organisme humain est dominée par cette image centraliste et unitariste (voir Ernst Haeckel, Essais de psychologie cellulaire, traduit par Jules Soury, Librairie Germer Baillère et Cie, 1880, p. 145-158). Il n'y a rien de pareil chez Ribot : au début des Maladies de la personnalité, suivant les exemples de Spencer et de Haeckel, il établit un rapport métaphorique entre le corps et la nation. Mais son image du corps-nation accuse moins l'ordre centraliste d'un organisme que la précarité du régime : «Les millions d'êtres humains qui composent une grande nation se réduisent [...] à quelques milliers d'hommes [...] qui résument son activité sociale sous toutes ses faces [...]. Pourtant ce sont ces millions d'être ignorés, à existence bornée et locale, vivant et mourant sans bruit, qui font le reste : sans eux, rien n'est. Ils constituent ce réservoir inépuisable duquel par sélection rapide ou brusque, quelques-uns montent à la surface ; mais ces privilégiés du talent, du pouvoir ou de la richesse n'ont qu'une existence éphémère. La dégénérescence fatalement inhérente à ce qui s'élève les abaissera eux ou leur race [...]» (Théodule Ribot, Les Maladies de la personnalité, p. 21). 58 3 Le laboratoire pour une nouvelle évolution Dans les deux chapitres qui précèdent, nous avons essayé de montrer deux aspects différents de la conception du corps chez Michaux. D’une part, il considère le corps non pas comme un objet de l'intellection mais comme un protagoniste de l’expérience du monde. Au moins, pour lui aussi, le corps joue un grand rôle dans la compréhension des choses et la communication avec les autres ; ayant un dialogue vif avec le monde, il crée son propre monde qui préexiste au monde objectif. Il se situe au centre de ce monde prélogique et constitue la base de l’intelligence humaine. Tout le long de sa vie, Michaux s'efforcera de saisir cet être prélogique et ses liens secrets avec le monde vécu. Cependant, si importante qu'elle soit, cette tendance ne recouvre pas toutes ses idées sur le corps. Certes, elle attire l’attention sur l’ horizon propre au coprs qui côtoie d’ailleurs avec l’incorporel. Mais Michaux se préoccupe également de la profondeur du corps. Cette dimension verticale est d’autant plus primordiale chez lui qu’elle est liée surtout à la question de multiplicité de l’être. La psychophysiologie de Ribot alliée au jacksonisme lui donne le premier cadre fondamental pour cette exploration. Depuis l’ordre physico-chimique et celui des instincts jusqu’au niveau des consciences locales liées à l’activité des membres et des organes, sa théorie révèle la structure hiérarchique du corps psychique et sert à Michaux pour chasser l’illusion de l’unité et de l’identité fixe du Moi. Mais, comme la première tendance, la psychophysiologie de Ribot a elle aussi ses limites. Notamment, son inspiration évolutionniste s’oppose radicalement à la position du jeune écrivain pour qui le progrès de l’être humain n’est pas autre chose qu’une illusion. Du moins, l’évolution n’est pas le passage de l’inférieur au supérieur. Il 59 ne considère l’état actuel de l’évolution ni comme le meilleur ni comme inéluctable. Loin de là, pour lui, l’homme ou plutôt tous les êtres ont une plasticité virtuelle beaucoup plus grande qu’on ne le croit. Leur état actuel n’est que la réalisation de très peu de possibilités. Même maintenant, on peut transformer les hommes et les êtres dans un sens tout à fait autre. Or, ce qui est curieux, c’est que cette imagination anti-évolutionniste chez Michaux a une base biologique. Pour lui, loin d’être déterminés ou fixés, les états physiologiques des êtres et des hommes restent toujours variables. Ils l’étaient dans le passé et ils le seront dans le futur. Il est donc possible de changer la vie, mais pour cela il faut transformer l’état physiologique de l’être. Cette idée obsessionnelle ne quittera jamais Michaux. D’autre part, son imagination anti-évolutionniste trouve un autre support plus précis dans la théorie de Jean Epstein concernant «la fatigue de l’époque»1. Non seulement elle le convainc que le XXe siècle est essentiellement le siècle de la dissolution. Mais elle lui suggère aussi que la dissolution est la conséquence inévitable d’une évolution excessivement poussée dans un seul sens mais qu’elle constitue également la base d’un nouvel élan. La conception de la fatigue chez Epstein possède ainsi un sens réellement historique. Cela dit, dans ce chapitre, analysant «Chronique de l’aiguilleur», approfondissons davantage la conception du corps chez Michaux. Ici, son esprit expérimental se manifestera davantage. La plasticité foncière de l'homme Tout au début de «Chronique de l’aiguilleur», comparant les œuvres d’art aux chaises barbelées2, Michaux avance une hypothèse concernant les rapports parmi le O.C.I, p. 59. «Supposons qu’un jour, les chaises, au lieu d’osier tressé, soient garnies de pointes d’acier. / Quoi ? Quelle influence ? [...] Eh! le fait c’est qu’il y aurait UN NOUVEL ETAT PHYSIOLOGIQUE [...]» (O.C.I, p. 9). 1 2 60 corps, l’esprit et l’art : les inventions artistiques peuvent provoquer le changement de l’état physiologique et le changement de l’état physiologique cause le nouvel état d’esprit. Ainsi, négligeant la distinction usuelle du corporel et de l’incorporel, Michaux transforme d’entrée de jeu l’art moderne en une sorte de théâtre de cruauté : «Ainsi, Stravinsky, Oscar Herzog, Kandinsky, Picasso, Marinetti fabricants. / Le Public dit : «Quelle monstruosité! je m’éreinte à la besogne huit heures par jour, pour n’avoir ensuite où me reposer qu’une chaise à pointes d’acier ; j’ai mal aux fesses [...]. / Quelques x ans après, s’y étant petit à petit accommodé, il goûte les nouvelles chaises comme le tonique qu’il lui faut.»3 Il semble évident que cette hypothèse implique que non seulement l’effet physique mais aussi l’effet psychique peuvent influencer l’état physiologique de l’homme. Dans l’imagination de Michaux, le physiologique et le psychologique ou le corporel et l’incorporel s’imbriquent toujours les uns dans les autres4. La civilisation comme laboratoire D’autre part, pour que l’œuvre d’art puisse ainsi agir sur l’état physiologique, il faut que celui-ci soit préalablement conçu comme plus variable et comme plus plastique qu’on ne le croit. Et c’est sans doute pour cela que Michaux commence ensuite à développer, un peu de manière abrupte, des arguments sur l'autonomie des domaines du cerveau et celle du développement de leur fonctionnement5. On constate 3 O.C.I, p. 9. Dans certains textes ultérieurs, Michaux déclarera toujours cette conviction typique à lui : «Il faudrait pouvoir agir sur la vie prénatale de l’homme» (O.C.II. p. 287) ; «Survie par les traits [...] pour déréaliser par les traits // POUR CHANGER / pour à la longue finir par réellement changer l’être / qui nous a été donné en cadeau / en charge plutôt, le jour de notre naissance / et bien auparavant» (O.C.III, p. 1251). 5 O.C.I, p. 10 : «L'agraphie, l'aphasie, la surdité verbale, la cécité mentale, quand on cogne au cerveau, révèlent l'étendue du domaine que ces fonctions possèdent dans le cerveau, et l'autonomie de leur fonctionnement et par conséquent, l'autonomie de leur développement.» 4 61 ici aussi à la fois la fidélité de Michaux aux faits scientifiques et sa déviation dans leur interprétation. En effet, ses arguments se fondent ici probablement sur «la localisation cérébrale», une opinion prédominante depuis le XIXe siècle6, certes. Mais, ce qui est curieux, c'est qu'à la différence des physiologistes et des anatomistes de l'ancienne génération, cette opinion ne l'amène pas forcément à une interprétation mécaniste du corps et qu'il souligne plutôt la plasticité primordiale de l'organisme et la relativité du développement des fonctionnements. Autrement dit, tout en partant des «faits» qui servent normalement à soutenir le déterminisme et le mécanisme, Michaux les détourne du contexte originel et les utilise pour prouver l'indétermination foncière du corps et de l'intelligence. Comme pour l'accentuer, dans le fragment suivant, Michaux cite deux exemples concernant les monstres créés : l'exemple de l'enfant mis en pot en Chine et celui des «mouches à cornes» 7 . Certes, ils sont l'un et l'autre problématiques ; le premier est évidemment inexact et le dernier appartient plutôt à la science-fiction. Mais cela ne revient pas à dire que ces anecdotes ne comportent aucune tranche de savoir. Remarquons d'abord la plasticité exagérée de la chair de l'enfant («pieds comme des semelles»8) et de celle des mouches ; on dirait qu'elles sont faites en argile ou en pâte et avec quelle liberté on les déforme ! D’ailleurs, ni cette image du corps extrêmement tendre ni ce goût pour la tératologie expérimentale ne sont exceptionnels chez Michaux. Nous avons déjà vu que dans d’autres passages de «Chronique de l’aiguilleur», Michaux ébauche le désir primitif de pétrir, de tripoter et de transformer9. On dirait que pour les instincts de l’homme, rien n’est plus naturel de considérer les choses, animées ou inanimées, comme mutables, comme un bloc amorphe à transformer, à défaire et à refaire. Du moins, les instincts ne s’intéresseraient pas aux Cette opinion devenue puissante depuis la fameuse découverte de Broca, est ensuite niée ou largement modifiée par les physiologistes de la nouvelle génération : Kurt Goldstein, par exemple, soulignera que la fonction du cerveau est plus synthétique et que chaque domaine du cerveau s'enclenche ou forme des circuits plus complexes. 7 «Des naturalistes traitent suivant cette méthode la mouche domestique. L’orifice de la sortie est ici d’un diamètre inférieur à la tête de la mouche. / Alors, de la tête sort ce qui peut sortir. [...] On obtient des mouches à corne» (O.C.I, p. 10). 8 O.C.I, p. 10. 9 Ibid., p. 13. 6 62 images intégrales des choses, parce que ces images sont en fait des composés, faites et imposées par les instances supérieures. De la même façon, dans «Les Idées philosophiques de Qui-je-fus» publié un an après «Chronique de l'aiguilleur», Michaux présente un autre exemple de la tératologie expérimentale et il ne cache pas, ici non plus, une imagination cruelle du même genre10. Cette propension de Michaux à la transformation est si essentielle que dans Ici Poddema, on le sait, il parlera d’enfants élevés au laboratoire, des enfants au pot11, et dans «Liberté d’action», il ressuscitera sa vie imaginaire dans son enfance dans laquelle il malaxait librement les corps de ses adversaires12. Ainsi, sa conception du corps est imprégnée depuis le début jusqu’à la fin de sa forte inclination à la transformation et à l'indéfini. Cependant, l’imagination fabuleuse de Michaux ne s’est pas forgée sans appui scientifique. En effet, les biologistes et les physiologistes contemporains commencent à avancer, dans les années 1920, une image plus plastique de l’organisme que leurs prédécesseurs du XIXe siècle. Monakow et Mourgue, inspirés à la fois par le jacksonisme et le bergsonisme, par exemple, soutiennent avec grand succès que l’évolution des systèmes nerveux est sans fin, qu’ils restent ouverts même chez les adultes. Notamment en se servant d’une notion malheureusement oubliée que représente «Hormé», ils affirment que le même mouvement instinctif et créatif ne cesse d’agir chez les normaux dans la nouvelle formation et la nouvelle intégration des fonctions organiques en même temps que dans celles des fonctions intellectuelles13. D’autre part, même un psychologue de la nouvelle génération tel que Pierre Janet, malgré sa position anti-psychophysiologique, écrit dans un livre que, d’un point de vue microscopique, le développement de la personnalité peut s’accompagner du changement de l’état physiologique et des systèmes nerveux14 ; ainsi, il prévoit même Voir O.C.I, p. 74. Un peu plus bas dans le même texte, il écrit justement : «[...] notre infini est notre transformation, on ne peut faire fond sur quoi que ce soit qui ne se transforme [...]. » (O.C.I, p. 77. La première phrase est dans Qui je fus : «la transformation est notre infini» (ibid., p. 1059). 11 Voir O.C.II, p. 112-131. 12 Ibid., p. 159-171. 13 Voir C. v. Monakow et R. Mourgue, Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de la psychopathologie – intégration et désintégration de la fonction, Librairie Félix Alcan, 1928. 14 Voir Pierre Janet, Les Névroses, Ernest Flammarion éditeur, 1914, p. 387. 10 63 les possibilités de la chimiothérapie et Jean Delay, influencé par Janet, développera les études de ce domaine. Et il est inutile de dire que, dans les années 30, Goldstein avancera une théorie plus décisive et plus répandue sur la plasticité foncière de l’organisme. En tout cas, il semble sûr que les arguments pseudo scientifiques de Michaux, malgré son exagération, touchent tout de même à l’essentiel du nouveau mouvement scientifique15 qui était en train de révéler le caractère ouvert de l’organisme et des systèmes nerveux, c’est-à-dire, leur caractère à la fois répétitifs et évolutifs en ce sens qu’ils désirent se dépasser incessamment tout en conservant les organisations acquises. De la même façon, il est vrai que, comme Michaux ne cesse de le rêver, la «plasticité de l’homme est quelque chose de vaste»16. Même si le corps humain est assujetti aux conditions physiques et physiologiques, cela ne signifie pas qu'il soit fixé. Son immuabilité n’est que relative et apparente. Loin d'être déterminés, le corps humain et ses systèmes nerveux sont encore indéfinis et déformables. Ils n’arrêtent pas encore leur évolution. Cela dit, revenons au premier chapitre de «Chronique de l’aiguilleur», après avoir mis sur le même plan l’ancienne coutume chinoise et l'expérimentation folle des naturalistes(«Des naturalistes traitent suivant cette méthode la mouche domestique» 17), Michaux commence à appliquer la même logique à la formation de l’intelligence humaine ou de l’intégration des fonctions intellectuelles en écrivant : «De tout temps, usage, morale, lois, parents ont mis les intelligences des enfants, des jeunes générations en pot.»18 Cela revient à dire, en somme, que les adultes et la société traitent l'intelligence des enfants suivant la même méthode que les naturalistes. Notre cerveau est couvert d'un pot invisible comme les mouches dans le laboratoire. Ses grandes parties «s'atrophient» comme les pieds de l'enfant chinois, à l’exception d’une région qui donne sur l'orifice (et une corne en sortira à la longue). Ainsi, l'imagination de Michaux qui est partie des faits physiologiques établit 15 C’est justement le thème principal du travail d’Anne-Elisabeth Halpern : Henri Michaux, le laboratoire du poète. 16 O.C.II, p. 293. 17 O.C.I, p. 10. 64 un rapport métaphorique entre la civilisation et le laboratoire : la civilisation n'est-elle pas un énorme laboratoire ? et l'histoire humaine n'est-elle pas une série d'expérimentations qui ont gaspillé les monstruosités ? Certes, la coutume chinoise est une barbarie. Mais en fait, chaque société ou chaque époque ne met-elle pas au monde ses monstres ou ses enfants monstrueux selon ses propres normes, en considérant comme normaux ceux qui s'y conforment et comme anormaux ceux qui ne s'y adaptent pas ? Au moins, il est certain que, pour Michaux, l'intelligence de l’homme moderne souffre de déséquilibre. Elle est façonnée comme la chair de l'enfant et parmi plusieurs possibilités, une seule se développe comme les cornes des mouches. A part quelques-unes, la plupart des régions du cerveau sont enfermées à l'intérieur du pot et aliénées. D'ailleurs, le pot qui couvre le cerveau est plus insidieux que celui du corps. Non seulement il empêche le développement harmonieux des fonctions intellectuelles des hommes, mais encore il les met dans un cercle vicieux. Rappelons ici la définition que Michaux donne de l'intelligence : «l'intelligence et la sensibilité font des opérations autour des choses parlées, entendues, écrites, lues, vues, dessinées, mimées...»19 Or, toutes les opérations intensifiées, comme il se doit, développent la fonction concernée. Il s’ensuit que «l'intelligence verbale» qui a été développée par les images verbales (= «choses parlées et entendues») multiplie celles-ci à son tour et cela suscite un nouveau développement de l'intelligence verbale. Une fois cet engrenage du cerveau et des images verbales fait, l’intelligence humaine peut difficilement en sortir d’autant plus qu’elle ignore même sous quel pot elle est mise20. Elle s’enferme toujours dans la même circulation entre les images verbales et les fonctions qui les concernent : elle est perpétuellement forcée à la marche dans le tunnel. Remarquons comment Michaux souligne qu'une inondation des images graphiques a changé le cerveau humain : par suite de l'usage exclusif d'une partie du 18 19 O.C.I, p. 10. O.C.I, p. 10. «Autre fait : comme l'intelligence se trouve dans le pot, elle ne peut aller dehors se rendre compte qu'il y a un pot autour d'elle» ( O.C.I, p. 10). 20 65 cerveau correspondant aux signes graphiques, l'intelligence humaine, sa «disposition», s'est enfin déformée ; «À la Renaissance se développe l'imprimerie. Depuis......on lit, on lit...... papier...... on écrit, on écrit...... on lit.[...] DÉVELOPPEMENT SOUDAIN ET PETIT À PETIT PRÉDOMINANT DE L'IMAGE GRAPHIQUE (LECTURE, ÉCRITURE, IMPRIMÉ)»21 Certes, le passage cité ne trahit pas encore explicitement le dégoût de Michaux envers l'écriture et le verbal22. Mais, il montre bien que Michaux prenait une conscience nette de la manie des écrits qui hante la civilisation occidentale depuis la Renaissance («Depuis......on lit, on lit...... papier...... on écrit, on écrit...... on lit.») Toutefois, l’histoire de l’intelligence humaine esquissée par Michaux semble comporter d’autres leçons. D’abord, elle nous suggère que l'homme est conditionné par ce qu'il a fait et qu’au pire, il devient esclave de ses inventions. C'est sans doute un des leitmotivs cachés du premier Michaux et sur ce point, la langue et l'intelligence graphique ne sont pas exceptionnelles. D’autre part, en insistant sur les substitutions de la disposition du pot pour le cerveau humain, Michaux relativise ici aussi l’évolution humaine : l'évolution intellectuelle n'est qu'un déplacement horizontal dans les régions du cerveau. Elle n'est plus l'ascension, ni le passage de l'inférieur au supérieur. L'homme ne progresse pas, il ne fait que se déplacer, ou plus précisément, comme Michaux le met en relief, l’évolution n’est que la réintégration des fonctions 21 O.C.I, p. 11. Comme on le sait bien, Michaux soulignera, par exemple, au début d’Émergences-Résurgences, comment la culture des écrits a conditonné les jeunes de sa génération avec une façon névrotique : «Né, élevé, instruit dans un milieu et une culture uniquement du «verbal» / je peins pour me déconditionner» (O.C.III, p. 543). D'autre part, il est à noter que le jeune Michaux ne semble avoir aucune nostalgie envers «l'intelligence verbale» ou «la phrase parlée, la phrase gueulée», en ramenant tout cela à «l'Éloquence». Généralement parlant, la théorie littéraire de nos jours a tendance à voir dans la culture orale les marques de la corporéité perdue. Certes, Michaux essayera lui aussi de regagner la corporéité dans son écrit en parsemant celui-ci des marques de l'oralité. Mais, d'autre part, comme l'ont remarqué certains commentateurs, Michaux déteste aussi l'éloquence, l'excès de la voix qui tue, aussi bien que l'écriture, le murmure du corps : «Lectures sans voix. Prière aux comédiens de s'abstenir» (O.C.III, p. 1111). 22 66 autonomes. Pourquoi l'homme n'essaie-t-il pas d'autres intégrations ? Ne doit-il pas parcourir toutes les possibilités ? Cela dit, à la fin de ce chapitre, prédisant la naissance d’une nouvelle intelligence appuyée sur le développement des images visuelles, notamment sur celui du cinéma23, Michaux fait allusion au déclin imminent de l'intelligence graphique qui a tant imposé aux hommes la fixation. Michaux appelle cette nouvelle intelligence «l’intelligence mimique»24. En d’autres termes, il trouve dans la société moderne la restauration du gestuel. Mais l’intelligence mimique a évidemment deux aspects. D’une part, elle permet de libérer l’intelligence humaine du despotisme de l’intelligence graphique et en ce sens, elle peut être hygiénique. Mais de l’autre, elle restera superficielle dans la mesure où elle est mimique, à savoir mimésis, car elle ne connaît pas encore cette production du nouveau sens, ce sens vraiment ouvert. D’ailleurs, elle n’est pas encore forcément liée à ce désir profond de transformer. Certes, l’ancien pot commence à se crevasser et la nouvelle troupe est en train de pousser. Mais celle-ci n’est pas encore libérée du sens limité, par conséquent, elle est encore loin de ramener l’homme à ces gestes originels rêvés par Michaux25. Jean Epstein ou la fatigue de l’époque Après avoir relativisé, pour ainsi dire, l’évolution et l’intégration des systèmes nerveux humains, Michaux traite, au début du deuxième chapitre, des tendances régressives dans la société moderne. Selon lui, les hommes du XXe siècle sont nerveusement ou neurologiquement plus fatigués que ceux du XIXe. Leurs nerfs ne peuvent plus supporter une société hautement civilisée et les inventions qui l’inondent. «3 000 images pour 10 lignes de texte, et 300 000 gestes pour une page écrite./ Prédominance, développement prodigieux de l'image visuelle et prédominance sur celle-ci de l'IMAGE MIMIQUE, l'intelligence mimique» (O.C.I, p. 11). 24 O.C.I, p. 11. 25 Dans «Danse», texte publié après son voyage en Asie, Michaux présente une image utopique de l’intelligence corporelle où fusionnent le gestuel et l’intellectuel et rêve à un philosophe dansant. Voir O.C.I, p. 697-699. 23 67 L'homme du XXe siècle, qui «est déjà milliardaire», est entièrement «blasé de la complexité, du luxe, des détails». Maintenant, il commence à marcher vers le «désert»26. Michaux explique cette situation paradoxale en se servant d'une parabole ; «l'alcool et l'homme» : Préface du phénomène artistique et de tout phénomène humain : Homme + alcool = Homme qui casse les vitres et embrasse les arbres : 1o Excitation. X temps + Homme + alcool = Homme accoutumé, adapté : 2o Indifférence. Homme faible + forte dose d'alcool = Homme affaibli : 3o Fatigue nerveuse générale.27 Les multiples inventions scientifiques depuis le XIXe siècle ont d'abord servi aux Occidentaux de stimulants ; elles les ont excités et leur civilisation se développe prodigieusement grâce à elles. Mais au fil du temps, ils commencent à s'accoutumer à cet alcool. Alors, l'excitation première est remplacée graduellement par l'indifférence et enfin la fatigue générale se met à dominer la société moderne. Bien entendu, Michaux tire ici une leçon plus profonde de ces tendances. Le développement partiel des systèmes nerveux aboutit inévitablement à la dissolution en raison de l’excès même de l’évolution, car toute évolution est la multiplication de la complication et plus le monde se complique, plus les systèmes nerveux se fatiguent. D’ailleurs Michaux insinue qu’en se développant, on perd ce qui est à l’origine : l’élan. En d’autres termes, Michaux devine que la dissolution implique aussi la séparation de la vie instinctive et de la vie cérébrale et que les systèmes nerveux démunis de facteurs moteurs n’ont plus d’autre chemin que celui de se dissoudre. Or, comme nous l'avons écrit, Michaux emprunte ici l'idée de «la fatigue nerveuse» à Jean Epstein28. Essayiste d'inspiration psychophysiologique, défenseur de 26 27 O.C.I, p. 10. O.C.I, p. 11. Jean Epstein, «Le Phénomène littéraire» dans L'Esprit Nouveau, les numéros 8 à 13 en 1921. 28 68 la nouvelle tendance de la littérature, amateur du cinéma et enfin cinéaste, il occupe une place à part dans les premiers écrits de Michaux. Et comme le signale Raymond Bellour29, les traces de l'influence qu'il a eue sur Michaux se retrouve également dans le troisième chapitre de «Chronique de l'aiguilleur», dans «Notre frère Charlie» et «Surréalisme». Certes, il se peut que sa théorie ne paraisse pas si originale ni si profonde au premier abord, surtout quand on la lit indépendamment des textes de Michaux. Mais elle a tout de même l’avantage de donner une signification spécifique à la fatigue, état si familier que personne n’a prêté assez d’attention à sa vraie importance30. En quelque sorte, sa théorie constitue la psychologie de la fatigue et en en examinant les résultats dans la littérature moderne, Epstein réussit à analyser le vif d’une civilisation qui est à la période de transition. Dans un long article intitulé «Le Phénomène littéraire»31, Epstein fait d'abord remarquer comment l'accélération du rythme de la vie dans la société moderne a réduit la distance du monde et comment elle a changé l'assise de la civilisation et de la sensibilité humaine32. Ensuite il indique que le développement de la civilisation des machines rompt les relations familières entre les choses et les hommes sur plusieurs plans. D'abord, procurant aux hommes bien des nouvelles optiques, il prive les choses de leur apparence immobile et constante. Le paysage ne reste plus identique ni unique. Les images des choses ainsi que leurs notions deviennent entièrement relatives. Une variété d'images des choses, fragmentaires et disparates, affluent aux sens des hommes et transforment fatalement leur perception ainsi que leur sensibilité. Pour prendre les mots de Michaux, l’esprit qui «naturellement, est dadaïste»33 devient plus désordonné, plus bouleversé et plus incommensurable. Les mots et les langues usuels qui parvenaient autrefois à généraliser ces états d’âme deviennent maintenant de moins en moins convenables pour les exprimer. Comme l’écrit Michaux dans le Voir O.C.I, p. 1024-1025. Sauf Pierre Janet. 31 Jean Epstein, «Le Phénomène littéraire» dans L'Esprit Nouveau, les numéros 8 à 13 en 1921. 32 L'Esprit Nouveau, no. 8, mai 1921, p. 857-858. Comme nous l'avons dit, dans le troisième chapitre, Michaux traitera ce thème en suivant presque entièrement les idées d'Epstein. 33 O.C.I, p. 78. 29 30 69 premier chapitre, le pot pour l’intelligence graphique commence à se fissurer et de nouveaux écrits subissent eux aussi un changement radical. En un mot, la transformation de la perception et de la sensibilité suscite également celle de l’expression. D'autre part, selon Epstein, la généralisation de l’usage des machines exige des hommes plus de certitude et plus de rapidité, de la sorte que les hommes modernes deviennent plus scrupuleux et plus nerveux. De là, la fatigue nerveuse générale qui détermine leur vie. Certes, l’usage de ces mots dans «Chronique de l’aiguilleur» n’est pas exactement le même que celui d’Epstein. Mais, Michaux partage tout de même une opinion similaire avec Epstein dans la mesure où il trouve que dans la société moderne, même les «ouvriers» sont «trop spécialisés, trop évolués» et qu’ils entrent dans «des histoires à la fois trop logiques et pénétrées d’une civilisation trop complète»34 . En d’autres termes, le jeune Michaux considère lui aussi que la vie moderne est essentiellement inséparable de la fatigue et que celle-ci détermine psychophysiologiquement tous les membres de la société. La valorisation de la fatigue Toutefois, ce qui est intéressant dans les réflexions d’Epstein, c'est que pour lui, la fatigue n'est jamais le signe de la maladie, ni celui de la dégénérescence. Il le répète à plusieurs reprises : la fatigue nerveuse, à savoir, la fatigue intellectuelle, est un nouveau mode de la santé et sa nouvelle condition. Certes, elle implique la perte de l'ancien équilibre. Mais justement pour cette raison, elle est aussi créatrice; poussant l'homme au tâtonnement vers le nouvel équilibre, elle se fait source de la nouvelle civilisation35. Sans fatigue, pas de nouvelle évolution. Pour Epstein, la fatigue est à la fois la cause de la dissolution et le point de départ pour le nouvel essor humain36. 34 35 O.C.I, p. 16. Voir L'Esprit Nouveau, no.9, p. 966-969 et no.13, p. 1431-1432. Comme nous l'avons vu, les réflexions de Michaux sur l'évolution intellectuelle partagent une tendance identique dans la mesure où il considère aussi la surcharge partielle d'une région 36 70 Nous ne savons pas jusqu’à quel point Michaux a pu éprouver de la sympathie pour une telle opinion : elle est évidemment trop optimiste, nous semble-t-il. Néanmoins, il est au moins certain que, malgré de nombreux textes dans lesquels Michaux donne à la fatigue une valeur plutôt négative, il considère la fatigue comme sa «drogue»37, comme son excitant et comme son tremplin pour entrer dans un autre état d’âme38. La fatigue est, pour lui aussi, une épreuve nécessaire pour gagner de nouveaux savoirs et sans doute le nouvel élan. Mais cela suppose qu’une grande fatigue ou une fatigue chronique suscite la dissolution et que celle-ci sert à la remise en cause de l’intégration déjà faite. Elle fait ressurgir ce qui a été refoulé au nom de l’évolution et permet d’explorer ce que les hommes gardent en lui. Sans dissolution, pas d’exploration ni de nouvelle évolution. C’est là ce que Michaux partage essentiellement avec Epstein. Certes, comme nous le verrons plus tard, il est possible que la fatigue et la dissolution traitées par Epstein demeurent superficielles aux yeux de Michaux. Pour se plonger dans les profondeurs du corps-psychique, la fatigue nerveuse générale appréciée par Epstein ne suffirait pas. Cela dit, la théorie d’Epstein semble comporter quelques leçons importantes pour ce jeune écrivain marqué par son trou ou par son impuissance. D’abord, elle lui confirme à nouveau que le XXe siècle est essentiellement le siècle de la dissolution, car la dissolution est la conséquence inévitable d’une évolution excessivement poussée. Mais la dissolution est également la condition indispensable d’une nouvelle évolution. Les hommes modernes doivent retrouver un nouvel élan en profitant de leur destin qu’est la dissolution. Ainsi, la théorie d’Epstein révèle au jeune Michaux la signification historique de la fatigue. La du cerveau comme un élément du changement du pot. Mais, on ne peut trouver dans la théorie d'Epstein une telle application de la fatigue à toute histoire culturelle et il faut remarquer que c'est la partialité de la charge dans les régions cérébrales que Michaux souligne. Autrement dit, pour Michaux, la civilisation, qu'elle soit ancienne ou nouvelle, est déjà un déséquilibre devenu habituel. Remarquons aussi que, chez Epstein, le mot cérébral est synonyme d'intellectuel, alors que Michaux propose une image plus large et plus globale du cerveau ; il est non seulement le centre intellectuel mais encore le centre des fonctions motrices et de beaucoup d'autres fonctionnements ; il admet même l'intelligence gestuelle, alors qu'Epstein, au moins dans cet article, ne traite que de la transformation de l'intelligence graphique. 37 O.C.II, p. 767. Sur ce sujet, voir aussi Jean-Pierre Martin, «Les né-fatigués me comprendront», in Littérature, no.115, septembre 1999, p. 3-13. 38 Voir «L’insoumis» (O.C.I, p. 587-58) et O.C.III, p. 527-531. 71 fatigue est un sujet principal dans les temps modernes qu’on doit approfondir coûte que coûte. Et quel écrivain serait plus propre à cette mission, si ce n’est cet allié des nés-fatigués39? La théorie de Jean-Epstein lui désigne ainsi une fenêtre ouverte, si petite qu’elle soit. La tendance introspective Selon Epstein, la vie devenue uniquement cérébrale implique une autre conséquence importante parmi les hommes modernes, à savoir, leur tendance introspective. Non seulement le machinisme provoque la fatigue de l’époque mais il écarte les hommes de plus en plus des contacts directs avec les choses et leur expérience du monde devient plus indirecte ou plus virtuelle. Et ce retrait du monde extérieur incite les écrivains en particulier à s’enfoncer davantage dans leur intérieur. Bien entendu, l’accélération du rythme de vie exerce ici aussi une influence essentielle. Elle aggrave le dérangement intérieur de leur esprit et rend celui-ci plus crissant et plus turbulent. Cela attire davantage leur attention sur le chaos intérieur et ils se préoccupent uniquement de leur vie cérébrale. Ils deviennent indifférents à la réalité extérieure et celle-ci perdra à la fin leur confiance. Mais, en somme, n’est-ce pas là ce que Michaux a nommé l’«introréalisme», nouvelle tendance littéraire qui s’oppose à l’«extraréalisme» du XIXe siècle40 et qui a enfin remplacé celui-ci ? En d’autres termes, pour Michaux comme pour Epstein, la fatigue nerveuse est la base physiologique de ce nouveau réalisme. Elle le justifie et ordonne les écrivains de la jeune génération de se plonger plus profondément dans l'intériorité humaine. Ce ne serait donc pas un hasard que Michaux invoque la théorie d'Epstein dans «Surréalisme» et trouve à l’origine de la monotonie de Poisson Soluble 39 O.C.II, p. 455. «Il y a deux réalités : la réalité, le panorama autour de votre tête, le panorama dans votre tête. Et deux réalismes : la description du panorama autour de la tête [...] et la description du panorama dans la tête [...]. Extraréalisme, le premier ; introréalisme, le second» (O.C.I, p. 61). 40 72 cette fatigue généralement répandue41. D’un point de vue psychophysiologique, avant que Breton change la vie, sa vie a été préalablement transformée et destinée à l’exploration de soi-même. Certes, Michaux partage avec Breton la même tendance introréaliste (de là, sans doute, sa sympathie pour le «non-conformisme absolu à la réalité»42 de Breton). A la fin des Rêves et la Jambe, par exemple, il écrit : «L'attention moderne se porte sur les phénomènes inouïs»43. Et dans le manuscrit, cette phrase porte plus clairement la trace de la lecture de Jean Epstein ; «Tout homme moderne s'intéresse à un phénomène cérébral, si étrange qu'il soit»44. D’ailleurs, comme l’indique Jean-Claude Mathieu45, dans une lettre adressée à Hellens46, Michaux suggère qu’il a tenté lui aussi une sorte d’écriture automatique (ou du moins l’écriture introréaliste), indépendamment de celle de Breton. Et également dans «Examinateur – Midi»47, il essaiera de décrire ce qui se passe dans sa tête à chaque instant, bien qu’en petit. Mais malgré ces points communs avec Breton, Michaux n’apprécie pas le surréalisme. Breton ne va pas assez loin dans l’exploration du subconscient. Il ne connaît qu’une dissolution superficielle. Du moins, aux yeux de Michaux, les expériences de Breton manquent d’«assise»48, à savoir de base psychophysiologique ou psychopathologique49. Et si Michaux recourt à la théorie d’Epstein, c’est qu’elle lui indique à la fois la base psychophysiologique et l’impasse de la culture moderne ayant une tendance générale à la dissolution. 41 42 43 44 Voir O.C.I, p. 59. O.C.I, p. 61. O.C.I, p. 25. O.C.I, p. 1032, je souligne. Voir Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste», in Cahiers de l’Herne consacré à André Breton, L’Édition de l’Herne, 1998, p. 353-363. 46 Henri Michaux, Sitôt lus, p. 47. 47 O.C.I, p. 119. 48 Sitôt lus, p. 82. 49 La critique de Michaux envers le surréalisme est multiple et compliquée. Nous reviendrons sur cette question dans les sections suivantes et dans notre chapitre 5. 45 73 La vitesse et la pensée La distance entre Michaux et Epstein se réduit davantage quand il est question des relations entre l’accélération du rythme de la vie et le changement de l’état d’âme des hommes modernes. L’argument de Michaux dans le troisième chapitre de «Chronique de l’aiguilleur» qui traite exclusivement de ce sujet est presque similaire à ce qu'Epstein a écrit dans «Le Phénomène littéraire». Et le fait que Michaux cite les noms de Cendrars et de Cocteau à la fin du chapitre renforce davantage leur intertextualité, parce que dans l'article d'Epstein, ils sont deux écrivains privilégiés, mentionnés et cités à maintes reprises50. En ce qui concerne «l'abréviation» et «la multiplication», deux mots-clef que Michaux utilise pour résumer les caractères des arts modernes, Epstein considère lui aussi «le raccourci» comme un procédé le plus typique de la littérature moderne. Pour lui, la fréquence des raccourcis chez les écrivains modernes est le résultat de la vitesse accrue des pensées et des émotions, mais comme il se doit, une multitude d'idées s'y condensent. «[...] «Le Potomak» de M. Jean Cocteau n'est pas pour moi un livre, mais quatre livres [...]. Et «Les dix-neuf Poèmes élastiques» de M. Blaise Cendrars, je vous l'affirme, sont un volume de huit cents pages ornés de treize cents hors-textes. [...] Une fois de plus la vitesse de pensée est mise à l'épreuve. Le lecteur doit avoir de «l'imagination» [...] parce que les suggestions se succèdent à une allure de rêve, comme un cauchemar où le réveille-matin sonne depuis deux secondes, mais où ces deux secondes ont Dans la troisième partie ayant pour sous-titre «Exemples», Epstein disserte sur six écrivains qui incarnent plus ou moins sa théorie ; Rimbaud, Cendrars, Jules Romains, Cocteau, Apollinaire, Proust. En tenant compte du fait que son estime pour Romains est un peu limitée (Epstein aime ses œuvres mais pas son «unanimisme»), Cendrars et Cocteau sont ses deux écrivains contemporains favoris et qu’il estime le plus, ce qui correspond au choix de Michaux dans ce chapitre. Mais d'autre part, dans l'article d'Epstein, Aragon occupe lui aussi une place à part, alors que Michaux l'omet dans ce chapitre et ajoute, en revanche, deux autres artistes (Satie et Honegger) qui n'apparaissent pas, naturellement, dans «Le Phénomène littéraire» d'Epstein. 50 74 permis au rêve d'échafauder sur cette sonnerie une histoire compliquée qui a paru durer trois jours.»51 Et sa conclusion n'est pas si loin, ici non plus, de celle du troisième chapitre de «Chronique de l’aiguilleur» : «Voilà comment la littérature française moderne dépend de la vitesse mentale dont j'ai voulu plus haut indiquer l'accroissement et les variations. Cet accroissement de la vitesse mentale avec la civilisation est une des plus importantes lois d'évolution de l'intelligence.»52 Cependant, l’écho le plus important de la théorie d’Epstein à ce sujet se trouve plutôt dans «Surréalisme», surtout dans le fragment intitulé «Les membres du confessé». Ici, en suivant l’histoire de la littérature confessionnelle depuis Jean-Jacques Rousseau, Michaux ose classer Breton au rang des confessés, sans craindre le scandale53. Mais ce qui est essentiel dans ce fragment, c’est la diminution progressive de la force du poing mentale : autrefois, les écrivains avaient une grande poignée psychique et pouvaient récapituler les événements de plusieurs années en quelques pages54 ; maintenant, ils n’ont plus que «l’index». Il ne peuvent plus saisir les événements qui ont eu lieu pendant une journée même. Plus ils sont sincères à eux-mêmes, plus leurs confessions deviennent instantanées. De là, Poisson soluble de Breton en tant que confession directe et immédiate de tout ce qui lui est arrivé dans son esprit à chaque instant55. 51 52 L'Esprit Nouveau, no.10, p. 1092. Ibid., p. 1092. Sur ce point, voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 356-357. «Jean-Jacques Rousseau, Alfred de Musset, écrivain des confessions. Ils avaient une fameuse poigne. Dans cette poigne tenaient de gros morceaux de siècle. En un chapitre, en quelques pages, ils synthétisent des années de vie./ [...]/Marcel Proust écrivit ses confessions, également récapitulatives. Il n'a qu'une menotte, une menotte très fine. Dans cette menotte tiennent des morceaux de journée. Lui aussi se confesse a posteriori» (O.C.I, p. 58). 55 «André Breton : c'est le confessé, le confessé intégral, immédiat, de métier. Plus de récapitulation ici, plus d'a posteriori, plus de poigne, ni de main. Mais bien un doigt, l'index. Plus d'années, ni d'heures ; la seconde présente. C'est le mot-seconde inventé, le pouls des images» (ibid., p. 58-59). 53 54 75 Mais naturellement, la langue ne se construit pas de la manière à exprimer ces confessions momentanées. Pour cela, il faut tout de même la virtuosité de l’index de Breton qui a réussi à inventer «le mot-second» et à saisir «le pouls des images»56. Pour Michaux, Breton, c’est «le confessé [...] de métier»57 qui représente, bon gré mal gré, la littérature confessionnelle à l’époque de la fatigue nerveuse. Son index dépeint (ou feint de dépeindre) merveilleusement des micro-pensées qui lui viennent en tête. Sans doute, Breton exagère-t-il son exploration des pensées subconscientes. Son écriture n’est jamais encore entièrement automatique et elle ne touche pas encore, non plus, au «fonctionnement réel de la pensée» 58 , parce que pour Michaux, la vraie pensée profonde ne peut être exprimée par les mots. Cela dit, mise à part cette critique contre la superficialité et la fausseté de l’automatisme de Breton, l’analyse de Michaux dans ce passage n’est pas forcément originale, car, dans «Le Phénomène littéraire», Epstein a déjà écrit sur «la vérité d’une seconde» en évoquant des poèmes d’Aragon : «[...] la civilisation a surchargé l'intelligence d'une telle foule de mesures, de notions, de renseignements contradictoires, superposés, divergents et convergents que la vérité est enfin devenue couramment la vérité de circonstance, une vérité parmi d'autres. [...] On ne note plus la vérité éternelle, ni la vérité d'un siècle, ni la vérité d'un an, mais la vérité d'une seconde. Et si à midi 10'16''le poète a senti en lui une émotion si bruyante qu'il a cru voir un aéroplane tomber, pourquoi ne l'écrirait-il pas [...].»59 Pour ce qui est du «mot-seconde», Epstein écrit aussi que la vitesse accrue de la pensée et la sincérité des écrivains pour elle expliquerait la suprématie des mots (ou des mots-phrases) sur les phrases et les vers traditionnels dans leurs œuvres60. Du moins, 56 57 Ibid., p. 58-59 Ibid., p. 58. André Breton, Œuvres complètes, tome I, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1988, p. 328. 59 L'Esprit Nouveau, nos. 11-12, novembre 1921, p. 1216, je souligne. 60 Ibid., p. 1221-1222. 58 76 ce que Michaux écrit sur Breton dans ce passage a été dit sur Aragon par Epstein en substance. Ainsi, nous constatons encore une fois les relations étroites entre la théorie d’Epstein et les pensées du jeune Michaux. La divergence entre Michaux et Epstein Ce rapprochement de deux écrivains nous révèle aussi leur écart foncier. D’abord, chez Epstein, il n’y a pas d’attachement au corps qui caractérise aussi fortement les textes de Michaux. Malgré son attention aux conditions physiologiques, pour Epstein, en somme, le changement du niveau le plus élevé seul compte. A force de souligner le caractère cérébral (donc intellectuel) de la littérature contemporaine, il ne prend pas suffisamment en compte le rôle du corps ni celui de la vie instinctive. Par contre, l’attention de Michaux au corps, notamment au gestuel est presque obsessionnelle. Comme le montre le deuxième chapitre de «Chronique de l’aiguilleur», il trouve toujours le corps ou les gestes à la racine des activités intellectuelles et représente souvent celles-ci comme autant des gestes ou des actions : «Le XIXe Siècle-Art casse des vitrines, embrasse des arbres [...]» « Auparavant. Une école artistique donne à l'école précédente de la même région un coup de poing, enfonce une bosse-procédé, soulève à côté une autre bosse-procédé et une nouvelle [...]» «L'homme tourne sa langue, meut ses lèvres et il fait voyelles et consonnes.»61 D’autre part, il est aussi évident que Michaux prête une attention plus aiguë qu’Epstein aux rapports entre la vie cérébrale et la vie instinctive. Pour Michaux, la 61 O.C.I, p. 12-13. 77 fatigue nerveuse est corrélative de la défaillance de la vie instinctive. C’est le retrait de l’envie de saisir la réalité extérieure ou l’envie d’agir sur elle. En un mot, le corps ne veut plus la « complexité», ni le « luxe» ni les «détails». Et ce retrait de la vie instinctive ou cette séparation entre la vie cérébrale et la vie instinctive suscite l’affaiblissement des gestes intérieurs ou psychiques. Ainsi, dans l’exemple des «membres du confessé» que nous avons déjà cité, en comparant la capacité de la mémoire et de la récapitulation à la poigne, Michaux suggère qu’il y a une corrélation étroite entre les activités intellectuelles et la force (ou la tension) des muscles psychiques62. Et dans le chapitre «Incontinence» du même essai, en réduisant cette fois-ci l’écriture automatique de Breton à un phénomène physiologique («l’incontinence», «le relâchement d’un sphincter»), Michaux la taxe de superficielle, car, selon lui, «l’incontinence» de Breton n’est que «graphique». Autrement dit, la dissolution ne touche que les fonctions les plus pointues63. De toute façon, il semble certain que Michaux donne plus de valeurs au corps qu’Epstein. Chez Michaux, le corps joue un rôle principal même dans les activités intellectuelles des hommes modernes. Lié à la fois à la vie cérébrale et à la vie instinctive, il soutient ce qu’il appelle les intelligences verbale et graphique (bien qu’il considère également que ces liens sont habituels donc modifiables). Et la vraie fatigue, à savoir la vraie dissolution, exerce une influence grave sur l’articulation ou l’intégration de tous ces niveaux de la vie mentale. La vie instinctive ne peut plus soutenir suffisamment la vie cérébrale et les fonctions plus ou moins inférieures jusque-là inhibées commencent à agir indépendamment, parce qu’elles sont mieux organisées et plus étroitement liées aux instincts. De là, l’insistance de Michaux sur «l’incontinence de gestes» («Donner un coup de pied aux fesses d'un homme courbé»64). Bien entendu, cela ne revient pas à dire que comme les surréalistes, Michaux O.C.I, p. 58-59. Dans «Qui je fus» aussi, Michaux écrit que «[l]’intelligence est dans la préhension» (O.C.I, p. 74). 63«Breton fait de l’incontinence graphique. Il a vu le nez de l’automatisme ; il y a encore derrière tout un corps» (O.C.I, p. 60). Notons en passant qu’ici, en opposant l'automatisme «de gestes» à l'automatisme «graphique» de Breton, Michaux évoque implicitement l’oppositon qu’il a faite dans «Chronique de l’aiguilleur» entre «l’intelligence mimique» et «l’intelligence 62 graphique». 64 O.C.I, p. 60. 78 idéalise les activations automatiques des fonctions jusque-là réprimées. Pour lui, explorer les profondeurs du corps psychique est une chose et écrire une œuvre en est une autre. Du moins, des réflexions mûres doivent suivre les plongées profondes dans la vie intérieure. Sur ce point aussi, son opinion ne va pas forcément à l’encontre de celle d’Epstein qui, tout en admettant la coexistence du côté primitif et du côté hautement cérébral dans la littérature moderne65, s’efforce de faire ressortir plutôt «le plan uniquement intellectuel» de celle-ci66. Que la poésie doive être extrêmement abstraite, donc essentiellement cérébrale, c’est ce que Michaux admet lui aussi dans une lettre adressée à Closson67. Il est presque indiscutable aussi que, malgré leur apparence désinvolte ou spontanée, toutes les œuvres de Michaux, même les premières, sont les produits de longues réflexions, mûres et condensées68. Cela dit, il est tout de même certain qu’à travers les signifiants qui représentent le corporel, les textes de Michaux ne cessent de nous poser des questions : quel corps est au-dessous de cette idée ou de cette activité intellectuelle, qui vit là-dessous 69? Autrement dit, la question du corps chez Michaux comporte dès Par exemple, Epstein parle lui aussi de la tendance simpliste des écrivains modernes en tant que réaction contre l'excès de la complexité et surtout en tant qu’hygiène moderne ( «Le Phénomène littéraire» dans L'Esprit Nouveau, nos. 11-12, novembre 1921, p. 1219-1220). De la même façon, il n’oublie pas de mentionner «l'impulsivité et une belle spontanéité» qui caractérisent la littérature moderne (ibid., p. 1432). Mais, il est aussi vrai que malgré sa perspicacité, Epstein ne voit pas dans ces phénomènes l’enjeu de la littérature contemporaine. En fin de compte, ils demeurent pour lui un phénomène secondaire et résume l’essence de celle-ci en deux mots : «aristocratie névropathique» (Voir Jean Epstein, La Poésie d'aujourd'hui. Un nouvel état d'intelligence, Édition de la Sirène, 1921, p. 57-58). 66 Selon lui, par exemple, l'abandon ou la négligence de la pensée logique qu'on voit souvent dans leurs œuvres ne sont qu'extérieurs. Au-dessous de leur illogisme se trouve le mouvement des pensées qui s'agitent plus rapidement, plus librement et d’une façon plus dynamique qu'autrefois. Leur absence de grammaire n'est pas autre chose que la surabondance de grammaire ; c'est au tour du lecteur de trouver cette grammaire latente. D'autre part, le caractère fragmentaire, elliptique et fluctuant de leurs œuvres n'est que le reflet de leur fidélité à la vie intérieure. Pour dicter les pensées accélérées, morcelées et multipliées, les écrivains modernes osent détruire les syntaxes ordinaires et les vers traditionnels. Voir Jean Epstein, op. cit., p. 95-106. 67 Henri Michaux, A la minute que j’éclate, p. 59 : «Maintenant j’écris des poèmes, des poèmes abstraits / un poème doit être complètement abstrait.» 68 Michaux parle de ses énormes efforts pour aboutir à peu de pages, partout dans ses lettres à Hellens. Voir Sitôt lus , par exemple, p. 48, 54 et 66. 69 «Lorsqu’une idée du dehors t’atteint, quelle que soit sa naissante réputation, demande-toi : quel est le corps qui est là-dessous, qui a vécu là-dessous?» (O.C.III, p. 1083). Comme nous le 65 79 le début la remise en cause radicale du sujet pensant. La question de la fatigue lui révèle la pluralité originelle de l’être. Par contre, chez Epstein, on ne peut jamais trouver une remise en cause aussi radicale du sujet ou du cogito. Or, la question du corps chez Michaux qui comporte une telle problématique épistémologique nous ramène à la question du rapport entre la pensée et la parole. Et sur ce point aussi, la méfiance profonde envers les mots chez Michaux l’éloigne d’Epstein ainsi que d’autres écrivains contemporains, car de même que pour lui, le cogito n’est pas le vrai sujet de la pensée, les pensées verbalisées, surtout écrites, sont loin d’être fidèles aux pensées originelles. Non seulement la pensée consciente ne représente qu’une petite partie des pensées, mais essentiellement, les paroles ne peuvent les traduire sans les dénaturer fatalement. C’est un des principaux sujets des Rêves et la Jambe. L’homme ne peut raconter son rêve qu’après l’avoir privé de son essentiel70. Les vraies pensées échappent toujours au langage verbal. Elles sont trop minuscules et trop mouvementées pour que les mots ordinaires, grands généralisateurs et grands ralentisseurs, les attrapent 71 . Autrement dit, Michaux suppose une infinité de micro-pensées, moléculaires et rapides, au-dessous de la pensée consciente, plus ou moins molaire72(ou représentable). Ainsi, dans «Les Idées verrons dans la deuxième partie, Michaux quitte graduellement la psychophysiologie à la manière de Ribot. Mais cela n’empêche que les conditions physiologiques demeurent primordiales chez lui. Comme le montrent ses essais dans Passages tels qu’«Enfant» et le quatrième fragment d’«Idées de traverse» (qui concerne «la cardiomancie»), les conditions physiologiques resteront pour lui la marque de l’individualité. En d'autres termes, le point de vue psychophysiologique sert à Michaux à garantir le singulier dans l'individu contre toute généralisation. Dans le quatrième fragment d’«Idées de traverse», il écrit : « Cœur sans frappe véritable, pas fait pour des actes, pas fait pour le travail en pointe et, dans son bruit de pompe, par moments une sorte d'hésitation, de retournement sourd et secret : le mauvais signe. Moi, lié à ça pour toujours ! Vous auriez, à l'esprit le plus brillant, donné ce damné moteur, que serait-il devenu? / Toute étude de psychologie et d'auto-analyse devrait commencer par là[...]» (O.C.II, p. 284-285). 70 «Le rêve est muet. / Celui qui a rêvé se raconte après son rêve. / Réveillé, homme total, il costume la jambe en homme» (O.C.I, p. 24). 71 «Le rêve cesse devant l’émotion, au moment où “ça” va enfin arriver au “ha” d’horreur, de souffrance ou de volupté. / Le réveil, l’émotion, d’abord fragmentaires, tendent à se généraliser» (O.C.I, p. 20). 72 Nous empruntons les notions de moléculaire et molaire à Deleuze = Guattari. En ce qui concerne la distinction de ces deux états, voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, 1972, p. 215-217. 80 philosophiques de Qui-je-fus», il écrit : «La parole, si vite qu'elle soit, n'est pas à la vitesse de la pensée. C'est un express poursuivant une dépêche. «La littérature est un gosse qui, poursuivant un papillon invisible d'une tierce personne, voudrait par ses propres zig-zag, représenter le parcours du papillon.»73 Cette idée tenace de Michaux sur le décalage foncier entre la pensée et la parole lui fait contester autrement l’authenticité de l’écriture automatique de Breton. Alors que Breton prétend avoir dicté la pensée inconsciente elle-même au moyen de son écriture automatique, Michaux ne trouve dans Poisson soluble qu’une connivence entre l’auteur et son crayon ou entre lui et sa pensée préalablement modérée. En tout cas, de la part de Michaux, Breton estompe la vitesse originelle de la pensée, sa modulation flexible et son allure incalculable du papillon. Ainsi il blâme cette fois les doigts de Breton à cause de leur lenteur : [...] l’autre cause de monotonie dans Poisson soluble est celle-ci ; la vitesse de pensée est constante et la pensée va au pas. Elle ne court pas [...]. La faute en est en partie aux doigts de Breton, à son rôle accompagnateur. Ses doigts ne pourraient suivre. Dans une peur, une émotion tragique, une noyade, on aperçoit sa vie et son avenir, deux mille images en deux secondes. Mais le moyen, en deux secondes, d'en écrire deux mille ?»74 Et comme l’indique Jean-Claude Mathieu 75 , dans un fragment d’«Énigmes» 76 , Michaux souligne encore une fois le décalage entre la pensée et la parole en faisant allusion à l’écriture automatique de Breton et sans doute, à ses anciens essais de 73 74 75 76 O.C.I, p. 78. O.C.I, p. 59. Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 359-360. Ce texte est publié dans le mêmé numéro du Disque Vert que «Surréalisme». 81 l’«introréalisme» : «J’étais une parole qui tentait d’avancer à la vitesse de la pensée. / Les camarades de la pensée assistaient. / Pas une ne voulut sur moi tenir le moindre pari, et elles étaient bien là six cent mille qui me regardaient en riant.»77 Ainsi, le corps chez Michaux se fait un lieu où passent une infinité de pensées moléculaires et insaisissables. Il constitue l’ignorance absolue de l’être humain et relativise tous ses savoirs et toutes ses sciences78. Vis-à-vis de ce vaste domaine inconnu, même l’introréalisme serait loin d’être suffisant, qu’il s’agisse de l’écriture automatique de Breton ou de Mélusine d’Hellens79. Pourtant, ce qui est intéressant, c’est que ce scepticisme absolu de Michaux l’incite non pas au renoncement total à la langue, mais plutôt à l’invention d’une nouvelle langue poétique. Et la simplicité serait une marque importante de cette nouvelle écriture bien qu’elle ne soit jamais simple chez Michaux. Remarquons d’abord qu’à la différence d’Epstein, Michaux donne des valeurs variées au simple. Pour le premier Michaux, qui a été nourri à la fois d’inspiration jacksoniste et d’inspiration anti-évolutionniste, le retour au simple ne signifie pas forcément la régression totale. Tout au contraire, la simplicité ou le développement du goût au simple est la marque importante de la modernité80, parce qu’une évolution 77 O.C.I, p. 82. Michaux développe davantage ses réflexions sur l’ignorance foncière de l’homme dans la «Postface» de Plume, en synthétisant l’activité mentale de tous les niveaux : «D’ailleurs, QU’EN SAIT-IL (= un auteur) DE SA PENSEE ? Il en est bien mal informé. [...] / Les composantes de sa pensée, il ne les connaît pas ; à peine parfois les premières ; mais les deuxièmes ? les troisièmes ? les dixièmes ? [...] / Ses intentions, ses passions, sa libido dominandi, sa mythomanie, sa nevrosité, [...], ses complexes, et toute sa vie harmonisée sans qu’il sache, aux organes, aux glandes, à la vie cachée de son corps, à ses déficiences physiques, tout lui est inconnu./ [...] / Toute science crée une nouvelle ignorance. / Tout conscient, un nouvel inconscient.[...]» (O.C.I, p. 664-665). 79 O.C.I, p. 61. 80 Appliquant ce principe, Michaux appréciera d’une manière paradoxale la modernité de la culture traditionnelle japonaise dans Un barbare en Asie (bien qu’il ne trouve pas la simplicité chez les Japonais contemporains). Voir O.C.I, p. 393. 78 82 aboutit inévitablement à sa dissolution et la dissolution suscite la vivification du simple et du primitif. La civilisation qui ne connaît ni la fatigue nerveuse ni la simplicité n’est pas encore une civilisation assez moderne. Et son inclination à la simplicité est si forte qu’il va jusqu’à jeter sans remords les originalités locales bornées par les régions et les époques81. Pour être moderne, il faut être au moins à la fois hautement cérébral et primitif. Ainsi, il écrit dans «Chronique de l’aiguilleur» : «“LA MAISON C'EST QUATRE MURS, UNE FENÊTRE, UNE PORTE, ET DU RESTE JE M'EN FOUS.”» / Hygiène excellente !» 82 Et dans le compte-rendu sur Bass-Bassina-Boulou, en taxant les hommes modernes d’être « trop spécialisés, trop évolués»83, il rêve de voir plutôt «des barbares, la simplicité des “éloignés de toute civilisation, qui ont assez de 400 mots pour s’expliquer»84. D’autre part, le retour au simple touche une autre aspiration profonde du jeune Michaux : la résolution de l’incommunicabilité parmi les hommes modernes. Non seulement ce retour libère les hommes de la complexité ennuyeuse, mais il lui permet de regagner une communication originelle, perdue par la spécialisation85. Il s’agit d’un rêve du premier Michaux : plus on est simple, plus on est universel ; moins on est spécialisé, plus on communique. Ainsi, il écrit : «Le cubisme, en peinture et sculpture, naît du même besoin actuel d’universalité et de simplicité que l’Espéranto.»86 On trouvera dans «Notre frère Charlie» la même logique et la même association du primitif, de l'infantile et de l'universel87. Et 16 ans après, dans les dessins de l'enfant, il retrouvera ce qu'il a vu dans les peintures cubistes, à savoir, une espèce de «langue idéographique, la seule langue [...] vraiment universelle» 81 82 83 84 O.C.I, p. 12. O.C.I, p. 12. Ibid., p. 16. Ibid., p. 16. Au début des Rêves et la Jambe, par exemple, il écrit : «La spécialisation détruisit la Tour de Babel, chacun parlait une langue spéciale. / C'est notre époque./ Chimistes, financiers, marins, industriels, chanoines, critiques d'art, philosophes, ont chacun leur argot. / Charabia ! / Il n’y a plus que les va-nu-peids pour se faire entendre de tout le monde» (O.C.I, p. 18). 86 Ibid., p. 12. 87 «Charlie est unanimiste parfait. Il est goûté de la Terre, des cinq continents. / Pour les enfants, après Papa, c'est le meilleur ami. / Charlie, pour tous, tu est notre frère. / Charlie simple, primitif. / Un chapeau melon et une badine, et voilà Charlie. / Il porte veston et cravate. En plus son pantalon troué, où il met aussi son chien» (O.C.I, p. 44). 85 83 «Quatre menus fils, un trait qui ailleurs sera jambe ou bras ou mât de navire, ovale qui est bouche comme œil [...].»88 Ce qui est primitif est universel et le dessin d'un enfant [= Louis XIII] «semblable à celui que fait le fils d'un cannibale néocalédonien» est non moins universel parce qu'il a «l'âge de l'humanité, [...] au moins deux cent cinquante mille ans». Mais élevé et spécialisé, devenu «roi de France», cet enfant perd son universalité89. Cela dit, pourquoi la simplicité chez Michaux n’a-t-elle pas des valeurs éthiques ou spirituelles ? Sa propension à la simplicité trahit dès le début son aspiration au «rien» ou au «minimum» et sa haine contre la complexité se mêle également à son aversion contre le luxe et la possession90. Plus on évolue, plus on possède. Plus on possède, plus on perd l’essentiel. Sa critique contre la possession est si radicale qu’elle se porte non seulement sur la richesse matérielle mais sur la langue même, parce que pour lui, la langue en elle-même est déjà un luxe91. Or, nous avons constaté précédemment l’attention très aiguë de Michaux au décalage foncier entre la pensée originelle et les paroles. En somme, pour lui, la langue ne cesse de trahir quelque chose. Ici non plus, ces réflexions ne l’amènent pas forcément à la négation de la langue, certes. Au contraire, il cherchera plutôt à inventer une nouvelle écriture en exploitant cette nature essentiellement traîtresse de la langue. Pour lui, l’essence d’écriture consiste à transformer, à rendre autre chose92. 88 89 O.C.II, p. 302. Ibid., p. 302-303. Dans «Tahavi», on peut constater la même paradoxe de Michaux : «A dix ans, il avait soixante ans. Ses parents lui parurent des enfants. A cinq ans, il se perdait dans la nuit des temps» (ibid., p. 196). 90 «Le XXe Siècle-Art est blasé de la complexité, du luxe, des détails [...]./Le XXe siècle-Art entre à la trappe, veut manger des racines, s'enfoncer dans le désert» (O.C.I, p. 12) 91 «La parole [...] est déjà de l'excès, du luxe, de la superstructure [...]» (O.C.I,p. 698.) : «Des mots, c'est autre chose. Même les moins évoluées des tribus en ont des milliers, avec des liaisons complexes, des cas nombreux demandant un maniement savant./ Pas de langue vraiment pauvre. Avec l'écriture en plus, c'est pire. Encombrée par l'abondance, le luxe, le nombre de flexions, de variations, de nuances, si l'on la fait “brute”, si on la parle brute, c'est malgré elle» (O.C.III, p. 550). 92 «Sincère ? J’écris afin que ce qui était vrai ne soit plus vrai. Prison montrée n’est plus une prison» (O.C.II, p. 347). Dans Ecuador, Michaux ose se définir comme traître : «C’est ma clef : 84 Cependant, il semble certain que sa critique contre la langue (unie d’ailleurs à sa haine contre le compliqué et le luxe) oriente définitivement sa poétique. Il ne souhaitera jamais devenir propriétaire d’un grand nombre de mots93 . Loin de là, comme nous le verrons plus tard, il va jusqu’à tenter de dépouiller les mots, de les déraciner et de les décharner, car, pour lui, les mots sont trop charnus et trop grégaires et des racines souterraines les lient les uns aux autres d’une manière multiple. Il faut donc rendre les mots maigres, sans famille et vraiment incorporels jusqu’à ce qu’ils se transmuent enfin en quelque chose d’autrement essentiel. Sa poétique de la simplicité impose aux mots une telle ascèse. Il faut fouetter et concasser les mots, plutôt que défaire la syntaxe. Mais pour cela, le poète devrait imposer à lui-même la même ascèse. C’est pourquoi il ne voudrait pas participer à l’aristocratie nerveuse94 des autres écrivains contemporains. Du moins, ce à quoi Michaux vise, ce n’est pas la dictée ou la représentation colorée du «panorama dans la tête», car même s’il est brisé en mille morceaux, ses fragments gardent toujours abondamment les traces des liens avec la réalité95 . En d’autres termes, leurs mots restent encore assez gros, assez voluptueux, assez communautaires. Par contre, ce que Michaux souhaite, ce serait sans doute l’invention d’une nouvelle langue étrangère, des mots d’un vrai exilé, dépouillés de nationalité et d’identité, mais capables de toucher aux vérités humaines universelles qui sont souvent même inhumaines même96. En tout cas, il faut mettre les mots à dure épreuve et les transmuer. Seul ce traître. Vous l’avez maintenant» (O.C.I, p. 184). Voir aussi Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écriture de soi, expatriations, p. 306-307. 93 O.C.II, p. 290. Epstein résume la nouvelle tendance de la littérature moderne en empruntant l’ expression qu’est «aristocratie névropathique» à Babinski (Jean Epstein, La Poésie d’aujourd’hui, p. 58). Nous préférons utiliser une expression plus générale en tenant compte de ce qu’Epstein veut entendre par cette expression. 95 D’ailleurs, leur introréalisme a souvent un autre défaut. Il est souvent statique ou anémique.Par contre, chez Michaux, le simple s’allie au gestuel, aux actions. En d’autres termes, son insistance sur le simple est liée aussi à sa prédilection pour le mouvant, pour le mouvement, et à sa haine contre l’inertie ou le statique. 96 Dans «Recherche dans la poésie contemporaine», conférence faite en 1936, Michaux dit : «En France, Fargue et Michaux forgent des mots directes et évocateurs, intuitifs, sans souvenirs étymologiques» (O.C.I, p. 976). 94 85 qui subsiste servira à constituer sa poétique de la simplicité. Le simple est dans ce cas-là synonyme de solide, de noyau ou d’essentiel. Les plus simples mais les plus solides seuls survivront. C’est pourquoi la simplicité chez Michaux n’est pas facile. Elle est quelque chose qu’on peut atteindre au bout de longues batailles. «Lettre de Belgique» ou la crise du corps Nous avons examiné, dans cette première partie, des aspects variés des réflexions sur le corporel chez le premier Michaux. Les questions de corps constituent une préoccupation primordiale chez lui. Comme s’il répondait à l’appel de Nietzsche97, il commence toujours par le corps et en révélant le vrai sujet des pensées et de l’expérience du monde, il remet en cause l’illusion de l’unité et de l’identité du Moi ainsi que la suprématie de la raison. Cependant, comme nous le verrons dans la deuxième partie, la position du jeune écrivain évolue graduellement. En un mot, il quitte la psychophysiologie à la manière de Ribot et commence à s’occuper des spécificités de l’ordre psychologique indépendant de l’ordre physiologique. Avant de terminer notre première partie, examinons préalablement cette Crise du corps qui est survenue dans les pensées du jeune écrivain. Dans «Lettre de Belgique», texte publié à la fin de 1924, Michaux développe davantage sa poétique de la simplicité. Ici, en analysant les tendances des écrivains contemporains belges, il précise que leur meilleure particularité, donc leur possibilité la plus grande réside en leur simplicité qui est d’ailleurs, selon lui, un caractère national des Belges. Il va jusqu’à inventer une expression «virtuoses de la simplicité»98 et donne cette appellation à de meilleurs écrivains belges tels que Franz Hellens et André Baillon. Quant à lui-même, Michaux se réserve de s’allier entièrement à eux, 97 98 Voir notre note 1 du chapitre 2. O.C.I, p. 52. 86 semble-t-il. D’une part, il admet ipso facto qu’il partage la même propension avec ses compatriotes et qu’il est lié ainsi à son pays malgré lui99. Mais d’autre part, la portée de sa poétique de la simplicité est plus longue : inventant une écriture minimaliste, il cherche à descendre jusqu’aux tréfonds de l’humanité où il n’est plus question de la nationalité et à saisir le minimum essentiel de tous les hommes. Ainsi, en se définissant comme «essayiste»100, Michaux rêve plutôt à une écriture minimaliste qui correspond à la vérité minimum mais universelle de l’être humain : A tort, comme poète, on a parfois jugé Henry Michaux. De celà [sic] sont cause ses Fables des origines, fables en huit lignes. S’il avait pu les écrire en 6 mots, il n’eût pas manqué de le faire. Poésie, s’il y a, c’est le minimum qui subsiste dans tout exposé humainement vrai. Il est essayiste. De lui encore, Le Rêve et la Jambe [sic], essai philosophique, style abrupt, elliptique comme son titre. 101 Toutefois, ce qui est plus remarquable dans ce texte, c’est qu’il montre ici une modification significative des pensées de Michaux sur le corps, notamment le retrait du physiologique chez elles. En effet, il commence curieusement cet article en évoquant les traits physiques des Belges qui se fondent, selon lui, avec leur caractère national : en invoquant les clichés superficiels sur la vie belge, loin de les contredire, il souligne la sensibilité très aiguë des Belges pour l’activité des organes : «Les étrangers se représentent communément le Belge à table cependant qu’il boit, qu’il mange. […] / L’exaltation, d’où qu’elle vienne […], si elle se fait belge, devient sanguine, sensuelle. / «Truculent – ripaille – goinfrerie – ventre – mangeaille» - dix contre un je tiens que ces mots isolés, A la fin d’Ecuador, il reviendra encore une fois à la question du lien caché entre lui et sa patrie. Voir O.C.I, p. 232. 100 Dans ses études importantes, Jérôme Roger analyse et développe la portée de la conception de «l’essai» chez Michaux : voir surtout sa monographie, Henri Michaux, Poésie pour savoir, Presse Universitaire de Lyon, 2000. 101 O.C.I, p. 54. 99 87 sitôt dits, vous font songer aux Belges. / Le travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang, paraît chez eux demeurer conscient, une jouissance consciente.»102 Son analyse masochiste de ses compatriotes continue. Après avoir réduit le caractère traditionnel de l’art belge à ces traits psychophysiologiques exagérés, il se demande : «Notre époque, quels tempéraments de cette sorte a-t-elle en avant?» La réponse lui paraît claire : aucun. Il écrit : «Notre époque de sang-froid paraît gêner cette sorte d’expression […].»103 De là, le reste du texte qui se consacre à un autre caractère belge plus prometteur, à savoir la simplicité dans leur style artistique dont nous avons parlé plus haut. Cependant, malgré la superficialité apparente de cette observation, (d’ailleurs, celle du même genre que Michaux montre malheureusement dans «Un barbare au Japon») ce texte a une grande importance, quand on pense au développement de ses pensées sur le corps. D’une part, Michaux reconnaît l’importance du rôle du physiologique dans la formation du caractère national ; en parlant des caractéristiques physiques et mentales des Belges, il suggère que le physiologique et le psychologique se correspondent. Sur ce point, il est toujours adepte de la psychophysiologie (sinon, pourquoi commencer par la vie viscérale belge pour présenter la modernité de la littérature belge ?). D’ailleurs, comme c’est le cas pour la simplicité belge, il avoue qu’il est lui-même sensible au « travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang». Mais d’autre part, les relations entre le physiologique et le psychologique ne sont plus aussi directes qu’avant. Certes, l’activité intellectuelle se bâtit sur les conditions physiologiques, mais d’une manière plus libre et plus souple. Éventuellement, on pourrait produire un résultat tout à fait contraire à ce qu’elles promettaient, en se cabrant 104 contre leurs tendances foncières ou héréditaires. Michaux en donne un bon exemple : le cas d’André Baillon, un des virtuoses de la simplicité ; celui-ci sait transmuer le «sang-chaud» en <écriture du sang-froid» avec 102 103 104 O.C.I, p. 51. Ibid., p. 52. Ibid., p. 662. 88 un «style bien moderne» : L’inspiration, le sujet naît du sang-chaud, de la chair, dont j’ai parlé au début. Mais l’écriture est de sang-froid. Cela est saisissant, net, incisif, rapide, de style bien moderne.105 Remarquons une leçon importante sur le destin du corporel et la modernité de l’écriture que comporte cette petite remarque106. Comme nous l’avons écrit, pour le jeune Michaux, la vie moderne est liée étroitement à l’inclination au simple. Mais à la différence de ce qu’il essayait de faire croire dans ses premiers textes, ce n’est plus la simplicité des membres ni celle de la vie viscérale qui s’imposent. Cette époque de «sang-froid» ne les réclame plus. Ce dont on a envie, ce à quoi on est sensible, c’est une simplicité froide. Dans la vie devenue uniquement cérébrale, on a besoin d’une hygiène plus cool. Pour l’esprit des hommes modernes qui s’écartent de plus en plus du corporel, le «travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang», tout est trop chaud. Il n’est plus convenable à cette époque extrêmement intellectuelle où une «aristocratie névropathique»107 domine. En d’autres termes, en parlant de la crise d’une tradition artistique de son pays natal, il parle de sa propre crise et suggère une volte-face de son écriture exigée par l’époque. Il faut inventer coûte que coûte une «écriture de sang-froid», dans laquelle le corps, tel quel, ne pourrait plus être mis en avant sur la scène. Mais, on peut se demander tout de même : refoulée et devenue inconsciente, notre vie viscérale ne ressuscite-t-elle pas, se rendant froide, indifférente et anaffective ? Ne se venge-t-elle pas à son tour, d’une façon ou d’une autre, de son aliénation si fortement imposée ? Remarquons que soulignant la chaleur du corps et la froideur de l’époque, Michaux présente ici une variante de ses Rêves et la Jambe. 105 O.C.I, p. 53. En ce qui concerne la correspondance entre ce changement de position de Michaux et le nouveau mouvement psychologique, nous l’examinerons dans la prochaine partie. 107 Voir notre note 94 de ce chapitre. 106 89 Selon lui, le rêve, cette «froideur»108, tant appréciée par les hommes modernes, n’est en fait que le reflet ou la résurrection de leur vie corporelle sacrifiée. Et Franz Hellens, n’a-t-il pas réussi à exprimer cette simplicité froide du rêve en inventant le style du morceau d’homme ? De toute façon, il est certain que Michaux devine bien le destin du «sang-chaud» dans la vie moderne ; ce qui est chaud n’est pas viable à moins qu’il ne se refroidisse ou qu’il ne se rende indifférent et insensible. En un mot, le corps ne peut survivre dans l’art moderne sans être castré. Or, il nous semble qu’à partir de cette observation sur le destin du corporel, Michaux a développé au moins deux stratégies différentes. L’une est l’invention de ce qu’on appelle l’espéranto lyrique. Il ne serait pas difficile de comprendre que celui-ci comporte les efforts de Michaux pour regagner la corporéité perdue dans l’écriture109. Au lieu de susciter la froideur, Michaux atomise les mots à l’extrême, les agglutine et cherche à amplifier des bruits que fait «le travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang». Mais il y en a au moins une autre qui dure plus longtemps et qui constitue une grande partie de ses œuvres poétiques en prose. C’est ce qu’on pourrait appeler une poétique de froideur. Voyons, par exemple, le sixième fragment de «La Nuit remue», connu pour sa tendance sadique, qui est, pourtant, susceptible de trahir un désir plus moderne : «Hier encore, j’arrachai un bras à un agent [...]. / Mes draps jamais pour ainsi dire ne sont blancs. Heureusement que le sang sèche vite. Comment dormirais-je sinon ? / Mes bras égarés plongent de tous côtés dans des ventres, dans des poitrines ; dans les organes qu’on dit secrets (secrets pour quelques-uns !). / […] Je ne sais pas toujours quoi, un morceau de foie, des pièces de poumons, je confonds tout, pourvu que ce soit chaud, humide et plein de sang.[…] / Priez pour lui, il enrage pour vous.»110 Cet exemple suggère au moins que dans les textes ultérieurs de Michaux, le corps, loin 108 109 110 O.C.I, p. 20. Nous reviendrons plus tard à la question de cet espéranto lyrique. O.C.I, p. 421-422, je souligne. 90 de disparaître totalement, revient muni de froideur littéralement. Mais ne nous hâtons pas trop. Avant d’atteindre cette étape, il en reste encore quelques-unes que nous devons parcourir. Dans la deuxième partie, en nous occupant principalement des textes publiés depuis «Les Idées philosophiques de Qui je fus», nous suivrons davantage le développement des pensées sur le corporel et l’incorporel chez le jeune écrivain. 91 II LE SUBCONSCIENT ET LE FRAGMENTAIRE 92 4 Du corporel à l’incorporel Nous avons examiné jusqu’ici principalement les pensées sur le corporel chez le premier Michaux. En effet, malgré leur étonnante diversité, la plupart des textes de Michaux publiés de 1922 à 1925 montrent une préoccupation obsédante sur le rôle du corporel dans l’acitivité intellectuelle. D’une part, en parsemant ses premiers textes d’images dynamiques du corps qui a sans cesse un dialogue vif avec le monde et les choses, le jeune écrivain essaie de situer le corps à la base de l’expérience humaine et de l’intelligence. De l’autre, en soulignant la structure hiérarchique de l’organisme et celle de la personnalité, il tente de fissurer l’illusion de l’unité du Moi et de saper l’empire de la Raison. Cependant, après la publication de Fables des origines, un nouveau mouvement commence. C’est la séparation du physiologique et du psychologique et la mise en valeur du dernier. En s’écartant de son ancienne tendance, Michaux touche de plus en plus aux questions des instances supérieures, à leurs particularités et à leurs drames. Bien entendu, une telle perspective serait inexacte et de toute façon arbitraire : même dans les textes publiés après 1924, l’attachement de Michaux au corporel subsiste toujours ; au contraire, dans «Cas de folie circulaire», son attention au psychique irréductible au physique existe déjà. Cependant, si l’on prend en compte seulement les textes rassemblés dans Qui je fus, cette nouvelle tendance se manifeste davantage. Dans le texte liminaire de ce recueil1, Michaux fait entrer en scène d’abord «Qui-je-fus matérialiste» qui essaie d’expliquer l’évolution humaine uniquement par la spécificité des conditions physiques Ce texte qui était intitulé au début «Les Idées philosophiques des Qui-je-fus» fut publié dans Le Disque Vert, no.3, décembre 1923 et repris sous le nouveau titre («Qui je fus») dans le recueil qui porte ce nom en 1927. 1 93 de l’homme. Mais dès que ce premier Qui-je-fus termine son discours, le sujet-parlant («je») déclare que cette manière de penser, qui fait songer au monisme de Haeckel, est déjà périmée et le deuxième Qui-je-fus spiritualiste remplace ce premier2. Certes, on le sait, le sujet-parlant chasse aussi ce deuxième Qui-je-fus tout de suite après son discours. Mais, on constatera que c’est en somme la position du deuxième Qui-je-fus que Michaux a développé depuis lors, parce que dans les chapitres suivants, ce sont plutôt l’âme et l’incorporel qui sont mis en avant, tandis que le corps physiologique se retire au fond de la scène. Dans «Évasion», par exemple, Michaux écrit avec jubilation : «Vous savez qu’on rayonne, qu’on se jette hors de soi de tous côtés.[…]; et loin de ses immobiles fémurs et de son immobile cage thoracique […], on fait les plus longs voyages. C’est l’âme qui s’en va, seule, vite.» 3 Ainsi, distinguant nettement le physiologique et le psychologique, Michaux renonce à la thèse principale de la psychophysiologie, à savoir, la continuité de ces deux ordres sur laquelle il insistait pourtant. En d’autres termes, dans Qui je fus, les phénomènes des instances supérieures ne viennent plus forcément d’en bas. Loin d’être des phénomènes surajoutés à l’activité physiologique, ils obtiennent une autonomie relative vis-à-vis de celle-ci. Ou plutôt, les relations entre le physique et le psychique y deviennent plus délicates : le psychique intervient dans le physique autant que ce dernier influence le premier. Pour le psychique, le corps est maintenant à la fois une base et une sorte d’habitation qu’il doit aménager et refaire pour y vivre. D’autre part, avec ce passage au psychique, un autre changement se produit. C’est l’entrée en scène de «je» en tant que personnage principal : au lieu de traiter les questions générales, Michaux commence à parler de soi-même. Certes, depuis «Cas de folie circulaire», en un sens, Michaux s’est toujours révélé dans ses textes. Mais dans Qui je fus, le mouvement vers l’individualisation se manifeste clairement et désormais, «l’écriture de soi» 4 occupera une place majeure dans ses œuvres. D’ailleurs, ce mouvement vers l’individualisation s’unit étroitement à un autre changement non moins important. En un mot, une nouvelle dimension cruciale s’ajoute à ses textes, à savoir, le Temps ou le Temps humain en tant que devenir : ce n’est plus le temps physique, censé 2 3 4 O.C.I, p. 73-77. O.C.I, p. 85. Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, écriture de soi, expatriation. 94 être commun et mesurable dont il s’agit dans Qui je fus. S’éloignant du temps ordinaire ou objectif, le jeune écrivain commence à chercher le vrai Temps humain où l’homme, déployant ses possibilités infinies, se crée lui-même sans cesse. Tantôt ses passés toujours vivants affluent en foule à la pointe de son présent, tantôt il rêve d’un avenir où se réalise enfin la transsubstantiation. En tout cas, l’évolution dans Qui je fus est créatrice. C’est le temps plein de virtuel et marqué par son inachèvement perpétuel. A travers son acte d’écrire, Michaux s’engage de plus en plus dans la création de sa vie. Ainsi, avec la publication de Qui je fus, Michaux a certainement tourné la page. Il se sépare définitivement de la psychophysiologie à la manière de Ribot, et commence à explorer le domaine de l’incorporel uni à l’écriture. Bien entendu, cette nouvelle volte-face n’a pas été faite subitement ni d’emblée. Loin de là. L’ensemble de ses textes à cette époque montrent plutôt les tâtonnements du jeune écrivain. Dans son vaste et long parcours, il y a dès le début des chemins perdus et des chemins (re)trouvés. Un chemin qui a semblé une fois perdu trouvera son nouveau développement dans un endroit inattendu. De la même façon, le physiologique une fois reculé du centre de la scène y retournera sous un autre aspect et sous une autre forme. Mais, pourquoi cette nouvelle propension au psychique n’est-elle pas un avatar de son ancienne inclination au spirituel qui était manifeste dans son adolescence marquée par sa lecture des mystiques ? De toute façon, l’oscillation est une stratégie essentielle de Michaux : la vérité ne peut surgir que dans ce va-et-vient éternel. Et loin d’être le signe de l’opportunisme, cette oscillation perpétuelle lui permettra d’aller toujours plus loin dans son exploration interminable. Michaux et Janet Il est pourtant à remarquer que cette oscillation chez Michaux correspond dans une certaine mesure au changement épistémologique qui a eu lieu au début du XXe siècle. Surtout, dans le domaine de la psychologie, comme nous l’avons écrit au début, un nouveau courant de pensées a gagné du terrain. C’est le mouvement représenté, en gros, 95 par Bergson et Janet5 qui insistent sur la différence de qualité entre le physique et le psychique. Et un autre mouvement, celui de la psychanalyse qui fait cas aussi, mais autrement, de l’autonomie de l’ordre psychique s’y ajoute. De toute façon, dans les années 20 6 où la théorie de Freud commence à se répandre en France, la psychophysiologie à la manière de Ribot a presque achevé son rôle7. Or, parmi ces psychologues contemporains au sens large, c’est la théorie de Pierre Janet qui touche le plus à notre travail. Certes, à la différence des autres auteurs philosophiques tels que Ribot, Epstein et Freud, il n’y a pas de référence directe à Janet dans les textes de Michaux, ce qui soulève dès le début un problème intertextuel8. D’ailleurs, en comparaison avec la théorie de Freud, la psychopathologie de Janet semble manquer trop souvent d’intérêt littéraire. Essentiellement formaliste, Janet a fait peu de cas du contenu des phénomènes inconscients. Au moins dans ses livres, il est rare qu’on trouve une attention sérieuse à la polysémie ou à la surdétermination dans le langage et le fantasme des malades. De la même façon, bien qu’il assimile le refoulement de Freud à En ce qui concerne les influences mutuelles et fortes entre Bergson et Janet, voir Ellenberger op. cit., p. 378-379. En écartant à la fois l’attitude métaphysique et l’attitude psychophysiologique, 5 Janet joue un rôle analogue à Bergson dans le domaine de la psychologie. De même que Bergson a critiqué l’évolutionnisme spencérien et a cherché à le remplacer par la notion de l’évolution créatrice, de même, Janet essaie de réorganiser la psychologie du point de vue de la créativité propre à l’homme. 6 En effet, durant les années 1920, l’idée de la cénesthésie de Ribot était le centre d’une discussion acharnée : Dans L’Évolution psychologique de la personnalité publiée en 1929, Janet critique sévèrement cette notion de Ribot ainsi que sa méthode psychophysiologique, malgré son respect pour celui-ci (voir Pierre Janet, L’Évolution psychologique de la presonnalité, Éditions A. Chahine, 1929, p. 21-41). Et Henri Ey témoignera plus tard que surtout après Janet, cette notion a définitivement perdu sa valeur ancienne (Voir Henri Ey, La Conscience, Desclée de Brouwer, 1963, p. 293-294). 7 Michaux suggère qu’il prenait conscience de ce changement épistémologique en écrivant dans «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud» : «L’esprit humain flue et reflue de l’unité à la complexité ; [...] ; en science, de la synthèse à l’analyse, du matérialisme au spiritualisme. / L’histoire est ce jeu de réactions. / Le XIXe siècle fut la synthèse. Il unifie. Il réduit la chimie à l’atome, l’électricité à l’électron, la vie au protoplasme, la physiologie à la physico-chimie. / Il fut matérialiste. / Freud est, dans le domaine de la philosophie, la réaction contre le XIXe siècle» (O.C.I, p. 49). 8 Il conviendrait pourtant de noter que Michaux était probablement lecteur du Journal de psychologie, revue fondée et dirigée par Pierre Janet et Georges Dumas. Il mentionne cette revue dans une lettre à Hellens (Sitôt lus, p. 104) et on peut en trouver aussi une référence (bien que fausse) dans «Braakadbar» (O.C.I, p. 254). 96 sa propre conception du «rétrécissement du champ de la conscience»9, il n’y a pas dans sa théorie une analyse aussi avancée sur le mécanisme de défense du Moi. Quant au transfert, certes, Janet attire souvent l’attention sur ce phénomène depuis L’Automatisme psychologique. Mais, il s’arrête chaque fois au seuil de ce phénomène et il n’a jamais atteint la vérité profonde que celui-ci recèle10. Ainsi, du point de vue littéraire au moins, la partie entre Janet et Freud est certainement déjà jouée : chez Janet, il n’y pas d’attention au décalage entre le manifeste et le latent ni aux rapports compliqués entre la surface et la profondeur. En un mot, il comprend peu les rôles de la fiction ou de la déformation qui sont, selon Michaux, l’essence même de la littérature11. Alors à quoi sert-il de recourir à sa théorie qui est d’ailleurs presque oubliée aujourd’hui ? Cependant, si nous tenons tout de même à sa théorie, c’est qu’elle cherche à révéler, elle aussi, une foule d’existences à la fois incomplètes et entières qui habitent et subsistent dans la vie mentale humaine. Ce qu’il appelle les «existences psychologiques simultanées» 12 , ce ne sont pas autre chose que des «fragments détachés de la personnalité […] dotés d’une vie et d’un développement autonome»13. D’ailleurs, selon Janet, cet être fragmentaire a une relation étroite, d’un côté, avec un morceau du corps et des sensations, de l’autre, avec un morceau du temps, c’est-à-dire, tel ou tel moment du passé. Autrement dit, il est une conception plus évoluée et plus précise de la conscience locale chez Ribot : il est à la fois psychique et somatique, à la fois le vivant et le revenant. Il est pour ainsi dire un morceau d’homme indépendant de l’activité propre à l’organisme, et un qui-je-fus muni de ses gestes et de ses sensations. Ainsi, la théorie de Janet sur le subconscient (et celle sur la conscience aussi) Voir Ellenberger, op. cit., p. 578-579. Il est en effet étonnant que même dans L’Évolution psychologique de la personnalité publié en 1929, les études de Janet sur «la suggestibilité» et «l’électivité» chez les hystériques ne se développent guère par rapport à celles de L’Automatisme psychologique, alors que, pendant ces quarante ans, Freud a établi une théorie révolutionnaire et organisé ses techniques psychanalytiques en approfondissant ces phénomènes. Voir L’Automatisme psychologique, par exemple, p. 69-70, p. 136-137 et surtout p. 274-278 et L’Évolution psychologique de la personnalité, p. 58-59. Voir aussi Ellenberger, op. cit., p. 432 et Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, tome 1, surtout p. 246-266. 11 Michaux écrit à la fin des Rêves et la Jambe : «[...] la fiction, la déformation seule intéresse littérature» (O.C.I, p. 25). 12 Janet, L’Automatisme psychologique, p. 302-309. 13 Ellenberger, op. cit., p. 386. 9 10 97 nous sert de modèle explicatif pour examiner non seulement le passage des morceaux d’homme aux qui-je-fus, mais également le développement ultérieur des personnages marqués par leur incomplétude dans les textes de Michaux. Dans ce chapitre, nous examinerons d’abord la théorie de Janet et dans le reste de cette partie, en comparant celle-ci et les textes de Michaux, nous nous occuperons de montrer comment le jeune écrivain allait développer ses personnages et atteindre une nouvelle écriture qu’on pourrait appeler la poétique de l’incomplet14. D’autre part, ce rapprochement entre Janet et Michaux nous permet également d’examiner de plus près une autre préoccupation du jeune écrivain, à savoir, la fusion du scientifique et du littéraire. Certes, sur ce point, la théorie de Janet ne serait pas suffisante pour en couvrir tous les aspects. Mais cela n’empêche qu’elle nous présentera un des meilleurs exemples sur ce sujet. L’évolution créatrice et le subconscient Comme nous l’avons déjà écrit, la nouveauté de Janet consiste d’abord à s’être séparé définitivement de l’attitude psychophysiologique qui était dominante parmi les psychologues de l’ancienne génération. Sur ce point, il est à la fois successeur de Ribot et son antagoniste. D’un côté, il hérite de Ribot l’esprit de la psychologie expérimentale et en le développant, il cherche à chasser de façon drastique les interprétations métaphysiques et spirites des phénomènes psychologiques. Mais de l’autre, mettant entre parenthèses l’influence des conditions physiologiques, il prouve l’existence des maladies purement psychogènes et l’indépendance relative de l’ordre psychique vis-à-vis des conditions physiologiques15. Cependant, malgré cette divergence entre Ribot et Janet, un lien sous-jacent Il va de soi que celle-ci correspond aussi à la poétique de la simplicité dont nous avons parlé. Toutefois, cela ne signifie pas que Janet néglige l’importance des facteurs physiques dans les phénomènes psychologiques. Loin de là, développant sa théorie dynamique basée sur la notion de l’énergie psychique qui est couplée en fait à l’énergie physiologique, il attachera plus d’importance que Freud aux conditions physiques des malades (de là, son insistance sur l’importance du rôle que joue la fatigue dans les maladies mentales). 14 15 98 mais essentiel les rattache étroitement l’un à l’autre. C’est l’inspiration jacksoniste et l’attention à la structure hiérarchique de l’esprit humain. Pour Janet, comme pour Ribot, la conscience n’est en somme qu’un bloc ou qu’un agrégat qui comporte une foule de consciences partielles antérieurement systématisées, mais plus stables que celle-là. Certes, à la différence de Ribot, Janet attribue une fonction privilégiée à la conscience : la faculté de synthétiser les éléments psychologiques de la manière à s’adapter à la réalité16 : c’est elle qui permet à l’homme de vivre dans le temps en se renouvelant lui-même sans cesse ; c’est elle qui constitue la réalité pour l’homme en rattachant le passé et le présent d’une part et le subjectif et l’objectif de l’autre. Par rapport à cette fonction à la fois ordinaire et merveilleuse, même les fonctions dites intellectuelles restent au niveau inférieur17. Pour lui, les névroses sont des maladies de l’évolution créatrice et sur ce point, sa théorie préfigure celle de Minkowski, en un sens18. Cependant, cela n’empêche que cette fonction suprême de la conscience est toujours la plus fragile et disparaît le plus tôt. Ainsi, lors de la désagrégation mentale qu’il appelle «le rétrécissement du champ de la conscience»19, le nombre d’éléments que la personnalité principale peut régir diminue considérablement et parallèlement à cela, se vivifient les activités des consciences partielles, isolées de la conscience principale et devenues automatiques. Mais ce qui est plus remarquable, ce sont les natures que Janet attribue à ces «formes inférieures de l’activité humaine»20. En soulignant plus que Ribot Il nomme cette fonction la faculté de synthèse dans L’Automatisme psychologique et la fonction du réel dans ses livres ultérieurs. 17 Dans Les Obsessions et la psychasthénie, par exemple, Janet classe le raisonnement abstrait et la mémoire représentative au deuxième rang dans sa hiérarchie des fonctions psychiques, c’est-à-dire au même rang que «la rêverie» et «l’imagination» (Les Obsessions et la psychasthénie, p. 482-485). 18 En effet, dans La Schizophrénie publié en 1927, Minkowski admet qu’il y a des points communs entre sa conception du «contact vital avec la réalité» et «la fonction du réel» chez Janet d’une part et de l’autre, entre les cas de « schizophrénie» et ceux de «psychasthénie», maladie mentale nommée et classée par Janet. Voir Eugène Minkowski, La Schizophrénie, Payot & Rivages, «Petite Bibliothèque Payot», 2002, p. 107 et p. 149. Malgré la perplexité de Minkowski, cela semble naturel, si l’on rappelle l’influence de Janet sur Bleuler d’une part et l’influence mutuelle entre Janet et Bergson de l’autre. 19 Voir L’Automatisme psychologique p. 192-199. Malgré sa critique envers Spencer, il avoue qu’il a emprunté cette notion à celui-ci. 20 Son premier livre monumental (L’Automatisme psychologique)a pour sous-titre : «Essai de 16 99 l’association des idées et des mouvements ainsi que celle des souvenirs et des sensations21, Janet démontre l’existence des systèmes psychologiques latents où sont étroitement associés des idées, des souvenirs, des images, des sensations et des mouvements (virtuels ou actuels). Il s’ensuit qu’une sensation évoque automatiquement des souvenirs qui s’y lient ou qu’une idée déclenche instantanément des mouvements s’il n’y a pas d’autres idées qui l’inhibent. Ainsi pour Janet, le corps et l’esprit humains sont occupés littéralement par plusieurs personnalités. Chaque personnalité secondaire garde ses propres liens avec le corps, tout indépendamment des liens entre la personnalité principale et le corps. D’ailleurs, à travers des expériences et des observations à la fois nombreuses et minutieuses, Janet verifie que ces fragments de conscience ont une variété de tailles et que depuis les tics et les obsessions jusqu’à la catalepsie totale, on peut expliquer tous les cas de désagrégations mentales par les mêmes principes, à savoir le rétrécissement de la conscience normale et la vivification partielle ou totale de l’automatisme. En d’autres termes, il a appliqué plus rigoureusement le deuxième principe du jacksonisme. Et ainsi que l’introduction de la dimension temporelle dans la psychologie, cette mise en valeur du deuxième principe jacksoniste exercera une grande influence sur les psychiatres français de la jeune génération tels Henri Ey et Jean Delay. De toute façon, la particularité de la théorie de Janet consiste dans son double regard arrêté à la fois sur la capacité de la conscience et sur les spécificités du subconscient. En remplaçant l’évolutionnisme du XIXe siècle par la conception de psychologie expérimentale sur les formes inférieures de l’activité humaine». C’est-à-dire que ce travail touche entre autres aux activités automatiques des fonctions ou des personnalités inférieures, qui sont antérieurement formées et qui subsistent presque intactes même après la désagrégation de la personnalité principale. D’autre part, en divisant son travail en deux parties («Automatisme total» et «Automatisme partiel»), Janet respecte le deuxième principe jacksoniste concernant la distinction de la dissolution générale et de la dissolution partielle beaucoup plus sévèrement que Ribot (voir par exemple L’Automatisme psychologique, p. 221-222). 21 «En étudiant […] les phénomènes psychologiques isolés, nous avons vu que les mouvements des membres et les sensations d’un côté, les expressions de la physionomie, les gestes successifs et les émotions de l’autre, formaient des unités, des synthèses dont les éléments étaient cohérents et inséparables. Une partie d’une sensation ou d’une émotion étant donnée, les autres existaient forcément et venaient achever le groupe qui tendait à se compléter et à subsister.[...] Les systèmes d’éléments psychologiques semblent avoir ainsi leur vie propre, comme chaque élément en particulier, et c’est cette vie d’un système psychologique qui constitue les personnalités différentes et les divers somnambulismes» (L’Automatisme psychologique, p. 144-145. Voir aussi, p. 11, p. 81, p. 106-109 et p. 119). 100 l’évolution créatrice, il attire l’attention simultanément sur la coexistence des deux activités psychiques : «l’une qui conserve les organisations du passé» et «l’autre qui synthétise, qui organise les phénomènes du présent»22. Nous vérifierons que la même attention, le même double regard existe dans les textes de Michaux. En d’autres termes, son théâtre est toujours constitué de deux catégories de protagonistes : des personnages incomplets autonomes et antérieurement formés et le sujet aussi incomplet mais qui ne renonce pas à son élan et qui vise à se créer lui-même avec ses propres personnages autrement incomplets. «Les morceaux d’homme» et le subconscient Nous avons essayé de préciser le caractère amibigu du subconscient en tant qu’existence psychologique fragmentaire chez Janet. Examinons maintenant, de nouveau, l’idée des «morceaux d’homme» chez Michaux. Certes, comme nous l’avons écrit précédemment, la grande partie des Rêves et la Jambe est d’une inspiration psychophysiologique. Michaux souligne partout dans ce texte le rôle des facteurs physiologiques. Notamment, il attache de l’importance aux états physico-chimiques des organes23, ce qui correspond justement à la théorie de Ribot, car celui-ci situe à l’origine de tous les sentiments et de toutes les intelligences, la «sensibilité protoplasmique, vitale, organique, préconsciente» qui se ramène, en substance, à une série de phénomènes physico-chimiques 24 . D’autre part, Ribot affirme que les tendances fondamentales innervent toutes les activités vitales depuis la vie rudimentaire de l’unicellulaire jusqu’à la vie intellectuelle de l’homme. Ce qu’il trouve sans cesse dans les êtres animés25, ce sont 22 Ibid, p. 12. Voir, par exemple, le onzième fragment : «Les membres qui ont travaillé plus que normalement, sont la nuit : crasse chimique acides, contractures, picotement, froid, chatouillement, dureté, crampe, douleur lancinante autour des muscles fourbus. // Les membres surmenés par l’exercice du jour restent éveillés» (O.C.I, p. 21). 24 La Psychologie des sentiments, p. 3-6. 25 Il écrit dans La Psychologie des sentiments : «la tendance physiologique, c’est-à-dire l’élément moteur […], à aucun degré, du plus humble au plus élevé, ne fait jamais défaut» (p. 6). D’autre part, Janet adoptera, lui aussi, cette notion de «la tendance» provenant sans doute de Ribot dans 23 101 en particulier des désirs interminables de mouvements. S’il a choisi un terme assez vague que représente la tendance et qui englobe les besoins, les appétits, les instincts, les inclinations et les désirs, c’est qu’en partie, il a voulu faire ressortir ce désir crucial de tous les êtres animés. Sur ce point, la vie mentale humaine ne fait pas exception. Elle est dominée, elle aussi, à tous les niveaux et à chaque instant, par des désirs variés de mouvements munis de leurs propres propensions. Or, ne sont-ce pas ces désirs aveugles, s’élevant du fond de l’être humain, que Michaux nous fait communiquer avant tout à travers ses Rêves et la Jambe ? En effet, il conviendait de constater préalablement que cette attention à la vie instinctive est rare dans la théorie formaliste de Janet26. Par contre, sur ce point, Michaux reste fidèle à la position de Ribot, semble-t-il, même quand il critique le pansexualisme de Freud, car dans «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud», il attire l’attention sur la variété des instincts primordiaux. Cependant, malgré toutes ces marques psychophysiologiques, l’idée des «morceaux d’homme» de Michaux contient évidemment d’autres aspects qui débordent le cadre théorique de Ribot. Remarquons qu’il y a chez Michaux, comme chez Janet, un double regard qui est arrêté toujours à la fois sur les phénomènes subconscients et sur le rôle de la conscience27. De même que la conscience et le subconscient forment une paire asymétrique chez Janet, de même, la conception des «morceaux d’homme» ne fonctionne essentiellement qu’en s’articulant avec celle de «l’homme total». Plus précisément, comme Janet, Michaux ramène l’opposition entre «l’homme total» et les «morceaux d’homme» à la différence entre la conscience synthétique et la conscience unilatérale, à savoir la conscience qui est capable de synthétiser les éléments opposés et la conscience dépourvue d’«esprit critique» : cette dernière peut percevoir et penser à sa manière, mais elle ne peut se corriger elle-même ou ce qu’elle a perçu et pensé. En d’autres termes, elle n’est pas ses dernières années, non sans modification. Voir Ellenberger, op. cit., p. 412-419. 26 Plus précisément, en supposant l’énergie psychique, il fait souvent abstraction du contenu des désirs. 27 Ce double regard de Michaux, cette double relativisation de la conscience et du subconscient est d’autant plus importante qu’on la retrouve, d’une façon plus précise, environ quarante ans après, à la fin de la Connaissance par les gouffres ainsi que dans le premier chapitre des Grands Épreuves de l’esprit. Voir surtout O.C.III, p. 151-152. 102 «maître du “non”»28. Elle manque de capacité de dire Non. Mais c’est là justement ce que Janet a observé dans le rêve. «Les morceaux d’homme» et la suggestibilité Or, cette analogie entre Michaux et Janet devient manifeste, notamment quand il s’agit de la «foi» aveugle des morceaux d’homme29. En soulignant à plusieurs reprises le fait que ses malades (surtout hystériques) présentent une suggestibilité extrême, Janet élucide le mécanisme de ce phénomène en appliquant sa propre théorie : par la suite de l’affaiblissement de la conscience synthétique, la capacité de prendre les phénomènes multiples diminuent notablement : si chez les normaux, une idée ne déclenche pas sur-le-champ un mouvement qui y correspond, c’est que les autres idées qu’ils ont en tête les en empêchent ; au contraire, les hystériques sont extrêmement suggestibles parce qu’ils (ou leurs consciences partielles) ne peuvent garder qu’un nombre très restreint d’idées et que moins les idées sont nombreuses, plus elles régissent l’esprit. Le fait que cette suggestibilité diminue à mesure que le champ de la conscience augmente et qu’elle n’arrive jamais à la conscience normale soutiendra également cette thèse de Janet30. Et, montrant des analogies entre l’hystérie et d’autres états d’esprit spéciaux tels l’ivresse du haschich et le rêve31, Janet généralise sa théorie sur la suggestibilité : «On a perdu, comme dans le rêve, le pouvoir de diriger les pensées ; elles se O.C.I, p. 549. Ajoutons que, comme le fragment où Michaux se réfère à l’interprétation sexualiste du rêve par Freud (O.C.I, p. 23), ces passages sur la «foi» du rêveur (O.C.I, p. 23-24) sont rajoutés dans les manuscrits et forment la plus nouvelle couche des Rêves et la Jambe. Voir O.C.I, p. 1028-1032. 30 Et Michaux vériefira lui aussi, à travers ses expériences des hallucinogènes dans les années 50 et 60, à quel point la force dominatrice des idées augmente chez celui qui n’a qu’une petite portion de la conscience. D’ailleurs, déjà dans Les Rêves et la Jambe, il fait allusion à ce rapport entre l’hallucination et la domination des idées-sensations locales : «Certaines substances (chanvre indien, pavot) normalement endorment profondément le corps, procurent une sensation délicieuse ou désagréable à la région du nombril et au bas ventre. Ces régions restent éveillées et enfantent les beaux rêves» (O.C.I, p. 21). 31 L’Automatisme psychologique, p. 211-212. 28 29 103 développent à leur façon, [...] ; de même que nous ne sommes pas étonnés de nos propres rêves, de même les hystériques et les somnambules sont rarement surprises de leurs propres absurdités, car elles n’ont pas dans l’esprit d’images opposées qui leur puissent servir de terme de comparaison.[...].»32 «Sans doute, la pensée du rêve répète quelquefois celle de la veille ; mais, dans la veille, elle a été arrêtée par les autres idées simultanées ; dans le rêve, elle est seule et domine. L’homme n’a-t-il pas assez fait en résistant tant qu’il le pouvait, tant qu’il avait une volonté ; comment serait-il responsable maintenant de pensées et d’actes qui se développent automatiquement ? »33 Ainsi, comme Freud mais autrement, Janet attire l’attention sur des analogies entre l’hystérique et le rêveur. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’abord du rétrécissement extrême du champ de la conscience et de l’augmentation de la suggestibilité résultant de la disparition des idées opposantes. Or, dans le quinzième fragment des Rêves et la Jambe, on peut trouver une explication du rêve presque similaire à celle de Janet : Un homme civilisé a sans cesse des idées multiples et contradictoires dans la veille. Il en choisit quelques-unes et réprime les autres. Pourtant, les idées réprimées ne meurent pas totalement. Et dans le rêve, ces associations des idées-mouvements ressuscitent : tout en trahissant ici aussi ses désirs profonds de mouvements, Michaux écrit : «Vous désirez faire une promenade dans les bois, mais vous donnez une réception... Il vous faut rester à la maison. / Vous vous figurez (tout en parlant d’autre chose) battant les buissons, enfonçant le bout de votre canne à travers les feuilles, jouant au football avec les branches mortes. Vous ébauchez ces mouvements. Mais vous êtes au salon. Vous êtes civilisé. Les contenances... Une tasse de thé qu’il ne faut pas renverser sur votre pantalon... Vous faites agir les muscles antagonistes. / L’inhibition cérébrale. / La nuit l’inhibition 32 33 Ibid., p. 211, je souligne. Ibid., p. 216, je souligne. 104 disparaît. Les mouvements se reproduisent en petit.»34 Et dans le dix-neuvième fragment, les réflexions sur le rêve de Michaux se rapproche davantage de la théorie de Janet (toujours mis à part son attachement aux organes), car il explique ici la «foi» aveugle du rêveur, en faisant remarquer la différence de la dimension de la conscience entre le rêveur et l’homme éveillé : «Que l’homme soit éveillé ou endormi, le spectacle sera, au fond, le même. – S’il est endormi le seul morceau sensoriel éveillé, le ventre, trouvera ce spectacle logique, réel. – Le rêve a la foi dans la réalité du spectacle de l’imagination. / Si l’homme est éveillé, la conscience qu’il a de ses bras, jambes, immobiles et des objets immobiles autour de lui, seront l’esprit critique, le bloc qui se refuse à admettre l’hallucination d’un morceau.»35 34 O.C.I, p. 22. Comme le suggère le renvoi à la thèse principale de Freud à la fin de ce fragment («Le rêve est la réalisation déguisée d’un désir réprimé. (Freud.)»), il est possible que Michaux s’inspire des notions freudiennes des principes de réalité et de plaisir pour écrire ce passage, plutôt que de la fonction du réel chez Janet. Mais le fait semble plus compliqué que l’on ne le croit. Historiquement parlant, ce fut la notion de la fonction du réel de Janet qui fut établie et mondialement connue avant le principe du réel et, comme nous le verrons tout de suite, on peut expliquer le même phénomène également par la théorie de Janet. Si l’on croit en l’hypothèse d’Ellenberger que Freud ait inventé ces notions en s’inspirant de la fonction du réel de Janet (voir Ellenberger, op. cit., p. 432), on s’expliquera mieux le caractère hétéroclite de ce passage. D’abord, il semble presque évident que c’est Freud qui a donné à Michaux des leçons sur le déguisement du rêve ou des désirs, parce que Janet ainsi que Ribot prêtent peu d’attention à ce caractère du rêve. De même, étant donné que Janet attache peu d’importance à l’antagonisme des désirs ou au ressentiment des désirs sacrifiés, il est aussi vraisemblable que Michaux ait de la sympathie, comme les surréalistes, pour le caractère révolutionnaire que comporte l’inconscient de Freud. Mais d’autre part, Michaux ne privilégie pas forcément les désirs sexuels, ni considère ceux-ci comme principale source du rêve. D’ailleurs, il utilise toujours le vocabulaire de la psychologie traditionnelle («l’inhibition» au lieu du «refoulement»), et met en relief la complexité des comportements de l’homme civilisé (c’est un exemple préféré de Janet pour expliquer la fonction du réel). Si l’on tient compte aussi de l’attention de Michaux sur la suggestibilité des morceaux d’homme provenant de la pauvreté des idées qui régissent ceux-ci, il semble raisonnable de penser que Michaux reçoit ici le freudisme, lui aussi, en le passant au tamis de «l’inconscient à la française» que Roudinesco critique vivement (Voir Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, tome 1). Mais, il faut remarquer encore une fois qu’à la différence de Ribot et de Janet, Michaux était très attentif aux découvertes de Freud telles que le déguisement du rêve et l’antagonisme des désirs sacrifiés et de la volonté. 35 O.C.I, p. 23-24. 105 En somme, comme Janet, Michaux ramène le manque de surprise chez le rêveur au rétrécissement du champ de la conscience et à l’absence des idées opposantes. De la même façon, Michaux attribue à la conscience normale une fonction de synthèse et y voit une différence foncière entre la conscience normale et la conscience partielle. D’autre part, juste avant ce passage, Michaux traite la question des associations des images, en distinguant la façon du morceau d’homme et la façon de l’homme total, mais d’une manière un peu plus obscure : «Les connexions des images mentales entre elles sont infinies. — / A l’état de sommeil, une sensation se connecte aux images mentales antérieurement acquises et au morceau sensoriel qui se trouve éveillé. / A l’état de veille, la sensation se connecte aux images mentales antérieurement acquises et aux données concomitantes des sens et des membres, c’est-à-dire : aux sensations actuelles du bloc entier homme éveillé.»36 Sans doute, serait-ce Janet qui nous donne, ici aussi, une explication plus claire sur la différence de ces deux mécanismes. En distinguant toujours deux niveaux de fonctions de l’esprit (l’activité de la conservation du passé et l’activité de synthèse actuelle), Janet écrit : «[...] l’association automatique des idées est une chose, et [...] la synthèse qui forme la perception personnelle à chaque moment de la vie et l’idée du moi en est une autre. Celle-ci peut être détruite, tandis que celle-là subsiste.[...] L’association des idées est la manifestation d’une synthèse élémentaire qui a déjà été effectuée autrefois et qui a rattaché les phénomènes les uns aux autres une fois pour toutes. La perception personnelle est formée par l’activité synthétique actuelle qui, par un effort continuel répété à chaque instant, ramène à l’unité du moi tous les phénomènes qui se produisent, quelle que soit leur origine. Cette force de synthèse peut être aujourd’hui affaiblie, rendre le 36 O.C.I, p. 23. 106 sujet incapable de percevoir telle sensation auditive ou telle sensation tactile, cependant, par un automatisme d’origine ancienne qui n’a pas été détruit, cette sensation non perçue peut amener d’autres images faisant partie de celles que le sujet perçoit encore.»37 Ainsi, nous constatons encore une fois la faculté cruciale de la conscience, à savoir, la fonction du réel. D’une part, elle mobilise le passé et le fait participer à la formation du présent38. Parmi des acquis, elle prend ceux qui sont utiles et réprime ceux qui sont inutiles ou nuisibles39. Elle crée un présent à la fois subjectif et objectif en sélectionnant et revalorisant des acquis. D’autre part, elle est la base de l’individualisation. Elle crée «l’unité du moi» et fait de la perception ma perception ou de la conscience ma conscience. Sans fonction du réel, pas de prise en conscience. La conscience ordinaire est «la conscience d’avoir conscience»40 et en même temps, une conscience personnalisée et individualisée. Mais d’autre part, cela signifie aussi qu’il peut y avoir en l’homme, des consciences et des perceptions qui ne sont ni individualisées ni personnalisées. Elles perçoivent et pensent sans s’en rendre compte, ou sans y prêter attention41. Autrement 37 L’Automatisme psychologique, p. 408-409. Ellenberger souligne que la fonction du réel chez Janet comporte une autre conception importante que représente la «présentification» : «La manifestation la plus évidente de la fonction du réel est l’aptitude à agir sur des objets extérieurs et à transformer la réalité matérielle. La difficulté s’accroît quand il s’agit du milieu social, des activités plus complexes qu’implique une profession, quand il faut s’adapter à des situations nouvelles et faire preuve de liberté et de personnalité. La fonction du réel implique l’attention, qui est l’acte de perception de la réalité extérieure comme de nos propres idées et pensées. Ces deux opérations, l’action volontaire et l’attention, collaborent ensemble à une opération synthétique, la présentification, cest-à-dire la concentration de l’esprit sur le moment présent. La tendance naturelle de l’esprit est de vagabonder dans le passé et dans l’avenir. Il faut un certain effort pour maintenir son attention fixée sur le présent et un effort plus grand pour la consacrer sur l’action présente. “Le présent réel pour nous c’est un acte, un état d’une certaine complexité que nous embrassons dans un seul état de conscience, malgré cette complexité et malgré sa durée réelle qui peut être plus ou moins longue […] La présentification consiste à rendre présent un état d’esprit et un groupe de phénomènes”» (Ellenberger, op. cit., p. 401). 39 Comme on le sait bien, c’est également l’opinion de Bergson. 40 Jean Delay, Études de psychologie médicale, p. 223. 41 On croirait sans doute : il n’y a rien d’étonnant, c’est ça l’inconscient. Certainement. Mais remarquons tout de même qu’avant Freud et Jung, il n’y avait personne qui ait pu mieux définir l’inconscience que Janet et qu’ils doivent beaucoup aux études de Janet notamment dans leurs premières études. 38 107 dit, les consciences partielles ne sont qu’en-soi. La conscience normale seule est pour-soi, et douée du pouvoir de se dépasser. Revenons maitenant à la citation précédente de Michaux. Comme Janet, il attribue à la conscience partielle la capacité d’utiliser les «images mentales antérieurement acquises» 42 , mais leur production d’images mentales manque de correspondance avec la situation actuelle. Au contraire, la conscience du «bloc entier homme éveillé» est évidemment munie de la fonction de synthèse, ce qui lui permet de connecter les acquis à «ses sensations actuelles»43. Ainsi, il semble maintenant évident que malgré leurs marques psychophysiologiques, la conception du «morceau d’homme» chez Michaux comporte en même temps un nouveau point de vue vis-à-vis des phénomènes psychologiques. Du moins, il semble que les «morceaux d’homme» sont des existences psychologiques plus compliquées que le simple «inconscient physiologique», car celui-ci ne connaît que «les tendances de l’attraction et de répulsion»44 . Au lieu d’être surajoutés au substrum physiologique45, ils constituent des systèmes autonomes où s’associent inséparablement des idées, des souvenirs, des images, des sensations et des mouvements (réels ou virtuels). Tout en héritant, sans doute, des tendances originaires des organes, ces systèmes, une fois établis, commencent à avoir leur existence autonome. Autrement dit, ils sont déjà sortis de l’ordre purement physiologique et forment une autre couche de l’inconscient humain. Bien entendu, toutes ces analogies ne prouvent pas forcément l’influence directe de Janet sur Michaux. Mais l’important, c’est que le jeune Michaux avait déjà la capacité de comprendre l’essentiel de la théorie de Janet et que malgré son attachement aux membres et aux organes, Les Rêves et la Jambe commencent à montrer une nouvelle tendance du jeune écrivain distincte de son ancienne tendance. 42 43 44 O.C.I, p. 21. O.C.I, p. 21, je souligne. Ribot, La Psychologie des sentiments, p. 6. «Notre personnalité consciente[…] ne peut jamais être qu’une faible portion de notre personnalité totale qui reste enfouie en nous. A l’état normal, la connexion entre les deux est suffisante et cohérente.[…] Mais si, dans ce substrum inconscient (physiologique) d’où tout émerge, des groupes énormes restent inactifs, le moi ne peut plus s’apparaître à lui-même conformément à son histoire vraie» (Les Maladies de la personnalité, p. 88-89, je souligne). 45 108 Mourly Vold ou hypnotiseur moderne Or, en appliquant la théorie de Janet sur la suggestibilité, on peut avancer une hypothèse : Michaux ne considère-t-il pas lui aussi les rêves comme une sorte d’hypnotisme ? Les rêves ne sont-ils pas les activités des consciences partielles des organes qui sont susceptibles d’une variété de suggestions naturelles ou artificielles ? Du moins, les expériences de Mourly Vold46 parodiées par Michaux évoquent celles de Janet faites pour les membres de ses patients. Ou plutôt, les détails mis à part, leur essence n’est-elle pas la même?47 Comparons, par exemple, la main et la jambe d’une malade de Janet avec la Jambe dans Les Rêves et la Jambe. Du moins, il semble évident que Janet nous montre un autre type de morceau d’homme, c’est-à-dire, la Jambe et la Main réellement habitées par une conscience seconde ou partielle : Quand Rose est en grande crise d’hystérie, à n’importe quelle période, je puis, pour ainsi dire, m’emparer d’un bras ou d’une jambe en les touchant légèrement. Le membre que j’ai touché quelques instants reste alors inerte et ne prend plus part aux tremblements ni aux convulsions du reste du corps. [...] Comme Raymond Bellour l’indique, dans le manuscrit, Michaux a laissé un renvoi au compte-rendu sur les expériences de Vold paru dans La Revue philosophique qu’il avait probablement lue (Voir O.C.I, p. 1030-1031). D’autre part, comme le signale aussi Bellour, le nom de Mourly Vold a été déjà mentionné dans La Science (L'interprétation) du rêve comme exemple de la position opposée à la psychanalyse. Mais, il semble aussi possible que Michaux soit intéressé par ce chercheur du rêve en lisant Introduction à la psychanalyse, qui a été traduit en français et publié en 1922, c'est-à-dire, la même année que le début de la rédaction des Rêves et la Jambe. Dans cet ouvrage, le nom de Vold et son livre s’imposent beaucoup plus que dans La science du rêve (qui ne fut traduit en français qu’en 1925, d’ailleurs), car depuis que son livre (Uber den Traum) a été traduit en allemand en 1910 (tome I) et 1912 (tome II) , les études de Vold sur le rêve ont connu un grand succès dans le milieu académique de la médecine allemande, et Freud les critique explicitement en les considérant comme représentant de la science exacte. Voir Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 2001 (première édition 1922), p. 73. Il s'agit de la traduction française de Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse (1916-1917). 47 En effet, à la fin de la première partie de Façons d’endormi, façons d’éveillé, Michaux signale le point commun du «rêve» et du «somunambulisme» en écrivant : «Somnambulisme et rêve, ne l’oublions pas, sont sur le même fond. / Le somnambule passe par des lieux sans en voir ce qu’il verrait de jour [...]. / Sans y voir autre chose que ce qui est indispensable à son trajet linéaire de 46 109 J’ai même, dans ces circonstances, mis un crayon dans sa main droite et je lui ai fait écrire un a et un b. La main a continué d’écrire ces deux lettres pendant près d’une minute, tandis que le corps se courbait en arc et que la main gauche frappait de grands coups de poings sur la poitrine. […], ces actions cataleptiques peuvent exister à part et vivre pour ainsi dire de leur vie propre.48 «Mourly Vold empaquette [sic] des dormeurs. Il leur empaquette la jambe ou les coudes ou les bras, ou le cou./ Sommeil. / Puis Vold habille la jambe. La jambe s’éveille : Les images mentales les plus proches, ou les plus familières de la jambe s’éveillent.»49 «Vold n’est pas un forain… ni un thaumaturge», écrit Michaux certes. Mais en l’écrivant, Michaux ne fait-il pas allusion aux magnétiseurs qui avaient été considérées autrefois comme des «thaumaturge[s]» et qui furent réhabilités par la découverte de Janet50 ? ; en somme, en parodiant les expériences du rêve de Vold, Michaux ne suggère-t-il pas que Vold est un magnétiseur moderne qui se met un masque de science exacte ? Quant à Janet, du moins, il considère dans son Automatisme psychologique que tous les moyens pour ressusciter des sensations et des souvenirs partiels des hystériques, tels que l’application de l’aimant, des plaques métalliques et l’usage du courant électrique, ne diffèrent pas essentiellement des procédés des anciens magnétiseurs51. Certes, ici aussi, il est difficile de tirer une conclusion précise. Michaux cite après ce passage l’exemple du rêve d’un malade qu’il a probablement trouvé dans Les Maladies de la personnalité de rêve» (O.C.III, p. 518). 48 Ibid., p. 231-232. Janet écrit aussi dans un autre passage : «Je donne à Léonie une autre suggestion intelligente également, celle de répondre à mes questions par un signe, non pas de la bouche […], mais par un signe de la main […]. Je lui prends la main gauche qui est anesthésique, je cause avec elle, mais sans qu’elle paraisse m’entendre : sa main seule m’entend et me répond par de petits mouvements très nets et très bien adaptés aux questions» (ibid., p. 239). 49 O.C.I, p. 18-19. 50 A ce sujet, voir par exemple L’Automatisme psychologique, p. 148-151 et Ellenberger, op. cit., p. 385. 51 Ibid., p. 110 et p. 161-163. 110 Ribot52. D’ailleurs, en ce qui concerne l’explication du rêve, la position de Janet ne diffère pas tellement de la théorie psychophysiologique de Ribot, parce que dans cet état, le nombre des idées qui régissent les phénomènes psychologiques est très réduit et que l’activité mentale est influencée plus facilement par les activités organiques : en un sens, la conscience de cet état n’écoute que les voix des organes et les idées formées par cette écoute s’imposent en elle, d’autant plus qu’il n’existe pas d’autres idées qui s’y opposent53. En d’autres termes, Janet considère que dans le rêve, des stimulus sensoriels (tactiles, auditifs ou visuels) et des conditions physiologiques fonctionnent comme autant d’hypnotiseurs minuscules. Ceux-ci provoquent tel ou tel endroit du corps, agissent sur des consciences partielles qui y sont liées, et produisent les rêves. Comparons encore une fois un passage sur le rêve dans L’Automatisme psychologique avec un passage des Rêves et la Jambe : (Janet) : « chaque image qui naît isolément dans la conscience se précise quelque peu, pas assez encore pour se manifester par un mouvement bien complet chez un homme qui n’est pas accoutumé à remuer ses membres par des images de ce genre, mais suffisamment pour paraître extérieure et objective comme les hallucinations. Pas plus que le somnambule suggestible, le rêveur ne s’étonne, ne doute de ce qu’il pense ; il subit sans résistance l’automatisme des éléments auxquels son esprit est réduit. Un léger bruit, une lueur, un pli du drap, un état du corps provoquent la suggestion ; la disposition des organes de telle ou telle manière propre à exprimer une émotion ou une passion, donne au rêve sa direction générale, et tout se passe comme dans un Voir O.C.I, p. 19 et p. 1031. Voir L’Automatisme psychologique, p. 431. On peut constater également, dans cette explication du rêve, une analogie forte entre Janet et Bergson : dans l’état normal, l’homme vit en négligeant la plupart des signaux émis de la part de la vie organique, parce que selon Janet, ils sont presque inutiles pour mener une vie sociale et que la vie sociale lui offre sans cesse d’autres signaux plus importants et plus nombreux. Mais dans le sommeil, la conscience de l’homme se délivre relativement de ces signaux extérieurs qui occupaient sa tête en état de veille. Alors, l’attention qui était jusque-là prêtée à son milieu social se détend et commence à écouter les bruits des viscères. Voir aussi Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, PUF, 2003 (la première édition est parue en 1919) p. 85-109 (le chapitre sur «Rêves»). 52 53 111 automatisme régulier.»54 (Les Rêves et la Jambe) : «On peut reproduire ces phénomènes./ La nature en fait autant. Une maladie, une lésion, un malaise, une couverture qui glisse découvrant le dormeur, depuis toujours se sont entendus à cette besogne.»55 Il est vrai que par rapport à la théorie plus développée de Freud sur le rêve, l’explication du rêve de Janet semble trop simple. Mais en supposant une conscience parcellisée qui est à la fois intellectuelle et suggestible, il réussit tout de même à expliquer mieux que Ribot les influences des conditions physiques sur la formation du rêve. En d’autres termes, par l’hypothèse de la conscience parcellisée qui est l’entre-deux du physiologique et du psychologique, Janet est arrivé à synthétiser l’inspiration psychophysiologique de Ribot et sa théorie. Et cela deviendra sans doute la position de Michaux aussi56. «Costumer la jambe en homme» Avant de terminer le rapprochement entre la théorie de Janet et Les Rêves et la Jambe, jetons un coup d’œil sur une autre analogie ; cette fois-ci, il s’agit de leur attention prêtée au décalage entre les phénomènes psychologiques minuscules et le langage ordinaire. Nous avons vu dans le chapitre précédent qu’il y avait chez Michaux, dès le début, une attention très aiguë aux limites des expressions langagières. Ce qui est intéressant, c’est que Janet soulève lui aussi le même type de question dans la préface de la deuxième édition de L’Automatisme psychologique. Ici, après avoir présenté l’idée de Maine de 54 55 L’Automatisme psychologique, p. 431, je souligne. O.C.I, p. 18-19, je souligne. Dans «Mes rêves d’enfant» publié en mars 1925, on trouvera plusieurs exemples où «[u]n léger bruit, une lueur, un pli du drap, un état du corps» jouent un rôle principal dans la formation du rêve (O.C.I, p. 62-65). D’autre part, dans le premier fragment de «Tels des conseils d’hygiène à l’âme», c’est évidemment le modèle janétiste sur la désagrégation de la conscience qui est mise en avant (O.C.I, p. 91). 56 112 Biran sur la «sensation sans perception de la sensation», Janet attire l’attention sur la spécificité des phénomènes psychologiques minimaux qu’on peut observer en particulier chez les cataleptiques : chez eux, la conscience et l’intelligence sont si extrêmement atomisées qu’elles ne portent plus de traces du moi ni de la personnalité. Certes, ils «devaient encore avoir le caractère de faits psychologiques», mais ils «étaient dépourvus de cette conscience réfléchie qui consiste surtout dans l’assimilation des phénomènes à la personnalité». Autrement dit, en observant ces «phénomènes élémentaires aussi simples que possible»57, Janet a assisté lui aussi à cet état foncièrement «dadaïste» de l’esprit58 ou à ce chaos originel de l’esprit humain ; à ce niveau d’état d’esprit, toutes les idées passent sans se combiner suffisamment l’une à l’autre et elles restent toutes impersonnelles et pré-individuelles. Or, ces phénomènes posent un problème sérieux à ce psychologue très attentif : comment peut-on décrire ou expliquer ces phénomènes minuscules démunis de conscience du moi et de la personnalité ? Autrement dit, pour Janet aussi, le langage est trop synthétique pour exprimer ces phénomènes extrêmement rudimentaires. Dès qu’il veut aller plus loin dans la recherche de ces phénomènes, il les dénature fatalement. Si l’on ose les communiquer, on n’est pas sans transformer ces phénomènes impersonnels en phénomènes personnels. Telle est, en gros, l’hésitation de Janet devant ces phénomènes et il conclut en invoquant des paroles de W. James : «D’ailleurs, nous sommes tout disposés à admettre, avec M.William James, que de tels faits doivent être très rudimentaires pour rester ainsi impersonnels ; dès qu’ils se compliquent un peu, ils «tendent à revêtir la forme de la personnalité», ce qui arrive dans les somnambulismes ou dans les écritures subconscientes, qu’elles soient suggérées et naturelles. Comme nous le faisions remarquer, les paroles entendues pendant la catalepsie comme de simples sons et qui ne sont pas comprises, peuvent se réveiller sous forme de souvenirs dans un état ultérieur plus intelligent. Elles seront alors comprises 57 58 L’Automatisme psychologique, p. 10. O.C.I, p. 78. 113 par une personne et auront leur puissance suggestive. La tendance à la synthèse et à la personnalité reste le caractère général des phénomènes psychologiques.»59 D’autre part, dans le vingtième fragment des Rêves et la Jambe, Michaux n’attire-t-il pas l’attention, lui aussi, sur le décalage entre le caractère prépersonnel du rêve et la tendance de l’homme vigile à synthétiser ou à personnifier ? : «Le rêve est muet. Celui qui a rêvé se raconte après son rêve. Réveillé, homme total, il costume la jambe en homme.»60 Et quand il écrit dans le huitième fragment ; «Le rêve cesse devant l’émotion, au moment où «ça» va enfin arriver au «ha» d’horreur, de souffrance ou de volupté. / Le réveil, l’émotion, d’abord fragmentaires, tendent à se généraliser»61, Michaux n’exprime-t-il pas une préoccupation du même genre vis-à-vis des «poussières mentales» 62 , des «sensation[s] sans perception de la sensation», à savoir, des micro-émotions avant de devenir des émotions humaines, communicables et généralisées ? De toute façon, il est étonnant de trouver, chez ce premier Janet, une attention aussi aiguë que Michaux sur les phénomènes psychologiques impersonnels, d’autant plus qu’une telle attention n’existe, (ou s’il y en a, elle est très rare) ni chez Ribot, ni chez Freud, ni non plus chez les surréalistes. Janet est tout de même très sensible, comme L’Automatisme psychologique, p. 11, je souligne. Bien qu’ici Janet renvoie à James, les pages concernées de The Principles of Psychology n’sont que le résumé de la théorie de Janet (Voir William James, The Principles of Psychologie, vol. 1, London, Macmillan and co., p. 227-229). D’autre part, à la page 303 de L’Automatisme psychologique, Janet suggère de nouveau la difficulté du même genre, celle de traiter ces phénomènes sans les dénaturer ; «A parler rigoureusement, ces mouvements déterminés par les sensations non perçues ne sont connus par personne, car ses sensations désagrégées réduites à l’état de poussière mentale, ne sont synthétisées en aucune personnalité. Ce sont des actes cataleptiques déterminés par des sensations conscientes, mais non personnelles» (je souligne). 60 O.C.I, p. 24. 61 O.C.I, p. 20. 62 L’Automatisme psychologique, p. 303. 59 114 Michaux, à la transformation fatale de ces phénomènes par le langage. D’ailleurs, cette attention de Janet découle directement de sa théorie sur la conscience et le subconscient. Par le fait même qu’il a défini le moi et la personnalité comme résultats de synthèses hautement compliquées d’une part et de l’autre, les consciences partielles comme systèmes plus ou moins rudimentaires, il arrive naturellement à cette conclusion63. «Qui-je-fus» et le subconscient Nous avons envisagé jusqu’ici des ressemblances entre les pensées de Michaux sur le rêve et la théorie de Janet sur le subconscient. Examinons maintenant d’autres textes postérieurs aux Rêves et la Jambe. Rappelons d’abord qu’une particularité de la théorie de Janet consiste à accorder de l’importance à la faculté de s’adapter à la vie réelle et sociale ; ce qu’il appelle la fonction du réel, désigne une capacité de prendre d’emblée les phénomènes multiples et de créer une nouvelle synthèse : l’individu social doit correspondre à chaque instant à la situation réelle qui exige chez lui sans cesse des comportements bien réglés et bien ajustés au but. D’ailleurs, ce faisant, il doit aussi synthétiser les éléments subjectifs qui entraînent leur passé et les éléments objectifs autour de lui qui changent toujours. D’autre part, Janet distingue nettement deux activités psychologiques, «l’une qui conserve les organisations du passé» et «l’autre qui synthétise, qui organise les Il ne serait pas inutile de constater ici, de nouveau, la portée de sa théorie. D’abord, par l’application exacte du deuxième principe du jacksonisme, Janet classe l’état de l’esprit anormal grosso modo en trois niveaux : 1) l’état où la conscience se brise totalement en mille miettes et où aucune grande portion de la conscience n’y subsiste (= l’automatisme total) ; 2) l’état où la conscience se divise en quelques fragments, assez grands pour former respectivement une personnalité (= les cas de l’hystérie ou des personnalités multiples) ; 3) l’état où la conscience reste presque intacte et fonctionne assez normalement mais où il y a une dissociation de la petite partie de la conscience partielle (le cas de la psychasthénie telle que le tic et les obsessions) ; dans ce cas, le sujet arrive souvent à s’apercevoir de son anomalie, néanmoins, il ne peut réprimer l’automatisme de ce système dissocié. Ainsi, à l’autre pôle de la conscience minimale des cataleptiques, Janet situe les actes subconscients (ou l’automatisme minimal) chez les gens censés être presque normaux ; c’est surtout le cas de ceux qu’on appelle «médiums» dans les phénomènes métapsychologiques.Cette conception sur l’automatisme minimal lui permettra de développer sa théorie sur les névroses dans les livres postérieurs. 63 115 phénomènes du présent» 64 . La conscience normale cumule ces deux activités. Au contraire, les consciences partielles manquent de capacité de se renouveler en s’adaptant à la situation du réel. Quoi qu’elles fassent, c’est la répétition ou le développement automatique de ce qui a été antérieurement acquis. Ainsi, pour Janet, toutes les existences psychologiques fragmentaires sont inférieures. Elles restent dans un état du passé où elles se sont organisées et arrêtent d’évoluer dans le temps. On peut trouver dans Façons d’endormi, façons d’éveillé de Michaux publié en 1969, une opposition similaire entre les systèmes psychologiques antérieurement formés et les activités créatrices du sujet conscient. Confiant quelques-uns de ses propres rêves, Michaux y envisage en détail la différence de nature entre lui-même et son «homme de nuit»65 qu’il sent apparaître pendant le rêve66. Mais en fait, l’attention de Michaux à ces phénomènes n’est pas si nouvelle, parce que, comme nous l’avons vu précédemment, il esquisse déjà le même type d’opposition dans Les Rêves et la Jambe67. Or, dans «Les Idées philosophiques de Qui-je-fus» publiés la même année que Les Rêves et la Jambe, cette opposition entre les passéistes et le réaliste (futuriste) prend une forme plus nette ; l’antagonisme entre les morceaux d’homme et l’homme total est remplacé par celui entre les «qui-je-fus» et le «je» actuel. Il est vrai que ces «qui-je-fus» sont des existences psychologiques beaucoup plus compliquées que les «morceaux d’homme» et il paraît que leurs discours idéologiques n’ont rien à voir avec des rêves produits chaque nuit par les «morceaux d’homme». Mais remarquons que les «qui-je-fus» manquent eux aussi de capacité de se renouveler. Eux aussi, ils ne font que répéter ce qu’ils ont acquis, aveuglément ou indépendamment de la situation réelle. Bref, tout en L’Automatisme psychologique, p. 12. O.C.III, p. 451. 64 65 En qualifiant cette existence psychologique de «passéiste» et de «misonéiste» (O.C.III, p. 464), Michaux écrit dans Façons d’endormi, façons d’éveillé sur cette opposition : «La vie éveillée est, entre autres choses, avenir, marche en avant... grâce à l’ardeur, à la combativité, aux désirs, aux aspirations. / Cet “en avant” ne l’impressionne plus. Le rêveur est rétroverti. / Ce qui lui arrive, il le met sans gêne à la suite du reste, sans intérêt pour le récent, sauf un peu pour le jour même, le rapprochant souvent à ce qu’il y a de plus ancien en lui» (O.C.III, p. 472). Dans un autre passage, il écrit aussi : «Pensant au rêveur de nuit, il ne faut pas oublier qu’il est infirme, un infirme qui, par sa vue absente, est coupé des spectacles, des avertissements nuancés, coupé des sens nobles, infirme par son impuissance à se déplacer, à pouvoir vérifier [...]» (O.C.III, p. 511). 67 O.C.I, p. 23-24. 66 116 étant idéologues, ils manquent eux aussi de fonction du réel et d’«esprit critique» au vrai sens68. C’est pourquoi ils sont appelés «fous»69 et ils ne sont pas viables dans le monde extérieur. Sans doute, ils sont un fragment de personnalité plus grand que les «morceaux d’homme». Loin d’être des existences psychologiques inconsciemment formées et refoulées, ils étaient respectivement l’ancienne personnalité principale du «je»70. Mais cela n’empêche qu’ils ne sont plus «le bloc homme entier», parce qu’ils manquent de cette fonction du réel. Mais d’autre part, il est aussi vrai que ces existences psychologiques ne disparaissent pas facilement. Ils sont devenus déjà des systèmes relativement autonomes, doués d’une vie propre, et ils ont acquis le droit de subsister, au moins, à l’intérieur de l’esprit du sujet. Ainsi, la distance entre les «qui-je-fus» et les «morceaux d’homme» n’est pas aussi grande. Malgré leur différence apparente, les uns et les autres partagent le même destin en tant que systèmes psychologiques partiels, autonomes et rivés à l’état du passé où ils avaient été formés. Autrement dit, avec «Les Idées philosophiques de Qui-je-fus», le concept de «morceaux d’homme» chez Michaux commence à s’élargir. Il ne désigne plus seulement des personnalités fragmentaires liées aux organes, mais tous les systèmes plus ou moins partiels de l’esprit humain, dépourvus de fonction de synthèse. Désormais, presque dans tous les textes de Michaux, on trouvera le même antogonisme entre l’esprit critique de l’homme entier et la résurrection ou le développement automatique des systèmes partiels. Le langage des «Gens de métier» D’ailleurs, c’est ce que Janet souligne à plusieurs reprises : les fonctions intellectuelles restent secondaires par rapport à la faculté de se renouveler sans cesse. La preuve en est qu’il existe beaucoup de malades mentaux dont les facultés intellectuelles restent intactes. Mais ils sont tous incapables de raisonner en s’adaptant au réel. Il va de soi que cette opinion sera développée par Minkowski et Merleau-Ponty, fût-ce dans un autre contexte. 69 O.C.I, p. 79. Dans la première version (publiée dans Le Disque Vert), Michaux souligne plus leur caractère fanatique en écrivant : «Allons, il y eut bien des fous en moi» (Voir O.C.I, p.1059). 70 «A chacun son morceau du temps : vous fûtes, je suis» (O.C.I, p. 75). Dans la première version, Michaux avoue clairement que le troisième «qui-je-fus» est littéralement ce qu’il était en 68 117 Dans son compte-rendu de Sports de Geo-Charles71 qui fut publié juste après «Les Idées philosophiques de Qui-je-fus», Michaux montre d’abord son ancien attachement au corporel72. Il ne cache pas sa sympathie pour le langage des gens de métiers qui touche directement son corps et qui évoque ses souvenirs corporels. On constatera la même tendance également dans la préface des Rêves et la Jambe où il essaie, nous semble-t-il, de situer le corps à la base de la communication vitale73. Mais ce compte-rendu montre également une autre préoccupation de Michaux : dans le langage des «gens de métier» qu’il adore tant, Michaux trouve le même défaut que les «qui-je-fus» et «l’homme de nuit». Bien entendu, l’attitude de Michaux est ambiguë. D’une part, il reconnaît l’originalité de leur langage : «Les gens qui aiment leur métier voient le monde au travers. Pour un mécanicien, l’arc-en-ciel c’est la jante ; le marin voit-il un homme de haute taille, c’est le grand mât. De la sorte, les langues se sont enrichies d’images très colorées, prises aux gens de métier.»74 Mais de l’autre, leur inspiration est en quelque sorte figée. Elle est si fortement systématisée qu’ils ne peuvent exprimer que la même interprétation du monde : «Toutefois le métier, qui est bien et mal tout à la fois, occupe fort son homme. Il arrive qu’il lui prenne toute la tête. / Que de fois on a envie de répartir au mécanicien : «Suffit! Halte! croyez-vous en vérité que les carburateurs soient si beaux, […] si émotionnants, si titanesques, si essentiels à la vie, écrivant : «C’est un sceptique que je fus longtemps» (Voir O.C.I, p. 1059). 71 O.C.I, p. 41-42. 72 «J'aime les choses de métier, surtout quand les gens du métier en parlent. Chez les matelots et les mécaniciens qui furent mes meilleurs amis. Sports, voilà le livre d'un homme du métier, du métier reconnu le plus moderne, athlète, poète boxeur[sic]. / Tel passage (combat) a ressuscité dans ma mémoire mes leçons de boxe et les coups reçus, et me faire dire : «C'est bien ça» [...]» (ibid., p. 41). 73 «Rio de la Plata», «Tartane», «Épissure carrée»,choses pour un marin. Mots pour tous les autres. / «Crédence», «Style Louis XV», choses pour quelques-uns, mots pour les autres, ou dessins, photos, vues en plan, images à deux dimensions pour les visuels. / Mais «œuf» c'est un œuf pour tout le monde ; une corde c'est une corde. Un bateau, une mare d'eau, un arbre, pour personne ne sont des mots ; ce sont pour tout le monde des CHOSES. Des choses touchées, des choses à trois dimensions. / J'ai essayé de dire quelques choses» (O.C.I, p. 18, je souligne). De la même façon, dans «Traduction», conçu dans Qui je fus, après des lignes composées principalement de jeux de mots («Clermond sonne et Ferrant répond») ou des espéranto lyrique («Je me blague et me siroule / Dans le fond je me déruse», des lignes bizarrement prosaïques surgissent et évoquent le corps qui se souvient des choses : «J'ai entendu le clacquerin des paquebots, j'embarque / Or, vieille habitude ; j'y suis peu de chose ; mais j'ai dans mes doigts la façon de douze noeuds de matelots et faire bâbord et tribord sur mes jambes, j'aime ça» (ibid., p. 120-121, je souligne). 118 qu’on ne puisse parler d’autre chose sans se faire remarquer, ni regarder une feuille sans y voir quelque élément du carburateur?»75. Et ce qui est remarquable, c’est que Michaux invoque subitement son ancien métier et le relativise : «c’est pourquoi le marin, une fois à terre, fait rire !»76. Ainsi, malgré bien des différences entre eux, les «qui-je-fus» et les «gens de métier» partagent la même limite : le manque de capacité de se remettre en cause soi-même, ses manières de penser et ses discours ; ils sont rivés plus ou moins à leurs anciennes organisations et restent à leurs états antérieurement acquis. Bien entendu, à la différence de Janet, Michaux n’est pas indifférent à leur côté positif. Surtout, il est convaincu que «la déformation professionnelle»77 des gens de métier contribue aux «fonds de notre langue»78. Comme la transformation du rêve, ou comme le style des «morceaux d’homme», «la déformation professionnelle» sert à défaire le paysage figé de la réalité en raison de sa fragmentalité même. Autrement dit, l’incomplet et le fragmentaire peuvent être un bistouri efficace pour critiquer le complet. Et Michaux qui déclare son «non-conformisme absolu à la réalité» fera valoir au maximum cette arme propre à lui. Cependant, toujours est-il qu’il n’apprécie pas sans réserve la déformation professionnelle non moins que la déformation du rêve. Son regard est toujours double. Il est arrêté à la fois sur les défauts des organisations du passé et sur les limites de la conscience. Tout en parcourant son être de bas en haut, il s’engagera de plus en plus dans la création de son nouveau moi ou celle de son nouveau nous. * * * En appliquant la théorie de Janet aux premiers textes de Michaux, nous avons commencé à trouver, progressivement, des liens qui relient des personnages très variés, mentionnés ou esquissés dans ces textes : ils représentent toutes les fonctions psychiques ou les personnalités antérieurement formées et figées. Ils sont tous partiels et incomplets 74 75 76 77 Ibid., p. 41. Ibid., p. 41. Ibid., p. 41. Ibid., p. 41. 119 dans la mesure où ils manquent de fonction de synthèse et de capacité de se renouveler. Cependant, ils sont en même temps un tout. Ils ont leur propre vie autonome et subsistent sans être totalement détruits à l’intérieur de l’esprit d’un homme. Tout en comprenant leurs limites, Michaux essayera de retrouver les liens avec ces systèmes partiels normalement trop réprimés ; négliger ou refuser ces êtres psychologiques fragmentaires serait perdre la moitié de sa véritable vie, parce qu’en fait, la vie est toujours «double»79. Mais une fois trouvées des passerelles avec eux, il faut ensuite recommencer sa marche vers l’avenir, vers la création perpétuelle de soi-même, en cabrant contre ces anciennes tendances. Cette manière propre à Michaux qui devient plus manifeste dans ses textes après les années 30 s’esquisse déjà dans ses premiers textes. 78 79 Ibid., p. 41. O.C.I, p. 820. 120 5 L’exploration du subconscient – Charlie, Freud, Surréalisme La simplicité de Charlie Après s’être occupé des systèmes psychologiques partiels de niveau supérieur tels que les «qui-je-fus» et le langage des «gens de métier», Michaux revient à «la jambe» habitée par une conscience partielle. Mais cette fois-ci, ce n’est plus pendant le sommeil qu’elle s’active, mais en plein jour, au milieu du public. Quoique le sujet ait une conscience assez claire, son corps agit automatiquement. Il le perçoit lui-même, mais il ne peut le réprimer. Comme les névrosés ne peuvent retenir leurs obsessisons, le mouvement des membres se déclenche, indépendamment de la volonté du sujet. C’est le cas de la jambe de «Charlie», personnage inventé par Michaux à l’image de la vedette éponyme sur l’écran : «Un homme penché sur une cuve. Vous voyez ses fesses que le pantalon plaque. Une association d’images naturelle, immédiate, un désir subconscient mais universel : lui donner un coup de pied au derrière, et voir la tête, le corps de l’homme chavirant dans la cuve.»1 «Charlie simple, primitif» 2 , écrit Michaux. Mais la simplicité de Charlie, comme celle de Michaux, n’est pas aussi simple qu’il le semble. D’abord, méfions-nous 1 2 O.C.I, p. 45. O.C.I, p. 44. 121 d’une opposition simplifiée entre Charlie et Freud, bien que l’argument de Michaux nous y incite apparemment. Il écrit : «Proust, Freud sont des dissertateurs du subconscient. / Charlie, acteur du subconscient.» 3 Ce qu’il entend par ce rapprochement un peu brutal est néanmoins clair, si l’on savait par avance sa méfiance envers les paroles et les écrits 4 . D’une part, à cause de leur caractère intermédiaire, ils ne sont pas sans dénaturer les pensées originelles, moléculaires et pré-personnelles. D’autre part, dans leur essence, toutes les langues constituent des systèmes autonomes et compliqués. En d’autres termes, par leur complexité et leur complétude même, elles sont toujours et déjà du côté des oppresseurs, surtout pour tous ceux qui s’inquiètent de leur incomplétude. Par contre, non seulement les gestes accélérés de Charlie sont convenables pour exprimer l’émergence fulgurante des impulsions subconscientes, mais leur simplicité sauve l’âme moderne qui s’affaiblit dans une société hautement compliquée et notamment l’âme des enfants qui sont toujours menacés, d’une manière latente ou symbolique, par les Voix du Père à cause de leur incomplétude relative et plus ou moins permanente. C’est pourquoi Charlie est ami des enfants5. Pour eux, le Père est omniprésent. Ce n’est pas seulement leur désir œdipien qu’on châtie, mais où qu’ils soient, quoi qu’ils fassent, ils risquent d’être châtiés, parce que le Père se prétend intégral et qu’il est toujours prêt à les punir. Les dissertateurs du subconscient tels Freud et Proust peuvent être eux aussi des exorciseurs, ainsi que des poètes qui luttent contre la langue des autres en inventant une contre-langue. Mais il faut tout de même se méfier d’eux, parce qu’ils se servent du même poison que représente la langue. Au contraire, chez Charlie, il n’y a rien de dangereux. Il est simple et primitif. Il se comporte comme s’il était tout à fait étranger aux Voix du Père. Or, cette opposition latente entre le simple et le compliqué dans ce texte nous renvoie d’abord, non pas à la théorie de Freud, mais plutôt à celle de Janet. D’ailleurs, strictement parlant, Freud n’est même pas un des dissertateurs du subconscient, mais O.C.I, p. 45. En effet, dans l’introduction de ce texte, Michaux écrit : «La révélation de l’âme moderne par ces signes est indirecte, embarrassante. / Que ne peut-on prendre une âme moderne [...] sans l’intermédiaire des fatals pinceaux ou porte-plume!» (O.C.I, p. 43). 3 4 122 de l’inconscient. Et il va de soi que l’inconscient freudien est difficilement assimilable au subconscient aussi simple chez Charlie. Du moins, pour Freud, un désir aussi facilement et directement réalisé serait hors de portée de ses intérêts. Au contraire, l’inspiration à la fois janétiste et anti-janétiste chez Michaux semble évident également dans ce texte. On n’aura pas si tort de dire que Michaux invente son Charlie en l’accordant principalement à ses connaissances sur le subconscient janétiste, car ce qui caractérise ce héros, ce sont d’abord l’insuffisance de la fonction du réel et la revivification des systèmes psychologiques séparés de la conscience principale6. Remarquons en effet comment Michaux pose un trou dans l’intelligence et la personnalité de Charlie. Charlie est un homme destiné à être incomplet. Il n’est pas forcément bête, ni forcément un idiot total. Mais quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, il lui manque toujours quelque chose. Il n’arrive jamais à prendre suffisamment les éléments multiples ni à les synthétiser de manière à s’adapter à la situation réelle et sociale. Dans ce cas, la nature des phénomènes ne s’impose pas tellement. Sa poigne mentale (sa tension psychologique) n’arrive jamais à saisir les éléments nécessaires et suffisants pour mener une vie sociale. Son champ de la conscience étant tellement rétréci, il est toujours immédiatement saisi par le peu d’idées qui lui viennent les premières. D’ailleurs, une fois faite l’association des idées, elles sont réalisées sur-le-champ, parce que Charlie n’a pas cet esprit critique dont Michaux a parlé dans Les Rêves et la Jambe : Charlie policeman [...]. Au carrefour, on peut se tourner vers sept boulevards. Mais les voitures les plus vites[sic] vous arrivent toujours dans le dos. / 5 O.C.I, p. 44. Faut-il dire que ce rapprochement entre Charlie et Freud est un des nombreux exemples qui prouvent la réception erronée du freudisme parmi les écrivains français dans les années 1920 ? Certes, oui. Mais remarquons qu’il s’agit plutôt d’un cas typique de la confusion de l’inconscient freudien et de l’inconscient à la française que Roudinesco a soulignée et critiquée dans sa monographie (Voir Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, Fayard, 1994). En tout cas, Michaux s’apercevra lui-même de sa faute tout de suite après ce texte et la corrigera dans «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud», sans pourtant changer son attitude anti-freudienne. 6 123 Charlie s’embarrasse [...]. Alors vient l’idée, l’idée simple. Au bout d’une idée simple de Charlie, il y a ceci que chaque fois il perd par elle la fonction sociale qu’il occupait. Mais Charlie suit toujours son idée. / L’idée? Il tire sa montre. Voilà, de 11 heures 1/2 à 12 heures, les voitures passeront uniquement dans cette direction-ci, nord-sud. Les autres passeront l’après-midi [...]»7 De la même façon, Charlie manque de capacité d’unifier suffisamment ses passés au présent et de créer son avenir se basant sur ses passés. Pour lui, il n’existe que le présent, ou il n’y a que des instants. Son intelligence manque de capacité de former un récit qui est essentiel, selon Janet et Delay, pour la mémoire ordinaire8 : Il tue un policeman. C’est fait. Il le tire par les bottes jusqu’à la rivière. Il ne se retourne pas. A la rivière, il le pousse du peid. [...] Charlie marche, marche. / Fatigué, il s’assied sur la pierre. Et la pierre, [...], c’est la pierre du bief 3. Et la pierre retient l’écluse, et l’écluse retient le cadavre du policeman qui vient d’arriver. / Charlie a faim. Il lui faudra aller chercher des «cakes» au café de l’«écluse». / Charlie va au pantalon du cadavre, retire le porte-monnaie. Puis il va chercher des «cakes».9 Ainsi, sa vie est «coq-à-l’âne». «Ni milieu, ni commencement, ni fin, ni lieu». Il est «dadaïste»10. Il n’a pas cette fonction du réel, ou cette faculté de synthétiser. 7 8 O.C.I, p. 46-47, je souligne. Voir Jean Delay, Les dissolutions de la mémoire, P.U.F., 1950, surtout la préface par Janet et le premier chapitre. O.C.I, p. 44-45. 10 O.C.I, p. 45. Il est à noter que dans son Bonjour Cinéma, Jean Epstein considère cette absence de récit comme un caractère essentiel du cinéma. D’ailleurs, pour préciser ce caractère, Epstein utilise des expressions presque similaires à celles dont Michaux se sert dans «Notre frère Charlie» : «Le drame [dans le cinéma] continue comme la vie. Les gestes le réfléchissent, mais ne l'avancent ni ne le retardent. Alors pourquoi raconter des histoires, des récits qui supposent toujours des événements ordonnés, une chronologie, la gradation des faits et des sentiments. [...]. Il n'y a pas d'histoires. Il n'y a jamais eu d'histoires. Il n'y a que des situations, sans queue ni tête ; sans commencement, sans milieu, et sans fin ; sans endroit et sans envers ; [...] sans limites de passé ou d'avenir, elles sont le présent./ Le cinéma assimile mal l'armature 9 124 D’autre part, le regard de Michaux se porte également sur le symptôme positif qui dérive du rétrécissement du champ de la conscience chez Charlie. C’est la dissociation des systèmes psychologiques fragmentaires et leur activation automatique. Non seulement Charlie est un homme incomplet, mais en même temps il est une sorte de «homme-bombe» 11. Il garde en lui une bombe que représentent les idées fixes subconscientes, autrement dit, le complexe12. Normalement elle reste inactive, mais une idée-clé ou une image-clé suffisent pour qu’elle explose sur-le-champ, parce que ce fragment de personnalité n’est plus inhibé par la conscience principale. C’est pourquoi Charlie ne peut voir un homme courbé sans lui donner un coup de pied. Or, cette analyse de la simplicité de Charlie nous permet de constater à nouveau la parenté entre lui et le rêve. Charlie vit comme un rêveur dans la société civilisée. Sa conscience se morcelle comme dans le rêve et chaque fragment de sa conscience est attrapé par peu d’idées. Mais, démuni essentiellement d’esprit critique, Charlie ne s’étonne même pas de l’absurdité des événements. Sa vie passe du «coq-à-l’âne» comme le rêve. Il est «insensible» comme des «morceaux d’homme». Et toutes ces analogies proviennent du fait que la vie mentale de Charlie cesse de s’agréger, qu’elle n’est qu’un assemblage de systèmes psychologiques fragmentaires. L’insensibilité de Charlie Ainsi, la théorie janétiste nous permet d’expliquer non seulement la simplicité compliquée de Charlie mais la continuité des préoccupations de Michaux dans ses premiers textes. Cependant, cela ne revient pas à dire que Michaux obéit fidèlement à la théorie de Janet. Tout au contraire, son inclination au «non-conformisme absolu à la réalité»13 l’oppose ici aussi à Janet : non seulement Janet attache trop d’importance à raisonnable du feuilleton et, indifférent à elle [...]» (Jean Epstein, Bonjour Cinéma, p. 31-32, je souligne). 11 O.C.II, p. 171. 12 En ce qui concerne la parenté entre la notion des «idées fixes subconscientes» chez Janet et la notion du complexe chez Jung et Bleuler, voir Ellenberger, op. cit., p. 432. 13 O.C.I, p. 58. 125 la sociabilité mais essentiellement il n’a pu avoir qu’une conception très figée ou conservatrice sur les rapports entre la société et l’individu. Certes, Michaux conviendrait de l’importance de la faculté créatrice ou de la capacité de s’engager dans la création perpétuelle de soi. Il conviendrait aussi que ces facultés cruciales de l’homme ne fonctionnent pas efficacement sans intervention de la conscience ou de l’esprit critique. Mais s’il a inventé un héros aussi incomplet, c’est pour relativiser la réalité ordinaire en révélant sa complexité à la fois absurde et oppressive. La simplicité de Charlie fait ressortir les réseaux sous-jacents des règles et des lois qui constituent la vie sociale. Au lieu de prétendre avoir supprimé le symbolique, Michaux décèle son omniprésence et le ridiculise au moyen de gestes simplistes de Charlie. Mais en même temps, à travers son gribouillage directement inscrit à la surface de la réalité, Charlie efface les sens préfabriqués, trop orientés et trop ordonnés des choses et leur donne incessamment de nouveaux sens, ne fûssent-ce que très simples : Charlie, au moment de l’addition, s’embarrasse. / [...] / Charlie voit la tapisserie des murs, ses lignes rigoureusement verticales qui partent du plafond au plancher, et ses lignes transversales. / Charlie, avec son stylo, aligne les boissons par francs et centimes, les francs dans une colonne, les centimes dans la colonne plus à gauche. C’est bien 43 francs 50 qu’il doit. La facture est au mur. / Le garçon de café est furieux. [...] / Le garçon appelait la police, quand Charlie se jeta dans un taxi qui passait.14 D’autre part, alors que Janet met entre parenthèses les questions des instincts et des désirs en adoptant des notions plus neutres telles que la force psychologique et la tension psychologique, Michaux devinait bien que le trouble des rapports entre la vie affective et la vie cérébrale constituait un des problèmes essentiels de la vie moderne. En soulignant l’insensibilité de son Charlie, il déclare qu’elle est un symptôme commun aux hommes modernes : «Nous n’avons plus d’émotions. Mais on agit encore. O.C.I, p. 44. Voir aussi Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste» in Cahiers de l’Herne consacré à André Breton, L’Édition de l’Herne, 1998, p. 355. 14 126 / Charlie, c’est nous.» 15 De la même façon, dans un autre passage, il examine plus minutieusement cette maladie typique à l’âme moderne : «Charlie insensible, c’est la clef de Charlie. [...] Nous rions. Mais lui ne rit pas. Il ne peut résister à l’impulsion, au désir de le faire, mais il ne s’en amuse guère. Il n’y est pas sensible.»16 Ainsi, Michaux ajoute au portrait de Charlie un aspect schizophrénique17. Non seulement son héros n’a pas une capacité suffisante de synthétiser, mais aussi il perd ce « contact vital avec la réalité» 18 . Il est en quelque sorte un autiste actif, autiste qui agit sans vivre vraiment la réalité. Mais la vie moderne ne produit-elle pas de plus en plus de ce type de caractère ? Cependant, comme Michaux le suggère en opposant Charlie au romantisme19, son insensibilité est aussi une marque de la modernité de l’art, dans la mesure où elle connote la perte de l’intériorité. Charlie n’a pas sa profondeur. Ou plutôt, sa profondeur surgit toujours devant lui. Ses désirs et ses pensées subconscients s’extériorisent sur-le-champ et il ne peut même les reconnaître comme les siens. Il est totalement privé de son intimité et en même temps en est entouré, bizarrement de l’extérieur. En tout cas, il semble certain qu’en inventant un personnage à la fois primitif et moderne, Michaux commence à réaliser «une fusion de l’automatisme et [...] de la réalité extérieure» 20 . Et dans cette mêlée de l’automatique, du réel et du symbolique (parce que les gestes de Charlie révèlent toujours son omniprésence dans le monde), naîtra un horizon fabuleux, propre à l’écriture. 15 16 O.C.I, p. 44. O.C.I, p. 45. On ne sait si et à quel point Michaux était averti de cette nouvelle notion psychopathologique qui venait d’être introduite par Minkowski en France dans les années 1920. Mais cette remarque sur Charlie montrera à quel point il attachait de l’importance à la question de l’inémotivité dans la vie moderne. En effet, n’est-il pas étonnant que l’on puisse trouver dans Charlie cet aspect d’un autiste actif, autiste qui agit dans la vie réelle sans «contact vital avec la réalité», d’autant plus que Minkowski consacre tant d’effort à faire reconnaîre ce cas paradoxal dans sa Schizophrénie, ouvrage publié en 1927. On trouvera, dans Un certain Plume, comment Michaux développe cette conception de l’autiste actif et crée un personnage universel et moderne. 18 Voir Minkowski, Schizophrénie, p. 101-110. 19 O.C.I, p. 43-44. 20 O.C.I, p. 61. 17 127 L’inhumanité du désir Comme nous l’avons souligné jusqu’ici, à travers presque tous ses premiers textes, Michaux ne cesse d’insister sur l’inhumanité des désirs originels. Toujours attirant l’attention sur leur état impersonnel, il cherche à les dépouiller de leurs costumes trop humains ou sociaux21. Regardons de nouveau la fameuse impulsion de Charlie, à savoir, le désir de «[d]onner un coup de pied aux fesses d’un homme courbé» et de «voir la tête et le corps de l’homme chavirant dans la cuve»22. On ne sait si ce désir est vraiment «universel»23. Mais du moins, pour le premier Michaux, son origine remonte jusqu’à l’enfance de l’être humain. La preuve en est que dans «Utilité du feu», Michaux esquisse une forme primitive de ce désir en écrivant : « Il a peut-être fallu pour que le feu parût une bonne chose que Ndwa poussât sa femme dans le feu, à cause du plaisir qu’il prenait à voir les longs cheveux disparaître» 24 . D’autre part, Michaux écrit en refusant l’interprétation sexualiste de Freud dans «Notre frère Charlie» : «Charlie me donne à penser que, chez les Américains, les désirs utilitaires dominent». Mais il est évident que les désirs utilitaires étaient déjà là, dès l’enfance de l’homme. Du moins, on pourrait résumer ses pensées sur le désir comme suit : (1) Il faut distinguer au moins trois étapes des émotions et des désirs ; i) l’état purement biologique ; ii) l’état des désirs et des émotions primitifs ; iii) l’état des désirs et des émotions réorganisés par l’esprit critique de l’homme total civilisé. (2) Ces trois étapes se conservent toutes et constituent une structure hiérarchique : les désirs et les émotions de niveau inférieur sont normalement inhibés par les fonctions psychiques supérieures. Mais comme ils sont plus anciens, mieux organisés et plus stables que celles-ci, ils restent presque intacts dans la vie mentale et deviennent manifetes à mesure que des fonctions psychiques de haut niveau s’affaiblissent. (3) Enfin, il faut se méfier de l’humanisation des désirs et des émotions inférieurs ; ils sont essentiellement imperceptibles et incommunicables pour les fonctions supérieures trop liées au langage ; non seulement le mécanisme de défense au sens large les écarte de la conscience normale, mais ils sont trop minuscules pour que l’homme total les remarque tels quels. Ils ne correspondent pas à la taille de la conscience normale. Il se peut que l’on les sente tout de même, mais l’on ne peut en prendre conscience ni les communiquer sans les dénaturer fatalement. 22 O.C.I, p. 60. 23 O.C.I, p. 45. 24 O.C.I, p. 36. 21 128 Maintenant, on comprendra mieux dans quel sens Charlie est «primitif»25 et comment sa simplicité côtoie l’inhumain. Ses désirs sont certainement universels. Mais en même temps, sa simplicité est moins innocente qu'elle le semble. Son corps partage le même désir et la même logique que le corps de Ndwa. Ils se demandent toujours : «[...] les femmes, les dos, les têtes, les cheveux, à quoi ça peut-il me servir ?»26. D’ailleurs, même «l'enfant» et «le bébé»27 ne sont pas exceptionnels pour ces désirs à la fois aveugles et sagaces. Loin d’être l’objet de l’affection, l’enfant, cet objet impuissant et tendre, est une chose excellemment utile pour eux : «Charlie porte de la main droite un seau d’eau. C’est lourd. Le bras droit et l’épaule droite le font soufrir. Il passait près d’une voiture d’enfant – vivement il saisit le bébé, et le garde dans la main gauche, et continue sa marche. Il n’a plus mal à l’épaule droite. Excellent contrepoids ! Le bébé lui sert.»28 «Ndwabi et le pot dans la caverne. / Ndwabi joue, tombe dans le pot. / Le pot remue fort. / Puis le pot ne remue plus. / [...] / Ndwa revient. Il met la main dans le pot. / [...] Il découpe un morceau. Il se met à manger. “C’est bien bon.” Quel est ce morceau ? / C’était une fesse de son fils. / Il ne dit rien, va dans la hutte de Kwa, prend les enfants, les cuit et les mange.[...] / Tout le monde sait maintenant combien l’homme est bon à manger.»29 Ainsi, dans le corps de Charlie inventé par Michaux, coule le même sang que celui de Ndwa, inventeur sinistre du cannibalisme et premier mangeur de son fils 30 . La dissolution révèle que cette insensibilité primitive subsiste et se revivifie dans l’âme 25 26 27 28 29 30 O.C.I, p. 44. O.C.I, p. 46, je souligne. Ibid., p. 46. Ibid., p. 46. Ibid., p. 34. Voir O.C.I, p. 33-37 («L’Origine de l’anthropophagie», «La Colère mange l’homme» et «L’Homme qui mange son fils»). 129 moderne. Et Charlie représente fidèlement la résurgence de cette anciennce inhumanité dans la vie moderne. D’autre part, ce rapprochement de Ndwa et de Charlie nous ramène naturellement à la question du rêve ou de morceaux d’homme. Maintenant, ne serait-il pas évident que la Jambe, Ndwa et Charlie constituent la trinité de l’insensible ou de l’inhumain dans les premiers textes de Michaux ? Comme Ndwa et Charlie, la Jambe n’a pas «d’émotions d’homme»31. Elle est sensible à sa manière mais elle est indiffértente à toutes les distinctions humaines32. Ainsi, elle met sur le même plan, les choses et les gens ou les morts et les vivants sans s’occuper de la distinction du bien et du mal, de même que Ndwa et le désir subconscient de Charlie ne pensent toujours qu’à ’«utiliser choses et gens et bêtes»33. Et cette inhumanité de leurs désirs est tout à fait normale parce qu’ils ont été formés à l’époque où les hommes n’étaitent pas encore humains. Néanmoins, ces ancêtres vivent toujours en homme. L’âme romantique le nierait. Mais l’âme moderne, trop fatigué et indifférent au compliqué, le révélera incessamment. Certes, Michaux est encore loin d’arriver à créer des frissons modernes. Mais on entendra retentir toujours ces voix de Brâakadbar dans tous ses textes : «Ne te fie pas à la franchise de mes paroles audacieuses. Si mauvais que tes voisins t’aient éprouvé, le fils du scorpion ne te reconnaît pas comme son semblable. Car si loin qu’il creuse dans la crypte de sa mémoire, il ne se souvient pas d’avoir eu l’homme comme ancêtre.»34 Et il semble presque certain que cette voix remonte jusqu’à celle de Maldoror. Cela dit, l’inhumain chez Michaux, comme le simple et le primitif, a ceci de O.C.I, p. 20 : «La jambe est sensible. / Elle n’a pas d’émotions d’homme. Elle a des émotions de jambe. / L’amitié, la contemplation ? Ce n’est pas son affaire. / Les imprécations de la Bible? Une toile de Degas? Je dis que la jambe passera son chemin. / [...] / Emotion d’un morceau d’homme est indifférente et froideur pour homme total. / Caractère du rêve : Insensibilité! Annafectivité! » 32 O.C.I, p. 20. 33 O.C.I, p. 46. 34 O.C.I, p. 4. 31 130 particulier qu’il est aussi la source du nouveau sens : au temps préhistorique où le sens n’était pas encore fixé, les instincts humains se chargeaient de la production et de l’installation du sens humain. Maintenant, avec leur inhumanité, ils démolissent les sens trop humanisés et trop compliqués. Ils ramènent les hommes au non-sens originel et les incitent à dessiner de nouveau un sens ouvert aux surfaces de la réalité. En ce sens, Charlie est non seulement l’acteur du subconscient mais le créateur du sens. Ses gestes donnent au corporel (à la «tapisserie» ainsi qu’au «bébé») le nouveau sens en renversant l’ordre des sens fixes. L’anti-Œdipe Or, cette attention de Michaux à l’inhumain inhérent à l’homme donne une autre nuance à son anti-freudisme. Dans «notre frère Charlie» et «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud», on le sait, il refuse explicitement le côté pansexualiste de Freud. Pour cet ancien adepte de la psychophysiologie, la libido ou le désir sexuel n’est ni élémentaire ni prédominante. A l’instar de Ribot, il met l’accent sur la diversité et l’hétérogénéité des désirs humains d’une part et de l’autre, il se montre très attentif à l’échelle qu’ils constituent. En effet, même après avoir abandonné son ancienne position, Michaux demeurait plutôt fidèle à la théorie sur les tendances de Ribot, semble-t-il. A la fin de «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud», par exemple, il écrit : «[...] Dans le rêve même, l'instinct de conservation, l'instinct de domination, l'instinct de cupidité se retrouvent. Freud voit dans les rêves des verges symboliques. Moi, j'y vois des poings, des assiettes de la faim, des maisons d'avarice. L'amour propre est l'instinct intrinsèque de l'homme. / Freud n’a vu qu’une petite partie. J’espère démontrer l’autre partie, la grosse partie [...]»35 35 Ibid., p. 50. 131 D’autre part, surtout dans La Psychologie des sentiments 36 , Ribot analyse minutieusement des tendances fondamentales de l’homme. Et on peut y trouver les presque mêmes éléments que ceux que Michaux souligne ici : (i) «L'instinct de conservation» que Michaux mentionne ici le premier se situe au début de l'échelle des tendances chez Ribot. (ii) En évoluant principalement dans deux directions (défensive et offensive), cet instinct capital se transforme en quelques besoins ou émotions primitives, dont le premier est «la faim et la soif» (qui correspond aux «assiettes de la faim» chez Michaux), et «la colère» ou «l'agression» (= «des poings») constitue son deuxième rang avec «la peur» (iii) après ces stades animaux, viennent les émotions humaines dont Ribot situe au début «l'amour propre (ou self-feeling)» et celui-ci a tendance à prendre la forme, notamment, de «l'orgueil» (qui correspond aussi à l'observation de Michaux : «Si j'examine la folie, je trouve l'orgueil. Beaucoup plus de fous marquent l'orgueil que la libido»37). (iv) Quant à l'instinct sexuel, il n'occupe que le dernier échelon parmi les instincts primitifs et Ribot n'y accorde pas beaucoup d'importance38. (v) Enfin, il met au premier rang des désirs et des émotions complexes ou sociaux (qui dérivent de ceux primitifs) «l'avarice» (= «l'instinct de cupidité» ou «la maison d'avarice») et «le désir de domination» (= « l'instinct de domination») trouvé non seulement chez César et Napoléon mais aussi chez les savants et les scientifiques. Selon Ribot, l'avarice est une forme perverse de l'instinct de conservation, alors que le désir de domination est une forme développée de l'amour-propre et du sentiment de force. Bien entendu, pour établir un rapport intertexuel, il faudrait un examen plus précis. Mais au moins, cette affinité apparente suffirait à confirmer de nouveau l’influecne de la théorie de Ribot sur le jeune Michaux. Cependant, il va de soi que la cause plus essentielle de son opposition au freudisme réside en son attention à l’état moléculaire, pas encore humanisé, ni 36 37 Voir Ribot, La Psychologie des sentiments, p. 195-279. O.C.I, p. 49-50. Il faudrait pourtant admettre que sur ce point aussi, la psychanalyse a apporté une contribution révolutionnaire : loin d'être l’instinct au dernier échelon, l'instinct sexuel existe 38 132 représentable des pensées, des instincts et de l’être. Si Michaux tient tant à l’inspiration psychophysiologique, c’est qu’elle le ramène toujours à la base inhumaine, impersonnelle ou pré-individuelle de l’humanité. Du moins, alors que Freud donne à l’inconscient un sens plus humanisé en attachant beaucoup d’importance aux relations familiales39, Michaux cherche à descendre jusqu’à l’état où les désirs ne portent plus aucun costume humain ou social. Certes, il est incontestable que la théorie de Freud était révolutionnaire sur plusieurs points et l’évolution ultérieure de la psychanalyse a surmonté bien des limites de son fondateur en développant les possibilités que sa théorie comportait. Pourtant, cela n’empêche que pour Michaux, son œdipe recourt trop à des unités familiales et sociales grossières telles père, mère, enfant qui ne sont que des composés préfabriqués, reçus trop souvent sans réserve. Du moins, pour lui, ces unités ne sont jamais naturelles. D’ailleurs, non seulement les instincts, mais l’être dans son état originel et propre, ne connaissent ni parents, ni fils, ni même Moi40. Ainsi, il souhaitera plutôt retourner à un anonymat originel, «vidé de l’abcès d’être quelqu’un» 41. Accepter un personnage social était pour lui tellement impropre. Pour la même raison, son clown n’a pas de père42. Et Michaux s’interdira de «rentrer» chez ses parents43, malgré leurs appels qui restent très forts et très entraînants jusque dans ses dernières années44. En tout cas, Michaux ne se réconciliera jamais totalement avec la théorie freudienne. Même s’il accepte une partie de celle-ci éventuellement, ce ne serait qu’après l’avoir déshumanisée suffisamment. Pour Michaux, Freud costume lui aussi dès le commencement de la vie affective de l'enfant et se développe suivant quelques stades. 39 Jean-Pierre Martin cite les paroles de Michaux au début de son œuvre biographique : «Freud, il veut me refiler une famille.» Voir Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Gallimard, collection «N.R.F. Biographies», 2003, p.13. 40 Michaux écrit dans Poteaux d’angle : «Reconnaître quelqu’un ne va pas de soi. Reconnaître son père, sa femme, son fils, ou un ami demande une mise au point si délicate qu’on se demande parfois comment il se fait qu’on réussisse cette opération si souvent [...]» (O.C.III, p. 1058). D’autre part, on peut y trouver une inspiration bouddhiste, bien que ce soit plutôt l’existence des choses elle-même que nie cette religion philosophique. 41 O.C.I, p. 709. 42 O.C.I, p. 103. 43 Voir «Rentrer», O.C.I, p. 566. 44 Voir, par exemple, la «Postface» de Plume (O.C.I, p. 662) et un passage de Poteaux d’angle (O.C.III, p. 1076). 133 son inconscient en homme 45.Sa théorie le force trop à être quelqu’un, surtout d’être un membre de la famille. Certes, ses textes ultérieurs montreront de plus en plus l’inspiration psychanalytique. Mais, même dans ces textes, son côté psychanalytique est plus proche de ce que seront la théorie lacanienne ou la schizo-analyse de Deleuze-Guattari que de la théorie de Freud elle-même, surtout, celle avant l’époque de la métapsychologie. La revalorisation du compliqué Cependant, revenons au Michaux de 1924 et penchons-nous encore une fois sur «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud». Ce qui nous intéresse autrement dans cet essai, c’est que, malgré son antipathie contre le côté pensexualiste de la psychanalyse, Michaux fait une remarque sur le mérite de Freud. Après avoir signalé l’alternance régulière de la mode dans la science et la philosophie (à savoir l’alternance du spiritualisme et du matérialisme et celle de la synthèse et de l’analyse), Michaux reconnaît Freud en gros pour pionnier d’un nouveau domaine où fusionnent les démarches littéraire, scientifique et philosophique. Pourtant, ses expressions sont un peu trop obscures pour en tirer une conclusion précise tout de suite. Examinons donc de près le passage en question : Bien entendu, surtout depuis «Au-delà du principe de plaisir», la théorie de Freud commence à souligner la nature originellement inhumaine de la pulsion. Mais cela n’empêche que les paroles de Minkowski dans Le temps vécu (publié en 1933) semblent correctes : «[...] elle [= la psychanalyse] nous enseigne de ne pas trop nous fier aux mobiles conscients de nos actions. C’est là, à mon avis, le côté éthique du freudisme. Mais en même temps la 45 psychanalyse substitue à ces mobiles conscients des mobiles inconscients, faits sur l’image des premiers, et croit épuiser ainsi l’inconscient. Dans cette rationalisation, vraisemblablement inévitable dans ces conditions, réside selon toute probabilité sa force pragmatique ; par cette rationalisation même elle se montre puissants dans la vie collective, comme le fait, dans un autre ordre d’idées, le matérialisme historique avec lequel elle a plus d’un point commun. Mais c’est là également que réside son caractère négatif, puisqu’elle substitue ainsi ses images rationnelles à la source même de notre vie et leur subordonne ensuite toutes les valeurs de celle-ci, des plus insignifiantes jusqu’aux plus élevées» (Eugène Minkowski, Le temps vécu, P.U.F., collection «Quadrige», 1995, la première édition en 1933, p. 50-51, je souligne). 134 Freud est, dans le domaine de la philosophie, la réaction contre le XIXe siècle./ Il substitue aux données objectives extérieures l’introspection, l’analyse du sujet./ Le principe de sa manière de voir me paraît ceci, qui est excellent, qui est la réaction : «Entre deux explications, également possibles, la plus compliquée a autant de valeur que la plus simple, la subjective autant que l’objective.» / […] Freud a introduit, dans la science, les procédés psychologiques du roman, des mémoires et des confesseurs.46 Devant une telle remarque, on hésite à se prononcer sur les sérieux à quel point Michaux a pris au sérieux la théorie de Freud. Mais en tout cas, on pourrait y lire des changements dans son attitude vis-à-vis de Freud ainsi que dans son opinion vis-à-vis des sciences exactes. Remarquons d’abord que Michaux commence à relativiser les procédés de la science exacte47 qui lui étaient plutôt familiers. Comme on le sait la science exacte du XIXe siècle, atomiste et mécaniste, cherchait à expliquer des phénomènes en allant du simple au compliqué ou de l’inférieur au supérieur. Décomposer le compliqué d’abord en éléments les plus simples et reconstituer par eux le tout originaire était sa principale démarche. Cela signifie aussi que la science exacte considérait le compliqué comme l’ensemble des éléments simples48. D’autre part, comme il se doit, elle prétend se baser sur des données objectives. Elle pensait qu’elle devait et pouvait éliminer strictement des éléments subjectifs. 46 O.C.I, p. 49, je souligne. Michaux écrit tout au début de cet essai : «Les sciences exactes sont devenues notre pain. / L’a priori et la métaphysique, on les dédaigne» (O.C.I, p. 48). 48 Comme on le sait bien, une nouvelle tendance épistémologique appelée holisme commence, en particulier, avec la psychologie de Gestalt et atteint son sommet avec La structure de l’organisme de Goldstein publié en 1934. Celui-ci écrit dans l’introduction : «Je ne crois pas me tromper en disant que jusqu’à présent, chaque fois qu’on a tenté de comprendre la vie, on est allé de «l’inférieur» au «supérieur». On était imbu de l’idée que les classes des êtres vivants forment une échelle dont les échelons inférieurs sont représentés par des êtres de structure et de fonctions relativement simples, dont les êtres supérieurs ne se distinguent que par une structuration plus différenciée. [...] Ainsi se maintint le procédé d’investigation de «bas» en «haut». / Dans l’exposé que nous allons faire des phénomènes de la vie, nous essaierons de suivre la marche inverse.[...]» (Kurt Goldstein, La structure de l’organisme, Gallimard, collection «TEL», 1983, p. 7). 47 135 Bon gré mal gré, les procédés de Freud s’opposent à ces démarches traditionnelles. Il s’occupe d’emblée de l’analyse des phénomènes compliqués et essaie de trouver une cause subjective dans l’histoire personnelle du patient. On dirait que pour Freud, le compliqué (= le manifeste) ne peut être expliqué que par d’autres compliqués (= les latents). Dans sa théorie, même un phénomène qui a apparemment l’air simple n’est que le résultat des conflits des éléments plus ou moins contradictoires ou polyvalents. Pour Freud, il n’y a rien de simple dans la vie mentale humaine. D’autre part, comme on le sait bien, Freud traite dans les mêmes termes de la réalité psychique et de la réalité objective. Pour l’inconscient, il n’y a pas de distinction nette entre l’objectif et le subjectif ni de séparation nette entre le réel et l’irréel. Il s’ensuit que la psychanalyse attache autant d’importance aux fantasmes des malades qu’aux faits objectifs. Dans la vie mentale des psychotiques, le faux a autant de valeur que le vrai. Ainsi, sa tendance pansexualiste mise à part, le freudisme avait ceci de révolutionnaire, semble-t-il : il a attiré l’attention des psychiatres (i) sur les éléments subjectifs qui avaient été presque entièrement négligés dans les études psychologiques traditionnelles, (ii) sur les phénomènes compliqués qui sont irréductibles aux éléments simples et enfin (iii) sur les vérités cachées ou transformées dans les fantasmes et les mensonges. La nouveauté de la théorie freudienne se distingue davantage quand on la compare avec la psychophysiologie de Ribot qui est essentiellement atomiste et même avec la psychologie formaliste de Janet qui ne prête pas assez d’attention aux éléments subjectifs ni aux phénomènes apparemment superficiels49. Certes, comme on le dit souvent, toutes ses découvertes n’étaient pas forcément originales. Il faudrait constater du moins que beaucoup d’entre elles étaient déjà connues, soit dans les études psychologiques contemporaines soit dans le domaine de la littérature50. Et il est évident que le jeune Michaux partageait la même opinion ; par deux fois (dans «Notre Sans doute, comme le montre Ellenberger, Janet s’était aperçu lui aussi de quelques-uns de ces aspects. Mais,il ne les a pas approfondis comme Freud. 50 Dans le numéro spécial consacré à «Freud et la psychanalyse» du Disque Vert, Hesnard, qui introduit, avec Dr. Régis, le freudisme en France, signale lui-même ce point. Voir Le Disque Vert, no.4-5, 1924, p. 9-11. 49 136 frère Charlie» et dans «Réflexions qui ne sont pas étrangères à Freud»), il met sur le même plan Freud et de grands romanciers. Mais à la différence de «Notre frère Charlie», dans ce texte, la comparaison de Freud avec des écrivains n’est pas forcément négative. Certes, Michaux refuse toujours le côté pansexualiste de Freud et il n’avait aucune confiance en l’efficacité de la thérapie51. Mais, il est tout de même certain que Michaux commençait à trouver dans les procédés de Freud quelques clés pour la fusion du littéraire et du scientifique, et surtout pour la réintégration du simple et du compliqué. Naturellement, Michaux ne précise pas les détails de ses nouvelles idées. Mais, du moins, une chose est sûre ; dans ses textes ultérieurs, l’inspiration jacksoniste et l’inspiration psychanalytique s’allient52 . En quelque sorte, ses pensées sur la structure hiérarchique de l’esprit humain et ses méditations sur le contenu de son propre subconscient confluent dans son acte d’écrire créatif et imaginatif. Remarquons surtout le destin du simple et de l’inhumain dans ses textes ultérieurs. Certes, l’attention de Michaux à leur aspect formel demeure et ses personnages resteront primitifs et incomplets en ce sens. Mais en même temps, ils dépasseront ou plutôt annihileront la distinction évolutionniste du simple et du compliqué, parce qu’ils se transforment en simulacres qui ne représentent aucunement la réalité et qui ne peuvent même pas apparaître sans être transformés ou sans être rendus autres. Ils sont des existences à la fois automatiques et hautement intellectuelles parce qu’ils ne peuvent exister que comme effet incorporel d’une écriture, qui est mûrement méditée et réfléchie, mais qui souhaite garder leur caractère inhumain et asocial d’une façon ou d’une autre. Et à travers cette écriture, Michaux «Freud : des recettes de clinicien? Horrible!» (O.C.I, p. 49). L’idée de la fusion du jacksonisme et de la psychanalyse n’est pas aussi absurde, parce qu’en effet, c’est la solution adoptée par les psychiatres français de la nouvelle génération dont les représentants sont Minkowski, Henri Ey et Jean Delay (plus précisément, la psychiatrie au sens étroit est née quand elle a intégré la psychopathologie traditionnelle et la psychanalyse). D’une part, ils constatent presque unanimement la grande contribution de la théorie de Freud : c’est surtout lui qui a introduit la notion du contenu dans les études des maladies mentales. Mais d’autre part, ils signalent aussi, toujours presque unanimement, un défaut de Freud, pour ne par parler de son pansexualisme ; le freudisme attache trop d’importance au contenu des phénomènes inconscients et à son décodage, alors qu’en fait, le contenu des phénomènes inconscients ne constitue pas à elle seule la cause de la maladie mentale. En d’autres termes, ces psychiatres français respectent toujours le troisième principe jacksoniste : il n’y a pas de symptômes positifs sans symptômes négatifs. 51 52 137 s’efforcera de condenser des vérités à la fois personnelles et universelles dans ses textes imaginaires. Cela dit, il faut encore du temps pour que Michaux arrive réellement à établir sa poétique et entre-temps, ses pensées sur l’écriture se formeront et mûriront en plusieurs étapes. Nous continuerons donc notre analyse de ses premiers textes et dépisterons autant que possible les traces du développement de ses idées. L’examen du surréalisme et de son automatisme constitue notre prochaine interrogation. «Surréalisme» : le spiritisme et l’automatisme des gestes Presque un an après la parution de «Notre frère Charlie», dans «Surréalisme» 53 , Michaux s’approche de nouveau du modèle janétiste sur la désagrégation de la conscience et l’activation des phénomènes subconscients. Il est vrai que, comme nous l’avons vu, son «non-conformisme absolu à la réalité» qu’il partage avec Breton l’oppose radicalement à Janet. Néanmoins, dans une section sous-titrée «Incontinence» au moins, l’argument de Michaux montre toujours son inspiration janétiste. Tout au début de ce passage, il définit «l’automatisme» comme «l’incontinence». Et reprenant pour exepmle ce fameux geste de la jambe («Donner un coup de pied aux fesses d’un homme courbé»54), il l’appelle «l’incontinence de gestes» et l’oppose à «l’incontinence graphique» de Breton, à savoir, son écriture automatique. Ensuite, pour rectifier la méprise de Breton qui se prétend s’être dégagé de toute pensée consciente, Michaux invoque un phénomène spirite bien connu à cette époque, c’est-à-dire, la table parlante : [...] assemblez autour d’une table des gens, se tenant et la tenant par les pouces ; et voilà la table qui se met à tourner, tourner jusqu’à choir dans la Nous avons déjà partiellement examiné ce texte en le rapporchant de la théorie d’Epstein (voir notre chapitre 3). Ici, nous l’examinons de nouveau du point de vue janétiste ou jacksoniste. 54 O.C.I, p. 60. 53 138 cheminée. Et tous de s’écrier : «Mais nous n’avons rien fait!» Bon ! Fluide ou frottement, vous vous êtes occupés de la table : vos pouces se sont occupés de la table. / Breton ne fait pas attention aux phrases à écrire... Mais le crayon de l’homme de lettres veille pour son maître.55 Or, parmi l’automatisme des gestes, la table parlante et l’écriture automatique, il n’y en a aucun qui ne soit pas traité en détail dans L’Automatisme psychologique de Janet. Et ce qui est plus important, c’est que Janet explique tous ces phénomènes toujours en appliquant les mêmes lois psychologiques. Il écrit, par exemple, sur les phénomènes spirites : En un mot, les pensées provoquent, comme nous le savons, des mouvements involontaires ; c’est la pensée consciente du médium qui met la table en mouvement à son insu […]./ Ces actes intelligents ne sont pas seulement involontaires, ils sont encore inconscients : non seulement le sujet ignore son mouvement, mais il ignore la pensée qui dirige ce mouvement. […]56. De la même façon, il conclut un peu plus tard : Le point essentiel du spiritisme, c’est bien, croyons-nous, […], la désagrégation des phénomènes psychologiques et la formation, en dehors de la perception personnelle, d’une seconde série de pensées non rattachées à la première. Quant aux moyens que la seconde personnalité emploie pour se manifester à l’insu de la première, mouvement des tables, écriture ou parole automatique, etc., c’est une question secondaire. […] Cette action, quelle qu’elle soit, est toujours une action involontaire et inconsciente […].57 Ainsi, en ce qui concerne le côté formel de l’automatisme, il semble presque 55 56 57 O.C.I, p. 60. Janet, L’Automatisme psychologique, p. 370, je souligne. Ibid., p. 379. 139 certain que Michaux se réfère toujours à l’inspiration janétiste. En effet, non seulement il reconnaît dans tous les phénomèmes automatiques l’apparition des systèmes psychologiques fragmentaires dissociés de la conscience principale du sujet, mais il suggère même que la désagrégation de la conscience a de niveaux variés de profondeur 58 . D’ailleurs, Michaux ne pense guère que l’automatisme soit un phénomène surnaturel ou une activité créatrice à lui seul ; il est plus ou moins la vivification de ce qui a été antérieurement systématisé et que ce soit purement psychologique ou un composé du physique et du psychique, il ne peut se développer que dans une gamme très limitée. C’est pourquoi il considère l’écriture automatique de Breton comme une «expérience» qui empêche la création59. En tout cas, il semble certain que négligeant totalement l’intention de Breton qui essaie d’allier son écriture automatique à l’association libre de Freud, Michaux ramène cette expérience au contexte janétiste développé dans L’Automatisme psychologique60. Non seulement il traite dans les mêmes termes de l’automatisme des gestes et de l’écriture automatique surréaliste, mais aussi, comme se référant à la conception jacksoniste sur la structure hiérarchique des fonctions psychiques, il qualifie l’automatisme surréaliste de «superficiel»61. Voir O.C.I, p. 60. «[...] après une nouvelle lecture de Poisson soluble j’en [= l’opinion de Joseph Delteil] tombe d’accord une fois de plus, sur ceci : que les expériences sont mauvaises pour les œufs» (O.C.I, p. 60). 60 Bien entendu, il faudrait aussi tenir compte de la théorie de Myers concernant le moi subliminal quand on parle de l’écriture automatique de Breton, comme on le sait bien depuis la remarque de Starobinski. D’ailleurs, dans ses dernières œuvres, Michaux mentionne lui aussi l’être impersonnel ou super-personnel qui habite les tréfonds de chaque personne. Mais, il ne le confondra jamais avec les consciences partielles ni avec l’automatisme au sens étroit. D’autre part, il est à remarquer aussi que pour le premier Michaux, l’automatisme compte parce qu’il est une voie pour l’insubordination ou pour le non-conformisme à la réalité. 61 «Il [= Breton] a vu le nez de l’automatisme ; il y a encore derrière tout un corps» (O.C.I, p. 60). En effet, la theorie de Janet sur la hiérarchie des fonctions psychiques semble favorable à cette opinion de Michaux. Le tableau que Janet présente dans Les Obsessions et la psychasthénie nous suggère, par exemple, que Breton n’ait fait que passer de la fonction du réel qui occupe le premier rang à l’activité «désintéressée» qui occupe le deuxième rang. Janet précise davantage des caractères de ce deuxième stade : «la perception sans le sentiment de la certitude», «l’action sans le sentiment du présent, de l’unité et de la liberté». Sans doute, Breton a-t-il vécu aussi l’activation «des fonctions des images (l’imagination, la rêverie, le raisonnement abstrait)» situées au troisième stade. Mais, il reste encore deux stades plus rudimentaires ; le stade des réactions émotionnelles dites viscérales et le stade des mouvements musculaires censés être 58 59 140 L’inertie Selon le jacksonisme, il n’y a pas de symptômes positifs qui ne soient pas précédés de symptômes négatifs. Et sur ce point aussi, Michaux semble partager la même opinion. Et son attention à la concomitance de ces deux catégories de symptômes l’incite à critiquer une autre insuffisance de l’automatisme de Breton, à savoir, son inertie. En effet, faisant remarquer la lenteur et la monotnie de «la vitesse de pensée» de Breton, Michaux insinue que son subconscient ne se déclenche pas réellement («Oui, l’autre cause de monotonie dans Poisson soluble est celle-ci : la vitesse de pensée est constante et la pensée va au pas. Elle ne court pas, elle ne prend pas le mors aux dents, elle n’a pas d’émotion. Elle manque de tragique»62). Or, pour Michaux, le subconscient paisible ne compte pas plus que ses rêves ordinaires qui sont «pâles»63et «gris»64 et «avec lesquels on est obligatoirement passif»65. Ce qu’il veut, c’est de voir le subconscient s’activer, de vivre réellement le subconscient qui se déchaîne ou qui prend le mors aux dents et de s’activer lui-même en exploitant ce feu interdit aux hommes. Autrement dit, ce qu’il hait le plus, c’est l’inertie66. Elle est son éternel ennemi et qu’il s’agisse du réel ou du subconscient, il ne peut supporter tout ce qui le cloue à l’anémie ou tout ce qui se contente de son état statique. Si dans ses textes ultérieurs, les luttes imaginaires occupent une place majeure, c’est qu’elles lui permettent de sortir de l’inertie, de son inertie foncière67 ainsi que de celle de inutiles. Il est certain que Breton ne tient guère compte de ces agitations émotionnelles et motrices, directement liées aux facteurs physiques. 62 O.C.I, p. 59. Dans «Recherche dans la poésie contemporaine», Michaux affirmera plus clairement sur l’écriture automatique : «Le subconscient reste inerte, il affleure à peine. Le poète a là un rôle passif. D’où sans doute ennui que dégage ce style, dans son essence dépourvu de force et de vie» (O.C.I, p. 977-978, je souligne). 63 O.C.III, p. 447. 64 O.C.III, p. 461. 65 O.C.III, p. 476. 66 Voir O.C.I, p. 969 et O.C.III, p. 594. 67 O.C.III, p. 594. 141 l’époque68. Il faut savoir profiter au maximum de l’énergie psychique obtenue par l’activation du subconscient. Il faut réagir pour exorciser tout ce qui opprime l’être humain. Cette propension est si forte chez lui que même sur le bateau pour l’Équateur, il se plaint de la mer plate69 et imagine un océan tumultueux qui noie un jeune joueur de patinage à roulettes70. De la même façon, s’il préfère la rêverie (le rêve vigile) au rêve de nuit, c’est que dans ses rêveries, les «combats, la vaillance, l’ardeur, l’exaltation, l’enthousiasme [...]» sont «si présents»71. Par contre, dans le rêve, non seulement «l’on ne peut choisir, lutter, intervenir, modifier [...]», mais plus essentiellement «l’on ne peut jouir des retours en force, les précieux retours en forces»72. Cette tendance principale de Michaux qui devient de plus en plus manifeste dans ses textes ultérieurs se trahit déjà dans sa critique adressée à Breton. Certes, Breton prétend atteindre l’«automatisme psychique pur»73. Soit. Mais le subconscient sera beaucoup plus merveilleux quand il fait rage ou qunad il sème le sujet-scripteur74. Or, pourquoi son Poisson soluble est-il si monotone ? Parce que sa désagrégation mentale est fausse ou bien que la pseudo-suspension des fonctions supérieures ne suffit pas pour déclencher vraiment le subconscient : celui-ci est plus sagace qu’on ne le croit. Il devine tout de suite la superficialité du dégât de son homme. D’ailleurs, cette sagacité est inhérente à l’organisme même. Si une fonction a été vraiment perdue, les autres fonctions concourront à la compléter ou à s’y substituer. Mais si la perte n’est pas encore sérieuse, ce «réajustement» ou ce phénomène substitutif n’arrivera jamais75. Du moins, il semble certain que Michaux était plus attentif que Breton au caractère indomptable du subconscient, dès le début. Il écrit dans «Surréalisme» : «C’est aussi à cela que tient surtout le poète, à un départ nouveau, à une victoire sur l’inertie, sur la sienne, sur celle de l’époque, sur l’éternel engourdissement des réactionnaires» (O.C.I, p. 969). Dans Émergences-Résurgences, on trouvera que le même sujet se répète : «Aux mouvements de colère qu’il suscite en moi je me reprends, je le reprends, le divise, l’écartèle, l’envoie promener. La grosse tache naturellement baveuse je n’en veux pa, je la rejette, la défais, je l’éparpille. A mon tour !» (O.C.III, p. 590-591). 69 Voir O.C.I, p. 144-145. 70 O.C.I, p. 146-147. 71 O.C.III, p. 477. 72 O.C.III, p. 476. 73 André BRETON, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome I, p. 328. 74 O.C.I, p. 60. 75 Voir Goldstein, La Structure de l’organisme, chapitre VI-B, p. 185-208. 68 142 «Reposez-vous le bras, lui dit-on, et le bras reste tendu! »76. Mais pour que le subconscient s’active, en fait, il n’y a même pas besoin de suspendre les fonctions supérieures. Dans le vrai danger de la vie, dans les vraies maladies physiques ou psychiques, quand la vie émotive est vraiment blessée, le subconscient s’active spontanément et immanquablement. En un mot, pour déchaîner le subconscient, il faut et il suffit que la vie instinctive soit vraiment émue ou blessée. Bien entendu, Michaux n’en dit pas long sur un tel truisme. Cela n’empêche que ce truisme est essentiel dans son activité artistique. Comme l’indique Jean-Claude Mathieu 77, Michaux s’approche de l’écriture automatique à la manière de Breton plutôt dans ses œuvres picturales. Et c’est lors d’un accident malheureux et mortel dont sa femme fut victime que Michaux a vécu l’automatisme psychique le plus pur et le plus déchaîné78 ( excepté le cas des expériences des hallucinogènes, bien entendu). Comme il se doit, le déchirement qu’il a essuyé ne lui permet pas de rester dans un état «passif» ou «réceptif» que Breton préconise 79 . Sa pensée subconsciente a de «l’émotion» ou littéralement du «tragique»80. Elle fait rage et prend le mors aux dents. Ou plutôt, à ces moments douloureux, on est à la fois le cheval enragé et l’homme qui est semé par lui81. On est à la fois la tempête et le noyé qui souhaite qu’elle le plonge davantage au fond de la mer. Dans l’eau devenue torrentielle de son aquarelle, Michaux n’est plus un poisson soluble, mais un poisson infiniment blessé. Il ne O.C.I, p. 60. Et dans «L’Avenir de la poésie», il écrira toujours : «Il ne suffit pas d’observer des chevaux dans la journée pour en rêver à coup sûr la nuit, il ne suffit pas de se proposer très opiniâtrement d’en contempler en rêve pour les y voir venir. [...] La volonté n’y suiffit pas, ni l’intelligence» (O.C.I, p. 968). 77 Voir Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste», in Cahiers de l’Herne consacré à André Breton, L’Édition de l’Herne, 1998, p. 353-363. 78 «Je suis au-delà. J’ai besoin de me laisser aller, de tout laisser aller, de me plonger dans un découragement général, sans y résister, sans vouloir l’éclaircir, en homme étourdi par les chocs, qui aspire à s’étourdir davantage... [...]» (O.C.III, p. 568). «Spontanée. Surspontanée. La spontanéité, qui dans l’écriture n’est plus, s’est totalement reportée là, où d’ailleurs elle est plus à l’aise, la réflexion plus naturellement pouvant être tenue à l’écart.// Je ne délibère pas. Jamais de retouches, de correction. Je ne cherche pas à faire ceci ou cela ; je pars au hasard dans la feuille de papier, et ne sais ce qui viendra. [...]» (O.C.III, p. 574-575). Voir aussi Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 355 et p. 361. 79 André Breton, Œuvres complètes, tome I, p. 330. 80 O.C.I, p. 59. 81 Michaux écrit dans l’exergue de «Vieillesse de Pollagoras» : «Je voudrais bien savoir pourquoi je suis toujours le cheval que je tiens par la bride» (O.C.II, p. 232). 76 143 souhaite pas dicter la pensée. Il ne veut pas suivre «le fonctionnement réel de la pensée»82. Mais ce qu’il veut, c’est de rendre autre83 tout ce qu’il a subi, en biffant tout ce qu’il a maintenu de faux84. Il souhaite extérioriser ses plaies intimes et si profondes. Il désire que le monde et les choses aient eux aussi des plaies85. On croirait qu’il s’agit d’un cas exceptionnel. Mais ce type de drame précède plus ou moins, fatalement, toute l’activité artistique de Michaux. Ainsi, il souligne parmi ces lignes d’Émergences, résurgences : «Toujours à la dissolution, comme à un préalable nécessaire, je dois avoir recours»86. D’autre part, il va de soi que la «dissolution» de Michaux est différente de la solution de Breton qui est en fait la réunification87. La dissolution de Michaux, c’est d’abord le déchirement et le déchaînement. Toute la construction de sa vie mentale se démolit. Et à travers cette démolition, tous ses fous potentiels, tous ses «larves» monstrueux resurgissent. Ils ne sont pas sans se vivifier dans un désordre énorme, car, pour Michaux, l’homme recèle de multiples êtres sous-jacents en lui et la dissolution révèle ce «moi comme foule» 88 qui est toujours prêt aux opérations à la fois surhumaines et subhumaines89. A la rigueur, au fond de son désespoir, il voit naître un «dragon» à «cent queues de flammes et de nerfs» 90 . Ce poisson profondément blessé ressuscite devenu un dragon gigantesque pour lancer une bataille solitaire. Tel est le drame dynamique du subconscient chez Michaux. Au lieu d’être André Breton, op. cit., p. 328. Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 359-360. 84 «J’ai besoin de me déchaîner de la chaîne des mensonges et de mon maintien faussement calme [...]. / De nouveau l’inanité de la vie qui tient à un rien, l’absurdité et la fausseté de toute harmonie, la sottise de toute entreprise s’impose [...]» (O.C.III, p. 568). 85 «Je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire. D’un monde de choses confuses, contradictoires, j’ai à me défaire. A la plume, rageusement raturant, je balafre les surfaces pour faire ravage dessus, comme ravage toute la journée est passé en moi, faisant de mon être une plaie. Que de ce papier aussi vienne une plaie!» (O.C.III, p. 565-566). 86 O.C.III, p. 573, je souligne. 87 Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 357-358. 88 Ibid., p. 358. 89 Voir O.C.II, p. 435-436 : «[...] homme pour l’opération éclair / pour l’opération tempête / pour l’opération sagaie / pour l’opération harpon / pour l’opération requin / pour l’opération arrachement [...]». 90 O.C.I, p. 713. 82 83 144 statique et monotone, il y existe toujours des déchirements, des combats et la révélation d’une «foule en mouvement»91. Ainsi, dans le premier fragment de «La Nuit remue », le sujet-parlant criera : «On s’enfuit alors, on est des milliers à s’enfuir. De tous côtés, à la nage ; on était donc si nombreux !»92. Le même cri retentit également dans «Mouvements» : «Fête de taches, gamme des bras / mouvements / on saute dans le «rien» / efforts tournants / étant seul, on est foule / Quel nombre incalculabre s’avance / ajoute, s’étend, s’étend ! / Adieu fatigue / adieu bipède économe à la station de culée de pont / le fourreau arraché / on est autrui / n’importe quel autrui / On ne paie plus tribut [...]»93. Cependant, comme ce monde est blessant pour lui ! Comme tout apporte si facilement la dissolution. Certes, il arrive parfois que, happé par des bonheurs passagers, il doit rechercher son malheur en repoussant ceux-là qui ne sont pas prédestinés à lui94. D’autre part, il arrive aussi que la blessure subie ne déclenche pas sur-le-champ sa contre-attaque. Ainsi, dans la préface d’Épreuves, exorcismes, il écrit : «Cette montée verticale et explosive est un des grands moments de l’existence. [...] Mais la mise en marche du moteur est difficile, le presque-désespoir seul y arrive.»95 Quoi qu’il en soit, s’il arrive à gagner «le tremplin magique» et «un état au maximum d’élan»96, ce n’est qu’à travers de vraies épreuves de la vie. O.C.I, p. 664. Jean-Claude Mathieu précise cette spécificité de l’automatisme chez Michaux en le comparant à l’automatisme lisse chez Breton : « Bien loin de lisser le langage, il [= 91 Michaux] accroît la polémique interne ; une langue sans combat ennuie, comme “un dessin sans combat ennuie”. La discorde accrue au sein du langage renvoie à la vérité d’un sujet divisé ; l’écriture fait ainsi apparaître, et active, les dissociations de la personnalité [...]. Ce qui justifierait l’automatisme serait de révéler le moi comme foule, myriade de positions d’équilibre provisoires [...]» (Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 358, je souligne). 92 O.C.I, p. 419. 93 O.C.II, p. 438. 94 Voir «Bonheur bête» : «Mon malheur était beaucoup plus considérable, il avait des propriétés, il avait des souvenirs, des excroissances, du leste» (O.C.I, p. 442). 95 O.C.I, p. 774, je souligne. 96 O.C.III, p. 594. 145 146 6 Vers la poétique du rien «Énigmes» ou l’écriture de surface Comme nous l’avons écrit dans le chapitre précédent, dans «Surréalisme», Michaux déclare son aspiration au «merveilleux» en témoignant sa sympathie pour le «non-conformisme absolu à la réalité» de Breton. Certes, il accuse son écriture automatique d’être superficielle. Mais cela n’empêche qu’il s’affronte lui aussi à ce que l’on appelle la réalité et essaie d’inventer un monde indépendant du réel à travers l’écriture. En effet, dans des textes fragmentires groupés sous le titre d’«Énigmes», publiés en même temps que «Surréalisme» dans le même numéro du Disque Vert1, Michaux réitère son attaque à la réalité qu’il a ébauchée dans son premier texte. Il appelle ces textes «FABLES DU MERVEILLEUX» et les qualifie même de «surréalisme non-automatique» 2 . Mais comme les lettres adressées à Hellens le suggèrent, ceux-ci avaient été écrits, probablement, bien avant son essai sur Breton. Il n’est donc pas sûr que ces textes réalisent son idéal littéraire exprimé à la fin de «Surréalisme», à savoir, «[u]ne fusion de l’automatique et du volontaire, de la réalité»3. Quoi qu’il en soit, ils montrent évidemment son «non-conformisme absolu à la réalité» et témoignent en même temps de ce qu’il avait déjà commencé à développer sa nouvelle écriture dans une direction tout à fait autre que celle de Breton. 1 2 3 Le Disque Vert, 3e année, 4e série, no. 1, janvier, 1925. Henri Michaux, Sitôt lus, p. 75. O.C.I, p. 61. 147 L’effacement Ce qui nous étonne d’abord dans ces textes, c’est que Michaux en élimine non seulement la réalité en tant que «celle qui est perçue sensiblement et logiquement conçue», mais également l’intériorité. Qu’il s’agisse de «l’extraréalisme» ou de «l’introréalisme»4, il éloigne le réalisme de toute sorte et cherche à construire, à travers une nouvelle écriture, un espace fabuleux où seul l’impossible se passe. En effet, ce qui prédomine dans cette utopie, c’est l’absence de toutes les distinctions : il n’y a plus là de limites corporelles, ni spatiales ni temporelles ; pas de distinction du dehors et du dedans, ni de l’avant et de l’après non moins que celle d’ici et de là ; même les frontières de l’absence et de la présence sont floues, à plus forte raison, celles entre le sujet et l’objet. Et dans ce monde où toutes les cloisons sont supprimées, un horizon étrange commence à s’étendre progressivement ou de façon fragmentaire. En un mot, c’est la surface, privée de profondeur ainsi que de hauteur. Elle ne connaît aucune épaisseur et seul ce qui n’a pas de substance peut y survivre. Mais comment expliquer le surgissement soudain de cet espace hautement moderne chez Michaux ? Celui-là est d’autant plus problématique que nous savons son attachement au corporel et au profond qui marque ses premiers textes. D’ailleurs, Michaux ne vient-il pas de critiquer le surréalisme en raison de leur superficialité même ? Bien entendu, il est probable que son écriture de plus en plus caractérisée par l’effacement l’ait amené finalement à cet espace à la fois vide et dense. En quelque sorte, il a appris à écrire avec une gomme particulière qui rature non seulement la réalité mais aussi la substance des choses, à tel point que ses textes ne riment plus avec rien de connu ni de conçu. D’autre part, pour Michaux, ce qui est vraiment profond est par nature absolument inexprimable. Aucune parole ne peut le représenter ni même l’indiquer sans le dénaturer fatalement. Cela revient à dire que toutes les expressions sont également fausses, vis-à-vis du profond. Alors pourquoi pas l’écriture sans aucune profondeur ? Comment l’absence totale de ça ne fait-elle pas le ressortir davantage ? Ou faut-il dire plutôt, à l’instar de Deleuze (et de Lacan), que ça, 4 O.C.I, p. 61. 148 ou cet objet virtuel, n’est pas là où il doit être et qu’il ne peut être trouvé que là où il n’est pas, parce que l’objet virtuel «a pour propriété d’être et de ne pas être là où il est, où qu’il aille»5 ? Quoi qu’il en soit, il semble certain que la nature paradoxale et perverse de la surface correspond en partie au profond, car le profond est tout libre de la distinction du vrai et du faux. Ainsi, comme le signale Jean-Michel Maulpoix, ce serait «faute de mieux» 6 qu’il s’engagea dans cette écriture, certes. Mais cela n’empêche qu’elle est le meilleur moyen pensable pour répondre au foncièrement énigmatique, car pour cela, «c’est en énigmes aussi qu’il convient le mieux de répondre»7. L’espace de l’absurde Examinons de plus près ces textes. On comprendra facilement que les personnages dans ces textes sont construits sur l’absurde ou qu’ une contradiction absolue constitue leur essence. Ils sont à la fois A et non A. Ils appartiennent à la fois à deux catégories ou à deux séries incompatibles et en même temps ils n’appartiennent à aucune. Le «je» dans le quatrième fragment dit, par exemple, qu’il était «mimique». Donc il était corporel ou du moins il s’y attachait. Mais en même temps, il n’a ni masse, ni forme, ni substance. Il était donc incorporel. Au moins pour l’objet réel, il était à la fois quelque chose de superflu et quelque chose de vide. Cependant, cela ne signifie pas qu’il est tout à fait indépendant de la passion et de l’action dans le monde des choses. De même que les choses peuvent agir sur lui, de même, il peut exercer une influence sur les autres. Du moins, il a son charme ou sa magie propre à un être pervers : Voir Deleuze, Différence et répétition, P.U.F., 1968, p. 134-136 : «il [= l’objet virtuel] n’est là où il est qu’à condition de ne pas être où il doit être. Il n’est là où on ne le trouve qu’à condition d’être cherché où il n’est pas.» : «Lacan montre que les objets réels en vertu du principe de réalité sont soumis à la loi d’être ou de ne pas être quelque part, mais que l’objet virtuel au contraire a pour propriété d’être et de ne pas être là où il est, où qu’il aille». 6 Voir Jean-Michel Maulpoix, Michaux, passager clandestin, Champ Vallon, 1984, p. 119. 7 O.C.II, p. 363. 5 149 «J’étais mimique. D’un homme la figure, mais dans le chien j’occupais la queue, et donc traînais, quand une charrette passant au ras des cuisses du chien, je suis tombé par terre. / Le soir venu, un homme prenant ça pour un cigare ramassa la mimique et fut effrayé. »8 Ainsi, il simule toutes les propriétés des autres mais il n’en a aucune lui-même. Il n’existe pas au sens aristotélicien parce qu’il n’a ni forme fixe ni substance stable. Mais il subsiste tout de même à la surface du texte. En d’autres termes, il s’agit de la naissance d’un personnage en tant que simulacre. Il n’a pas d’ existence, ni d’identité formelle ou physique. Il ne représente aucune origine ni ne reproduit aucune réalité extérieure ou intérieure. Mais à travers leur transformation perpétuelle et leur dissemblance, il répond sans doute à un dehors absolument inexprimable. Or, cette duplicité foncière de «je» et sa nature protéiforme se déclinent dans d’autres fragments. Dans le cinquième fragment, il était «un fœtus» médiumnique qui causait, un soir, avec soixante-dix autres fœtus de ventre à ventre9. Et dans le huitième fragment, il se déclare avoir été «une parole» qui « tentait d’avancer à la vitesse de la pensée»10. Ce «je» était donc à la fois la chose et le mot, avant que dans le futur, Plume le devienne. Mais ce qui est plus remarquable, c’est que le «je» dans ces fragments se met toujours dans les réseaux souterrains qu’il constitue avec ses semblables ou ses homologues anonymes. De là, les voix paradoxales ne s’entendent-elles pas qui disent : Jadis, on était multiple et moi n’était qu’une intersection de ces réseaux indifférenciés. Séparés et isolés, je suis devenu homme. Le moi actuel et individualisé n’est en fait qu’un fragment de l’être propre. L’homme qui se considère comme complet dans le monde réel n’est qu’un être infiniment mutilé. Par contre, l’écriture de surface rend à l’homme sa multiplicité O.C.I, p. 81. O.C.I, p. 81. 10 O.C.I, p. 82. Jean-Claude Mathieu signale avec raison que Michaux écrit ce fragment pour 8 9 parodier l’écriture automatique de Breton qui prétend que la vitesse de la parole n’est pas si différente de celle de la pensée, donc qu’il lui est donné de suivre la pensée avec la parole. Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 359. 150 indifférenciée originelle. A cette surface, on peut être à la fois «eux, toi, soi»11. Dans cet espace, le fragmentaire est plus proche du Tout originel et ce qui est censé être complet dans le monde réel s’avère morcelé ou mutilé. Mais comme il se doit, dans ce monde où l’impossible devient possible se produisent beaucoup d’autres inversions ou événements pervers. Alors que chez les «je», leur nature protéiforme et leur aspect passif sont mis au premier plan, une autre série de personnages appelés «il» se chargent d’une capacité magique plutôt active : ils transforment le corporel en l’incorporel, l’épais en le superficiel, voire d’une manière presque automatique. Dès qu’ils touchent les choses, ils ne laissent pas de les priver de substance et les transmuent en quelque sorte en mots. Ainsi, le héros du sixième fragment , en marchant toujours «droit devant lui», culbute les arbres et les rend «si plats que des photos»12 et «il» du onzième fragment empoche «l’homme qui s’avançait contre lui»13 et l’asphyxie dans sa poche. Et le héros mystique du premier fragment dédaigne lui aussi des pierres qu’on lui jette : «Il avait l’air étonné, puis il les mangeait»14. Par contre, ils laissent intact ce qui est originellement incorporel ou mince («des lettres»15) et parfois, intériorisent même ce qui est superficiel16. Quoi qu’il en soit, il semble certain que Michaux était très conscient des rapports pervers entre le corporel et l’incorporel à la surface. Dans ce monde, non seulement ces deux séries se renversent mais elles s’emmêlent plutôt comme un anneau de Moebius. Certes, tous ces personnages dépassent la causalité normale en séparant la cause corporelle et l’effet incorporel. Ils se détachent ainsi du monde de la passion et de l’action et obtiennent une sorte d’impassibilité. Mais ce détachement étrange n’empêche pas tout de même le cache-cache ou le chassé-croisé du corporel et de l’incorporel. Ainsi, le héros du premeir fragment survit au-delà de la durée de la vie ordinaire17, tout en se réduisant jusqu’à ce qu’il ne soit plus que de la taille de «l’orteil 11 12 13 14 15 O.C.III, p. 980. Ibid., p. 81. Ibid., p. 83. Ibid., p. 80. Ibid., p. 81. «Il entretenait, avec un arrosoir, un jardin de boue. / Et de jour, sous le soleil, c’est un jardin d’or. / La nuit, le jardin d’or est dans son rêve» (ibid., p. 82-83). 17 «Il demeurait ainsi pendant le sommeil et pendant l’éveil, plus que la vie d’un préjugé, plus 16 151 de lui-même»18. Mais comme il se doit, tout en symbolisant l’effacement extrême du corps, «l’orteil» incarne aussi la corporéité même. De la même façon, le héros du deuxième fragment qui a également un aspect mystique (ou plutôt l’image de Jésus), tout en dépassant les conditions corporelles, après sa mort, regagne sa corporéité («Quand tout se tint au rendez-vous, il fut trouvé mort, mais encore tiède»19). Or, avec ce rapport tordu entre le corporel et l’incorporel, la structure spatio-temporelle des textes se transforme également. On ne sait s’il s’agit ici de l’avènement d’Aiôn qui s’oppose, selon Deleuze, à Chronos20. Mais, il est en tout cas évident qu’utilisant efficacement l’imparfait et l’infinitif, Michaux construit ici un espace temporel à la fois autonome et tout privé de contours. Notamment, l’usage répétitif de l’imparfait uni à la fragmentation des scènes et des événements y introduit un temps non situable, ni borné ni cloisonné. Certes, comme dans le deuxième fragment, il arrive que le passé lointain et le passé récent se montrent, mais ils indiquent moins les deux pôles (ou les deux limites terminales) que deux directions vagues : il ne s’agit que de la différence entre ici et là, et leur frontière reste floue pour toujours. D’un point de vue plus global, dans ces fragments d’«Énigmes», il n’y a ni commenement ni fin ni milieu. Il n’y a même ni avant ni après, parce qu’il n’y a en fait que des moments errants : non seulement il n’existe pas d’enchaînement qui lie ces moments, mais chaque moment constitue son propre univers dont les limites sont indéfinies. D’ailleurs, l’imparfait sous-tend ici évidemment la duplicité ontologique des personnages ou du moins leur caractère fuyant dont nous avons précédemment parlé, car l’imparfait connote également ce qui n’est plus, donc il indique en même temps la présence et l’absence. D’autre part, le caractère non situable et non localisable de cet espace est souvent renforcé par l’usage de l’infinitif. Surtout dans le premier fragment, l’effet de l’infinitif semble le plus manifeste : «Ceux-là savaient ce que c’est que d’attendre. J’en ai connu un, et d’autres l’ont connu, qui attendait. Il s’était mis dans un trou et il qu’un cèdre, plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus. [...]» (ibid., p. 80). 18 O.C.I, p. 80. 19 Ibid., p. 80, je souligne. 20 Voir Deleuze, Logique du sens, p. 190-197. 152 attendait»21 En effet, il n’est pas exagéré de dire que le héros de ce fragment ne fait qu’attendre. Mais attendre, n’est-ce pas annihiler le temps ordinaire, fini et cloisonné, et faire apparaître le vrai temps en tant que la durée, où tout entre dans un devenir perpétuel, (bien que rien de substantiel n’arrive) ? Par contre, dans d’autres fragments, l’effet de l’infinitif est certes sous-jacent, mais il y joue aussi un rôle principal : par exemple, dans les 2e, 6e et 7e fragments, «marcher» ou «avancer» sous-tend les actions des héros et leur permet de surmonter les murs du Temps-Chronos. De la même façon, dans le quatrième fragment, «simuler» contribue à faire apparaître le monde d’un devenir illimité. Mais il va de soi que l’infinitif est propre à transcender non seulement les choses actualisées mais également toutes les mesures. Autrement dit, l’infinitif est un temps à la fois virtuel et démesuré. Certes, il est possible que même dans ces textes en quelque sorte atemporels ou extratemporels, deux événements suggèrent deux points différents dans le temps : mais dans cet espace, les événements sont essentiellement étragners à la causalité, dans la mesure où aucun effet ne se réduit à leur cause corporelle. Or, dans le monde où la causalité n’existe plus, quelle temporalité raisonnable est possible ? En tout cas, il semble incontestable que Michaux construit cet univers fabuleux en exploitant consciemment les possibilités propres au langage et à l’écriture. Bien entendu, ce n’est encore que le commencement de son écriture de surface. Mais par rapport à l’écriture automatique de Breton, son originalité se distingue. Comme le suggère Michaux lui-même à la fin de son essai sur le surréalisme, cette nouvelle écriture recouvre l’automatique et le volontaire. Ou plutôt, elle refuse à la fois le pur automatisme et le volontaire dans la mesure où celui-ci est destiné à «quelque usage» réel22. En effet, l’avant-dernier fragment d’«Énigmes» (texte ajouté à «Énigmes» lors de la publication de Qui je fus en 192723) nous communiquera à jamais l’étonnement d’un 21 O.C.I, p. 80. «Si toi-même tu cherchais un trou pour quelque usage, mieux valait, crois-moi, chercher ailleurs un autre trou [...]» (ibid., p. 80). 23 Ce texte a été d’abord publié en tant que douzième fragment de «Mes rêves d’enfant» en 1925. Après avoir été largement modifié, ce texte seul est repris dans Qui je fus. Jean-Pierre Martin analyse l’état originel de ce texte et montre notamment comment Michaux allait inventer un texte du rêve en y disséminant les constituants phoniques de son nom et prénom (Voir Martin, op. cit., p. 253-255). Cela suggère aussi qu’à l’origine, il y avait une alliance entre 22 153 jeune écrivain venant de découvrir le secret de l’écriture où l’involontaire et le calculé (ou le médité) se croisent : «Je formais avec de la mie de pain, une petite bête, une sorte de souris. Comme j’achevais à peine sa troisième patte, voilà qu’elle se met à courir... Elle s’est enfuie à la faveur de la nuit»24. Ainsi, «Énigmes» annonce la naissance d’un «arpenteur des surfaces, qu’on croyait si bien connues qu’on ne les explorait pas»25. Cependant, n’oublions pas que chez Michaux, cet avènement de la surface n’est que le résultat de sa plongée dans la profondeur ; du moins, chez lui, l’arpentage des surfaces est toujours concomitant avec l’exploration des profondeurs. En d’autres termes, s’il se dirige vers une impassibilité incorporelle, c’est qu’il a été préalablement trop blessé par le monde de la passion et de l’action26. N’est-ce pas ce que suggère le dernier fragment composé d’une sorte de charade ? : «Mon premier est touché à mort / Mon deuxième se brosse en attendant / Mon troisième ramasse les noyaux / est battu par mon quatrième / Et mon tout dit : “C’est moi le bon juge”.»27 D’autre part, cela distingue le paradoxe chez Michaux de celui des sophistes en général. Il n’a pas le temps de sophistiquer ou d’user d’argutie. Ce non-conformiste absolu à la réalité se met toujours dans un rapport tendu entre le non-sens des profondeurs et celui des surfaces. Ainsi, dans le neuvième fragment, malgré tous ses paradoxes exploités, il ose se distinguer, nous semble-t-il, des attitudes sophistes qui se répandent chez les phraseurs modernes, mécaniciens ou géomètres28, ou de «petits hommes qui aiment écrire»29 : «Coupe le chat, il reste la queue ; il l’a dit et voilà comme il était. Ils sont tous ainsi, te dis-je, tous, même mes amis. Je les laisse dire. Moi, je ne parle qu’aux yeux du chat, pas à sa queue. / Ceux qui l’onirisme et la création verbale, que Michaux était conscient du parallélisme entre les natures du subconscient et celles de l’écriture et enfin, qu’en raturant considérablement les éléments biographiques et personnels, il ait finalement transformé un texte de rêve en texte qui fait rêver. La «nuit» impersonnelle du deuxième texte (celui dans «Énigmes») n’est plus la même que la nuit individualisée dans le premier texte. Elle annonce définitivement l’entrée de l’auteur dans l’ombre propre à l’espace littéraire. 24 O.C.I, p. 83. 25 Deleuze, op. cit., p. 114. 26 Toutefois, dans ses textes ultérieurs, Michaux montrera que l’effet incorporel est aussi blessant que la cause corporelle. 27 O.C.I, p. 83. 28 Ibid., p.42. 29 O.C.I, p. 68. 154 emploient un langage vulgaire comprendront mes paroles de certaine façon... Et alors ?»30 La fiction, les paradoxes, les effets des surfaces ne servent à rien, à moins qu’ils ne répondent à l’absolument indicible ou à l’essentiellement paradoxal et pervers dans les profondeurs. Il faut s’en servir pour faire sentir ce qui est au dehors du monde fini et cloisonné par le langage normal ou raisonnable. Mais loin d’être transcendantal, ce dehors existerait tout près de nous, autour de nous, en nous, partout, et même dans les yeux d’un chat. Son écriture de surface est pour révéler «[d]errière ce qui est, ce qui a failli être, ce qui tendait à être, et qui entre des millions de “possibles” commençait à être, mais n’a pu parfaire son installation...» 31 Certes, il est possible que cet attachement aussi fort au corporel et à la profondeur chez Michaux retarde le déploiement de son écriture de surface. Mais en retour, cela lui permettrait de créer une surface plus dense et plus multiple que jamais. Du moins, son insistance sur les multiplicités foncières de soi et des profondeurs l’incite à produire une fusion de l’écriture de surface et de celle fragmentaire. Il faut exprimer sa «foule en mouvement» simultanément. Ce n’est qu’en éparpillant des morceaux divers et hétéroclites de soi que l’on peut atteindre son unité propre32. D’autre part, le caractère fragmentaire de son écriture répond aussi à ses pensées sur le virtuel. Toute la réalisation (ou l’actualisation), même fragmentaire, trahit le virtuel originel. Il ne suffit donc pas de multiplier les textes formellement fragmentaires, bien que ce soit le cas chez la plupart des auteurs de maximes et d’aphorismes. Il faut en même temps laisser inachevés ou indéterminés ses fragments. Ce serait sans doute une autre raison, plutôt éthique cette fois, pour laquelle dans «Énigmes», le dit et le non-dit, ou l’exprimé et le non-exprimé, se valent. Du moins, il est remarquable qu’avec ces textes, Michaux fonde une écriture non seulement superficielle mais essentiellement fragmentaire où le blanc et la marge racontent autant que les textes au sens étroit. C’est là, semble-t-il, 30 31 Ibid., p. 82. O.C.II, p. 3. Il va sans dire que l’imparfait sert ici aussi à cette dissémination de soi ou des profondeurs à la surface. Il permet à l’auteur de disperser ses «qui-je-fus» avec leur «morceau du temps» (O.C.I, p. 73). En ce sens, «Énigmes» est une autre version radicalement révisée et notamment rendue superficielle de «Qui-je-fus» à la fin duquel le sujet-parlant note : «On n’est pas seul dans sa peau». 32 155 le véritable événement dans cette œuvre. «Partages de l’homme» Nous avons examiné jusqu’ici la naissance de l’écriture de surface chez Michaux. Cependant, malgré l’invention de cette nouvelle écriture, Michaux ne l’a pas immédiatement développée. A cette époque, son autre préoccupation, à savoir, l’exploration du subconscient à travers la désagrégation mentale l’emportait sur l’arpentage des surfaces, (ou du moins, l’égalait), semble-t-il, parce qu’elle pose des questions autrement modernes et concerne surtout la maladie à la fois personnelle et universelle. Fusionnant davantage l’invention littéraire et ses connaissances psychopathologiques, Michaux s’approchera de plus en plus de la création de nouveaux frissons. Voyons donc ensuite les textes réunis dans le chapitre de «Partages d’homme» dans Qui je fus. Cela nous montrera le nouveau développement de ses pensées sur le subconscient comme sur l’écriture. La fusion du scientifique et du littéraire ou l’écriture des symptômes Dans la lettre datée du 28 mai 1924, Michaux écrit à Hellens sur ses «dernières fables» : Mes dernières fables m’ont bien longtemps intoxiqué, mais enfin ouf! Je suis en plein dans du nouveau Michaux. / Voilà tout un temps que je travaille, accumulant manuscrit sur manuscrits [sic]. Me voici presqu’à la fin. Études sur la psychologie de l’épilepsie, de la démence, du délire d’interprétation, de l’inspiration, du rêve, avec exemples poëtiques [sic] de mon cru.33 33 Sitôt lus, p. 65. 156 Ce dont cette lettre témoigne d’abord, c’est que déjà à cette époque (avant même la rédaction de son essai sur «Freud»), Michaux se préoccupait vivement de la fusion du scientifique et du littéraire et qu’il y trouvait sa nouvelle possibilité («Je suis en plein dans du nouveau Michaux»). Une autre lettre probablement écrite vers la fin de juin 1924 témoigne aussi de son intérêt tenace pour la fusion de ces deux domaines : «Avec démonstrations poëtiques [sic], tous les auteurs que je citerai et tous les cas que je citerai n’existeront que dans ma tête (quoique concordant avec les données de la science).»34 Or, selon Leonardo Clerici, éditeur de Sitôt lus, ces fables mentionnées dans la première lettre désignent des textes réunis dans «Énigmes»35. Et à tenir d’autres descriptions concernées dans ses lettres, son hypothèse semble fort probable. Toutefois, sur le plan thématique, les textes des «Énigmes» correspondent-ils vraiment à cette lettre ? Certes, il est possible de trouver dans les héros d’«Énigmes», certains aspects pathologiques. Notamment, on peut comparer les comportements des héros dans les 6e et 12e fragments à l’automatisme des gestes que Michaux invoque deux fois ailleurs. On pourrait supposer même, éventuellement, que la plupart des fragments d’«Énigmes» soient des discours délirants d’un malade anonyme, comme c’était le cas de «Cas de folie circulaire». Il ne serait pas forcément impossible, en effet, de lire «Énigmes» en suppléant au début de chaque fragment : «Il se croit ...» ou «De l’application de ... se dégage une nouvelle personnalité...» Mais, comme on peut le comprendre facilement, une telle démarche va à l’encontre de leur essence, parce qu’il s’agit là de l’écriture de surface qui n’est réalisable qu’en se séparant de l’identification de toute sorte ainsi que de la profondeur. Autrement dit, ces textes superficiels ont pour essence quelque chose de non identifiable ni de situable. Or, dans la plupart des cas, écrire sur les symptômes n’implique-t-il pas plus ou moins les efforts pour identifier ou localiser ? En nous préoccupant des symptômes, ne sommes-nous pas obligés de revenir au monde de la passion et de l’action et à celui de la causalité ? Du moins, la fusion du scientifique et 34 35 Sitôt lus, p. 70, je souligne. Ibid., p. 65. 157 du littéraire ne s’accompagne-t-elle pas de ces pièges ? Quoi qu’il en soit, c’est dans les textes réunis dans «Partages de l’homme» et «A travers l’infini plausible» 36 que la tentative du jeune Michaux de fusionner ces deux domaines difficilement conciliables parvint à son comble, semble-t-il. Du moins, en comparaison avec «Énigmes», ces textes laissent plus clairement des traces de ses «études sur la psychologie». Si l’on entend par «l’épilepsie» la perte totale de la conscience37, le cas de «Madame X...» qui «avait coutume de s’évanouir»38 en est plus proche que tous les cas supposés dans «Énigmes». De la même façon, le «je» dans «Les Chutes» 39 et «Comme je mourrai» 40 montre plus nettement un cas de «la démence» et du «délire d’interprétation». Et le héros dans «La durée de la vie» qui se réincarne sans répit est distingué par une marque explicitement névropathique : «le tic» 41 . Enfin, il va sans dire que les «bouleaux» cataleptiques dans «Arbres en catalepsie»42 ont un symptôme plus précis que le châtaignier qui essaie de prouver «contre le pommier l’existence de l’homme»43. La différence du temps des verbes principalement utilisé renforce aussi cette tendance. Alors que l’imparfait dans «Énigmes» est enclin à estomper l’état maladif de chaque personnage (car, l’imparfait connote aussi ce qui n’est plus), le présent de l’indicatif qui prédomine dans Partages communique plus vivement l’état maladif, actuel ou chronique, des personnages. Du moins, l’emploi souple du passé et du Michaux publie en 1926 deux séries de textes dans deux revues différentes. La première série est intitulée «Partages d’homme» et publiée dans La Revue européenne, no 37, en mars 1926. Elle compte alors six textes dont deux («Loi des fantômes» et «La Durée de la vie») ne sont pas repris dans Qui je fus. L’autre série est intitulée «A travers l’infini plausible» et publiée dans Les Cahiers du Sud, no 80, en juin 1926. Elle compte huit fragments dont deux («Echo» et «Maison hantée») ne sont pas repris non plus dans Qui je fus (en ce qui concerne les renseignements plus précis, voir O.C.I, p. 1060). Désormais, dans cette section, quand nous avons besoin de traiter l’ensemble de ces textes publiés en 1926 dans les deux revues, nous le notons Partages et le distinguons d’avec «Partages de l’homme», titre utilisé dans La Revue européenne et dans IIIe chapitre de Qui je fus. 37 A ce sujet, voir par exemple Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, p. 502-514. 38 O.C.I, p.87. 39 O.C.I, p.86. 40 O.C.I, p.86. 41 O.C.I, p. 135. 42 O.C.I, p. 89. 43 O.C.I, p. 81. 36 158 présent dans ces textes permet au sujet-parlant la liberté du déplacement du regard nécessaire à l’observation et à la généralisation des symptômes. Quant aux situations où ses symptômes se manifestent, il va de soi que Michaux les décrit beaucoup plus minutieusement dans Partages que dans «Énigmes». Bien entendu, dans tous les cas, l’imagination littéraire de l’auteur dénature considérablement les symptômes suggérés et dans certains cas, Michaux va jusqu’à tourner en ridicule ses malades inventés44. Autrement dit, même dans ces textes symptomatiques, les effets de surface se maintiennent et l’humour remplace l’ironie, ça et là dans ces textes. D’autre part, la comparaison des textes d’«Énigmes» et de ceux de Partages nous fait supposer que pour Michaux, les symptômes puissent être des marques de l’individualité, à la différence de ce que l’on croit ou de ce que les médecins essaient de montrer normalement. Cela est surtout vrai dans les textes concernant l’état maladif de «je» tels «Les Chutes» et «Comme je mourrai» et cette tendance deviendra plus manifeste dans les deux textes ajoutés à ce chapitre lors de la publication de Qui je fus, à savoir, «Homme d’os» et «Tels des conseils d’hygiène d’âme». Mais dans d’autres textes aussi, en insistant sur les rapports personnels entre chaque âme et son corps45, Michaux ne trahit-il pas son intérêt pour l’autrement individuel décelé par les maladies ? 46 . Autrement dit, son insistance sur la profondeur et les symptômes s’enracine dans son attachement pour la quête de soi. Il va sans dire qu’il n’est pas question ici de moi ordinaire. Il s’agit d’un être pré-personnel que ses symptômes, ou Dans «Technique de la mort au lit», par exemple, il met presque sur le même plan la mort et la perte totale de la conscience lors de l’accès d’épilepsie («Madame X... avait coutume de s’évanouir, se faisant une lucidité, revenait à elle avec un bon mensonge. Excellent exercice préparatoire au jour dit le dernier» (O.C.I, p. 87). 45 Par exemple, «Technique de la mort au lit» (O.C.I, p. 87) et «Loi des fantômes» (O.C.I, p. 134). 46 Il ne serait pas si impertinent de rappeler ici une des principales thèses de Ribot : tel organisme, telle personnalité, dans la mesure où cette thèse implique également : tel organisme, telles maladies de la personnalité. En effet, comme nous l’avons écrit, pour Ribot, il n’y a pas de mêmes symptômes de la psychose, parce qu’il n’y a pas de même état physiologique. D’autre part, comme nous le verrons plus tard, on peut considérer «Loi des fantômes» comme une parodie de la théorie de Ribot. Du moins, il est évident que Michaux y traite de la question de cénesthésie en tant que base de l’individualité. Bien entendu, Michaux à cette époque n’est plus un simple adepte de la psychophysiologie. Mais à travers son attention forte à la base organique de l’individu, il reste toujours lié à une partie de la théorie 44 159 son corps, connaissent mieux et trahissent mieux. D’ailleurs, Michaux prenait une conscience nette, semble-t-il, du parallélisme entre la pluralité essentielle des symptômes dans la psychose et la multiplicité originelle de soi. Autrement dit, les maladies et troubles mentaux décèlent non seulement le soi profond mais également ses multiplicités primordiales. Fatigue ou la désagrégation des âmes Or, malgré cette attention à l’individualité révélée à travers les symptômes (qui est plutôt d’inspiration psychophysiologique), c’est ici aussi l’inspiration janétiste qui prédomine, semble-t-il. En effet, dans «Fatigue I» et «Fatigue II»47, Michaux présente une image de «l’âme» qui a des analogies essentielles sur certains points formels avec le modèle janétiste de la conscience et des consciences partielles. Leur premier point commun concerne la friabilité de ces entités spirituelles : «l’âme» dans ces textes se morcelle comme la conscience chez Janet. Elles se désagrègent l’une et l’autre et se rétrécissent de la même manière. De même que les cataleptiques de Janet montrant un automatisme presque total n’ont plus de conscience assez grande pour former une personnalité, de même, «l’âme» dans «Fatigue I» rapetisse démesurément à tel point qu’elle n’arrive plus à garder une intelligence normale : «Ces enfants se morcelant ainsi chaque nuit se trouvent à la fin du premier trimestre réduits à une portion d’âme tellement petite que bientôt il n’y en aura même plus assez pour faire un imbécile»48. D’autre part, chaque fragment de «l’âme» subsiste même après la désagrégation. Comme les consciences partielles chez Janet, les morceaux d’âme dissociés gardent leur vie et continuent à agir indépendamment du sujet conscient. Or, dans «Surréalisme», Michaux écrit en traitant des consciences partielles : «Ce qui est de Ribot, semble-t-il. 47 O.C.I, p. 89-90. 48 O.C.I, p. 89-90, je souligne. 160 humain ne se repose pas»49. Et dans «Fatigue I» aussi, en mettant en relief l’agitation inutile de ces existences psychologiques fragmentaires, il décrit leur vigilance perpétuelle et maladive : «[…] une partie de leur âme continue à circuler dans les dortoirs entre clefs et autres objets en fer, morceaux humains ne pouvant se reposer et ne sachant que faire»50. De la même façon, «l’âme» dans ces textes a elle aussi une sorte de structure hiérarchique ; ce sont des constructions psychologiques de haut niveau qui se défont les premières : «Oui, il faut se méfier des grandes fatigues. Une fatigue, c’est le bloc «moi» qui s’effrite. Comprenez-le bien. On arrive ainsi à se perdre l’âme par bribes et morceaux»51. Et dans ce cas aussi, même après la dissolution du «Moi», les fragments qui le constituaient survivent encore quelque temps : «Des soldats après dix étapes meurent souvent. Ils crachent leur sang qui ne sert plus de rien. Il reste ainsi des tas de morceaux d’âme dans les campements où l’on n’a pas assez dormi. Ces âmes se mettent à errer auteur des métaux ou se diluent dans l’eau»52. Enfin, comme le suggèrent les exemples de l’impossibilité du repos dans «Surréalisme» et «Fatigue I», même dans le lexique du premier Michaux, la distance entre «l’âme» et «la conscience» n’est pas si grande. On peut dire même qu’avec «l’homme», ces termes y constituent une trinité. La preuve en est que dans Les Rêves et la Jambe, il identifie les «morceaux d’homme» et «les consciences partielles»53 et dans «Qui je fus», il écrit : «L’âme, c’est tout homme» 54 . D’autre part, dans «Surréalisme», il entend par «ce qui est humain» les consciences partielles, et dans «Fatigue I» et «Fatigue II», il emploie «les morceaux humains» comme synonymes des morceaux d’âme. En résumé, chez le premeir Michaux, «l’homme» se résume à «l’âme» et à «la conscience» dans la mesure où il attribue la vie et l’intelligence même aux cellules. Pour la même raison, les morceaux d’hommes ne sont pas autre chose que les morceaux d’âme et les consciences partielles. En d’autres termes, en perdant des 49 50 51 52 53 54 O.C.I, p. 60. O.C.I, p. 89-90, je souligne. O.C.I, p. 90, je souligne. O.C.I, p. 90. O.C.I, p. 19. O.C.I, p. 75. 161 fragments de son âme, on perd progressivement sa nature humaine. Ainsi, il est maintenant évident que «Partages de l’homme»55 signifie non seulement la séparation de l’âme et du corps, mais aussi les dissociations variées de l’âme et de la conscience. En effet, d’un point de vue jacksoniste, on constatera que depuis la perte totale de la conscience en tant qu’automatisme total jusqu’au tic en tant qu’automatisme minime, Michaux touche, en gros, à presque toute la gamme des désagrégations mentales. Cela témoigne de sa fidèlité au deuxième principe jacksoniste, plus estimé par Janet que le premier, à la différence de Ribot. Cela explique aussi pourquoi Michaux met au pluriel le mot «Partages». Mais ce qui est plus important, c’est que cette inspiration janétiste chez Michaux l’incite à développer une sorte de néo-monadologie. Nous le verrons plus tard minutieusement, mais il semble évident que «Fatigue I» et «Fatigue II» préfigurent déjà l’essor de sa nouvelle poétique. Le sentiment d’incomplétude Le jacksonisme montre aussi que les symptômes positifs sont toujours concomitants avec les symptômes négatifs. Et sur ce point aussi, ces textes de Partages semblent concorder «avec les données de la science.» 56 En effet, non seulement Michaux fait ressortir ici le rétrécissement de l’âme = conscience de ses personnages, mais aussi il suggère que ce que Janet appelle le sentiment d’incomplétude (ou le sentiment du vide57) les travaille. D’après Ellenberger58, ce sentiment est considéré par Janet comme un symptôme négatif représentatif chez les névropathes. Il fait pendant aux agitations inutiles des fonctions inférieures qui représentent à leur tour les symptômes positifs chez eux. Quand leur tension 55 56 57 O.C.I, p. 84. Sitôt lus, p.70, je souligne. Dans Les Obsessions et la psychasthénie, Janet consacre beaucoup de pages aux descriptions et au classement de ces sentiments(voir surtout, p. 264-318). Nous en énumérons quelques-uns à titre d’indication : le sentiment d’incapacité, d’indécision, d’automatisme ; sentiment de perception incomplète, de désorientation ; sentiment d’étrangeté du moi, sentiment de dédoublement et de dépersonnalisation. 58 Voir Ellenberger, op. cit., p. 404-405. 162 psychologique baisse et que leurs fonctions supérieures commencent à se désagréger, ils expriment tous que quelque chose d’essentiel leur manque, sans savoir ce que c’est, et cela leur fait craindre de se présenter à une place publique, surtout quand elle exige des comportements plus ou moins compliqués. En effet, dès qu’ils se trouvent dans une situation sociale, il ressent ce sentiment d’incomplétude et leur fonctions inférieures dissociées commencent à s’activer. De la même façon, dans «Fatigue I», il évoque d’abord ce sentiment d’incomplétude qu’éprouve son héros, forcé de vivre dans une pension, une micro-société, parfois plus dure que la société elle-même : «Il allait lentement, le plus lentement possible pour que son âme pût éventuellement rattraper son corps. Il est fort inquiet de n’être parti qu’avec les trois quarts de celle-ci car en face des incidents de la vie, on n’est pas de trop tout entier. / Combien de pensionnaires se sont endormis dans les dortoirs qu’on réveille le matin au son de cloches – on les force aussitôt à se lever, à se laver – qui restent fatigués toute la journée [...]»59. D’autre part, attirant également l’attention du lecteur sur les agitations inutiles des fonctions inférieures, Michaux y insère une image élégiaque de l’âme moderne ; la grande fatigue défait l’âme humaine à tel point que « le bloc moi»60 disparaît, mais même devenues aussi minimes, des fragments d’âme continuent à agir en vain et désespérément («morceaux humains ne pouvant se reposer et ne sachant que faire»61 ). Ainsi, il semble certain qu’en partant de données scientifiques relativement simples, Michaux cherche à créer un espace littéraire original. Mais ce qui est plus important ici, c’est qu’ en insistant ainsi sur l’entrecroisement du manque et de l’excès, Michaux commence à fusionner le pathologique et le superficiel. En effet, l’être qui est à la fois le manque et l’excès est incompatible avec le réel, de droit et de fait. Non seulement, il est en soi-même une existence contradictoire, mais à cause de son manque ou de son excès, il est exclu à jamais du monde réel. Ou bien, étant à la fois 59 60 61 O.C.I, p. 90, je souligne. Ibid., p. 90. O.C.I, p. 91. 163 deux choses contradictoires, il esquive toujours l’identique et l’unique. Privés de places dans le monde réel, ces fragments d’âme ne cessent d’errer à la surface des choses ou à la marge des choses62. Ou plutôt, en errant sur le monde réel, ils vont produire autour d’eux leur surface, qui n’appartient pourtant à aucune place réelle. Bref, il s’agit de l’apparition des surfaces et des simulacres minimaux. En approfondissant la théorie janétiste sur les consciences partielles, Michaux a commencé à les transmuer en simulacres et à créer des terrains pour eux à travers l’écriture. Certes, il est possible que Michaux se serve ici d’un certain nombre de clichés littéraires, mystiques ou spirites. Mais cela n’empêche qu’il devine bien leur dualité essentiellement inconciliable avec le monde du Même. En effet, en dehors de la dualité que nous avons mentionnée au début, ces fragments d’âme en ont de multiples qui sont d’ailleurs propres aux simulacres. Ils sont à la fois incorporels et corporels dans la mesure où ils se chargent d’on ne sait quelle énergie : ils sont ainsi tantôt exclus des choses matérielles tantôt rattrapés ou dominés par le matériel. D’autre part, ils incarnent évidemment la profondeur, parce qu’ils en sont sortis. Mais dissociés et chassés de là, ils ne connaissent plus aucune profondeur. En quelque sorte, c’est une intériorité entièrement extériorisée ou jetée à l’extérieur. Autrement dit, c’est le non-sens ou l’indifférencié libre de toute distinction surgissant à la marge du monde réel, tout cloisonné. Il va sans dire maintenant qu’ils y sont non viables mais subsistent tout de même. Cette fusion du monde pathologique et de la surface devient plus manifeste dans «Les Chutes» et «Comme je mourrai», deux textes jumeaux traitant des états et des événements plus individualisés. Dans «Comme je mourrai», par exemple, le sujet-parlant met au premier plan son sentiment d’incomplétude et se définit lui-même par ce vide intérieur : «Depuis toujours je cherche à remplir ma journée et aussi ma nuque à laquelle il manque tant de matière. Je l’avoue, je suis un creux «[...] tandis qu’une partie de leur âme continue à circuler dans les dortoirs entre clefs et autres objets en fer [...]» (ibid., p. 89-90) ; «Il reste ainsi des tas de morceaux d’âmes dans les campements [...]. Ces âmes se mettent à errer autour des métaux ou se diluent dans l’eau» (ibid., p. 90). 62 164 fermé […]» 63 D’autre part, dans «Les Chutes», en suggérant également le creux intérieur, Michaux met l’accent plutôt sur des symptômes positifs, à savoir, les agitations inutiles des «fonctions des images»64 : «Quand je mange peu, je sens en moi des chutes. Tout à l’heure, cette bouteille qui tombait, je crus tout d’abord que c’était moi. [...] Je traverse le plancher sans résistance à une vitesse de pierre. Je me heurte ensuite à une couche de gneiss ou à quelque talus de pléistocène et si c’est bien solide y reste [...].»65 Si l’on tient compte du fait que les chutes connotent dans ce contexte l’abaissement de la tension ou de l’énergie psychologiques que considère Janet comme une cause principale de la désagrégation mentale66, il devient plus certain que Michaux se réfère également aux idées janétiste concernant la force et la faiblesse psychologiques. Cependant, il va de soi qu’ici aussi, l’enjeu consiste en une fusion du non-sens pathologique et de celui de la surface. En effet, surtout dans «Les Chutes», on peut constater une inversion vertigineuse de la verticalité et de l’horizontalité. Tout ordre vertical y disparaît ainsi que tout cloisonnement. Le «préistocène» s’étend à côté du sujet qui ne se distingue plus d’une «bouteille». La chute apporte ainsi un espace illimité où se libère ce qui était refoulé au tréfonds ou au sans-fond67. Elle annihile la distinction du haut et du bas ainsi que celle d’ici et de là. Ainsi, pour Michaux, la chute est essentiellement révélatrice. Ou plutôt, on ne peut acquérir des savoirs essentiels 63 64 O.C.I, p. 86, je souligne. A savoir, «l’imagination, la rêverie, la mémoire purement représentative». Voir Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, p. 488. 65 O.C.I, p. 86. En effet, la théorie sur la tension psychologique et l’énergie psychologique est essentielle chez Janet. Ajoutons que Janet attachait beaucoup d’importance à la question de la fatigue et de l’insomnie, à la différence des autres psychologues contemporains, y compris Freud. Voir par exemple Les Médications psychologiques, Félix Alcan, 1919, tome II, p. 20-42. 67 En ce sens, ce que Laurent Jenny écrit sur l’expériences de la chute chez Michaux semble très significatif : «Tomber, ce n’est pas seulement, perdre momentanément ses repères spatiaux et temporels. C’est aussi céder à tout ce que la station debout refoulait d’angoisses archaïques, tout ce qu’on tenait en respect par la maîtrise de son équilibre.» Voir Laurent Jenny, L’Expérience de la chute de Montaigne à Michaux, P.U.F., 1997, p. 199. 66 165 qu’à travers les chutes. N’est-ce pas cela que le premier texte «Révélations» connote ? : L’essentiel ne vient qu’à travers les chutes. Et pour celui qui garde un creux ou un vide intérieur, comme il est facile de «tomber»68! Sa vie n’est qu’une suite de «chutes»69. Cela dit, le non-sens du monde pathologique est une chose et celui de la surface en est une autre. Pour réaliser une horizontalité à la fois insensée et savante, pour produire un vertige qui dépasse la passion et l’action corporelles, le recours au pathologique ne suffirait pas. Il faut que l’écriture de surface y participe, qu’on crée à travers l’écriture un nouveau terrain où est transplanté ce qu’il était au profond et où s’égalisent le pathologique et l’impassible. Certes, l’espace de ses textes n’est pas assez superficiel ni assez horizontal et un ton ironique ou tragique reste prédominant encore. En comparaison avec «Énigmes», comme nous l’avons écrit au début, la superficialité de Partages recule même, en un sens. Cela dit, il semble certain que Michaux tente ici davantage de concilier la plongée dans les tréfonds et l’arpentage des surfaces, en fusionnant d’une manière originale le littéraire et le scientifique. L’image du corps Or, comme nous l’avons suggéré précédemment, il semble que Michaux modifie largement sa conception du corps dans ces textes. Alors que le rôle du corps physiologique recule considérablement ici, Michaux rend plus compliqué ou plus potentiel le rapport entre l’âme et le corps. D’un côté, il donne à l’âme une gestualité ou une corporéité active : comme le dit le deuxième «Qui-je-fus», elle «peut se déplacer et se déformer» 70 librement. De l’autre, il développe l’image du corps en tant qu’habitation privée qu’il a ébauchée également dans «Qui-je-fus» 71 . Mais à la «[...]je m’incline sur le vide avec un naturel... avec un grand naturel. Toute ma vie je serai ainsi, tombant! » (O.C.I, p. 86). 69 O.C.I, p. 86. 70 O.C.I, p. 75. 71 «[…] l’âme a pris dans le corps des habitudes comme un bourgeois dans sa maison. Notre homme utilise, pour sortir, la porte, quoiqu’il puisse le faire par les fenêtres, le balcon, la 68 166 différence de celui-ci, Michaux suppose ici une interférence plus intime entre le psychologique et le physiologique. Non seulement l’âme est dans le corps mais elle l’habite (au sens phénoménologique) en s’adaptant aux conditions physiologiques du corps qui varient d’ailleurs selon les individus. Autrement dit, chaque âme doit établir des liens intimes avec son corps pour en refaire le sien. Cependant, Michaux semble deviner également que le social ou l’intersubjectif intervient dans cette communication entre le psychologique et le physiologique (qui serait interminable autrement). D’un autre point de vue, «l’âme» dans ces textes, s’entremettant entre le social et le physiologique, constitue un corps imaginaire ou un schéma corporel mi-intime mi-commun. Bref, à la place de la notion de la cénesthésie chez Ribot72, Michaux avance ici une nouvelle conception du corporel qui est similaire plutôt à ce que Paul cheminée, le toit, et qu’il puisse forcer le mur. / […] Habitude !» (O.C.I, p. 76). 72 Cependant, à comparer «Loi des fantômes», texte non repris dans Qui je fus, avec un passage dans Les Maladies de la mémoire de Ribot, on comprendra que tout en se séparant de la psychophysiologie de Ribot, Michaux garde tout de même son idée que le physiologique constitue une base de l’individualité. Certes, chez Michaux, la cénesthésie n’est plus dévolue exclusivement au côté de l’organisme, mais cela n’empêche que Michaux suppose comme des liens intimes et personnels entre la conscience du sujet et la constitution de son corps (bien que, comme les derniers passages de «Loi des fantômes» le suggèrent, ces liens soient beaucoup moins stables que Ribot le croyait) : Ribot (Les Maladies de la mémoire, p. 85) ; «Supposons maintenant qu’on puisse d’un seul coup changer notre corps et en mettre un autre à sa place : squelette, vaisseaux, viscères, muscles, peau, tout est neuf, sauf le système nerveux, qui reste le même avec tout son passé enregistré en lui. Il n’est pas douteux en ce cas que l’afflux de sensations vitales insolites ne produise le plus grand désordre. Entre l’ancienne cénesthésie gravée dans le système nerveux et la nouvelle agissant avec l’intensité de tout ce qui est actuel et nouveau, il y aurait une contradiction inconciliable.» «Loi de fantômes» ; «Quand vous sortez de votre corps et faites une sortie en astral, il faut… hum! il peut arriver ceci. Un autre pendant que vous êtes parti peut se mettre à votre place dans votre corps et vous empêcher de rentrer. Souvent, le voleur se rend compte qu’il colle mal à votre corps ; les poignets sont trop étroits, il flotte dans le bassin, ou c’est la langue qui le gêne ou bien il est affligé de strabisme ou habitué à son corps qui pesait 57 kilos il se trouve dans vos 63 harassé de fatigue avant les 5 heures du soir. Enfin se sentant ridicule ou à cause de vos dettes il s’en va.[…] / Lorsque j’étais enfant, on a dû me changer plusieurs. Je m’en apercevais du reste après peu de temps mais ils étaient de connivence, mes parents, et faisaient les gens qui ne savent pas de quoi il s’agit» (O.C.I, p. 134) . 167 Schilder appelle l’image du corps (ou le modèle postural chez Head) 73 (bien que son anti-narcissisme ou son narcissisme pervers, mélangé à son non-conformisme à la réalité et au social, l’incite à refuser la suprématie de l’image intégrale et extérieure du corps que l’on intériorise, selon les psychanalystes, pour entrer dans le monde intersubjectif). En tout cas, ce que Ribot entendait par la cénesthésie n’est plus dévolu exclusivement au côté physiologique. Elle résulte plutôt d’une tension entre le physiologique et le psychologique ou d’une double attention de ce dernier prêtée à la fois au physiologique et au social. Mais comme il se doit, ce ménage à trois est quelque chose de difficile à maintenir, à plus forte raison pour les malades. Quoi qu’il en soit, ce que Michaux met en relief dans ces textes pathologiques, c’est une double altérité concernant le corporel : le social ou l’intersubjectif intériorisé dans le schéma corporel ou le modèle postural ordinaire et l’altérité originelle du corps physiologique qui a ses profondeurs insondables. Cela suggère aussi que le corps humain, donc l’être humain, comporte en lui des scissions ou de l’hétérogénéité. Mais ici aussi, Michaux les traduit d’une manière propre à la surface. En renversant le rapport ordinaire entre l’âme (le haut) et le corps (le bas), il rend leur rapport horizontal. Ce faisant, il transforme l’âme en «occupant sans place» (ou signifié sans signifiant) et le corps en «place sans occupant» (ou signifiant sans signifié)74 . Il s’agit d’une sorte de paire «dépariée», paire apparemment complémentaire, mais jamais concordante. En tout cas, de cette nouvelle horizontalité se produit d’une sorte d’humour, mais naturellement, elle n’exclut pas l’ironique, car cette paire connote aussi la scission éternelle dans l’être : «Il arrive aussi que l’âme regrette sa lâcheté. Elle est à rôder autour du corps, le juge en était encore satisfaisant s’y glisse, essaye rapidement différentes positions de concordance, enfin se cale dans le corps […].»75 «En effet la difficulté est grande de mourir. C’est qu’il faut se reformer 73 74 75 Voir Paul Schilder, L’Image du corps, Gallimard, 1968, surtout son «Introduction». Deleuze, op. cit., p. 56. O.C.I, p. 84-85. 168 entière au-dessus du corps, complète et parfaite, les manchots avec leurs bras et les cardiaques avec leurs valvules mitrales exactement étanches ; une pulsation imprévue et tout est à refaire [...]. J’ai connu un moribond ignare qui mit cinq jours à se former une jambe.»76 L’énergie D’autre part, dans ces textes, Michaux met souvent en relief l’insuffisance de la force psychique des inadaptés et introduit ainsi dans sa conception de l’âme et du corps un aspect dynamique ou énergétique. Surtout, à l’instar de Janet sans doute, il souligne qu’une fatigue excessive suscite un dérangement irrévocable de la distribution ou de la circulation de l’énergie psychologique : alors que celle-ci n’est plus fournie suffisamment aux fonctions supérieures, elle est excessivement investie dans les fonctions inférieures. D’ailleurs, Michaux partage avec Janet (bien que ce ne soit plus leur particularité) l’opinion que l’homme est doué virtuellement d’une force psychique beaucoup plus forte que l’on ne le croit et que dans la vie réelle, l’homme n’en exploite que la petite partie. Ainsi, en ce qui concerne les données psychologiques, les textes de Michaux y restent presque fidèles. Cependant, ici encore, son non-conformisme absolu à la réalité l’incite à en tirer des conclusions tout à fait contraires. En attirant l’attention sur la faiblesse psychologique des inadaptés, Michaux n’oublie pas d’insister également sur le déséquilibre entre leur force et la force oppressive et blessante de l’extérieur qui les entoure. Non seulement le social menace les faibles de sa complétude et de sa complexité, mais en même temps, il les comprime et détruit leur intégrité psychique en les privant notamment d’élan vital ou d’envie de contact vital avec la réalité. D’ailleurs, à la différence de Janet, Michaux apprécie les capacités potentielles que chaque homme garde en lui et révélées souvent dans les phénomènes parapsychologiques. Certes, Michaux mesure avec sang-froid leurs limites ainsi que 76 O.C.I, p. 87. 169 leurs possibilités77. Il n’est jamais admirateur des phénomènes spirites. Mais toujours est-il qu’il n’ y a pas lieu de sacrifier ces capacités potentielles pour s’adapeter à la réalité. Le réel, une autre illusion et un autre impasse, n’est qu’une composition myope, d’ailleurs malveillante. Du moins, si Michaux tient aux phénomènes métapsychiques, c’est qu’il devine que ce sont des expressions subconscientes donc partielles de l’insubordination au réel. Cependant, non seulement les spirites n’essaient pas d’exploiter suffisamment les phénomènes surnaturels pour l’acquisition de nouvelles possibilités humaines, mais ils s’attachent en fait trop au réel, même quand ils parlent de la vie après la mort. En tout cas, c’est pour une nouvelle exploration que Michaux recourt aux chutes. Il faut une dissolution quelconque pour aboutir à une nouvelle conscience. Pourtant, toutes les chutes ne sont pas forcément révélatrices. Ou plutôt, il faut des connaissances préalables pour les gouffres et notamment la Sagesse pour puiser quelque chose d’essentiel de ces expériences. De là, la nécessité de la «technique»78 et des «conseils»79. S’évader du monde réel n’est rien si l’on n’en rapporte pas des savoirs ou si l’on n’est pas équipé de techniques savantes. La limite de beaucoup d’expériences spirites consiste en leur manque d’esprit critique. En un mot, «Le Yogi occidental manque toujours»80. En tout cas, pour celui qui a accepté la «vie par le vide» destinée à une chute perpétuelle81, que le monde du pathologique est vaste !82 Michaux explorera ce vaste domaine qui est seul permis à ce né-troué, à Remarquons comment le sujet-parlant de «Fatigue II» mesure la force de «l’âme» de son ancienne amie (ficvtive, sans doute) : «Chère petite amie, mais petite âme à petite portée! A Bruxelles, où nous demeurions à quelque cent mètres l’un de l’autre, elle m’apparaissait souvent tout d’un coup à la lisière d’un mur, me regardait bien dans les prunelles. C’était très doux. Mais quand je fus à Paris, à trois cent quinze kilomètres... c’était trop pour toi, je t’excuse, sois en sûre» (O.C.I, p. 90). De la même façon, dans «Maison hantée» (ibid., p. 136) qui est un précurseur d’Une voie pour l’insubordination, Michaux montre le même sang-froid vis-à-vis des phénomènes de Poltergeist. 78 O.C.I, p. 87. 79 O.C.I, p. 91. 80 O.C.III, p. 151. Mais comme il se doit, cela ne revient pas à dire que Michaux apprécie sans réserve le Yogi oriental. Il est probable que la tradition orientale accumule des connaissances sur les gouffres auxquels on peut éventuellement se référer. Mais cela n’empêche qu’elle a également ses impasses. 81 O.C.I, p. 189. 82 «Quoi de plus vaste, de plus abondant, de plus intime que le pathologique ? / Quel champ plus omniprésent, constamment se renouvelant et de toutes parts affluant vers l’indéfendable corps, pour l’ensemencer en germes, en maladies ?» (O.C.III, p. 1071). 77 170 travers sa propre désagrégation variée et multiple. Ainsi, son écriture se met à évoluer d’une manière rapide. D’une part, il commence à créer une écriture de surface. Mais en même temps, il se plonge plus profondément dans ses tréfonds. Et à travers ces deux explorations simultanées, se formera progressivement son propre espace littéraire. «Homme d’os» Comme nous l’avons montré jusqu’ici, l’inspiration janétiste occupe une place importante dans les premiers textes de Michaux, bien qu’il ait également une tendance anti-janétiste très forte. D’abord, en partant du modèle janétiste sur la conscience partielle, il va inventer des personnages marqués par leur incomplétude ou leur fragmentarité. Puis, en traitant une variété de cas de désagrégation mentale, il élabore progressivement une nouvelle monadologie. Mais, ce qui est plus particulier à Michaux, c’est qu’en profitant de toutes sortes de dissolution, il cherche à parcourir toutes les conditions humaines pour acquérir de nouvelles connaissances par lui-même. La désagrégation lui donne une occasion d’observer ce qui est inaperçu ordinairement à cause des fonctions dites normales. D’ailleurs, comme c’est le cas avec les expériences des hallucinogènes, l’écrivain tente d’explorer non seulement le subconscient mais aussi le conscient et le normal. En se dissolvant lui-même, il dissout le paysage ordinaire qui est aussi un composé. Si nous ne nous trompons pas, c’est surtout dans «Homme d’os» que Michaux avoue définitivement cette mission qu’il s’est imposée à lui-même : «Parfois il nous semble certain qu’un durcissement se produit en nous dans un organe, dans une région corporelle quelconque. Chez moi, et généralement quand il m’arrive de boire de l’eau, c’est la tête qui durcit, et appuie sur moi comme un pèse-mains. Le minerai, ce qui se calcule en tonnes, toutes les grosses pièces, les madriers, je me mets à les connaître. 171 On est frères. Mais c’est surtout l’homme que dans ces moments-là je me plais à observer. [...] Il faut qu’il avoue tout à l’homme d’os.»83 Certes, Michaux écrit à la fin de ce texte : «Je ne suis pas encore parfaitement homme d’os»84. Mais il se décide déjà à poursuivre ce chemin jusqu’au bout, car pour un inadapté foncier, pour ce «creux fermé»85, il ne reste presque plus de place dans la vie sociale. Il ne l’acceptera pas, ni la société ne l’accepte. Mais, exilé de ce monde du réel, il a paradoxalement plus de chances de le relativiser et, sans doute, de découvrir d’autres voies pour donner «un nouvel élan vital, une nouvelle conscience» 86 à l’humanité. Quoi qu’il en soit, pour lui, ce monde est insupportablement inerte. Il fera n’importe quoi si cela le libère de cette inertie maudite. D’autre part, devenir homme d’os signifie également le retour à soi propre. Cela le ramène à l’anonymat primordial de l’être, en le dépouillant du nom, de la forme et du social qu’il avait acceptés malgré lui. Ce texte déclare donc officiellement le début de son «anti-vie»87. Désormais, en repoussant de plus en plus la vie ordinaire, en la déchirant88, il cherchera ses propriétés. «[C]ela viendra, alors je verrai le passé et l’avenir et dans l’espace entier»89. Mais pour gagner cette vue, il faut en perdre l’autre, celle ordinaire. En un sens, il lui faut devenir «aveugle»90 vis-à-vis des choses sociales. C’est également se rapetisser lui-même, surtout sa conscience normale, orientée trop vers le social. Comme nous l’avons écrit à plusieurs reprises, Michaux essaie d’élargir sa vue en rétrécissant et en désarégeant sa conscience normale. Ainsi, nous revenons de nouveau au souhait de «Clown». On trouverait que cette invocation à «rien que rien» n’est pas si loin de celle d’«Homme d’os» : 83 84 85 86 87 88 O.C.I, p. 91. Ibid., p. 91. Ibid., p. 86. Ibid., p. 969. Ibid., p. 612. Ibid., p. 612 : «Ce n’était pas orienter sa vie, c’était la déchirer. Si un contemplatif se jette à l’eau, il n’essaiera pas de nager, il essaiera d’abord de comprendre l’eau. Et il se noiera.» Ibid., p. 91. 90 Voir «Magie» : «Je vais être aveugle» (O.C.I, p. 484). 89 172 Un jour Un jour, bientôt peut-être. Un jour j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers. Avec la sorte de courage qu’il faut pour être rien et rien que rien, je lâcherai ce qui paraissait m’être indissolublement proche. [...] Vidé de l’abcès d’être quelqu’un, je boirai à nouveau l’espace nourricier [...]91 Certes, dans «Homme d’os», Michaux met l’accent plutôt sur la possibilité de comprendre autrui à travers sa propre dissolution. Comme on le sait bien, c’est un autre désir profond de Michaux92. Par contre, dans «Clown» publié douze ans après, c’est plutôt l’aspiration au retour à soi propre qui s’exprime. Mais, cela n’empêche que les narrateurs de ces deux textes tendent vers l’espace qui, en un sens, transcende le monde du défini sans pourtant s’en séparer. En d’autres termes, l’exploration du Savoir et le retour à l’état originel sont étroitement reliés chez Michaux et c’est toujours à travers la réduction de soi qu’il essaie d’y accéder. Dans «Clown», après quelques lignes, il écrit : «Ramené au-dessous de toute mesure à mon rang réel, au rang infime que je ne sais quelle idée-ambition m’avait fait déserter / [...] / Perdu en un endroit lointain (ou même pas), sans nom, sans identité» 93 . Et c’est toujours le plongeon dans l’abîme de l’esprit qu’il s’impose à lui-même : «Je plongerai. / Sans bourse dans l’infini esprit sous-jacent, ouvert à tous»94. Bien entendu, «Homme d’os» n’annonce encore que le début de ce plongeon. Il O.C.I, p. 709. On constatera que dans un fragment de Passages, Michaux écrit plus explicitement qu’une dissolution psychophysiologique de soi peut l’amener à une compréhension d’autrui : «Quand je ne comprends pas quelque auteur, et si loin que le temps et l’espace et le climat et la culture le mettent de moi, [...] le mettant mentalement en réserve, je me le garde et ne désespère pas, quelque jour, à la faveur d’un métabolisme différent, d’une humeur changée où m’aura mis un nouveau médicament, de comprendre le fermé, le mystérieux et insipide d’à présent. / Et cela m’arrive, en effet, quelquefois...» (O.C.II, p. 290). 93 O.C.I, p. 709. 91 92 173 faudrait plus de dissolution-réduction pour atteindre «une nouvelle et incroyable rosée»95. Mais les visées et les procédés de Michaux sont déjà déclarés. Il réorganisera ses inclinations à la chute pour l’exploration du gouffre propre à lui qui mène certainement à celui d’autrui. De la désagrégation à la réagrégation96 Jusqu’ici, nous avons traité principalement l’approfondissement des pensées sur la désagrégation chez le jeune Michaux. Or, avec le premier fragment de «Tels des conseils d’hygiène à l’âme», nous semble-t-il, un autre mouvement débute. C’est le mouvement vers la réagrégation. Pour Michaux, la post-désagrégation est aussi importante que la désagrégation elle-même. Du moins, l’expérience de la désagrégation prélude aux efforts pour la renaissance. Regardons de plus près ce texte. Ce texte apocalyptique commence curieusement par un verset cadencé, composé de trois groupes rythmiques de six syllabes (si l’on prononce «rien» en diérèse) : 94 95 Ibid., p. 709, je souligne. Ibid., p. 710. Permettez-nous d’utiliser ici ce mot qui n’appartient pas au vocabulaire normal de la langue française. Il figure pourtant dans le lexique de l’écrivain. D’ailleurs, Michaux l’utilise dans un contexte qui touche justement à notre sujet. Dans un passage concernant ses dessins post-mescaliniens d’Émergences-résurgences, il écrit : «Après des années, sans prendre aucune substance hallucinogène, il reste un appel à la fragmentation. / Les dessins que je commence je les vois parfois se décomposer, se diviser, se diviser sans fin. / Le nom de «dessins de désagrégation» leur fut donné. Malgré l’analogie, ils sont plutôt de réagrégation» (O.C.III, p. 636). D’autre part, dans un texte posthume intitulé «Désagrégation», il écrit aussi : «Désagrégation- / réagrégation / Flux des minuscules / Flux-reflux / Houle [...]» (O.C.III, p. 1427, je souligne). Certes, dans l’un et l’autre cas, Michaux ne précise pas le rapport entre la désagrégation et la réagrégation ainsi que leur différence. Et on peut imaginer facilement qu’il n’y ait en fait qu’une nuance de différence entre ces deux états. Ou plutôt, on pourrait dire que pour Michaux, dans beaucoup de cas, représenter ou transcrire l’état de désagrégation constitue immédiatement des efforts pour la réagrégation, comme on dit souvent sur le travail de deuil. En tout cas, dans ce chapitre, nous nous proposons de préciser la continuité et la discontinuité de ces deux aspects dans l’exploration des profondeurs chez Michaux. 96 174 Â/me/s ef/fi/lo/chées (6), â/mes/ co/ton/neu/ses (6) qu’un/ ri[/]en/ dis/tri/bue (5 ou 6). L’apostrophe répétée au début de ce texte («Ames effilochées, âmes cotonneuses [...]») renforce la tonalité prophétique. Mais malgré ses traits phoniques, naturellement archaïques, ce verset liminaire est plus polémique qu’il ne le semble. Mis au pluriel, l’appellatif «âmes» affirme la multiplicité primordiale de l’âme-conscience, ici, plus explicitement qu’ailleurs. L’âme existe certes, mais comme ensemble d’une foule de micro-âmes, flottant comme des monades 97 autonomes, mais aveugles et impuissantes ; selon l’inspiration janétiste, chacune d’elles a droit de crier cogito... mais sans avoir la certitude d’exister ; elles ont leur propre vie certes, mais il leur est interdit à jamais d’exister dans la vie réelle. Je est constitué ou habité par ces micro-voix, micro-pensées, à la fois non viables et résistantes 98. Or, ce qui est plus remarquable ici, c’est que Michaux ramène à «un rien» la fonction de synthèse si privilégiée par Janet99. A la place du cogito cartésien, c’est ce berger minime qui «distribue» des troupeaux de micro-âmes. Mais la nuit, il s’affaiblit et des troupeaux originellement indisciplinés se dispersent au hasard : «il est bon que le matin surtout vous travailliez à vous parquer, à vous serrer, à repriser vos parties, que la nuit et les rêves n’ont que trop mises à la dérive». Comme Michaux l’écrit déjà dans Les Rêves et la Jambe, le moi est en fait un bloc des morceaux d’âme ou des morceaux d’homme. Il faut que l’on se serre et reprise ses parties pour redevenir moi. Mais ce «Moi» ne serait qu’«une position d’équilibre»100. Remarquons qu’avec deux Janet montre qu’il doit sa théorie sur la structure de la conscience humaine à la monadologie de Leibniz aussi bien qu’à Maine de Biran. Voir par exemple L’Automatisme psychologique, p. 55-57. 98 Dans un poème intitulé «Pensées», Michaux esquissera le monde de ces micro-pensées, en soulignant cette fois-ci leur altérité ― car, en partie,comme le montre Janet, les consciences partielles sont souvent plus facilement influencées par le désir et la langue des autres : «Ombres de mondes infimes, / ombres d’ombres, / cendres d’ailes. // Pensées à la nage merveilleuse, / qui glissez en nous, entre nous, loin de nous, loin de nous éclairer, loin de rien pénétrer ; // étrangères en nos maisons, / toujours à colporter, / poussières pour nous distraire et nous éparpiller la vie» (O.C.I, p. 598). 99 De la même façon, Michaux écrira dans «Un point, c’est tout» : «L’homme ― son être essentiel ― ce n’est qu’un point.» Voir O.C.I, p. 431. 100 O.C.I, p. 663. 97 175 épithètes qu’il attribue aux «âmes» et qui connote une texture friable («effilochées», «cotonneuses»), Michaux transforme l’âme en une micro-nébuleuse amorphe et caduque. Ne serait-ce pas plutôt un miracle, si cette galaxie restait invarialbe, gardant son intégrité pour toujours? En tout cas, pour une âme ainsi définie, le sommeil ne signifie plus le repos. C’est plutôt une micro-apocalypse répétée chaque nuit101. C’est ainsi que chaque jour, chaque matin, il faut «arriver à se réveiller»102, à reprendre la forme et la conscience suffisantes pour mener une vie sociale, si c’est vraiment nécessaire. En effet, pour Michaux, le réveil est aussi problématique que le rêve, et l’agrégation n’est pas plus naturelle que la désagrégation. Parce que pour Michaux, le réveil, c’est une autre chute, chute vers le quotidien. Et l’agrégation ordinaire qui est le retour au réel est une «défaite»103. Après la dissolution apocalyptique mais passagère, recommence toujours la vie impropre où on est obligé de vivre en supportant plus ou moins sa déchéance. Pour l’âme humaine, n’y a-t-il donc que cette mauvaise alternative ? N’y a-t-il pas la possibilité de sortir de ce cercle vicieux ? Bien que ce soit loin d’être la vraie solution, du moins, la désagrégation de la conscience normale, ou celle de la fonction du réel fait entrevoir à Michaux une échappée, parce que malgré tout, elle le fait retrouver ce rien en état du pur devenir. Aux frontières de la nuit et du jour, de l’onirique et du réel, il sent que son élan vital crée le monde de nouveau, bien qu’en petit. Ainsi, à la différence des Rêves et la Jambe, sa nouvelle attention aux phénomènes de la dissolution l’incite à attacher autant d’importance à l’entre-deux de l’état anormal où des morceaux d’homme s’activent et de l’état normal où l’homme entier domine excessivement104. L’important, c’est d’extraire ce «rien» créatif et de le Comme on le sait, au début d’A la recherche du temps perdu, Proust développe cette image de l’âme à la fois virtuellement multiple et friable. 102 Voir O.C.II, p. 313-317. 103 Michaux écrit dans «L’Insoumis» : «L’homme retrouve sa défaite : le quotidien» (O.C.I, p. 587). 104 On constatera la même attention dans quelques textes ultérieurs tels qu’«Entre centre et absence» (O.C.I, p. 571-572), «Arriver à se réveiller» (O.C.II, p. 313-317) et des textes sur l’expérience des hallucinogènes (surtout, «Le merveilleux normal» (O.C.III, p. 313-328) dans Les Grandes Épreuves de l’esprit). 101 176 conduire à l’autre sens que de redevenir «homme entier» social105. Il faut tenter une autre réagrégation qui ne soit plus la répétition de l’intégration ordinaire. Or, comme s’il répondait à ce rappel de son rien propre, il s’impose un principe qu’il tentera désormais de garder coûte que coûte. Ne pas accepter de nourritures qui ne sont pas forcément pour lui. Trouver du vrai pain pour lui seul. Il faut alimenter son rien, mais à condition qu’aucune autre altérité sauf celle inhérente à lui ne s’y glisse. En d’autres termes, avec ce premier fragment de «Tels des conseils d’hygiène à l’âme», il s’engage volontairement dans la quête des miens, ou des gestes originels du oui et du non, car pour lui, son rien est également un élan, muni de ses propres tendances et de ses propres rythmes de la soumission et de l’insoumission : «C’est l’heure où il faut se nourrir. Chacun sa manière je l’accorde, celui-ci gobera un oeuf, tel autre c’est du porridge qu’il lui faut ; une mélodie, cela suffit parfois aussi, mais nourrissez-vous de grâce, nourrissez-vous comme un jeune cristal octodécaèdre au fond d’une dissolution légère qui sollicite à se solidifier octodécaèdriquement avec lui tout ce qui dans ses alentours aqueux n’est point définitivement tourné au liquide. / Ainsi, avec acharnement, avec sens [...]. »106 Le mien, c’est un mot qui manquait tellement à ses premiers textes. Comme on le sait bien, cette notion s’oppose radicalement à celle du moi chez Michaux, parce que le moi est habité de trop d’altérité ou d’impropriété. Pour le comprendre, il suffirait de rappeler la discussion du «qui-je-fus» sceptique : le moi est, au fond, le produit de banalisation107. On se banalise pour se faire comprendre et en acceptant sans examen la «langue des autres»108. Michaux écrira dans «Le Portrait de A.» : «Il se soutenait comme on dit avec rien, sans jamais faiblir, s’en tenant à son minimum mince mais ferme, et sentant passer en lui de grands trains d’une matière mystérieuse» (O.C.I, p. 608). 106 O.C.I, p. 91-92. 107 Voir O.C.I, p. 78. 108 O.C.II, p. 440. De la même façon, comme le signale Jean-Pierre Martin, dans «Toujours son “moi”» (O.C.I, p. 112-113) publié à peu près en même temps que «Tels des conseils d’hygiène à l’âme», Michaux remet en cause radicalement cette notion que représente le moi. Voir 105 177 Mais la spécificité de la conception du «rien» chez Michaux ne s’arrête pas là. Comme le suggère la figure d’«un jeune cristal octodécaèdre», qui connote à la fois l’unité et la multiplicité des aspects, son «rien» est en fait un être potentiel. Étant tout seul, il recèle une infinité de plis virtuels qu’il faut déplier coûte que coûte109. Ainsi, les efforts de l’écrivain seront consacrés à la fois à l’essentialisation (ou minimalisation) de soi et à l’infinisation (ou multiplication) de ce rien virtuel. C’est pourquoi le théâtre des «âmes» de Michaux est souvent à la fois infime et infini : «Il y a des jours où je vois tout aplati comme sur une toile, et à distance, et qu’on me dise alors «viens», d’abord un personnage d’une toile, parle-t-il, et puis, attendez, attendez donc, mon âme est en quenouille autour de ma colonne vertébrale, et se dérouler ne peut se faire d’un coup. Il me faut plusieurs heures.»110 Ainsi, la quête de la mienneté propre chez Michaux, ou plutôt, la quête de ses propriétés ― parce que pour Michaux, la pluralité est inhérente à la propriété ― est étroitement liée à la praxis de la désagrégation-réagrégation. Pour atteindre ses propriétés, il faut dépouiller soi-même de son masque du moi et de tout ce qui est défini et fixe qui immobilise son être. La désagrégation, qui est à la fois la dissolution de la réalité et celle de lui-même, sert tout de même à ce dépouillement essentiel. Mais d’autre part, pour Michaux, la dissolution, ou dépouillement de l’impropriété, n’est pas suffisante, parce que, outre que Michaux aspire à réduire réellement l’écart entre l’impropriété et la propriété par sa praxis, ses propriétés sont virtuelles, donc nécessitent d’être rendues autres pour se déployer pleinement. Du moins, ce rien propre, non moins que les consciences partielles, n’est pas viable tel quel dans la vie Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 267-269. Ce poème («Toujours son “moi”») est publié dans Les Cahiers du Sud en 1927 (no.93) sous le titre d’«Essoufflement» après avoir été publié dans Qui je fus. «[...] l’enfant naît avec vingt-deux plis. Il s’agit de les déplier. La vie de l’homme alors est complète» (O.C.II, p. 69-70). Voir aussi Madeleine Valette-Fondo, «Le Dépli du plis ou les “vingt-deux plis” de l’enfant Mage», dans Henri Michaux, Plis et cris du lyrisme, L’Harmattan, 1997, p. 247-261. 110O.C.I, p. 92. 109 178 réelle, à moins qu’il ne se raffermit à travers la cristallisation artistique. En tout cas, la réagrégation chez Michaux ne signifie pas le simple retour à son état précédent. Et l’écriture lui deviendra essentielle pour cette vraie réagrégation, ce déploiement-raffermissement du rien. La réagrégation «tardive mais rigoureuse»111 par l’écriture essentialise et cristallise ce rien propre dont les attiributs principaux sont l’élan, la multiplicité et la virtualité. «Villes mouvantes» Nous avons examiné jusqu’ici la naissance d’une nouvelle monadologie ou une écriture sur le rien chez Michaux. En partant de sa conception janétiste sur les consciences partielles et en la développant dans un sens contraire à celui de Janet, Michaux va faire une percée dans sa poétique de l’incomplet. Désormais, son écriture se développera en oscillant entre deux thématiques principales, à savoir, le minimum de soi et de grands morceaux d’hommes incomplets mais autonomes qui l’habitent. Mais, comme il se doit, cela ne recouvre pas toutes ses œuvres et il ne faut pas oublier que cet acheminement vers la nouvelle monadologie s’accompagne de l’évolution des pensées sur l’écriture de Michaux, notamment, sur le plan plus strictement littéraire et linguistique. Or, comme nous l’avons vu, dans «Énigmes» Michaux a déjà commencé à développer une nouvelle écriture marquée par sa superficialité ou par son détachement du corporel, du profond et de l’intériorité : il s’agit de l’exploration du monde purement linguistique ou incorporel et de la production du sens vraiment illimité. Mais cela n’empêche que l’intérêt presque obsessionnel de Michaux pour le fragmentaire et l’incomplet est toujours concomitant avec sa quête de la nouvelle écriture. En un mot, le fragmentaire et l’incorporel s’emmêlent inséparablement chez lui. Ou plutôt, il est un écrivain très attentif à leurs liaisons essentielles. Cela dit, c’est sans doute dans «Villes mouvantes», texte publié en automne O.C.II, p. 291. 111 179 1926, que l’on peut noter un jalon important dans cette double évolution112. Dans ce conte qui est lui-même fragmentaire, Michaux déclare littéralement l’indépendance du fragmentaire ou de l’incomplet113. Tout en racontant l’aventure des villes volantes, Michaux nous fait remarquer partout, implicitement et explicitement, la nature à la fois intégrale et incomplète de ces morceaux de ville. Ou plutôt, la fusion de l’intégral et de l’incomplet est ici d’autant plus hallucinante qu’elle est privée de son appui corporel, à la différence des morceaux d’homme dans Les Rêves et la Jambe : non seulement ces morceaux de ville sont fragmentaires, mais également superficiels. Non seulement ils flottent dans le ciel, mais en même temps ils sont séparés de la profondeur et de la hauteur. Ils sont pour ainsi dire des surfaces volantes et cela transforme également la nature des êtres et des choses qui y habitent. Plus précisément, ils n’ont plus leur nature propre. Vidés de leur substance, ils sont à la fois matériels et immatériels, corporels et incorporels. Il n’existe plus de distinctions ordinaires dans cette ville sans épaisseur. La superficialité est si essentielle dans ce texte que même la mer est privée de sa profondeur à la fin du texte : [...] il n’y avait pas seulement des morceaux de villes, mais aussi des morceaux de mers, ou plutôt comme ces morceaux-là s’étaient immédiatement vidés de leurs 2 000 ou de leurs 600 mètres d’eau, ils offraient un espace absolument désertique. Singulière instruction !» 114 Mais, on comprendra facilement que cette indépendance du fragmentaire et du superficiel est ici concomitante de la libération des mots. En arrachant des morceaux de ville à la terre, Michaux déracine des mots. Il supprime notamment les liens implicites entre les mots et leurs référents, ou entre les mots et les choses censées être En fait, entre ces deux textes, il y a également «Principes d’enfant» que nous examinerons dans le chapitre prochain. 113 En effet, on constatera que Michaux utilise plusieurs fois le mot «morceau» dans ce court texte. Par exemple : «Enfin, il n’y avait pas que des villes entières. Il y avait des morceaux de villes, des villes en deux morceaux, souvent parfois des villes en plusieurs morceaux, un morceau cherchant l’autre dans la terre mouvante [...](O.C.I, p. 93). 114 O.C. I, p. 97. 112 180 réelles (comme le suggère Mallarmé, dans la vie réelle, on utilise les mots en quelque sorte en prenant en garantie des choses réelles ou extérieures, comme autrefois, on utilisait la monnaie avec garantie que l’on pourrait l’échanger contre l’or). Mais une rue toute entière qui se promène en quittant la terre115 ne correspond plus à aucune chose réelle ou extérieure (cette «rue» est quelque chose de plus mince que la monnaie). Pour prendre les mots de Deleuze, elle est «une entité non existante» qui n’a plus que le «minimum d’être»116. Il en va de même pour villes volantes ou morceaux de mer errants. Ces signifiants sont entièrement détournés des troupeaux ordinaires des mots. Ce sont des simples idées, croirait-on? Mais, des idées, même fausses, ont leur réalité dans leur propre instance. Même si elles n’existent pas, elles «subsistent ou insistent»117. Ou plutôt, dans le langage ordinaire, c’est justement cette réalité propre aux idées qu’on oublie souvent, parce que les idées sans aucune relation aux choses ne servent à rien dans la vie. Elles sont littéralement déracinées et expatriées. Mais par ce déracinement, elles retrouvent leur vraie patrie, ou leur vraie autonomie. «Une ville qui s’en va sans motif peut aller loin, songez-y, très loin»118, écrit Michaux. Il en va de même pour les mots sans motif. Libérés de la soumission aux choses ou aux contextes préexistants, les mots commencent à s’envoler en devenant de pures idées. Bien entendu, ce texte plutôt prolixe n’arrive pas encore à exploiter suffisamment les possibilités de la surface. Il manque notamment de cet horizon fabuleux, typique des textes ultérieurs de Michaux, où les habitants de la profondeur resurgissent tout transformés. Cependant, il est remarquable que, dans ce texte, le fragmentaire et l’incomplet commencent à avoir une légèreté incorporelle, en s’unissant au superficiel (à savoir, le minimum d’être des mots). Dépouillés de profondeur ainsi que d’intériorité, ils deviennent en quelque sorte des signifiants vides mais insistants. Ils n’existent nulle part, mais ils agissent maintenant sur le même Voir le début de ce texte :«Comme nous y étions, la rue se mit à bouger, et elle s’en alla. Bosson qui était en face me tendait la main... [...]. La maison d’en face et la rue tout entière voyageait,[...]. Il y avait dans ce départ une telle souplesse comme si tous les jours ces rues allaient à la promenade» (O.C.I, p. 93). 116 Gilles Deleuze, Logique du sens, Les éditions de minuit, 1969, p. 13. 117 Ibid., p. 13. 118 O.C.I, p. 95. 115 181 plan et au même titre que le complet et le supérieur. Ils sont donc viables dans l’espace littéraire à condition qu’ils acquièrent une autre substance que le corporel en se séparant du psychologisme ainsi que du réalisme, deux attitudes qui tentent d’apporter dans la littérature le rationnel, l’univoque et le fini. Les morceaux d’être deviendront alors de meilleurs habitants de la surface : étant incomplets, ils sont illimités ; étant non viables dans le monde du bon sens et du sens commun, ils sont plus convenables à cet espace où tous les sens fixes disparaissent. Ainsi, cette errance des villes-monades prélude à un nouvel essor de la poétique de l’incomplet119. Mais gardons-nous de simplifier prématurément l’acheminement multifiliaire de Michaux. Pour lui, la vérité réside dans le vacillement perpétuel120. Après l’exploration de la surface recommencera le plongeon dans la profondeur. «Petit» Après la publication de Qui je fus, son mouvement vers la minimalisation de soi ou l’aspiration à la ténuité de l’être121 se manifestent de plus en plus, voire avec D’autre part, ce texte annonce aussi le début du développement de la rêverie dynamique et agressive, si typique à Michaux. En effet, comme le suggère «La Nature», texte publié trois ans après dans Un certain Plume, on peut supposer qu’une rêverie dynamique et agressive, si fréquente chez Michaux soit à l’origine de ce texte : «Seine, petite Seine, si on te lançait en l’air, qu’on t’envoyât un peu du côté de Poitiers, ou du Puy-de-Dôme, où ils manquent tellement d’eau justement? / [...] / Cordillère des Andes, longue échine de l’Amérique si on t’extirpait quelques morceaux, c’est si plat, la Campine, si désolé, tu y ferais ton gros dos, ce serait merveilleux, ou en Sibérie, du coup qu’il y ferait froid sur les sommets» (O.C.I, p. 675). Mais, comme il se doit, pour déplacer l’onirique dans les écrits, il faut trouver au moins un terrain convenable à lui (voir O.C.III, p. 604 : «Premier problème : Où trouver le terrain pour l’expansion? [...] / Trouver son terrain, le terrain pour l’exercice d’une vie, d’une autre vie en instance, d’une nouvelle vie à accomplir, hic et nunc, une vie qui n’était pas là avant. // Terrain trouvé, vient l’opération déplacement»). Sans terrain, il n’y aurait non plus la poétique de la rêverie. Et comme nous le verrons plus tard, la surface deviendra l’utopie de l’onirique pour Michaux. 120 Voir O.C.I, p. 512 : «Les morceaux, sans liens préconçus, y furent faits paresseusement au 119 jour le jour, suivant mes besoins, comme ça venait, sans “pousser”, en suivant la vague, au plus pressé toujours, dans un léger vacillement de la vérité, jamais pour construire, simplement pour préserver» (je souligne). 121 Voir Roger Dadoun, «Ténuité de l’être» in Passages et langages de Henri Michaux, textes réunis par Jean-Claude Mathieu et Michel Collot, José Corti, 1987, p. 13-29. 182 une variété de formes langagières. Il n’y a pas lieu ici d’envisager minutieusement ce développement ultérieur. Mais, un simple survol suffirait pour constater, d’une part, à quel point le modèle janétiste de l’esprit humain constitue une source importante d’inspiration littéraire de Michaux, de l’autre, à quel point ce modèle est transformé par l’autre aspiration de Michaux à rendre tout autre. Dans Mes propriétés, par exemple, il donne à sa première partie pour le titre «Partage de l’âme». Il serait inutile de dire que ce titre découle d’une inspiration janétiste, bien qu’il reste à savoir comment la partager. D’autre part, dans un texte intitulé «Petit» qu’il met au début de la deuxième partie consacrée aux «Poèmes», on constaterait que son aspiration à la ténuité de l’être fusionne avec une jubilation (fût-ce amère) de la naissance d’un nouveau rythme-sujet. Tout en se déclarant extrêmement ténu, le scripteur se dissémine lui-même dans une nouvelle orchestration linguistique : Qunad vous me verrez, Allez, Ce n’est pas moi. Dans les grains de sable, Dans les grains des grains, Dans la farine invisible de l’air, Dans un grand vide qui se nourrit comme du sang, C’est là que je vis. Oh! Je n’ai pas à me vanter : Petit! Petit! Et si l’on me tenait, On ferait de moi ce qu’on voudrait.122 Ce «petit» est à la fois un rien et un multiple. On dirait qu’en se défaisant, il acquiert une nouvelle substance linguistique. «On ferait de moi ce qu’on voudrait», écrit Michaux. Mais en fait, c’est plutôt lui qui a acquis la liberté de se faire n’importe quelle 122 O.C.I, p. 499-500. 183 chose, sauf le fini et le même. Maintenant, il pourrait dire : «on saute dans “le rien”. / [...] / on est autrui, / n’importe quel autrui»123. En effet, revenu à sa virtualité propre, se disséminant lui-même dans les mots, il est à la fois soi-même et un autre. Cela dit, il semble aussi clair que ce poème fait écho à des textes antérieurs concernant le rétrécissement de la conscience normale. Certes, Michaux ne se plaint pas ici de son incomplétude. Tout au contraire, il se félicite d’atteindre enfin ce rien en se dégageant du réel, du social et du moi mensonger. Mais, il n’est jamais impensable que dans la coulisse, le poète a réellement vécu un rétrécissement extrême de la conscience qui lui aurait permis d’obtenir un nouvel élargissement du champ de la conscience. Pour lui, écrire après avoir vécu une expérience inouïe n’est jamais inférieur à «écrire d’imaginaiton» 124 . Et dans «Recherche dans la poésie contemporaine», Michaux suggère également l’alliance du «maniement de l’âme» (ou exploration mi-volontaire mi-involontaire des «états seconds») avec l’écriture dans la littérature moderne : «[...] il est bien vrai qu’aidés par les études actuelles sur la psychopathologie, les poètes sont tentés par la recherche et l’introspection et ce qu j’appelle le maniement de l’âme ou plutôt du monde intérieur : états seconds, dépersonnalisation, pseudo-hallucination ou hallucination proprement dite, troubles infinis de la synesthésie, tout cela des poètes ont essayé de le connaître de l’intérieur, par leur expérience personnelle. / La poésie dans ce cas n’est pas, comme on le dit trop fréquemment, un instrument de connaissance, mais plutôt l’œil, le témoin de cette recherche.» 125 123 124 O.C.II, p. 438. Voir O.C.I, p. 176-177 : «Pour ceux qui n’écrivent point, c’est qu’ils n’ont pas été touchés suffisamment. Peut-être ils sont nés pour plus grand, pour plus beau ; et peut-être qu’ils écriraient seulement, si morts, ou devenus coq ou lamas ou vautours, ils revenaient ensuite à la vie d’homme, ou après quelque séjour infernal ou planétaire, au retour enfin d’une grande aventure et autrement essentielle que la nôtre. [...] Déjà écrire d’imagination était médiocre [...]» (Ecuador). 125 O.C.I, p. 978. En ce qui concerne les relations entre l’expérience mystique et la poésie, voir aussi p. 980, passage concernant les œuvres des saints. 184 Cependant, ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que son acheminement vers la ténuité suprême de l’être est plein de faux-pas. Comme le suggèrent la plupart des autres textes à cette époque, c’est plus souvent la dérive ou le naufrage que Michaux rencontre dans ses expériences-expérimentations de la désagrégation mentale. Notamment, dans les textes rassemblés dans la partie «A rotten life» qui partagent une série de thématiques avec les textes de «Partages de l’homme» (épuisement, rétrécissement de la conscience, l’impossibilité du repos), Michaux fait ressortir le côté négatif (ou passif) de son exploration. Dans «Accablé», par exemple, on constatera presque la même situation que «Petit», mais prise cette fois-ci pour un état maladif : Souvent l’on me voit diminuer à vue d’œil, et le médecin de salle, un hurleur : «Pourquoi me donne-t-on toujours des malades aussi réduits ? La plus belle opération devient d’un délicat, d’un délicat.» / Et dans sa main, il me comprime tout entier, et devant l’infirmière silencieuse il me brandit sans cesse. / Si je pouvais avoir quelques jours de repos. Mais impossible, il faut que j’y aille tous les matins. / Ces matins dans ma vie, c’est une chose tellement triste126. «Je diminuai encore», écrit toujours Michaux dans le texte suivant («Perdu»), «il m’étendit sur la plaque et me mit sous le microscope. [...] Mais il me perdit dans la foule des microbes.»127 Ainsi, on comprendra que la fête de la ténuité de l’être dans «Petit» est plutôt exceptionnel chez Michaux. Certes, il reste que ce texte emblématique communique sa résolution affirmative sur son exploration dangereuse. Mais il est aussi vrai que la thématique de «ténuité de l’être» a du moins deux aspects : aspect spirituel et affirmatif que représente «Petit» et aspect pathologique et dépréciatif que représentent des textes dans «A Rotten Life». Cela dit, il est tout de même sûr que pour cet être ténu, il n’y a plus d’autre appui que le scriptural (ou le langage). L’écriture seul peut le 126 127 O.C.I, p. 521. Ibid., p. 521. 185 désigner ou le suggérer, ce rien qui échappe à toute expression. Elle seule peut tracer les lignes de fuite qui tendent vers ce point perdu ou cet être qui a glissé définitvement dans un point aveugle pour les hommes normaux. 186 7 Luttes contre la langue des autres Jusqu’ici, nous avons examiné l’inspiration janétiste chez Michaux en prêtant attention principalement aux idées de Michaux sur la désagrégation et la réagrégation de l’esprit humain. Mais bien entendu, cela ne recouvre pas toutes ses activités littéraires et comme on le sait bien, son écriture a une variété de formes qui sont d’ailleurs inclassables dans la plupart des cas. Dans ce chapitre, examinons d’autres textes rassemblés dans Qui je fus dans lesquels Michaux développe plusieurs voies pour l’insubordination. «Fous» chez Michaux «Qui cache son fou, meurt sans voix»1, écrit Michaux dans Tranches de savoir. En effet, comme le montre sa lettre à Closson2, Michaux n’a cessé de travailler sur ses «fous» depuis «Cas de folie circulaire». Ou plutôt, l’acte d’écrire lui a toujours révélé ses fous intérieurs. Dès qu’il se met à écrire, ils affluent à sa plume l’un après l’autre. A la différence de Ponge, pour Michaux, il est impossible d’écrire sans «s’exposer» 3 excessivement. Toutefois, cela ne signifie jamais qu’il laisse ses fous parler ou agir. Tout en étant très sensible à leurs voix, il perd rarement son esprit critique. D’ailleurs, comme nous l’avons montré, chez le premier Michaux, des «fous» désignent également des 1 2 3 O.C.II, p. 461. Voir A la minute que j’éclate, p. 44-45. O.C.II, p. 171. 187 consciences partielles ou des «qui-je-fus»4. Dans ce cas-là, ils sont moins des illuminés que des dissociés. Au lieu d’être la source des inspirations romantiques, ils sont simplistes. Au lieu d’être surnaturels, ils sont plutôt des rationnalistes incomplets. Dépourvus de sentiments humanisés, ils sont anti-romantiques même. En tout cas, pour Michaux, il n’est pas juste de dire que l’on est normal ; il faudrait dire que l’on arrive à cacher ses fous, parce que ceux-ci ont tout de même leur vie autonome et qu’ils subsistent jusqu’au bout ― ils augmenteraient même avec le temps parce que la vie consiste à créer sans cesse une nouvelle personnalité en immergeant des anciennes dans une mer intérieure. Certes, un tel point de vue janétiste est évidemment trop simple par rapport à un point de vue psychanalytique. Et Michaux, lui non plus, ne le considère pas comme absolu ; il se rend compte de l’importance des découvertes de la psychanalyse et il assimilera de plus en plus l’inspiration psychanalytique. Cela dit, ce que les textes de Michaux ne cessent de montrer, c’est que ce qui est suffisamment simple peut fissurer, par sa simplicité inhumaine et insensée, les sens humains qui ne sont en fait que des compositions. Par contre, le freudisme (surtout celui avant 1917) qui s’accorde apparemment mieux aux phénomènes mentaux pré-personnels et compliqués contient en fait trop de sens humains préfabriqués. Quoi qu’il en soit, il semble certain que Michaux exploite au maximum les possilibités de l’inspiration jacksoniste, non qu’elle soit mieux fondée que la psychanalyse, mais parce qu’elle est problématique autrement : la conscience partielle est un être à la fois tout et fragmentaire, à la fois rationnel et inhumain, à la fois vieux et prématuré. Par définition, des consciences partielles n’appartiennent à personne, mais tout le monde garde les siennes5. Ainsi, elles sont des existences foncièrement absurdes et éternellement paradoxales et en ce sens, elles sont plus propres à la surface que l’inconscient humanisé chez (le premier) Freud ou au moins dans le freudisme vulgarisé. D’autre part, ces existences Voir notre section concernant «Qui je fus» (p. 116-119). Dans «Têtes», par exemple, Michaux met en relief l’ambiguïté de ses monstres en écrivant : «Devant moi comme si elles n’étaient pas à moi... / Sortes de l’obsession, de l’abdomen de la mémoire, de mon tréfonds, du tréfonds d’une enfance qui n’a pas eu son compte et que trois siècles de vie maintenant ne rassasieraient pas, tant il en faudrait, tant il en faudrait [...]» O.C.I, p. 708. 4 5 188 psychologiques fragmentaires lui servent à relativiser le normal, le réel et le social parce qu’elles sont non seulement mutilées, mais en même temps mutilatrices ; par leur incomplétude foncière, elles découpent leur réalité dans la réalité commune ou celle intersubjective. Et à travers ce découpage inhumain, elles décèlent la fragilité et le caractère artificiel de ce qu’on prend pour le réel. D’ailleurs, si inhumains qu’ils paraissent, leurs logiques et leurs principes s’enracinent profondément à la nature humaine. Ainsi, comme il l’a suggéré à la fin de «Surréalisme», Michaux trouve une possibilité d’écriture dans l’affrontement du réel et de l’automatique, à savoir, du complet fragile et de l’incomplet solide6. Examinons donc deux textes aphoristiques où retentissent les voix de ses fous, à savoir «Principes d’enfant» et «Prédication». Ces discours tronqués n’ouvrent-ils pas un nouveau domaine de l’écriture de Michaux ? «Principes d’enfant» En effet, avec «Principes d’enfant», publié cinq mois après «Énigmes» et «Surréalisme», en juin 19257, Michaux se met à développer, semble-t-il, un autre style d’écriture qui attaque l’orthodoxie (ou la doxa) sous plusieurs aspects. D’abord, dans la version de 1925, Michaux met au début un exergue déjà problématique : «On ne peut vivre sans principes. Un cheval qui perdrait ses principes mourrait sur le coup. Voici quelques principes d’un enfant.»8 Ici, la fausse déduction («On ne peut vivre sans principes, parce que même le cheval meurt s’il les perd») s’unissant au rapprochement saugrenu du cheval et d’un enfant forme déjà un discours fou. Certes, si l’on savait préalablement que chez Michaux, le cheval Avec le temps, Michaux comprendra de plus en plus la nécessité de s’occuper de ses fous ; non seulement les souvenirs traumatiques, mais également tous les systèmes psychologiques subconscients risquent de nous pétrifier et de devenir nos ennemis. Voir par exemple O.C.III, p. 1042 : «Tu laisses quelqu’un nager en toi, aménager en toi, faire du plâtre en toi et tu veux encore être toi-même!». Voir aussi «La Vie double» (O.C.I, p. 820). 7 Ce texte est publié d’abord dans Le Disque Vert, no.3, 1925. Puis il est repris dans Qui je fus avec beaucoup de modifications (Voir O.C.I, p. 1066). Ici, notre analyse porte en principe sur la première version de 1925. 8 O.C.I, p. 131. 6 189 représente souvent le subconscient, on pourrait imaginer, bien que vaguement, quelle parenté existe entre le cheval et cet enfant, et dans quel sens leurs principes sont cruciaux. Mais comme il se doit, le lecteur normal n’en sait rien. Et tout incertain quant au sens exact de ces phrases, nous sommes obligés de passer aux textes suivants. Mais ce qui nous stupéfait, c’est le non-sens total des principes affirmés par cet enfant : «En Afrique, les chameaux sont bousculés par les éléphants.» «Les escargots qui ont perdu leurs cornes deviennent tout à fait bêtes.» «Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen. Elle les déterrent.» «Les fourmis à queue sortent rarement.»9 Comme on le constate facilement, c’est plutôt l’absence de principes qui marque ses principes. Au mieux, ce sont des idées fragmentaires et hétéroclites. Mais elles ne servent à rien ni ne conduisent à rien. On dirait que ses discours ne veulent rien dire. Cet enfant mime les discours logiques des hommes sans comprendre ni leur contenu ni leurs règles, croirait-on ? Alors, Michaux simule-t-il simplement des discours de l’enfant qui joue avec la logique ? Mais n’est-ce pas plutôt le manque de jeu qui marque ses discours ? Certes, il est normal chez les enfants que ses expériences et ses connaissances bornées régissent toute sa logique. Mais l’étrangeté des discours de cet enfant ne provient pas seulement de l’étroitesse de champ de vue au sens ordinaire. En un mot, ses discours sont isolés plutôt qu’étroits. Ils se coupent d’autrui ainsi que du réel, alors que l’essence du langage normal ainsi que le jeu consistent dans la communication, ou du moins, à se mettre dans l’inter (comme par exemple, l’intersubjectivité ou l’intertextualité). De la même façon, les discours de cet enfant sont caractérisés par le silence ou la rareté des éléments affectifs. Selon Ribot, par exemple, les pensées des enfants ainsi que celles des primitifs sont marquées par la prédominance des facteurs affectifs (liés 9 O.C.I, p. 131-132. 190 aux facteurs physiologiques) ; chaque objet de leur pensée est préalablement doué d’une valeur affective, qu’elle soit positive ou négative, et ils développent leur logique selon la gradation de ces valeurs. Ou plutôt, leur logique et leur conclusion sont même prédéterminées par celles-ci. Par contre, la logique rationnelle élimine naturellement ces éléments affectifs, mais, comme Ribot le note, même dans celle des civilisés, l’influence des éléments affectifs ne disparaît pas toujours10. Or, ce qui est trop sourd dans les discours de cet enfant, n’est-ce pas cette affectivité qui est pourtant très tenace ailleurs, surtout dans les discours des enfants ordinaires. Malgré sa vue myope, cet enfant reste bizarrement à distance de toutes les choses. D’ailleurs, cette tendance devient plus manifeste quand il s’agit de son attitude vis-à-vis des relations familiales. Non seulement il n’écoute pas le conseil de son père, mais il va jusqu’à mettre en cause, implicitement, l’affection et les relations familiales : «Il n’y a pas un clown qui ait un père. Avez-vous jamais connu le père d’un clown? Vous voyez bien.»11 La comparaison entre «Mes rêves d’enfant»12 et «Principes d’enfant» rend plus manifeste ce recul de l’affectif dans le dernier : dans «Mes rêves d’enfant», les valeurs affectives prédominent comme l’écrit Ribot et les relations affectives entre je et sa famille existent aussi13. Par contre, dans «Principes d’enfant», le sujet-parlant apparemment infantile, qui fait songer même à un naturaliste fou14, s’applique uniquement à inventer un univers isolé Voir Théodule Ribot, La Logique des sentiments, p. 31-63. O.C.I, p. 131. L’autre version de ce fragment fait ressortir davantage ce manque de valeur affective familiale : «Les clowns n’ont pas de père ; aucun clown n’a de père ; cela ne serait pas possible» (O.C.I, p. 103). On trouvera ici un aspect du futur Michaux qui s’efforce de refuser l’illusion familiale ou le naturel de la famille et de l’affection familiale. Le fragment sur la poule le suggère aussi : «Les poules ne pondent pas d’œuf. Personne ne pond. Il n’y a pas moyen. Elle les déterrent» (O.C.I, p. 132). 12 Ce texte est publié trois mois avant «Principes d’enfant», en mars 1925, dans Le Disque Vert, no.2, 1925. 13 Voir O.C.I, p. 62-65. 14 Voir O.C.I, p. 10 et p. 74. En effet, il semble que la distance entre «Qui je fus» et «Principes d’enfant» ne soit pas aussi grande. Comme c’était le cas du premier «Qui-je-fus», les discours de l’enfant comportent implicitement la supposition et sa logique se développe souvent à partir d’elle («Les tigres myopes ne font plus que de petits bonds» (O.C.I, 102) : Supposons qu’il y ait des tigres myopes. Ils ne feraient plus ...). Autrement dit, cet enfant est marqué lui aussi d’un esprit expérimental, radical, même insensé, ou d’un mariage bizarre de la logique et de l’imagination. D’autre part, on constatera que cet enfant, comme le premier et le troisième «qui-je-fus» est marqué par son observation minutieuse ou partielle des animaux ; la faune chez Michaux est avant tout le trésor de l’inconnu qui l’amène à une conscience nouvelle ; 10 11 191 avec ses principes, semble-t-il. En quelque sorte, cet enfant est insensible comme le rêve, et ses discours sont des coq-à-l’âne comme les comportements de Charlie. En d’autres termes, lui aussi est un membre des «sans famille»15. Cela dit, ce qui est plus remarquable, c’est que non seulement ses discours manquent de sens et d’affectivité, mais en fait ils manquent aussi de corps. Plus précisément, malgré les objets familiers qui composent ses discours, son monde est essentiellement incorporel. Remarquons la cohérence de sa stratégie sur le plan linguistique qui se cache sous le non-sens apparent de ses discours. Il prive les choses systématiquement d’épaisseur, de poids, d’intériorité ou de profondeur. En retour, il leur ajoute chaque fois des attributs plus ou moins insolites : dans la plupart des cas, leurs attributs sont entièrement absurdes et engendre de petits monstres linguistiques tels la poule qui déterre ses œufs, les fourmis à queue ou un poirier qui porte des pommes. Mais selon Deleuze, lorsque même ils sont vraisemblables, les attributs constituent des êtres incorporels comme «entité inexistante»16. Et ils apportent le même résultat, ou le même effet, que les attributs absurdes. De là, l’étrangeté de ces attributs qui surajoutent de l’incorporel au corps et qui rendent celui-ci moins corporel qu’avant : «Les poissons meurent les yeux ouverts» ; «Les Indiens chauves ne se comparons quelques exemples : «Voyez l’éléphant. Il n’est point bête, possédant un doigt souple : sa trompe ; les fourmis, les oiseaux, bâtisseurs de nids et de galeries, possèdent deux doigts, deux mandibules ou deux doigts de corne : le bec» («Qui je fus» O.C.I, p. 74, je souligne) : «Les escargots qui ont perdu leurs cornes deviennent tout à fait bêtes» ; «Les fourmis parlent tout bas» ( «Principes d’enfant», O.C.I, p. 131, je souligne). «Les lions s’unissent aux gazelles» («Qui je fus» O.C.I, p. 79) : «Les antilopes les plus rêveuses rêvent de caresser la douce poitrine des tigres» («Principes d’enfant», O.C.I, p. 131). 15 O.C.I, p. 108. 16 Voir Deleuze, op. cit., p. 14-15 où il parle d’«extra-être» en citant les études d’Emile Bréhier sur la pensée stoïcienne : «Lorsque le scalpel tranche la chair, le premier corps produit sur le second non pas une propriété nouvelle, mais un attribut nouveau, celui d’être coupé. L’attribut ne désigne aucune qualité réelle..., (il) est toujours au contraire exprimé par un verbe, ce qui veut dire qu’il est non un être, mais une manière d’être... Cette manière d’être se trouve en quelque sorte à la limite, à la superficie de l’être et elle ne peut en changer la nature [...].» 192 vengent plus. »17 Enfin, il serait superflu d’indiquer que, sur le plan grammatical, c’est le verbe qui s’impose dans ses discours et que ceux-ci sont composés par une suite d’événements incorporels qui dédaignent la causalité et les distinctions corporelles. Ainsi il semble certain qu’à travers ces discours, cet enfant invente un monde que régit un devenir illimité et qu’il y éparpille des simulacres, ou extra-être(s) qui n’appartiennent à aucun être réel mais qui subsistent tout de même à la surface du texte18 ou à la lisière du réel. Donc, son principe suprême, s’il y en a, est de prendre parti pour le devenir illimité et les simulacres, en esquivant ou mettant entre parenthèses le surmoi, ou le conseil du Père qui tente de le ramener aux principes du réel ou à la fonction du réel19 («Un kilo de papillons ne pèse rien, à moins que les papillons ne soient endormis. Père dit autre chose, mais il ne regarde jamais les papillons»20 ; «Les clowns n’ont pas de père ; aucun clown n’a de père ; cela ne serait pas possible»21 ). Certes, sans le père, aucun clown pourrait naître. Mais le clown avec le père serait une contradiction, parce que le clown est déjà un simulacre. Il est un simulacre qui a déjà eu sa citoyenneté dans la vie réelle. Autrement dit, ce que cet enfant a découvert, ce ne sont pas les principes des choses du monde corporel, mais ceux du monde incorporel. Il a commencé maintenant à comprendre ce que ce sophiste a dit : «tu dis un chariot, donc un chariot passe par ta bouche»22. Ainsi : «Si on pouvait faire tenir ensemble “demain” et “aujourd’hui”, on O.C.I, p. 133. D’ailleurs, comme l’a déjà montré Janet, des idées, même fausses, ont une influence, une domination sur l’homme, notamment quand sa capacité de la synthèse ou son esprit cirtique s’affaiblit. 19 Comme nous le verrons dans notre troisième partie, la thématique du surmoi occupe progressivement une place importante dans les textes ultérieurs de Michaux. Mais dans ce cas-là même, sa conception du surmoi n’est pas forcément identique à celle de Freud, semble-t-il, dans la mesure où Michaux trouve dans le surmoi deux aspects qui touchent moins à l’œdipe qu’à l’essence de la Langue elle-même : d’une part, celle-ci condamne l’incomplet au nom de sa complétude (mais, par rapport à l’intégrité de la langue, tous les hommes et toutes les conduites seraient incomplets) ; de l’autre, elle condamne l’excessif (le corporel, le vital, l’illimité, etc...) qui ne s’inscrit pas en elle ou qui n’a pas de place en elle (mais, cela signifie aussi que la langue n’est pas complète, plutôt relative ou bornée). 20 O.C.I, p. 132. 21 Ibid., p. 103. Nous citons ce passage de la version de 1927, pour souligner l’insistance de l’auteur sur ce sujet. 22 Deleuze, Logique du sens, p. 18. 17 18 193 rattraperait sûrement “après-demain”» ; «Le nez, la bouche, les oreilles, les yeux et le menton, s’il y a deux oreilles et deux yeux, 7, ça fait une semaine.»23 Et comme c’est le cas d’«Énigmes» publié la même année, il commence à se séparer de la profondeur et de la lourdeur des choses : «La nuit, les étangs se lèvent et disent : “Nous ne sommes plus morts”. Ils se lèvent, rassemblant l’eau autour d’eux comme des plis. Leur trou est immense, eux partis, qui penchés comme des barriques et hauts comme des cathédrales s’en vont roulant et tobogonnant sur les routes [...].»24 Bien entendu, ce n’est que l’utopie de l’incorporel pour un enfant que Michaux esquisse ici : ce texte ne raconte que le commencement des simulacres. Mais cela n’empêche pas que ces principes isolent cet enfant du monde du réel ou de l’identité, de manière fatale. Tant qu’il tient à ces principes, il restera exilé de ce monde. Mais s’il les perd, il serait mort aussi, comme ce cheval. Cela dit, remarquons qu’en renversant partout les sens fixes ou préfabriqués à travers sa pensée nomade, cet enfant commence à acquérir un sens ouvert et un espace illimité. En effet, comme le signale Deleuze25, le langage ordinaire et l’intelligence dite normale ne fonctionnent que dans un sens très limité, comme le montrent des mots tels que le bon sens, le sens commun ou le sens propre. Or, ce que l’enfant refuse de manière constante, ce sont ces sens limités ou orientés. Il n’accepte pas le bon sens de l’adulte. Il refuse presque systématiquement le sens commun (il ne veut pas sentir ni percevoir les choses comme les autres : «Les arbres morts ne cessent pas de se tenir comme il faut» ; «Les poissons qui sautent s’ennuient» ; «Les fourmis parlent tout bas»). Il en est de même pour le sens propre : «le tigre myope» n’est pas un tigre au sens propre, non moins que les «fourmis à queue». Bref, il n’est pas si exagéré de dire que son principe consiste à sortir de tous ces sens fixes ou limités et à aller plus loin en dehors de la communauté, en recourant au langage paradoxal. Cet enfant est-il viable ? On ne sait. Mais il semble sûr, du moins, que Michaux invente ici un procédé littéraire non seulement pour unir le fragmentaire et le superficiel, comme dans «Énigmes», mais aussi pour libérer les 23 24 25 O.C.I, p. 131-132. Ibid., p. 133. Voir Deleuze, Logique du sens, p. 92-100. 194 voix de ses fous et pour chercher avec eux le dehors de la pensée normale26. «Prédication» ou la résurgence de la profondeur Environ deux ans après la première publication de «Principes d’enfant», dans «Prédication»27, Michaux développe davantage cette écriture minimaliste qui a pour but de dépasser les normes ordinaires des pensées humaines. Certes, comme Raymond Bellour le signale 28 , on peut difficilement préciser les critères qui distinguent deux séries de fragments distribuées dans ces deux œuvres différentes. Surtout quand elles sont reprises dans Qui je fus en 1927, elles sont l’une et l’autre considérablement raturées. Cela estompe davantage leur différence à tel point qu’il semble presque impossible, voire inutile, de les distinguer. Toutefois, l’analyse que nous avons faite des «Principes d’enfant» nous permettrait de signaler quelques dissemblances entre ces deux séries de textes pseudo-aphoristiques. Remarquons d’abord que dans «Prédication», tous les discours portent plus ou moins des valeurs affectives, bien qu’elles soient tantôt paradoxales tantôt sacrilèges («C’est le soir qu’il faut débarbouiller son Dieu, si l’on veut bien dormir»29). Certes, il arrive souvent que le rapport entre le comparant et le comparé soit si vague que l’on ne peut comprendre ce que le texte veut dire (ou plutôt, on ne sais même pas si un terme est utilisé au sens propre ou figuré). Mais, toujours est-il que le sujet-parlant cherche ici à «créer une conviction, une croyance» en recourant aux «éléments expressifs»30 qui miment les gestes et l’intonation de ce prédicateur énigmatique : Michaux écrira dans «Tranches de savoir» : «Attention au bourgeonnement! Écrire plutôt pour court-circuiter» (O.C.II, p. 454) et dans «Observations» : «Penser! Plutôt agir sur ma machine à être (et à penser) pour me trouver en situation de pouvoir penser nouvellement, d’avoir des possibilités de pensées vraiment neuves. / Dans ce sens, je voudrais avoir fait de la pensée expérimentale. / J’en ai conscience, c’est surtout un “je voudrais”» (O.C.II, p. 349). 27 Ce texte fut publié d’abord dans Les Cahiers du Sud, no.88, mars 1927. Après avoir été largement révisé, il fut repris dans Qui je fus en 1927. Ici, nous nous occupons principalement des fragments repris dans Qui je fus. 28 Voir O.C.I, p. 1048. 29 O.C.I, p. 99. 30 Ribot prend pour exemple du raisonnement affectif représentatif le discours de l’orateur et 26 195 allocution («Allez-vous-en, les cochons»), la réticence («Celui qui pisse sur son Dieu... soit... soit, mais...») et des ponctuations qui ont un effet asyndétique («Je ne suis pas mégalomane : je suis l’empereur de la planète Saturne»31). Ainsi, au lieu d’être impassible, ce prédicateur, naturellement, essaie de faire écouter ses voix. Au lieu d’explorer le monde purement incorporel, il cherche plutôt à inscrire ou à transcrire le corps dans ses discours. Or, ce qui est remarquable, c’est que Michaux représente ici le corps et la profondeur principalement comme noir, sale ou excrémentiel («égout», «les mouches»32, «pet», «la nuit noire de son crâne», «pisse[r]»33). En d’autres termes, il devine que le corporel et la profondeur vont à l’encontre non seulement du bons sens de l’époque mais également des lois de la surface. Le profond est essentiellement transgressif et contradictoire vis-à-vis de la surface. Autrement dit, il oscille, nous semble-t-il, entre l’effet de la surface qu’il vient de découvrir et la profondeur en tant que cause qu’il ne peut négliger ni ne quitter jamais. Comment concilier le corporel (la profondeur, l’intérieur et la douleur) et le monde de l’incorporel sans perdre pourtant l’effet et le sens illimité de la surface? Comment transplanter le profond à la surface ? Du moins, ce qui caractérise les discours de «Prédication», c’est la double attention de Michaux prêtée à la fois au superficiel et au profond. Dans le premier fragment, par exemple, le sujet-parlant semble interdire, apparemment, que la profondeur émerge telle quelle à la surface. Mais cela revient à faire ressortir, au contraire, le chaos intérieur que chacun garde en lui-même : «Allez-vous-en, les cochons. / Un égout ne s’enrichirait pas dans un salon ; chaque être doit rester dans sa bulle et la bulle reste dans le pays des bulles ; et de celles qui n’y restent pas, il sera médit à juste titre.»34 Supposons que l’on soit arrivé à cacher ou déguiser son corps. Mais sa tache insignifiante attachée à la surface n’échapperait pas au regard «consciencieux» de ce prédicateur-écrivain : «On observe rarement qu’un pet ternisse du prédicateur. Voir La Logique des sentiments, p. 53-55 et p. 63-64. 31 Toutefois, dans la dernière version de «Principes d’enfants» publiée dans Qui je fus, Michaux utilise aussi la réticence et des ponctuations qui ont un effet asyndétique. 32 O.C.I, p. 99. 33 Ibid., p. 100. 34 O.C.I, p. 99. 196 un miroir. / C’est qu’il y a si peu d’observation ici-bas.»35 Certes, il espère que la surface et l’incorporel rapportent beaucoup un jour («[...] celui qui bêche dans les nuages, il faut aussi l’encourager ; car il fera en son temps des récoltes de nuages, [...]» )36. Mais il croit aussi que la plongée dans la profondeur lui apporte un jour quelque chose d’autrement essentiel : «Celui qui réfléchit dans la nuit noire de son crâne doit avoir beaucoup de patience. On reste des années à une poursuite et puis tout d’un coup...»37 Ainsi, il souhaite même se plonger plus profondément dans son intérieur en recourant pour cela à «autrui» même : «Ah ! autrui! le besoin d’autrui! Un homme ne peut se dépecer lui-même jusqu’au bout. Pour le dernier sang il est bon qu’il ait quelqu’ami[sic] pour l’aider.»38 Et pour celui qui cherche à concilier le profond et le superficiel, les mouches ne montrent-elles pas une virtuosité à la surface ? : «Il n’y a que les mouches pour se reposer sur une toupie tournante ; il y faut plus que de l’habitude, croyez-moi.»39 Devenir mouches, devenir un corps-profondeur à la fois noir et aérien. Produire des monstres légers ou éthérés... D’autre part, il est aussi remarquable que dans ces textes, la hauteur – le Dieu – commence à descendre sur le même horizon. Il n’est plus en haut ni lointain. Il est lui aussi à la surface. Michaux est arrivé à l’y coincer40. Du moins, la distance entre la hauteur et la profondeur s’est ici réduite, comme le symbolise le fragment sur le cheval, car, comme nous l’avons dit, le cheval est souvent le surnom du subconscient et du corporel chez Michaux : «Un cheval qui perdrait ses principes mourrait sur-le-champ, mais Dieu veille sur lui et l’appelle par son prénom.»41 En tout cas, qu’il s’agisse du plongeon dans la profondeur, qu’il s’agisse de l’exploration de la surface et de l’incorporel, ce à quoi il vise, c’est le vrai dehors, une vraie échappée, l’exode de ce monde de plus en plus limité42. Pour cet ailleurs, il avancera lui aussi sans répit43. 35 36 37 38 39 40 41 Ibid., p. 100. O.C.I, p. 99. Ibid., p. 100. Ibid., p. 100. Ibid., p. 99. «Avant hier, j’y ai coincé Dieu» (O.C.I, p. 100). O.C.I, p. 99. «Ne pleure pas, il y a toujours bien un hublot ouvert sur un des quatre points cardinaux du monde» : «[...] On en a terriblement besoin d’ailleurs, la Chine et le Pôle étant depuis longtemps 42 197 Question de l’espéranto Nous avons examiné jusqu’ici l’hésitation de Michaux entre la profondeur et la surface esquissée dans ses textes aphoristiques tels que «Principes d’enfant» et «Prédication». D’une part, parallèlement à son exploration du monde pathologique, il commence progressivement à élargir le monde de l’incorporel qui s’étend à la surface du texte. Mais d’autre part, il ne se contente pas de ce monde superficiel. Il ne peut détourner les yeux de sa profondeur ou de «la nuit noire de son crâne»44 et son crayon reste pour lui «un faux frère»45. Sans doute, il aspire lui aussi à l’impassible comme le suggère notamment le premier fragment d’«Énigmes». Mais il se sent prédestiné à parcourir les profondeurs où la passion et l’action se déchaînent sans fin. Or, justement à la même époque que «Prédication», Michaux trouve un moyen de transcrire le corporel en forgeant des mots et en inventant une langue à la fois expressive et incomplète qu’on appelle habituellement l’espéranto lyrique. Jean-Pierre Martin lui a donné un nom plus correct : «langage des viscères» ou «utopie du borborygme»46. En effet, comme il l’indique, dans «Glu et gli», Michaux atomise les mots et les agglutine de nouveau comme pour amplifier des bruits que font les viscères et la «glotte»47 : et glo rincés de leur exotisme» (O.C.I, p. 100). 43 «Certains personnes ne sont jamais prêtes à se reposer. Elles ont encore à déterrer leur chaise pour s’asseoir» (O.C.I, p. 101). 44 O.C.I, p. 100. 45 Ibid., p. 106. 46 Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 262-264. D’autre part, Raymond Bellour signale que l’appellation espéranto lyrique a tout de même ceci de pertinent : espéranto indique l’aspiration profonde de Michaux, plusieurs fois exprimée, à la langue universelle ; d’autre part, lyrique indique le caractère subjectif de ce langage. Comme nous le verrons dans cette section, le mot lyrique aura encore un avantage en ce sens que le lyrisme est un moment où le sujet retourne à sa propre multiplicité latente. Voir O.C.I, p. 1157-1166. 47 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 262. 198 et glu et déglutit sa bru gli et glo et déglutit son pied glu et gli et s’englugliglolera48 Et dans «Rencontre dans la forêt», texte publié en 1935, comme s’il cherchait à ressusciter par un nouveau langage ce «travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang» qu’il avait enterré une fois dans «Lettre de Belgique», en décrivant une scène violente et sexuelle, Michaux fait émerger le chaos intérieur à la surface du texte : D’abord il l’épie à travers les branches. De loin il la humine, en saligoron, en nalais. Elle : une blonde rêveuse un peu vatte. Ça le soursouille, ça le salave, Ça le prend partout, en bas, en haut, en han, en hahan. Il pâtemine. Il n’en peut plus.[…]49 Pourtant, il est à remarquer en même temps que ce n’est pas la simple transcription du corporel qui est en question ici. D’abord, comme Raymond Bellour le signale 50 , dans ces textes, il faut distinguer le corps comme «chaos originaire, pré-personnel» et les organes sur lesquels, faute de mieux, celui-ci est habituellement fixé. En d’autres termes, si Michaux réussit à transcrire le corporel dans son espéranto, c’est en distinguant le corps sans organes comme «chaos originaire» et le corps anatomique, cloisonné et en libérant le premier du dernier. La preuve en est que dans ces poèmes en espéranto, la forme extérieure ou l’image ordinaire du corps subit une 48 49 50 O.C.I, p. 110. O.C.I, p. 416, je souligne. Voir O.C.I, p. 1165. 199 démolition implacable («Le pied a failli !/ Le bras a cassé ! / Le sang a coulé !»51 : «gli et glo / et déglutit son pied»52. En d’autres termes encore, c’est le corps en tant que virtuel, sans forme ni sans être encore linguistiquement fixé, que Michaux arrive ici à exprimer. Jean-Pierre Martin écrit justement : dans cet espéranto ressurgit «l’Autre» ou «l’interdit linguistique»53. De la même façon, Martin fait remarquer l’ambiguïté sémantique de ces poèmes en espéranto : dans ceux-ci, coexistent toujours «deux systèmes langagiers», à savoir, «l’asémantisme» et «le polysémantisme»54 ; d’une part, l’espéranto lyrique ne se réduit à aucun sens préexistant, mais de l’autre, plus qu’aucun mot préfabriqué, il communique la multiplicité virtuelle des profondeurs. Du moins, il semble presque indiscutable que Michaux est très attentif au caractère polyphonique du corporel et de l’émotionnel, du début jusqu’à la fin55. Certes, Michaux écrit dans «Le Grand combat» : «Dans la marmite de son ventre est un grand secret / [...] / On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.»56 Mais, ce grand secret est essentiellement «innommable»57 et étranger au corps anatomique. L’effet de surface D’autre part, le caractère rythmique (auquel ni Martin58 ni Bellour59 ne sont indifférents non plus) dans la plupart de ces poèmes les fait distinguer, nous 51 52 53 54 O.C.I, p. 118. Ibid., p. 110, je souligne. Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 272. Ibid., p. 272. Dans la première version de «Prédication», par exemple, il écrit ; «Défiez-vous de l’analyse : la fidélité du chien ne se découpe pas en gigots. Tous les sentiments d’ailleurs vivent en convoi» (O.C.I, p. 1066, je souligne). D’autre part, dans Poteaux d’angle, il répète toujours ; «Dans la vie d’un homme la quantité d’émotions assimilable par lui n’est pas infinie. Beaucoup même arrivent bientôt au bout. Plus grave, l’éventail de ce que tu peux ressentir n’a qu’une ouverture limitée.[...]» (O.C.III, p. 1061). 56 O.C.I, p. 119. 57 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 273. 58 Ibid., p. 272. 59 O.C.I, p. 1165. 55 200 semble-t-il, du langage des schizophrènes que présente Deleuze dans Logique du sens, le langage qui s’agglutine entièrement au corporel60. Surtout dans «Glu et Gli», non seulement l’effet prosodique bien calculé, mais également l’emploi efficace des embrayeurs empêchent les mots forgés de retomber dans les profondeurs corporelles : conjonction de coordination («et») ; adjectifs possessifs («sa bru», «son pied»), pronom réfléchi («s’englugliglolera») et la personne et le temps des verbes («dégrutit», «s’englugliglolera») (si l’on entend les embrayeurs au sens large). Il en va de même pour «Le Grand combat» : pronoms personnels ( «Il l’emparouille et l’endosque»), pronom indéfini et pronoms réfléchis («L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine. /[...] / Il se reprise, et s’emmargine... mais en vain»). Non seulement ces embrayeurs ou ces marques grammaticales apportent la logique au poème, mais en quelque sorte il laisse ouvert le sens des vers. Autrement dit, Michaux fait rivaliser ici le sens ouvert ou illimité de la surface avec le non-sens des profondeurs. Autrement dit encore, Michaux réalise ici, sans doute, ce que Deleuze écrit sur Caroll (mais d’une autre manière), à savoir, la double articulation de la profondeur ou la réorganisation du corporel à la surface : «Caroll a besoin d’une grammaire très stricte, chargée de recueillir la flexion et l’articulation des mots, comme séparées de la flexion et de l’articulation des corps, ne serait-ce que par le miroir qui les réfléchit et leur renvoie un sens. [...] A la surface même, on peut toujours trouver des morceaux schizoïdes, puisqu’elle a précisément pour sens d’organiser et d’étaler des éléments venus des profondeurs.» 61 En tout cas, le corporel et l’incorporel coexistent et se valent dans les poèmes en espéranto chez Michaux. Ils expriment en même temps la passion du corps et quelque chose d’impassible qui la surmonte. Certes, le corporel que Michaux a fait émerger à la surface reste noir, sale, scandaleux et même scatologique. Personne ne douterait que 60 61 Voir Deleuse op. cit., p. 101-114. Ibid., p. 112. 201 ces mots monstrueux découlent de sa grande haine qui est l’envers de sa passion ou de sa souffrance. Michaux sait aussi, sans doute, que l’être est sali dans tous les coins et que l’écriture est soit «de la COCHONNERIE»62, si elle n’exprime pas cette saleté essentielle, soit trop immonde si elle l’exprime. Ainsi il écrit dans «Glu et Gli» : «vous êtes l’ordure de la terre, / si l’ordure vient à se salir / [...] / l’ordure n’est pas faite pour la démonstration / un homme qui n’aurait que son pet pour s’exprimer...»63 ; «il n’est pas bon pour moi qu’on sache combien j’ai été sali / il n’y a pas un corridor où je n’ai été sali» 64 . Mais, tout étant à la merci de son corps maudit, aussi impuissant et extrêmement vulnérable, Michaux essaiera tout de même de garder la surface, la possibilité de la sublimation par l’incorporel, queluqe petite qu’elle soit65. Ainsi, même dans «Rencontre dans la forêt», texte en quelque sorte pornographique, Michaux récupère quelque légèreté ou superficialité en ajoutant à la fin : «Forêt, femme, terre, ciel [sic] animal des grands fonds! / Il bourbiote béatement. / Elle redresse hagarde. Sale rêve et pis qu’un rêve ! / “Mais plus de peur, voyons, il est parti maintenant le vagabond... / et léger comme une plume, Madame.”»66 Le même croisement du corporel et de l’incorporel se retrouve dans «Vers la sérénité»67, texte qui n’a rien à voir, au premier abord, avec ce texte lubrique. Mais à le lire de plus près, on constatera la même inspiration de Michaux qui cherche à séparer les effets incorporels et les causes corporelles et à dépasser le monde esentiellement blessant des choses : «Celui qui n’accepte pas ce monde n’y bâtit pas de maison. S’il a 62 63 64 Ibid., p. 108. O.C.I, p. 110. Ibid., p. 111 (les mots d’Artaud cités par Deleuze). Dans un texte énigmatique, intitulé «Ce qui me manque», il écrit : «Je n’ai jamais de la chance de rencontrer de beaux parleurs, ou bien c’est moi qui suis devenu presque complètement sourd. Quand je serai mort, je veux qu’on fasse l’autopsie. Et je serai loué d’avoir été ce que je suis parvenu à être, malgré les conditions physiques les plus mauvaises qui furent jamais» (O.C.I, p. 517). 66 O.C.I, p. 416, je souligne. 67 Ce texte est publié d’abord en février 1934 dans Les Nouvelles Lettres, puis repris dans La Nuit remue. 65 202 froid, c’est sans avoir froid. Il a chaud sans chaleur. [...]Il reçoit les coups comme un don sans signification, et il repart sans s’étonner.[...] La jambe cassée, sous un camion, il garde son air habituel et songe à la paix, à la paix, à la paix si difficile à obtenir, si difficile à garder, à la paix. »68 Désir de pétrir ou les gestes et le sens Jusqu’ici, nous avons envisagé les textes en espéranto lyrique chez Michaux en les rattachant principalement à la thématique de la profondeur et de la surface. Mais, comme il se doit, la portée de son espéranto ne s’y limite pas. Examinons-le cette fois en précisant les rapports entre les gestes et le sens d’une part et ceux entre les sens ouverts et les sens fixes chez Michaux de l’autre. Depuis Michel Beaujour69, on a souvent mentionné le caractère ludique et gestuel de ces poèmes en espéranto. En effet, on peut imaginer facilement que c’est ici aussi le désir de malaxer de Michaux qui est à l’origine de cet espéranto. Ou, cela revient au même, dans la vie imaginaire de Michaux, le malaxage et le pétrissage sont souvent liés à on ne sait quoi d’originel et de primitif. Rappelons notre argument dans le premier chapitre. Pour lui, l’homme était défini avant tout par son intervention incessante dans le monde des choses. Les gestes, qu’ils soient réels ou imaginaires, étaient des liens primordiaux qui nouaient l’homme et le monde70, et ils étaient aussi les sources de tous les sens humains71. Ce fut le tripotage qui fit découvrir à l’homme des nourritures humaines 72 et avant que l’homme n’invente les paroles, suppose Michaux, il y eut le plaisir de tourner la langue73. En un mot, pour le premier Michaux 68 O.C.I, p. 463. Michel Beaujour, «Sens et non-sens. “Glu et Gli” et “Le Grand Combat”», in L’Herne (le numéro consacré à Henri Michaux), Édition de l’Herne, 1966, p. 133-142. 70 Nous citons ici à nouveau un passage d’«Idées de traverse» : «Je ne puis m’associer vraiment au monde que par gestes» (O.C.II, p. 288) . D’autre part, dans «Danse», il écrit aussi : «C’est par le mouvement que l’homme voudrait appartenir au Monde» (O.C.I, p. 698). 71 Voir notre chapitre 1, p. 23-27. 72 Voir O.C.I, p. 13. 73 Ibid., p. 13. 69 203 du moins, toute histoire humaine est le résultat de cette intervention inlassable dans les choses, par les gestes ou par les actions. Nous avons donc conclu que pour lui, le corps était à l’origine du sens humain ou que, pas de gestes, pas de sens. Or, ce qui est remarquable, c’est que chez Michaux, cette inspiration plutôt phénoménologique n’est pas forcément en contradiction avec son inspiration stoïcienne dont nous avons parlé (comme les arts de Zen montrent souvent à la fois la gestualité et le détachement). D’abord, tout en soulignant l’importance du corps et du gestuel en tant qu’origine du sens, Michaux ne confond jamais les causes corporelles (les gestes, les choses) et leurs effets incorporels. Certes, l’homme produit incessamment du sens en agissant sur les choses. Mais ce sens comme effet ne se ramène pas aux causes, parce que d’une part, les choses sont originellement «indifférentes à l’homme»74 et de l’autre, chez Michaux, le corps ne prémédite jamais les résultats de ses actions75. Pour ainsi dire, les gestes originels ajoutent toujours de nouveaux attributs à la nature des choses76 et en ce sens, le corps humain est le premier maître de surface et ses gestes sont de premiers crayons ou de premiers pinceaux donnés à l’être humain. Avec eux, l’homme a pu créer le monde immatériel, en luttant avec les choses et à la surface du monde matériel. D’autre part, si cette production du sens est permise à l’homme, c’est que son corps est déjà doublement articulé, du moins, le corps humain jouit d’une virtualité relativement plus grande que celui des autres animaux 77 . Michaux soutient de manière conséquente cette plasticité du corps humain78. Du point de vue physiologique, ses membres sont plus libres et pleins de gestes virtuels. Du point de vue psychologique, l’âme humaine garde une liberté relative vis-à-vis de son corps organique : l’homme en tant qu’être psychique peut habiter ou ne pas habiter tel ou tel endroit du corps, et en vivant dans le temps, il peut renouveler ses relations avec son corps. Ou plutôt, en partant de ce corps doublement articulé, l’homme a pu créer le 74 Ibid., p. 13. Voir «La chaise» : «Que non ! Jamais invention ne sortit d’un travail prémédité» (O.C.I, p. 38-39). 76 Voir Deleuze, op. cit., p. 14. 77 Voir O.C.I, p. 74 (l’argument du premier Qui-je-fus) et notre troisième chapitre p. 61-68. 78 Voir O.C.II, p. 293-294. 75 204 temps humain. En tout cas, pour Michaux, le corps humain est l’entre-deux du corporel et de l’incorporel. Il a ses profondeurs certes. Mais il y échappe en même temps en raison du surplus relatif de son potentiel. Il est à la fois physiologiquement limité et virtuellement ouvert. Les gestes originels profitent de cette liberté relative. Ils défrichent sans cesse un nouveau domaine séparé des choses et des causes en produisant un nouveau sens. Cependant, n’oublions pas que ce geste humain, qui est si triomphant chez Merleau-Ponty, est en fait doublement maudit chez Michaux. D’abord, tous les gestes virtuels une fois actualisés transgressent et détériorent le tout originel, ou l’état de l’indifférenciation. D’autre part, tous les sens-effets prouduits et originellement séparés des causes retombent immanquablement dans la causalité. Surtout, après l’invention des mots («collants partenaires»79) qui enchaînent tout80, l’homme ne peut plus facilement rebrousser chemin. Les mots, la langue, installent le sens, substituent ce sens fixe au sens ouvert et la causalité à la production libre du sens. Ainsi l’homme entre dans l’impasse. Chaque fois qu’il crée, il devient esclave de ce qu’il a créé. Il oublie que lui-même était le sujet de la production du sens, perd ses gestes originels et devient de plus en plus anémique en vivant dans un monde de plus en plus cloisonné. L’homme n’avance plus réellement. Il est tout enseveli sous les préfabriqués. Autant dire que «l’homme seulement attend [...] perdu dans des taillis de signes s’affairant à de nouveaux alphabets»81. Mais comme il se doit, le vrai «avenir», qui n’est pas «une simple allonge» du Passé, arrive rarement à celui qui se résigne à la vie inerte. Et si cet «avenir» lui est enfin arrivé, «que cela finisse vite» ! «Les sons rentreront dans l’orgue après le service et l’avenir s’invaginera dans le Passé comme il a toujours fait»82. 79 O.C.II, p. 599. Voiir par exemple O.C.III, p. 1281 : «La continuité une fois établie dans la langue ne serait plus lâchée, gagnerait tous les domaines, les structures et ce qui suit les structures, chaînes inattendues, qui iront loin, qui vont faire le tour de la Terre, une Terre à présent bien enchaînée. [...] ». 81 O.C.I, p. 111. 82 Ibid., p. 109. Dans ces passages de «L’Époque des illuminés», on pourrait constater aussi son inspiration stoïcienne qui distingue les effets (le vrai Avenir, le son) des causes (le Passé, l’orgue), accompagnée de son désespoir profond (il n’y a aucun effet ni aucun sens qui ne 80 205 Ceci posé, n’est-il pas naturel que l’espéranto lyrique de Michaux soit marqué par une double émotion, sentiment ambivalent : d’un côté, la jubilation du retour au gestuel et au sens illimité, de l’autre, la haine contre «des taillis de signes», contre le sens fixé et contre tout ce qui a été réalisé et différencié. Comme ce premier homme qui «apercevait des blocs amorphes de terre molle» 83 , l’artiste momentanément suractivé essaie de pétrir «de nouveaux alphabets». Mais sa pâte est déjà salie comme son être même : ils sont déjà bourrés des dépôts du Passé ou des préfabriqués. La virginité n’est plus dans cette séance de pâte. Pour retrouver «le premier contact avec l’étranger»84 ou «la surprise de l’originelle “rencontre”»85, l’artiste moderne doit faire fondre d’abord tous les noms-objets préexistants en les jetant dans le pétrin sinistre, comme le suggère le célèrbre passage dans «Glu et Gli» : «Ah! que je te hais Boileau / Boiteux, Boignetière, Boiloux, Boigermain, / Boirops, Boitel, Boivéry, / Boicamille, Boit de travers / Bois ça »86. Mais ce n’est pas seulement ce maître du bien-dire87 ou des bons usages qui s’engloutit dans ce creuset. Comme le suggère «L’Avenir», texte publié deux ans plus tard, dans l’imagination apocalyptique du jeune Michaux, toutes les créatures, actuelles ou du passées, doivent s’annihiler dans ce marécage ultime : Quand les mah, Quand les mah, Les marécages, Les malédictions, Quand les mahahahahas, Les mahahaborras Les mahahamaladihahas Les matratrimatratrihahas, retombe dans la causalité maudite). 83 O.C.I, p. 13. 84 Ibid., p. 151. 85 O.C.III, p. 823. 86 Ibid., p. 111. 87 Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 263 : «Dans cette utopie du borborygme, le rythme essentiel d’un je, retrouvant l’esprit d’enfance, renouant avec l’apprentissage ludique et la déformation des mots, fuirait la prison langagière et les conventions du “bien-dire” [...]». 206 [...] Qunad l’Épouvantable-Implacable se débondant enfin, Assoira ses mille fesses infectes sur ce Monde fermé, centré, et comme pendu au clou, Tournant, tournant sur lui-même sans jamais arriver à s’échapper, [...] Oh! Dernier souvenir, petite vie de chaque homme, petite vie de chaque animal, petites vies punctiformes ! Plus jamais. Oh! Vide! Oh! Espace! Espace non stratifié... Oh! Espace, Espace!88 Ainsi, l’espéranto de Michaux cumule un aspect cosmogonique et un aspect apocalyptique. Pour acquérir «de nouveaux alphabets», il faut se défaire des «taillis de signes»89 qui ont immobilisé les hommes depuis plusieurs siècles. Il ne faut plus attendre. Il est temps de lutter pour sortir d’«éternelle anémie»90 . Heureusement ou malheureusement, l’époque est «aux accélérés, aux sans famille, à ceux qui n’auront aucune technique, mais un imperturbable appétit»91. Mais cela signifierait aussi qu’il n’est plus suffisant d’être un stoïcien, qu’il faut être un stoïcien accéléré, doué d’une impassiblilité instantané et intensive. Car tous les événements prolongés retombent tout de suite dans le Passé, dans le limité et dans le rapport de cause à effet. De la même façon, il faudrait être le virtuose de l’incomplet et de l’inachevé qui sait égaliser le oui et le non, la création et l’effacement. Ainsi, comme s’il se méfiait du piège inhérent à toute création, il s’enjoint à lui-même : «tape dans le tas! / il n’y a que le premier pas! / il n’y a que ça!»92. Il faut créer tout dès le début, mais en même temps, il ne faut rien créer de fini, d’achevé. La création sans achèvement, sans différenciation. Mais n’est-elle pas un rêve 88 89 90 91 O.C.I, p. 510. Ibid., p. 111. Ibid., p. 111. Ibid., p. 108. 207 impossible ? N’est-ce pas un désir contradictoire ?93 Certainement. Mais, c’est cette cohabitation constante du oui et du non qui marque la création artistique de Michaux. En ce sens, le grand combat est intrinsèque à sa création dès l’origine. Il désire la création et en même temps il la refuse. Comme s’ils mimaient ce double geste du poète-démiurge, «glu» et «gli» s’opposent en se répondant l’un à l’autre, s’entrelacent graduellement et fusionnent dans «s’englugliglolera»94. Et même dans Par des traits, un de ses derniers textes, Michaux continuera à parler de son rêve sur les «langues inachevées - à moitié faites, abandonnées à mi-parcours»95 qui s’opposent à la langue pour former, limiter et grouper96 et qui gardent encore le «passager, le surprenant du spontané, du momentané»97. En tout cas, comme Jean-Claude Mathieu l’écrit, chez Michaux, la «négation, la rature [...] est, elle aussi, originaire»98. Son espéranto est non seulement le combat contre les sens préfabriqués, mais également la lutte plus originelle entre le surgissement du sens et la négation de la pétrification du sens. Mais pourtant, quelle matière inactive se prépare pour cet créateur acharné ! Devant lui se couche toujours «un papier», qui est certes «important» mais «plat»99. Il est trop soumis ou trop vieux pour satisfaire son désir de malaxer et pour participer à cette lutte créative («Malheur au papier qui dit comme son maître / si toujours il y a un 92 Ibid., p. 110. Michel Beaujour le mentionne déjà partiellement. Voir art. cit., p. 139. Toutefois, dans l’art chinois, et surtout dans la calligraphie chinoise, Michaux trouvera un art idéal pour lui : «Dans cette calligraphie – art du temps, expression du trajet, de la course – ce qui suscite l’admiration [...] c’est la spontanéité, qui peut aller jusqu’à l’éclatement. / Ne plus imiter la nature. La signifier. Par des traits, des élans. / Ascèse de l’immédiat, de l’éclaire» (O.C.III, p. 841). 94 Ibid., p. 841. Plus précisément, comme c’était le cas de «Qui je fus», le combat est triple («glo», «glu», «gli») – Raymond Bellour mentionne déjà la correspondance entre «Qui-je-fus» et «Glu et gli» en attirant l’attention principalement sur la dernière partie du poème (voir O.C.I, p. 1054) – ou même quadruple si l’on compte ce «je» qui est absent dans cette première strophe mais qui entre en scène tout de suite. Ceci posé, ce poème fait écho également au premier texte de Fables des origines : «Dieu et le monde» où trois démons insoumis «Kane», «Mapel», «Delo», en refusant l’appel du Créateur = auteur («Chaur» : Michaux), «se serrent», «se contractent» et se transforment enfin en « pierre» ou en «terre» (O.C.I, p. 26). Pour Michaux, la création, ainsi que le sujet, comporte des tendances multiples et hétérogènes qui s’opposent les unes aux autres. Et son espéranto sert aussi à cristalliser ces différences avant-langagières. 95 O.C.III, p. 1280. 96 Ibid., p. 1281. 97 Ibid., p. 1281. 98 Jean-Claude Mathieu, «Michaux et l’automatisme surréaliste», p. 362. 99 O.C.I, p. 111. 93 208 malheur possible pour cette pâte de vieux chiffon.» 100 Après quelques premières attaques, le désir de malaxer disparaît et l’auteur ne peut plus faire qu’une glissade phonique parmi des mots («pas» / «papou» / «papas» / «papes» /«papiers»101). Quelle platitude perpétuelle ! Et quel «silence»102 autour de lui, malgré le combat d’il y a un instant. On dirait que rien n’a changé, ni n’est arrivé. Toutefois, «même raté, jamais [entièrement] raté »103. Et son «Grand combat» continue. «Fils de Morne» ou le recul du gestuel et de l’émotionnel Alors que l’espéranto de Michaux est une tentative de transcrire un corps chaotique où fourmillent le gestuel et l’émotionnel, dans «Fils de Morne», Michaux suppose un monde duquel le gestuel et l’émotionnel ont presque disparu. Qu’adviendrait-il si tout le monde perd les liens avec sa vie émotionnelle? Ce texte chimérique débute justement là. Le «Roi» (premier héros qui s’identifie bientôt à je-narrateur) remarque un jour que les habitants de son royaume perdent soudain «l’expression»104. Le mal de l’époque a enfin happé ses sujets. Ils sont tous indifférents, insensibles et sans émotion. Ils continuent à travailler, certes. Mais l’«ardeur»105 manque à leur action et l’«âme»106 n’accompagne pas leurs gestes. Même les écrivains qui étaient «plus crissants que la craie» 107 perdent le contact vital avec la source de leur «expression». Ils sont maintenant plus monotones que les «clowns» 108. Quant au public, il regarde tous «très loin», et surtout «les textes imprimés un peu comme les regardent les chiens»109. Pour O.C.I, p. 111, je souligne. O.C.I, p. 111. 102 Ibid., p. 112. 103 O.C.III, p. 606, je souligne. 104 O.C.I, p. 123. 105 Ibid., p. 122. 106 Ibid., p. 124. 107 Ibid., p. 123. 108 Ibid., p. 123. Rappelons que dans «Surréalisme», Michaux a comparé la monotonie de l’écriture automatique de Breton au «clown» (voir O.C.I, p. 59). 109 O.C.I, p. 123. 100 101 209 celui qui perd l’expression, «le rococo est à une distance aussi illimitée que l’art khmer»110. Tout lui est identique, également lointain et également étranger. Et la ruine intérieure envahit aussi leur visage et les prive de «physionomie»111. Alors, finie la profession des acteurs, finie «la cité de cinéma»112. Étant «incapable d’expression, de la faire, de la produire, de l’extérioriser»113, toute interprétation devient impossible. Ainsi, devant ces hommes privés d’expression, le monde privé de signification s’étend à perte de vue : [...] rien à signaler chez les hommes, rien à signaler en Asie, rien à signaler à Berlin, rien à signaler chez les éléphants, rien à signaler à Chicago, rien à signaler chez les coléoptères. [...]114. D’autre part, Michaux précise que ces phénomènes ne découlent pas du trouble de quelques facultés intellectuelles. Certes, dans un passage, le roi-narrateur appelle son royaume «ville de muets»115. Mais en fait, les malades peuvent tout de même parler116, «écrire»117 et «comprendre»118. «L’intelligence» reste intacte, elle est «parfaitement disponible à tout écrit»119. En d’autres termes, Michaux suppose un moteur vital qui sous-tend non seulement la vie émotive mais également la vie intellectuelle. C’est ce moteur qui permet l’expression. Michaux l’appelle provisoirement «l’âme» : Adieu, alors, civilisation [...]. Mais peut-être n’y aurait-il même plus de 110 111 112 Ibid., p. 124. Ibid., p. 123. Ibid., p. 123 : «Hollywood est en ruines, [...] ce sont les visages de ses habitants qui sont en ruines.» Ibid., p. 124. 114 Ibid., p. 125. 115 Ibid., p. 123. 116«Supprimée l’expression, qu’arrive-t-il, la parole toujours mise à part naturellement» (O.C.I, p. 123, je souligne). 117 Ibid., p. 124. 118 Ibid., p. 124. 119 Ibid., p. 124. 113 210 sensation, plus de colère, plus d’abandon, plus rien ; mais non il ne s’agit pas de tout cela, le changement est celui-ci, et rien de plus : l’expression chez les hommes et chez les animaux est atténuée, c’est, si l’on veut, comme si on s’était intériorisé. / [...] Or, le changement présent dans l’expression est que l’âme suit mal son chemin dans le corps, les gestes seuls dépouillés continuent à se produire, mais plus lents, plus rares [...].120 Or, comme nous l’avons écrit précédemment, dans «Notre frère Charlie», Michaux a fait allusion à la séparation entre la vie cérébrale et la vie émotive chez les hommes modernes («Nous n’avons plus d’émotions. Mais on agit encore. / Charlie, c’est nous» 121 ). Mais alors que dans «Notre frère Charlie», cette perte d’émotion est rattachée à la désagrégation de la conscience et à l’activation de l’automatisme, ici, elle nous fait remarquer plutôt ce qui existe à la base de nos relations avec le monde et les autres. Autrement dit, ce qui se perd chez les habitants du royaume, c’est moins la capacité de la synthèse que la source du contact vital avec la réalité. Pour ainsi dire, Michaux est passé ici du modèle janétiste de la psychasthénie au modèle de Minkowski sur la schizophrénie, comme s’il correspondait à l’évolution psychiatrique en France122. Ces habitants du royaume sont expulsés du temps vécu ainsi que du monde vécu. De la même façon, en distinguant les fonctions de l’organisme et les fonctions de l’âme qui les accompagnent normalement, Michaux suggère qu’ils n’habitent plus leur corps. Bien entendu, il est impossible que «l’âme» dans «Fils de Morne» coïncide avec le corps phénoménal chez Merleau-Ponty. Tout de même, Michaux suppose lui aussi que, normalement, le champ prélogique et impersonnel préexiste au monde objectif et que «l’âme» dans «Fils de Morne» est le foyer de ce champ réellement vécu : On se reconnaît difficilement, car certaines personnes n’ont que leur regard, ce regard les dote et les marie, leur donne des amis et la fidélité, invite, 120 121 122 Ibid., p. 124-125. Ibid., p. 44. Voir notre chapitre 4, p. 96-102. 211 convie, est sympathie, réchauffe l’appartement et même créanciers. Ce regard maintenant de vitre et éternel.123 L’expression, hum! quand un homme vous donne sa main, il suit sa main, là est la véritable expression, son âme entre dans sa main, entre dans la vôtre, parle et fait du bien à tous vos doigts. [...]. Il en est de même pour le regard, qui est un organe divin de préhension, où l’œil voit, tourne, s’arrête, le nerf accommodateur se met au point, mais il faut que l’âme aussi se penche sur l’interlocuteur, s’y distribue, avec son picotis, cette ténuité si discrète que des hommes ont vécue sans avoir jamais ressentie, l’ignorant même tout à fait, s’ils ne l’ont pas vue citée dans les livres.124 En effet, malgré leur opposition traditionnelle, la distance entre «l’âme» de ce texte et le corps phénoménal de Merleau-Ponty n’est pas aussi grande, nous semble-t-il, dans la mesure où «l’âme» de «Fils de Morne» peut être considérée comme une métaphore d’un «mouvement virtuel» dont parle Merleau-Ponty125 et où elle est en quelque sorte l’équivalent de ce prégeste qui est à l’origine de l’activité linguistique et subjective126. Ou bien, on peut dire aussi : l’intelligence non vécue des habitants arrive tout de même à comprendre le «sens conceptuel et terminal des mots» mais ils perdent la capacité de toucher au «sens gestuel» ou «émotionnel»127 des choses ; ils ne peuvent O.C.I, p. 123, je souligne. On constatera que ce passage fait écho à ce célèbre passage de Phénoménologie de la perception : «Le corps propre est dans le monde comme le cœur dans 123 l’organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l’anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système» (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, collection «TEL», 1989, p. 235). 124 O.C.I, p. 125 125 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, collection «TEL», 1989, p. 126-127 : «[...] chaque stimulation corporelle chez le normal éveille, au lieu d’un mouvement actuel, une sorte de “mouvement virtuel”, la partie du corps interrogée sort de l’anonymat, elle s’annonce par une tension particulière, et comme une certaine puissance d’action dans le cadre du dispositif anatomique.» 126 Ibid., p. 214 : «[...] Notre vue sur l'homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine, tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde.» 127 Ibid., p. 218 : «Si nous ne considérons que le sens conceptuel et terminal des mots, il est vrai 212 trouver aucune valeur ni aucune différence vis-à-vis du monde devenu purement objectif. Pour eux, ce monde a perdu «une signification existentielle» ainsi qu’une «valeur affective»128. Comparons ces habitants du royaume à ce malade représentatif («Schnider») dans Phénoménologie de la perception ; dans l’un et l’autre cas, l’intelligence elle-même est intacte ; ils perdent pourtant tous les deux cette «base existentielle de l’intelligence» : La conception du nombre n’est atteinte chez Schn.[sic] qu’en tant qu’elle suppose éminemment le pouvoir de déployer un passé pour aller vers un avenir. C’est cette base existentielle de l’intelligence qui est atteinte, beaucoup plus que l’intelligence elle-même, car, comme on l’a fait observer, l’intelligence générale de Schn. est intacte. 129 Au total le monde ne lui suggère plus aucune signification et réciproquement les significations qu’il se propose ne s’incarnent plus dans le monde donné. Nous dirons en un mot que le monde n’a plus pour lui de physionomie.130 Il serait inutile de signaler comment Michaux souligne lui aussi cette perte de physionomie 131 dans «Fils de Morne». En tout cas, il n’est pas si impertinent d’invoquer la notion du corps phénoménal pour comprendre les «mornes» dans «Fils de Morne». D’ailleurs, cette distinction merleau-pontienne de deux catégories de sens sert que la forme verbale ― exception faite des désinences ― semble arbitraire. Il n'en serait plus ainsi si nous faisions entrer en compte le sens émotionnel du mot, ce que nous avons appelé plus haut son sens gestuel, qui est essentiel par exemple dans la poésie. On trouverait alors que les mots, les voyelles, les phonèmes sont autant de manières de chanter le monde [...].» 128 Ibid., p. 212 : «Des malades peuvent lire un texte en “mettant le ton” sans cependant le comprendre. C'est donc que la parole ou les mots portent une première couche de signification qui leur est adhérente et qui donne la pensée comme style, comme valeur affective, comme mimique existentielle, plutôt que comme énoncé conceptuel. Nous découvrons ici sous la signification conceptuelle des paroles une signification existentielle, qui n'est pas seulement traduite par elles, mais qui les habite et en est inséparable.» 129 Ibid., p. 156. 130 Ibid., p. 153. 131 Voir O.C.I, p. 123. 213 à préciser davantage le caractère de l’espéranto de Michaux. Dans son espéranto, le sens conceptuel et terminal disparaît et le sens gestuel et émotionnel seul se manifeste, alors que dans «Fils de Morne», les malades perdent ce dernier et ne gardent que le premier. En un sens, le cas des «mornes» n’est que l’envers du cas de l’espéranto. L’âme et la surface Cependant, malgré ces ressemblances, des différences minimes mais importantes restent entre «l’âme» dans «Fils de Morne» et la conception du corps chez Merleau-Ponty, parce que Michaux considère aussi les rapports de la profondeur et de la surface. Remarquons que Michaux attire l’attention sur le rôle que joue l’âme notamment à la surface, telle que la physionomie, le visage, le paysage et les écrits. Plutôt qu’elle habite le monde et le corps, l’âme habite notamment leur surface. Du moins, c’est à la surface des choses qu’elle fait pleinement son effet, c’est-à-dire, qu’elle produit le sens. Elle rend ces surfaces significatives, en constituant leur «entre les lignes», comme cette «nappe voyageuse» 132 . Sans elle (ou sans cette nappe), ces surfaces n’ont pas de nuances. Autrement dit, l’âme donne à la surface sa profondeur et la transforme en champ où le sens se produit. On croirait qu’il s’agit plutôt du rayonnement ou de l’irradation de la lumière intérieure qu’ont supposé les mystiques médiévaux. C’est certes vrai. Mais la nouveauté de ce texte, c’est que Michaux fait remarquer que l’essentiel habite aussi à la surface ou que le superficiel est aussi vital, aussi primordial que le profond. L’âme est ici à la fois profonde et superficielle133. Ou Voir O.C.I, p. 517-518. Michaux met ce texte au début du chapitre «Entre les lignes» de Mes propriétés. 133 Si l’on compare «l’âme» présentée par le deuxième Qui-je-fus (O.C.I, p. 75-76) et celle dans «Fils de Morne», on comprendra mieux la superficialité de l’âme dans ce dernier. Dans «Qui je 132 fus», il faut que l’âme se transforme en imitant la forme des choses pour les comprendre. En d’autres terme, elle avait de l’épaisseur. D’autre part, Michaux distingue dans «Fils de Morne» aussi, semble-t-il, ce qui produit le sens et le sens produit, à savoir, la cause et l’effet. Il est certainement vrai que la force vitale qui produit le sens vient du profond. Mais le sens qui se produit à la surface est d’une autre nature que le profond. 214 du moins, «l’expression» qui est en question dans ce texte demande ces jeux du profond et du superficiel. D’autre part, on peut constater cette attention accrue au superficiel chez Michaux également sur le plan de la narration de ce texte. Remarquons que malgré tout, «Fils de Morne» est le premier texte où Michaux mentionne son royaume imaginaire134. Mais l’important, c’est qu’en inventant ce royaume, l’espace littéraire de Michaux s’approche davantage de la surface, à savoir, l’horizon séparé à la fois de la hauteur et de la profodeur. Ce qui est encore symbolique sur ce point, c’est la descente du Roi dans les rues. Aussitôt qu’entré en scène, il quitte son trône et s’unit ensuite au je-narrateur. A la différence du Dieu ou au démiurge dans ses textes antérieurs, ce je-Roi se met assez bas, sur le même plan que ses personnages135. Il va de soi que les relations entre lui et ses habitants sont plus proches de celles entre je et ses fantômes dans les textes ultérieurs. Le Roi s’étonne de trouver que ses habitant ont été privés d’expression. Mais l’événement plus remarquable, c’est que le je-narrateur est descendu pour la première fois jusqu’au niveau où il rencontre horizontalement ses sujets. En ce sens, on porrait dire que la construction de Mes propriétés a déjà commencé à partir de ce texte. Certes, ce royaume n’est pas encore suffisamment superficiel et les personnages ne se transforment pas en des simulacres. Mais cela n’empêche qu’avec le recul de leur profondeur, les habitants deviennent plus faux ou plus creux. Ils sont autant dire des ombres et préludent même à «l’incorporel» dans «Braakadbar»136. Ou, la disparition d’expression chez eux fait songer à la «grève» ou à «la paresse de la création»137 des personnages principaux dans ce texte contemporain. En tout cas, il semble certain qu’en éloignant la profondeur (= l’âme) d’une part et en abolissant la hauteur (= le Roi) de l’autre, Michaux commence à acquérir un espace plus superficiel qu’avant. Cette thématique de royaume-propriété se retrouve à plusieurs reprises dans des textes ultérieurs, surtout dans «Braakadbar» (O.C.I, p. 253-267), «Mes propriétés» (ibid., p. 465-469), «Un royaume» (ibid., p. 415), «Déchéance» (ibid., p. 443), et «Fin d’un domaine» (O.C.II, p. 609-616). 135 L’analyse de «Braakadbar» que nous faisons dans le chapitre suivant rendra plus manifeste cette spécificité de «Fils de Morne». 136 Voir O.C.I, p. 255-256. 137 O.C.I, p. 265. 134 215 La naissance de mi-morne Jusqu’ici nous avons examiné la première partie de «Fils de Morne» en nous occupant principalement de la question de l’expression. Or, dans la dernière partie de ce texte chimérique, la scène passe soudain d’un royaume inconnu à une famille qui a pour patronyme une partie du nom de l’auteur («Chahux» : Michaux). Ce qui est bizarre ici, c’est que, bien que «M.Chahux» et son fils ainé soient victimes de la maladie de l’expression, il n’y a presque aucun rapport entre ces deux situations. Sans aucune mention, le Roi et ses habitants disparaissent, et à l’insu du lecteur on ne sait quelle dizaine d’années se sont passées depuis les événements liminaires. Le lecteur, comme s’il avançait sur l’anneau de Moebius, sort du royaume sans s’en apercevoir et entre dans la maison d’une famille bourgeoise. Résumons tout de même le développement des événements après royaume. La maladie observée d’abord dans ce royaume se généralise rapidement dans le monde entier et les malades plus ou moins démunis d’«expression» se retrouvent partout. Au bout de quelques années, ce fléau des temps modernes prend fin. Il reste encore «des milliers de personnes sur lesquelles aucun remède n’a agi»138. Mais elles vont être supprimées l’une après l’autre par le gouvernement et dix ans plus tard, il n’y a plus que 23 mornes en Europe. Cependant, la possibilité de la rechute n’a pas totalement disparu. D’ailleurs, cette maladie a quelque chose de similaire à l’hystérie ; il est possible de devenir «morne» par «influence»139. On dirait que pour l’âme qui avait une fois trouvé des voies intérieures pour l’évasion140, il lui est désormais facile de se 138 O.C.I, p. 126. «Et ce cas extraordinaire, la Maladie à deux, quelque chose comme la folie à deux où l’un est véritablement atteint, l’autre partiellement par influence» (O.C.I, p. 127, je souligne). 140 Dans le dernier chapitre de Connaissances par les gouffres, Michaux écrit que pour les mécontents et les insubordonnés impuissants, il existe plusieurs moyens de couper les liens ordinaires qui les attachent à leur corps et à la vie sociale, que ces chemins clandestins une fois trouvés, il n’est pas difficile pour eux de les utiliser ultérieurement par l’activité mentale subconsciente (Voir O.C.III, p. 147-152). D’autre part, ce texte montre également l’attention de Michaux au mimétisme chez les malades. La suggestibilité, à savoir, l’imitation involontaire 139 216 retirer d’une vie si dure et si insipide en retrouvant ces anciennes voies, indépendamment de la volonté du sujet d’ailleurs, et que ce moyen se communique facilement et inconsciemment d’une âme à une autre. Ainsi, dans le dernier acte de «Fils de Morne», «Monsieur Chahux» et son premier fils «Jean Chahux» sont tour à tour le jouet de la maladie tout à fait capricieuse. Or, en ajoutant de telles histoires des mornes à celles du royaume, que vise Michaux ? On ne sait rien d’exact, en fait. Mais la seule chose sûre, c’est qu’au cours de cette narration apparemment désinvolte, la profondeur, à savoir le domaine censé être propre à l’âme mentionnée au début du texte, devient plus cachée et plus virtuelle. Après avoir quitté son chemin habituellement fixé, après avoir abandonné le bon sens et le sens commun, l’âme devient en quelque sorte insensée dans cette dernière partie. Au moins il est certain que, comme le suggère ce «fauteuil»141 mystérieux, les relations entre les causes profondes et les symptômes manifestes deviennent moins raisonnables ou moins analysables. On dirait que Michaux commence à saisir cette nature essentielle de l’inconscient ou du monde prélogique et impersonnel, : ça n’est jamais où on le cheche, inversement, on ne peut le trouver là où il est142. Remarquons comment Michaux raconte le moment où «M. Chahux» rechute et redevient morne : «Sans doute M. Chahux père est très prudent, prit toujours maintes précautions, toutes precautions sont bonnes à prendre, [...], mais l’accident choisit dans celles qu’on oublie,[...]. Enfin, il a été bousculé, sur les boulevards, et puis c’est arrivé, cela a été net, il n’a même pas eu le temps de dire que c’était la faute de Jean, il était morne, chez les hystériques est connu depuis Charcot et Janet. Michaux suggère aussi qu’il y ait la mode des maladies mentales, vraies ou douteuses, qui changent selon les temps et le milieu. 141 O.C.I, p. 126. Jean-Claude Mathieu signale que ce fauteuil connote le «fauteuil du psychanalyste» ainsi que la «chaise électrique». (Voir Jean-Claude Mathieu, «Les chaises de Michaux» in Henri Michaux, le corps de la pensée, p. 23-24. En effet, il est remarquable que Michaux mentionne dans ce texte les psychanalystes et les neurologistes, en insinuant pourtant leur impuissance à analyser cette maladie. Voir O.C.I, p. 125. 142 Voir Deleuze, op. cit., p. 55. Michaux lui-même répète cette thèse plus lacanienne que freudienne dans Façons d’endormi, façons d’éveillé. On y constatera aussi l’écho de l’inspiration janétiste qui voit dans l’inconscient la présence d’un morceau d’homme. Voir O.C.III, p. 513 : «S’il est vrai que le rêve en son langage bas fait une place de faveur à l’inavouable, il convient de chercher ce qui est réellement inavouable, qu’on ne peut pas s’avouer, qui n’est pas où, par théorie, on a décidé de le trouver./ Vérité du rêve! Personne ne voit clairement d’où la trahison peut venir, d’où l’œil du traître intérieur l’observe.» 217 redevenu morne.» 143 . De la même façon, Michaux suggère le caractère fugitif et nomade de l’inconscient (ou celui du subconscient) en attirant l’attention, ici aussi, sur le rapport énigmatique entre la profondeur et la surface : «Il faut qu’il se calme. Oui, qu’il se calme. On n’imagine pas comment un morne peut être furieux, c’est une affaire secrète entre son foie et lui. La peau change un peu, et de longues transformations s’opèrent sur le panorama des rides. Dans la famille où il y a un morne, on regarde la disposition des rides matin et soir. M. Chahux, c’est votre tour d’être examiné, on vous regarde, on peut enfin vous regarder sans retirer aucune pensée de son regard. Il est dommage qu’il ne se rende pas compte de cette révolution.»144. Or, comme on le sait, ce texte se termine par l’entrée en scène d’un nouveau héros qu’on peut considérer comme double de l’auteur, à savoir, un nouveau-né nommé «Jean-François Chahux». Ici aussi, on peut difficilement préciser la vraie visée de Michaux. Mais remarquons qu’avant la naissance de ce héros, il détermine bizarrement son destin. D’une part, il diminue extrêmement le nombre des mornes. «M. Chahux» ainsi que son fils «Jean» est un des rares mornes survivants. Les Chahux sont littéralement maudits, sinon élus. De l’autre, en estompant les limites entre les vrais mornes et les faux, Michaux suggère que cette maladie subsiste de manière latente chez tous les hommes, parce que la voie pour l’évasion intérieure reste pointillée. Sinon, pourquoi souligne-t-il avant d’entrer dans cette dernière scène ? : «Est-ce que les mornes vont nous contagionner à nouveau ? Est-ce que la terre sera reprise par la maladie. Les parcs à gaz ne sont pas entretenus.»145 Bref, cette maladie est à la fois spéciale et universelle. D’un côté, il y a une petite poignée de mornes manifestes . De l’autre, des mornes latents sont sans nombre. Si cet enfant devient morne, il serait sans doute le seul et le dernier morne manifeste. Mais cela signifierait également qu’étant le seul morne, il se chargera du destin de tous les mornes latents. Il serait en un sens le Christ des mornes. Cela dit, le choix de ce nouveau héros est le suivant, semble-t-il : devenir mi-morne. Certes, au bout de quelques mois de silence total, il commence enfin à 143 144 145 O.C.I, p. 127. O.C.I, p. 128. Ibid., p. 127. 218 parler. Il n’est donc pas morne complet. Mais, «il a l’air sérieux»146, comme s’il se défiait de ce monde ; il ne dit ni «papa» ni «maman»147, comme s’il n’acceptait pas sa famille ; il ne dit pas «manou, ranou, nanou»148, comme s’il ne voulait pas chanter ce monde en tournant sa langue. En tout cas, loin d’être éclectique, devenir mi-morne est polémique. D’abord, en restant à l’entre-deux du morne et du normal, il trahit l’attente de la famille et se met en partie en dehors du contexte familial. Pour ainsi dire, il est Mi-Chahux, moitié Chahux moitié étranger. En même temps, il s’oppose également à l’ancienne alternative : les normaux ou les malades, participation ou évasion. Restant demi morne, il refuse la soumission totale au sens commun ainsi que l’abandon total du sens. Il n’acceptera pas le monde du fini tel quel. Il ne le chantera pas innocemment. Mais d’autre part, à la différence des mornes, il ne s’enfermera pas entièrement dans son intériorité. Il gardera son droit de s’exprimer mais en s’opposant au bon sens et au sens commun. D’autre part, devenir demi-morne correspond aussi à cette double vie composée des deux instances de la profondeur et de la surface. D’un côté, il écoutera sans cesse les bruits de son intérieur. De l’autre, il cherchera à trouver de nouveaux sens en refusant tous les sens déterminés. Ceci posé, est-il exagéré de dire que le Roi et ses habitants disparus se réincarnent en même temps dans cet enfant? Il est à la fois le Roi qui aime l’émotion149 et ses habitants mornes qui se lasse du monde. Il est à la fois voyeur = voyageur et maître impuissant de ses fantômes. En tout cas, Michaux termine «Fils de Morne» en laissant toute ambiguïté. Mais cette ambiguïté serait la marque propre à Michaux. Dans notre troisième partie, nous poursuivons et approfondissons davantage cette ambiguïté ou cette oscillation essentielles chez lui. 146 147 148 149 Ibid., p. 128. Ibid., p. 129. Ibid., p. 129. O.C.I, p. 123 : «Je ne suis pas excessivement brute, peut-être un peu voyeur, c’est métier de Roi, je voudrais tant voir un accident, un autobus qui verserait ou plutôt deux, l’un dans l’autre, la vapeur fuse à l’avant, les voyageurs se relèvent tout en sang, mais nets d’émotions, avec une pâleur, une pâleur...». 219 220 III LA SURFACE ET LES PROFONDEURS 221 8 Le nouveau départ Le double voyage de1927 à 1929 Comme on le sait, après avoir publié Qui je fus, Michaux part pour l’Équateur à la fin de 1927, invité par son ami équatorien Alfred Gangotena. Pendant ce grand voyage qui dure plus d’une année, il visite plusieurs régions équatoriennes, traverse le Napo en pirogue et, à son retour en France, publie un livre de voyage, Ecuador, en 1929. Il serait sueprflu d’insister ici en précisant que ce livre occupe une place à part dans la carrière d’écrivain de Michaux. Grâce à ce livre, Michaux a enfin été reconnu dans le milieu littéraire français et en même temps, avec ce livre, il devient ce Michaux que nous connaissons bien. Mais d’autre part, il faut remarquer qu’à travers les révisions succéssives de ses aniciens textes depuis les années 30, Michaux découpe ce livre dans l’ensemble de ses premiers écrits et lui distribue un rôle privilégié. D’un côté, il va exclure la plupart de ses textes publiés avant 1927. De l’autre, Il sélectionne sévèrement les textes publiés de 1928 à 1930 dont la plupart sont recueillis dans Mes propriétés et Un certain Plume, et n’en reprend que la moitié. Mais ces textes sauvés, repris soit dans La Nuit remue en 1935 soit dans Plume précédé de Lointain intérieur sont plus ou moins séparés de leur contexte originaires. Ou plutôt, au bout de ce remaniement aussi radical, les rapports intertextuels qui existaient originellement entre Ecuador et d’autres textes contemporains s’effacent presque totalement et ce livre de voyage reste seul comme une île isolée. Cela fait que, pendant longtemps, il a été considéré comme l’unique fruit de la première époque de l’activité littéraire chez Michaux, alors 222 que les chemins qui menaient à Ecuador ont été perdus. Bien entendu, cet effort de Michaux consistant à gommer ou à réaménager ses traces a son importance dans la mesure où il signifie une relecture et même une réécriture des textes et de sa vie. Du moins, il équivaut à une révision réelle des textes : par là, il change radicalement des rapports intertexuels et cela n’est pas sans transformer le sens du texte même. Ainsi, il est tout à fait naturel d’étudier ce livre en mettant entre parenthèses ses rapports originels mais effacés avec d’autres textes contemporains. D’ailleurs, ne l’oublions pas, c’est ce que Michaux a voulu, pour on ne sait exactement quelle raison. Or, ce que nous allons tenter ici, c’est de remettre Ecaudor dans ses rapports intertexuels originels et de montrer une autre lecture, quitte à désobéir à la volonté apparente de l’auteur. En effet, notre étude qui se propose de préciser l’itinéraire du développement de l’écriture chez Michaux nous met en présence d’un autre voyage, fait parallèlement au voyage réel en Équateur de 1927 à 1929 (précisément, de la fin de 1927 au début de 1929). En d’autres termes, Michaux faisait à cette époque un double voyage, réel et anti-réel, ou deux explorations simultanées qui se complètent l’une l’autre comme la lumière et l’ombre. Cela suggère que pour interpréter Ecuador, le côté-lumière de ce double voyage, il est au moins utile de savoir son envers et que la compréhension de l’autre pendant du voyage sert à préciser l’ensemble de l’activité artistique de Michaux à cette époque. Dans cette partie, nous nous occuperons d’abord de l’examen de l’autre voyage de 1927 à 1929. Ensuite, nous entrerons dans la relecture d’Ecuador. «Braakadbar» Nous avons déjà mentionné deux fois le texte mi-mythique mi-biographique de Michaux, à savoir, «Braakadbar». En effet, malgré son imperfection apparente, ce texte semble occuper une place très importante dans les premiers textes de Michaux. Non seulement il est frère de «Fils de Morne» et de «Fils de macrocéphale», mais 223 également, il fait écho au premier chapitre de «Cas de folie circulaire» d’une part et de l’autre, à la «Fin d’un domaine» et encore à «Moriturus». Remarquons d’abord son renseignement chronologique. Bien que cet ouvrage soit publié en 1929, Michaux précise, exceptionnellement, à la fin du texte, le lieu et la date de la rédaction : «Marseille, août 1927». Bien entendu, comme le signalent Jean-Pierre Martin et Raymond Bellour, il est possible qu’une partie de ce texte ait été rédigée plus tard, à savoir, pendant le voyage en Équateur1. Mais, cette mention chronologique suggère que Michaux l’a publié comme texte du passé, comme «qui-je-fus», comme fruit d’une époque déjà finie. En effet, il est plutôt naturel de penser que ce texte clôt le premier cycle de sa vie littéraire qui avait commencé par la phrase liminaire de «Cas de folie circulaire» : «Un jour que Brâakadbar poursuivait le Créateur [...]» 2. Ce que ce texte annonce, c’est donc la fin d’une écriture chez Michaux et le commencement d’une nouvelle. Ici, en regardant de plus près ce texte, essayons d’analyser plus minutieusement le bilan d’une époque fait par Michaux lui-même. Par-delà le corporel et l’incorporel Comme nous l’avons écrit dans le premier chapitre, Michaux centre sur ce texte une histoire d’un matelot errant qu’on peut considérer un de ses doubles. Mais ce qui est singulier, c’est que son histoire concerne exclusivement le corps et qu’elle s’achève sur le passage du corporel à l’incorporel. Penchons-nous à nouveau sur l’itinéraire du Norvégien qui est composé en gros de trois étapes. La première volte-face de son odysée est la rencontre avec une jeune veuve présentée par le capitaine. En passant une nuit avec elle, il découvre un corps en tant que vraie base du monde vécu. Grâce au corps d’une femme, le fossé qui l’éloignait du monde semble disparaître d’emblée. Les «immenses horizons» qui l’écartaient des choses, des actes et de lui-même «se sont comblés d’un coup» 3 . 1 2 3 Voir O.C.I, p. 1101-1102. O.C.I, p. 3. O.C.I, p. 259. 224 Toutefois, la jubilation passagère de cette nuit tourne tout de suite en amertume, parce que pour ce héros, la découverte du corps signifie également la chute dans le charnel. Après avoir regagné le corps en tant que base de l’expérience du monde, il est devenu tout simplement, en somme, «un homme comme un autre»4. Cette parole du «capitaine en second» ne le quitte pas. Il «n’eut que trop dans la suite l’occasion d’y repenser»5. En effet, le monde vécu par le corps n’est pas forcément meilleur que le monde conçu par la tête. Comme il se doit, le corps phénoménal n’est pas séparé du corps physiologique et celui-ci cloue l’homme au matériel plutôt que de l’en libérer. Ainsi, dans le deuxième étape de son itinéraire, le Norvégien se rend compte, cette fois-ci, de la tristesse de la chair : «Le rêve est une belle chose, mais les cuisses disent autre chose. Le respect est une belle chose mais il faut savoir ce qu’on veut. L’estomac est parfaitement d’accord avec le pain sans pour cela adresser un hymne au champ de blé. Le sexe de l’homme est parfaitement d’accord avec le sexe de la femme, il ne faut pas mêler la parole et le sexe, il ne faut pas mêler à rien. Le sexe va seul avec cette sobriété extrême de commentaires comme il est d’usage dans les dictionnaires de poche. [...] C’est ainsi qu’on viole. / C’est ainsi que le Norvégien fit quand il était à Detroit Michigan[sic], et c’est une des histoires.» 6 Comme Raymond Bellour le signale 7 , Michaux développe ici ses idées sur la vie autonome des organes qu’il a esquissées dans Les Rêves et la Jambe. Mais ce qui est remarquable, c’est que Michaux attribue ici à la vie organique une valeur plutôt négative. Au moins, à la différence du corps dans Les Rêves et la Jambe (et Fable des origines), le corps constitue ici «un signal d’arrêt»8. Loin de se renouveler dans le temps, il suit strictement les lois fixes et prédestinées. Au lieu d’être insurgé, il est 4 5 6 7 8 Ibid., p. 260. Ibid., p. 260. O.C.I, p. 260. Voir O.C.I, p. 1103. O.C.III, p. 546, je souligne. 225 plutôt conservateur et commence à représenter un «parent pauvre» 9 qui veut le ramener à sa base ancestrale. Certes, Michaux situera toujours le corporel à la base de l’intelligence et dénoncera sans cesse le mépris excessif du corporel dans la vie moderne. Mais cela n’empêche que le corps forme une impasse propre à lui. Il est un Autre intérieur qui veut l’amarrer au terrestre10 en l’éloignant du vrai Espace infini. Ainsi, la vie autonome des organes qui ont intéressé tant l’auteur des Rêves et la Jamble l’ennuie maintenant en raison de sa fixité. Ceci posé, ne serait-il pas fatal que le Norvégien arrive aux «entonnoirs»11, à cette «région des incorporels»12, au bout de son errance : malgré la découverte du monde vécu à travers son corps, le Norvégien est désillusionné sur la vie à la fois terrestre et charnelle. Pour reprendre l’expression du «Portrait de A.», malgré «des miliers de départs de muscles», il n’a pu «engendrer» la vraie «marche»13 . Ainsi, logiquement parlant, le passage du corporel à l’incorporel devrait constituer la dernière étape de son itinéraire. Mais en fait, avant cela, Michaux intercale une autre anecdote, à savoir, l’histoire du Norvégien et d’une jeune fille nommée simplement «la fiancée». Dans la cabane où ce héros est parvenu, exténué, une communion naît entre lui et la fille. Sans se voir, ils se pénètrent spirituellement l’un l’autre à travers de bruits légers que ce héros fait en grattant à la porte de la chambre de la fiancée, sans pourtant aucune intention précise. Au bout de l’épuisement extrême à la fois physique et moral, le Norvégien entrevoit une possibilité de surmonter l’opposition ou l’alternative ordinaire du corporel et de l’incorporel. Ses gestes affaiblis se défaisant du O.C.I, p. 546. Comme Jean-Pierre Martin le signale, le surnom donné à ce héros (= Le Norvégien) fait écho avec une marque corporelle que Michaux reconnaît comme sienne trente ans plus tard, à savoir, «nordique» : «Malgré tant d’efforts en tous sens, toute sa vie durant pour se modifier, ses os, sans s’occuper de lui, suivent aveuglément leur évolution familiale, raciale, nordique... » (ibid., p. CXXXV). 10 Bien que Michaux ne précise pas la première visée de l’odyssée du Norvégien, l’aspiration de ce héros à un grand espace est suggérée au début du troisième chapitre : «Un jour [...] j’ai pris place dans une barque, et suis descendu jusqu’à la mer. / Si par quelque accident j’avais été obligé de rentrer, j’aurais senti que j’avais commis un vol et que c’est mal commencer que de commencer par là. Mais une fois arrivé devant la mer, quand je vis que c’était si large (pourtant j’aurais dû m’y attendre) je me dis : c’est très bien» (O.C.I, p. 258). 11 Ibid., p. 254. 12 Ibid., p. 256. 13 Ibid., p. 613. 9 226 charnel répondent au spirituel, ne fût-ce qu’un instant. Le corps humain n’est donc pas entièrement fixé. Il peut se détacher de ses conditions charnelles, et se dévouer pour une communion autrement spirituelle, plus profonde que la communion charnelle, mais irréalisable si l’on perd son corps. Quoi qu’il en soit, à travers cette musique spontanée, la fiancée comprend le Norvégien, son état d’âme désespéré qu’aucun autre moyen ne peut faire communiquer : «Elle sentit tout ce qu’il y avait de fatigue et de détresse de l’autre côté et que ce n’était pas un espoir, plutôt un rêve poignant.» 14 Ainsi, malgré la discontinuié de la narration et la banalité apparente des épisodes concernant le Norvégien, cette histoire comporte une leçon capitale sur le corporel et l’incorporel. Les gestes, comme les signes, peuvent toucher à quelque chose de spirituel. Mais pour cela, il faut une renonciation au corps qui diffère de sa simple perte, pour ainsi dire, une transsubstantiation. Il faut remarquer en effet que, d’une manière prudente, Michaux distingue cette communion de celle purement métaphysique ainsi que de celle charnelle. Certes, le Norvégien est au bord de l’entonnoir. Il va de soi qu’il est venu pour y abandonner son corps. Mais il reste momentanément en deça de «l’incorporel», comme si le simple abandon du corps ne réglait pas son problème. D’ailleurs, Michaux n’exagère pas la capacité des «incorporels» en tant que fantômes. Ils peuvent agir à leur façon sur «les corporels»15. Mais ce qu’ils font dépasse rarement la puérillité16, comme c’était le cas des fantômes dans «Partages de l’homme». Certes, ils influencent «les corporels» et les incitent à se tuer. Mais ils n’y réussissent pas toujours. Pour Michaux, la mort n’est pas le salut ni l’envol17. Par contre, sa communion spirituelle avec la fille se situe à la fois au-delà du charnel et en deça du métaphysique. Sans doute, c’est à cet entre-deux 14 15 O.C.I, p. 257. Ibid., p. 255. «[...] les incorporels rient et la regardent mettre et enlever ses pantalons brodés. Et s’ils ne font pas plus c’est qu’ils ne peuvent plus» (O.C.I, p. 256). 17 A ce sujet, voir par exemple «Note sur le suicide» (ibid., p. 56-57). 16 227 que se trouve l’utopie de ce jeune héros18. Michaux appelle ce terrain minime «un rêve» : Un rêve inouï se formait entre eux. Ce n’était plus une porte d’habitation qui les séparait, c’était une grande main de bois et carrée, c’était une fluide qui unissait leurs racines au-delà du temps qui était mauvais, au-delà du lieu qui était effrayant, au-delà de la femme qui était fiancée, au-delà de l’homme qui était norvégien et exténué à mourir. C’étaient deux enfants qui se soufflent dans la bouche. / Il était sans connaissance quand elle ouvrit la porte.19 D’autre part, Michaux situe cette communion également à l’entre-deux du personnel et de l’impersonnel. Certes, ces deux personnages se libèrent de leur personnalité superficielle. Mais cela n’empêche que la singularité de chacun subsiste. Dépouillés de leur croûte extérieure, ils sont mis à nu psychiquement. Mais ce dépouillement n’anéantit pas leur essence. Il est vrai que cette étape suprême n’est encore qu’«un rêve». Mais, Michaux poursuivra ce rêve tout le long de sa vie20. Dans «Danse», Michaux insiste également sur le fait qu’un état idéal pour l’homme réside dans la concordance ou la conciliation du corporel en tant que «capital universel que possède chacun» et du spirituel en écrivant : «Plus que le mouvement, c’est l’homogénéité qui serait le paradis perdu de l’homme et nullement l’unique spirituel» (O.C.I, p. 698). Cela correspond aussi à un passage de «Technique de la mort au lit» : « Ma grand-mère mourut merveilleusement. Elle était dans son fauteuil à faire de la broderie, la déposa sur ses genoux et dit : “C’est mon dernier point de Malines, mes enfants”, rejeta son dernier souffle profond et bien calculé, elle était morte» (O.C.I, p. 87). 19 O.C.I, p. 257-258 20 Au moins, dans quelques-unes de ses dernières œuvres telles que Par des traits et Fille de la montagne, en fusionnant des gestes et des signes, d’une part et de l’autre, en imaginant le corps devenu spirituel par la transsubstantiation, Michaux exprimera toujours le même rêve, semble-t-il : «Là / Près du corps qui se refroidit / une étrange impression de rapprochement de l’impossible / un moribond demande à manger / un grabataire frotte ses membres ranimés / et devant les témoins stupéfaits se lève. // Près de l’étrangère inerte / devenue secourable / on vient chercher la VIE» (O.C.III, p. 1293). D’autre part, les gestes du Norvégien grattant à la porte correspondent à ceux dans de premiers dessins de Michaux : «[...] il se mit à gratter à la porte, mais point du tout comme quelqu’un qui veut qu’on lui ouvre ni qui imagine quelqu’un à l’intérieur capable de lui ouvrir. Il faisait cela machinalement, comme on se ronge les ongles, il grattait très légèrement sans déplacer pour ainsi dire les mains, sans mouvoir le poignet. Cric ! Puis un son tout à côté, un rien différent, puis au-dessus, puis on revient où l’on était, on 18 228 Vers le Pays de la magie Pourtant, laissons de côté ce rêve pour le moment. Ce qui est autrement essentiel dans ce texte, c’est un mouvement sérieusement commencé vers la formation de la surface et la transplantation de ses doubles sur ce nouveau terrain. En d’autres termes, Michaux aborda définitivement ici la construction de ses propriétés. Remarquons encore une fois le caractère ambigu des «incorporels» dans ce texte. D’une part, Michaux ne suréstime pas leur capacité. Malgré les connaissances métapsychiques dont il parsème ce texte, l’aspect métapsychique des «incorporels» n’éveille pas son vrai intérêt. Mais s’ils jouent tout de même un rôle non négligeable ici, c’est qu’ils préfigurent la multiplication de vrais simulacres dans les textes ultérieurs de Michaux. En effet, «les incorporels» dans ce texte ont ceci de particulier qu’ils intériorisent une dissimilitude21. Autrement dit, ils ne sont plus des habitants du monde du Même où on est pris par l’idée de l’identité. Comparons ces incorpoels, par exemple, avec «les âmes» et «les fantômes» dans «Partages de l’homme». On comprendra que malgré l’absurdité foncière de leur existence, ces derniers ne se libèrent pas encore parfaitement de leur identité psychologique. Certes, ils contiennent déjà comme des bourgeons du simulacre et ils commencent à déployer une sorte de repart dans l’autre sens, on passe par ici, puis par là, on ne songe à rien, c’est une sorte de musique» («Brrakadbar», O.C.I, p. 257) ; «Dessinez sans intention particulière, griffonez machinalement, il apparait presque toujours sur le papier des visages» («En pensant au phénomène de la peinture», O.C.I, p. 858) ; «Une ligne plutôt que des lignes.[...] // Comme moi la ligne cherche sans savoir ce qu’elle cherche, refuse les immédiates trouvailles, les solutions, qui s’offrent, les tentations premières. Se gardant d’ “arriver”, ligne d’aveugle investigation. Sans conduire à rien, pas pour faire beau ou intéressant, se traversant elle-même sans broncher, sans se détourner, sans se nouer, sans à rien se nouer, sans apercevoir d’objet, de paysage, de figure» (Émergences-résurgences, O.C.III, p. 545) . 21 Deleuze, op. cit., p. 297 : «Le simulacre est construit sur une disparité, sur une différence, il intériorise une dissimilitude. C’est pourquoi nous ne pouvons même plus le définir par rapport au modèle qui s’impose aux copies, modèle du Même dont dérive la ressemblance des copies. Si le simulacre a encore un modèle, c’est un autre modèle, un modèle de l’Autre dont découle une dissemblance intériorisée.» 229 surface autour d’eux comme un halo subtile. Mais dans la mesure où ils restent des fragments de la conscience normale, ils ne se détachent pas encore entièrement du monde du Même. La preuve en est qu’ils gardent comme la nostalgie de leur identité ou de leur intégrité perdues et que le style de l’écrivain prend assez souvent une tournure soit ironique soit tragique. Par contre, «les incorporels» dans «Braakadbar» ne connaissent plus l’identité ni n’en regrettent plus la perte. Ils se réjouissent de leur libération du monde du Même et au moins, à l’intérieur de cette région des entonnoirs, c’est l’humour et la légèreté qui prédominent. D’autre part, on constatera que leur légèreté fait contraste aussi avec la lourdeur et la fatigue du Norvégien, héros qui représente littéralement le corporel. Il ne serait pas si exagéré de dire qu’à la racine de son désespoir existe une douleur profonde provenant de l’identité dont il ne peut se détacher. En d’autres termes, il s’est fatigué, entre autres choses, d’être rivé à son existence identique, de rester l’habitant du monde du Même. Il en serait ainsi pour d’autres personnages créés par Braakadbar22. L’identité ou le Même les fatiguent. D’ailleurs, le Même n’est-il pas l’état inerte des choses ?23 En tout cas, il semble évident que, dépouillés de «forme» et de «substance»24, deux éléments capitaux qui constituent l’être selon «Aristote» 25 , ces incorporels deviennent de vrais simulacres qui ont pour essence une double différence, en ce sens que non seulement ils sont différents des «corporels»26, mais ils ne concordent jamais avec eux-même ni avec leur source, à savoir des entonnoirs ; par définition, ce gouffre sans fond ne comporte rien de limité ni de différencié et les incorporels ne peuvent apparaître sur la terre qu’en se rendant entièrement autres vis-à-vis de leur origine. Leur existence bâtit elle aussi sur le vide, ou sur «une colonne absente» et ils ne Michaux suggère cette fatigue ontologique de leur personnage en écrivant : «La chose est plus mystérieuse encore. C’est que le Norvégien également n’en [= de la survie] veut plus, ni les autres. Braakadbar s’aperçoit que si par exemple les parents de la fiancée sont morts et les fils du vieux [...], c’est qu’ils n’en voulaient plus, eux. Comme une grève...» (O.C.I, p. 265). 23 Michaux appelle cela «la paresse de la création» (ibid., p. 265). Vori aussi la fin du cinquière chapitre (ibid., p. 264). 24 Ibid., p. 255. 25 Ibid., p. 263. 26 «C’est une des ruses de cette région d’être inhabitée quand vous arrivez, mais au bout de quelques jours vous rencontrez des gens un peu partout. [...] vous vous êtes aperçu bientôt qu’ils étaient bizarres, qu’il leur manquait un je ne sais quoi./ [...]» (O.C.I, p. 256). 22 230 peuvent s’identifier à eux-même qu’en se transformant toujours en autrui. En d’autres termes, ce qui les distinguent avec «les âmes» et «les fantômes» dans «Partages de l’homme», c’est cette auto-différence. D’autre part, il semble aussi évident qu’avec ces «incorporels» et d’autres personnages qui viennent se réunir à cette région des entonnoirs, Michaux commence à concevoir ici une surface plus globale ou plus multiple qu’avant : non seulement cette région des entonnoirs forme un espace pervers où les morts croisent les vivants et les faux côtoient les vrais, mais en y réunissant une variété de doubles (le Norvégien, le Capitaine en second, Torn Barar, etc), Michaux suggère qu’il projette de construire un terrain = surface pour y peupler ( ou transplanter) sa vraie famille. Certes, ce ne serait pas aussi facile qu’on le croirait. D’abord, pour cela, il faut transformer tous ses doubles en simulacres en les dégageant des entraves du monde du Même. Mais cela signifie qu’il se sépare définitivement de ce monde réel. D’autre part, il faudrait aussi effacer les entonnoirs (ou toutes les marques explicites des profondeurs27) dont la présence empêche cette région de devenir la vraie surface. Mais comment peut-on ne pas écrire les profonds quand ce sont eux qui le poussent à l’écriture ? 28 D’ailleurs, ce ne serait même pas la question des efforts ou de la technique qui s’impose vraiment (bien qu’ils soient indispensables), car, ce serait avant tout la souffrance, la détresse, le désespoir à la fois personnels et ontologiques qui ont forcé l’écrivain à vivre ce monde démésuré. En tout cas, il faut une sorte de suicide et de carnage de ses qui-je-fus pour entrer dans le monde dominé par un devenir illimité et il est du moins certain que Michaux se décide à y émigrer avec sa famille et à y construire ses propriétés. La preuve en est qu’il insère d’une manière abrupte un chapitre sur «Le Pays de la sorcellerie» dans ce texte. Dans ce nouveau pays, il n’est plus question d’identité ni de ressemblance. Libérés «de leurs caractéristiques, de leurs lois naturelles»29, toutes les choses ainsi que les personnages deviennent des simulacres. Ils ne représentent plus une existence réelle ou les Idées. Ils ne connaissent ni modèles, ni intériorité, ni même Il va de soi que cet «entonnoir» évoque l’ encrier et symbolise ainsi l’acte d’écrire. Mais remarquons aussi que cet attachement très fort à la profondeur chez Michaux prédit un autre caractère de l’écriture de la surface chez lui : sa surface est trouée dès le début et c’est en fusion spécifique du profond et du superficiel que réside l’originalité de son écriture. 29 Ibid., p. 264. 27 28 231 propriétés fixes30. Le Pays de la sorcellerie, c’est littéralement un pays de devenir illimité. Ainsi dans ce monde, «[t]out permis. Les trois règnes gesticulent sans loi. Les individus livrant passage à des individus, les objets à des individus.» 31 Et ces extra-être, qui ne sont jamais présents ni jamais annihilés32, ne cessent de signaler le dehors. Certes, en faisant disparaître en un clin d’œil cette région des entonnoirs ainsi que toutes ses créatures33, l’auteur transgresse les conventions littéraires, détruit l’intrigue de la nouvelle et y donne une rupture fatale. Mais, par cette rature même, le jeune écrivain inscrit à jamais la continuité et la discontinuité entre son anciennce écriture et une écriture à venir. L’annihilation des doubles Examinons de plus près ce plus grand événement34 dans «Braakadbar», à savoir, l’annihilation des personnages. En effet, il est évident que cet événement implique le renoncement aux doubles ayant plus ou moins des liens directs avec l’auteur. Autrement dit, en annihilant ses personnages favoris, Michaux s’annihile lui-même pour renaître comme des simulacres dans le texte. L’ancien je trop lié au Même meurt ici et de nouveaux je incarnant un devenir illimité le remplacent. Comme «Maintenant c’est le pays de la sorcellerie. Rien n’y est stable. Les cailloux et les arbres y changent dix fois en un jour, et les propriétés des corps et les lois de la nature qui sont l’immense superstition de l’Europe et de l’Amérique scientifiques et qui avaient été introduits par Aristote, quoi qu’on en ait dit, et tous nos mécaniciens dans la suite, ces propriétés sont transitoires, facultatives et seulement habituelles. Qu’un chêne paraisse un chêne, qu’un chêne ne soit pas la seconde suivante un chien de chasse, cela est fortuit, vous entendez. Il n’y a aucune loi absolue à cela» (ibid., p. 262-263). 31 Ibid., p. 264. 32 « Qu’il [= un chêne ou un être] soit annhilé, cela seul serait peut-être interdit par la loi» (ibid., p. 263). 33 «La région est devenue méconnaissable en quelque dix secondes. Cataclysme sans bruit ni fumée [...]. / Les entonoirs de 30 kilomètres de diamètre, la crête, la cabane, les habitants, le vieux ménage, le Norvégien, [...], tout cela a disparu. L’anéantissement... presque, oui. / [...] Maintenant c’est le pays de la sorcellerie» (O.C.I, p. 262). 34 Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 213. 30 232 «A.», il sera désormais un «océan»35. Comme «Plume», il sera «sans limite» et «né partout». Il aura dorénavant «toutes les formes» 36 . Quoi qu’il en soit, il ne se reconnaîtra plus qu’en autrui et ses personnages n’auront qu’un lien pervers avec leur centre absent, parce qu’il s’agit réellement d’une transsubstantiation littéraire. Désormais, «je» dans ses textes, ne rira que «dans une autre». Ce «mauvais cultivateur», cultivateur des surfaces à la fois perverses et sincères, n’existera qu’«ailleurs»37. Le capitaine en second ou renonciation du point de vue de Dieu Cependant, pour que Michaux atteigne une vraie surface et pour qu’il y réapparaisse comme je-simulacre, il ne suffit pas en fait qu’il annihile les personnages possédant leur intériorité et leur identité. La surface, c’est un monde séparé non seulement de la profondeur mais aussi de la hauteur. Et qu’est-ce qui est plus gênant pour ce monde que la présence du Créateur-Démiurge, à la fois omniprésent et omniscient ? En ce sens, l’annihilation du «capitaine en second» est un événement aussi capital que celle du «Norvégien», parce que cela signifie la renonciation à Dieu en tant que «point de vue» 38 à la fois suprême et fixe. Comme le signale Anne-Marie Dépierre39, on peut reconnaître dans ce vice-héros quelques traits qui le rattachent à l’auteur. Remarquons son attitude ambiguë vis-à-vis de Dieu. D’une part, «il avait d’abord été curé» et comme Michaux dans son adolescence, «il se croyait la vocation»40. Mais de l’autre, comme c’est le cas de Lautréamont, il ne voit que le mal dans l’essence de l’homme. Ce n’est pas l’amour qui le dirige à Dieu mais le mécontentement 35 36 37 O.C.I, p. 607. Ibid., p. 668. O.C.I, p. 775. «Il se servait de Dieu contre les hommes. Il trouvait une satisfaction à cracher en pensant à tout le mal qu’il y avait à tout. Dieu est un excellent point de vue d’où voir beaucoup de mal, d’autres d’ailleurs voient de là beaucoup de bien» (ibid., p. 260). 39 Voir O.C.I, p. 1102, la note 3. 40 O.C.I, p. 260. 38 233 inépuisable contre ses semblables. Parmi les hommes, sans doute, les saints seuls seraient exempts de sa condamnation. Mais «les saints sont rares aujourd’hui, très rares et très mal vus»41. On dirait qu’il n’y a chez lui qu’une alternative : saint ou rien. D’autre part, on peut rattacher ce personnage également à «je» dans Ecuador ou au moins à un aspect de lui. En effet, de même que «le capitaine en second» jette l’anathème sur les hommes et même contre le Norvégien («“Un homme comme un autre après tout” et il avait craché par terre en s’allant»42), de même, le voyageur mécontent dans Ecuador condamne les indios de ne pas chercher à se dépasser : «[...] je déteste les Indiens, dis-je. Être citoyen de la Terre. Citoyen! Et la Terre ! [...] Un indien, un homme quoi ! Un homme comme tous les autres, prudent, sans départs, qui n’arrive à rien, qui ne cherche pas, l’homme “comme ça”. [...] Ces gens n’ont pas de saints, et puis la manière que je m’entende avec des brachycéphales? / Une fois pour toutes, voici : les hommes qui n’aident pas à mon perfectionnement : zéro.» 43 Ainsi, ce vice-héros incarne en particulier le côté ironique du jeune écrivain qui est hanté par l’obsession de la hauteur ainsi que par celle de la profondeur. Mais l’annihilation de ce vice-héros implique plus que l’abandon d’une attitude ironique, parce que ce héros représente aussi tous les idéologues latents en auteur. Il serait incontestable que non seulement le deuxième «Qui-je-fus» qui déclame «plus que rédemptoriste»44, mais les idéologues en général partagent plus ou moins ce point de vue suprême et fixe. Pour ainsi dire, ils intériorisent le Dieu, et avec lui, le Même. Ou plutôt, les idéologues sont représentants du monde du Même, lors même qu’ils essaient de refuser celui-ci. 41 42 43 Ibid., p. 261. Ibid., p. 259. Ibid., p. 191, je souligne. On peut constater le même radicalisme de Michaux également dans «Le cas Lautréamont» : «Pour moi, il n’y a pas de cas Lautréamont. Il y a le cas de tout le monde sauf lui, et sauf Ernest Hello. [...] J’aime sans restriction ni explication deux hommes : Lautréamont et Ernest Hello. Le Christ, aussi, pour dire vrai» (ibid., p. 68). 44 Ibid., p. 75. L’image de ce «Qui-je-fus» fait écho de celle de ce prêcheur sans auditeur : «Il erre à présent. Il faudra qu’il prêche [...]» (ibid., p. 261). 234 Par conséquent, l’annihilation du «capitaine en second» signifie non seulement l’abolition de point de vue suprême mais la fin de la saison de philosophie chez Michaux45. Avec l’abandon de ce point de vue suprême, tous les idéologues latents en lui sont bannis pour toujours. Mais pourquoi cette annihilation de la transcendance n’implique-t-elle pas Braakadbar lui-même ? Si insurgé qu’il soit, sa présence fonctionne comme point de vue à la fois fixe et fixateur. Il fixe les propriétés de ses personnages et malgré lui, les amarre au monde du Même. C’est pourquoi, comme ses créateurs, ce Démiurge doit être banni lui aussi. Désormais, dans les textse de Michaux, en principe, il n’existera pas de Démiurge qui prétende créer et diriger tous ses personnages. Ainsi, Michaux exécute la hauteur comme il balaie les représentations trop directes des profondeurs. Désormais, la surface sans transcendance ni intériorité prédominera dans ses textes où le profond et le haut transplantés de nouveau croiseront sur le même plan. Mais, à quel paysage moderne on assiste après ce «[c]ataclysme sans bruit ni fumée»46 ! Dans «Mes propriétés», texte publié la même année que «Braakadbar», Michaux déclare la création d’un nouvel espace, qui est à la fois extrêmement mince et infiniment profond : «Dans mes propriétés tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre. / [...] /Ça ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au-dessus, semble-t-il, il faut y marcher courbé comme dans un tunnel bas »47 Ses lettres adressées à Hellens témoignent souvent de son sentiment ambivalent vis-à-vis de la philosophie qui le hantait surtout au début de sa carrière d’écrivain : « [...] la philosophie m’a hanté toujours, & toujours embêté. C’est elle qui a fait tomber mes cheveux. // Ce qui reste de mon essai philosophique est de l’Ultra condensé. Le volume serait petit, donc j’attendai que ma lassitude de la philosophie soit passée, ou je le publierai dans une revue littéraire, tel quel [...]» (Sitôt lus, p. 54) : «Mais, je me trompe fort ou TOUT CE QUE J’AI FAIT concourt A UN VASTE SYSTEME PHILOSOPHIQUE. / Les littérateurs, romanciers & poëtes[sic] ont bien de la chance comparés à qui fait un système philosophique, sans faire de système !!» (ibid., p. 68). 46 Ibid., p. 262. 47 Ibid., p. 465. 45 235 «Tornbarar» ou héros voyageur = arpenteur Or, ce qui est encore remarquable, c’est qu’au lieu du Démiurge banni, Michaux prépare deux types de personnages (l’un, voyageur, l’autre, cultivateur) comme pour garder un point de vue aussi flexible que possible et le minimum du surmoi et de l’esprit critique, car sans cela, l’écriture elle-même serait impossible pour lui (comme nous le verrons plus tard, Michaux refuse toujours l’écriture automatique de toute sorte). En effet, il est facile de constater dans «Tornbarar» (ou «Torn Barar»48), personnage favori de Braakadbar comme le Norvégien, un autre double de l’auteur qui représente en particulier son côté voyageur. Malgré son nom qui lui donne un halo mythique, il est le personnage le plus concret de tous. C’est un explorateur infatigable. Alors que l’errance du Norvégien est plutôt passive ou forcée, «l’aventure» 49 de Tornbarar est volontaire. Certes, lui aussi, il est «un homme qui se cherche» et «hésite entre tant de choses»50. Mais Il est en même temps brave et «un gaillard à faire du théâtre». Il ose déchirer sa vie comme «A.» 51, mais il a du sang-froid et du recul52. En un mot, il incarne l’esprit expérimentateur de l’auteur et au lieu de s’enfoncer dans l’introspection, il préfère s’affronter au monde avec son «bistouri»53. Certes, lui aussi, il ne sera pas exempt de l’annihilation. Mais, cet explorateur = expérimentateur s’identifiera aisément à je en tant que sujet-parlant et voyageur dans beaucoup de textes de Michaux. D’ailleurs, il est un personnage le plus proche du «bon juge»54 ou d’«un bon chef de laboratoire» 55 parce qu’il compte «faire des expériences» non seulement sur la crête mais aussi «dans les entonnoirs» qui symbolisent la descente Michaux écrit d’abord «Torn Barar» (ibid., p. 261) et puis trois fois «Tornbarar» (ibid., p. 264 et p. 265). 49 Ibid., p. 261. 50 Ibid., p. 261. 51 O.C.I, p. 612. 52 «Il cherche à intervenir froidement et à fond dans une grande aventure. Il a fait mille fois le sacrifice de sa vie. Mais rien qui vaille la peine de risquer seulement l’ongle de l’auriculaire» (O.C.I, p. 261). 53 Ibid., p. 206. 54 O.C.I, p. 83. 55 O.C.I, p. 662. 48 236 dans l’espace de la mort que représente l’espace littéraire56. D’autre part, deux anciens «policiers» 57 qui viennent cultiver58 cette région des entonnoirs semblent avoir aussi leur importance, bien que leur présence soit trop minime par rapport aux autres personnages. On croirait au premier abord qu’il s’agit des personnages entièrement superflus parce que leur entrée en scène n’a rien à voir avec le développement de l’intrigue du texte. Mais, il semble tout de même certain qu’ils représentent le côté cultivateur de l’auteur de «Mes propriétés» ainsi que celui de son surmoi ou de son esprit critique (la preuve en est que Michaux compare implicitement les relations entre «les incorporels» et «les policiers» à celles de l’inconscient et du surmoi en écrivant : «les incorporels [...] eussent été bien gênés [...] au cas où les policiers eussent fait les cultures»59). Autrement dit, Michaux pense que l’écriture de surface libérée du point de vue du Dieu exige tout de même le rationnel et l’auto-critique, comme il se doit. Certes, il faut que ces policiers = cultivateurs subissent eux aussi une transformation radicale pour entrer dans le pays du devenir illimité. Le surmoi qui fonctionne dans le monde de l’Autre serait autre chose que celui dans le monde du Même. Cela dit, pourquoi Michaux avait-il besoin d’écrire expressément cela ? Cette interrogation nous ramène à l’examen de cette nébuleuse mystérieuse au début du texte et à l’autre préoccupation de Michaux, à savoir, son attention au pathologique. Constatons d’abord que même dans «Braakadbar», l’attention à l’incomplet et l’inspiration janétiste de Michaux subsistent et rendent plus compliquée la structure de ce texte. En effet, ce texte commence par la description d’une nébuleuse «Il aime faire des expériences. On s’en apercevera ; sur la crête et dans les entonnoirs. Il n’est pas bête» (O.C.I, p. 261). Si, comme le suppose Jean-Pierre Martin, «Braakadbar» est achevé pendant son séjour en Équateur, et que le paysage de la région des entonnoirs corresponde à celui du pays des volcans, on peut considérer que les expériences de «Tornbarar» faites «sur la crête» désigne aussi le pèlerinage de l’auteur en Équateur. D’autre part, il va de soi qu’en dehors de l’acte d’écrire, «les entonnoirs» prédisent aussi de futures expériences des hallucinogènes. 57 Voir O.C.I, p. 261 et p. 264. 58 «Ah ! Ah ! ils veulent s’occuper d’exploitation agricole ! Gens têtus et autoritaires» (O.C.I, p. 262). 59 O.C.I, p. 264. 56 237 énigmatique : «Aachtab» 60 . Au début, Michaux fait semblant de mythifier cette nébuleuse en la rattachant aux «Incas»61. Mais, ce qui est plus essentiel, c’est que cette nébuleuse a une nature commune à «l’âme» dans «Fatigue I» et «Fatigue II», c’est-à-dire qu’elle s’effrite : «Tenue insuffisante, une étoile tomba ; suivirent trois autres, puis quelques centaines de millions[...].»62 D’ailleurs, en faisant remarquer la «décision» obscure de «Aachtab», Michaux insinue que cette nébuleuse est un être animé et intellectuel comme l’âme63. Or, l’analogie entre la nébuleuse et l’âme n’est pas nouvelle dans les écrits de Michaux. Elle est déjà esquissée, par exemple, dans le quatrième fragment de «Mes rêves d’enfant» : «Voilà, dit mon frère, tu es Dieu, tire ton plan maintenant, espèce de petit orgueilleux./ Maman ! / J’avais en poche quinze cent mille étoiles ; j’ai bien peur qu’il ne s’en soit perdu quelqu’une.» 64 D’autre part, rappelons cet écolier de «Fatigue I». On comprendra que ces deux petits héros se trouvent presque dans la même situation : ils partagent la même peur vis-à-vis des difficultés de la vie et presque le même souci de leur incomplétude ou de la friabilité de leur «âme» : «Il est fort inquiet de n’être parti qu’avec les trois quarts de celle-ci [= l’âme] car en face des incidents de la vie, on n’est pas de trop tout entier.»65 Il ne serait pas exagéré de dire que le sentiment d’incomplétude subtilement esquissé dans «Mes rêves d’enfant» s’aggrave davantage dans «Fatigue I». Et il en va de même pour Aachtab où Michaux glisse une partie de son nom66. Cettte nébuleuse spirituelle, 60 61 O.C.I, p. 253 Ibid., p. 253 : «On a dit récemment que c’est elle qu’adoraient les Incas et non point le soleil.» 62 Ibid., p. 253. «La grande nébuleuse de Aachtab prit une décision.[...] La décision de Aachtab ne peut être claire pour les hommes» (O.C.I, p. 253) 64 O.C.I, p. 63, je souligne. Comme on le sait, dans «Le Portrait de A.», Michaux exprime la singularité des expériences de la lecture chez «A.» adolescent comme une sorte de retour à la nébuleuse originelle. D’autre part, le rapprochement de l’image de la poche et de celle de la nébuleuse se retrouve dans «Mes propriétés» : «Ceux qui sont habiles en psychologie, j’entends, pas la livresque, auront peut-être remarqué que j’ai menti. J’ai dit que mes propriétés étaient du terrain, or cela n’a pas toujours été.[...] / Elles étaient tourbillonaires ; semblables à de vastes poches, à des bourses légèrement lumineuses, et la substance en était impalpable quoique fort dense» (ibid., p. 468, je souligne). 65 O.C.I, p. 89. 66 Si l’on prononce /Aach/ comme /H/, cette nébuleuse comporte aussi l’initial de l’auteur. Cela n’est pas si impensable parce que dans «Fils de macrocéphale», Michaux nomme le héros «Each», en y glissant les lettres initales de ses premier et deuxième prénoms (= Henri Eugène 63 238 métaphore des âmes et des consciences à la fois grégaires et fragiles, souffre elle aussi d’une désagrégation progressive ou chronique. «Le Concile des dieux» ou «le problème de la création» En dehors de cet «Aachtab», on peut noter quelques traces qui montrent implicitement la subsistance de l’inspiration janétiste chez Michaux dans «Braakadbar». D’abord, en se référant bizarrement au «Journal de psychologie»67, revue prestigieuse à cette époque, fondée et dirigée par Janet et Georges Dumas, Michaux suggère qu’il n’est pas étranger, non moins qu’à Freud, au mouvement de la psychologie contemporaine française. Certes, comme le signale Raymond Bellour68, cette référence est entièrement mensongère et l’anecdote sur «le cas de l’auberge du Levant»69 serait probablement une invention de Michaux. Mais cela ne nie pas les liens entre lui et Janet, parce que s’il y a un psychologue français contemporain qui a «largement commenté»70 des phénomènes spirites, c’est surtout Janet. Du moins, en rapprochant des phénomènes spirites et la psychologie contemporaine, Michaux partage toujours les mêmes intérêts avec Janet. D’autre part, dans le dernier chapitre de ce texte portant pour sous-titre «Le Concile des dieux», Michaux se rapproche davantage de la théorie janétiste sur les consciences partielles qui nous est déjà familière ; après avoir raconté l’annihilation des personnages créés par «Braakadbar», Michaux écrit en y incrustant implicitement des notions janétistes : «Est-ce qu’une création a une volonté autonome ? «Est-ce que le fait d’une vie propre chez des êtres créés n’implique pas Marie Ghislain). Voir aussi Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 206-207. 67 O.C.I, p. 254. 68 Voir O.C.I, p. 1105. Voir aussi notre note 8 du chapitre IV. 69 O.C.I, p. 254. 70 O.C.I, p. 254. 239 maladie du créateur 71? Il ne serait pas difficile de comprendre ces questions apparemment saugrenues, si l’on rappelle la corrélation de l’affaiblissement des fonctions supérieures et de l’activation de l’automatisme des existences psychologiques fragmentaires. En effet, des questions suivantes dessinent davantage l’inspiration jacksoniste chez Michaux : «Est-ce dans ce cas le signe même, le symptôme de la maladie? «Est-ce que par exemple le fait que les hommes de la planète stulta pensent entre eux sans l’intermédiaire du dieu n’est pas le signe que le dieu qui les a créés est non seulement l’Éternel distrait comme il a été appelé, mais encore le fou?» «Est-ce que toute création ne vient pas d’un manque de sang-froid, de domination personnelle? «Comment pourrait-on réprimer cette tendance? [...]»72 Le manque de «domination personnelle», à savoir, l’insuffisance de la puissance de synthèse, laisse apparaître des êtres-monades qui ont leur vie autonome et leur propre intelligence. Autrement dit, Michaux introduit dans «le problème de la création» 73 un aspect pathologique. Pour ainsi dire, il réduit ici la Création à une Désagrégation mentale cosmique. Les hommes ne sont-ils pas des consciences partielles dissociées d’un Créateur «fou» ? N’est-ce pas que, non seulement le Dieu est distrait, mais même s’il se rend compte de leur misère, il ne peut rien faire pour eux, parce qu’il n’a pas la capacité de les contrôler dès le début et qu’il ne peut que les laisser agir, inutilement et désespérément, comme ces fragments d’âme dans «Fatigue I» ? Dans ce cas-là, où est le salut des hommes et des êtres qui sont à la fois autonomes et incomplets, à la fois créés et abandonnés ? En tout cas, chez Michaux, non seulement la création est 71 72 73 O.C.I, p. 266. Ibid., p. 266, je souligne. Ibid., p. 267. 240 maudite, mais elle comporte une rupture. Le Créateur et ses créatures, ou le Père et ses enfants, ne peuvent jamais avoir une filiation normale. C’est pourquoi dans «Portrait des Meidosems», texte où Michaux cristallise cette rupture, les «Meidosems» ne peuvent rien faire pour leurs «enfants d’âme», ni même leur parler, et qu’ «il n’y a guère d’enfants d’âme heureux»74. Mais, ce qui est pour le moment important, c’est que, tout en intériorisant cette rupture (parce que la même malédiction est donnée aussi à sa création, à savoir, à son écriture), l’acte d’écrire chez Michaux vise plutôt à la guérir tant soit peu. Au moins, un but principal de son activité artistique consisterait à réparer cette séparation à la fois personnelle et ontologique. Mais pour cela, Michaux prend souvent une stratégie paradoxale composée principalement de deux étapes. D’abord, il faut se séparer du réel pour se réparer soi-même, car le réel lui impose l’unité et l’identité fausses. En d’autres termes, ce qui est l’unité et l’intégralité pour les autres est la scission ou la rupture pour lui. D’autre part, en vivant réellement de nombreuses désagrégations ou rendant manifeste sa foule latente, il essaie d’exprimer d’une façon multiple ces scissions propres à lui. Autrement dit, pour lui, inscrire ou transcrire ses désagrégations fait déjà partie de ses efforts pour la réparation-réagrégation. Comme on le dit souvent sur le travail de deuil, représenter ou exprimer ses blessures mentales a un effet thérapeutique ou hygiénique. C’est pour cette raison que, surtout dans ses œuvres picturales, les efforts pour la réagrégation ne se distinguent guère des expressions des désagrégations (surtout dans le cas des aquarelles qu’il a faites lors de l’accident dont sa femme fut la victime et dans le cas des «dessins de réagrégation»). En tout cas, «le problème de la création» chez Michaux est d’autant plus compliqué que celle-ci n’est jamais innocente. Mais il semble tout de même certain que dans «Braakadbar», Michaux se décide à quitter définitivement le monde du Même et à construire un univers où le devenir illimité domine, où toutes les distinctions réelles «Immensité déserte. Château pareillement désert. Altier, mais désert. Et pendille son enfant dans le vent, dans la pluie. / Pourquoi ? Parce qu’il ne pourrait le ramener chez lui, vivant. Du moins il ne sait comment s’y prendre. Et pendille son enfant dans le vent et la pluie. Dans ce dénuement il vit. Maigrement» (O.C.II, p. 202-203). La même thématique s’esquisse également dans «Un tout petit cheval» (ibid., p. 564) et «La paternité des bossus» dans Au pays de la Magie (O.C.II, p. 70). 74 241 sont abolies. D’autre part, il semble aussi certain qu’il refuse une création folle, à savoir, une création qui découle de l’automatisme pur ou d’«un manque de sang-froid, de domination personnelle»75. Certes, chez Michaux, la création est souvent précédée de la désagrégation ou de la plongée dans les profondeurs. Mais la désagrégation n’est pas suffisante pour se détacher du monde du Même, car la conscience normale intériorise déjà irrévocablement le Même et les consciences partielles, ou les fragments d’âme gardent encore beaucoup d’éléments du Même. La désagrégation sert sans doute d’amorce pour «en sortir». Mais l’écriture, qui est à la fois la destruction et la réagrégation, doit compléter le passage au monde de l’Autre, ou cette «opération déplacement»76. Les entonnoirs dans «Braakadbar» qui connotent évidemment à la fois les profondeurs et l’écriture symbolisent aussi, probablement, cette coopération de la désagrégation et de la réagrégation chez Michaux. Dans son écriture, il faut toujours le «maître du “non”»77 et celui-ci doit fonctionner dans tous les sens et dans toutes les étapes. Ainsi, comme l’indique Jean-Pierre Martin 78 , «Braakadbar» est constitué certainement de brouillons, mais ils sont particulièrement rédigés pour préparer la future écriture de surface. Il préfigure et prépare le passage du monde du Même à celui de l’Autre. Il montre à la fois des qui-je-fus et des qui-je serai, à la fois leur continuité et leur rupture. Cependant, n’oublions pas que l’annihilation n’annihile rien d’une façon parfaite. Tout ce qui était sera transplanté ou disséminé sur le nouveau On peut également constater la même attitude de Michaux vis-à-vis de l’automatisme dans «Un peuple et un homme>. Dans ce texte publié en 1938, en esquissant le portrait d’un écrivain qui est démuni de capacité d’inhibition et donc à la merci de l'automatisme, Michaux insiste toujours sur la nécessité de l’esprit critique : «Il en [= de l’aventure physiologique] sortait plus loque, plus inconscient, livré à plus d’automatisme, se jetant précipitamment et irrésistiblement sur ses pinceaux, ses copies, ses ritournelles, filant en avant sans pouvoir s’en défendre [...]. / On avait envie de lui dire : «Résistez, résistez donc à la “maladie d’exprimer”.» Mais l’incontinence était là, il n’y pouvait rien. /Il n’avait pas la faculté de serrer, de stopper, de commander. / Il n’était pas maître du “non” » (O.C.I, p. 549). 76 O.C.III, p. 604. 77 O.C.I, p. 549. Dans Poteaux d’angle, Michaux note aussi : «Attention ! Accomplir la fonction de refus à l’étage voulu, sinon ; ah sinon... » (O.C.III, p. 1045). Mais d’autre part, dans «Mon Roi», Michaux critiquera également son surmoi. 78 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 207. Bien que son estimation de «Braakadbar» soit plus modeste que la nôtre, en rattachant «Braakadbar» à Un certain Plume, Martin suggère une interprétation pas si éloignée de la nôtre, semble-t-il. 75 242 terrain, après être devenu autre, assez mince et assez superficiel. Et sa future surface se peuplera de sa vraie famille. 243 9 L’union du spirituel et du scriptural «Chaînes enchaînées» A travers l’examen de «Braakadbar», nous avons constaté que Michaux se mit à organiser une nouvelle écriture après la publication de Qui je fus. En quittant définitivement le monde du Même, il cherche à se déployer dans un nouvel espace linguistique où rien ne reste soi-même qu’en se rendant autre et où prédomine un devenir illimité. Mais naturellement, le développement de son écriture n’est jamais unilinéaire. Comme le montrent déjà les textes variés de Qui je fus, il déploie toujours de multiples procédés et essaie d’exprimer la pluralité foncière de son être. Ainsi, dans une série de poèmes publiés sous le titre de «Chaînes enchaînées»1, nous constatons à la fois l’évolution de son écriture de surface et l’exploitation de nouveaux procédés. En quelque sorte, avant ce livre de voyage composé d’une variétés de discours, ses exercices de style débutaient. Cela dit, le premier poème qui devient «Chaînes enchaînées» au sens propre annonce une nouvelle fusioin du fragmentaire et du superficiel chez Michaux d’une part et de l’autre l’approfondissement de la quête de ses propriétés. En d’autres termes, ce poème témoigne comment Michaux va unifier le spirituel et le scriptural. Dans la première partie de ce poème (qui sera supprimée lors de la publication de Mes propriétés2 en 1929), Michaux semble encore hésiter entre la légèreté qu’il est Il s’agit de cinq poèmes qui deviennent, respectivement, «Chaînes enchaînées», «Compagnons», «Eux», «En vérité», «Amours» dans Mes propriétés en 1929. Ils sont probablement écrits avant son départ en Équateur et publiés dans La Nouvelle Revue française, no.179, août, p. 198-203. Voir O.C.I, p. 1212-1213. 2 Voir O.C.I, p. 1212-1213. 1 244 sur le point d’acquérir et la profondeur qui le pousse à s’exprimer : il met curieusement au premier plan le sentimental («solitude», «tristesse», «désespoir») et en même temps, cherche à le balayer au moyen de l’écriture au style cursif ; on peut y trouver aussi un chassé-croisé du superficiel et du profond («grotte» – «nez» – «face» – «fond» – «ride») ainsi que l’emploi des mots-gong auxquels Michaux recourera désormais souvent («dans» – «dedans» ; «fond» – «tréfonds» – «défont» – «refont») : « Le solitaire est dans la grotte / la grotte est dans son nez / son nez est dans sa face / et sa face est ouverte péniblement // Sa face est dans la tristesse / la tristesse est dedans / dedans, dedans ; dedans le désespoir / et le désespoir est dans son élément // Le désespoir est dans son fond / son fond, son tréfonds, son grand fond / se défont, se refont, sont arides / et les rides s’y rangent en grand nombre. [...]»3 Par contre, dans la seconde partie de ce poème, Michaux fait reculer remarquablement l’intériorité ou le sentimental. Il efface ici presque toutes les marques qui suggèrent la présence de l’être personnel ou social, ce qui fait du sujet-parlant littéralement de pures voix. Autrement dit, le poète réalise ici une transplantation totale de soi dans l’espace linguistique. En se détachant de l’identique, collé à ses multiplicités anonymes et indéfinies, il devient une existence textuelle, légère et polyphonique. Comme ce «caillou courant» qui «va sur la route concassant concassé»4, parallèlement à la démolition du « préfabriqué linguistique»5, le poète va réduire son être jusqu’à ce qu’il ne reste plus que «l’unité minimale d’un déterminant»6, à savoir, «Une» : Ne pesez pas plus qu’une flamme et tout ira bien, Une flamme de zéphyr, une flamme venant d’un poumon chaud et 3 O.C.I, p. 516. «caillou courant qui va sur la route concassant concassé / jusqu’au concassage au-delà duquel il n’y a plus que matière à micrométrie» (O.C.I, p. 117). 5 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 281. 6 Ibid., p. 282. 4 245 ensanglanté, Une flamme en un mot. Ruine au visage aimable et reposé, Ruine pour tout dire, ruine. Ne pesez pas plus qu’une hune et tout ira bien. Une hune dans le ciel, une hune de corsage. Une et point d’avantage, Une et féminine, Une.7 Ainsi, comme le remarque Jean-Pierre Martin8, «tout le poème [...] est à la recherche d’une diminution»9. Non seulement le poète prive ici ses lexiques de leur signifié ordinaire et de leur référence. Mais il rompt ou dénature au maximum les rapports que ces lexiques ont normalement avec d’autres lexiques (catégoriels, paradigmatiques ou syntagmatiques). En quelque sorte, ils sont des mots déracinés. Le poète les déterritorialise en les arrachant aux langues des autres, comme dans Au pays de la magie, ce «Berger d’eau» dégage «une eau» de son lit10. Ces signifiants sont donc non seulement vidés mais également sans famille. Ainsi, rien n’est à la fois aussi léger et aussi solitaire que cette «hune dans le ciel», parce que c’est une «hune» sans navire, sans mâts, sans gardes et sans mer. D’ailleurs, comme si elle était destinée à un devenir illimité, elle se transforme aussitôt en «hune de corsage». Et après s’être réduit à l’unicité et à la féminité («Une, féminine»), elle se dissout entièrement dans «Une» final. Bien entendu, il est fort probable que cette transformation progressive est dirigée non seulement par la correspondance phonique soutenue notamment par la contre-assonance et l’alitération («une hune» : «une, féminine»), mais également tantôt par la ressemblance des formes (hune : corsage), tantôt par l’association des idées très 7 O.C.I, p. 500. Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 281-283. Ibid.,p. 282. 10 Voir O.C.II, p. 72-73. Voir aussi Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 19-22. 8 9 246 partielle (une + corsage = féminine). Mais cela n’empêche qu’un enchaînement aussi épuré est assez éloingé de l’enchaînement naturel dans l’onirisme, à plus forte raison, de celui volontaire ou professionnel chez les écrivains traditionnels. De la même façon, «une flamme» dit «en un mot» dans ce poème forme comme un hapax. Du moins, elle est si concassée qu’elle ne peut plus trouver sa famille qu’à l’intérieur de ce poème. En retour, libérée de substance ainsi que de forme, cette flamme peut s’emmêler avec n’importe quelle matière («Une flamme de zéphyr, une flamme venant d’un poumon chaud et ensanglanté»). Mais ici aussi le poète isole autant que possible ces mots en les découpant des contextes culturels ou ordinaires («zéphyr» évoque peu ici son contexte originaire mythique : «poumon» est ici comme un être animé autonome, du moins, le reste du corps est entièrement estompé). En tout cas, c’est avec ces mots à la fois évidés et déracinés que le poète ébauche un portrait mystique de soi qui est lui aussi creux et absolument seul. D’autre part, comme «Petit», ce poème nous fait songer à une conscience extrêmement réduite mais jamais automatique. Elle est si ténue qu’elle n’est plus capable de composer le monde du réel. Mais parce qu’elle garde ce rien essentiel, elle ne laisse aller aucun mot de façon automatique. Notamment sur le plan phonique, ce poème constitue un micro-univers dense et symphonique. «Ne pesez plus qu’une [...]», répété au début de chaque strophe prépare les avatars phonétiques et circulaires de «une - ruine - hune - féminine – Une». Par l’intermédiare de «une, féminine», «une flamme» se rejoint également à cette liaison cardinale à la fois phonique et sémantique. Ainsi, phonétiquement parlant, loin d’être seul, cet «Une» final se lie étroitement à d’autres mots. Il comporte potentiellement plusieurs aspects tels /non/, /flamme/, /ruine/, /hune/, /féminine/. En un mot, cet «Une» est à la fois un Rien et un Multiple. Il est l’ensemble de ces aspects et irréductible à aucun d’entre eux. Et cette fusion du rien et du multiple apporte ici aussi la coexistence de l’asémantisme et du polysémantisme11 : ce poème est caractérisé lui aussi par l’absence de sens fixe et par le trop-plein de sens illimité. 11 Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 272. Voir aussi notre page 202. 247 Mandala Or, Jean-Pierre Martin appelle ce poème une sorte de «mantra»12. Pour notre part, nous l’appelons plutôt un mandala, bien que ces deux termes reviennent au même (ou du moins ils ne sont que les deux aspects d’un même phénomène13). Un mandala de rien, un mandala personnel mais extrêmement dépouillé d’éléments du Même. Il révèle un univers propre de soi, à la fois singulier et multiple avec sa structure potentielle. Dans ce mandala, tout retourne à «Une» final. Mais tous les autres éléments, en correspondant les uns aux autres, ont leur univers qui est également à la fois un rien et un multiple, comme ces bouddhas qui entourent le Bouddha central14. Ainsi, une nouvelle voie de l’écriture se dessine avec ce «Chaînes enchaînées», (surtout dans sa version de Mes propriétés). C’est s’exprimer soi-même comme mandala. En se rétrécissant de plus en plus, en concassant à la fois les mots et soi-même, le poète réécrira sans cesse son mandala15 tout le long de sa vie. D’autre part, il est également vrai que ce déterminant final («Une») est l’emblème d’une communion à la fois spirituelle et scripturale. Toutefois, n’oublions pas que cette communion n’est que le fruit amer que l’on peut atteindre à travers le délaissement qui transforme le sujet en «Ruine». L’oxymoron implicite de «Ruine au visage aimable et reposé», ainsi que celui dans «Repos dans le malheur»16 témoignera de l’ambivalence de cet état suprême. C’est avec la force provenant de la détresse que le poète arrive enfin à déchaîner les enchaînements à la fois naturels et culturels des Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 282. Dans «Dans la nuit», par exemple, où le système «une-féminine» se transforme en le système «nuit-uni», c’est plutôt le côté mantra qui est mis au premier plan, bien que le côté mandala qui suggère la structure rien-multiple se retrouve également : «Dans la nuit / Dans la nuit / Je me suis uni à la nuit / A la nuit sans limites / A la nuit// [...] // Nuit / Nuit de naissance / Qui m’emplit de mon cri / De mes épis. / Toi qui m’envahis / Qui fais houle houle / Qui fait houle tout autour / Et fume, es fort dense / Et mugis / Es la nuit [...]» (O.C.I, p. 600). 14 D’autre part, on peut indiquer également dans ce poème une sorte de théologie négative dans la mesure où ici, rien de suprême n’est directement désigné et où le destinataire ainsi que le sujet-parlant reste en somme anonyme. 15 Michaux écrira dans «The Thin Man» : «Celui qui est né dans la nuit / souvent refera son Mandala» (O.C.III, p. 724). 16 O.C.I, p. 596. 12 13 248 mots qui le lient également au terrestre. C’est à travers cette force paradoxalement produite d’une extrême faiblesse, qu’il crée de nouveaux enchaînements. Certes, comme nous l’avons répété, l’effet incorporel est autre chose que la cause corporelle. C’est ce que suggère sans doute le premier vers de ce poème («Ne pesez plus qu’une flamme, tout ira bien»17). Mais il est aussi vrai que sans une cause particulière, un effet exceptionnel ne peut se produire. «Compagnons» Dans les poèmes suivants intitulés «Compagnons» et «Eux», en partant probablement de la même situation morale et physique, le poète ébauche d’autres aventures d’écriture. Comme dans la première partie de «Chaînes enchaînées», Michaux compose la plupart de «Compagnons» avec une série de discours cursifs. Mais ici, il n’est plus question de sentiments ni de profondeur. Comme si l’effacement de l’épaisseur était sa seule préoccupation («Ah ! écrire, écrire sans jamais rien accrocher...»18), le poète laisse déraper des signifiants superficiels suivant leurs pentes plutôt naturelles (soit au niveau sémantique soit au niveau phonétique). En effet, à la différence de l’enchaînement à la fois épuré et tendu du poème précédent, les discours avancent ici comme si tout était préalablement sur les rails du langage. Certes, l’écriture sans profondeur décèle ici non seulement les coutumes du langage, mais également ceux de l’inconscient. Du moins, ce dérapage linguistique va coudre la série des clichés linguistiques et celle des clichés oniriques. On dirait que le poète souligne ici que la pensée est déjà emplie de clichés, qu’elle soit consciente ou inconsciente. En tout cas, ces discours sont non seulement superficiels mais étrangement nivelés : «Et la vigueur de l’homme est dans les bras, / Et les bras du nageur sont dans le fleuve, / Et le fleuve boit, et le nageur boit et le noyé a beaucoup bu. / [...] il est mort, et mort pour quelque temps ... (coutume ! coutume !) / [...] / 17 O.C.I, p. 500. 249 Femmes aux cheveux blonds qui depuis si longtemps fûtes mes compagnons de rêves, de nuages et de secousse, / Arbres dans les vallées et vallées à l’automne, / Fleurs avec vos pétales et avec vos sépales [...]»19 L’avènement des fantômes Au bout de ce nivellement linguistique, à la lisière de cette vraie ruine des mots, le poète évoque ses «fantômes» en tant que ses «compagnons». Compagnons, tous mes compagnons, fantômes aux corps de verre. Fantômes tremblants parcourus de coliques, C’est vous qui êtes mes hommes, c’est Vous.20 Remarquons que tout en gardant le même rythme, dans ces derniers vers, le poète donne à ses fantômes une qualité tout à fait autre. Certes, ces «fantômes» se privent eux aussi d’épaisseur. Ils sont évidemment creux et dépourvus de substance. Mais à la différence des autres signifiants dans les vers qui précèdent, ils intériorisent la duplicité ; ils sont à la fois corporels et incorporels ou ils sont à la fois des mots et des corps («fantômes aux corps de verre») ; tout en manquant d’épaisseur, ils sont parcourus du profond («Fantômes tremblants parcourus de coliques»21). En d’autres termes, le superficiel répond ici au profond, ou plutôt ils s’emmêlent. En tout cas, cette duplicité des fantômes s’oppose à la superficialité simple des clichés. D’autre part, remarquons aussi l’indifférence du poète à l’humain qui prédomine la plupart de ce poème et son affection à l’inhumain dans les derniers vers. Comme si pour Michaux, la tâche du poète consiste toujours à cristalliser l’inhumain en homme, il appelle ces fantômes monstrueux «mes hommes» et les oppose aux faux 18 19 20 21 Ibid., p. 500. O.C.I, p. 500-501. O.C.I, p. 501, je souligne. O.C.I, p. 501, je souligne. 250 «compagnons», c’est-à-dire, «Femmes aux cheveux blonds» en appelant celles-ci «compagnons de rêves, de nuages [...]»). Alors qu’il prive les femmes de la forme ainsi que de la substance («de rêves», «de nuages»), il procure à ses fantômes non seulement le corps mais une sorte de réalité. Cette opposition étrange entre son fantasme et les femmes se retrouve pourtant à plusieurs reprises dans ses textes utlérieurs. «Eux» Or, ce n’est pas la première fois que ses propres «fantômes» apparaissent dans son texte. Déjà, dans le deuxième fragment de «Tels des conseils d’hygiène à l’âme», Michaux mentionne son personnage fantomatique sur «une toile»22 . Et comme le suggère ce texte, on peut considérer que ces fantômes font partie de son «âme» ou du moins qu’ils découlent de l’activité automatique de ses âmes dissociées. En d’autres termes, il s’agit ici aussi de la désagrégation mentale. D’ailleurs, cela n’est pas en contradiction avec l’état du poète suggéré dans le premier poème. Là où il y a le rétrécissement du champ de la conscience, maladif ou pas, il y a toujours l’activation de l’automatisme des consciences partielles. Autrement dit, la réduction suprême de la conscience dans «Chaînes enchaînées» et l’apparition des fantômes dans ce texte sont en un sens complémentaires. Or, dans «Recherche dans la poésie contemporaine», Michaux parle du rapport de l’écriture et de ce qu’il appelle «maniement de l’âme»23, à savoir, l’exploration du «monde intérieur» à travers sa propre désagrégation. Selon lui, «aidés par les études actuelles sur la psychopathologie, [...] des poètes ont essayé de [...] connaître de l’intérieur» des phénomènes psychopathologiques tels «états seconds, dépersonnalisation, pseudo-hallucination ou hallucination proprement dite, troubles infinis de la synesthésie» et dans ce cas, la poésie se fait «l’œil» ou «le témoin de cette «Il y a des jours où je vois tout aplati comme sur une toile, et à distance, et qu’on me dise alors “viens”, d’abord un personnage d’une toile parle-t-il, et puis, attendez, attendez, donc, mon âme est en quenouille autour de ma colonne vertébrale, et se dérouler ne peut se faire d’un coup» (O.C.I, p. 92). 23 O.C.I, p. 978. 22 251 recherche» 24 . Cela posé, ces poèmes (surtout, «Chaînes enchaînées» et «Eux») ne témoignent-ils pas de l’approfondissement de ce «maniement de l’âme» chez Michaux ? En tout cas, il est évident qu’il inaugurait déjà, avant son départ en Équateur, les relations avec ses «larves et fantômes fidèles»25 et il est en un sens tout à fait naturel qu’il les appelle «mes hommes», parce qu’ils ne sont pas autre chose que des fragments de son âme. Cependant, comme nous l’avons répété, ces fragments sont à la fois les siens et des existences autonomes. Ainsi, dans le poème suivant intitulé «Eux», les relations entre ces fantômes et le sujet deviennent plus embrouillées : Ils ne sont pas venus pour rire ni pour pleurer, Ils ne sont venus d’abord plus loin que le rivage, Ils ne sont venus ni à deux ni à trois, Ils ne sont pas venus comme on l’avait dit, Ils sont venus sans protection, sans réflexion et sans chagrin, Ils sont venus sans supplier, ni commander, Ils sont venus sans demander pardon, sans parents et sans vivres, Et jusqu’à cette heure, ils n’ont pas encore travaillé. Bien, bien, bien, c’est ainsi qu’on sera maté par plus abandonné que soi, On sera vaincu et couché nu sur les lits préparés par les vainqueurs, On avalera sa honte dans le plaisir ou dans la souffrance, Et beaucoup salueront la révélation en grinçant des dents [...].26 Remarquons ici que «l’œil» du poète devine chez «Eux» le même caractère que des morceaux d’homme, à savoir, l’insensibilité. «Ils» sont étrangers au «rire» comme au «pleurer». Ils ne témoignent même pas de «chagrin». On pourrait imaginer que comme dans le rêve, leur émotion est la froideur pour l’homme. Ils ne s’apercevront même pas Ibid., p. 978. On peut constater que Michaux parle du presque même thème également dans «L’Avenir de la poésie». Voir O.C.I, p. 969-970. 25 Ibid., p. 177. Voir aussi ibid., p. 155 et 156. 26 O.C.I, p. 501. 24 252 de «la honte», ni du «plaisir» ni de «la souffrance», parce que les émotions humaines sont trop grandes ou trop compliquées pour ces morceaux d’homme. De la même façon, ils sont tout aussi indifférents aux affaires sociales qu’aux relations familiales. Ils vont toujours leur chemin et sur ce chemin, il n’existe pas de «parents», ni de «vivres», ni de «pardon». D’autre part, le poète inverse ici entièrement des relations «domination-subordination»27 entre le sujet et ses fantômes. Les opprimés dans la vie normale deviennent maintenant des «vainqueurs». Loin d’être leur Démiurge ou leur Roi, le sujet en est réduit ici à leur «vaincu». Au lieu de regarder ses hommes agir de haut, l’observateur impuissant est cloué au lit, tout affaibli et tout abandonné. Il est maintenant à la fois leur foyer et leur cible. Il est devenu leur centre absent. Certes, la dissolution signifie également «la révélation». A travers ses propres détresse et désagrégation, le poète libère celui qui est «plus abandonné que soi». Mais ils ne l’en remercieront pas. De toute façon, c’est le changement de la position du sujet qui est le plus grand événement dans ce poème. En s’abaissant extrêmement, il se couche plus bas que l’inhumain. En d’autres termes, ce qui a commencé ici, c’est son pèlerinage en Enfer. Il se mit à explorer l’Espace aux ombres. Cependant, cela ne signifie pas forcément que le poète se résigne à rester un observateur passif. Au contraire, il s’est décidé à faire de ces fantômes sa vraie famille, et à construire avec eux son terrain28. Non seulement il est voyageur malheureux mais également cultivateur. Construire la surface en enfer, ce sera sa nouvelle tâche. D’ailleurs, dans la Divine Comédie chez Michaux, le vainqueur et le vaincu échangent leurs rôles immédiatement. Il arrive ainsi que le vaincu d’hier est le bourreau de demain. Ainsi, on le sait, quelques semaines plus tard, sur le Boskoop qui 27 O.C.II, p. 522. Marianne Béguelin a déjà utilisé cette expression comme thème central de sa monographie. Mais nous utilisons ici ces termes dans le contexte jacksoniste et sans nous référer particulièrement au travail de Béguelin (Voir Marianne Béguelin, Henri Michaux : esclave et démiurge. Essai sur la loi de domination-subordination, Lausanne, L'Age d'Homme, 1974). 28 Voir O.C.I, p. 468-469. 253 traverse l’Atlantique, il écrit : «écrire : tuer quoi»29. Mais déjà dans «En vérité», texte publié en même temps qu’«Eux», il suggère le rapport essentiel entre l’écriture et la mort en écrivant : «En vérité, quand je dis : “Grand et fort, / “Ainsi va le mort. / “Quel est le vivant / “Qui en ferait autant ?” / Le mort, c’est moi»30. Et quelques lignes après, il précise plus son rôle du bourreau : «C’est moi le bon poignard qui fait deux partout où il passe.»31 Remarquons que malgré son style elliptique ou abrupt, une logique ou un mouvement dynamique se trouve dans ces quatres poèmes que nous avons vus : Moi, battu et ruiné dans le monde réel suis vaincu aussi par mes fantômes. Mais une fois mort, une fois tombé en Enfer, j’ai acquis un poignard qui tue tout ce qui n’est pas essentiel. Autrement dit, ce poème apparemment trivial («En vérité») préfigure cet «Alphabet»32, un des plus beaux poèmes de Michaux. Cela dit, il va sans dire que son poignard est mis d’abord à tout ce qui est impropre («le vivant»), et même ses parents n’y échapperaient pas («“Ne mettez pas parents dans votre jeu, / “Il n’y a pas de place pour eux [...]»33). Accepeter des fantômes comme sa vraie famille signifie naturellement refuser les relations familiales réelles parce qu’elles sont aussi impropres pour le poète. Écrire complète cette inversion de l’impropre et du propre. C’est à la fois se tuer soi-même en tant qu’être impropre et abandonner toutes les relations impropres. Mais, même pour ses fantômes, son poignard ne les épargnera pas et en éliminera tout ce qu’il y a d’impropre. En somme, ce que ces poèmes annoncent, c’est l’approfondissement de ses idées sur la propreté et sur l’essence de l’écriture. Mes propriétés n’aurait pas été écrit sans cette interrogation sur l’être et l’écriture. «Amours» 29 30 31 O.C.I, p. 144. O.C.I, p. 502. O.C.I, p. 502. «Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément. / Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n’était pas essentiel disparut. [...]» (O.C.I, p. 785). 33 O.C.I, p. 502. 32 254 Au premier abord, le dernier poème de la série «Chaînes enchaînées» intitulé «Amours» n’a aucun rapport avec ce que nous avons écrit jusqu’ici. Comme le suggère le titre, le poète touche ici à ses deux amours, l’un, entièrement fini, l’autre, en train de finir. Deux micro-poèmes internes, d’une nature tout à fait différente (l’un est essentiellement écrit en proses sous la forme de vers libres, l’autre, principalement en poèmes en espéranto lyrique) correspondent respectivement à ces deux amours, ancien et nouveau, en faisant ressortir en même temps la différence de deux relations («toi-moi» et «moi-elle>). D’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, le poète suggère l’impropreté du moi dans ses relations avec les femmes, semble-t-il. En effet, précise-t-il, pour sa première amie qu’il appelait d’abord «Jeanne»34, «Henri Michaux est devenu un nom propre peut-être semblable en tout point à ceux-là qu’on voit dans les faits divers accompagnés de la mention d’âge et de profession»35. En d’autres termes, son moi regardé à travers les yeux de son ancienne amie n’est plus que de simples signes, tout à fait plats et insignifiants, en un mot, «zéro»36. Par contre, le deuxième amour qui est en cours n’aplatit pas encore le poète. Mais en retour, il le prive de son moi en le faisant participer à «un nouveau nous». Autrement dit, pour lui aussi, l’amour signifie l’abandon du moi, bon gré mal gré («Cependant, je me suis abandonné à un nouveau “nous”»37). Mais ce qui n’est pas normal, c’est que le poète commence subitement un jeu de mots phoniques avec le surnom de sa nouvelle amie «Banjo». Ou plutôt, comme s’il regrettait la séparation imminente avec elle, il joue de son surnom en le faisant conjuguer : Demain ne l’aurai plus, mon amie Banjo Banjo, Banjo, Bibolabange la bange aussi, Bilabonne plus douce encore, 34 35 36 37 Voir ibid., p. 1214. O.C.I, p. 503. O.C.I, p. 504. O.C.I, p. 504. 255 Banjo, Banjo, Banjo restée toute seule, banjelette, Ma Banjeby, Si aimante, Banjo, si douce Ai perdu ta gorge menue, Menue, Et ton ineffable proximité.38 Remarquons que même dans ces beaux chants en espéranto, le problème du moi subsiste (ou s’inscrit). Deux fois, le poète enlève le pronom personnel qui indique lui-même : «je» («Demain ne l’aurai plus, mon amie Banjo» : «Ai perdu ta gorge menue»39). Cela suggère-t-il la disparition du moi dans l’amour ? Ou bien, tout au contraire, cela annonce-t-il qu’à partir du lendemain, ce «moi» qu’elle connaissait ne sera plus ? En tout cas, comme le symbole de l’union de lui et de «By» , son «je» est fondu dans «Banjo», «Banjelette», «Banjeby»40. Pour ainsi dire, il dissémine son «je» dans le surnom de son aimée, en en déployant des plis latents. Mais même cela n’est qu’un événement instantané, comme toujours : juste après ce chant, le poète déclare son départ en Équateur et son nouveau «nous», en transformant le rapport entre «je» et «By» en celui «je-billet» 41 , comme s’il insinuait aussi l’impropreté du voyage imminent. Cela dit, entre ces deux états d’amour qui correspondent aux deux états plutôt impropres de soi (l’un ; le moi en tant que signe insignifiant, à savoir «zéro» : l’autre, l’abandon de moi ou sa dilatation sans frontière, un autre zéro), Michaux intercale un autre portrait de lui-même. Bien que son style soit toujours elliptique, il semble O.C.I, p. 504. O.C.I, p. 504. 40 O.C.I, p. 504, je souligne. La dissémination de «je» se trouve aussi dans «Bibolabange la bange» ou «ta gorge». 38 39 «J’ai un billet à la main [...] / Il n’y a qu’à suivre ce billet et l’on va en Équateur. / Et demain, billet et moi, nous nous en allons. / Nous partons pour cette ville de Quito, au nom de couteau» (O.C.I, p. 504, je souligne). 41 256 certain que ce «je» est le plus proche de son moi propre : «Moi, j’ai toujours mon regard fixe et fou ; / Cherchant je ne sais quoi de personnel / Je ne sais quoi à m’adjoindre dans cette infinie matière invisible et compacte, / Qui fait l’intervalle entre les corps de la matière appelée telle.»42 En effet, on constatera que ce passage fait l’écho avec le premier fragment de «Tels des conseils d’hygiène à l’âme»43 bien que de manière implicite : comme ce «jeune cristal octodécaèdre» qui cherche à se nourrir «octodécaèdriquement», ce «je» vise à s’agrandir tant soit peu en assimilant on ne sait quoi «de personnel». De même que ce petit «cristal» cherche à «se solidifier» en rassemblant «tout ce qui dans ses alentours aqueux n’est point définitivement tourné en liquide»44, de même, ce «je» s’évertue à trouver ce qui est proprement sien dans une « infinie matière invisible et compacte, / Qui fait l’intervalle entre les corps de la matière appelée telle.»45 Certes, le poète précise mieux ici que c’est l’incorporel qu’il cherche et que c’est surtout entre les lignes des choses qu’il le cherche. Mais cela n’empêche que dans l’un et l’autre cas, il s’agit des efforts d’une réagrégation propre et notamment, des efforts pour faire croître un rien essentiel en y adjoignant d’autres riens essentiels46. La preuve en est qu’au début d’«Homme de lettres», texte publié un mois plus tard, Michaux précise l’enjeu de son écriture en définissant l’écrivain : «Seul, / Être à soi-même son pain»47 . Et dans Ecuador, il appelle son fantôme : «un de ces riens»48. Autrement dit, il considère ses fantômes comme ses propres pains pour se nourrir d’une manière essentielle. D’autre part, à la fin de ce texte, Michaux suggère une autre relation affective 42 43 44 45 O.C.I, p. 504. O.C.I, p. 91. O.C.I, p. 91. O.C.I, p. 504. On constatera que dans «L’étoile en bois», Michaux a déjà esquissé cet effort pour s’agrandir ou pour l’élargissement de son terrain. Ces étoiles en bois sont à la fois l’archétype de «Villes mouvantes» et celui de «Mes propriétés» et «les Martiens» peuvent être considérés comme ancêtres de «famille de travailleurs». Voir O.C.I, p. 88-89. 47 Ibid., p. 506. 48 Ibid., p. 155. 46 257 avec «les copains de génie» (Ruysbroek et Lautréamont). Et il serait incontestable aussi que ceux-ci représentent la manière d’exister propre pour ce poète. Surtout, Lautréamont qui ne se prenait pas «pour trois fois zéro» s’oppose à moi dans ses relations avec les femmes. En d’autres termes, Michaux met dans ce poème deux relations affectives, l’une impropre, l’autre propre, qui se croisent l’une et l’autre. D’un côté, il y a des relations avec les femmes réelles, qui sont en somme de faux «compagnons». De l’autre, il y a le moi qui veut à la fois se réduire au minimum et s’agrandir en se nourrissant des riens propres. Et au dessus de sa tête, il y a toujours les copains de génies en tant qu’exemples de la manière de vivre propre. En tout cas, mélangeant plusieurs niveaux (manières) de discours et à travers des relations plurielles avec autrui, le poète dessine ici un portrait de lui ayant des aspects multiples, voire hétérogènes. Cela nous fait songer au procedé du collage dans l’art moderne. Mais ce qui est important ici, ce n’est pas seulement la fragmentation ou l’éparpillement des représentations de «je», parce qu’à travers cette écriture hétéroclite, changeante ou fluctuante, le poète extrait et cristallise aussi ce que Minkowski appelle le cycle de l’élan personnel, ou du moins, son «continuum»49 avec «l’écoulement du temps»50. Autrement dit, avant Ecuador, il réalise «une écriture de soi sismographique» 51 , bien que partiellement. D’autre part, Michaux éparpille exceptionnellement ici des éléments apparemment biographiques. Mais en y insérant simultanément un portrait pré-personnel de moi, non seulement il les relativise, mais en quelque sorte il supprime des plis intérieurs formés par le Temps et le monde réel. Tout en incrustant du biographique dans son texte, il cherche en fait à dérider son être ou à déplisser sa vie. Bref, s’il écrit, c’est toujours pour rendre autre lui-même et le réel et pour rendre manifeste le devenir. «Or en ce temps je garde un autre désir, un par-dessus tous les autres. Je voulais un continuum. Un continuum comme un murmure, qui ne finit pas [...]» (O.C.III, p. 546). 50 «[...] j’eusse voulu dessiner les moments qui bout à bout font la vie, donner à voir la phrase intérieure, [...], corde qui indéfiniment se déroule sinueuse, et dans l’intime, accompagnant tout ce qui se présente du dehors comme du dedans. / Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du temps. Comme on se tâte le pouls [...]» (O.C.II, p. 371). 51 Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 321. D’autre part, «Amours» semble préfigurer déjà ces «morceaux d’un patchwork générique [...] réunis par une figure égocentrique» (ibid., p. 306). Autrement dit, comme Ecuador, «Amours» présente l’alliance paradoxale du discontinu et du continu (ibid., p.306). 49 258 Or, nous avons écrit un peu prématurément que pour Michaux, les relations avec les femmes sont plutôt impropres. Mais comme il se doit, on aura tort de croire qu’il ne voit que l’impropre dans l’amour. En effet, remarquons que ces deux amies partagent des natures complémentaires à celles du poète d’une part et de l’ autre, des caractères communs au siens. D’abord, leur nature angélique ; «Toi» (= Jeanne) as un «doux regard d’hôpital» 52 et «Banjo», «des yeux de lampe très douce»53. Non seulement leur regard fait contraste avec celui du «je» qui est toujours «fixe et fou»54, mais par leur angélicité, elles s’approchent des «dieux» et des «archanges» 55 . D’autre part, comme «Moi», «Jeanne» et «Banjo» sont des femmes qui se cherchent, voire sans compromis. «Jeanne» ne sait «où atteindre» et elle a «fait toujours leur procès aux écrivains»56. Elle est essentiellement solitaire comme «Moi» («n’es-tu pas pareillement à cette heure entre quatre murs et songeant?»57). Quant à «Banjo», son «sort» est «assez pareil au tien dans son début et son cheminement»58. En un sens, le poète aime toujours le même type de femmes. Ainsi, ce poème ne comporte pas seulement des poèmes d’amour, mais il esquisse une famille spirituelle, ou une romance familiale du poète, comme s’il cherchait lui aussi les rapports essentiels avec autrui qui sont enfouis ou estompés trop souvent par ceux impropres. Ainsi, dans les poèmes «Chaînes enchaînées», nous avons constaté les efforts du poète pour le retour à un rien essentiel : en poussant sa propension naturelle au rétrécissement et à la désagrégation, en se dépouillant des éléments impropres en lui, le poète cherche à atteindre son rien minimum. Mais simultanément à cela, le mouvement inverse commence. Ce sont des efforts pour nourrir ce rien ou pour le déployer, parce que pour Michaux, ce rien est également multiple et infini. 52 53 54 55 56 57 58 O.C.I, p. 503. Ibid., p. 504. Ibid., p. 503. Ibid., p. 504. Ibid., p. 503. Ibid., p. 503. Ibid., p. 504. 259 10 Ecuador ou les épreuves du corps Le voyage propre et le voyage impropre 260 A travers l’examen des poèmes publiés sous le titre de «Chaînes enchaînées», nous avons constaté un double effort du poète : d’une part, à travers ses propres expériences de la désagrégation, il explore à la fois son minimum essentiel et sa propre nourriture, dépouillés des éléments impropres ; de l’autre, en recourant à l’écriture et en défaisant surtout le Même, le poète essaie de cristalliser son minimum et de déployer ses multiplicités virtuelles. En tout cas, on peut situer au centre de son activité littéraire le double mouvement de désagrégation et de réagrégation. Certes, chez ce poète, ces deux aspects se distinguent difficilement dans la plupart des cas : d’une part, inscrire ou transcrire la désagrégation constitue déjà une étape de la réagrégation, de l’autre, la réagrégation créative est elle aussi à l’opposé de l’unité réelle des choses, du moins, elle doit être l’effet incorporel qui transcende le Même et les causes corporelles. Mais cela n’empêche pas qu’il tente toujours de défaire les enchaînements préfabriqués, externes ou déjà intériorisés, et de créer de nouveaux enchaînements avec des mots déracinés. Quoi qu’il en soit, cette quête de minimum essentiel a déjà commencé avant son voyage réel et cela explique la déception prématurée du je, narrateur-héros d’Ecuador, vis-à-vis de ce voyage. Comme on le sait, dès le début de son journal, il se montre presque désabusé de son grand périple. On dirait que le voyage est déjà fini pour ce narrateur avant même qu’il ne voie le jour. Du moins, son «maniement de l’âme» uni à l’exploration des surfaces est déjà si approfondi qu’il ne peut s’empêcher de s’interroger à nouveau sur le sens de ce voyage qui le force au retour au réel et au Même1 : Voilà deux ans qu’il a commencé, ce voyage. On m’avait dit : «Je t’emmènerai.» Deux ans, une sorte de constipation et maintenant, c’est pour mardi matin. Je suis soumis toute la journée à une sorte de projection à distance. On cherche mon regard. Quel effort il me faut pour revenir à moi, et combien «impur» ce retour, comme quand on cède à une image de sexe A ce sujet, voir aussi Catherine Mayaux, «Michaux, l’anti-exode en Ecuador» in Henri Michaux, plis et cris du lyrisme, L’Harmattan, 1997, p. 205-219 (surtout p. 211-213 et p. 218-219. 1 261 dans la prière.2 Certes, il est sans doute vrai que le voyage délivre l’homme de son quotidien et qu’il lui donne l’occasion de se retrouver autrement. Le voyageur obtient des points de vue différents et cela lui permet de relativiser son monde étroit. Mais il n’en reste pas moins que le voyage a ses propres pièges. Surtout pour Michaux, il est à l’opposé même de son idéal. Loin de le soustraire à l’attention au réel, le voyage le force plutôt à celle-ci. Au lieu de le ramener à soi-même, il le détourne souvent de l’exploration du minimum essentiel. Certes, il se peut qu’il libère l’homme momentanément du monde du Même ordinaire. Mais dans la plupart des cas, il y substitue le monde du Même exotique. En ce sens, le voyage n’est qu’un palliatif et c’est probablement ce palliatif que le narrateur d’Ecuador refuse d’accepter dès le début. Du moins, il ne veut jamais échanger son voyage propre contre un voyage réel, aussi spectaculaire qu’il soit. Ainsi, dans le deuxième paragraphe d’Ecuador, il précise déjà : «Je n’ai écrit que ce peu qui précède et déjà je tue ce voyage. Je le croyais si grand. Non, il fera des pages, c’est tout.»3 Et loin d’être une pose transitoire, cette attitude qui lui est fondamentale ne changera jamais4. Or, dans un texte originel publié dans La Nouvelle Revue française, la dernière phrase de ce paragraphe était plus scandaleuse : « Non, il fera des pages, c’est tout, son urine quotidienne.»5 Ainsi, non seulement ce narrateur boude ce voyage, mais il le ramène à une série de phénomènes physiologiques («constipation» ; «sexe» ; «urine»). Et en même temps, il situe ses «pages» à l’opposé de l’ incorporel dans la 2 3 O.C.I, p. 141. Ibid., p. 141. En effet, il exprimera au cours de son voyage le même mécontentement auprès du voyage réel : «Mais où est-il donc, ce voyage ?» (ibid., p. 144) ; «Aucune contrée ne me plaît : voilà le voyageur que je suis» (ibid., p. 158) ; «Je ne suis plus à Quito, je suis dans la lecture» (ibid., p. 159). Et après huit mois de voyage, il écrira toujours, en indiquant implicitement le dialogue avec ses fantômes qu’il a déjà esquissé ailleurs :«Maintenant ma conviction est faite. Ce voyage est une gaffe. / Le voyage ne rend pas tant large que mondain, “au courant”, gobeur de l’intéressant côté, primé, avec le stupide air de faire partie d’un jury de prix de beauté. / [...] / On trouve aussi bien sa vérité en regardant quarante-huit heures une quelconque tapisserie de mur» (ibid., p. 204) 5 Voir O.C.I, p. 1090. Voir aussi Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 330-332. 4 262 mesure où elles restent corporelles et liées à la causalité et au Même. Son journal serait donc aussi «impur» que le retour au réel. Ce serait une autre manière de chuter dans le charnel (de là, «urine quotidienne»). Autrement dit, ce narrateur est très attentif au double piège de son voyage. Non seulement celui-ci va à l’encontre du voyage propre, mais tenir un journal s’oppose essentiellement à l’écriture de surface ou de devenir illimité qu’il était en train d’approfondir. Certes, il est sans doute vrai qu’il «ne sait ni voyager ni tenir un journal»6, mais ce nouveau venu au milieu littéraire français était déjà maître de l’anti-littérature. Il était très conscient des pièges que comporte l’écriture sur le voyage. De là, sa double lutte contre le voyage réel et le livre de voyage en tant que genre littéraire. Du moins, ce n’est pas seulement l’opposition ordinaire entre l’introspection et l’action qui est à la base de cet anti-livre de voyage. Celui-ci comporte implicitement l’antagonisme du Même et de l’Autre ainsi que le conflit du propre et de l’impropre7. Et son écriture avancera sur les frontières de ces deux camps comme une sorte de funambule. Le discontinu et le continu Ainsi que l’écrit Jean-Pierre Martin 8 , Michaux introduit une variété de discontinu dans ce livre de voyage : d’une part, il morcelle ses discours et met soigneusement l’ellipse, la réticence et le silence, à l’intérieur de chaque fragment ; de l’autre, il mélange de multiples genres de discours (essais, poésies, contes) avec des 6 O.C.I, p. 139. Dans un texte ajouté au Journal au sens étroit, Michaux souligne à nouveau cette opposition entre le propre et l’impropre en comparant les voyageurs et les philosophes : « Il est superflu de constater combien les voyageurs, quand ils écrivent, sont dépourvus de grandeur [...] et combien celle-ci est courante chez les philosophes, qui connaissent si peu la terre. On en trouve parmi eux qui, tellement pris de cette passion de la répétition, ont fini par ne plus voir que l’être en chaque être [...]. Sa femme, un chien, un hibou, un saule : être, être, être. Il voit leur différence, mais l’être répété l’enivre par-dessus toute différence» (O.C.I, p. 241). Certes, on ne peut identifier cette attitude transcendentale des philosophes à celle de Michaux. Mais il reste que Michaux considère toujours le voyage plutôt comme impropre. Celui-ci multiplie des connaissances sans pourtant les approfondir vraiment. Pour atteindre une maturité propre, il faudrait des efforts de tout autre genre. 8 Jean-Pierre Martin, op. cit., p.306. 7 263 styles variés. Il s’ensuit qu’Ecuador devient comme un «patchwork générique»9 ou comme un recueil de textes hétéroclites plutôt qu’un journal de voyage traditionnel. Cependant, comme nous l’avons montré dans l’analyse d’«Amours», cette poétique du discontinu lui permet paradoxalement d’exprimer le continu en lui, son rythme vital de l’acceptation et du refus, ainsi que l’allure en zigzag des pensées originelles : tantôt il s’ouvre au monde et même s’y assimile (ses phases syntones), tantôt il s’enferme entièrement et se met non seulement en dehors du monde mais en dehors du texte (ses phases schizoïdes) ; comme «un oiseau sautant ici, puis là, sans ordre apparent», ses pensées (ainsi que son imagination et ses sentiments) se déplacent d’une manière libre et incessante. De la même façon, il fait retentir ses multiples voix en éparpillant ses moments vécus qui tantôt transcendent tantôt croisent le temps extérieur ou objectif. Et cette fusion du discontinu et du continu, du multiple et du cohérent constitue ici aussi une sorte de mandala. En effet, ce livre est un univers composé de micro-univers et le sujet est l’ensemble de ces micro-univers et en même temps chacun d’eux. Certes ce journal comporte beaucoup d’éléments impropres. Mais en retour, il montre des aspects plus variés et plus hétérogènes du sujet : il réunit ses multiples qui-je-fus et en quelque sorte les renouvelle, parce que le poète leur donne ici non seulement leurs morceaux de temps mais de nouvelles conditions de vie ; ceux qui n’étaient pas viables ou ceux qui étaient refoulés dans la vie ordinaire, émergent ou resurgissent en profitant d’une variété de situations offertes par le voyage. Le poète n’arrivera jamais à organiser une orchestration aussi grandiose de son moi dissocié. D’autre part, l’Équateur, par sa variété géographique et ethnique favorise cette multiplication des fragments de moi. Comme on le dit souvent sur Ecuador, il y a presque tout dans ce pays. Là-bas, une journée a «les quatre saisons » : «Matin d’été. / Midi de printemps. [...] Nuit froide et lumineuse d’hiver.» 10 C’est un pays qui se situe entre l’altitude de zéro mètre et celle de «6 200» mètres. En plus, depuis les vergers tropicaux jusqu’aux glaces éternelles aux sommets des montagnes, c’est «le passage 9 10 Ibid., p.306. O.C.I, p. 186. 264 [...] dans le temps d’une journée»11 et entre la mer et les volcans, on traverse aussi «du désert». Quant au «climat», «il y en aurait cent mille». «Il y suffit de moins de 200 mètres de différence d’altitude pour modifier la température d’un degré ; elle s’abaisse quand vous montez et s’élève quand vous descendez.»12 A tenir compte de l’ancienne inspiration psychophysiologique de Michaux 13, cette variété géographique est déjà quelque chose. D’ailleurs, dans ce pays, il y a des indigènes, installés ou nomades, des métis, des blancs, des apatrides et comme il se doit, il y a des animaux et des plantes variés, ou des insectes visibles et invisibles. Certes, le narrateur met rarement en avant cette multiplicité. Mais il n’est pas impensable qu’elle ait servi à découvrir ses morceaux d’homme plus ou moins cachés ou inconnus. En tout cas, il semble certain qu’une correspondance entre la multiplicité de moi et celle d’Équateur constitue une part du charme étrange de ce livre. «Souvenirs», poème ésotérique qui évoque la correspondance ou la fusion de la multiplicité de son être et de celle de ses expériences en Équateur, n’est-il pas un bilan informel mais plus vrai de ce voyage ? D’ailleurs, en quelque sorte, ce poème est l’emblème de ce livre-mandala, parce que ce qui caractérise celui-ci, c’est le manque de centre. Le centre est dans le silence ou bien il est disséminé dans chaque trou, comme ce poème, dépourvu de comparé : Semblable à la nature, semblable à la nature, semblable à la nature, A la nature, à la nature, à la nature, Semblable au duvet, Semblable à la pensée, Et semblable aussi en quelque matière au globe de la terre, Semblable à l’erreur, à la douceur et à la cruauté, A ce qui n’est pas vrai, n’arrête pas, à la tête d’un clou enfoncé, [...] A la moelle en même temps qu’au mensonge, 11 12 Ibid., p. 245. Ibid. , p. 245. En effet, dans le premier texte d’«Idées de traverse», Michaux parle d’influence du climat qu’il a éventuellement subie en Équateur. Voir O.C.II, p.283. 13 265 A un jeune bambou en même temps qu’au tigre, qui écrase le jeune bambou. Semblable à moi enfin, Et plus encore à ce qui n’est pas moi. [...]14 Le plus simple, le plus bas et le plus solide Ce qui caractérise autrement ce livre et ce voyage, c’est l’insistance de l’écrivain sur le simple, le bas et le solide. En quelque manière, ce voyage est fait pour explorer et constater les fondements de soi, et pour ce faire, il s’engagera dans le dialogue avec la Nature, parce que celle-ci est un grand Inquisiteur qui ne laisse passer que le vraiment solide 15 . Mais comme nous le verrons, «les ennuis et les dangers»16 se chargent également de ce rôle. En un mot, ce voyage est pour lui, une série d’épreuves au double sens du mot, et c’est toujours à la dissolution qu’il cherche à s’exposer. Or, dans un passage concernant ses «larves et fantômes fidèles»17, Michaux affirme, fût-ce d’une manière assez allusive, que ces activités subconscientes sont les plus solides dans sa structure mentale : après avoir été déçu par tous les spectacles réels et imaginaires, le voyageur ou son «moi de moi» constate que ses «larves et fantômes » n’ont encore cédé à rien. «Allons, tout n’a point encore succombé», écrit-il. Son subconscient subsiste jusqu’au dernier moment. D’autre part, juste après ce passage, Michaux commence à apprécier ceux qu’on appelle des imbéciles. En relativisant leur infériorité 18 , il soutient que la simplicité des imbéciles l’emporte 14 O.C.I, p. 204-205. «Participation avec la nature, admiration coulante, n’y comptons pas. Elle ne laissera passer que le très bon, le solide. Il en sera de même, d’ailleurs, pour les ennuis et les dangers.[...]» (ibid., p. 206). 16 Ibid., p. 206. 17 O.C.I, p.177. 18 «Les érudits, les savants sont ceux qui ont accepté et les imbéciles et ignorants, ceux qui n’ont pas accepté» (ibid., p.177). 15 266 parfois sur la complexité fragile des érudits 19 . Et utilisant des expressions qui évoquent le jacksonisme, il conclut : «Les derniers de la classe, il leur faudrait seulement une autre culture, une culture géniale. / Beaucoup d’entre eux étaient ainsi faits qu’ils eussent compris la vie par le plus simple, par le plus bas, et le plus sûr.» 20 Mais ce n’est pas encore tout. Michaux développe cet argument et il apprécie cette fois les saints non érudits tels que «le curé d’Ars», «saint Joseph de Cupertino» et «Ruysbroek» parce qu’ils ne «comprirent point infiniment de détails, mais l’essentiel jusqu’à la moelle : le Dieu qu’il y avait à aimer»21 Certes, «[i]l ne faut pas être imbécile trop tôt./ Vers trente ans, les études faites, c’est permis, on peut redevenir simple, et faire ainsi des découvertes»22. Donc, il faut toujours un double regard, l’un jeté sur le simple, l’autre sur le compliqué. Mais en tout cas, ce qui relie ces deux passages apparemment éloignés (passage sur les fantômes et celui sur les imbéciles et les saints), c’est leur caractère simple, bas, mais solide.23 De la même façon, durant ce voyage, Michaux approfondira ses idées sur l’incomplet. Dans une note ajoutée au journal au sens propre, traitant de la cabane de l’Indien, il écrit : «La cabane de l’Indien est aux yeux du Blanc la preuve de sa bêtise. En effet, elle n’a pas de cheminée. Mais le manque d’une chose est nécessairement l’avoir d’une autre chose. C’est pourquoi la cabane de l’Indien a un avoir considérablement. Elle regorge. [...] Les habitations du Blanc n’ont pas de centre, elles ont des fenêtres»24 L’incomplétude («le manque d’une chose») n’est plus le signe de l’infériorité. La cabane simple de l’Indien a le centre qu’ont perdu les habitations compliquées des Blancs. «J’ai souvent remarqué, dans les études secondaires, que les élèves “imbéciles” butaient avec grande sûreté sur le hasardeux, le spéculatif et le nœud de la théorie proposée. / [...] / Dans la suite, j’ai remarqué que ces théories renversées par de successifs savants l’étaient justement par cet endroit où l’imbécile de quinze ans avait mis le doigt» (ibid., p. 178). 20 Ibid., p. 178, je souligne. 21 Ibid., p. 178. 22 Ibid., p. 178. 23 Michaux renforce cette liaison en utilisant au début du dernier passage un adverbe : «Semblablement» (ibid., p. 177). 24 Ibid., p. 236. 19 267 Ignorant le dehors distrayant, elle est «pleine de soi-même». En d’autres termes, au bout de son voyage, Michaux trouve l’essentiel dans le simple et l’incomplet. Mais ce qui est plus important ici, c’est qu’à travers ce voyage, Michaux atteint une conviction que ce qui est le plus simple est fluide et informel et que ce qui est fluide et informel est le plus solide. Et approfondissant la méditation sur le monde et soi-même, il découvrira le caractère moléculaire et indifférencié qui se trouve au fond de la Nature, du subconscient et de son corps. «Notes de zoologie» et Ecuador Comme c’est le cas de l’amour, le voyage, même s’il est impropre, touche au propre. Du moins, l’œil du poète essaie toujours de deviner le propre dans les phénomènes impropres. Et il cherche simultanément des moyens et des matières pour déployer son minimum essentiel ou pour réaliser de nouveaux enchaînements. En effet, malgré le mécontentement trop souvent exprimé par le poète, ce voyage lui rapporte de nouveaux fruits sur le plan de l’écriture. Dans la plupart des cas, Michaux ne fait que le suggérer dans ce journal du voyage. Et c’est ici aussi le rapprochement entre ce livre et d’autres textes contemporains qui nous permet de comprendre le développement essentiel de son écriture . Examinons six textes publiés ensemble sous le titre de «Notes de zoologie»25. Il est vraiment étonnant de constater que ces textes sont écrits en «janvier 1928» sur l’«Océan pacifique»26, à savoir, sur le Boskoop qui arriverait bientôt en Équateur (si l’on croit la mention de l’auteur). Du moins, quel contraste frappant ils font avec les descriptions du voyage réel souvent insipides dans Ecuador ! Il suffirait de lire les premières lignes de «Notes de zoologie» pour apprécier le grand écart entre ces deux sortes de textes : Ces texte sont publiés d’abord dans La Revue nouvelle en avril 1929 et repris dans Mes propriétés, intitulés alors respectivement : «Notes de zoologie», «La Parpue», «La Darlette», 25 «Insectes», «Catafalques» et «Autres animaux». Ce dernier texte se transforme en «L’Émanglon» dans La Nuit remue. Voir O.C.I, p. 1210. 26 Voir O.C.I, p. 1210. 268 «... Là je vis aussi l’Auroch, la Parpue, la Darelette, l’Épigrue, la Cartive avec la tête en forme de poire, la Meige, l’Émeu avec du pus dans les oreilles, la Courtipliane avec sa démarche d’eunuque ; des Vampires, des Hypédruches à la queue noire, des Bourrasses à trois rangs de poches ventrales, des Chougnous en masse gélatineuse, des Perfils au bec en couteau [...].27 D’ailleurs, dans ces textes fantastiques, en alliant le style de l’histoire naturelle et celui du récit de voyage, Michaux ébauche un continent fabuleux qui annonce son futur livre de voyages imaginaires, à savoir, Ailleurs. Surtout dans «La Parpue», insérant des remarques sur une race imaginaire («Banto») et leur langue, il fait de lui un ethnologue raffiné : La Parpue est un animal cravaté de lourds fanons, les yeux semblent mous et de la couleur de l’asperge cuite, striés de sang, mais davantage sur les bords. / [...] / Les hommes banto passent, selon Astrose, contemporain d’Euclide et le seul homme de ce temps qui ait voyagé, pour avoir apprivoisé la parpue. Les Banto prétendaient que le e et le i se trouvant dans la langue de tous les peuples connus alors étaient une preuve de la faiblesse de ces peuples.28 Cependant, entre ces deux sortes de textes, il existe aussi une correspondance souterraine mais essentielle. En d’autres termes, «Notes de zoologie>, textes apparemment utopiques et atemporels, ont tout de même leur historicité (bien que l’on puisse les lire bien indépendamment de la vie réelle de l’écrivain, comme il se doit). Examinons de plus près les descriptions d’Ecuador. On comprendra comment l’activation du subconscient chez Michaux va enfanter ces animaux fantastiques. Après quelques jours de voyage sur mer, le narrateur d’Ecuador, frustré et ennuyé, 27 O.C.I, p.488-489. 269 songe au monde sous-marin29 et puis, au cinéma que font des statues disposées au bord d’un chemin de fer30. A force d’être ennuyé par le spectacle réel, son imagination dynamique se met à s’activer et à intervenir dans la réalité. Enfin, dans un passage daté du «10 janvier», abandonnant entièrement son rôle de narrateur d’un voyage, il substitue un conte fantastique intitulé «Océan solide»31 à des descriptions objectives de voyage. Désormais, ce voyageur-poète n’hésite plus à mêler son fantasme au journal. Il songe aux «colloques» des «mâts de charge» qui se meuvent sur le pont pendant la nuit32. Ensuite, personnifiant les «ventilateurs», il passe un temps à observer leur mode de vivre, fasciné notamment par leur «œil pinéal» 33 . Cela correspond à un autre texte appartenant au chapitre «Notes de zoologie» dans Mes propriétés, à savoir, «Les Yeux»34, bien que ce texte soit sans doute écrit un peu plus tard (après le voyage en Équateur) : «Là je vis les véritables yeux des créatures, tous, d’un coup ; enfin! / Les yeux de la drague, les yeux de lait du ventre, les yeux d’encre, les yeux d’aiguille de l’urètre, l’œil roux du foie, les yeux de mer de la mer, l’œil de beurre des tonneaux, l’œil d’ébène du menton [...]. / Et ils se mirent à bouger, car ils étaient devenus autonomes [...]»35 Ibid., p. 490. Ibid., p. 144-145. 30 Ibid., p. 145-146. 31 Ibid., p. 146-147. En ce qui concerne l’interprétation de ces passages, voir aussi Catherine Mayaux, art. cit., p. 216-217. 32 Ibid., p. 148. 33 Ibid., p. 148-149. 28 29 En effet, «les yeux» occupent une place importante dans le fantasme de Michaux. Dans un texte postérieur intitulé «Dans la compagnie des monstres», Michaux écrit sur l’importance des «yeux» dans son fantasme : «Il fut bientôt évident (dès mon adolescence) que j’étais né pour vivre parmi les monstres. / Ils furent longtemps terribles, puis ils cessèrent d’être terribles et après une grande virulence, petit à petit s’atténuèrent. Enfin ils devinrent inactifs et je vivais en sérénité parmi eux. / [...] / C’est l’âge qui faisait. Oui. Et quel était le signe certain de leur 34 stade inoffensif ? C’est très simple. Ils n’avaient plus d’yeux. Lavés des organes de la détection, leurs visages quoique monstrueux de forme, leurs têtes, leurs corps maintenant ne gênaient pas [...]» (O.C.I, p. 813, je souligne). 35 Ibid., p.497, je souligne. 270 Ainsi, malgré les descriptions hétéroclites, son journal de bord raconte l’activation progressive de son subconscient. Elle atteint son apogée dans «Océan solide» et dorénavant, le voyageur voit les choses avec son double regard. Mais des événements plus importants arrivent un peu plus tard. Après l’épisode des «ventilateurs», le Boskoop a fait sa première escale, le 13 janvier selon le texte. Et jusqu’au passage du 28 janvier où le narrateur annonce son arrivée à Quito, le journal traite de l’eau d’une manière intensive (quatre occurrences dans huit fragments). Le premier exemple porte sur «des yeux très humains» du «Nègre». Michaux y voit «une eau» et les oppose aux yeux trop spécialisés et trop cérébraux des «Blancs»36. De la même façon, il écrit un peu plus tard sur les vertus de l’eau : «Avez-vous remarqué combien on s’approche volontiers de l’eau, et que de tableaux peints on a vus sur ce sujet? C’est que cela n’est jamais ridicule, que cela ne compromet personne, et puis ça n’est pas sectaire, cela ne dit rien d’arrêté [...]»37 Et enfin, en parlant cette fois de la mer, il souligne à nouveau la correspondance profonde entre l’eau et l’humanité : «Qui connaît une mer connaît la mer. De l’humeur, comme nous. Sa vie à l’intérieur, comme nous.»38 «Le Nègre : une eau dans la figure, c’est son œil./ Les Blancs paraissent avoir dans les yeux un noyau plus ou moins grand suivants les individus. Ce noyau jamais ne se dissout en regard. Il est la marque du secret, du phénomène cérébral, de la réflexion insoluble en physionomie» (ibid., p.149-150). 37 Ibid., p.151. 38 Ibid., p.152. Dans «Nature», Michaux soulignera davanage la conrrespondance entre l’eau et l’intimité de l’homme en écrivant : «L’homme se promène volontiers au bord des fleuves, ne pensant à rien. / Croyant contempler le fleuve ou simplement se promener sans rien faire, il contemple son propre fleuve de sang, dont il est une île délicate, malgré ses organes, ses os durs, ses principes, plus durs encore, qui voudrait lui en faire accroire» (O.C.II, p. 299). Et dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, témoignant une sympathie constante pour l’eau, il précise son caractère intime, indéfini, ouvert et virtuel : «L’eau, ma vieille alliée, [...] une fois de plus vient donner l’apaisement. [...] / Je me vois en elle (par caractère), sans l’aller regarder, quand je songe à ses opposés haïssables, aux raideurs, à l’autorité, aux actuelles modes dirigistes. / Par conviction aussi, je me ramène à elle souvent, sachant que comprendre c’est d’abord se couler dessous, être au plus profond niveau, être informe, pour prendre ensuite nouvelle forme» (O.C.III, p. 480). 36 271 Or, ces passages qui témoignent de la grande sympathie du jeune écrivain pour l’eau nous ramènent à ces animaux fantastiques inventés à la presque même période. En effet, ces animaux sont eux aussi étroitement liés à l’eau ou à ses natures soulignées par le poète. La «Parpue», par exemple, est un animal caractérisé avant tout par sa «pupille» extrêmement changeante comme l’eau. Le poète compare la pupille de la Parpue aux «étangs qui vivraient», comme le narrateur d’ Ecuador voit «une eau» dans l’œil du Nègre. De la même manière, comme ce voyageur qui parle de résonance intime entre l’homme et l’eau, dans «La Parpue», l’écrivain souligne la fascination profonde des yeux de l’animal qui reflète l’intime, l’éphémère, l’indécis plutôt que les choses extérieures et fixes : La pupille de cet animal varie pour chaque personne qui l’observe et devant toute nouvelle circonstance. Mais contrairement aux félins, la lumière est ce qui lui importe le moins ; ce sont ses impressions plutôt qui changent ses yeux et ceux-ci sont larges comme la main. / [...] / Certains parpues peuvent pendant des heures ainsi modifier leurs yeux. On ne se fatigue pas de les contempler, «des étangs qui vivraient», dit Astrose.39 Or, Michaux crée un autre animal étroitement lié à l’eau, à savoir, «L’Émanglon»40. D’abord, bien que de manière implicite, il le dote d’une vertu de l’eau, en employant un oxymoron léger : «C’est un animal sans formes, robuste entre tous»41. Cela revient à dire qu’étant «amorphe»42, cet animal est le plus fort ou invaincu. N’est-ce pas cela la même nature de l’eau appréciée par les taoïstes43 ? D’ailleurs, tout dépourvu de sens, il 39 Ibid., p.490. On peut constater des liens forts entre l’eau et «Les Émanglons», race imaginaire cette fois-ci, également dans Voyage en Grande Garabagne. Voir surtout O.C.II, p. 23 et p. 25. 41 Ibid., p. 492. 42 Ibid., p. 492. 43 Voir par exemple Lao-tzeu, La Voie et sa vertu, Tao-tê-king, Éditions du Seuil, p. 175 (chapitre 78) : «Rien n’est plus souple au monde et plus faible que l’eau / Mais pour entamer dur et fort rien ne la passe / Rien ne saurait prendre sa place // Que faiblesse prime force / Et la faiblesse dureté / Nul sous le Ciel qui ne le sache [...]. » D’autre part, Michaux écrit un an plus tard dans «Encore un malheureux» : «L’eau est toujours la plus forte, de quelle manière qu’elle se présente» (ibid., p.486). 40 272 est «merveilleusement au courant de tout ce qui se passe autour de lui»44. C’est un autre idéal taoïste45. Et à la fin du texte, le poète précise les relations essentielles entre cet animal et l’eau : «Pour se nourrir, il se met à l’eau ; un bouillonnement et surtout une grande circulation d’eau l’accompagne et des poissons parfaitement intacts viennent surnager le ventre en l’air. / Privé d’eau il meurt, le reste est mystère.»46 Ainsi, malgré son corps musculeux47, l’Émanglon est un animal qui incarne l’eau et sa vertu. Il est informel mais fort. Il n’a pas de sens différencié mais il est au courant de tout. Il n’y a pas lieu ici de considérer le lien entre le taoïsme et les pensée de Michaux sur le virtuel. Mais à tenir compte des passages d’Ecuador déjà cités, on constatera que, malgré son mécontentement vis-à-vis de la mer inerte, Michaux allait approfondir ses méditations sur l’eau au cours de son voyage en mer. Et la question de l’ordre mise à part, il semble évident que «Notes de zoologiques» ont des rapports étroits avec les passages d’Ecuador. Bien entendu, il est aussi probable que les réminiscences de l’autre époque où il a vécu comme matelot y confluent. Mais en tout cas, c’est par l’alliance de l’activation de son subconscient et de sa méditation sur l’eau que Michaux invente ces animaux qui intériorisent l’eau et sa vertu. Autrement dit, ces animaux témoignent que le subconscient et l’élémentaire se sont mis à fusionner chez Michaux. Le poète trouva une nourriture propre à son Rien en faisant un dialogue vif avec la Nature. D’autre part, la comparaison entre la première partie d’Ecuador et «Notes de zoologie» nous permet de noter à nouveau les relations à la fois compliquées et complémentaires entre le voyage réel et le voyage imaginaire chez Michaux. Il est vrai que ces deux voyages s’opposent essentiellement. Mais le voyage réel stimule le subconscient, et devient un tremplin pour un voyage imaginaire, comme c’est le cas 44 Ibid., p. 492-493. par exemple Tchouang-tseu, Œuvre complète, Gallimard / Unesco, «Connaissance de l’Orient», 1969, p. 46-47, p. 51-52 et p. 79. 46 O.C.I, p.493, je souligne. 45Voir 273 des maladies et de la fatigue. Ou plutôt, chaque voyage s’accompagne d’un voyage imaginaire qui lui est propre. Il fait naître des créatures imaginaires qui n’auraient pas vu le jour sans lui. Mais, n’est-ce pas là le secret de son écriture que Michaux avoue plus tard en parlant de la naissance de ses personnages imaginaires ? «Mes pays imaginaires : pour moi des sortes d’États-tampons, afin de ne pas souffrir de la réalité. / En voyage, où presque tout me heurte, ce sont eux qui prennent les heurts, dont j’arrive alors, moi, à voir le comique, à m’amuser. / Mes «Émanglons», «Mages», «Hivinizikis» furent tous des personnages-tampons suscités par le voyage. (Plume disparut le jour même de mon retour de Turquie où il était né.) »48 Autrement dit, le voyage réel sert à son écriture, non pas en raison du merveilleux, mais à cause des ennuis et des irritations qu’il provoque, car à travers lui, son subconscient s’active d’une façon autre. Et Michaux avait déjà appris cette leçon d’ennui49 dans son voyage en Équateur. Créations verbales Cependant, n’oublions pas non plus que comme Plume, les animaux fantastiques dans «Notes de zoologie» sont des créatures verbales. Sans communication profonde avec l’eau, ou au contraire, sans activation du subconscient, ils n’aurait pas été conçus dans le sein de l’écrivain. Mais il est aussi vrai que sans intervention de l’écriture, ils n’auraient pas été mis au jour non plus. En effet, il semble évident que ces animaux fantastiques ne sont pas la représentation fidèle des fanstasmes réellement vécus. Du moins, dans les textes, leur caractère fantastique est créé avant tout par l’association à la fois transversale et bien calculée de plusieurs 47 48 49 Ibid., p. 492. O.C.II, p. 350. Voir O.C.I, p. 206. 274 séries de signifiants. Dans le premier texte («Notes de zoologie» au sens étroit), par exemple, Michaux dissémine des signifiants /corps / («tête», «pus», «oreilles», «queue», «bec»...) et il les associe à d’autres séries de signifiants (/aliments / ; «poire», «chocolat», «tartes» : /vêtements / ; «poches», «moire» : /outils/ ; «couteau», «scie» : /matière / ; «masse gélatineuse», «eau», «cristaux> ...). De là, des monstres linguistiques fabuleux (« la Cartive avec la tête en forme de poire», «le Cartuis avec son odeur de chocolat», «les Jamettes au dos de scie et à la voix larmoyante»50...). Et il en est à peu près ainsi pour «Insectes» («M’éloignant d’avantage vers l’ouest, je vis des insectes à neuf segments avec des yeux énormes semblables à des râpes et un corsage en treillis comme les lampes des mineurs, d’autres avec des antennes murmurantes ; ceux-ci avec une vingtaine de paires de pattes, plus semblables à des agrafes [...]»51). Mais ce qui est plus important, c’est qu’à travers cette union transversale des signifiants, Michaux invente des être à la fois mots et corps, en un mot, des animaux linguistiques en tant que simulacres, dans la mesure où ils intériorisent l’absurde ou sont construits sur des propriétés qui ne sont pas les leurs (bien que les siennes n’existent pas, bien entendu). Plus précisément, ces animaux sont constitués avant tout par des mots forgés52 et à ce titre, ils sont déjà des simulacres, parce qu’ils sont des êtres à la fois mots et choses («la Parpue», «la Darelette», «la Courtipliane», <des Bourrasses»53, etc). Mais en leur donnant des attributs physiques, Michaux rend ces simulacres étrangement profonds ou vitaux. Ils sont de purs effets linuistiques, certes. Mais ils répondent à on ne sait quoi de profond ou de virtuel. D’autre part, parallèlement à ce nouvel emploi de l’espéranto lyrique54, on peut constater une évolution remarquable de l’écriture de surface chez Michaux. Dans 50 51 52 O.C.I, p. 488-499. Ibid., p. 491. Voir Ibid., p. 976 : «En France, Fargue et Michaux forgent des mots directs et évocateurs, intuitifs, sans souvenirs étymologiques.» O.C.I, p. 489. 54 Remarquons que dans d’autres poèmes contemporains, Michaux commence à inventer des personnages en utilisant l’espéranto lyrique : par exemple, «Terribo» et «Vinmur» dans «A mort» et «Alogoll» dans «Mort d’un page» (ibid., p. 506-507). D’autre part, dans un passage d’Ecuador, Michaux témoigne aussi de son propension à l’espéranto ou aux mots forgés: «Haben sie fosforos ? – No tengo, caballero, but I have un briquet» (O.C.I,p.143). En appelant ces mots «jolie langue quadrupède», Michaux n’annonce-t-il pas ses créatures verbales ? 53 275 ce monde, il n’existe plus de démiurge. Le point de vue de Dieu disparaît totalement et le point de vue horizontal du voyageur le remplace. Un horizon démuni de profondeur et de hauteur s’étend devant ce voyageur privé lui aussi d’intériorité et de substance. Le profond est maintenant devant lui, et comme le suggère l’exemple des animaux incarnant la vertu de l’eau, le haut se mélange au profond dans certains cas. De la même façon, tous les cloisonnements sont soigneusement enlevés. Ici, il n’y a plus de distinction entre l’animé et l’inanimé. Ou plutôt, l’animé et l’inanimé concourent à former des animaux-simulacres mi-mots mi-choses. L’intégralité constitue la partie des animaux et le partiel devient plus essentiel que le total («le Cartuis avec son odeur de chocolat», «les Jamettes au dos de scie et à la voix larmoyante», «les Pourpiasses à l’anus vert et frémissant»55). Et la séparation de l’intérieur et de l’extérieur disparaît aussi. En recourant aux choses ordinaires et en les greffant au cœur des extraordinaires, Michaux efface aussi la distinction du proche et du lointain. Ces animaux fantastiques paraissent être très loin de nous mais en même temps ils sont tout près de nous. Ou plutôt, ils ne sont nulle part, mais ils entrent aisément dans notre espace familier («M’éloignant d’avantage vers l’ouest, je vis des insectes à neuf segments avec des yeux énormes semblables à des râpes et un corsage en treillis [...], d’autres avec des antennes murmurantes ; ceux-ci avec une vingtaine de paires de pattes, plus semblables à des agrafes [...]»56) Enfin, remarquons que le poète estompe ici également la séparation du Même et de l’Autre. Inséré dans le pays du devenir illimité, le Même n’est plus le Même. En faisant cohabiter le Même et l’Autre, Michaux invente un monde impossible où le principe de l’incompatibilité n’existe plus. Ainsi, dans «La Parpue», «Euclide» peut coexister avec «Astrose», et les «Banto», peuple imaginaire, avec tous les peuples connus. Il en va de même pour «l’Auroch», «l’Émeu», les « vampires»57, et les autres animaux connus ou normaux. En tout cas, «Notes de zoologie» est fantastique mais en 55 56 O.C.I, p. 488-499. Ibid., p. 491, je souligne. Evelyne Grossman, analysant «Darlette» et «Insectes», attire l’attention sur le rôle des jeux phoniques et graphiques dans l’invention de ces créatures verbales. Voir Evelyne Grossman, La Défiguration : Artaud – Beckett - Michaux, Les Éditions de Miuit, 2004, p. 107-111. 57 Ibid., p. 488-489. 276 même temps il est éloigné du fantasme naturel. Du moins, c’est un monde entièrement linguistique et tout fantasme s’y produit par l’effet de surface et des simulacres. Corps sans organes Pourtant, cela n’empêche qu’ici aussi, le superficiel répond au profond et même fusionne avec celui-ci. Remarquons notamment que Michaux présente ici une image et une conception tout à fait nouvelles du corps qui défont et remplacent son image ordinaire et intégrale. C’est un corps pour ainsi dire sans organes ou du moins, c’est un corps qui ne dépend plus des organes. Par exemple, la «Darlette» a «des parois d’un auriculaire d’épaisseur». Mais ces parois ne contiennent pas «d’organes essentiels»58 («la bête blessée continue sa marche avec sa marmelade abdominale et ses parois en brèche»59). Et au début de «Catafalques», Michaux écrit encore : «Dans cette région se trouvait encore quantité de petits animaux au corps de ouate. [...] un os situé presque au tiers de l’échine [...] si celui-là est touché, [...] celui-là broyé, l’animal tombe comme un paquet et quand on ouvre cet os on n’y trouve qu’une pâte pas bien spéciale.»60 Autrement dit, chez ces animaux, les organes ne sont pas primordiaux. Ce ne sont pas les organes qui constituent le corps. Tout au contraire, des organes sont quelque chose de surajouté. Ils sont comme des camouflages pour cacher un corps virtuel et indifférencié. Du moins, pour l’imagination du poète, les fonctions des organes ainsi que leurs formes sont beaucoup plus relatives qu’on ne le croit. Cette conception du corps chez Michaux se précise davantage dans «La Parpue» et «L’Émanglon». Comme nous l’avons écrit, ils intériorisent surtout l’informel, le changeant et le fluide, en un mot, l’eau. Et l’eau est également le symbole de ce qui «n’est pas sectaire» et de ce qui «ne dit rien d’arrêté»61. Autrement dit, l’imagination du 58 59 60 61 O.C.I, p. 491, je souligne. Ibid., p. 491. Ibid., p. 492, je souligne. Ibid., p.151. 277 poète atteint un corps fluide et moléculaire. C’est un corps étranger à l’unité extérieure ou objective du corps ordinaire. En même temps, il ne connaît ni le discontinu ni le cloisonnement que l’image du corps ordinaire intériorise. C’est un corps en devenir dont les organes sont des îles plus ou moins flottantes. Au moins, il renvoie à quelque chose de continu, d’intense ou d’indifférencié en nous. Cependant, ce continu reste virtuel et aucune image ne peut le représenter sans le trahir. C’est un corps à la fois plein et vide. Ou il est trop plein pour l’exprimer autrement que comme une sorte de vide. Du moins, ce seraient le fragmentaire et l’incomplet qui l’exprimeraient le mieux. En tout cas, il semble évident qu’à travers la création des monstres qui sont à la fois des mots creux et des corps vidés, Michaux établit ici davantage la correspondance entre le corporel et l’incorporel, entre le profond et les simulacres. Et en fusionnant l’élémentaire et le subconscient, il exprime à la fois le dedans et le dehors pour l’homme. Ainsi, au cours de son vovyage en mer, Michaux a certainement atteint «le midi»62 de son écriture de surface, du moins un de ses sommets. Par rapport à ces textes dans «Notes de zoologie», certes, la plupart des pages de son journal demeurent subsidiaires, sinon subalternes. Mais, l’interaction de son voyage réel et du voyage imaginaire continuera dans le reste de ce journal bien que toujours d’une manière implicite. Notamment, cette nouvelle conception du corps, informel, changeant, fragmentaire et moléculaire se retrouvera à plusieurs reprises dans le reste d’Ecuador. Michaux y présentera plusieurs cas où le schéma corporel ou l’image du corps se transforment largement à tel point qu’il ne serait plus possible de s’attacher à l’image du corps habituel et fixe. Ecuador, c’est également le voyage pour accéder au corps moléculaire, au corps à la fois virtuel et propre. Le monde cloisonné et la séparation de l’être «Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d’échanges 62 Ibid., p. 142. Bien entendu, cela ne revient pas à dire qu’on puisse ou doive rattacher cette 278 de paroles des heures durant ? On revient s’appuyer sur un environnement proche et avec des proches s’entretenir de proches, afin d’oublier l’Univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, peloté inextricable de l’intime qui n’a pas de forme.»63 A travers la comparaison du voyage réel et du voyage imaginaire chez Michaux, se dessine progressivement son aspiration profonde au continu, au total et à l’indifférencié. Mais naturellement, cette aspiration ne fait qu’un avec la critique contre le discontinu et la séparation qui dominent dans le monde réel. Pour lui, ce qu’on prend pour l’unité est un isolement et l’être humain ainsi que le monde réel est cloisonné de manière multiple. En tout cas, le problème de la séparation constitue une thématique principale dans Ecuador64. Ce thème est d’autant plus important qu’il est étroitement lié également à la question du corps. Revenons à Boskoop qui est en train de traverser l’Atlantique. Dans «l’anti-calendrier de la mer»65, parallèlement à l’activation de son subconscient, le voyageur commence à considérer ce navire comme un emblème de la civilisation moderne totalement isolée de la Nature. Loin d’être ouvert à l’inconnu, le voyage moderne bloque préalablement les voies vers le dehors. Il n’est plus qu’un simple déplacement ou qu’une circulation interne dans un espace clos. Ainsi, au bout de quelques jours, en imaginant le monde sous-marin, le narrateur dénonce la nouvelle impasse que représente le voyage moderne : Dire que peut-être vingt-cinq millions de poissons nous ont vus passer, Boskoop, ont vu ta quille stupide, Dieu sait avec quelles réflexions, l’ont vue, ne comptant que les adultes. [...]Et nous, on n’a rien su, n’a rien vu, pas un description d’Ecuador à l’invention des animaux fantastiques. 63 O.C.III, p. 1068. 64 A ce sujet, voir aussi Didier Alexandre, «Entre ici et ailleurs» in Passages et langages de Henri Michaux, réunis par Jean-Claude Mathieu et Michel Collot, José Corti, 1987, p. 93-103. 65 O.C.I, p. 142. 279 pas une, pas ça. / Boskoop ! Grand aveugle qui traverse l’Atlantique. On serait dans un sac, ce serait pareil.[...]66 «Cette terre est rincée de son exotisme»67, souligne Michaux dans un autre passage. Dans les temps modernes, même le voyage n’emmène plus l’homme au dehors. Les hommes sont enfermés dans on ne sait quel labyrinthe dont les parois augmentent de plus en plus. Ou plutôt, ils considèrent l’accroissement des parois comme un signe de l’évolution. Mais ce qui est plus intéressant, c’est que Michaux substitue ici le point de vue de poissons au point de vue de Dieu. Au lieu de critiquer les hommes du haut, il tente de présenter une image de la civilisation vue du dehors du monde humain. Au moins, ces descriptions donnent l’impression qu’on regarde les choses de l’autre côté du miroir, ne fût-ce qu’instantanément. Mais, ce que ce passage connote, c’est que le dehors est également le dedans. Autrement dit, le rapport entre le navire et la mer symbolise aussi celui du sujet conscient et de l’inconscient (au sens large, à savoir l’inconscient psychologique et physique)68. De même que le navire va sur la mer tout en fermant les yeux à son dehors, le sujet conscient ou l’intelligence humaine avance en négligeant ses profondeurs, tout content d’un schéma superficiel de l’être et du monde. Autant dire que la vie pour les hommes modernes consiste en cet oubli. Ils vivent pour oublier à la fois leur dedans et leur dehors69. D’autre part, Michaux montre ici une image du dedans en tant que monde moléculaire et fluide où habite la foule à la fois étrangère et Iibd., p. 145. Toutefois, Michaux écrit sur les «pirogues à pamakari» la presque même chose, comme s’il insistait que le voyage réel n’atteint jamais au dehors : «Un tunnel, quoi, bas, écrasant. Un tunnel muré à l’arrière, qui n’a qu’une issue, [...]. On vit là-dedans des dix-huit heures par jour, couché, sans remuer, couché, [...]. C’est ce que les Européens prennent de loin pour l’image de la liberté !» (ibid., p. 239). 67 Ibid., p. 155. Comme il le signale lui-même, il a déjà traité ce sujet dans «Prédication» (ibid., p. 100). 68 En effet, l’océan était dès le début la métaphore de l’âme chez Michaux («L’âme est un océan sous une peau. On n’en connaît que les tempêtes et quand elle résiste au mouvement, aux vibrations des environs. L’âme même nous échappe» (O.C.I, p.77). D’autre part, comme nous l’avons vu, l’eau peut symboliser également le moléculaire dans notre corps. 69 Dans «L’Espace aux ombres», Michaux suggère que l’espace intérieur constitue notre dehors en écrivant : «L’espace, mais vous ne pouvez concevoir cet horrible en dedans-en dehors qu’est le vrai espace (O.C.II, p.525). 66 280 attentive aux affaires humaines. Cela suggère que le monde au-delà du miroir est le monde subhumain70, indifférent à l’image unitaire et intégrale des choses et du corps dans le monde humain. Cela dit, même ce sujet conscient ou intellectuel n’est pas indépendant de ses profondeurs. Dans un autre passage, en décrivant le navire qui fait l’escale (dans le port d’une île), Michaux insinue comment l’intérieur oublié des hommes est noirci71 ou plein de souillure : «En mer notre Boskoop : sévère et réservé. Mais ici ! Avec les mâts de charge levés, ses poulies, ses cordages sales, cette superstructure d’insecte et puis l’intestin de sa quille, un salmis sans nom [...].»72 Sans doute, ce ne serait qu’au moment de la noyade que les hommes rencontrent leur dedans, ou le Tout dont ils se séparent, mais d’où ils sont sortis. Mais leur «orgueil»73 ne disparaîtra pas pour le moment et c’est vers une direction tout à fait contraire que les hommes modernes se dirigent : «Toujours se mettre au-dessus de la nature jamais dedans. / Si cela ne devait pas coûter si cher, ils feraient leurs autos de dix mètres de hauteur, pour n’avoir plus rien à voir avec le sol, les herbes, les insectes.»74 En tout cas, pour Michaux, la civilisation moderne se sépare de son intérieur ainsi que du vrai dehors. Elle ne fait qu’accroître la séparation, le cloisonnement et l’enfermement. Dans un autre passage, il écrit cette fois-ci sur les villes européennes : Pour une ville, un esprit d’une certaine dimension ne peut avoir que haine. Rien n’est plus désespérant. Les murs d’abord, et puis tout n’est qu’images acharnées d’égoïsme, de méfiance, de sottise, de rigidité. / Pas besoin de connaître le code Napoléon, suffit de regarder une ville, on est fixé. / [...] / 70 O.C.II, p. 499. «Un mal qu’apporta l’imprimerie : le noir. Ah ! le noir, dans l’époque moderne !» (O.C.I, p.155). 72 O.C.I, p. 150, je souligne. 73 «Ô navire-orgueil, ô capitaine-orgueil, passagers-orgueil, vous qui ne vous mettez pas de plain-pied avec la mer... sauf toutefois au jour du naufrage... ah, alors... enfin il s’enfonce, le navire, avec son jeu complet de mâts et sa cheminée» (O.C.I, p. 143). 74 O.C.I, p. 145. Michaux reviendra sur cette tendance des hommes modernes également à la fin de ce journal de voyage en observant une jeune femme qu’il a rencontrée à bord sur l’Amazone. : «Une jeune femme qui était à notre bord, venant de Manaos, entrant en ville ce matin avec nous, quand elle passa dans le Grand Parc, bien planté d’ailleurs, eut un soupir d’aise. / “Ah! enfin la nature!” dit-elle. Or elle venait de la forêt... / C’est qu’elle fait rudement la gueule, la forêt équatoriale! À gauche et à droite du fleuve» (O.C.I, p.233). 71 281 Villes, architectures, que je vous hais! / Grandes surfaces de coffres-forts, coffres-forts cimentés dans la terre, coffres-forts à compartiments, avec les coffres-forts pour manger, les coffres-forts pour coucher, coffres-forts pour filles, coffres-forts aux aguets et prêts à faire feu, et tristes, et tristes...75 Mais en Équateur, la situation ne change pas particulièrement. Surtout la ville de Quito est encore pire. D’une part, elle est «[l]’étouffement même» : «il n’y a pas de rues à Quito, il n’y a que des salons» ; «[i]l n’y a pas d’eau non plus qui coule dans cette ville.»76 Et d’autre part, Quito n’a pas une taille suffisante pour attiser suffisamment sa haine et son envie, deux émotions paradoxalement salvatrices pour lui 77 dans la mesure où elles lui apporte une activation psychique et où elles le libère de l’inertie qu’il déteste le plus, ne fût-ce que momentanément : «Quand je reviens de la campagne, [...], saute une fureur, une haine... / Je retrouve mon homme, homo sapiens, le loup thésaurisant.»78 Ainsi, pour Michaux, la société moderne est avant tout le monde cloisonné et elle apporte le cloisonnage également à l’intérieur de l’être qui est, selon lui, originellement indifférencié et informel. Bien entendu, la capacité de l’abstraction liée au langage serait une possibilité importante pour l’être humain. Du moins, avec elle, l’homme se procure un nouvel élan, un nouveau feu, en se détachant de l’indifférenciation primordiale. Cependant, l’activité linguistique ordinaire a tendance à la discrimination et à la fixation plutôt qu’à l’élan. Elle a pour essence non seulement de détacher «des objets» d’un ensemble originellement indifférencié mais de les fixer et de rendre inertes l’homme et le monde. C’est pourquoi dans le célèbre passage concernant «le nom»79, Michaux se lamente sur sa profession d’écrivain qui est liée 75 76 O.C.I, p.181, je souligne. O.C.I, p.182-183. «Petit village de Quito, tu n’est pas pour moi. / J’ai besoin de haine, et d’envie, c’est ma santé. / Une grande ville, qu’il me faut. / Une grande consommation d’envie» (O.C.I, p.189). Dans «En pensant au phénomène de la peinture», Michaux écrit aussi : «Mon salut est dans l’hostilité. Le difficile est de la garder» (O.C.II, p.328). 78 O.C.I, p.181. 79 O.C.I, p. 151. 77 282 essentiellement à ce péché originel. Surtout l’écriture, ce «faux frère»80, est toujours à double tranchant pour lui : alors qu’elle peut être une arme pour le libérer du monde du Même, elle apporte souvent «un arrêt»81. Elle est à la fois un tremplin pour le détachement et une entrave à l’élan. Re-ligare En tout cas, chez lui, le problème de la séparation est étroitement lié au problème de la fixation, de l’arrêt et de l’inertie. Et pour sortir de cette impasse, il faut recourir à tous les moyens et parcourir le monde et son être dans toutes les directions. Au moins, dans ce journal de voyage, Michaux parle partout de re-ligare (re-joindre ou relier)82. Il rêve de se mettre en relation non seulement avec le monde sous-marin83 mais aussi avec une autre planète84 pour trouver «un hublot ouvert»85. De la même façon, tantôt il imagine le monde où la communication entre l’homme et les animaux se réalise enfin 86 , tantôt il prend de l’éther qui lui apporte, ne fût-ce que momentanément, «la grandeur», l’«Espace»87 et l’«Infini»88. Sa sensibilité aiguë à la séparation l’incite à trouver son idéal même dans des choses triviales. Il fait l’éloge un 80 Ibid., 106. Il écrit dans un passage d’Ecuador : «Je commence grâce à ce journal à savoir ce qu’il y a dans une journée, dans une semaine, dans plusieurs mois.» Mais il ajoute tout de suite : «[d]e le voir sur papier, c’est comme un arrêt» (O.C.I,163). 82 Comme on le sait, il s’agit de l’étymologie latine de la religion. Bien que Michaux ne soit pas croyant d’aucune religion, sa religiosité, ou sa tendance religeuse semble incontestable. La thematique de re-ligare deviendra plus manifeste dans Un barbare en Asie. D’autre part, la religion a pour étymologie également re-legero (relire ou reprendre). 83 O.C.I, p.145. 84 Ibid., p. 155. 85 Ibid., p. 100. 86 «Dans quelque cent ans, j’ai confiance, le monde sera large. Enfin! On communiquera avec les animaux, on leur parlera. [...] / On se demandera alors comme a pu subsister si longtemps ce monstrueux trou dans la civilisation humaine. / [...] / Qu’elle est étroite, cette parole... Aimez-vous les uns les autres, s’il s’agit des hommes seulement» (ibid., p. 178-179). 87 «La nuit passée, j’ai pris de l’éther. Quelle projection ! Et quelle grandeur ! / L’éther arrive à toute vitesse. En même temps qu’il approche, il agrandit et démesure son homme, son homme qui est moi, et dans L’Espace le prolonger et le prolonge sans avarice, sans comparaison aucune» (O.C.I, p.182). 81 283 peu naïvement, par exemple, d’un grand parc équatorien où fusionnent la nature et l’artificiel89. Pour la même raison, il relate «une cabane de bambous» où il a passé une nuit et où il se sentait uni à «l’extérieur» : «Peu me sépare de l’extérieur. Je suis presque dehors. Une grêle de lumières, mille couteaux viennent vers moi. Le bambou laisse passer les cris, les bruits et même les chuchotements [...]. Le bambou n’est pas non plus sans traduire tous les mouvements des alentours» 90 D’autre part, son aspiration à la totalité indifférenciée s’exprime tantôt sous la forme de la haine contre le cloisonnement et l’état inerte des choses tantôt sous la forme de l’enthousiasme pour le mouvement et la déformation. Il en dit long sur la randonnée en voiture en pleine nuit avec un fanatique de vitesse appelé «le loco [= fou] Larre»91 ou bien il se passionne pour la rénovation d’une chambre qui lui est confiée92. Il va jusqu’à rêver à l’histoire de l’amant de Jules César qui aurait vécu des expériences inaccessibles à l’homme normal93 et à la fin, il déclare son amour à l’avenir en tant que dehors : «Comme ils sont beaux, les siècles à venir. / Si vous saviez comme j’aurais voulu vivre parmi vous. [...] je suis fort pressé, sollicité sans relâche par le dehors et le grand espace du futur. Je chercherais.»94 Toutefois, c’est sans aucun doute dans «la forêt tropicale» qu’il découvre un paradis terrestre : elle est tout à fait étrangère à la séparation comme au cloisonnement ; elle est mouvante et dynamique ; chaque plante est ouverte aux autres et forme «une grande famille» : 88 O.C.I, p.184. «Je fus bien, hier. / Que je peux donc me sentir large et comblé. / Qui se serait attendu à une si forte respiration de la part d’une si étroite poitrine ? / [...] / Si proche de la nature, tout ceci / Si proche que s’y laissent prendre les grues sauvages, viennent de loin, s’y sentent fort à l’aise. / Dans l’appartement, dans chaque pièce, de l’eau qui rit et bredouille [...]» (O.C.I, p.159-160). Dans un autre passage, il loue encore une fois un autre parc : «Jolis gestes fort effacés : les restes d’un très beau parc. / Cela me plaît et entre en moi» (O.C.I, p.187). 90 O.C.I, p.171-172. 91 Ibid., p.194. Comme on le sait, le voyageur prétend ici qu’il se trouvait «dans la prison». 92 «On modifie considérablement la maison de mes hôtes. On me consulta, j’eus des idées, j’en fus content, j’aime faire, créer. [...] . Attaquer des objets, les modifier, les détruire, les refaire, les déplacer» (O.C.I, p.183). 93 Ibid., p. 180. 94 Ibid., p.179, je souligne. 89 284 «La forêt tropicale est immense et mouvementée, très humaine, haute, tragique, pleine de retours vers la terre.[...] / Très habitée, la forêt, riche en morts et en vivants ! [...] / L’arbre ici ne craint pas d’adopter une grande famille, et mène grand train. Il porte sur lui des orchidées et plus de cinquante lianes l’embrassent à la vie à la mort. Ses branches largement occupées et à pendentifs, habitées comme au Moyen Âge les ponts, ont de loin la douceur, le velours des chenilles, et l’apparence sage et réfléchie que donnent les barbes.» 95 Au contraire des arbres du Nord, fixes, isolés et uniformes, les arbres des tropiques sont fluides, multiples, protéiformes. Même les racines ne restent pas au sous-sol. Elles dépassent librement les frontières et se dépassent elles-mêmes ; «Des racines comme boas émergent de la terre, se soulèvent, se tordent, se serrent ici, se coulent là, et on les retrouve à vingt mètres de haut dans les branches, rôdeuses prêtes à repartir. »96 En un mot, c’est à la vie, ou au devenir, que Michaux a assisté dans la forêt tropicale. Le déploiement de la vie qui comporte la multiplicité en elle et qui ne connaît pas même la séparation des «morts» et des «vivants». Il n’y a aucun arrêt, ni aucun discontinu. C’est à la vie interminable en tant que «foule en mouvement»97 que la forêt tropicale invite. D’ailleurs, Michaux souligne que les arbres tropicaux vivent autant dans le temps que dans l’espace et il les qualifie d’humains. Ils sont pressés comme des hommes98 ou ils vivent des moments plus que les hommes modernes. C’est la pure durée qu’ils incarnent. C’est l’élan même qu’ils expriment. Ils ne cherchent qu’à dépasser les conditions matérielles du monde : 95 96 97 O.C.I, p.170. O.C.I, p. 724. O.C.I, p. 664. «[...] il [= l’arbre tropical] est pressé. Un arbre pressé, n’est-ce pas déjà presque un homme ? Un jour le change, le hausse d’une coudée» (O.C.I, p. 723). 98 285 «L’arbre ici ne s’occupe pas de la terre, / Il faut en sortir vite, / Il s’agit de s’élever, car on étouffe, / Et il part. / Ni branches, ni fleurs, ni pousses, rien qu’un tronc direct /[...] / Et quand ils n’en peuvent plus, / Une fois arrivés à l’extrême bout de leur taille, / Lorsqu’ils s’abandonnent enfin et se répandent en feuilles, / Les voici tous, tous à peu près à la même hauteur, / Et la forêt paraît unie. // Semblablement, dans une course de cent mètres s’enlèvent d’un coup tous les coureurs, filent avec idée fixe d’arriver avant les autres, et voici l’arrivée, [...] il courut merveilleusement. Cependant vous écarquillez les yeux, vous êtes ébahi. Comment ? Comment ? À un quart de seconde près ils sont arrivés tous ensemble.»99 La relecture du corps Ainsi, on vérifie à nouveau deux sentiments qui prédominent dans Ecuador : d’un côté, la haine contre la séparation, l’arrêt, le cloisonnement, l’inertie ; de l’autre, l’aspiration à la vraie communication, au mouvement, au continu, au total et au devenir. Mais, l’intérêt principal de Michaux dans ce voyage, semble-t-il, consiste à se changer réellement soi-même100 en élargissant sa conscience vis-à-vis de son corps ainsi que du Monde. Il faut savoir sentir 101 autrement, plus amplement et plus finement en explorant ce qui se recèle en lui102. Il faut élargir sa pupille103 d’une façon 99 O.C.I, p.200-201. Dans une lettre à Closson écrite deux ans auparavant, Michaux souligne l’importance des épreuves corporelles dans la quête du spirituel : «Moi je me fous, tu le sais, de la littérature./ Je n’envie que le Christ, le Curé d’Ars, Ruysbroeck l’admirable, / j’essaie de m’augmenter tant que je les méprise. /[...]/ La révolution pour un mystique, la vraie révolution / celle devant laquelle ils canent, je vais te la dire et en même temps une histoire que tu comprendras. / [...] / Il y a dix jours elle fut violée, par deux pédérastes. / Quand un mystique (ou plutôt l’endroit opposé au viol) vit ces événements, il accomplit sa révolution. / [...] / Goemans croit faire la révolution contre la littérature. / Il n’y a qu’une révolution c’est CONTRE SOI [sic]. / Que les Don Juan se châtrent. / Que les raisonneurs prennent du phosphore et des glandes / Que les Parisiens vivent parmi les bœufs et les dindons / et les villageois avenue de l’Opéra» (Sitôt lus, p.61-63). 101 Voir O.C.II, p. 108 : «Les civilisations augmentent trop le “savoir-faire”. Qui n’en a pas le don, ni l’adresse, qu’il sache donc plutôt le “savoir-sentir”.» 102Dans un passage d’Ecuador, Michaux écrit sur sa «sensation d’inemploi» : «Il se pourrait bien 100 286 ou d’une autre, parce qu’à la différence de l’œil du «Nègre»104 ou de la pupille de «La Parpue»105, le regard des «Blancs» se fige irrévocablement à cause du développement partiel de l’intelligence rationnelle et que Michaux souhaite «expulser de lui [...] ce qui s’est en lui et malgré lui attaché de culture»106 européenne. En d’autres termes, il cherche à réparer la séparation qu’il a intériorisée en lui-même, à travers le dialogue direct avec la nature ou la lutte avec celle-ci, car le corps humain n’est pas non plus étranger à la séparation107. D’ailleurs, le problème de la séparation implique celui de l’incommunicabilité entre lui et les autres. Pour Michaux, pour comprendre autrui, il faut se plonger dans les tréfonds de l’être et atteindre une couche vraiment individuelle mais en même temps universelle de l’homme, à savoir, un «centre mouvant» indifférencié d’où tous les différenciés découlent108. Mais il en va de même sans doute pour le Monde. Ce qu’il cherche à atteindre, ce n’est pas forcément le refus total de la différenciation ni le retour définitif à l’état virtuel. Mais il souhaite connaître l’état originel de l’indifférenciation pour affirmer ce qui a été différencié, à savoir, le réel. Une fois cet état atteint, on pourrait mieux accepter le réel et autrui (même si ce moment suprême n’arrive qu’au dernier moment de la vie). Cependant, l’homme est un animal qui a que jusqu’à présent ma vie ait pas mal manqué de courage. Manqué, et peut-être le courage m’était condition d’existence, et peut-être par ce fait, je gardais toujours cette sensation d’inemploi, qu’on appelle encore disponibilité... » (O.C.I. p. 207). Dans Poteaux d’angle, un de ses derniers ouvrages, Michaux souligne la potentialité inépuisable que recèle l’être humain mais que celui-ci laisse inexploitée ou inconnue : «La mort cueillera un fruit encore vert» (O.C.III, p. 1044) ; «Les hommes, tu ne les as jamais pénétrés. Tu ne les as pas non plus véritablement observés, ni non plus aimés ou détestés à fond. Tu les as feuilletés. Accepte donc que, par eux semblablement feuilleté, toi aussi tu ne sois que feuillets, quelques feuillets» (O.C.III, p. 1045). 103 Voir Jean-Claude Mathieu, «Avaler la langue, dilater la pupille», in Passages et langages de Henri Michaux, José Corti, 1987, p. 133-146. 104 « Les Blancs paraissent avoir dans les yeux un noyau plus ou moins grand suivant les individus. Ce noyau jamais ne se dissout en regard. Il est la marque du secret, du phénomène cérébral, de la réflexion insoluble en physionomie» (O.C.I, p.149-150). 105 O.C.I, p.499. 106 O.C.I, p. CXXXII. 107 Bien entendu, les épreuves corporelles ne suffiraient pas pour réparer la séparation. Comme l’indique Jean-Claude Mathieu, il faudrait au moins changer également l’écriture, parce que cette séparation est liée aussi au langage ordinaire ou à l’intelligence verbale habituelle. Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit. 108 Voir O.C.III, p. 1054. 287 incarné les distinctions en quelque sorte jusqu’à l’os. Son corps est déjà le produit d’une lecture discriminatrice du corps originel et indifférencié. C’est une figure lue sur le fond, choisie et habitée personnellement mais aussi prédéterminée socialement109. Pour ainsi dire, l’homme forme son corps comme on détache l’objet du «pâté» indifférencié de la nature. Et une fois fixé, ce corps socialisé ne peut plus lire le monde que dans un sens fixe. Il faut donc relire son corps en le faisant passer par des épreuves. Cela mènera aussi, probablement, à la relecture du monde. L’homogénéité et la spécialisation L’homogénéité ou la concordance de l’âme et du corps est une thématique principale chez le jeune Michaux. Comme il l’a déjà esquissé dans «Techniques de la mort au lit», l’âme (ou le schéma corporel au sens large) concorde rarement avec le corps même. Certes, l’âme habite le corps en nouant des liens intimes avec lui, mais elle ne l’occupe pas forcément de manière égale. Soit par les habitudes sociales soit par la domination excessive de l’intelligence, la manière d’habiter le corps des hommes modernes est trop partielle. Comme ce «noyau» dans le regard des «Blancs»110, le schéma corporel se dissout difficilement dans le fond. Et au début de ce journal de voyage, Michaux attire l’attention encore une fois sur le décalage de son schéma corporel et du corps même. Le narrateur-héros revenant du repliement, aussitôt qu’il est sorti en dehors, reçoit le baptême du «froid». Celui-ci lui révèle comment il manque d’équilibre dans sa relation vis-à-vis de son corps et l’avertit que cette polarisation de la force psychique est fragile devant la Nature : Dans «Visages de jeunes filles», Michaux traitera de la spécialisation des hommes modernes en comparant le visage de la fille originellement racial ou impersonnel plutôt que personnel, non-déterminé, ouvert et restant encore virtuel et le visage des adultes irrévocablement spécialisé : «Visage qu’elle va perdant de jour en jour, pour avoir désiré ou avoir été contrainte de choisir, d’opter, de réaliser./ Et qu’allez-vous devenir, visages contemporains tôt abandonnés par filles stupidement pressées d’en sortir, d’être quelqu’un, quelque chose, femme, citoyenne, scout, soldate?» (O.C.II, 306). 110 Ibid., p. 149-150. 109 288 Ah ! ce froid, il faut s’envelopper en soi, s’égaliser plutôt pour y bien résister. / Celui qui a sa plus grande force localisée dans la tête, le cœur, la poitrine, les bras, n’est pas fait pour ce pays. Je n’ai pas de tenue devant ce froid. Pas encore assez homogène...111 Bien entendu, les manières d’habiter le corps varient selon les sociétés et les individus. Et dans tous les cas, «l’homogénéité» serait «le paradis perdu de l’homme »112. Cela dit, Michaux devinait évidemment la différence des styles dans la manière d’habiter le corps entre les occidentaux et les autres peuples. Dans «Un barbare chez les Malais», par exemple, il écrit sur les Javanais et les Balinais : «Ils s’assoient face à leur maison, le dos à la route, comme s’ils avaient un œil dans les épaules. En tout cas, ils ont dans les épaules une présence que nous n’avons pas.»113 D’autre part, le Yogi hindou sait parcourir son corps d’une manière surhumaine et les Chinois ont par contre «l’âme concave»114. En tout cas, ce que Michaux a vu chez les Asiatiques des années 1930, c’est le rapport plus paisible, plus souple et plus harmonieux entre l’âme et le corps. Non seulement leur conception du corps connaît moins de discrimination, mais ils ne mettaient pas non plus de distinctions unilatérales entre eux et les animaux ou entre eux et la nature115. En un mot, leur manière d’habiter le corps est non seulement plus homogène mais plus ouverte au virtuel ainsi qu’au monde. En comparaison avec ce style asiatique du corps, le style occidental ou moderne du corps est cérébral116, centraliste ou partiel. D’ailleurs, selon Michaux, au lieu d’exploiter 111 112 113 O.C.I, p.142. Ibid., p.698. Voir aussi notre note 18 du chapitre 8. O.C.I, p.402. «Si petits que soient les yeux du Chinois, son nez, ses oreilles et ses mains, son être ne les remplit pas. Il se tapit loin derrière. [...] le Chinois a l’âme concave» (O.C.I, p. 358). 115 O.C.I, p. 697-698. 116 Dans «Le trépané», texte publié plus tard (en 1946), Michaux écrit une caricature des hommes modernes en insinuant leur manière d’habiter le corps déséquilibré : «[...] Il y a un endroit en son corps où l’on vit de préférence. Pas le même chez tous. C’est naturel. Mais il est naturel à beaucoup d’aimer se tenir dans leur tête. Ils circulent, bien sûr, redescendent, vont d’organe à organe, de-ci, de-là, mais ils aiment retourner souvent dans leur tête. / C’est ce que le trépané essaie aussitôt de faire, mais une seconde après cet aussitôt, il sait, il sent, il est assuré que jamais il ne pourra remonter dans sa tête, du moins ce ne sera plus pour y habiter 114 289 pleinement leur corps, les hommes modernes s’appliquent à transformer leur environnement pour que celui-ci s’accommode à leur style de corps. Cela rétrécira de plus en plus leur conscience du corps. Et leur activité intellectuelle qui n’est en fait pas étrangère à leur style de corps entrera de plus en plus dans une impasse. Au moins, pour ce poète qui ne pouvait voir que «le vide»117 dans la civilisation européenne, il était nécessaire de rompre ce cercle vicieux une bonne fois. Ainsi, en Équateur, il ose faire passer son corps par de rudes épreuves. Il cherche à relire et à rejoindre son corps à travers ces épreuves. Les épreuves des organes Mais, la Nature en Équateur lui donne une autre leçon : elle ne laisse passer que «le très bon, le solide»118. Autrement dit, c’est ici aussi à une série de dissolutions physiques et mentales que le poète s’expose. Au lieu de la complexité excessive de la civilisation, la grande simplicité de la Nature met à l’épreuve l’intensité de chaque niveau de son corps et s’il élargit sa conscience du corps, c’est en décomposant sa structure du corps liée également à celle de l’esprit. Dans ce journal, le voyageur mentionne des cas variés de dissolution. Leur détail n’est pas toujours clair. Mais il n’est pas difficile d’imaginer qu’ils étaient autant d’expériences pour constater ce qui est fragile et ce qui est vraiment solide en lui. Et naturellement, c’est le plus compliqué dans le corps qui est le plus vulnérable, à savoir, les organes. Dès son arrivée à Quito, vraiment» (O.C.II, p. 182). 117 Michaux montre dans un passage comment la civilisation moderne constituait un vide pour lui et comment il manque foncièrement d’aptitude pour accepter ce monde fini et cloisonné : «Paul Valéry a bien défini la civilisation moderne, l’européenne : je n’avais pas attendu les précisions qu’il fournit sur ses bornes pour en être dégoûté. / Jamais je ne sentis que ses trous et d’où elle était absente, ce pourquoi pendant mon enfance je passai pour inapte à l’étude» (O.C.I, p.181-182). Dans le même passage, il fait remarquer aussi comment les hommes modernes se vante de l’élargissement de leur sphère d’activité sans s’apercevoir pourtant qu’ils sont isolés du vrai dehors : «Les écrivains commencent à se dire de l’Univers. / Parfois il arrive que l’un d’eux se mette en voyage, pousse jusqu’à Hong-Kong, passe la nuit avec une Jaune. Puis il revient, on le regarde, on l’invite à parler... Il connaît la Chine !» (ibid., p.181-182). 118 O.C.I, p. 206. 290 par exemple, le mal de montagne frappe le voyageur («L’altitude du lieu est de 3 000 mètres, qu’ils disent, / Est dangereux qu’ils disent, pour le cœur, pour la respiration, pour l’estomac / Et pour le corps tout entier de l’étranger»119). Surtout, pour ce poète qui souffre de trouble cardiaque, ce voyage n’est pas autre chose que l’épreuve de son cœur, ce qui fait de cet organe un autre héros dans ce journal ou un autre sujet de ce voyage. Il est certainement un centre de son monde du dedans, mais il est également un organe le plus exposé (ou le plus sensible) au Dehors. La maladie révèle ce lien ou cet équilibre normalement caché entre le dehors et le dedans. Et avec la dissolution de cet équilibre, se perd aussi l’unité ordinaire mais provisoire de son être dont il ne prenait guère conscience. A force de douleur, ses organes ne sont plus habitables. Sa manière d’habiter le corps est facilement dissoute, et le malade tombe d’emblée dans un océan déchaîné qui révèle la pluralité foncière de l’être. Ainsi, dans un poème intitulé «Nausée ou c’est la mort qui vient ?», tout en employant le vocabulaire simple ou même des clichés littéraires au premier abord, le poète exprime tout de même la décomposition de l’unité ordinaire de moi-âme-corps, en un mot, une débandade de son être et en même temps une dernière fierté de l’homme qui cherche à transcender le monde corporel, même au moment de son naufrage : Rends-toi, mon cœur. Nous avons assez lutté, Et que ma vie s’arrête, On n’a pas été des lâches, On a fait ce qu’on a pu. Oh ! Mon âme, Tu pars ou tu restes, Il faut te décider, Ne me tâte pas ainsi les organes, [...]. 119 O.C.I, p. 154. 291 Seigneurs de la Mort Je ne vous ai ni blasphémés ni applaudis. Ayez pitié de moi, voyageur déjà de tant de voyages sans valise, Sans maître non plus, sans richesse, et la gloire s’en fut ailleurs, [...] Ayez pitié de cet homme affolé qui avant de franchir la barrirre vous crie déjà son nom, Prenez-le au vol, [...] Et s’il vous plaît de l’aider, aidez-le, je vous prie.120 Mais malgré toutes ces épreuves, ce voyageur veut aller, pour ainsi dire, au-delà des organes, comme s’il souhaitait atteindre une couche primordiale du corps qui ne se manifeste qu’au bout de l’épuisement des organes, à une vraie source de la vie. Ainsi, pendant son voyage en pirogue sur le Napo, il s’approche d’une situation-limite. Ce serait sans doute le point culminant de ses expériences du corps : «Saturé de quinine, de chaleur, de balancement de pirogue, de l'épais foliacé infini de la forêt amazonienne, de l'immense nappe derrière et devant nous, devant nous surtout de paludisme, ce n'est rien, mais de fièvre jaune, et il faut continuer et avancer encore là-dedans treize jours, la tête caverneuse, le cœur collant et l'estomac, les poumons plats. / Ah! Ah! / [...] De plus, l’auteur a les pieds et la jambe gauche qui commencent à prendre vilain aspect de décomposé. Sa dose de caféaspirine est déjà de six comprimés par jour, il souffre et marche difficilement. [...] On prendrait ça aussi pour de la lèpre.>121 On ne sait s’il a pu accéder vraiment à cette couche primordiale du corps. Mais il n’est pas inimaginable qu’à travers ces expériences, il ait touché ce qui était réprimé à l’état 120 Ibid., p. 190. 292 normal ou ce qui restait inactif tant que les instances supérieures fonctionnaient122. Au moins, ces expériences de la dissolution lui enseignent que même l’habitude censée la plus naturelle n’est jamais fondamentale. Ainsi, «le manger» : «Manger n'est pas une chose si naturelle. Il faut au préalable se trouver dans un état général optimiste. / J’allai donc me coucher. Moi, j’ai surtout besoin de méditation.»123 Il en va de même sans doute pour l’«épique» et l’«érotique»124. Le visible et l’invisible Ce que Michaux fait ressortir autrement dans ce livre, c’est la croyance des hommes civilisés dans le visible. Il montre tantôt implicitement tantôt explicitement comment leur pensée ainsi que leur perception s’appuient aveuglément sur leur vue. Autant dire que les hommes modernes ne conçoivent le monde et le corps que visuellement (cela expliquerait aussi l’importance du rôle que joue la peau dans leur image du corps). Or, les expériences de la Nature en Équateur, c’était également les épreuves de la vue. D’abord, l’Amérique du Sud, c’est un «continent monotone»125 (selon Michaux). Et ce que l’Équateur montre avant tout, c’est «de la terre, de la terre, de la terre.»126 Cela revient à dire que là-bas, on ne peut voir que le «vide» et le 121 O.C.I, p. 220, je souligne. Dans «Le Lobe à monstres», par exemple, en témoignant son inspiration jacksoniste, Michaux écrit : «Après ma troisième rechute, je vis par la vue intérieure mon cerveau gluant et en replis, je vis macroscopiquement ses lobes et ses centres dont presque aucun ne fonctionnait plus et je m’attendais plutôt à voir pus ou tumeur s’y former. / Comme je cherchais un lobe qui 122 fût encore en bonne santé, j’en vis un, que le ratatinement des autres démasqua. Il était en pleine activité et des plus dangereuses, en effet c’était un lobe à monstres. Plus je le vis, plus j’en fus sûr. / C’était le lobe aux monstres, habituellement réduit à un état inactif, qui dans la défaillance des auters lobes, tout à coup par une puissante suppléance, me fournissait en vie ; mais c’était, soudée à la mienne, la vie des monstres. Or, j’avais déjà eu dans toute ma vie, le plus grand mal à les tenir en rang subalterne. / [...] Qui aurait cru que je tenais ainsi à ce point à la vie ? / De monstres en monstres, de chenilles en larves géantes, j’allais me raccrochant...» (O.C.I, p.814, je souligne). 123 Ibid., p. 218. 124 Voir O.C.I, p. 294. 125 O.C.I, p. 248. 126 Ibid., p. 240. 293 «noir»127. Mais au bout d’un mûr dialogue avec cette monotonie, Michaux arrive à une conclusion apparemment paradoxale mais tout de même cohérente. Il découvre dans la monotonie le fond le plus simple mais le plus solide du monde : «Il y a dans la monotonie une vertu bien méconnue, la répétition d’une chose vaut n’importe quelle variété de choses, elle a une grandeur très spéciale et qui vient sans doute de ce que la parole ne peut que difficilement l’exprimer ni la vue s’en rendre compte.»128 Mais ce qui est remarquable, c’est que, définissant la monotonie comme la multiplication de l’élémentaire, il suggère aussi que le plus simple ou le plus solide est moléculaire. C’est pour ça que malgré sa simplicité, ni mot ni vue ne peut saisir le monotone. Et dans le même passage, il écrit aussi sur l’eau en soulignant son aspect moléculaire : «En effet, l’eau est bien la chose la plus nulle et inconsistante qui soit. Néanmoins, c’est avec ça qu’il aurait fait l’Océan. L’Océan c’est la répétition d’un peu d’eau, la répétition considérable... Or, rien sur notre planète n’est attachant comme la mer.» 129 Au moins, dans l’imagination du poète, le simple et le moléculaire commencent à s’unir. Et pour lui, c’est toujours le moléculaire ou l’informel qui est le plus fort. Or, une autre particularité de Michaux consiste dans sa double attention prêtée à la fois au profond et au superficiel. Et ce voyage a développé également son sens envers l’invisible et l’impalpable qui habitent et trouent la surface quotidienne. Dans un passage écrit après sa descente du Napo en pirogue, par exemple, Michaux compare le quotidien des civilisés et celui des indigènes : «Le quotidien fait le bourgeois. Il se fait partout ; toutefois le quotidien de l’un peut désorienter jusqu’à la mort l’homme de l’autre quotidien [...]./ Dans le quotidien de ce pays, il y a l’issang. Vous passez dans l’herbe humide. Ça 127 128 129 Ibid., p. 196. Il s’agit principalement de la région Nord de ce pays. Ibid., p. 240. Ibid., p. 240. 294 vous démange bientôt. Ils sont déjà vingt à vos pieds, visibles difficilement, [...]. / Trois semaines après, vous n’êtes plus qu’une plaie jusqu’au genou, avec une vingtaine d’entonnoirs d’un centimètre et demi et purulents.» 130 Dans le quotidien de l’indigène, il y a encore «des moustiques très petits» qui «se mettent dans vos cils, seulement là, par centaines...» et «un petit poisson [...] gros comme un fil de laine, joli, transparent, gélatineux» qui «cherche à vous pénétrer»131. Mais comme le signale Jean-Pierre Martin, déjà à Quito, le poète témoigne son sens aigu du manque132: Et il souligne que «la petitesse» peut transformer aussi la réalité quotidienne en la privant d’essentiel et en la rendant irréelle : «Une contrée ou ville étrangère est aussi remarquable par ce qui lui manque que par le spécial de ce qu’elle possède.[...]./ Ce qui manque à un spectacle étranger, [...] ce n’est jamais la grandeur, c’est la petitesse. / Examinons donc mes impressions tranquillement, afin de savoir ce qui manque à Quito et sa région. / Il y manque des charrettes à bras, des sapins et des fourmis. [...]»133 D’autre part, devant «le jeu du brouillard» qui cache la surface du réel, le voyageur, déçu de presque tous les paysages visibles, se sent ouverts ses yeux mentaux : «Tous les tableaux japonais paraissent des résurrections. Ces brouillards portent et apprennent singulièrement à regarder, attendrissent notre regard, attendu donc que le visage de la nature [...] n’est pas si dur, ni si inébranlable qu’on le connaissait, mais faible, désemparé [...].»134 Et son regard intérieur atteint à un autre fond, à savoir, l’obscurité. Comme nous l’avons écrit, Michaux trouve dans la cabane de l’Indien un «centre»135. Malgré son incomplétude apparente, elle est «pleine»136, car l’obscurité 130 131 132 133 134 135 136 O.C.I, p. 227. O.C.I, p. 228. Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 329-330. O.C.I, p. 156-157. O.C.I, p. 167. Iibd., p. 236. Iibd., p. 236. 295 substantielle y domine. Pour Michaux, cette obscurité est le foyer de ce qui est moléculaire et indifférencié. Elle incarne ce qui est à la fois le vide et la substance137 : «La cabane de l’Indien [...] regorge. On y entre en brassant on ne sait quoi en épaisseur. Elle regorge d’obscurité, une obscurité bien matelassée et qui regorge de fumée... Point de cheminée. [...] Les habitations du Blanc n’ont pas de centre, elles ont des fenêtres.»138 Le dialogue avec le cheval ou devenir-animal Le cheval représentait souvent le subconscient déjà dans les premiers textes de Michaux. Il vit jusqu’au bout suivant ses principes. Et l’homme qui le monte n’est jamais son maître. Et quand son cheval se déchaîne, l’homme n’est plus qu’un noyé. Or, au cours de ce voyage, cet animal devient littéralement son compagnon. Notamment depuis le soir où le narrateur-héros allait à «la ferme de Guadalupe» à cheval en pleine ombre139, cet animal pénètre plus profondément en lui à tel point qu’il lui a consacré un de ses premiers mots-gong : À cheval, À cheval, J’allais à cheval. Je vais à cheval dans les Andes. Je passe mon temps à cheval.140 Et on constatera que dans «Mort d’un cheval», texte écrit sans doute environ cinq mois plus tard, le voyageur assimile le cheval à son double, ou du moins, il le compare à son 137 138 139 140 Voir O.C.III, p. 531. O.C.I, p. 236. O.C.I, p.160-161. O.C.I, p.162. 296 subconscient aussi inapaisé et aussi indomptable : «Cheval, jamais tranquille, à la tête piochante de perpétuelle dénégation. / De protestations, de refus d’obéissance, réitérées-malgré-tout-voilà [...].»141 Toutefois, même cet animal favori est représenté au début comme une partie de la Nature, comme le fort qui ébranle vivement son corps. Le cheval le passe littéralement au tamis. Secoué violemment, le corps du voyageur perd ses frontières et commence à se défaire sur lui. Il n’y a plus de distinctions entre le corps humain et le corps animal. Il n’y a plus de limites même qui les séparent. Dans un espace pré-individuel et pré-objectif, le cheval se transforme en un océan déchaîné et le voyageur n’est plus qu’une barque qui est en train de s’engloutir. En un mot, il a vécu ici aussi un naufrage pendant lequel sa structure se décompose : Beau cheval blanc (mais le blanc de son œil est rose), Cheval géant à la tête exaltée, Combien plus grand que le mien qui faiblit doit être ton estomac, Ton cœur considérable, Tes muscles fessiers qui m’ont bahuté toute une journée dans la montagne. Haute vague quadrupède, tu m’as tellement secoué, roulé, anéanti! On t’a remise enfin à l’écurie. Et moi je fus au lit. Mais ta grande houle de trot et de galop m’a emporté toute la nuit (comme une tentative qu’aurait entreprise la folie sur moi). Cheval à la tête de bataille, Cheval très grand, Ne soupçonnes-tu pas, de ton côté, comme mon cœur est petit ? Peut-être entendu, frappant sur ta robe, ses petits coups trop rapides? [...] 142 En tout cas, ce que Michaux suggère ici, c’est que le corps n’est pas séparé 141 O.C.I, p. 200. 297 d’autres corps, au moins dans sa profondeur. Ils se répondent et interfèrent sans cesse au delà de leur forme extérieure. Ainsi, au cours de ce voyage, les limites entre l’homme et les animaux deviennent de plus en plus floues. Tantôt Michaux attire l’attention sur l’intelligence des chevaux qui est simple mais souvent plus sûre que celle de l’homme143. Tantôt il raconte la mort de saisissement d’un oiseau144. Mais comme le signale Jean-Pierre Martin 145 , c’est ce qu’il a déjà traité dans «Révélations»146. En d’autres termes, pour lui, l’âme animale ne diffère pas non plus de l’âme humaine (au moins dans le fond). Or, au cours de ce voyage, Michaux remet en cause également les relations entre le désir et ses objets (, parce que pour lui, non seulement le désir est humanisé, mais ses objets sont aussi délimités par de multiples critères humains ou sociaux normalement inaperçus). Il consacre un passage, par exemple, à l’habitude sexuelle des chiens, après avoir critiqué la spécialisation de «l’homme»147 . Soulignant leur indifférence aux formes et aux tailles des objets de leur désir, Michaux développe sa thèse sur la plasticité du corps et des liens entre les désirs et les objets : «Que l’homme a peu de possibilités. Le don d’amour est grand, mais que son objet est monotone, et de peu de surprise. / [...] / Le chien a une place à part dans l’ordre des mammifères. Les chiennes lui sont un monde, que dans sa vie entière il n’arrivera pas à connaître. / Il a affaire à toutes les formes, à toutes les tailles, quinze ou vingt fois comme la sienne! Voici une géante. Il ne se rebute pas. Son imagination érotique le porte à toutes les escalades, à toutes les pénétrations. Il aura affaire aussi à des naines, à des sortes de bébés.»148 142 143 144 145 146 Ibid., p.162-163, je souligne. Voir O.C.I, p. 160-161, p. 173 et p. 193. Ibid., p. 188. Martin, op. cit., p. 351. O.C.I, p. 84. «La femme, on peut l’aimer. [...] / Quant à l’homme, c’est un animal gâché, original, mais jamais harmonieux. Il a toujours l’air d’un spécialiste» (O.C.I, p. 180). 148 O.C.I, p.180. 147 298 D’autre part, dans «La Race Urdes» publié juste après Ecuador, il invente un pays imaginaire où le désir sexuel des hommes ne se fixe plus aux femmes, ni à aucun organe. C’est un animal fluviatile, écrit le poète. Mais comme «La Parpue» Et «L’Émanglon», c’est plutôt un être qui incarne la nature de l’eau. Au moins, le poète ne précise pas sa forme, ou plutôt, il met en relief leur fluidité unie à l’intensité («Ce qui séduit surtout chez ces animaux, c’est la souplesse unie à la force» : «Cette bête se colle à lui en ruban et ne le lâche pas volontiers»). Et c’est plutôt une noyade que les hommes vivent : «Dans ce pays, il ne se servent pas de femmes. Quand ils veulent jouir, ils descendent dans l’eau, et s’en vient alors vers eux un être un peu comme la loutre, mais plus grand, plus souple encore [... ] ; s’en viennent vers lui ces bêtes et se le disputent, s’y enroulent et se bousculent tellement que, s’il ne s’était muni de flotteurs de bois léger, l’homme coulait à pic, [...] sur le lit du fleuve. Cette bête se colle à lui en ruban et ne le lâche pas volontiers. / Ce qui séduit surtout chez ces animaux, c’est la souplesse unie à la force. L’homme trouve enfin plus fort que lui [...].»149 Le plaisir des hommes Urdes dépasse la simple satisfaction sexuelle ou charnelle. Il est même de nature spirituelle. Ce n’est pas la perversion. C’est plutôt l’épuration du désir. Le poète cherche à libérer les désirs des objets fixes et délimités. Et au lieu d’humaniser le désir ou de le rattacher aux objets humains, il le rend à la fois inhumain et profondément humain, à savoir, illimité et moléculaire. Or, dans un texte peu connu de Mes propriétés, intitulé «Dans mon courrier»150, Michaux montre cette fois son inspiration à la fois psychanalytique et anti-psychanalytique de manière curieuse : d’une part, il y incruste des mots-clé freudiens d’une façon ostensible (femmes, satisfaction, déguisement) ; mais de l’autre, il fait ressortir davantage l’inhumanité du désir en inventant des monstres mi-femme mi-animal : 149 O.C.I, p.494. 299 «Un brochet qui me mande : “Monsieur, vos mouches artificielles me donnent pleine satisfaction...” ou un jument : “Monsieur, je porte en ce moment la tête complètement repliée dans le dos, dois-je... ?” Ta tatata ! Tout ça, c’est des histoires de femmes plus ou moins déguisées. Je n’en veux plus dans ma vie, c’est compris? J’ai fait un long voyage et très dur et j’en ai rapporté cette résolution.»151 En effet, ce texte témoigne à la fois de la compréhension de Michaux du freudisme et de son détachement de celui-ci, de manière multiple. D’abord, ce que ce texte ébauche, c’est moins la suprématie de la libido freudienne que la tentation plus diabolique de «la fornication universelle»152que Michaux relate dans L’Infini turbulent, environ trente ans plus tard. On est tenté par «une impureté essentielle» 153 inhérente au fond infra-humain154 et qui «pollue l’ange en l’homme»155. Au moins, ce que le poète a entrevu ici, c’est le seuil d’«un éden bestiaire» 156 . En d’autres termes, le désir élémentaire fait partie de la Nature même, qui est entièrement étrangère au monde humain, à plus forte raison à l’œdipe157. D’autre part, déclarant refuser cette tentation, le poète suggère ici aussi que l’éros n’est pas encore primordial. Cela n’est qu’un fond parmi plusieurs, ou du moins, cela ne représente pas le monde subconscient.158 C’est le dernier texte dans le chapitre «Entre les lignes» et non repris dans La Nuit remue. O.C.I, p. 519, je souligne. 152 O.C.II., p. 867. 153 Ibid., p. 873. 154 Ibid., p. 871. 155 Ibid., p. 871. 156 Ibid., p. 870. 157 Bien entendu, Freud mentionne aussi ce domaine, notamment, dans «Au delà des principes du plaisir». 158 D’autre part, ce texte préfigure aussi ses futurs textes écrits sous la forme de lettres où les voix féminines jouent un rôle capital. Cela suggère que Michaux voit dans la libido comme faisceau de plusieurs désirs un désir propre de connaître autrui, de communiquer vraiment avec autrui en tant que l’autre monde. En d’autres termes, le désir sexuel est, en un sens, la manière impropre de ce désir primordial. En effet, dans ce journal de voyage, Michaux ne cache pas son désir de se joindre à autrui, d’une manière propre : «Je compte sur toi, lecteur, sur toi qui me vas lire, quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de lettres» (O.C.I, p. 179). 150 151 300 La géologie des schémas corporels Nous avons examiné jusqu’ici le dialogue entre la Nature et le corps et l’élargissement de la conscience du corps chez Michaux. Et à travers cet examen, se dessine de plus en plus le corps en tant que domaine pré-individuel et pré-logique. En effet, l’exploration du corps chez Michaux a un autre aspect très important. C’est pour ainsi dire la géologie des schémas corporels. Dans Les Grandes Épreuves de l’esprit, texte publié trente-cinq ans plus tard, Michaux traite cette question sous un aspect implicitement jacksoniste et précise la stratification sous-jacente des schémas corporels ainsi que la fragilité du schéma corporel superficiel : [...] ce sentiment de perte d’une partie du corps, qu’il s’agisse de bras, jambe, joue, de cou ou de la tête, n’est presque jamais celui d’une disparition pure et simple. Disparaître, c’est encore apparaître. C’est disparaître d’un certain ensemble de repères, de mises au point, de centres de reconnaissance et de tout ce qu’il faut, et a fallu pour englober en nous le membre ou la région du corps de manière à nous les rendre proches et nôtres et constants. Disparaître de cet ensemble c’est apparaître paradoxalement. / A cause d’un manque, un “plus”, un “autre”. / Toute partie du corps peut alors paraître “changée”, et dans une situation changée. / [...] / Son bras donc peut lui apparaître étrangement éloigné. Ou bien long, n’en finissant pas, ou curieusement se prolongeant dans des meubles et des objets, bras d’un seul tenant avec l’accoudoir du fauteuil [...]»159 En d’autres termes, ce qu’on appelle le schéma corporel connaît également une sorte de structure hiérarchique, ou il est le résultat d’une intégration de plusieurs schémas latents. Et une fois disparu le schéma corporel normal, d’autres jusque-là réprimés 159 O.C.III, p. 384. 301 apparaissent. Chez Michaux (du moins dans les années 60), la question de la transformation du schéma corporel se rattache précisément à la question du subconscient. Chaque conscience partielle suggère son schéma corporel. Celui-ci ne s’adapte pas au réel certes, mais il prouve tout de même des efforts déséspérés de l’organisme pour le rééquilibrage. Autrement dit, la conscience principale (ou la fonction du réel) forme non seulement la réalité extérieure unifiée mais également le schéma corporel unique 160qui convient au réel. Et la dissolution de la conscience principale suscite ici aussi l’activation des consciences partielles prédominantes. Bien entendu, dans Ecuador, la conception du schéma corporel chez Michaux n’atteint pas encore à une telle profondeur. Mais cela n’empêche que ce voyage lui donne l’occasion de vivre une variété de schémas corporels. Notamment, à travers l’expérience de la prise d’éther, il vit une transformation complète du schéma corporel («Cependant mes pieds et mes jambes, comme s’il y venait goutte à goutte le dépôt de ma pesanteur matérielle, s’éloignent, se caoutchoutent au fin bout de moi-même. / Et sur ma bouche une bouche de glace.»161). Et comme nous l’avons écrit, l’éther lui fait vivre une sorte d’«Infini»162 en le privant totalement de son modèle postural ordinaire et de ses tendances principales163. D’ailleurs, cela distingue cette drogue de l’opium, parce que celui-ci enferme le sujet en lui donnant une auto-satisfaction absolue et Dans le même passage, Michaux montre que si le schéma corporel principal disparaît, plusieurs schémas risquent d’apparaître simultanément et que cela empêche l’homme d’avoir une seule image de ses membres (ibid., p. 384). 161 O.C.I, p.182. 162 Ibid., p. 184. Dans un texte postérieur, Michaux approfondit et précise davantage ses expériences de la prise d’éther. Il fait remarquer, par exemple, qu’à ces moments, non seulement le schéma corporel mais aussi l’espace et le temps se transforment radicalement («L’espace et le temps se croisent d’une façon nouvelle. Plus homme ni femme, il n’est qu’un lieu»(ibid., p. 450). Dépouillé de corps et d’espace ordinaires, on devient «intrinsèquement» nu (ibid., p. 452). Le fossé qui sépare les individus disparaît et, lui et son amie, ils sont «unis» l’un à l’autre(ibid., p. 453) ; «On est strictement jumeaux. Se distinguer, on n’y songe plus. Identité! Identité! » (ibid., p.454). D’autre part, Michaux attire l’attention sur l’état où on se trouve après l’expérience de l’éther et qui est aussi instructive pour connaître le corps : «Cependant, le lendemain il se sent un peu étrange. [...]. Il a l’impression que sa garde l’a quitté, et son bouclier. (On a donc tout ça pour se protéger!) Il se sent seul, sorti de sa gaine, comme un ver, un bernard-l’hermite hors de sa carapace, se disant, un peu honteux [...]» (ibid., p. 451). 163 Ibid., p.193 : «[...] l’éther, plus chrétien ; arrache l’homme de soi.» Voir aussi ibid., p. 449 : «L’homme a un besoin méconnu. Il a besoin de faiblesse. [...] / D’une façon ou d’une autre, il lui faut être vaincu.[...] / Excédé, il recourt à l’éther. / Symbole et raccourci du départ et de 160 302 renforce plutôt la séparation avec autrui et le monde164. Toutefois, la transformation par les drogues n’est qu’une expérience parmi d’autres. Sur ce point, comme nous l’avons vu, la maladie est aussi instructive parce que non seulement elle provoque le dérangement des organes, mais elle rend impossible l’habitation ordinaire du corps. Et naturellement, elle dépouille le malade plus ou moins d’images extérieures du corps : «Votre figure se mamelonne, un grand mal de tête, le cœur bat la fièvre... On est tout fléchissant, comme prêt à se rompre, comme s'il n'y avait plus fibre ni rien qui pût tenir joints le haut du corps et le bas.[...] »165 Comme il se doit, la fatigue peut aussi susciter une transformation de l’image du corps. Normalement on prend rarement soin de ce changement. Mais pour cet explorateur du corps, un phénomène apparemment ordinaire a une signification spéciale, et le petit changement égale le grand : [...] le sommeil s’appuie contre moi. Je pèse extrêmement lourd ; si mon cheval est pareil à moi, il doit se sentir éléphant.166 Ainsi, déjà dans Ecuador, Michaux développe largement et en un sens systématiquement sa conception du schéma corporel : non seulement il révèle comment celui-ci est instable et illusoire, mais aussi il souligne comment ce qu’on considère comme corps s’écarte du vrai corps. De toute façon, il semble certain que ces expériences corporelles pendant le voyage se reflètent dans d’autres textes publiés après Ecuador et reçus dans Mes propriétés. Au moins, au début d’«Encore des changements», Michaux écrira de manière convaincu : «A force de souffrir, je perdis les l’annihilation souhaités.» 164 «[...] Opium. [...] / Cette perfection sans surforce ne m’est rien. [...]/ L’opium reste dans mes veines. Il y met contentement, satisfaction. / Bien. Mais qu’ai-je à faire de cela ? Ça m’embrasse. [...]» (O.C.I, p. 193). 165 Ibid., p. 188. 166 O.C.I, p. 169. 303 limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement. Je fus toutes choses [...].»167 La vitesse Or, selon Michaux, ce qui constitue la base de notre image du corps n’est pas seulement limitée au schématique. La vitesse, le tempo et le rythme y jouent un rôle aussi important, à la fois sur le plan physique et sur le plan psychique. Comme nous l’avons écrit, Michaux se montrait très attentif à la vitesse de pensées dans ces premiers textes. Et dans Ecuador, il continue cette quête de vitesse. Dans un passage concernant l’équitation, par exemple, attirant l’attention sur la corrélation entre l’allure du cheval et la réaction de son corps, il suggère ici aussi qu’il est habité par des existences psychologiques plurielles dont «le tempérament» diffère : « Nous revîmes au trot (rarement au pas) et au galop. C’est moins fatigant. Ma jambe droite quand on va au pas ne dit rien, mais ce n’est pas dans son tempérament. Elle s’ankylose et j’en suis très souffrant. [...]J’ai toujours peur que mon cœur ne se laisse prendre. C’est que je le connais, la souffrance l’accroche. Cependant culbutent en moi mes forces, je suis réduit à presque rien. Suffit, j’ai tenu bon aller et retour.»168 D’autre part, la question de vitesse s’impose également dans son expérience de l’éther. Il met en relief le changement de la conscience du temps, comme si, sans cela, l’éther perdait la moitié de son intérêt : «L’éther arrive à une vitesse de train, par sa route de bonds, 167 Ibid., p. 479. Dans un texte ultérieur, plus théorique ou du moins plus objectif, Michaux écrit toujours : « Le schéma corporel, il ne faut pas trop le questionner. Il répondrait par vide et par erreur. Il est assez vague. Et même en un homme sain n’aura pas les bonnes réponses qu’il attend. Peu solide est le corps, dès qu’on veut, les yeux fermés, immobile, le ressentir, le reconstituer. L’appréhension aussitôt le défait. Plus virtuel que réel, c’est lorsqu’il vient à manquer qu’on prend conscience qu’il avait quelque chose d’une forme. [...]» (O.C.III, p. 389). 304 d’enjambement : escalier à marche de falaises. / Ainsi gravit les paliers de l’atmosphère un oiseau grand voilier dans la cordillère des Andes.»169 Dans ses textes ultérieurs sur les hallucinogènes, Michaux répétera qu’une fonction principale de l’esprit humain consiste à modérer la vitesse mentale qui, sans cette fonction, serait excessivement rapide pour l’homme. Autrement dit, la vitesse mentale est également le produit d’une coordination et le temps ordinaire est aussi un composé. D’ailleurs, avec la transformation du temps, l’espace se transforme. Et l’éther amène le voyageur ici aussi à «l’eau», à savoir, au fluide ou au moléculaire qui annihile toutes les distinctions faites par les hommes : «Puis du temps passe, du temps, de hautes cascades de temps. / L’Infini. / [...] / La vitesse ... / L’éloignement... / L’eau ... »170 D’autre part, dans un passage concernant «la chasteté», Michaux relate l’accélération extraordinaire des pensées. Comme il l’a fait dans «Surréalisme»171, il compare au moment de la noyade cette activation des pensées automatiques. Mais à l’inverse du cas de l’écriture automatique, sa conscience reste claire. Elle est plutôt élargie au lieu d’être suspendue. Cela n’empêche que la chasteté le jette dans la mer des pensées moléculaires. Elle est une expérience du naufrage, comme l’équitation et la prise de l’éther. Comme il se doit, les paroles n’arrivent pas à suivre la vitesse de ces pensées moléculaires : «Il y a pour moi une drogue dans la chasteté. Son effet : les mouvements vites, la colère, et le peur, le sentiment musical.[...] Dans la chasteté la parole ne peut me suivre. Je m’imagine toutes choses à la vitesse que passent pour posséder les personnes sur le point de se noyer. Si j’écris dans ces moments, impossible, ce n’est jamais qu’un résumé. Pourtant, hélas, c’est mon optimum lucide.»172 168 169 170 171 172 O.C.I, p. 173. O.C.I, p.182. O.C.I, p. 184-185. O.C.I, p. 59. O.C.I, p.192. Voir aussi ibid., p.59-60 et notre chapitre 5. 305 En tout cas, la dissolution enlève le modérateur intérieur de l’homme qui s’occupe du maintien de la vitesse mentale ainsi que du schéma corporel. Et dans «Encore des changements», Michaux attire l’attention non seulement sur la transformation du corps, mais aussi sur la rapidité de ces changements. Cela fait ressortir que la dissolution est une expérience de devenir illimité et que le devenir constitue une essence du monde subconscient : «Je regrettais de n’être plus boa ou bison. Peu après, il fallait me rétrécir jusqu’à tenir dans une soucoupe. C’était toujours des changements brusques, tout était à refaire, et ça n’en valait pas la peine, ça n’allait durer que quelques instants et pourtant il fallait bien s’adapter, et toujours ces changements brusques [...].»173 Se rejoindre soi-même Comme nous l’avons écrit au début, ce voyage fut pour relier ou rejoindre le moi et le corps. Ce fut également un voyage pour réparer la séparation qu’il a intériorisée malgré lui en élargissant sa pupille et sa conscience du corps. Et enfin, durant ce voyage, le poète cherchait sans cesse à constater la vraie base, la sienne ainsi que celle du monde. Or, Ecuador raconte dans sa dernière partie une petite anecdote très significatives. Après être arrivé à Iquitos, le voyageur passe une journée à ausculter son propre rythme, comme s’il le découvrait pour la première fois, ou comme s’il arrivait enfin à l’accepter après tant d’expériences. En somme, il revient au simple ou au monotone, mais avec une conscience renouvelée, naturellement : Sans doute, il y a bien toute une forêt autour de moi. Mais par grande chaleur, mes veines chantent. Chanson bien monotone. D’autre part chanson bien mienne, et je l’écoute toute la journée.174 O.C.I, p. 479. Ibid., p. 228, je souligne. Dans une note annexée au Journal (et un autre texte non repris), Michaux soulignera la grandeur de la monotonie, de la répétition et du simple. Voir ibid., p. 173 174 240-241 et p. 248. 306 Bien entendu, ce voyage n’est qu’une étape d’un parcours plus long et plus dur de ce voyageur éternel. Mais, il semble tout de même certain qu’il lui a rapporté pas mal de fruits. Rappelons le portrait du poète avant son départ. Devant le «froid» d’un pays du Nord, il s’aperçoit de son manque d’homogénéité. Il a compris comment il s’ écartait de son corps. Maintenant, devant la forêt d’Amazone, il tâte son pouls. Il a enfin rejoint son rythme et son corps. Ce pouls, ce rythme, si monotone qu’il soit, c’est le sien. C’est ce qui sous-tend vraiment son être, pendant et après de dures épreuves. De la même façon, Michaux raconte dans un passage suivant une autre anecdote, apparemment naïve mais aussi significative : il s’agit de cet œil du nourrisson175 : «Ici, les arbres sont fort éclairés et lumineux. Je ne les vois pas. Je regarde seulement leur éclat. J’ai toujours les yeux grands ouverts comme les nourrissons et ne les tourne que quand ça bouge, comme les nourrissons. / Je peux difficilement m’expliquer. Quoique je parle plus souvent de malheur, j’ai aussi des tas de petites jouissances.» 176 Ne fût-ce que momentanément, il a regagné ce regard indifférencié, cette pupille élargie, étrangère à la séparation et à la discrimination. Au bout des épreuves variées, il a enfin accédé à cet œil vraiment humain. Chaînes nouvellement enchaînées Ainsi, ce voyage apporte au poète une réconciliation avec son corps, ne fût-ce Comme Jean-Pierre Martin le signale, cette anecdote est précédée de celle d’une lecture distraite, qui préfigure à son tour cette lecture nébuleuse esquissée dans «Le Portrait de A.». Mais remarquons aussi que dans cette lecture particulière à Michaux, la question de la vitesse ou de son propre rythme joue un rôle important. C’est comme si le retour à son propre rythme lui permettait aussi de toucher à l’Univers ou au vraiment Universel. Voir Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 362-365 et O.C.I, p. 610-611. 176 Ibid., p. 229, je souligne. 175 307 que d’une manière provisoire. Mais parallèlement à cela, il élargit son univers d’écriture en approfondissant sa méditation sur la Nature élémentaire et l’instance pré-personnelle et pré-logique. Remarquons d’abord une correspondance implicite entre la Nature équatorienne et ses fantômes. Certes, dans Ecuador, il n’existe pas de descriptions qui mentionnent directement leur rapport. Au premier abord, ils constituent deux thématiques indépendantes et Michaux précise même que ses «larves et fantômes [...] ne connaissent rien de l’Équateur.»177 Toutefois, la Nature équatorienne et ses fantômes ont ceci de commun qu’ils sont tous les deux indifférents à l’humain et notamment qu’ils représentent l’informel, le mouvant et le moléculaire qui se cachent au-dessous de la superstructure, à la fois fragile et provisoire. Examinons, par exemple, comment Michaux décrit «la terre». Dès son arrivée à Quito, il écrit : Le sol est noir et sans accueil. Un sol venu du dedans. Il ne s’intéresse pas aux plantes. C’est une terre volcanique. Nu! Et les maisons noires par dessus, Lui laissent tout son nu ; Le nu noir du mauvais.178 La terre équatorienne est insensible et indifférente : elle refuse tous les costumes humaines et rejette tous les sentiments humains. En un mot, elle incarne l’inhumain qui se recèle au dedans du monde. Par contre, Michaux écrit sur la nature européenne en soulignant son caractère humanisé : « [l’]Europe a partout le petit rire de sang de ses maisons en brique, de ses toits, de ses tuiles.» 179 De la même façon, il mentionne souvent la rareté des plantes en Équateur. Or, pour lui, la plante est très liée à 177 178 179 O.C.I, p. 177. Ibid., p. 154, je souligne. Voir aussi ibid., p.196. Ibid., p. 197. 308 l’homme, car «l’homme peut se passer d’animaux, mais il lui faut des plantes. Il y a dans le végétal un certain jus qui lui plaît et la couleur verte»180. Et au contraire de la terre équatorienne, «[]’]Europe gît [...] sous l’huile immense du vert végétal, intense, frais, allègre.» 181 D’autre part, il est vrai que comme le signale Jean-Pierre Martin182, la terre équatorienne représente ce qui est fragile et friable. Et cela correspond aussi à la friabilité du moi en tant que superstructure. Mais naturellement, la terre équatorienne fait partie de l’orogenèse au sens large et celle-ci symbolise ce qui n’est durci qu’en surface, ou ce qui est à la fois sans forme et protéiforme, en un mot, le virtuel. D’ailleurs, comme Martin le signale aussi183, mélangée avec «l’eau», «la terre» équatorienne se transmue facilement en liquide ou en moléculaire. Avec la pluie, l’ensemble de la terre tourne en mer de boue. Dans ce pays, même des montagnes se transforment en plaine au bout de quelques jours. Michaux écrit au moins trois fois sur ces cataclysmes qui ont ravagé l’Équateur 184 . Et lui aussi il apprend par l’expérience cette fluidité de la terre équatorienne pendant son voyage en pirogue. On constatera ici aussi une image du naufrage ; Mais celle-ci [= la forêt tropique] ressemble surtout à un écoulement. Il n'y a pas de chemin et l'on va à pied. Berné le pied ! Berné! Bafoué! Le sol mou s'en fout, ne dit ni oui ni non Gargouille grassement, Vous reçoit jusqu'à la taille. Berné! Berné! Ridiculisé! Les racines vous écorchent, Assomment et cassent l'orteil, Gluantes, vous glissent, vous bousculent, 180 181 182 183 184 Ibid., p. 240. Ibid., p. 197. Jean-Pierre Martin, op. cit., p.304. Ibid., p. 343-344. Voir O.C.I, p. 164-165, p, 239-240 et p. 249-250. 309 Vous culbutent, vous éliminent, et vous perdent dans un de ces infinis trous infects /[...].185 Ainsi, le dialogue avec les éléments brise en mille morceaux la croyance naïve à la Forme, parce que la nature ne connaît ni la séparation ni la forme fixe. L’élémentaire devenu moléculaire bouleverse l’esprit humain qui cherche à détacher des objets distincts du fond indifférencié et à composer la réalité en les fixant. Mais pour les yeux intérieurs du poète, la nature reste virtuelle. Et même si elle paraît avoir de la forme, ce n’est que provisoire ou en surface. Du moins, l’expérimentateur qui fait toujours de lui-même le sujet d’expérience constate partout l’état indifférencié, moléculaire et fluide des choses au dessous de ce qui est apparemment fixé. Certes, cela ne signifie pas que le poète songe d’emblée au Vide absolu. Tout au contraire, il devine que dans cette mer moléculaire, il y a déjà comme des îles ou comme des épaves et que chacune d’eux émet leurs signes particuliers186. Autrement dit, pour Michaux, l’état indifférencié comporte différents degrés d’intensité. Le virtuel est tout de même multiple et hétéroclite. Et il en est ainsi pour le subconscient, en tant que domaine pré-individuel et pré-objectif dans la mesure où une foule y habite et agit. Or, au moins dans deux poèmes écrits à cette époque, Michaux condense toutes ces réflexions sur les éléments, le subconscient et le virtuel, semble-t-il. En un sens, c’est l’union de la ténuité de l’être et de la grandeur de la Nature. Mais loin d’être emporté par la grandeur, le poète garde son vide, son rien, son virtuel, et à inventer son eau, sa terre et son vent. Ainsi, on constatera que dans «Je suis gong», le poète associe l’image du volcanique et l’image de son être dont l’extérieur est durci mais dont l’intérieur reste informel comme du magma. En même temps, il réussit à exprimer une multitude de vies virtuelles qui fourmillent déjà dans ce magma intérieur et dont chacune a son intensité différente : 185 O.C.I, p. 210. 310 Dans le chant de ma colère il y a un œuf, Et dans cet œuf il y a ma mère, mon père et mes enfants, Et dans ce tout il y a joie et tristesse mêlée, et vie. Grosses tempêtes qui m’avez secouru, Beau soleil qui m’a contrecarré, Il y a haine en moi, forte et de date ancienne, Et pour la beauté on verra plus tard. Je ne suis, en effet, devenu dur que par lamelles ; Si l’on savait comme je suis reste moelleux au fond. Je suis gong et ouate et chant neigeux, Je le dis et j’en suis sûr. 187 D’autre part, ce poème témoigne aussi des efforts pour la fusion du corporel et de l’incorporel chez Michaux. « Je suis gong», écrit le poète. Cela revient à dire que «je ne suis que des signifiants sonores» ou que «je suis des échos retentissants qui ne désignent rien de fini ou de fixe, mais qui font naître tout à travers ses résonances et ses vibrations (ayant de tonalités différentes : la colère, la tristesse et la haine).» Le poète écrit : «Dans le chant de ma colère, il y a un œuf». Autrement dit, «un œuf» qui comporte «tout» naît du «chant» de sa colère. Bien entendu, ce poème raconte encore plus : avec tous ces signes à la fois creux et sonores, je construirai mon terrain, ma famille et mon univers, en immergeant et fondant tout ce qui a été actualisé, figé et fixé. Mais en tout cas, il semble certain qu’en unissant l’élémentaire (tempête, soleil, neige, magma) au pré-logique, le poète construit ici un espace incorporel qui se détache du monde corporel. Un autre exemple de la fusion de l’élémentaire et du pré-logique, c’est un poème inséré dans Ecuador, à savoir, «Je suis né troué». Comme le signale Jean-Pierre Martin188, le vent est un autre motif principal dans Ecuador. Il ne cesse de souffler 186 187 188 A ce sujet, voir par exemple, ibid., p. 152. O.C.I, p. 505. Jean-Pierre Martin, op. cit., p. 344-345. 311 depuis le début de ce journal jusqu’à sa fin189. Et à travers son voyage, le poète va approfondir sa méditation sur le vent et intérioriser cet élément. Et à la fin du voyage, sur l’Amazone, le voyage se rend compte enfin qu’il s’est attaché au vent depuis son enfance. C’est également le moment où il s’est rejoint lui-même davantage : «Oh! le vent! / Je suis d’un pays de vent, / Dans mon pays le plus pauvre a du vent, / [...] / Nous en avons toujours beaucoup, et nous en avons besoin, du vent, du vent! [...] // Celui qui a été élevé, / Celui qui a vécu des années, dans les mains passionnées du vent [...] / Je ne me croyais pas tellement attaché à mon pays [...]»190 Or, au début de «Je suis né troué», un long poème où se mélangent des éléments impropres et des éléments propres, le poète emploie de façon intensive des refrains, des répétitions ou des chiasmes, comme s’il imitait le mouvement du vent, son va-et-vient ou son tourbillon : Il souffle un vent terrible. Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine. Mais il y souffle un vent terrible. [...] Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine. Mais il y souffle un vent terrible. Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance, Il y a impuissance et le vent en est dense, Fort comme sont les tourbillons. Casserait un aiguille d’acier, Et ce n’est qu’un vent, un vide. En ce qui concerne les passages sur le vent, voir aussi par exemple, ibid., p. 142, p.143, p. 173, p.189-190, p. 202 et p.233. 190 Ibid., p. 232. 189 312 [...]191 Dans cette partie, on constate aussi des correspondances assez serrées sur le plan phonique. Soit allitération combinée d’effet d’assonance ; Il souffle un vent terrible ; un petit trou dans ma poitrine [il] [l] [i][l] [pti] [tr] [p] [tri] Fort comme sont les tourbillons. / Casserait un aiguille d’acier [r][k] [s] [r] [ij] [k] [srε] [εg] [ij] [sje] Soit rime intérieure combinée d’effet d’assonance : Il y a impuissance et le vent en est dense [ãs] [ã] [ã] [ãs] Et dans l’ensemble de ce poème, se déploie une autre série de jeux phoniquex constituée par «vent», «vide», «vie» (« Et ce n’est qu’un vent, un vide» ; « Et c’est ma vie , ma vie par le vide>), comme si le poète conjuguait un verbe absent, ou comme si ces mots mimaient un devenir illimité. D’autre part, ce qui caractérise ce poème sur le plan sémantique, c’est l’abolition des bornes. Ici, le léger et le profond cohabitent sans frontières et le vent parcourt librement le dedans et le dehors de l’être («Ce n’est qu’un petit trou dans ma poitrine. / Mais il y souffle un vent terrible»). Le «trou» intérieur comporte tantôt l’émotionnel («Dans le trou il y a haine (toujours), effroi aussi et impuissance») tantôt une forêt primitive («Mais ce serait plutôt une grande forêt, de celles-là qu’on ne trouve plus en Europe depuis longtemps»). De la même façon, ce «vide» est à la fois incorporel («C’est à gauche, mais je ne dis pas que c’est le cœur.») et corporel («[...]c’est un forage à froid, qui fore, fore inlassablement, / Comme sur une solive de hêtre deux 191 Ibid., p. 189. 313 cents générations de vers qui se sont légué cet héritage : «Fore... Fore.»), ainsi que «le manque» (« J’ai sept ou huit sens. Un d’eux : celui du manque. / Je le touche et le palpe comme on palpe du bois»). Et non seulement ce «je» se trouve entre centre et absence ( «Je me suis bâti sur une colonne absente», mais comme c’est le cas de «Je suis gong», son «vide est ouate et silence» et «[q]uoique ce trou soit profond, il n’a aucune forme»192. Autrement dit, son être essentiel est toujours sans forme et sans substance. Ainsi, Michaux développe ici aussi sa poétique du rien ou déploie son rien essentiel. Il se sert de deux aspects contradictoires des éléments (matériels et informels) et les associe soit aux signifiants qui renvoient au personnel (haine, envie, impuissance, ma poitrine, le cœur) soit à l’autobiographique («Petit village de Quito», «il dit, ce monsieur le critique, que je n’avais pas de haine. / Ce vide, voilà ma réponse»). Mais toujours gardant un effet incorporel, il esquisse son portrait comme être moitié vide moitié durci. 11 L’écriture de l’âme moderne «Une vie de chien» 192 Ibid., p. 190. 314 A travers le voyage en Équateur, Michaux développe sa poétique du rien en approfondissant le dialogue avec la Nature élémentaire. Chez ce poète, les éléments réduits à son état moléculaire et indifférencié ont des attributs qui s’opposent aux conceptions ordinaires du corps ou de la matière. Loin d’être statiques et isolés, ils sont informels, illimités et plus ou moins fluides. Ils symbolisent le devenir, plutôt que l’enchaînement interminable de la cause à effet. Au lieu d’être définis par la forme fixe et la substance, ils incarnent des rythmes monotones mais multiples qui constituent l’Univers. En tout cas, leur simplicité moléculaire et dynamique dépasse les affaires humaines et annihile le compliqué et le figé composé par les hommes. Ils sont l’état absolument inhumain des choses et le poète déploie son rien, en unissant la grandeur des éléments et la ténuité de son être1. D’autre part, en vivant des épreuves variées, il élargit sa conscience du corps et acquiert définitivement une nouvelle conception du corps qu’on pourrait appeler le corps sans organes, à savoir, le corps fluide et moléculaire dans lequel des objets partiels s’éparpillent comme des épaves. Bref, il s’agit ici aussi de l’effacement de la forme et de la substance fixes. En se plongeant dans les profondeurs du monde corporel, il atteint une couche où l’untié et l’intégrité des choses réelles ne peuvent plus subsister et où tout revient à son état virtuel, informel et indifférencié. Cependant, l’exploration des profondeurs chez Michaux s’accompagne toujours d’efforts pour cristalliser un devenir à travers l’écriture. Tout en se plongeant dans les tréfonds du monde corporel, il construit un univers incorporel qui dépasse la passion et l’action. Il va de soi que ce sont également des efforts pour extraire le propre des expériences pathologiques ou au moins des expériences qui côtoient celles-ci. Or, trois mois après la parution d’Ecuador, en octobre 1929, Michaux publie une nouvelle série de textes sous le titre d’«Une vie de chien». Ils sont repris dans Mes propriétés, receuil publié un mois plus tard, et constituent avec d’autres textes la première section de ce recueil, intitluée «Partage de l’âme». Comme le suggère le titre originel de ces textes («Une vie de chien»), Michaux traite ici une thématique Dans ses textes ultérieurs tels qu’Au pays de la magie, il se représentera un état où, réduit à son rien minimum, l’homme acquiert une capacité magique de dominer les matières en intervenant dans leur état moléculaire. 1 315 apparemment contraire au dialogue avec la Nature. En un mot, c’est la création de plusieurs types de l’âme moderne, séparée ou abandonnée de la Grandeur. Mais comme nous l’avons écrit, pour ce poète, non seulement l’espace du dedans constitue le dehors du monde humain, mais il fait partie littéralement de la Nature. En d’autres termes, l’âme moderne, c’est une âme qui ne peut atteindre le dehors qu’en s’enfermant dans son monde du dedans. Or, comme il l’a prédit dans «Notre frère Charlie»2, Michaux installe ces âmes dans des personnages également modernes, à savoir, des hommes sans propriétés : ils n’ont ni noms, ni visages, ni caractères. Sauf certains cas, il n’y a même pas de mentions de lieu ou de date. Ils sont entièrement anonymes et de nulle part, mais ils représentent les âmes modernes dans la mesure où ils expriment des déséquilibres ou des dérangements qui sont typiques à celles-ci. D’abord, comme Michaux l’a également signalé dans «Notre frère Charlie»3, l’âme moderne, c’est une âme à la fois pure et salie. Ou du moins, elle est vêtue de loques spécifiques à la vie moderne. Elle ne peut exprimer le capital ou le propre que par des gestes ou des fantasmes plus ou moins grossiers et prosaïques. Ces âmes sont sans doute extrêmement pures, mais la noirceur de la vie moderne s’y infiltre irrévocablement. Ainsi, le héros d’«Une vie de chien» (au sens propre) qui aspire tant à un équilibre suprême est forcé de lutter, sans répit et en vain, contre les autres et même contre la langue des autres jusqu’à ce qu’il s’épuise totalement4. De la même façon, le héros d’«Un homme prudent» croit «avoir dans l’abdomen un dépôt de chaux.» 5 Il est probable que le poète se réfère ici à un cas neurasthénique ou hypocondriaque6. Mais ce qui importe, ce n’est pas la cause de la maladie ni le contenu 2 3 O.C.I, p. 43. Ibid., p. 43. «Je me couche toujours très tôt et fourbu, et cependant on ne relève aucun travail fatiguant dans ma journée [...]. / [...] je gifle l’un, je prends les seins aux femmes, et me servant de mon pied comme d’un tentacule, je mets la panique dans les voitures du Métropolitain./ Quant aux livres, ils me harassent par-dessus tout. Je ne laisse pas un mot dans son sens ni même dans sa forme. / [...] / Je pensais, n’est-ce pas, que quand j’aurais tout détruit, j’aurais de l’équilibre. Possible. Mais cela tarde, cela tarde bien » (O.C.I, p. 470). 5 Ibid., p. 476. 6 «Il allait tous les jours trouver les médecins qui lui disaient : “L’analyse des urines ne révèle rien”, ou qu’il était plutôt même sur le chemin d’une décalcification, ou qu’il fumait trop, que ses nerfs avaient besoin de repos, que... que... que» (ibid., p. 476). 4 316 latent de ce symptôme. Ce texte fait ressortir comment l’âme moderne n’a pas d’autre moyen que de recourir à des images aussi terre-à-terre pour exprimer son état maladif. Sans doute, le poète suggère-t-il aussi que malgré leur prosaïsme, leurs symptômes représentent des efforts désespérés de leur subconscient pour regagner un équilibre perdu et que par l’intermédiare du monde pathologique, ils sont liés, tant bien que mal, en dehors de la vie impropre. Autrement dit, ce héros est un homme qui a découvert la Nature en lui : «Il songe souvent au nombre de personnes qui ont ainsi des dépôts en eux, l’un de chaux, l’autre de plomb, l’autre de fer (et l’on extrayait encore dernièrement une balle dans le cœur de quelqu’un qui n’avait jamais connu la guerre). Ces personnes marchent avec prudence. C’est ce qui les signale au public, qui en rit. / Mais eux s’en vont prudents, prudents, à pas prudents, méditant sur la Nature, qui a tant, qui a tant de mystères.»7 Bien entendu, il est incontestable que cet «homme prudent» représente l’auteur même en tant que Mi-chaux, être qui laisse habiter en eux les autres8, ou qui est forcé d’intérioriser, pour vivre, une fixation quelconque de la part de la société. C’est avant tout en lui-même que l’auteur trouve des «dépôts» qui relflètent la noirceur de l’époque. Quoi qu’il en soit, dans cette image des dépôts des minéraux, le social, l’historique, le personnel et l’inhumain se concrétisent. Avec ces textes dans «Une vie de chien», Michaux s’est engagé, de nouveau et définitivement, dans la cristallisation de la terreur ou de l’inquiétude profondes des hommes modernes. Il va de soi que cela s’unit avec ses efforts pour trouver des abcès qui se forment de manière souterraine en eux et en lui-même. Or, chez ce poète, non seulement l’espace du dedans est lié au dehors, mais plus essentiellement, celui-là ne connaît pas la distinction de l’intérieur et de l’extérieur, ni celle du vraisemblable et de l’invraisemblable, ni même celle du sujet et de l’objet. Ainsi, dans «Encore un malheureux», Michaux fait apparaître un monde 7 Ibid., p. 477. «Tu laisses quelqu’un nager en toi, aménager en toi, faire de plâtre en toi et tu veux encore être toi-même !» (O.C.III., p. 1042). 8 317 fabuleux d’eau qui coule de l’intérieur du malade et qui va s’étendre à la surface des choses réelles en dédaignant toutes les cloisons. Autrement dit, ce malade vit simultanément deux mondes, le monde du Même et le monde où est extériorisé son monde intérieur et pré-logique : Il habitait rue Saint-Sulpice. Mais il s’en alla. “Trop près de la Seine, dit-il, un faux pas est si vite fait” ; [...] / Peu de gens réfléchissent comme il y a de l’eau, et profonde et partout. / [...] L’eau est toujours la plus forte, de quelque manière qu’elle se présente. Et comme il s’en rencontre de tous côtés presque sur toutes les routes... il a beau exister des ponts et des ponts, il suffit d’un qui manque et vous êtes noyé [...] / “Prenez de l’hémostyl, disait le médecin, ça provient du sang.” / “Prenez de l’antasthène, disait le médecin, ça provient des nerfs.” / Prenez des balsamiques, disait le médecin, ça provient de la vessie.” / Oh! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier ! »9 Il ne serait plus nécessaire de souligner que, malgré son inspiration taoïste implicite («L’eau est toujours la plus forte, de quelque manière qu’elle se présente»), Michaux avance ici une image de l’eau, sinon salie, du moins dépouillée de poésie ou de pureté10. 9 10 O.C.I, p. 486. Dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, texte publié quarante ans après, Michaux avance, en gros, deux idées importantes sur le caractère foncièrement prosaïque de l’imagination subconsciente. D’abord, en opposant l’«[a]tomosphère de dévalorisation» (O.C.III, p. 514) qui domine les «argot» du rêveur (ibid., p. 471) et l’«[a]tomosphère de flatterie» (ibid., p. 514) inhérente à la poésie traditionnelle, Michaux souligne que dans le rêve, apparaît une existence psychologique fragmentaire ou «infirme» (ibid., p. 511) qui est mise en marge dans la vie diurne. Autrement dit, il précise que le caractère prosaïque et dépréciateur est inhérent au langage du subconscient. Cela dit, citant l’exemple d’un beau rêve d’inceste, fait et interprété vers le huitième siècle, Michaux fait remarquer aussi que dans la vie moderne, cette tendance du subconscient est autrement renforcée. Analysant le vrai scandale de la théorie freudienne, il insiste que ce n’est pas le caractère sexuel du rêve qui a surpris les lecteurs de Freud, mais le style trop prosaïque du rêveur moderne. En d’autres termes, c’est ici aussi la noirceur typique à l’âme moderne qui s’impose. Que le désir se déguise et que ce désir est souvent sexuel ne comptent plus pour lui. Ce qui l’intéresse maintenant, c’est la forme ou le style de leur déguisement : comme il y a la mode dans le Monde, il y a la mode également dans le subconscient. Et c’est ce style sur lequel le poète fixe son regard, parce que l’essence et les abcès de l’époque ou de la société se trouvent plutôt là : «Un homme vient consulter un interprète des songes, et lui dit : “Je me vois souvent en rêve verser encore de l’huile d’olivier à l’intérieur 318 De l’eau moderne, noircie, ne représente plus cette paix de l’âme admirée par des saints anciens, mais l’inquiétude foncière de l’être. Certes, elle touche tout de même à quelque chose de propre qui est voilé par la vie impropre. Mais ici aussi, l’âme moderne ne peut exprimer une inquiétude existentielle que par des obsessions prosaïques. Cela dit, n’oublions pas non plus que, transplantant le profond à la surface et l’interne à l’externe, non seulement le poète crée un monde pervers mais il produit tout de même l’effet d’humour, dans ces textes. L’accélération et la décomposition Michaux a toujours prêté une attention aiguë à la question de la vitesse de pensées. Notamment, dans «Chronique de l’aiguilleur» et «Surréalisme», il a analysé la particularité de l’art moderne en la rattachant soit à l’accélération du rythme de vie soit à l’affaiblissement de la capacité de synthèse provoquée par la fatigue nerveuse. Et dans Ecuador aussi, il relate une variété de vitesses mentales qu’il a vécues probablement lui-même. Maintenant, il met en avant le dérangement du modérateur mental chez ses personnages, notamment, chez «je». Il tente de communiquer ici non seulement l’automatisme des pensées subconscientes mais également leur vitesse. En effet, on constatera que le poète attire souvent l’attention sur le changemement brusque d’état d’âme de ces personnages. D’ailleurs, cette mise en valeur de la rapidité du changment rend leur état pathologique à la fois plus insaisissable et plus véridique, d’une olive ouverte.” / Le maître interroge : “As-tu une servante ? / – Oui. / – Répondant à tes désirs ? / – Oui. / – Ne serait-ce pas ta mère, cette servante ? ” / Remarquable diagnostic d’inceste. Remarquable rêve par sa délicatesse, sa grande habileté à cacher, comme à montrer. / Lorsque le docteur Sigmund Freud fit connaître combien souvent le rêveur, par des images des choses communes et quelconques, montrait des préoccupations sexuelles (en fait comme un crayon ou un marteau peut venir à la place d’un sexe, le sexuel même peut venir à la place d’un sentiment et en être la traduction, traduction simplifiée avec la faiblesse et le rétrécissement des traductions), quand donc Sigmund Freud étala ces éclaircissements, ce fut de par le monde une vraie rage. / Ce qui pourtant scandalisa le plus n’était pas tant l’avilissement de l’homme, qu’on sait capable de tout, mais la grossièreté du rêveur, assez générale, et dans la tête de l’Occidental de l’époque des manufactures, particulièrement prosaïque et dépourvue de poésie. / Dans un pays d’oliviers, autrefois on pouvait, semble-t-il, avoir un rêve plus acceptable que dans des pays d’ustensiles, d’outils et d’industrie.[...] » (ibid., p. 506-507). 319 parce qu’elle ésquive la question de la cause et qu’elle précise que pour ces malades, il n’y a que des effets : «Il suffit parfois d’un rien. Mon sang tourne en poison et je deviens dur comme du béton» («Bétonné»)11 ; «Parfois, tout d’un coup, sans cause visible, s’étend sur moi un grand frisson de bonheur» («Bonheur»)12 ; «En sortant, je m’égarai. Il fut tout de suite trop tard pour reculer. Je me trouvais au milieu d’une plaine. Et partout circulaient de grandes roues» («Un homme perdu»)13 ; «Ah! qui me laissera tranquille quelque temps ? Mais non, si je ne bouge pas, c’est que je pourris sur place, et si je bouge c’est pour aller sous les coups de mes ennemis. Je n’ose faire un mouvement. Je me disloque aussitôt pour faire partie d’un ensemble baroque avec un vice d’équilibre qui ne se relève que trop tôt et trop clairement» («Encore des changements»)14 Comme il se doit, la vie de ces héros manquent aussi de cohérence. Elle ne connaît même pas l’histoire, car l’histoire implique non seulement la mémoire, mais la distinction entre avant et après. Non seulement ils ne peuvent s’adapter aux situations réelles, mais ils ne peuvent relier leur passé à leur présent ni créer un développement cohérent du temps. De la même façon, ils sont éloignés aussi de la causalité. Ils ne peuvent rationaliser leur situation en unissant la cause et l’effet. Ou plutôt, la vraie cause reste toujours cachée pour eux et leur vie n’est qu’une série d’effets sans cause. Ainsi, comme c’est le cas de Charlie, leur vie n’a ni commencement ni fin ni milieu15. Ils sont eux aussi dadaïstes,16 ou dadaïstes accélérés, (si ce n’est pas un pléonasme). Or, ces personnages incarnent parfois la logique des morceaux d’homme qui sont indifférents non seulement à la morale et aux lois mais plus essentiellement à l’image intégrale des objets. Dans «La Simplicité», par exemple, le narrateur-héros («je») n’est plus ennuyé par la complexité de la société. Il suit le développement naturel des pensées de sa conscience partielle, et ramène la femme (le corps féminin) à 11 12 13 14 15 16 Ibid., p. 474. Ibid., p. 475. Ibid., p. 477. Ibid., p. 480. Ibid., p. 45. Ibid.. p. 45 et p.78. 320 l’agrégat d’objets partiels. Et ici aussi, c’est l’accélération du désir ou le changement précipité de son objet que le narrateur-héros souligne : «Ce qui a manqué surtout à ma vie jusqu’à présent, c’est la simplicité. [...] / Par exemple, maintenant, je sors toujours avec mon lit, et quand une femme me plaît, je la prends et couche avec aussitôt. / Si ses oreilles sont laides et grandes ou son nez, je les lui enlève avec ses vêtements et les mets sous le lit, qu’elle retrouve en partant ; je ne garde que ce qui me plaît. / Si ses dessous gagneraient à être changés, je les change aussitôt. Ce sera mon cadeau. Si cependant je vois une autre femme plus plaisante qui passe, je m’excuse auprès de la première et la fais disparaître immédiatement.»17 Mais en même temps, l’attention de Michaux à la vitesse l’incite à démonter le simple. Autrement dit, il montre dans ces textes combien le simple est encore un composé, et combien un sentiment censé être fondamental est en fait un faisceau de micro-mouvements qui «vivent en convoi»18. Notamment dans des textes tels que «Bonheur» et «Colère», il dissèque radicalement ses sentiments fondamentaux à tel point qu’on ne peut plus les rattacher aux objets réels, auxquels, pourtant, on les rattache normalement : «La colère chez moi ne vient pas d’emblée. Si rapide qu’elle soit à naître, elle est précédée d’un grand bonheur, toujours, et qui arrive en frissonnant. / Il est soufflé d’un coup et la colère se met en boule. / Tout en moi prend son poste de combat, et mes muscles qui veulent intervenir me font mal. / Mais il n’y a aucun ennemi. Cela me soulagerait d’en avoir. Mais les ennemis que j’ai ne sont pas des corps à battre, car ils manquent totalement de corps»19 Quand on atteint l’état moléculaire du corps, quelle représentation de l’image 17 18 19 Ibid., p. 472. O.C.I, p. 1066 : «Tous les sentiments d’ailleurs vivent en convoi.» Ibid., p. 477. 321 intégrale de l’ennemi est possible ? Cela suggère que le désir sexuel dans «La Simplicité» n’est pas encore assez primitif, car il a encore son objet corporel, ne fût-ce que partiel. Mais ce qui est plus important ici, c’est que, lors même que l’objet corporel est absent, l’effet incorporel peut avoir une influence sur ces malheureux. Autrement dit, ce n’est pas seulement la cause corporelle qui les afflige, mais l’incorporel risque d’être aussi menaçant et aussi blessant pour eux. En un mot, c’est le «combat sans corps»20 dans lequel ces faibles sont impliqués en même temps que dans des passions corporelles. A travers son écriture superficielle, Michaux dessine ce double combat des faibles. Ainsi, il écrit dans «Persécution» : «Autrefois mes ennemis avaient encore quelque épaisseur ; mais maintenant ils deviennent filants. Je suis touché au coude (toute la journée je suis bousculé). C’est eux. Mais ils s’éclipsent aussitôt. / Depuis trois mois, je subis une défaite continue ; ennemi sans visage ; de la racine, de la véritable racine d’ennemis. [...]»21 «Un chiffon» Ce qui caractérise autrement ces textes, c’est l’attention de Michaux au mécanisme de l’énergie psychique et surtout à son déséquilibre perpétuel chez ses personnages. Naturellement, ce problème est étroitement lié à celui de la fatigue nerveuse dont nous avons parlé. Le narrateur-héros d’«Un chiffon», par exemple, se présente dès le début comme une sorte d’asthénique22 dont l’énergie psychologique s’épuise très rapidement. Il dit : «J’ai rarement rencontré dans ma vie des gens qui avaient besoin comme moi d’être regonflés à chaque instant.»23 Bien entendu, Michaux 20 21 22 O.C.III, p. 1041. O.C.I, p. 472. Dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, Michaux avoue qu’il tombe souvent dans un état appelé «asthénie» du point de vue objectif ou médical, bien qu’il refuse naturellement cette simplification ou généralisation. Voir O.C.III, p. 527. 23 O.C.I, p. 470. 322 a déjà remarqué le même état dans «Comme je mourrai» en écrivant : «Je suis un creux fermé»24. Et dans «Je suis né troué», il mentionne également son «vide» et son «impuissance»25. Mais ici, en évitant plutôt les descriptions directes sur l’intériorité, il ramène son héros, d’un côté, aux costumes qui symbolisent la forme extérieure et la sociabilité, de l’autre, au corps gazeux ou moléculaire dont la force ou la pression fluctue incessamment. L’introduction de ce personnage sans épaisseur donne à ce texte (comme ailleurs) une sorte d’humour d’autant plus qu’elle rend des symptômes psychopathologiques incorporels. Mais comme c’est le cas de «Persécution», cela ne diminue pas forcément le caractère tragique des événements, car le poète suggère toujours que pour les faibles ou les impuissants, l’effet incorporel risque d’être aussi violent que la cause corporelle. Regardons de plus près le texte. Faute d’une énergie suffisante et stable, pour ce narrateur-héros, la chute est presque chronique. Surtout, dans «le monde» où on a besoin de plus d’énergie psychique, il s’épuise sur-le-champ : se comparant lui-même au «chiffon», le narrateur fait ressortir à la fois l’abaissement extrême de sa tension psychologique et la dissolution de son schéma corporel. Il va de soi que le «chiffon» connote aussi la perte de ses valeurs sociales. En un mot, il devient nul : «On ne m’invite plus dans le monde. Après une heure ou deux [...], voilà que je me chiffonne. Je m’affaisse, je n’y suis presque plus, mon veston s’aplatit sur mon pantalon aplati.»26 D’autre part, soulignant la vitalité des gens qui l’entourent 27, Michaux transforme le monde en théâtre sadique où non seulement des gens mais, tous les objets deviennent des ennemis implacables : on dirait que dans l’état passif ou affaibli, toutes les choses tournent en armes meurtrières28 : 24 25 26 Ibid., p. 86. Ibid., p. 189-190. O.C.I, p. 470. «[...] une personne charmante me donne de vifs coups de ses hauts talons ; son rire est flûté, on la suit avec intérêt et sa robe va et vient, légère. Tout le monde est plein d’entrain» (ibid., p. 470-471, je souligne). 28 A ce sujet, voir Deleuze, Logique du sens, p. 106-109. Voir aussi O.C.I, p.668 : «Tous les objets ont une joue caressante. Ensuite ils vous mangent. / Qu’est-ce que Plume fait là ? Il est en ménage avec une pipe. / Des deux c’est toujours l’objet qui domine. En ménage avec un mur, 27 323 «Alors, les personnes présentes s’occupent à des jeux de société. On va vite chercher le nécessaire. L’un me traverse de sa lance, ou bien il use d’un sabre. (On trouve hélas ! des panoplies dans tous les appartements.) L’autre m’assène joyeusement de gros coups de massue avec une bouteille de vin de Moselle, ou avec un de ces gros doubles litres de chianti, comme il y en a [...].»29 Comme il se doit, pour les faibles, tous les biens portants sont déjà une menace. Consciemment ou inconsiemment, ils sont des vampires qui pompent ou font perdre l’énergie des faibles. Michaux écrit, par exemple, dans «Conseils aux malades» : «Ce que le malade doit éviter, c’est d’être seul, et pourtant si l’on vient le voir et qu’on lui parle et qu’il soit un de ces hommes qui donnent plutôt qu’ils ne reçoivent, il se trouve bientôt tellement affaibli que quand le médecin ensuite se présente avec sa trousse pour inciser son panaris, il ne sait plus où prendre un peu de force pour résister à la souffrance, il se sent atrocement victime et délaissé.»30 Certes, comme «Plume», ce «je», héros d’«Un chiffon» , est à la fois chose et mot. Ainsi, malgré toutes ces attaques fatales, en un instant, il se redresse, et quitte la scène comme si rien ne s’était passé31. Au double sens, il est obligé de vivre comme un «ermite» 32 : d’abord, il est si impuissant qu’il ne peut mener une vie normale : comme il s’est décidé à se faire simulacre, il n’a plus de citoyenneté dans la société réelle. Quoi qu’il en soit, fusionnant le pathologique et le superficiel, Michaux invente ici des personnages qui ne peuvent trouver aucun abri ni aucune place même dans le monde réel. Ils sont à la fois corps et mot. Mais, ils ne sont jamais entièrement corps ni entièrement mot. Et l’effet incorporel ainsi que la cause corporelle les torturent pour toujours. avec une noisette, avec un asticot. Et l’asticot est le plus fort et Plume en est la femme.[...] » 29 Ibid., p. 470, je souligne. 30 Ibid., p. 483. 31 «Cependant, je me suis regonflé. Je me brosse vite les habits de la main, et je m’en vais mécontent. Et tous de pouffer de rire derrière la porte. [...] » (ibid, p. 471). 32 Ibid., p. 471. 324 Le déséquilibre de l’énergie psychique Le déséquilibre dont souffrent ces faibles n’est pas seulement celui entre eux et leur milieu. Ce qui complique davantage leur situation, c’est qu’ils sont tourmentés également par un déséquilibre interne. Pour le comprendre, il ne serait pas si impertinent d’évoquer ici la théorie sur l’énergie psychologique chez Janet33 (bien que, de toute façon, l’écriture superficielle de Michaux rende toutes les données scientifiques autres). En accordant une attention particulière au problème de la fatigue34 et en y appliquant ses idées sur la structure hiérarchique de l’esprit, Janet développe une théorie dynamique surtout dans ces derniers ouvrages. D’après lui, la quantité de l’énergie psychique dépensée varie selon les niveaux de la hiérarchie. Les fonctions supérieures requièrent une plus grande tension et une plus grande quantité d’énergie psychiques35 par rapport aux fonctions inférieures, parce que celles-là s’occupent des activités créatives et synthétiques. Notamment, dans des situations qui exigent des actions plus compliquées, plus minutieuses ou plus rapides, on se tend plus et dépense plus d’énergie psychique que la capacité normale ne peut supporter. Cela suscite finalement soit un abaissement fatal de la tension psychologique soit un épuisement profond de l’énergie psychique. Or, l’affaiblissement des fonctions supérieures suscite automatiquement l’activation des fonctions inférieures. Mais Janet a supposé que ce n’était pas seulement la disparition de l’inhibition qui provoque cette activation mais que l’afflux excessif de l’énergie psychologique y intervenait : faute de plus grand consommateur d’énergie psychique que représentent les fonctions supérieures, il se L’inspiration janétiste de ces textes est implicitement indiquée dans le titre originel de la première section de Mes propriétés : «Partage de l’âme». D’autre part, comme nous l’avons écrit, dans la section intitulée «A Rotten life» de ce recueil, le rétrécissement du champ de la conscience constitue une thématique principale. Voir notre chapitre 6, p.184-188. 34 Voir par exemple, Pierre Janet, Les Médications psychologiques, tome. II, Librairie Félix Alcan, 1919, p. 3-107. 35 En fait, Janet distingue deux états d’énergie psychique : l’une, actuelle ou mobilisée, l’autre, potentielle et nomme la première la force psychologique, la dernière, l’énergie psychologique. La quantité potentielle de l’énergie est presque infinie et elle se distingue peu de l’énergie physiologique, alors que celle normalement mobilisée ou utilisée est très limitée. Voir Ellenberger, op. cit., p. 402-403. 33 325 produit un surplus énergétique et celui-ci reflue aux instances inférieures. Mais puisque celles-ci ne requièrent pas tant d’énergie, leur activité devient excessive et gaspille en vain de l’énergie. Par suite, il arrive souvent que, malgré leur fatigue, les malades mentaux ne peuvent se reposer, ou que le repos physique ne leur apporte pas de repos moral, parce que devenues toutes incontrôlées, leur subconscient continue à agir de manière inutile et exagérée, tantôt sous forme d’obsessions tantôt sous forme de mouvements automatiques. Pour la même raison, les malades se plaignent souvent que le repos ou le fait de se coucher aggravent leur douleur morale. Ainsi, rattachant le problème de la fatigue à la dissociation de la conscience et au déséquilibre de l’énergie psychique suscitée par elle, Janet montre que la fatigue et la douleur des malades ou des soi-disant né-fatigués36 sont souvent doubles37. Ils sont épuisés dans la vie réelle mais ils ne peuvent trouver de repos non plus dans leur vie subconsciente. Maintenant, on comprendra mieux la situation des héros esquissée dans les textes de Michaux. Le héros d’«Une vie de chien» est exténué bien qu’il ne fasse rien apparemment. L’activité inutile et interminable de son subconscient ne lui donne pas de repos jusqu’à ce que l’énergie superflue soit épuisée. Mais le repos, même s’il est enfin arrivé, ne fait que susciter à nouveau l’activation du subconscient. Et son «combat sans corps»38 se répète chaque jour. C’est sans doute pour la même raison que dans «Dormir», Michaux écrit : «l’heure d’aller dormir est pour tant de personnes un supplice sans pareil.»39 Bien entendu, ce qu’il souligne dans ce texte, c’est plutôt la particularité du subconscient en tant que domaine pré-individuel et pré-logique. C’est un domaine où disparaît la distinction du sujet et de l’objet, du haut et du bas, du dedans et du dehors. Dans cet espace, les repères qui constituaient le schéma corporel ordinaire se perdent et on y touche quelque chose d’illimité. Ainsi : «Il est bien difficile de dormir. D’abord les couvertures ont toujours un poids formidable et pour ne parler que des draps de lit, c’est comme de la tôle. / Si Voir Janet, Les Médications psychologiques, tome II, p. 20-42. En partant de cette hypothèse, il observe et explique plusieurs phénomènes apparemment contradictoires, que nous ne relatons pas ici. Voir Ellenberger, op., cit., p. 402-411. 38 O.C.III, p. 1041. 39 O.C.I, p. 473. 36 37 326 on se découvre entièrement, tout le monde sait ce qui se passe. Après quelques minutes [...], on est projeté dans l’espace. Ensuite, pour redescendre, ce sont toujours des descentes brusques qui vous coupent la respiration. / Ou bien, couché sur le dos, on soulève les genoux. Ce n’est pas préférable, car l’eau que l’on a dans le ventre se met à tourner, à tourner de plus en plus vite ; avec une pareille toupie, on ne peut dormir. / C’est pourquoi plusieurs, résolument, se couchent sur le ventre – mais, aussitôt – [...] ils tombent, ils tombent dans quelque abîme profond, et si bas qu’ils soient, il y a toujours quelqu’un qui leur tape du pied dans le derrière pour les enfoncer, encore plus bas... plus bas. [...] »40 En d’autres termes, le poète réunit le caractère pervers du domaine subconscient et l’écriture superficielle qui dédaigne le Même. Il rend manifeste un devenir illimité et fait entrevoir le manque foncier de base chez les hommes. De la même façon, il n’essaie pas de ramener l’effet incorporel à la cause corporelle. Il se réjouit plutôt, semble-t-il, de l’écart essentiel entre la cause et l’effet. En tout cas, c’est toujours la fusion du pathologique et du superficiel qu’il réalise ici. En partant des données psychologiques, il réussit à créer un univers incorporel. Il semble tout de même certain que la référence à la théorie de Janet serve à expliquer la cohérence de la préoccupation de Michaux et le développement de ses pensées ainsi que celui de son écriture. L’impossibilité du repos est une thématique principale chez lui depuis «Surréalsime» 41 où, comme nous l’avons montré, son inspiration janétiste est plus manifeste. Mais le même thème s’infiltre dans presque tous les textes réunis dans «Partage de l’âme». Les héros de ces textes sont des hommes aliénés à la fois au repos et à l’action réelle. L’activité sociale les affaiblit ou les déprime de manière chronique. Mais même s’ils souhaitent le repos, leurs consciences dissociées restent vigilantes et ne cesse d’agir exagérément. Non seulement ils sont privés de capacité de synthèse, mais avec celle-ci ils perdent leur 40 Ibid., p. 472-473. «Rien n’est difficile à l’homme comme de se reposer. [...] / Ce qui est humain ne se repose pas» (O.C.I, p. 60). 41 327 modérateur intérieur. Ils souffrent donc d’une double fatigue ou d’un double désespoir. Ceux qui sont impuissants dans la vie réelle le sont également vis-à-vis de l’activité automatique du subconscient. Ainsi, un sentiment euphorique sans raison survient chez les héros de «Bonheur»42 et du «Honteux interne»43. Celui-là devient trop fort au point qu’il les paralyse. Notamment dans «Le Honteux internes», soulignant l’incompatibilité entre ses tendances principales (ou «moi de moi»44) et cette tendance dissociée, le poète exprime à la fois la pluralité de son être et son double malheur : «Malheur à qui la joie vient qui n’était pas fait pour cela. Il m’arrive depuis quelque temps et plusieurs fois dans la journée, [...] tout à coup une ineffable sérénité. Et cette sérénité fait un avec la joie, et tous deux font zéro de moi. / Là ou je suis, la Joie n’est pas. Or donc, elle se substitue à moi, me rince de tous mes attributs et quand je ne suis plus qu’un gaz, qu’est-ce qu’un gaz peut faire ? Ni originalité ni lutte. Je suis livré à la joie. Elle me brise. [...] »45 Malgré la différence de tonalité, on peut trouver la même situation également chez le héros de «Projection»46. Il réussit à projeter autour de lui un horizon paisible en tant qu’«émanation»47 de son esprit. Cela lui apporte cette fois une satisfaction. Mais cela m’empêche que cette émanation résulte de l’affaiblissement de sa fonction du réel48 et il peut difficilement réprimer son subconscient activé jusqu’à ce que s’épuise l’énergie distribuée inutilement au subconscient. Or, il y a un aspect intéressant dans la théorie dynamique de Janet qu’il n’a pas assez développé malheureusement. Comme beaucoup d’autres savants contemporains, il conçoit que l’homme a virtuellement une force psychique presque 42 43 44 45 46 47 48 Ibid., p. 475. Ibid., p. 475-476. Ibid., p. 177. Ibid., p. 475-476. Ibid., p. 487. Ibid., p. 487. «Mais il faisait fort chaud et sans doute j’étais fort affaibli [...]» (ibid., p. 487, je souligne). 328 infinie mais qu’il n’en utilise normalement qu’une très petite partie. Et distinguant deux états d’énergie psychique, mobilisé et potentiel, Janet suppose que les instances inférieures servent également de réservoirs d’énergie psychologique potentielle et découvre que l’exploitation modérée de ce potentiel peut améliorer la situation des malades dans certains cas, car l’automatisme modéré est capable de remonter leur tension extrêmement basse. En effet, beaucoup de gens, malades ou pas, consiemment ou inconsciemment, utilisent ce moyen : l’excitation. Non seulement pour les malades, mais pour tout le monde, la dépression et l’inertie sont si insupportables, ou si instinctivement dangereuses, qu’ils recourent à une variété de moyens d’excitation. Si l’on s’adonne à l’alcool ou aux drogues, selon Janet, ce n’est pas simplement pour une raison physiologique. Cela leur apporte une élévation de la tension psychologique ainsi qu’une libération49. Et ce sont celles-ci qui sont de vraies drogues pour les hommes. Ainsi, pour s’exicter, certains recourent aux crimes (vols, incendie volontaire et même meurtres), d’autres, aux affaires sexulles. Comme le soutiendra Michaux plus tard, c’est la «libido dominandi»50, ou la volonté de puissance au sens large, qui est capitale chez les hommes, plutôt que la libido freudienne. Pour Janet et sans doute pour Michaux, les fonctions inférieures ont une valeur ambiguë. D’une part, leur activation souvent inutile aggrave l’épuisement des malades. Mais dans certains cas, les fonctions inférieures, si l’on les exploite efficacement, deviennent une source de force psychique tant souhaitée51. Mais n’est-ce pas cette exploitation du subconscient que les héors des textes de Michaux tentent souvent ? Certes, faute de «méthode» et de connaissances52, ces faibles restent souvent les victimes de l’activation du subconscient En fait, la distinction de l’énergie psychologique et de l’énergie physiologique est délicate chez Janet. Il suppose plutôt que ces deux sont la même chose à la racine. Cette inspiration ouvre la porte pour la chimiothérapie que Jean Delay développera plus tard. Voir Ellenberger, op., cit., p. 433. 50 O.C.I, p. 664. 51 Voir Pierre Janet, Les Médications psychologiques, tome I, Librairie Félix Alcan, 1919, p. 286-343. 52«Plusieurs veulent obtenir des créations mentales en utilisant la méthode fakirique. C’est une erreur. / Chacun doit avoir sa méthode. [...] » (O.C.I, p. 484). D’autre part, dans «Un barbare aux Indes», Michaux décrira L’Inde des années 1930 comme une sorte de pays de la magie où la réalité et la fonction du réel étaient beaucoup plus minimisées qu’en Occident et où chacun s’occupe d’exploiter sa force psychique. 49 329 incontrôlée. Mais Michaux traite aussi beaucoup de cas contraires où des héros recourent aux fonctions inférieures pour sortir de leur état dépressif et pour élever leur tension. «La Paresse» Pour Michaux, semble-t-il, les paresseux sont des spécialistes de cette magie secrète. Au moins, ils savent savourer mieux que personne cette drogue pour les faibles. Dans «La Paresse», soulignant simultanément l’aspect incorporel et l’aspect corporel de «l’âme», le poète dessine les moments où les paresseux sont libérés de leur attention au réel et où l’énergie potentielle suinte de leur intimité. Il y précise aussi comment cette remontée d’énergie leur apporte un plaisir indicible à tel point qu’aucun d’autre plaisir (surtout réel) ne les intéresse plus : «L’âme adore nager. / Pour nager on s’étend sur le ventre. L’âme se déboîte et s’en va. Elle s’en va en nageant. [...] / Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l’âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c’est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime. / [...] Quand donc elle [= l’âme] se trouve occupée à nager au loin, par ce simple fil qui lie l’homme à l’âme s’écoulent des volumes et des volumes d’une sorte de matière spirituelle, comme de la boue, comme du mercure, ou comme un gaz – jouissance sans fin. / C’est pourquoi le paresseux est indécrottable.»53 A ces moments, les faibles dans la vie sociale deviennent plus forts et plus riches que personne. Ils ne souhaiteront jamais échanger ce plaisir pour d’autres valeurs réelles qui sont en somme décevantes . 53 O.C.I, p. 475-476, je souligne. 330 Non seulement les paresseux, mais les malades connaissent eux aussi ce secret. C’est toujours aux fonctions dites inférieures qu’ils recourent et ils y puisent de la force psychique. Or, le narrateur-héros de «Magie»54 insiste sur le fait que chacun doit trouver ses propres méthodes. Et pour l’auteur de ces textes, ce qui l’active le plus, c’est évidemment l’intervention dans la réalité par l’imaginaiton ; c’est toujours en luttant avec le réel et en le transformant, qu’il retrouve sa force psychique. Ainsi, il déclare dans «Intervention» : «Autrefois, j’avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. / Fini, maintenant j’interviendrai.»55 Lors même de la maladie qui le cloue au lit, ce n’est pas le repos mais la lutte et l’activation qui l’emportent. Comme Michaux le précisera dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, c’est la «Mobilité dans l’Immobilité»56 que ce héros réalise : «La maladie que j’ai me condamne à l’immobilité absolue au lit. Quand mon ennui prend des proportions excessives et qui vont me déséquilibrer si l’on n’intervient pas, voici ce que je fais : / J’écrase mon crâne et l’étale devant moi aussi loin que possible et quand c’est bien plat, je sors ma cavalerie.[...] Les escadrons prennent immédiatement le trot, et ça piaffe et ça rue. Et ce bruit, ce rythme net et multiple, cette ardeur qui respire le combat et la Victoire, enchantent l’âme de celui qui est cloué au lit et ne peut faire un mouvement.»57 L’effet incorporel Cependant, remarquons qu’ici aussi, le malade s’efforce plutôt de transformer la cause corporelle en effet incorporel ou de produire celui-ci en partant de celle-là. Au moins, c’est par la création de la surface et des simulacres que ce héros dépasse sa 54 55 56 57 Ibid., p.484. Ibid., p. 488. O.C.III, p. 531. Ibid., p. 481. 331 passion. Il rend d’abord plat son corps et crée une surface fabuleuse («J’écrase mon crâne et l’étale devant moi aussi loin que possible»58). Puis, il y met des simulacres qui prennent leur appui sans doute sur le corporel mais qui ne la représente pas forcément («et quand c’est bien plat, je sors ma cavalerie. Les sabots tapent clair sur ce sol ferme et jaunâtre. Les escadrons prennent immédiatement le trot, et ça piaffe et ça rue.»59 Autrement dit, au moins pour ce poète, l’effet incorporel a sa propre puissance et peut influencer même la cause corporelle60. D’autre part, dans «La Jetée»61, texte suivant, malgré la différence apparente des événements, on peut constater une situation analogue dans «Au lit». Le malade cloué au lit crée une «jetée» imaginaire qui s’étend jusqu’à la mer (= la construction de la surface). Comme il se doit, cette surface est liée, ici aussi, à la profondeur que représente «la mer». Un vieil homme qui fait un avec «je» à la fin («Nous remplîmes ainsi toute l’escalade»62) apparaît tout d’un coup et se met à retirer les êtres et les choses qu’il a mis dans la mer en tant que profondeur. Cependant, à la différence de «Au lit» où des simulacres font littéralement leur effet sur l’état d’âme du malade, cette fois-ci, ce qui a été relevé «à la surface»63 reste sans effet malgré ses richesses et son abondance («Ce qu’il y avait, je ne m’en souviens pas au juste, [...] mais visiblement ce n’était pas satisfaisant, quelque chose en tout était perdu, qu’il espérait retrouver et qui s’était fané.»64). On dirait que ce qu’ils ont retiré directement de la profondeur sans la transformer ne peut avoir d’effet (remarquons que ce vieil homme essaie de retirer ce qu’il a mis65. Autrement dit, il a essayé de re-présenter ). Ce texte suggère aussi la difficulté de la création de la surface et des simulacres chez Michaux. Mais cela semble tout à fait naturel. Comment le noyé dans un océan déchaîné arrive-t-il toujours à créer la surface ? D’ailleurs, pour Michaux, 58 59 Ibid., p. 481. Ibid., p. 481. Remarquons que le cheval est toujours employé comme symbole du subconscient. C’est sans doute le sujet de «Puissance de la volonté». Voir ibid., p. 485-486. 61 O.C.I, p. 482. 62 Ibid., p. 482. 63 Ibid., p. 482. 64 Ibid., p. 482. 65 «[...] je vais [...] retirer tout ce que j’y ai mis depuis des années» (ibid., p. 482). 60 332 la construction de la surface qui n’a pas été précédée d’un naufrage n’a pas de sens non plus. Pour lui, la surface naît toujours du conflit entre le corporel et l’incorporel, entre le plongeon dans les profondeurs et l’aspiration à l’impassibilité. L’oscillation entre la surface et la profondeur Au long de la première section de Mes propriétés, on peut constater l’oscillation du poète entre la profondeur et la surface. La tendance à l’horizontalité dans ces textes semble presque incontestable. Dans «Saint»66, par exemple, la sainteté n’est plus liée à la hauteur. Elle se trouve dans une région du corps aplati, corps qui a perdu son épaisseur. Parcourant son corps devenu continent inconnu mais plat, le narrateur-héros atteint une zone pré-individuelle de la sainteté67. Même les tréfonds de l’être sont maintenant mis sur le plan horizontal. De la même façon, dans «La Paresse», «l’âme»68 nage au lieu de s’envoler ; elle préfère aller loin horizontalement plutôt que monter en Haut. D’autre part, dans «Encore des changements», on s’étonne de trouver que toutes les passions corporelles du narrateur-héros ou toutes ses expériences du naufrage se réduisent à la fin en pages sans épaisseur des «Encyclopédies illustrées»69. On dirait que toutes les profondeurs se sont aplaties et absorbées dans la surface70. Mais en nivelant ainsi le profond ou le corporel, le poète rend la surface plus profonde qu’avant. Comme le dit Valéry71, le plus profond est maintenant la peau ou la photographie. De la même façon, dans «Une vie de chien», relatant cette fois les attaques du héros contre les livres et les mots, le poète rend 66 O.C.I, p. 485. «Et circulant dans mon corps maudit, j’arrivai dans une région où les parties de moi étaient fort rares et où pour vivre, il fallait être saint» (ibid., p. 485). 68 Ibid., p. 473-474. 69 Ibid., p. 481. 70 «Rarement, je vois quelque chose, sans éprouver ce sentiement si spécial... Ah oui, j’ai été ÇA...[...] (C’est pourquoi j’aime tellement les Encyclopédies illustrées. Je feuillette, je feuillette et j’éprouve souvent des satisfactions, car il y a là la photographie de plusieurs êtres que je n’ai pas encore été. Ça me repose, c’est délicieux, je me dis : “J’aurais pu être ça aussi, et ça, et cela m’a été épargné.” J’ai un soupir de soulagement. Oh ! le repos !)» (ibid., p. 481). 71 Deleuze, op. cit., p. 20. 67 333 volumineuses les phrases. Du moins, les textes et les mots y deviennent verticaux et matériels : dans ce combat sans corps, les mots ont des racines et malgré ses attaques acharnées, le héros trouvera qu’une idée subsiste encore comme une «tour»72. Bref, la surface est un espace à la fois sans épaisseur et profond, étroit et illimité, inhabité et peuplé. Elle ignore les distinction et les cloisonnements et l’inversion de toute sorte peut y arriver sans peine. La cause corporelle provoque l’effet incorporel. Mais l’effet incorporel peut influencer sans raison le corporel. Or, dans «Intervention»73, le dernier texte de la première section de Mes propriétés, le poète commence à confronter ses simulacres et les habitants du Même. Il jonche la ville de Honfleur de ses simulacres («des chameaux») et se représente que ceux-ci ont on ne sait quelle influence sur les habitants de Honfleur. Au lieu d’écrire sur son propre mal, le poète le projette ici sur ses presonnages transplantés dans le monde qui n’a pas de limites entre le réel et l’irréel. Cela témoigne, sans doute, d’une étape plus développée de son écriture de surface. Et comme s’il prédisait ses textes ultérieurs où l’incorporel l’emporte sur le matériel et le corporel, le poète rêve à un train qui voyage sur la mer à la fin du texte : «J’avais lancé également un train de voyageurs. Il partait à toute allure de la Grande-Place, et résolument s’avançait sur la mer sans s’inquiéter de la lourdeur du matériel ; il filait en avant, sauvé par la foi.»74 Toutefois, la construction de la surface chez Michaux n’est pas toujours si facile. Dans «Mes propriétés», décrivant une surface désertique, il fait ressortir plutôt la difficulté de cette entreprise. Ce qu’il appelle «mon terrain», c’est un espace plat, dépourvu de profondeur ainsi que de hauteur75. Ou plutôt, il est dénué de tout, parce que c’est un espace qui n’accepte rien sans le priver d’essentiel76. Ainsi, malgré de 72 73 74 O.C.I, p. 470. Ibid., p. 488. Ibid., p. 488. «Dans mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre. / [...] /Ça ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au-dessus, semble-t-il, il faut y marcher courbé comme dans un tunnel bas» (O.C.I, p. 465). 76 «Mais quand j’essaie de le transporter dans ma propriété, il lui manque toujours quelques organes essentiels» (ibid., p. 465-466). 75 334 grandes espérances que le poète fonde sur ce terrain77, celui-ci ne s’enrichira jamais comme les terrains des autres78. Les autres, ou d’autres artistes, sont des hommes qui ont accepté le Même et s’il leur est facile d’implanter des objets extérieurs dans leur terrain, c’est qu’ils ne font que les copier ou plus essentiellement qu’ils obéissent préalablement aux lois du Même79. Au contraire, si toutes les tentatives du héros d’y implanter des objets extérieurs échouent80, c’est que ce terrain refuse entre autres le Même et que seuls les simulacres incarnant un devenir illimité pourraient y entrer. Son terrain restera donc pauvre et stérile en ce qui concerne la transplantation ou la représentation du Même. Or, pour que des simulacres parfaits apparaissent, il faut que la surface soit suffisamment isolée des profondeurs. Mais en fait, ce terrain n’est pas encore assez superficiel. Il est encore «marécageux», à savoir, l’entre-deux de la surface et de la profondeur : «Mon terrain, il est vrai, est encore marécageux. Mais je l’assécherai petit à petit et quand il sera bien dur, j’y établirai une famille de travailleurs.»81 D’ailleurs, le poète avoue qu’il n’y a que peu de temps que ce terrain est né82 et qu’autrefois, il n’y avait que la profondeur en tant qu’espace sans base. Et comme c’est le cas de «Revenons au terrain. Je parlais de désespoir. Non, ça autorise au contraire tous les espoirs, un terrain. Sur un terrain, on peut bâtir, et je bâtirai. Maintenant j’en suis sûr. Je suis sauvé. J’ai une base» (ibid., p. 468-469). Dans un autre passage, il écrit encore : «On verra tout ce que j’y ferai. Ma famille est immense. Vous en verrez de tous les types là-dedans, je ne l’ai pas encore montrée. Mais vous la verrez. Et ses évolutions étonneront le monde.[...] / Ah ! ça va révolutionner ma vie. [...]» (ibid., p. 469). 78 «Ces propriétés sont mes seules propriétés, et j’y habite depuis mon enfance, et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres» (ibid., p. 465-466). 79 «Il y a des gens qui ont des propriétés magnifiques, et je les envie. Ils voient quelque chose ailleurs qui leur plaît. Bien, disent-ils, ce sera pour ma propriété. Sitôt dit, sitôt fait, voilà la chose dans leur propriété. Comment s’effectue le passage ? Je ne sais. Depuis leur tout jeune âge, exercés à amasser, à acquérir, ils ne peuvent voir un objet sans le planter immédiatement chez eux, et cela se fait machinalement.[...] Plusieurs même s’en doutent à peine. Ils ont des propriétés magnifiques qu’ils entretiennent par l’exercice constant de leur intelligence et de leurs capacités extraordinaires, et ils ne s’en doutent pas» (O.C.I, p. 467-468). 80 «Je m’occupe du nouvel arrivé, de son air, je lui plante des arbres, je sème de la verdure, mais telles sont mes détestables propriétés que si je tourne les yeux, ou qu’on m’appelle dehors un instant, quand je reviens, il n’y a plus rien [...]» (ibid., p. 466). 81 O.C.I, p. 469, je souligne. 82 «J’ai dit que mes propriétés étaient du terrain, or cela n’a pas toujours été. Cela est au contraire fort récent [...]. / J’essaie de me rappeler exactement ce qu’elles étaient autrefois. / Elles étaient tourbillonnaires ; semblables à de vastes poches, à des bourses légèrement lumineuses, et la substance en était palpable quoique fort dense» (O.C.I, p. 468). 77 335 «Braakadbar», toutes ses créatures s’engloutissaient dans cet espace sans fond : «Auparavant, tout étant dans l’espace, sans plafond, ni sol, naturellement, si j’y mettais un être, je ne le revoyais plus jamais.»83 Mais d’autre part, en soulignant ainsi le passage de l’ancien espace sans fond au nouveau terrain, le poète suggère aussi les liens inséparables entre les profondeurs et la surface dans son écriture. Ce terrain fabuleux est pour transplanter le profond ou ce qui recèle sous le terrain de manière virtuelle. Autrement dit, le poète cherche à cristalliser ceux qui fourmillent dans le profond, en créant des simulacres qui ne les représentent pas mais qui leur répondent. Et comme s’il révélait préalablement l’origine indifférenciée et pré-objective de ses simulacres, il indique que, loin d’être vide, ce terrain est habité par «quelque chose»84 ou par «ça»85. Pour ainsi dire, sous ce terrain, une foule virtuelle fourmille comme des signifiés sans signifiant. Ils ne peuvent être représentés par aucun mot. Ils n’acceptent non plus aucune image ni aucune forme préfabriquées. Mais ils vivent, ils s’animent. Le poète n’en doute pas : «[...] si je m’entête, je ne sais vraiment pas pourquoi. / Mais parfois ça s’anime, de la vie grouille. C’est visible, c’est certain. J’avais toujours pressenti qu’il y avait quelque chose en lui, je me sens plein d’entrain.»86 Remarquons qu’ici aussi, le poète attribue le caractère moléculaire et indifférencié à ce «ça», ou à ces signifés sans signifiant, en les comparant soit au «grain» soit à la «masse» : «Il se peut qu’il n’y ait jamais d’abondantes récoltes. Mais ce grain, que voulez-vous, il me parle. Si pourtant, j’approche, il se confond dans la masse – masse de petits halos. / N’importe, c’est nettement mon terrain.»87 83 84 85 86 87 O.C.I, p. 468-469. O.C.I, p. 468-469. Ibid., p. 467. Ibid., je souligne. O.C.I, p. 467, je souligne. 336 Signifiant sans signifié D’autre part, parallèlement à cette série de signifiés sans signifiant, le poète éparpille ici une série de signifiants sans signifié ou du moins sans référence ordinaire. D’abord, comme il a fait dans «Ville mouvante», il dissémine une série d’oxymorons implicites, tels que lumière sans ombre, ciel sans hauteur, objets sans formes ou propriété dénué de tout. D’autre part, en recourant aux particularités du subconscient qui dédaigne l’image intégrale des objets ainsi que l’enchaînement rationnel des choses, il parcellise l’image de la réalité «perçue sensiblement et logiquement conçue»88 et en même temps, dévide et déracine les signifiants comme il l’a fait dans «Chaînes enchaînées» : «J’arrive bien à former un objet, ou un être, ou un fragment. Par exemple une branche ou une dent, ou mille branches et mille dents. Mais où les mettre ? [...] Milles dents oui, cent mille dents oui, et certains jours dans ma propriété j’ai là cent mille crayons, mais que faire dans un champ avec cent mille crayons ? Ce n’est pas approprié, ou alors mettons cent mille dessinateurs. / Bien, mais tandis que je travaille à former un dessinateur [...], voilà mes cents crayons qui ont disparu.»89 Il va de soi que ces signifiants sans famille ni paire («branches» sans arbres, «dents» sans le reste du corps, «crayons» sans dessinateurs ou «dessinateurs» sans crayons) sont non seulement détournés du «troupeau de l’auteur» mais privés de contextes qu’ils ont dans le langage ordinaire ou rationnel. D’ailleurs, ils constituent ici aussi une série d’extra-êtres, qui ne subsistent que dans ce texte. Ils sont sans substance, ou «quasi-inexistance»90. Et le terrain du poète se transforme en lieu où des signifiants vides et fragmentaires flottent : 88 89 90 O.C.I, p. 58. O.C.I, p. 466. O.C.I, p. 467. 337 «[...] si pour la dent, je prépare une mâchoire, un appareil de digestion et d’excrétion, sitôt l’enveloppe en état, quand j’en suis à mettre le pancréas et le foie voilà les dents parties, et bientôt la mâchoire aussi, et puis la foie, et quand je suis à l’anus, il n’y a plus que l’anus [...]»91 Ainsi, la pauvreté de son terrain est doublement nuancée : il y a des êtres virtuels, animés mais dépourvus de signifiants ; il y a des séries de signifiants fragmentaires et flottants. Ils sont l’un et l’autre incomplets pour exister. Aucun de ces deux n’est viable dans le monde du Même, car ils manquent soit de formes soit de substances. D’ailleurs, ces deux séries constituent respectivement des occupants sans place et des places sans occupants92 qui ne se superposent jamais ou qui ne peuvent compléter le manque de chacun. Ce décalage éternel de deux séries (de «deux “moitiés” inégales ou impaires»93) renforce davantage le caractère foncièrement absurde de ce terrain. L’humour et la biffure Malgré l’insistance du poète sur la stérilité de son terrain et son attention perpétuelle aux profondeurs, c’est plutôt l’humour qui prédomine dans «Mes propriétés». Au moins, il n’y a plus ici ni de démiurge ni de point de vue de Dieu qui rende possible l’ironie. Le narrateur-héros «je» déscend sur la terre et se fait cultivateur qui, comme Plume, articule non seulement deux séries inégales ou impaires que nous venons de montrer, mais la série du monde du Même et la série du monde de l’Autre. D’ailleurs, ici comme ailleurs, Michaux élimine une variété de cloisons qui non seulement séparent les choses mais également assurent leur identité. Il fait disparaître ou estompe notamment les limites entre l’intérieur et l’extérieur. Certes, entre son terrain superficiel et le monde extérieur volumineux, il y a des 91 92 93 O.C.I, p. 466. Voir Deleuze, Logique du sens, p.56. Ibid., p.56. 338 différences de qualité qui ne premettent pas de les confondre l’un avec l’autre94. Mais ce marécage qui répond à ses profondeurs se situe sur le même plan que le monde réel. Et le narrateur-héros devenu cette fois voyageur, se déplaçant librement dans ce monde plat, joint, disjoint et rejoint des séries variés, même opposantes ou incompatibles. D’autre part, cette écriture humoristique permet au poète de disséminer sa subjectivité plurielle et dissociée dans un espace textuel. Voyageur «perdu» 95 , cultivateur solitaire, visionnaire des objets vidés ou parcellisés, ils sont tous lui. Mais les êtres, sans forme ni substance ni signifiant sous la terre, sont également lui. «Je», son terrain et des objets partiels fantomatiques forment un ensemble fluctuant et pluriel. Autrement dit, l’écriture de surface permet au poète de se montrer d’emblée dans sa multiplicité foncière. Dans cet espace, il est à la fois on et moi, ou à la fois «eux, toi, soi»96. Il va de soi que cette identité multiple ne peut être acceptée dans le monde du Même. Toutefois, il reste que ce terrain n’est pas encore surface et que ce narrateur-héros n’est pas encore un simulacre parfait. Remarquons qu’en raccourcissant la distance entre le je actuel et son enfance97et en mentionnant «Mère» qui le maudit à la fin du texte98, Michaux donne à ce texte un aspect autobiographique. Mais dans ce cas aussi, il ne s’agit pas d’une simple confession, car ce qui est mis à nu ici, c’est une nature foncière, à la fois personnelle et pré-individuelle de l’écrivain. Comme nous l’avons écrit, le poète souligne ici son impuissance à implanter les choses extérieures. Ce terrain a sa propre résistance et il élimine instantanément tout ce qui est introduit du dehors. Cela nous évoque cette «boule», enfant autiste, esquissé dans «Le portrait de A.» («Jusqu’au seuil de l’adolescence il formait une boule hermétique et suffisante, un univers dense et personnel et trouble où n’entrait rien, ni parents, ni «[...] je pleure après mes propriétés qui ne sont rien, mais qui représentent quand même du terrain familier, et ne me donnent pas cette impression d’absurde que je trouve partout. / [...] / Il y a mon terrain et moi : puis il y a l’étranger» (O.C.I, p. 467). 95 O.C.I, p. 467. 96 O.C.III, p. 980. 97 «Ces propriétés sont mes seules propriétés, et j’y habite depuis mon enfance» (ibid., p. 565). 98 «Mère m’a toujours prédit la plus grande pauvreté et nullité. Bien. Jusqu’au terrain elle a raison ; après le terrain on verra» (ibid., p. 469). 94 339 affections, ni aucun objet, ni leur image, ni leur existence [...] »99). Et comme le suggère la fin du texte, cette «boule» survit à l’intérieur de l’auteur, malgré ses plusieurs voyages («Il n’est qu’une boule. Il s’entête. Il est à l’affût du mouvement. Il est le fœtus dans un ventre. Le fœtus ne marchera jamais, jamais. Il faut le sortir et ça c’est autre chose. Mais il s’entête, car c’est un être qui vit»100). Si l’on rappelle que la première version de ce texte («Le Fils du macrocéphale»101) fut publié juste après la parution de Mes propriétés, la parenté entre le «terrain» et la «boule» deviendra plus solide. En effet, ce terrain semble prédire la naissance d’une série d’enfants-boule, héros principaux ou typiques dans les textes ultérieurs de Michaux, comme ce «Tahavi» ( «N’a pas accepté, Tahavi. Ayant reçu, n’a pas gardé. Par la porte, par la fenêtre, Tahavi a rejeté»102), comme ce «Il» dans le poème sous la forme d’une Chronologie autobiographique 103 («Indifférence. / Inappétence. / Résistance. // Inintéressé. // Il boude la vie, les jeux, les divertissements et la variation»104) et comme cet «enfant» survivant en «je» vieilli dans Saisir : «Un je ne sais quoi depuis des dizaines d’années me barre le chemin de la ressemblance, de toute ressemblance. [...] // Quels efforts j’ai à faire pour matérialiser un peu de tout ce que, pendant une longue enfance, je dématérialisais ! [...] // Au désir passager d’“assimiler”, aux forces pour le maintien de la forme s’oppose immanquablement en moi l’instinct opposé lequel ne peut disparaître. // Échapper, échapper à la similitude, [...] échapper à ses “semblables” ! // Désobéir à la forme. / Comme si, enfant, je me l’étais juré.»105 Ibid., p. 608. O.C.I, p. 613. 101 Voir O.C.I, p. 1280. 102 O.C.II, p. 197. 99 100 renseignements sur cinquante-neuf années d’existence» (O.C.I, p. CXXVIIICXXXV). Jean-Michel Maulpoix définit exactement cette chronologie comme «une sorte de poème». Voir Jean-Michel Maulpoix, Michaux : passager clandestin, Champ Vallon, 1984, p. 20. 104 O.C.I, p. CXXVIII. 103 «Quelques 340 Ainsi, ce n’est pas seulement l’avènement définitif de la surface que «Mes propriétés» annonce. Le poète suggère aussi qu’il a atteint un qui-je-fus capital, une tendance en lui la plus solide et la plus influente. Il serait convenable, sans doute, de se méfier d’assimiler prématurément cet état de «boule» à l’enfance réelle du poète. Mais du moins, il est certain que dans ce texte, Michaux se met à cristalliser sa tendance à la fois la plus ancienne et la plus puissante. Certes, déjà dans «Principes d’enfant» et «Fils de Morne», il esquissait des enfants-héros qui refusent plus ou moins le monde réel. Mais en fait, ces enfants dans Qui je fus ne sont pas encore originels, car ils ont pour ancêtre «Le Dieu “Non”», l’Esprit haineux qui contredit la Création même. En d’autres termes, «Mes propriétés» est une autre version de Fables des origines. Notamment, il est la réécriture de trois premières fables106 sur la création (ou quatre, si l’on compte «Origine des continents»107 en tant que première version de «Fin d’un domaine»108, parce que même ce nouveau terrain est destiné à s’engloutir109). Certes, il n’y a plus ni Dieu ni démiurge dans ce terrain. Mais celui-ci reflète certainement la tendance foncière du poète à refuser non seulement les choses extérieures ou préfabriquées mais plus essentiellement la réalisation110 ou la création même, car, comme nous l’avons répété, pour lui, la création est déjà le Péché, dans la mesure où elle est la transgression de l’état indifférencié111. Et loin d’être neutre, ce terrain est 105 106 107 108 O.C.III, p. 955-958. «Dieu et le Monde», «Dieu, la providence», «Le Dieu “Non”» (O.C.I, p. 26-27). Ibid., p. 27-28. O.C.II, p. 609 - 616. En ce qui concerne cette thématique (/s’engloutir/), voir par exemple O.C.II, p. 131 et p. 527. Dans «Mon royaume perdu» (le premier fragment de «Déchéance»), texte publié deux ans après (voir ibid., p. 1197-1198), Michaux suggère déjà la fin d’un domaine en écrivant : «J’avais autrefois un royaume tellement grand qu’il faisait le tour presque complet de la Terre. / Il me gênait. Je voulais le réduire. J’y parvins. / Maintenant ce n’est plus qu’un lopin de terre, un tout petit lopin sur une tête d’aiguille. / [...] Et c’était autrefois un agglomérat de formidables pays, un Royaume superbe» (O.C.I, p. 443). 110 Michaux précisera sa méfiance cohérente envers la réalisation dans Poteaux d’angle : «Réalisation. Pas trop. Seulement ce qu’il faut pour qu’on te laisse la paix avec les réalisations, de façon que tu puisses, en rêvant, pour toi seul, bientôt rentrer dans l’irréel, l’irréalisable, l’indifférence à la réalisation» (O.C.III, p.1043). 111 Dans Façons d’endormi, façons d’éveillé, témoignant de l’aversion envers les préfabriqués et les actualisés, Michaux écrira ; «Résistance, ce n’est pas assez dire. Au fond de moi, choses des gens ordinaires, je détesterais les incorporer, je n’en veux pas. Je veux plutôt un monde potentiel que réel.[...] Les autres ont accepté. Cette acceptation est bien plus essentielle que 109 341 caractérisé par l’excès du refus, des biffures et des ratures. Crier et rire En tout cas, si Michaux tient tellement à l’écriture de surface, c’est qu’elle est le seul moyen pour convertir cette tendance au refus de la réalisation en énergie pour la création, car la surface, comme nous l’avons répété, c’est un espace où toute délimitation disparaît et où l’identité unique et fixe est remplacée par un devenir illimité. Mais ce passage à la surface implique une autre philosophie ou une autre ethique, semble-t-il. En recourant à l’écriture de surface, le poète cherche à dépasser sa nature foncière. Autrement dit, il lutte également contre sa «boule», du moins, il essaie de la rendre autre. C’est nier lui-même qui nie. Après avoir été déçu de «départs de muscles»112, à savoir, de l’action, le poète a trouvé une autre possibilité de «sortir» son «fœtus» intérieur dans l’écriture de surface, ce qui lui permet d’ailleurs de retourner à la manière de «l’Océan»113. Bref, c’est toujours la révolution contre soi114 que Michaux tente. Par cette écriture de surface, il essaie de se dépasser vraiment et de se rendre soi-même autre. Mais n’oublions pas non plus l’effet hygiénique que cette écriture apporte : celle-ci lui permet également de transformer la cause corporelle en effet incorporel et sa douleur en rire ou en humour. En un mot, c’est aussi pour sa survie ou pour sa renaissance qu’il recourt à cette écriture. Sur ce point, un texte intitulé «Crier»115 celle de l’existence du père ou des frères, de la famille, de la patrie» (O.C.III, p. 529). D’autre part, à la fin de ce livre, il soulignera cette fois son aspiration à l’état d’indifférenciation en écrivant : «Il me faut revenir à l’état où je fus d’abord [...], l’état d’indifférenciation, de détachement, de détachement égalisateur. Alors on peut regarder presque n’importe quoi, ou ne regarder rien» (ibid., p. 537). Et à la fin de Poteaux d’angle, il écrit aussi : «Retour à l’effacement / à l’indétermination [...]» (O.C.III, p. 1084). Ainsi, dans ses derniers textes, le rapport entre la Création et l’Effacement devient de plus en plus délicat. Mais cette oscillation est déjà dans ses premiers textes. 112 O.C.I, p. 613. 113 O.C.I, p. 613. 114 Sitôt lus, p. 62. Voir aussi notre note 3 du chapitre I. 115 «Le panaris est une souffrance atroce. Mais ce qui me faisait souffrir le plus, c’était que je ne pouvais crier. [...] Alors, je me mis à sortir de mon crâne des grosses caisses, des cuivres, et un 342 symbolise la résolution du poète qui subit sans cesse des épreuves corporelles : Oui, je souffre. Mais je refuse de «crier», sans inventer un orchestre incorporel. Certes, sans cause corporelle, on ne pourrait créer cet orchestre. Et cette symphonie recèlera de nombreux cris et de nombresues souffrances. Mais, cette nouvelle orchestration par l’écriture n’est pas pour rendre ses cris ni pour les représenter. C’est pour les rendre autres, notamment, pour les transformer en rire. «Je ris tout seul [..] dans une autre barbe»116, écrira Michaux dans «Immense voix». Mais comme c’est difficile d’équilibrer les profondeurs et la surface, les cris et le rire. Du moins, un autre texte d’Épreuves, exorcismes intitulé «Les Craquements» témoigne de l’ambiguïté du rire ou de l’humour chez Michaux. D’ailleurs, on peut considérer ce texte comme une autre version de «Mes propriétés». Mentionnant ici aussi le passage d’«un marais» à «une terre plus ferme», le poète suggère les relations compliquées entre les profondeurs et la surface chez lui : «A l’expiration de mon enfance, je m’enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. [...] / Des années passèrent, après lesquelles j’aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s’y firent entendre, partout des craquements, et j’eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n’est pas le bruit de la chair. / Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme. / Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s’entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n’avais plus d’espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. [...] / Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s’interrompît, quoiqu’il fît mal souvent, à cause qu’il fallait y mettre trop de choses pour qu’il satisfît vraiment. / Ainsi, les années instrument qui résonnait plus que des orgues. Et profitant de la force prodigieuse que me donnait la fièvre, j’en fis un orchestre assourdissant. [...] / Alors, enfin assuré que dans ce tumulte ma voix ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler pendant des heures, et parvins à me soulager petit à petit» (O.C.I, p. 483). 116 O.C.I, p. 775. 343 s’écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s’écoulent encore»117 Et juste après la publication de Mes propriétés, son écriture de surface subira une des plus dures épreuves. 117 Ibid., p. 781-782, je souligne. 344 12 La surface et la nuit Plume et la surface Un an après la parution de Mes propriétés, en décembre 1930, Michaux publie Un certain Plume. Et comme Jean-Claude Mathieu l’a montré1, c’est notamment dans les textes constituant la première partie de ce recueil que l’écriture de surface chez Michaux se déploie pleinement. Dans ces textes, le poète réussit enfin à assécher son terrain. Non seulement la surface est suffisamment isolée de l’humidité souterraine, mais au lieu du «je» de «Mes propriétés» qui traîne des éléments biographiques de l’auteur, «Plume», simulacre presque parfait, privé d’identité ainsi que d’intériorité, y joue le premier rôle. L’écrivain qui a projeté entièrement son malaise sur ce personnage2 à la fois vulnérable et insaisissable va élargir un monde fabuleux où non seulement la hauteur et la profondeur sont ramenées au même horizon mais «l’envers Jean-Claude Mathieu, «Légère lecture de “Plume”» in Ruptures sur Henri Michaux, p.101-157. Dans cet article publié en 1976, Jean-Claude Mathieu analyse minutieusement l’écriture de surface dans les textes ayant pour héros Plume. Pour notre part, nous examinons d’abord onze textes rassemblés dans la première partie d’Un certain Plume, en prêtant toujours notre attention sur l’ordre chronologique des textes de Michaux. Par conséquent, nous mettons entre parenthèses provisoirement quatre derniers textes de Plume ajoutés à la version de 1938. Pour la même raison, nous accordons de l’importance à deux textes concernant Plume insérés dans la deuxième partie d’Un certain Plume, à savoir, «Bouddha» et «Rupture». En ce qui concerne le détail des textes, voir O.C.I, p. 1258-1259. 2 Voir O.C.II, p. 350-351. 1 345 et l’endroit, le sens et le non-sens sont coextensifs»3. Avec ces textes, Michaux devient littéralement «arpenteur des surfaces, qu’on croyait si bien connues qu’on ne les explorait pas»4. D’autre part, en développant ses idées sur le mal de l’époque, Michaux crée ici un type de l’homme moderne. Comme Charlie, Plume est simple et primitif. Il comprend l’activité des «fourmis»5 émergeant des profondeurs, mais il ne peut suivre le discours recherché du juge. Il n’est pas forcément idiot. Il se montre parfois même intelligent. Mais son intelligence s’articule rarement avec la situation réelle. Il manque lui aussi de capacité de synthèse. Ou plutôt, la vie de Plume est plus absurde que celle de Charlie, parce que, quelque effort qu’il fasse, la réalité régresse infiniment et on l’accuse toujours de son insuffisance. Ce n’est donc pas forcément ou simplement l’étroitesse de la conscience de Plume qui l’exile de la vie. Mais la vie lui échappe et s’éloigne toujours de lui. Or, Michaux écrit dans «Notre frère Charlie» : «Charlie insensible, c’est peut-être la clef de Charlie»6. Il va de soi que c’est également la clef de Plume. Comme Charlie, Plume est indifférent et insensible. Il ne peut ressentir aucun sentiment, même si sa maison a disparu, même si sa femme a été tuée à côté de lui et même s’il a été condamné à mort («Un homme paisible»7). Sans doute, comme c’est le cas de Charlie, on peut ramener l’insensibilité de Plume à une désagrégation quelconque. Il est lui aussi un personnage incomplet ou troué. Mais à la différence de «Notre frère Charlie», Michaux est ici beaucoup plus analytique, car ce que Plume a refoulé ou dissocié lui revient et le tourmente sans cesse. D’ailleurs, Michaux prive préalablement ce nouveau héros de pouvoir de se battre avec les choses et les corps. Dans«Bouddha», texte apocryphe sur Plume, il souligne cette relation inégale entre Jean-Claude Mathieu, art. cit. p. 144. Deleuze, Logique du sens, p. 114. Michaux suggère lui-même ce changement dans son écriture en disant plus tard à Robert Bréchon : «Avec Plume, je commence à écrire en faisant autre chose que de décrire mon malaise. [...] Je n’ai sans doute jamais été aussi près d’être un écrivain» (Voir O.C.I, p. 1247). 5 «Étendant les mains hors du lit, Plume fut étonné de ne pas rencontrer le mur. “Tiens, pensa-t-il, les fourmis l’auront mangé ... ” et il se rendormit» (ibid., p. 622). 6 O.C.I, p. 45. 7 Ibid., p. 622. 3 4 346 son héros et les objets : «Tous les objets ont une joue caressante. Ensuite ils vous mangent. / Qu’est-ce que Plume fait là ? Il est en ménage avec une pipe. / Des deux c’est toujours l’objet qui domine.»8 Et dans «Rupture», Michaux fait ressortir combien le corporel et l’émotionnel, en un mot, les profondeurs refoulées, extériorisées et devenues automatiques, hantent sans cesse Plume : «Pourquoi Plume est-il malheureux ?... Parce qu’il ne peut couper. Il aime trop se reposer et pendant qu’il se repose, les lianes le serrent et l’embrassent. Et ces lianes sont de chair, bras fins et nombreux. Les couper? Il ne peut supporter la vue du sang. De plus, vous savez, ces bras, vous en coupez un, mais les autres bras croient que ce n’est pas sérieux, que ce fut un accident, une brusquerie, et le serrent de plus belle, et allez les couper, alors qu’ils sont redevenus chaleureux, et qu’ils croient que ça n’a été qu’un accident... / Plume se repose donc à nouveau... et le sang qui coule du bras coupé, les unit, souvenir terrible.»9 Ainsi, malgré l’avènement de la vraie surface, le corps et les profondeurs ne sont pas entièrement évacués de ses textes. Loin de là, maintenant, le corps se trouve toujours à côté de Plume. Et les profondeurs, au lieu d’attendre qu’on vienne s’y noyer, apparaissent partout à la surface. Elles s’y déplacent librement et y forment un labyrinthe interminable. Il en va de même pour la hauteur. Le surmoi abandonné de Plume est également extériorisé et éparpillé dans ces textes. Et comme le corps, il surgit librement en se transformant sans cesse. Ainsi, le poète prépare pour son double des situations beaucoup plus désespérantes que celles de Charlie. Certes, Plume est on ne peut plus léger. Ce personnage sans propriété voltige dans le monde hostile. Mais cette légèreté n’est jamais innocente. Elle est foncièrement coupable et toujours doublement accusée. Cela fait de sa vie une série de cauchemars paranoïaques plutôt que des rêves dadaïstes ou décousus. Et cela nous incite, ici aussi, à faire une double lecture de Plume, lecture 8 O.C.I, p. 668. 347 superficielle et lecture profonde. Les lois de la surface Malgré son humour, le cycle Plume est essentiellement cauchemardesque dans la mesure où il s’agit là toujours d’une situation sans issue. D’ailleurs, comme s’il pipait des dés, Michaux établit préalablement quelques règles désavantageuses pour son double, en suivant les lois de surface. D’abord, comme le signale Jean-Claude Mathieu10, Plume est à la fois chose et mot. Mais cela signifie aussi qu’il n’est jamais ni pleinement chose ni pleinement mot. Et c’est cette ambiguïté de son statut ou sa double insuffisance qui est toujours mise en cause. Dans ce monde superficiel, Plume ne peut jamais volontairement toucher au corps ni aux choses. Ou bien, dès qu’il a eu affaire aux corps ou aux choses, ceux-ci sont considérés comme un superflu qui va à l’encontre de l’ordre de la surface. Et Plume est puni chaque fois à cause de cet excès. Cependant la malédiction qui pèse sur lui ne s’arrête pas là, car le corps interdit à Plume lui revient sans cesse comme un Unheimlich et il ne peut jamais y résister efficacement. De même qu’il ne peut toucher volontairement au corps, de même, il ne peut le refuser par lui-même. D’ailleurs, Michaux rend cette surface extrêmement poreuse. A travers d’innombrables trous invisibles, le corps ou le profond l’envahit librement. Dans «Un homme paisible», par exemple, Plume trouve d’abord que ses mains ne touchent pas le mur de sa maison et songe que «les fourmis» l’ont mangé. Mais, «les fourmis» ne sont-elles pas des précurseurs de la résurgence de la profondeur ? Ensuite, «le train» fonce contre lui et écrase sa femme pendant qu’il s’endort. Dans l’un et l’autre cas, Plume ne peut y rien faire, ni même avoir de sentiment spécial, car il a perdu son émotion et son intériorité. Au contraire, Plume se plaint en se trouvant trempé de sang et en trouvant des morceaux du corps de sa femme à son côté. Cependant ce n’est pas la mort de sa femme qui l’attriste. Il est gêné 9 10 O.C.I, p. 668. Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 144-146. 348 exclusivement par le corps ou la profondeur qu’il a touchés malgré lui11. De la même façon, au restaurant, il est condamné pour la seule raison qu’il a commandé la «Côtelette» qui ne figure pas sur la carte («Plume au restaurant»12). Autrement dit, il a touché ici aussi la chose et cela déséquilibre sa «double appartenance»13 à la chose et au mot. Toutefois, le corps et le profond lui reviennent toujours et il ne peut jamais les repousser. Ainsi, dans un autre restaurant, même si on lui sert la chose abominable, il ne peut la refuser («Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assiette, une grosse racine : «Allons, mangez. Qu’est-ce que vous attendez ? » / «Oh, bien, tout de suite, voilà»14). En effet, tout se passe comme s’il y avait une loi destinée à lui seul : le corps lui vient quand il ne le veut pas, lui échappe quand il veut le toucher. Ainsi, dans son voyage («Plume voyage»15), chaque fois qu’il s’approche des choses et des objets, il en est éloigné, empêché notamment par les mots («Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Monsieur voudra le toucher, s’appuyer dessus, ou s’y asseoir. C’est comme ça qu’il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon pour nous, une dure leçon, mais à l’avenir, non, c’est fini, n’est-ce pas. [...]»16 D’autre part, dans «L’Arrachage des têtes», dès que Plume et ses amis touchent au corps, ils le détruisent. Ou bien, croyant que c’était le corps, ils ont saisi en fait des mots, notamment, des clichés, comme le signale Jean-Claude Mathieu17 . Leurs actions sont dominées par un enchaînement des clichés et ils ne peuvent se soustraire à leur influence, comme dans le cauchemar («Ils tenaient seulement à le tirer par les cheveux. Ils ne voulaient pas lui faire de mal. Ils lui ont arraché la tête d’un coup. Seulement elle tenait mal. Ça ne vient pas comme ça. [...] / Quand elle n’est « Ensuite, le froid le réveilla. Il était tout trempé de sang. Quelques morceaux de sa femme gisaient près de lui. “Avec le sang, pensa-t-il, surgissent toujours quantité de désagréments ; si ce train pouvait n’être pas passé, j’en serais fort heureux. ”[...]» (O.C.I, p. 622). 12 Ibid., p. 623. 13 Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 144-146. 14 Ibid., p. 625, je souligne. 15 Ibid., p. 625. Dans «Plume à Casablanca», texte ajouté à la version de 1938, cette démarche régressive devient plus manifeste. Il s’éloigne infiniment des objets empêché par ses propres idées (ibid., p. 638-639). 16 Ibid., p. 625, je souligne. 17 Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 127-132. 11 349 plus sur les épaules, elle embarrasse»18). Or, il est remarquable que ce qui les effraie ici, ce n’est pas le corps, mais leur surmoi extériorisé, à savoir, «un regard qui ne dit ni oui ni non, un regard fixe»19. Ici, ce sont des mots qui règnent. La preuve en est que Plume va à «l’étang» pour chercher des «choses», mais revient sans y rien trouver20. Par contre, il craint l’incohérence des têtes arrachées, à savoir, l’incomplétude de la logique («Maintenant ils en [têtes] ont trois. Trois, c’est un bon chiffre. Et puis il y a du choix. Ce ne sont vraiment pas des têtes pareilles. Non, un homme, une femme, un chien»21). Et enfin, Plume et ses amis, «ils se perdent dans la nuit», écrit Michaux, «ça leur est d’un grand soulagement ; pour eux, pour leur conscience.»22 Dans «La Nuit des Bulgares» qui traite aussi du meurtre commis par Plume, des événements semblent se développer dans un sens différent, parce qu’ici, Plume s’est trompé de train, à savoir, de direction («Voila, on était sur le chemin du retour. On s’est trompé de train» 23 ). Devant Plume et ses amis, apparaissent cette fois des personnages équivoques, qui font sentir le bruissement de la profondeur, à savoir, «un tas de Bulgares, qui murmuraient entre eux on ne sait pas quoi, qui remuaient tout le temps [...].» 24 Ainsi ils les tuent, mais par cet assassinat, ils les transforment complètement en corps. Et ce sont au tour des corps de se venger d’eux. Ils ont beau tâcher de s’en défaire, parce que dissociés, ces corps sont devenus tout automatiques : «Ce n’est pas tellement facile. Sept morts et trois vivants. On se cale entre des corps froids et les têtes de ces “dormeurs” penchent tout le temps. Elles tombent dans le cou des trois jeunes hommes. Comme des urnes qu’on porte sur l’épaule, ces têtes froides. [...] / Dans le train les morts sont bien plus secoués que les vivants. La vitesse les inquiète. Ils ne peuvent rester tranquilles un instant, ils se penchent de plus en plus, ils viennent vous 18 19 20 21 22 23 24 O.C.I, p. 634. Ibid., p. 635. Ibid., p. 635. Ibid., p. 635. Ibid., p. 636, je souligne. O.C.I, p. 628. O.C.I, p. 628. 350 parler à l’estomac, ils n’en peuvent plus. [...] » 25 Au bout de beaucoup d’efforts, Plume et ses amis arrivent enfin à se débarrasser de ces corps, en les jetant hors du train, c’est-à-dire, en les renvoyant dans la profondeur. Alors, le résultat est inattendu. «Le chef du convoi»26 qui a vu toute cette affaire, loin de les accuser, leur propose d’être leur témoin, comme s’il appréciait leur exploit, à savoir, le refoulement des corps. On dirait que dans ce monde superficiel, avoir le corps est puni et rejeter le corps est loué : «“Eh bien, dit le chef du convoi, puisque vous voulez un témoin, comptez sur moi. Attendez un instant de l’autre côté de la gare, en face des guichets. Je reviens tout de suite, n’est-ce pas. Voici un laissez-passer. Je reviens dans un instant. Attendez-moi” [...] »27. Mais cela ne les soulage pas. Ce qu’ils veulent, c’est sortir de ce monde pervers. Ainsi, «ils s’enfuient» criant : «Oh! vivre maintenant, oh! vivre enfin !»28 Femmes et castrateurs Dans «Plume avait mal au doigt»29, la situation du héros est en un sens plus désespérante, parce qu’il a eu mal au doigt, autrement dit, qu’il a le corps ou la profondeur en lui-même. Mais il lui est toujours interdit d’avoir corps ou de devenir corps. C’est littéralement l’excès qu’on doit castrer. Et le doigt de Plume est coupé. Mais ce qui est plus malheureux pour lui, cette mutilation le stigmatise à jamais en tant que corps ou en tant qu’ancien possesseur du corps. En d’autres termes, par cette mutilation, Plume est devenu plus corps qu’avant. De là, les reproches de sa femme : «“Un homme avec des moignons, je n’aime pas beaucoup ça. Dès que ta main sera un peu trop dégarnie, ne compte plus sur moi. / “Les infirmes c’est méchant, ça devient promptement sadique. Mais moi je n’ai pas été élevée comme j’ai été élevée pour vivre 25 26 27 28 29 Ibid., p. 629. Ibid., p. 632. Ibid., p. 632. Ibid., p. 632. O.C.I, p. 633-634. 351 avec un sadique. [...]»30 Or, les femmes qui jouent un rôle important dans ces textes ont ceci de commun, semble-t-il : elles commencent souvent par des paroles et finissent toujours par le corps. Notamment les paroles de la «Reine» («Dans l’appartement de la Reine»31) sont traîtresses, parce que le vrai signifié de ses paroles est le corps. Elles amènent Plume qui est venu en tant que mot (il se munit des «lettres de crédit»32) à devenir le corps, alors qu’il est toujours interdit à Plume de toucher le corps par lui-même ou de devenir le corps. Mais les paroles de la Reine, bien que pleine de clichés, sont tout de même astucieuses : toujours montrant d’abord le côté mot des choses ou faisant semblant d’éviter le corporel, elles conduisent Plume en somme au corps («Comme le palais est très grand, j’ai toujours peur de m’y perdre et de me trouver tout à coup devant les cuisines, alors, vous comprenez, pour une Reine, ce serait tellement ridicule. [...] Voilà ma chambre à coucher» ; «[...] vous pourriez peut-être me faire un peu de lecture, mais ici je n’ai pas grand-chose d’intéressant. Peut-être jouez-vous aux cartes. Mais je vous avouerai que moi je perds tout de suite [...] alors on pourrait peut-être s’étendre sur ce divan» ; «Dans cette chambre il règne toujours une chaleur insupportable. Si vous vouliez m’aider à me déshabiller, vous me feriez plaisir [...].»33). Ainsi, restant toujours du côté mot, Plume se laisse amener au corps de la Reine, tenté par ses paroles doubles ou en y trouvant des alibis : «J’ai ici, voyez, sous le sein droit, trois petits signes. Non pas trois, deux petits et un grand. Voyez le grand, il a presque l’air de... Cela est bizarre en vérité, n’est-ce pas, et voyez le sein gauche, rien ! tout blanc ! [...] / Et voilà Plume qui examine. Il touche, il tâte avec des doigts peu sûrs, et la recherche des réalités le fait trembler, et ils font et refont leur trajet incurvé. / Et Plume réfléchit.»34 30 31 32 33 34 O.C.I, p. 634. Ibid., p. 626-628. Ibid., p. 626. Ibid., p. 626-627. Ibid., p. 627-628, je souligne. 352 Mais tout en étant entraîné à des affaires de plus en plus dangereuses, Plume reste sans corps. Tout en s’approchant infiniment du corps de la Reine, il ne peut devenir le corps (il touche les «signes» de la Reine ... et «réfléchit»). Mais de toute façon, le résultat est toujours le même. Il est toujours destiné à la ruine : «C’est alors que Le Roi entra !»35 De la même façon, dans «Une mère de neuf enfants !»36, la prostituée que Plume a rencontrée à Berlin commence par des paroles («Ne partez pas, je vous en supplie. Je suis mère de neuf enfants.»37 Mais naturellement, elle n’est pas aussi indirecte que la reine. En imposant son corps, elle dépouille aussitôt Plume «de tout ce qu’il avait dans ses poches», comme si elle le plumait. Mais Plume ne peut y résister ni repousser son corps odieux («La mère de neuf enfants était pleine de boutons»38). Même aux derniers moments, il cherche à rester à côté des mots : «Tiens, se disait Plume, ceci s’appelle être volé» ; «Pas exactement mon genre, ces femmes-là. Mais comment le leur faire comprendre sans les froisser ?»39 Or, comme Jean-Claude Mathieu le signale40, plume connote également le phallus. Et il est aussi vrai que Michaux évoque expressément l’Œdipe et la castration dans des textes tels que «Dans l’appartement de la Reine» et «Plume avait mal au doigt». Mais quel phallus est plus impuissant que le sien ? Qu’est-ce que c’est, le phallus qui ne peut devenir le corps par lui-même ? D’ailleurs, son phallus est arraché ou a failli être arraché par les Mères (la Mère de neuf enfants dit à Plume : «Non, ne sois pas si pressé, mon petit. Tant qu’il n’y a pas eu de sang, il n’y a pas eu de véritable satisfaction»41. On dirait que dans ce texte, ce sont des Mères qui désirent le phallus de l’enfant impuissant. Du moins, elles réduisent Plume au phallus. En ce sens, elles sont aussi castratrices que les Pères42. D’autre part, malgré le discours prolixe du juge dans le premier texte qui met 35 36 37 38 39 40 41 42 O.C.I, p. 628. O.C.I, p. 637. Ibid., p. 637. Ibid., p. 637. Ibid., p. 637. Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit, p. 151-155. O.C.I, p. 637. Voir Jean-Claude Mathieu, art. cit, p. 152. 353 en cause l’ambiguïté de Plume43, l’essence des hommes-castrateurs dans ces textes semble consister en leur silence, comme le symbolisent les pointillés à la fin de «Dans l’appartement de la Reine»44 et ce «regard fixe» qui «ne dit ni oui ni non»45 dans «L’Arrachage des têtes»46. Naturellement, leur silence ne signifie pas l’absence de mots. Tout au contraire, il comporte implicitement tous les mots ou tous les discours possibles, et notamment, toutes les sanctions. Ce qui menace le plus Plume, c’est qu’il ne sait pas quelles sanctions ils prennent. Quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, ces castrateurs silencieux peuvent l’accuser de n’importe quoi et lui infliger n’importe quelle peine. Cela inspire une vraie terreur à Plume. Moins ils disent, plus leur silence devient symbolique et effrayant. Autrement dit, le complexe de castration s’unit ici à l’essence de la Langue et des Lois. Ainsi, dans «Plume avait mal au doigt», ce qui effraie le plus Plume redevenu enfant, c’est «du papier blanc [...]sans en-tête»47 que Médecin-Père a mis devant lui. Plume est destiné à être condamné quoi qu’il fasse. Il est incomplet comme mot aussi bien que comme chose. A la fin de «Dans les appartements de la Reine», Michaux écrit : «Aventures terribles, quels que soient vos trames et vos débuts, aventures douloureuses et guidées par un ennemi implacable»48. Que l’affaire commence par les mots ou par le corps, que ce soit le Père ou la Mère qui le castre, Plume est toujours impuissant. Ainsi, malgré l’humour et la légèreté qui prédominent dans ces textes, cette nouvelle surface est cauchemardesque. Le profond et le haut apparaissent partout et tourmentent sans cesse Plume. Loin d’être innocent, Plume est toujours doublement coupable. «Voyons, disait le juge, comment expliquez-vous que votre femme se soit blessée au point qu’on l’ait trouvée partagée en huit morceaux, sans que vous, qui étiez à côté, ayez pu faire un geste pour l’en empêcher, sans même vous en être aperçu. Voilà le mystère. [...]» (O.C.I, p. 622). 44 O.C.I, p. 628. 45 O.C.I, p. 634-635. 46 En ce qui concerne l’interprétation de ce texte hanté par «la figure de Méduse» et la peur de la castration, voir aussi Jean-Claude Mathieu, art. cit, p. 152-152. 47 O.C.I, p. 633, je souligne. 48 O.C.I, p.628. 43 354 La mort de Plume Chez Michaux, il n’y a pas de terrain ni de personnage qui ne prennent fin. Ce qui a été créé doit être annihilé et retourner à l’Océan, à l’état originel de l’indifférenciation. Et sur ce point, ni Plume ni sa surface ne sont exceptionnels. Du moins, dans la version de 1930, Michaux suggère la fin de ce nouveau domaine, avec deux textes concernant la mort de Plume. Dans «Ière mort de Plume»49, l’auteur transgresse les lois de la surface qu’il a établies lui-même : ici, au lieu de supporter la violence corporelle sans y résister, Plume passe sur-le-champ à la contre-attaque. Non seulement il tue «tous les hommes » qui se trouvent dans le bal50, mais également il se venge de «la maîtresse de la maison». En versant abondamment de «la teinture d’iode» sur elle, il l’immobilise et la momifie. Il vise surtout à sa «langue»51, qui était traîtresse comme celle de la Reine. En revanche, Plume meurt dans un champ de bataille où il a été emporté. Mais sur son visage, il a un «sourire triste mais si paisible»52, comme s’il était tout de même content d’avoir été libéré non seulement du pays de la duplicité mais de sa propre ambiguïté. Ajoutons aussi que Plume n’est plus insensible dans ce texte ; il devient «furieux», «soulagé», «triste» ou «paisible» ; il a regagné sa profondeur et son intériorité. Dans «A Vienne, IIe mort de Plume» 53 , sa situation évolue davantage : personne ne vient plus l’attaquer ni le duper : c’est maintenant plutôt lui qui est «espion» et qui est doublé (il est à la fois «Plume» et «A.»54). Certes, il y a partout des agents, mais au lieu de menacer Plume par leur silence, ils répondent tous à Plume qui s’est adressé à eux. On dirait qu’ici, ce sont plutôt les habitants qui craignent la présence de Plume. D’ailleurs, il transgresse ici aussi la loi de la surface : il tente 49 50 51 52 O.C.I, p. 689-690. Voir aussi ibid., p. 1294. O.C.I, p. 689. Ibid., p. 690. Ibid., p. 690 : «Quand on découvrit l’affreuse tête de momie, le lendemain, le coupable était loin, il gisait sur une route du Nord, le ventre ouvert par un obus, et il avait un sourire bizarre, le sourire triste mais si paisible qu’il avait souvent lorsqu’il était en vie.» 53 O.C.I, p. 667. 54 Ibid., p. 667 : «Au fond, ils détestent les étrangers, pensait A., et [...]» 355 d’arranger les tableaux des musées55. Loin de craindre les choses et les objets, Plume dans ce texte essaie même de corriger le sens de ce monde aussi pervers. Mais à cause de cette transgression, il est tué et banni de cette surface. Dans ces deux textes, la loi de la surface qui tourmentait tant Plume n’existe plus et Plume lui-même n’est plus ambigu comme avant. Il réagit à la violence des autres, touche volontairement aux objets et aux corps et fait taire les femmes dont les paroles sont traîtresses. Mais avec cette normalisation, l’effet de surface s’affaiblit remarquablement. Plume meurt au prix de cette transgression et la surface elle aussi régresse à nouveau. D’ailleurs, cela n’est pas en contradiction avec ce que Michaux écrit sur Plume : «Avec Plume, je commence à écrire en faisant autre chose que de décrire mon malaise. [...] Mais ça n’a pas duré. Il est mort à mon retour de Turquie, aussitôt à Paris»56. Et, le même dénouement se prépare également pour d’autres personnages ou d’autres pays imaginaires tels qu’Au pays de la magie et Ici, Poddema. 1938 Malgré cette double mort, Plume ressuscite huit ans plus tard. Lors de la publication de Plume précédé de Lointain intérieur, Michaux ajoute quatre nouveaux textes57 et réorganise le cycle Plume58. Au premier abord, il ne paraît pas y avoir de différence foncière entre les quatre nouveaux textes et les treize premiers textes (y compris deux textes dans le deuxième chapitre). Mais à les regarder de plus près, on constatera tout de même un changement dans les relations de ce héros avec les mots et les corps. En un mot, au lieu de dissocier ses profondeurs et son surmoi et d’être tourmenté par eux, du fait de «Demain, se dit-il, j’irai voir les musées et arrangerai un peu les tableaux à mon goût, car, comme ils sont là disposés, je ne m’y intéresse pas beaucoup» (ibid., p. 667). 56 O.C.I, p. 1247. 57 «Plume à Casablanca», «L’Hôte d’honneur du Bren Club», «Plume au plafond» et «Plume et les culs-de-jatte». 58 Il transforme «1re mort de Plume» en «On cherche querelle à Plume» et supprime non seulement «2ème mort de Plume» mais «Bouddha» et «Rupture», deux textes apocryphes dans le deuxième chapitre. Et dans la version de 1963, il supprime encore «On cherche querelle à 55 356 leur extériorisation, le nouveau Plume les intérorise et cherche même à les réintétégrer, à travers l’écriture. Par exemple, comme dans «Plume voyage», le héros de «Plume à Casablanca» est incessamment éloigné de ses objets. Il manque lui aussi le contact vital avec la réalité et son intelligence ne s’articule pas avec celle-ci. Mais à la différence de «Plume voyage», ce ne sont plus les autres ni le surmoi extériorisé qui l’empêchent de toucher aux choses. Maintenant, des ennemis habitent en lui. Il est victime de ses propres pensées. Au lieu d’être critiqué par les autres, il est sans cesse accusé par son propre surmoi59 d’incomplétude de ses actions et détourné toujours de ses objets : «[...] Il s’informa donc de l’endroit, se fit conduire au café mauresque, et il avait déjà une danseuse installée à sa table commandant une bouteille de porto, quand il se rendit compte que tout ça, ce sont des bêtises ; en voyage, avec ces fatigues inaccoutumées, il faut premièrement se restaurer. Il s’en alla donc et se dirigea vers le restaurant du Roi de la Bière, dans la ville nouvelle ; il allait s’attabler quand il réfléchit que ce n’était pas tout, quand on voyage, de boire et de manger, qu’il faut soigneusement s’assurer si tout est en règle pour l’étape du lendemain [...].»60 D’autre part, dans «Plume et les culs-de-jatte», les efforts pour la réintégration des profondeurs deviennent plus manifestes. Il est vrai que ce texte très allégorique est susceptible de plusieurs interprétations61. Mais on n’aurait pas tort de considérer que des «culs-de-jatte» symbolisent ici des existences psychologiques fragmentaires. Comme nous l’avons montré, les conceptions des «qui-je-fus» et des Plume». 59 Dans Les Grandes Épreuves de l’esprit, considérant le «sur-moi» comme un des systèmes psychologiques fragmentaires, formé à travers l’intériorisation des langues de autres, Michaux écrit : «Être persécuté, cela ne se produit que si l’on se laisse juger par autrui, par un “sur-moi” fait d’autrui. Il y a longtemps que je refuse ce droit à autrui. Qu’est-ce qu’ils savent donc, ces jugeurs ?» (O.C.III, p. 353). Et dans «Mon Roi», en relativisant et ridiculisant son surmoi, Michaux dessinera les luttes intérieures entre ses tendances principales et son surmoi, qui est autoritaire certes, mais lui aussi incomplet et infirme (voir O.C.I, p. 422-425). 60 O.C.I, P. 638, je souligne. 357 «morceaux d’hommes» chez Michaux ont des relations étroites avec les existences psychologiques fragmentaires. Et dans ce texte aussi, on peut relever des analogies essentielles entre celles-ci et les «culs-de-jatte». Comme ces existences psychologiques fragmentaires, les «culs-de-jatte» ont leur propre vie et subsistent dans les profondeurs. Comme elles, ils n’avancent pas par lui-même, faute de capacité de se re-créer ou de se renouveler. Et comme elles, ils sont étroits et infirmes, et même facilement influencés par les désirs des autres, dépourvus d’esprit critique62. Et Plume, qui symbolise ici l’écrivain, au lieu de les dissocier ou de les refouler, tâche de les faire monter à la surface : «Il arriva à une réunion de culs-de-jatte qui se tenait dans un arbre. Continuellement, il fallait aider de nouveaux culs-de-jatte à monter dans l’arbre, qui en était déjà tout noir. Ça leur fait tellement plaisir ! Ils contemplent le ciel à travers les branches, ils ne sentent plus le poids de la terre. C’est la grande réconciliation.»63 En effet, l’allusion à l’acte d’écrire semble évidente. L’«arbre» (des feuilles) connote des papiers et le «noir», de l’encre. Alors, dire que l’arbre est déjà tout noir de culs-de-jatte ne signifie-t-il pas que «mes papiers sont déjà couverts d’écritures sur mes morceaux d’homme» ? Mais ce n’est pas tout. L’écrivain note encore que sur cet arbre, des culs-de-jattes «ne sentent plus le poids de la terre»64. Autrement dit, retirés à la surface, ils sont en même temps transformés en incorporels ou en simulacres65. Ils deviennent des extra-êtres. D’ailleurs, cette interprétation n’est pas en contradiction avec ce que Michaux écrit dans «Observations» : Écrire, c’est rester «joint à son trouble, Voir surtout Jean-Pierre Martin, op. cit., p.214-235. D’autre part, cette «réunion de culs-de-jatte» évoque la «société» de qui-je-fus : «Je suis habité ; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. [...] / Ils font à présent toute une société et il vient de m’arriver que je ne m’entends plus moi-même. / [...] / Habiles, et acharnés, ils cédèrent la parole à l’un d’eux, qui en cria plus clair» (O.C.I, p. 73, je souligne). 63 O.C.I, p. 641-642. 64 O.C.I, p. 641. 65 Ajoutons que dans une expression courante, «faire monter quelqu’un à l’arbre» signifie aussi «tromper» ou «duper». 61 62 358 à sa région vicieuse jamais apaisée»66. Les «culs-de-jatte» symbolisent non seulement leur incomplétude mais des plaies profondes qu’ils ont subies ou que le poète a subies. D’autre part, d’une manière plus équivoque, Michaux a noté dans Ecuador : «écrire : tuer, quoi» 67 . Mais cela signifie non seulement que l’écriture sacrifie le vif ou le spontané, mais qu’elle permet de rendre autre ce qui est vif et blessant si l’on le laisse tel quel68. Certes, projetant son sentiment sur le héros, le poète insinue ici aussi le malaise qui accompagne l’écriture : «Mais Plume, des culs-de-jatte plein les bras, se plaignait intérieurement. Non, il n’est pas travailleur. Il ne sent pas le besoin ardent du travail.»69 Mais, rappelons la situation de Plume dans «Rupture»70. Dans cet ancien texte, au lieu de travailler, Plume «se repose», peut-être trop déprimé. Mais pendant qu’il se repose, les profondeurs refoulées le hantent davantage et l’immobilisent irrévocablement à la fin. Par contre, dans «Plume et les culs-de-jatte», malgré sa fatigue interminable, Plume travaille, tâche de se rejoindre à ses profondeurs et de se recréer lui-même avec eux. Ainsi, Michaux écrit : «C’est la grande réconciliation»71. D’autre part, regardons de plus près le début du texte. Le poète remarque que Plume était au début au pays où la création était encore «tendre» et molle, où tout «se défaisait» et «se décomposait» dès qu’il s’en est distrait : «... Il y avait un homme en face de Plume, et dès qu’il cessait de le regarder, le visage de cet homme se défaisait, se décomposait en grimaçant, et sa mâchoire tombait sans force. / Ah ! Ah! pensait Plume. Ah ! Ah! Comme elle est encore tendre ici la création ! [...] / Je me demande même comment les 66 67 O.C.II, p. 348. O.C.I, p. 144. Dans «Il écrit», Michaux nuancera davantage son acte d’écrire en tant qu’assassinat : «Il écrit... / Le papier cesse d’être papier, petit à petit devient une longue, longue table sur laquelle vient, dirigé, il le sait, il le pressent, la victime encore inconnue, la victime éloignée qui lui est dévolue. / [...] / Couteau depuis le haut du front jusqu’au fond de lui-même, il veille, prêt à intervenir, prêt à trancher, à décapiter ce qui n’est pas, ne serait pas sien, à trancher dans le wagon que l’Univers débordant pousse vers lui, ce qui en serait pas “SA” victime... [...]» (O.C.I, p. 819). 69 O.C.I, p. 642. 70 Ibid., p. 668. 71 O.C.I, p. 641-642. 68 359 gens d’ici peuvent vivre ; sûrement j’y contacterais bientôt une maladie de cœur.»72 Mais n’est-ce pas cela la situation que Michaux dessine à plusieurs reprises dans des textes de 1930 tels que «La Vision de Plume», «La Nuit des embarras» et «La Nuit des disparitions» ? «Un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, circulait en lui-même comme un pied du monde. C’était plutôt une énorme mamelle, une vieille meule de chair et, accroupie se tenait sur une région immense qui devait être terriblement moite. / Sur la gauche descendait la cavalerie. Il fallait voir les chevaux freiner sur leurs sabots de derrière. Ces cavaliers si fiers ne remontraient donc jamais ? Non jamais. »73 Ce que le héros de «Plume et les culs-de-jatte» a vécu au début du texte, c’est la dissolution du monde et des choses du même type. Pour sortir de cette situation cauchemardesque, il lui faut écrire incessamment, sans se reposer. Sinon, il contracterait «une maladie de cœur» 74 . Ainsi Plume «se jeta dans une chaise à porteurs»75. Il va de soi que «la chaise» connote aussi l’acte d’écrire. Or, comme nous l’avons écrit, tout en se dirigeant vers la racine de ses obsessions, l’écrivain a toujours des feuilles au-dessus de lui. Il se plonge dans ses profondeurs la tête la première et les pieds à la surface. Pour ainsi dire, il écrit en faisant l’arbre fourchu. Du moins, n’est-ce pas une interprétation possible de «Plume au plafond», texte qui précède «Plume et les culs-de-jatte», dans lequel Plume, membre du «Bren Club», marche «les pieds au plafond»76 ? N’est-ce pas le symbole d’un écrivain qui regarde sans cesse ses profondeurs sans fond en s’accrochant à peine à la surface ou à 72 73 74 75 76 O.C.I, p. 641. O.C.I, p. 632-633, je souligne. O.C.I, p. 641. Ibid., p. 641. O.C.I, p. 640-641. 360 l’acte d’écrire ? Exilé du monde Réel qui se trouve au-dessus du «plafond», il n’y a plus pour lui que les profondeurs et la surface. Vivre et mourir «dans le plafond», ce serait plus facile, en comparaison avec cette situation difficile. Mais ce n’est pas possible, car «les plafonds sont durs, ne peuvent que vous “renvoyer”, c’est le mot»77. «Pas de choix dans le malheur»78. Bref, il n’y a plus pour lui d’autre moyen que de vivre comme «taupe de plafond»79, en se suspendant au plafond = surface. Mais quel «désert»80 s’étend encore à cet envers de la surface ! Et combien de choses abominables il doit supporter dans cette descente en Enfer ! Il doit sans cesse y manger des choses monstrueuses, sans s’en plaindre et sans s’en détourner. C’est le destin de l’écrivain qui s’est exilé du monde réel : «L’hôte d’honneur mangeait lentement, méthodiquement, ne faisant aucun commentaire. / La dinde était farcie à l’asticot, la salade avait été nettoyée au cambouis, les pommes de terre avaient été recrachées.[...] / Plume, sans lever la tête, mangeait patiemment. Un serpent tombé d’un régime de bananes rampa vers lui ; il l’avala par politesse, puis il se replongea dans son assiette. [...]» 81 Bien entendu, une telle interprétation, même si elle est juste, ne serait qu’unilatérale. Ce monde immonde que Michaux esquisse dans «L’Hôte d’honneur du Bren Club» symbolise probablement à la fois le monde Réel et le monde subconscient ou subhumain 82 . Et enlevant la cloison entre le monde humain et le monde subhumain, sa surface révèle comment le mal dans le premier se condense dans le second, comment ils sont communicants. Comme dans le monde réel, le monde subhumain est pollué par «la fornication universelle» 83 . Comme la conscience, le subconscient est plein des «langues» des autres qui étouffent enfin l’être 84 . Bref, Michaux présente ici aussi un monde absolument sans issue. Plume, ce Saint Antoine 77 78 79 80 81 82 83 Ibid., p. 640-641. Ibid., p. 641. Ibid., p. 641. Ibid., p. 640. Ibid., p. 639. O.C.II, p. 499. O.C.II., p. 867. Dans ses ouvrages sur les hallucinogènes, Michaux montrera à plusieurs reprises combien le monde subconscient est lui aussi rempli de clichés, loin d’être merveilleux. Voir par exemple 84 361 moderne, comprenant qu’il n’y a plus aucun salut ni aucune sortie dans ce vase clos85, rejette toutes les tentations et la langue des autres, patiemment et prudemment, comme s’il visait à atteindre le Réveil dans le cauchemar : «Pour attirer son attention, la maîtresse de maison se mit un sein à nu. Ensuite, détournant les yeux, elle rit gauchement. / Plume, sans lever la tête, mangeait toujours. / Peu après, sanglotant, sa voisine de droite se trouva à demi étouffée, d’une langue de mouton, que sottement elle s’était mis dans la tête d’avaler. [...] Et jamais elle ne rendit la langue à laquelle elle avait tant envie de renoncer. / [...] / “Ne le prenez pas en mauvaise part”, dit alors à Plume la maîtresse de maison, les yeux brillants et larges. “Dans l’avalement des langues, toujours quelqu’un échoue.[...]” / Et elle le battait en l’embrassant.»86 En tout cas, il semble maintenant évident que dans ces nouveaux textes (surtout dans trois derniers textes), Plume n’est plus une simple victime du monde hostile, ni un simple je-m’en-foutiste comme dans «La Philosophie de Plume» 87 . Avec une résignation plus profonde, ce nouveau Plume ose se diriger vers les profondeurs, les regarde silencieusement et s’efforce même de les réintégrer. Au lieu d’être hanté et tourmenté, impuissamment, par ses obsessions, il réorganise l’écriture en tant que descente en Enfer. Il va de soi que cela symbolise la nouvelle décision du poète. Dans le cycle de 1930, Michaux n’était pas assez distant de ses profondeurs. Ou, cela revient au même, son intérieur n’était pas assez lointain. A cet époque, il ne pouvait faire que dessiner un héros malheureux qui souffert doublement d’une dissociation profonde. Écrire un état de désagrégation, jouer avec ce héros-double en O.C.III, p. 382-394. 85 Voir O.C.II, p.3 : «Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait échapper ? La vase est clos.» O.C.I, p. 639-640. En ce qui concerne l’interprétation de cette «langue» meurtrière, voir Jean-Claude Mathieu, art. cit., p. 140-142. Voir aussi son autre article : «Avaler la langue, dilater la pupille» in Passages et langages de Henri Michaux, p. 133-146. 87 O.C.I, p. 622-623. Il s’agit du titre originel d’«Un homme paisible». 86 362 projetant son malaise sur celui-ci et se consoler tant soit peu en voyant ce héros tourmenté jusqu’au bout à sa place, c’est tout ce que le poète pouvait en 1930, à savoir l’année où ses parents sont morts à quelques jours de distance. Et c’était pendant le voyage après cette tragédie que le premier Plume a vu le jour. Le dialogue avec La Nuit Comme le signale Colette Roubaud88, malgré la tonalité burlesque du premier chapitre, c’est la Nuit qui domine l’ensemble d’Un certain Plume. Et il serait presque certain que cela est inséparablement lié à la mort de ses parents qui a eu lieu neuf mois avant la parution de ce recueil89. En effet, Un certain Plume comporte non seulement cinq textes sur la «nuit»90, mais aussi quatre textes qui portent «la mort» dans leur titre91 . Il y a aussi «le Malheur»92 et la «Destinée»93 et cette série de thématiques suffiraient pour faire de ce recueil «Le Royaume de la Nuit»94. Mais comme Colette Roubaud le signale aussi95, en dehors de ces thématiques qui évoquent apparemment une tradition romantique, ce recueil a ceci de particulier : si l’essence du cauchemar consiste à ce que l’«on n’en sort pas»96, presque tous les textes racontent des situations foncièrement cauchemardesques. En d’autres termes, dans ces textes, le poète crie sans cesse : «non, je ne peux plus sortir !» D’ailleurs, cette intériorisation du cauchemar est presque absolue. Comme le suggèrent «Le portrait de A.» 97 et Colette Roubaud, Henri Michaux Plume précédé de Lointain intérieur, Gallimard, col. «Foliothèque», 2000, p. 104-125. 89 Dans une lettre à Paulhan (écrite à cette époque), Michaux écrit : «Je commence à avoir la sensation de la mort. Vivre après tout cela est quelque chose de bien difficile... comme si nous allions à notre tour y renoncer» (O.C.I, p. XCIII). 90 «La Nuit des embarras», «La Nuit des disparitions», «La Nuit des Bulgares», «L’Arrachage des têtes» dont le titre originel était «La Nuit des assassins» et «Dans la nuit». 91 «Ire mort de Plume», «IIe mort de Plume», «Chant de mort» et «Sur le chemin de la mort». 92 O.C.I, p. 596. 93 O.C.I, p. 619. 94 Colette Roubaud, op. cit, p. 102. 95 Ibid., p. 117-120. 96 O.C.III, p. 518. 97 «De grosses lèvres de Bouddha, fermées au pain et à la parole» (O.C.I, p. 609). 88 363 «Bouddha» 98 , Michaux se rapproche rapidement des pensées bouddhistes à cette époque. Dans l’univers, il n’existe ni mort ni naissance. Personne ne naît ni meurt. Mais cette inspiration bouddhiste, loin de le conduire à une résignation bouddhiste, lui fait confirmer plutôt l’impossibilité du salut et de l’évasion. On ne peut jamais sortir de ce monde. L’être est maudit sans fin. Dans l’exergue de «La Nuit des embarras»99, il écrit : «Dans cet univers, il y a peu de sourires. / Celui qui s’y meut fait une infinité de rencontres qui le blessent. / Cependant on n’y meurt pas. / Si l’on meurt, tout recommence. [...]»100. Certes, dans «Note sur le suicide»101 en 1925, Michaux a déjà présenté la même idée. Mais après la mort de ses parents, le désespoir s’enfonce profondément en lui102. La Nuit a couvert tout son monde. D’autre part, cette tragédie a influencé également ses pensées sur l’état originel et indéfini de l’être, semble-t-il. Certes, il s’est déjà décidé à s’exiler dans le monde du Devenir et ce refus du monde du Même implique également celui de la notion de la famille : étant donné que même le Moi n’existe plus, comment peut-on revenir à la famille ? Il n’y a ni parents, ni frères, ni même Moi. N’est-ce pas cela le véritable état de l’être ? Et dans «Le Fils du macrocéphale», texte publié avant la mort de ses parents, le poète définit son héros comme «Océan»103. C’est-à-dire que «Eache» ou «A.» est un être qui est originellement informel, indéfini, sans nom et sans famille. Dans ce texte, il a déclaré à nouveau que le Moi, et ses doubles, ne sont que des «lamelles»104 provisoirement formées à la surface de l’être. Cependant, après la mort de ses parents, sa croyance à «l’Océan» est forcée elle aussi à la modification essentielle. Au moins, des textes tels que «Chant de mort» et Ibid., p. 668 : «Celui qui est ferme est un homme. Mais celui qui est mou est sans limites. Il a toutes les formes, il est né partout. En vérité, c’est lui le Bouddha.» 99 O.C.I, p. 614 et p. 1281. 100 O.C.I, p. 614 et 1281 101 Ibid., p. 56-57. 102 Dans «Labyrinthe» et «Monde», textes reçus dans Épreuves, exorcismes, Michaux développera davantage cette idée désespérante : «Labyrinthe, la vie, labyrinthe, la mort. [...] // Le suicidé renaît à une nouvelle souffrance» (ibid., p. 796) : «Celui dont le destin est de mourir doit naître. Hélas, mille fois hélas pour les naissances, dit le Maître de Ho. C’est un enlacement, qui est un entrelacement» (ibid., p. 797). 103 O.C.I, p. 607. Voir aussi ibid., p. 1280. 104 O.C.I, p. 505. 98 364 «Destinées» suggèrent comment le malheur l’a ramené brusquement au «sol dur» de sa «patrie» et de son «passé» 105 . Séparé de l’anonymat heureux de l’océan 106 , il est maintenant prisonnier de son destin incommensurable. Il s’unit définitivement à son Malheur107 et il ne peut plus rêver à la libération. D’ailleurs, son ancienne conception de l’être comme océan comportait, sinon des contradictions, mais des difficultés, semble-t-il. Certes, on n’est durci que «par lamelles»108. Mais ces lamelles, si l’on les laisse ou si l’on ne les détruit pas, risquent de devenir des lames qui blessent l’être ou des dépôts qui l’immobilisent. Certes, «[l]’Océan est au-dessous [...] se cache, se défend par les armes propres à l’Océan»109, écrivait le poète. Mais les lamelles se forment incessamment, voire inconsciemment dans la plupart des cas. Elles déposent immanquablement avec le temps et comble l’Océan fatalement. Dans «Les Sphinx», texte publié en 1943, développant et universalisant l’image des «dépôts» qu’il a traitée dans «Un homme prudent», Michaux souligne combien ces dépôts sont facilement formés et combien ils sont mortels. La vie fait naître sans cesse des systèmes psychologiques autonomes. Et tous ces systèmes psychologiques risquent d’étouffer l’être : «Tout tombe, dit le Maître de Ho. [...] / L’Homme qui te parle est Sphinx. L’homme que tu fus, le père que tu as eu était sphinx. Eh bien, qu’as-tu compris au Sphinx qui te fut soumis ? // Celui qui ne dissout pas celui qui vient à lui, un Sphinx s’y forme et c’est de Sphinx que l’on meurt. / Tout durcit, dit le Maître de Ho, tout durcit et revient à la tête. Le geste inachevé, la défaillance du cœur, la remarque qui frappe l’oreille. / Le sourire, le visage pur, que avide tu regardes, c’est lui, c’est lui-même, incompris, qui te fera ta plaie, et qui, le temps venu, de durs rochers sans fin t’encombrera. / Tout dépose. Tout fait pierre, dit le Maître de Ho. [...]»110 105 106 107 108 109 110 Ibid., p. 618. Ibid., p. 619. O.C.I, p. 596. Ibid., p. 505. O.C.I, p. 613. O.C.I, p. 796, je souligne. 365 Bien entendu, ce texte suggère aussi qu’un des buts de son écriture consiste à trouver et à dissoudre (ou à rendre autres) ces systèmes psychologiques fragmentaires en tant que dépôts ou abcès. Mais quel rocher de Sisyphe cela impose au poète ! Et comme le suggère «Plume et les culs-de-jatte», il a été éternellement lié à cette corvée. D’autre part, comme nous l’avons répété aussi, chez Michaux, l’effet est toujours différent de la cause. La cause n’explique pas l’effet, du moins, elle n’en explique qu’un aspect. C’est pourquoi on réussit rarement à interpréter les textes littéraires en les rattachant aux faits biographiques. Cela dit, sans cause, pas d’effet. Et il faudrait admettre tout de même que le malheur que le poète a subi l’incite à souligner excessivement, dans Un certain Plume, la différence foncière de la cause et de l’effet. Comme pour surmonter l’épreuve, il s’efforce partout dans ce recueil d’écarter l’effet de la cause et de substituer un devenir illimité à la causalité corporelle. Ainsi, dans «Naissance», il décrit une réincarnation interminable qui annule la notion de la famille aussi bien que la causalité ordinaire : «Pon naquit d’un œuf, puis il naquit d’une morue et en naissant la fit éclater, puis il naquit d’un soulier ; par bipartition, le soulier plus petit à gauche, et lui à droite, puis il naquit d’une feuille de rhubarbe, en même temps qu’un renard ; le renard et lui se regardèrent un instant puis filèrent chacun de leur côté. [...]»111 Et même dans «Sur le chemin de la Mort», texte consacré probablement à sa défunte mère, le poète tâche de la ramener à son être propre, à savoir, à un être illimité et indéfini, en inventant une surface extrêmement funèbre : Sur le chemin de la Mort, Ma mère rencontra une grande banquise ; Elle voulut parler, Il était déjà tard ; Une grande banquise d’ouate. Elle nous regarda mon frère et moi, 111 Ibid., p. 617. 366 Et puis elle pleura. Nous lui dîmes – mensonge vraiment absurde – que nous comprenions bien. Elle eut alors ce si gracieux sourire de toute jeune fille, Qui était vraiment elle, Un si joli sourire presque espiègle ; Ensuite elle fut prise dans l’Opaque.112 En tout cas, il semble certain que la mort de ses parents l’a forcé non seulement à se plonger plus profondément dans son être mais également à s’affronter à son passé, à tout ce qui avait déposé en lui, à sa moitié durcie malgré lui. Certes, cela ne signifie pas l’abandon de ce qu’il avait développé jusque-là. Au contraire, il ne cessera de déployer son écriture de surface et de poursuivre le monde du devenir. Mais, dorénavant, il devra s’occuper plus qu’avant de combats sans corps, ou de la lutte contre les ennemis invisibles, parallèlement à la lutte contre le Même. D’ailleurs, désormais, ses parents le hanteront plus souvent que de leur vivant, parce que devenus morts et incorporels, ils sont passés définitivement au domaine prélogique. Ils se transforment sans cesse et se déplacent librement dans ses profondeurs. Certes, il se peut qu’on ne puisse plus les appeler même parents, parce qu’ils sont devenus eux aussi des êtres sans forme ni substance. Mais cela n’empêche que dans son fantasme, ils constituent des points singuliers qui subsistent pour toujours. Dans «Rentrer», texte publié d’abord dans Minotaure en 1935113, le poète écrit sur ses parents. Ils sont maintenant devenus des habitants de sa Nuit. Le poète les réduit à des sifflets et résiste à leur rappel. Mais de même qu’il lui est impossible de «rentrer», de même, il est aussi impossible de les faire disparaître : «J’hésitais à rentrer chez mes parents. Quand il pleut, me disais-je, comment font-ils ? Puis je me rappelai qu’il y avait un plafond dans ma 112 Ibid., p. 597. 367 chambre. “N’empêche !”, et, méfiant, je ne voulus rentrer. / C’est en vain qu’ils m’appellent maintenant. Ils sifflent, ils sifflent dans la nuit. Mais c’est en vain qu’ils usent du silence de la nuit pour arriver jusqu’à moi. C’est absolument en vain.»114 Et même dans «Plume et les culs-de-jatte», texte publié trois ans plus tard, le poète suggère comment la mort de ses parents a laissé en lui une plaie profonde en écrivant à la fin du texte : «“Pour la tombe de votre père, achetez un petit chien.” Ils [les culs-de-jatte] insistent, lugubres, comme des infirmes. / Fatigue ! Fatigue ! On ne nous lâchera donc jamais ?»115 L’approfondissement de la Nuit Il n’ y a plus de repos dans sa vie. Même son monde du devenir se remplit de douleurs et d’angoisses autant que dans le monde du Même. Cependant, dans la première version de «Destinée»116, le poète répète : «Il y a un rien d’espoir». Et il écrit aussi au début du fragment «D» : «Ce qui importe c’est aboutissement. Arriver entier suivant sa nature.»117 Ce qu’il a décidé au fond de son désespoir, semble-t-il, c’est d’approfondir sa Nuit, de s’enfoncer de plus en plus profondément dans la Nuit de son être. Dans l’exergue supprimé de «La Vision de Plume», par exemple, le poète écrit : «Ces apparitions ne sont pas des anges. Ce n’est pas Dieu, ce ne sont pas des démons non plus, il semble. Peut-être c’est la gestation de la nuit essentielle, la nuit qui luit nuit et jour, la nuit de ceux à qui le jour ne donne rien.»118 Or, analysant un poème intitulé «Dans la nuit», Colette Roubaud119 signale que, pour Michaux, non seulement 113 114 115 116 117 118 119 Voir O.C.I, p. 1265-1266. O.C.I, p. 566-567. O.C.I, p. 642 O.C.I, p. 670-674. Ibid., p. 672. Ibid., p. 1286, je souligne. Colette Roubaud, op. cit, p. 102-117. 368 la Nuit symbolise le deuil et le cauchemar, mais également elle le ramène à l’état plus originel de l’indifférenciation, à savoir, au Noir. Si l’on lit des passages sur «le noir» dans Émergences, résurgences, on comprendra comment Michaux développe ses idées sur la Nuit : «Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur la feuille de papier noir quelques couleurs, elle cesse d’être feuille, et devient nuit. Les couleurs posés presque au hasard sont devenus des apparitions... qui sortent de la nuit.»120 ; «Base des sentiments profonds. De la nuit vient l’inexpliqué, le non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l’attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur... et les monstres, ce qui sort du néant, non d’une mère.»121 «Obscurité, antre d’où tout peut surgir, où il faut tout chercher»122, écrit Michaux aussi. Pour lui, la Nuit incarne la virtualité suprême. Elle est la source de tous les êtres, complets ou incomplets, et l’état ultime de l’indifférenciation. Elle est à la fois le Rien et le Tout ou le Vide et la Substance. D’ailleurs, pour le poète, La Nuit forme aussi la couche la plus ancienne de l’esprit humain. Il écrit dans le même passage : «[...] c’est dans la nuit que l’humanité s’est formée en son premier âge, et où elle a vécu son moyen âge.»123 La Nuit est à la fois la plus basse et la plus solide. A travers de dures épreuves, le poète a atteint une simplicité absolue. D’autre part, selon Colette Roubaud, le noir incarne également la «mono-tonie»124 ultime. Il est une «répétition»125 interminable qui engendre tout. Il est à la fois mono et multi, le commencement et la fin. D’ailleurs, chez Michaux, la répétition est un élément de la «grandeur»126. Dans l’indifférenciation suprême de la 120 121 122 123 124 125 126 O.C.III, p. 554. Ibid., p. 556. Ibid., p. 558. O.C.III, P. 560. Colette Roubaud, op. cit, p. 109-115. O.C.I, p. 240. Voir aussi O.C.III, p. 1327 : «Au commencement est la / RÉPÉTITION». O.C.I, p. 248. Voir aussi Colette Roubaud, op. cit, p. 109-110. 369 Nuit, son minimum essentiel s’unit au Grand : 1 Dans la nuit 2 Dans la nuit 3 Je me suis uni à la nuit 4 A la nuit sans limites 5 A la nuit. 6 Mienne, belle, mienne. 7 Nuit 8 Nuit de naissance 9 Qui m’emplit de mon cri 10 De mes épis. 11 Toi qui m’envahis 12 Qui fais houle houle 13 Qui fais houle tout autour 14 Et fume, es fort dense 15 Et mugis 16 Es la nuit. 17 Nuit qui gît, nuit implacable. 18 Et sa fanfare, et sa plage 19 Sa plage en haut, sa plage partout, 20 Sa plage boit, son poids est roi, et tout proie sous lui 21 Sous lui, sous plus ténu qu’un fil 22 Sous la nuit 23 La Nuit.127 «Nuit de naissance», écrit Michaux ici. Certes, cette même Nuit deviendra soit «La 127 O.C.I, p. 600. 370 Nuit des embarras» soit «La Nuit des disparitions»128. C’est la Nuit qui engendre les êtres. C’est également elle qui les engloutit. De la Nuit sortent aussi des fantômes et des monstres. Le poète a touché la Nuit en tant que matrice du Monde et, sans doute, de lui-même. Or, Colette Roubaud attire notre l’attention également sur l’ampleur qui caractérise cette Nuit 129 . En effet, non seulement le poète la précise sur le plan sémantique («la nuit sans limites» ; «Toi qui m’envahis» ; «Sa plage en haut, sa plage partout, / Sa plage boit»), mais également sur le plan grammatical, tantôt en omettant l’article («Nuit / Nuit de naissance»), tantôt en estompant le sujet «Et fume, es fort dense»), il suggère l’illimité de la nuit. De la même façon, le sixième vers («Mienne, belle, mienne») évoque la féminité130 mystique de la Nuit et, par la répétition des mots «houle» et «plage», le poète superpose l’image de la mer à celle de la Nuit. D’autre part, à travers le quatorzième vers à la fois bref et condensé («Et fume, es fort dense»), Michaux évoque implicitement cette «cabane de l’indien» en Ecuador qui «regorge d’obscurité [...] et [...] de fumée», qui ne connaît «rien de dehors» et qui se remplit de «soi-même»131. Bref, tout ce qu’il a vécu d’essentiel se fond en cette Nuit. Ce qui sous-tend ce «grand espace incirconscrit»132, c’est sans nul doute la musicalité : elle produit littéralement l’effet des «ondes»133 et porte le lecteur au monde absolument anonyme et indéfini. D’ailleurs, pour prendre les mots de Deleuze-Guattari, la musicalité tellement intensifiée dans le langage peut avoir un effet de déterritorialisation134. Elle ne connaît ni la séparation ni le fixe et libère l’homme de la dureté et du fini du réel. Ainsi, dans ce poème, le plan phonique et le plan sémantique s’allient étroitement et concourent à créer un univers illimité. Sans doute, le plan graphique s’ajoute aussi à ce mouvement pour l’illimitation135 : on y Avec «La Nuit des assassinats» (=«L’Arrachage des têtes»), ces «Trois nuits» publiés dans La Nouvelle Revue française en avril 1930 avaient au début pour sous-titre, «Scénarios de cauchemars». Voir Ibid., p. 1281. 129 Colette Roubaud, op. cit, p. 113-115. 130 Colette Roubaud, op. cit, p. 113. 131 O.C.I, p. 236. 132 Colette Roubaud, op. cit, p. 113. 133 Colette Roubaud, op. cit, p. 107-109. 134 Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, pour une littérautre mineure, Les Éditions de 128 Minuit, 1975, p. 11-13. 135 O.C.III, p. 744. 371 constatera non seulement le système phonique très serré, constitué notamment de multiples combinaisons de la répétition, de l’assonance et de l’allitération, mais aussi les jeux graphiques : «Dans la nuit / Dans la nuit / Je me suis uni à la nuit» «Mienne, belle, mienne» «Qui fais houle houle / Qui fais houle tout autour» «Et fume, es fort dense» «Sa plage boit, son poids est roi, et tout proie sous lui» Toutefois, n’oublions pas non plus que cette Nuit est également lancinante. Elle comporte des épines invisibles et ce «je», malgré la disparition de ses limites corporelles, devient en quelque sorte la constellation des piqûres136. Il va de soi que sur le plan phonique, cela résulte de la prédominance de la voyelle /i/137. Cette voyelle est employée quatorze fois (sur vingt-trois) à la dernière syllabe du vers (1, 2, 3, 5, 7, 9, 10, 11, 15, 16, 20, 21, 22, 23) et dans sept vers (3, 4, 7, 9, 11, 17, 21), elle constitue l’assonance ou produit l’effet assonantique (notamment, «Je me suis uni à la nuit» ; «Qui m’emplit de mon cri» ; «Nuit qui gît, nuit implacable»). En plus, le poète insère des mots qui connotent /l’aigu/ ou /le pointu/ : «cri», «épis», «fil» et, sur le plan typographique, comme le symbolise le vingtième vers («Sa plage boit, son poids est roi, et tout proie sous lui»), la lettre /i/ fait un effet optique. Il est possible que, comme le suggère le neuvième vers («qui se remplit de mon cri»), cette piqûre reflète son cœur douloureux. Mais elle exprime aussi, nous semble-t-il, des épreuves que cette Nuit «implacable» impose au poète. La communion avec la Nuit originelle implique le dépouillement ultime du moi ; elle demande au poète de devenir le vrai rien. Cela transforme cette communion en expérience d’une dissolution maximum et le poète glisse ici aussi l’image du naufrage à la fin du poème : «nuit implacable / [...] / Sa plage boit, son poids est roi, et tout proie sous lui / Sous lui, Voir O.C.II, p. 172. Roubaud attire l’attention sur le fait que la voyelle /i/ est aussi un composant principale du nom de l’auteur : Henri Michaux. 136 137 372 sous plus ténu qu’un fil / Sous la nuit / La Nuit»138 Ainsi, à travers le dialogue avec la Nuit, le poète renouvelle son retour au rien. Mais à en croire le poème, il a atteint en même temps à sa vraie mienneté. La Nuit absolument impersonnelle, inhumaine mais génératrice, tranche implacablement de lui ce qui n’est pas essentiel et ce qui n’est pas vraiment à lui. C’est toujours l’écriture qui cristallise et essentialise cette nuit mystique. 13 La Nuit remue Prince de la Nuit 138 O.C.I, p. 600. 373 Nous avons examiné dans cette troisième partie le développement de l’écriture de surface chez Michaux en précisant notamment les relations étroites entre la surface et les profondeurs dans ses textes. Refusant résolument le monde réel, il vise à la construction d’un monde incorporel où ni identité ni causalité n’existent. Se séparant du monde du Même, il tâche de créer un espace où règne un devenir illimité. Cette nouvelle écriture atteint une étape décisive avec Mes propriétés et Un certain Plume. Cependant, sa surface est toujours menacée par la dissolution ou par la résurgence des profondeurs. En quelque sorte, son terrain superficiel et incorporel se construit toujours dans l’abysse. Il est un noyé qui s’efforce de créer sans cesse des surfaces contre les profondeurs qui vont l’engloutir1. Certes, il arrive souvent que sa surface soit submergée entièrement dans les profondeurs, et qu’il ne puisse qu’exprimer son état de dissolution. Mais, dans ce cas-là même, ses efforts pour rendre le corporel incorporel et pour atteindre un devenir illimité subsistent. Et à travers des épreuves variées, il s’approche de plus en plus des tréfonds de l’être. Presque un an après la parution d’Un certain Plume, en 1932, Michaux fait un voyage en Asie. On ne peut négliger l’importance de ce deuxième grand voyage : non seulement il y rencontra des peuples qui répondent à l’essentiel, mais ses yeux mentaux s’ouvrirent vraiment au réel et aux autres. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’à travers cette expérience de l’autre culture, il a approfondi son dialogue avec Nuit qu’il avait abordé après la mort de ses parents, et développé davantage ses pensées sur l’être et l’écriture — bien que son expérience de l’Asie soit si profonde qu’il lui fallut beaucoup d’années pour l’assimiler vraiment. De toute façon, dans La Nuit remue, nouveau recueil publié en 1935, Michaux atteint une nouvelle étape de son écriture. Examinons comment il a défriché sa Nuit et renouvelé son terrain en synthétisant et développant ce qu’il avait acquis. Dans «La Nuit remue» 2 , texte éponyme de ce recueil, Michaux élabore davantage la situation cauchemardesque qu’il a abordée dans le cycle Plume. Certes C’est sans doute pour cela qu’il se montre un laboureur sous-marin : «Ma vie ; Traîner un landau sous l’eau. Les nés-fatigués me comprendront» (O.C.II, p. 455). Voir aussi O.C.I, p. 579 : «Des trains sous l’océan, quelle souffrance !» 2 Ce texte fut publié d’abord dans Les Cahiers du Sud, en 1935. Voir O.C.I, p. 1192. 1 374 ici aussi, le narrateur-héros est hanté par le corps (tache, cri, sang, le mort, des femmes monstrueuses ou des viscères arrachées). Il se met dans une solitude absolue et se résigne à ne plus pouvoir en sortir. Mais ce qui se distingue dans ce texte, c’est sa sérénité. Quoi qu’il arrive, il ne perd pas son sang-froid. Ou plutôt, il est à la fois sensible et impassible. Tout entouré des monstres et des fantômes, il prend toujours des distances avec eux. En un sens, il a dépassé ses fantômes et ses monstres. Comme s’il devinait ce qui se trouve au-delà de leurs formes monstrueuses, il les traite maintenant comme des animaux familiers ou comme des objets naturels. En effet, Michaux écrit dans «Dans la compagnie des monstres», texte publié en 1944 : «Il fut bientôt évident (dès mon adolescence) que j’étais né pour vivre parmi les monstres. / Ils furent longtemps terribles, puis ils cessèrent d’être terribles et [...] petit à petit s’atténuèrent. Enfin ils devinrent inactifs et je vivais en sérénité parmi eux. / [...] / C’est l’âge qui faisait. Oui. [...] leurs visages quoique monstrueux de forme, leurs têtes, leurs corps maintenant ne gênaient pas plus que celle des cônes, des sphères, des cylindres ou des volumes que la nature offre en ses rochers, ses galets et dans bien d’autres de ses domaines.»3 Toutefois, cette nouvelle cohabitation avec ses monstres semble débuter déjà dans «La Nuit remue». Du moins, leurs relations ont certainement évolué en comparaison avec ses textes antérieurs. Par exemple, à la différence de «Compagnons» ou d’«Eux», le narrateur-héros ne s’enthousiasme plus pour l’avènement de ses fantômes. Il n’arrive pas non plus que leur apparition le tourmente comme «La Nuit des embarras». On dirait qu’il comprend maintenant que ses monstres et lui sortent de la même Nuit et qu’ils partagent le même destin, à savoir l’impossibilité de se reposer et de s’évader. Ainsi, son regard jeté sur ses monstres traduit même une sorte de fraternité ou de solidarité. Mais cela n’empêche pas son humour inhumain de dominer : 3 O.C.I, p. 813, je souligne 375 «Tout à coup, le carreau dans la chambre paisible montre une tache. / L’édredon à ce moment a un cri, un cri et un sursaut : ensuite le sang coule. Les draps s’humectent, tout se mouille. / L’armoire s’ouvre violemment ; un mort en sort et s’abat. Certes, cela n’est pas réjouissant. / Mais c’est un plaisir que de frapper une belette. Bien, ensuite il faut le clouer sur un piano. Il le faut absolument. Après on s’en va [...]»4 Rappelons ici la «Lettre de Belgique». Dans ce texte publié huit ans plus tôt, le poète considérait la fusion du sang-chaud et de l’écriture du sang-froid comme un idéal littéraire. Ce qu’il a définitivement atteint dans ce texte, n’est-ce pas cette écriture froide ? Tout en touchant à ce qui est vif, il le tue ou le castre d’une manière implacable. Non seulement le «travail du ventre, des glandes, de la salive, des vaisseaux de sang»5, mais tous les cris et les craquements intérieurs, sont transmués en incorporel ou en extra-être. Par le regard mortel du poète qui s’est uni à la Nuit, ces monstres sont privés non seulement de chaleur mais aussi de substance. Et à travers cette écriture froide, Michaux communique un frisson profond et moderne, à la fois impersonnel et universel : «... Elles apparurent, s’exfoliant doucement des solives du plafond... Une goutte apparut, grosse comme un œuf d’huile et lourdement tomba, [...], ventre énorme, sur le plancher. / Une nouvelle goutte se forma, matrice luisante quoique obscure, et tomba. C’était une femme. / Elle fit des efforts extravagants et sans nul doute horriblement pénibles, et n’arrive à rien. / [...] / De nouveau une goutte se forma et grossit, tumeur terrible d’une vie trop promptement formée, et tomba. / Les corps allaient s’amoncelant, crêpes vivantes, bien humaines pourtant sauf l’aplatissement.»6 4 5 6 O.C.I, p. 419. O.C.I, p. 51. O.C.I, p. 420-421. 376 La chambre «La Nuit remue» annonce aussi la naissance d’une nouvelle surface chez ce poète, à savoir la chambre. On pourrait comparer cette chambre à «Mes propriétés» extrêmement condensées. Elle est à la fois vide et peuplée, étroite et illimitée. Elle est absolument isolée du monde du Même et rien ne peut y entrer sans être transformé en simulacres. De la même façon, elle élimine rigoureusement tout «ce qui n’est pas, ne serait pas sien» 7 , parce que comme nous l’avons écrit, même le fantasme ou le subconscient contient beaucoup de préfabriqués et d’altérité. Cette chambre est ainsi à la fois un asile et une prison créés au fond de la Nuit du poète. Et dans cette chambre solitaire, le poète se couronne en tant que «Prince de la Nuit»8. Toutefois, ancien marécage, cette chambre est toujours extrêmement poreuse et les profondeurs l’envahissent sans cesse. Ou plutôt, il se peut qu’il n’y ait plus de frontières distinctes entre la profondeur et la surface, parce que Michaux a rendu celle-ci aussi interminable et aussi cauchemardesque que celle-là. Dans le deuxième fragment de «La Nuit remue», par exemple, sa chambre se transforme instantanément en abîme. Et le narrateur-héros devenu «fourmis»9 s’efforce de gravir sur la falaise tout en tombant plusieurs fois. Mais on ne peut plus dire ce qui est le plus heureux pour cet homme-fourmis, se jeter dans le gouffre sans fond ou tenir à cette surface «perpendiculaire»10 qui ne mène nulle part mais qui le force aux efforts perpétuels : « Sous le plafond bas de ma petite chambre, est ma nuit, gouffre profond. / Précipité constamment à des milliers de mètres de profondeur, avec un abîme plusieurs fois aussi immense sous moi, je me retiens avec la plus grande difficulté aux aspérités, fourbu, machinal, sans contrôle, hésitant entre le dégoût et l’opiniâtreté. [...] Le gouffre, la nuit, la terreur s’unissent O.C.I, p. 819. O.C.I, p. 880. 9 O.C.I, p. 419. 10 O.C.I, p. 420. 7 8 377 de plus en plus indissolublement.»11 Mais remarquons aussi que cette inversion vertigineuse de la surface et du gouffre est appuyée par les jeux linguistiques plus synthétiques. Notamment dans la première phrase, ainsi que l’inversion liminaire renforcée par le contre-accent («Sous le plafond bās de ma petite chāmbre, ĕst ma nuit ...») et l’apposition («ma nuit, gouffre profond»), l’usage des paronymes ( «plafond» / «profond» ) et du même possessif attribué aux deux substantifs distants («ma [...] chambre / «ma nuit») favorisent le passage de l’étroit («le plafond bas», «petite chambre») à l’immense et l’enlèvement de la cloison entre la «chambre» et le «gouffre». Il en va de même pour l’effet d’allitération combiné d’effet d’assonance : «plafond – petite – profond» : «chambre – gouffre» : «Sous le plafond – gouffre profond». Même dans la deuxième phrase plus longue et plus prosaïque, l’effet d’allitération et d’assonance, fût-ce léger, sert à la déterritorialisation de l’énoncé. Soulignons ici surtout des combinaisons des consonances /l/, /m/, /p/, /r/, /s/, /t/ (notamment /p,r,t/, /s,m/, /m,r,t/, /m,l/) : «Précipité constamment à des milliers de mètres de profondeur, avec un abîme plusieurs fois aussi immense sous moi, je me retiens avec la plus grande difficulté aux aspérités, fourbu, machinal, sans contrôle, hésitant entre le dégoût et l’opiniâtreté.» Il va de soi que la dernière phrase est également caractérisée par l’apposition des trois sujets et l’effet d’allitération (/l/, /r/) combiné d’effet d’assonance (/y/ ou /ч/) : «Le gouffre, la nuit, la terreur s’unissent de plus en plus indissolublement.» Ainsi, dans ce deuxième fragment, parallèlement au théâtre de l’inversion du profond et du 11 O.C.I, p. 419-420. Toutefois, dans «Le Sportif au lit», texte publié un an plus tard, le poète décrira cette chambre plutôt comme un espace infini. Elle lui permet la «Mobilité dans l’immobilité» (O.C.III, p. 531) et il jouit d’un mouvement illimité sans bouger : «Il est vraiment étrange que, moi qui me moque du patinage comme de je ne sait quoi, à peine je ferme les yeux, je vois une immense patinoire. / Et avec quelle ardeur je patine ! [...] // Au fond je suis un sportif, le sportif au lit. Comprenez-moi bien, à peine ai-je les yeux fermés que me voilà en action. [...]» (O.C.I, p. 426). 378 superficiel sur le plan sémantique, se représente le théâtre de l’illimitation12 ou de la déterritorialisation sur le plan phonique. Ce qui caractérise autrement «La Nuit remue», c’est la mise en valeur de la multiplicité foncière de l’être, faite d’une manière plus condensée qu’avant. A la fin du premier fragment de «La Nuit remue», par exemple, il montre d’emblée sa «foule en mouvement». On est à la fois un et multiple. Mélangeant le singulier et le pluriel, Michaux l’exprime avec ces expressions concises : « On s’enfuit alors, on est des milliers à s’enfuir. De tous côtés, à la nage ; on était donc si nombreux ! / Étoile de corps blancs, qui toujours rayonne, rayonne... »13 Dans le cinquième fragment, en créant une situation plus allégorique, il dessine la cohabitation avec d’autres personnalités subalternes mais plus influentes en lui. Ce texte fait allusion aussi, semble-t-il, à la corvée de l’écrivain qui travaille sans cesse pour ses existences psychologiques fragmentaires : «Nous sommes toujours trois dans cette galère. Deux pour tenir la conversation et moi pour ramer. / [...] / Ces deux bavards sont toute ma distraction, mais c’est tout de même dur de les voir manger mon pain.»14 Or, cette écriture sur la pluralité de l’être atteint son apogée dans «Dessins commentés», texte publié un an plus tard15. Comme l’indique Raymond Bellour, ce texte annonce non seulement le début de l’écriture sur les peintures et les dessins chez Michaux, mais également celui du va-et-vient entre l’image et le texte chez lui16. Mais ce qui est plus remarquable ici, c’est que Michaux lit dans ses dessins une fois oubliés (à en croire l’exergue du texte) l’apparition des profondeurs à la surface. Autrement dit, il considère ses dessins comme une sorte d’écriture de surface. Comme il se doit, ses commentaires sont entièrement indifférents aux ressemblances formelles ou extérieures ainsi qu’à l’identification des objets. Dès le début, le poète est persuadé qu’il s’agit de simulacres et d’un devenir illimité dans ces dessins. Notamment, dans le premier fragment, il renouvelle l’ancienne image des «morceaux d’homme». Non seulement il rend plus 12 13 14 15 16 O.C.III, p.744. Ibid., p. 419. O.C.I, p. 421. Voir O.C.I, p. 1196. Voir ibid., p. 1301-1303. 379 cérébrales ces personnalités fragmentaires liées à la vie cachée des organes, mais il voit en eux l’incarnation de «ça»17 ou de la vie avant-langagière, au lieu de la simplicité dans Les Rêves et la Jambe. Faisant ressortir l’autonomie de leur vie, il remplit la surface du corps humain de leurs têtes : «[...] Un visage assoiffé d’arriver à la surface part du profond de l’abdomen, envahit la cage thoracique, mais à envahir il est déjà plusieurs, il est multiple et un matelas de têtes est certes sous-jacent et se révélerait à la percussion [...]. / Ces amas de têtes forme plus ou moins trois personnages qui tremblent de perdre leur être ; sur la surface de la peau les yeux braqués brûlent du désir de connaître ; l’anxiété les dévore de perdre le spectacle pour lequel ils vinrent au-dehors, à la vie, à la vie. / Ainsi, par dizaines et dizaines apparurent ces têtes qui sont l’horreur de ces trois corps, famille scandaleusement cérébrale, prête à tout pour savoir ; même le cou-de-pied veut se faire une idée du monde et non du sol seulement, du monde et des problèmes du monde. »18 Ainsi, «Dessins commentés» témoigne à nouveau de ce que son écriture et sa peinture partagent les mêmes intérêts, à savoir, les intérêts pour la surface et les profondeurs, pour les simulacres et le devenir illimité et pour la multiplicité foncière de l’être. Par contre, dans le troisième fragment de «Dessins commentés», Michaux met en relief les efforts d’une existence psychologique fragmentaire pour arrêter une désagrégation plus avancée de son être. Il semble que cette image symbolise le poète qui, tout en vivant sans cesse la dissolution, se préoccupe également de sa réagrégation : « [...]Cette tête en quelque sorte est un poing et le corps, la maladie. Elle empêche une plus grande dispersion. Elle doit se contenter de cela. Rassembler les morceaux serait au-dessus de sa force. / Mais comme il 17 O.C.I, p. 20. 380 vogue ! Comme il prend l’air, ce corps semblable à une voile, à des faubourgs, semblable à tout... / [...] / Elle n’obtient pas que les morceaux se joignent étroitement et se soudent, mais au moins qu’ils ne désertent pas.»19 Le «corps morcelé» et le «corps sans organes» Notre travail approche de sa fin, bien que le voyage du poète vienne de débuter. Regardons pour terminer comment son exploration des profondeurs et son écriture de surface vont évoluer dorénavant en prenant pour exemple deux motifs majeurs et complémentaires dans ses textes concernant le corps. Dans Logique du sens, Deleuze distingue deux aspects du corps typiques aux schizophrènes, à savoir, le «corps morcelé» et le «corps sans organes»20 : le premier est un corps impuissant, dissocié, poreux et pénétré sans cesse par d’autres corps ; le deuxième est un corps «sans parties», «fluidique», «indécomposable», «glorieux» et même agressif21. Selon lui, les schizophrènes oscillent sans cesse entre ces deux états du corps. Bien entendu, on ne peut identifier ce corps schizophrénique au corps décrit dans les textes de Michaux d’autant moins que son écriture de surface garde toujours une dimension incorporelle que le corps schizophrénique ne peut atteindre. Mais il conviendrait de constater tout de même que Michaux est également très attentif à ces deux états du corps et qu’il développe sans cesse l’écriture de ceux-ci, à tel point qu’elle occupe une place majeure dans ses textes des années 30 à 60. D’ailleurs, ces deux tendances du corps sont déjà inscrites dans son premier texte, à savoir «Cas de folie circulaire», particulièrement dans «Brâakadbar» et le héros-héroïne du deuxième chapitre. C’est plutôt le premier type de corps que Michaux traitait plus souvent dans 18 19 20 21 O.C.I, p. 436-437. O.C.I, p. 437-438. Deleuze, Logique du sens, p.110. Ibid., p. 106-110. 381 ses textes des années 20. Et dans Un certain Plume, il élabore davantage l’image de ce corps passif et vulnérable. Dans «La Nuit des embarras», par exemple, en décrivant simultanément la transformation des objets et celle du corps, Michaux crée un corps extrêmement impuissant, devenu le «théâtre de la terreur ou de la passion»22 : «Et si les oiseaux de proie qui désirent passer d’un coin du ciel à l’autre, aveuglés par on ne sait quelle idée, utilisent dorénavant comme trajet votre propre corps agrandi par miracle, se frayant un passage à travers les fibres des gros tissus [...]. / Et si, cherchant le salut dans la fuite, vos jambes et vos reins se fendent comme du pain rassis, et que chaque mouvement les rompe de plus en plus, de plus en plus. Comment s’en tirer maintenant ? Comment s’en tirer ? »23 D’autre part, dans quelques textes de Mes propriétés tels qu’«Une vie de chien»24 et «Mes occupations»25, il ébauche le deuxième corps actif et agressif. Et dans deux textes moins connus à la fin d’Un certain Plume («La Nature»26 et «La Chambre»27), il le décrit avec plus de détails : «Cette armoire, donc, [...], il la précipita à terre bien dix mille fois, il la piétina ; il l’émietta, la sortit par la fenêtre, la fracassa contre toutes les cheminées, [...]. Une mitrailleuse ne fait pas plus vite, ni plus souvent son tac-tac-tac-tac.»28 Or, dans le sixième fragment de «La Nuit remue», enlevant la cloison entre le réel et l’imaginaire ainsi que celle entre le dedans et le dehors, il crée le corps qui incarne le «théâtre de la cruauté » 29 . Maintenant, c’est ce «corps sans organes» qui morcelle les corps des autres et qui leur arrache des organes. Mais malgré l’effusion de sang, c’est toujours la froideur qui prédomine dans ce texte : 22 23 24 25 26 27 28 29 Deleuze, Logique du sens, p.110. O.C.I, p. 615. Ibid., p. 469-470. Ibid., p. 471. Ibid., p. 674-675. Ibid., p. 675-676. O.C.I, p. 676. Deleuze, Logique du sens, p.110. 382 «Mes petites poulettes, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, ce n’est pas moi qui m’embête. Hier encore, j’arrachai un bras à un agent [...]. / Mes draps jamais pour ainsi dire ne sont blancs. Heureusement que le sang sèche vite. Comment dormirais-je sinon ? / Mes bras égarés plongent de tous côtés dans des ventres, dans des poitrines ; dans les organes qu’on dit secrets (secrets pour quelques-uns !). / Mes bras rapportent toujours, mes bons bras ivres. Je ne sais pas toujours quoi, un morceau de foie, des pièces de poumons, je confonds tout, pourvu que ce soit chaud, humide et plein de sang. [...].»30 Cependant, Michaux écrit aussi dans ce texte : «Dans le fond ce que j’aimerais, c’est de trouver de la rosée, très douce, bien apaisante» 31 . Cela suggère que malgré son agressivité sadique, ce corps incarne son aspiration profonde à se joindre d’une manière plus propre32. Mais comme toujours, il ne peut l’exprimer que d’une façon aussi impropre («Enfin, c’est comme ça. Tel partit pour un baiser qui rapporta une tête»33). Bien entendu, il est presque certain que ce corps reflète aussi sa haine contre la fixation et l’inertie. De la même façon, ce deuxième corps réalise un autre désir du poète, à savoir, l’activation ou l’intensification de soi-même. Et c’est pourquoi pour ce deuxième corps les ennemis ne sont pas forcément nécessaires. Dans «Le Sportif au lit», le poète décrira le cas le plus gratuit de l’activité de ce corps : «[...] Ce que je réalise comme personne, c’est le plongeon. [...] Ah, il n’y a aucune mollesse en moi dans ces moments. [...] Je plonge comme le sang coule dans mes veines [...].»34 Ainsi, beaucoup de textes rassemblés dans la première partie de La Nuit remue font ressortir une nouvelle thématique désormais principale dans ses textes, à savoir le mouvement. Dans «Le Vent», en créant un corps le plus pur et le plus dynamique, le poète 30 31 O.C.I, p. 421-422, je souligne. Ibid., p. 422. Dans le troisième fragment du «Sportif au lit», Michaux décrira cette aspiration aux relations propres avec plus de précision : «Qui, me connaissant, croirait que j’aime la foule ? C’est pourtant vrai que mon désir secret semble d’être entouré. La nuit venue, ma chambre silencieuse se remplit de monde et de bruits [...].» 33 O.C.I, 422. 34 O.C.I, p. 426. 32 383 transformera le monde en espace à la fois infini et labyrinthique : «Le vent essaie d’écarter les vagues de la mer. Mais les vagues tiennent à la mer, n’est-ce pas évident, et le vent tient à souffler... non, il ne tient pas à souffler, même devenu tempête ou bourrasque il n’y tient pas. Il tient aveuglément, en fou et en maniaque, vers un endroit de parfait calme, de bonace, où il sera enfin tranquille, tranquille. / [...] Il va vers un endroit de quiétude et de paix où il cesse enfin d’être vent. / Mais son cauchemar dure déjà depuis longtemps.»35 L’oscillation entre ces deux états du corps continue également dans ses textes ultérieurs. Ou plutôt, Michaux élabore sans cesse l’image de ces corps en les rendant de plus en plus démesurés. Ainsi, dans la dernière partie d’«Une tête sort du mur», le poète relate le corps devenu littéralement «sans parties», «fluidique», «indécomposable»36. On constatera ici comment Michaux a développé le motif qu’il avait abordé dans «La Chambre» : «Parfois, non seulement elle [= la tête], mais moi-même, avec un corps fluide et dur que je me sens, bien différent du mien, infiniment plus mobile, souple et inattaquable, je fonce à mon tour avec impétuosité et sans répit, sur portes et murs. J’adore me lancer de plein fouet sur l’armoire à glace. Je frappe, je frappe, je frappe, j’éventre, j’ai des satisfactions surhumaines, je dépasse sans effort la rage et l’élan des grands carnivores et des oiseaux de proie, j’ai un emportement au-delà des comparaisons. [...].»37 D’autre part, «La Ralentie» raconte exclusivement l’enfer du corps morcelé. D’ailleurs, ici, ayant perdu ses limites, le corps du narrateur-héros fusionne souvent avec celui de 35 36 37 O.C.I, p. 435-436. Ibid., p. 106-110. Ibid., p.563, je souligne. 384 la héroïne qu’il appelle «Lorellou», semble-t-il. Mais quelle communion tragique vivent ces amants ! Ce que ce «on» partage, c’est ce corps extrêmement impuissant et poreux. D’ailleurs, dans ce «on», les autres, hostiles et malfaisants, se pénètrent aussi : « [...] On a perdu le secret des hommes. // Ils jouent la pièce «en étranger». Un page dit «Beh» et un mouton lui présente un plateau. [...] // On m’enfonçait dans des cannes creuses. Le monde se vengeait. On m’enfonçait dans des cannes creuses, dans des aiguilles de seringues. On ne voulait pas me voir arriver au soleil où j’avais pris rendez-vous. // Mes mains, quelle fumée ! Si tu savais... Plus de paquet, plus porter, plus pouvoir. Plus rien, petite. /[...] / Écoute, je suis plus qu’à moitié dévorée. Je suis trempée comme un égout. [...] // Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance. A présent, comment serait-ce possible? [...] // Fatiguée on pèle du cerveau et on sait qu’on pèle, c’est le plus triste. // Quand le malheur tire son fil, comme il découd, comme il découd! [...] Perdu l’hémisphère, on n’est plus soutenue, on n’a plus le cœur à sauter. On ne trouve plus les gens où ils se mettent. [...] »38 Ainsi, qu’il s’agisse du corps morcelé ou du corps sans organes, les textes de Michaux ne s’arrêtent d’écrire la transformation du corps39. Mais ce qui est important ici, c’est que le poète situe toujours ces corps pathologiques à l’entre-deux du propre et de l’impropre. D’une part, ils révèlent la fragilité du schéma corporel ordinaire, fissurent la confiance à l’unité et à la fixité de l’image extérieure du corps et nous rendent plus sensibles aux voix multiples émises du corps. Mais d’autre part, ils révèlent aussi la situation foncièrement cauchemardesque de l’être humain qui est éternellement privé de repos et d’évasion. Et à travers l’écriture de ces corps pathologiques, Michaux dessinera de plus en plus les cris et l’angoisse de l’époque qui 38 O.C.I, p. 573-580. On constatera cette oscillation entre le corps sans organes et le corps morcelé également dans «Liberté d’action» et «Apparitions» qui constituent respectivement la première section et la deuxième de La Vie dans les plis (Voir O.C.II, p. 159-184). 39 385 se dirige vers la ruine qu’est la Guerre. Pour ce poète, le monde subconscient est non seulement un vase communicant, mais c’est un monde où le mal du monde humain se condense. Autrement dit, l’exploration des profondeurs lui permet d’écouter non seulement ses cris intérieurs mais ceux des autres. Cependant, n’oublions pas qu’il ne cède jamais à «l’infra-sens» 40 ou à «l’insens»41 des profondeurs. Tout en se plongeant dans les profondeurs à travers une variété de dissolution, il crée sans cesse la surface, aussi morcelée qu’elle soit, et tâche de substituer à «l’infra-sens» du corps le «non-sens» ou le sens incorporel et illimité de la surface. En quelque sorte, chez Michaux, le côté Artaud et le côté Caroll coexistent sans cesse ; il est à la fois l’explorateur de «l’infra-sens» et «l’arpenteur des surfaces». Comme Artaud, «à force de souffrance», il découvrira lui aussi «un corps vital et le langage prodigieux de ce corps». Mais il refusera de le représenter, sans inventer une autre orchestration, sans essentialiser ces cris et sans les transformer en incorporel. Tout en luttant contre le sens préfabriqué et fixe et tout en puisant dans l’océan de «l’infra-sens» du corps, il crée incessamment un sens nouveau, illimité et ouvert pour jamais. Le voyage éternel Ainsi, le théâtre du corporel et de l’incorporel, des profondeurs et des surfaces et des désagrégations et des réagrégations chez Michaux ne s’arrête pas. D’une part, c’est parce qu’il est destiné à la dissolution, au corps fragile et à la vie souterraine ou subhumaine. Mais plus essentiellement, c’est parce qu’en se préoccupant toujours de la multiplicité foncière de l’être, il s’impose à lui-même des dissolutions de plus en plus profondes pour parcourir son être et toute «[l]a médiocre condition humaine [...] de Deleuze, op. cit, p.114 : «Artaud est le seul à avoir été profondeur absolue dans la littérature, et découvert un corps vital et le langage prodigieux de ce corps, à force de souffrance, comme il dit. Il explorait l’infra-sens, aujourd’hui encore inconnu. Mais Caroll reste le maître et l’arpenteur des surfaces, qu’on croyait si bien connues qu’on ne les explorait pas, où pourtant se tient toute la logique du sens.» 41 Ibid., p. 111. 40 386 bout en bout»42. Pour lui, la dissolution est la seule possibilité pour atteindre un nouvel élan et une nouvelle conscience. Mais en même temps, à travers ce parcours interminable, il renouvellera sans cesse son minimum essentiel, en se dépouillant de plus en plus de «forme qu’on croyait si bien attachée, composée, coordonnée»43. Et parallèlement à cette diminution perpétuelle de soi, notamment dans ses derniers textes, son écriture va acquérir une grande pureté. Libéré progressivement du corporel, il se rend lui-même de plus en plus incorporel. Et l’écriture, dépouillée et purifiée également, célèbre ce retour suprême au rien. Dans «Postures», texte publié juste avant sa mort, il écrit : Renouvellement de l’essentiel du primaire essentiel nu, et qui ne se démet plus qui ne se laissera plus défaire ... là où soumission et insoumission s’égalisent44 Ce texte montre que le poète a atteint enfin une désagrégation-réagrégation ultime de son être. On dirait qu’au bout de tant de naufrages et de renaissances, il a enfin acquis l’égalisation du corporel et de l’incorporel, des profondeurs et des surfaces. Sur la surface de l’univers devenu un océan serein, il avance, libéré de toutes les séparations et des «disparités» : Dans l’étroite salle qui cesse d’être étroite calme vient à notre rencontre un calme de bienvenue «La médiocre condition humaine, il faut la parcourir de bout en bout, sans fin, sans honte. Après, non avant, s’en dégager... si on le peut, si c’est réellement ça ce qu’il faut faire» (O.C.II, p. 673). 43 O.C.I, p. 709. 44 O.C.III, p. 1367. 42 387 [...] Du cotonneux en tous sens vacillant, indéterminé sur le passé qui sombre Tourments, tournants dépassés un corps pourtant non disparu a coulé [...] Égalisation enfin trouvée enfin arrivée qui ne sera plus interceptée. On y vogue. Jubilation à l’infini de la disparition des disparités45 45 O.C.III, p. 1370-1371. 388 CONCLUSION Parcourant les premiers textes de Michaux des années 20 aux années 30, nous avons précisé le développement de ses pensées sur le corporel et l’incorporel et l’émergence d’une nouvelle écriture qui se bâtit sur les rapports tendus entre la profondeur et la surface. Certes, ce que nous avons examiné ici n’est que la première étape d’un long voyage de Michaux. Mais nous avons essayé de montrer, du moins, comment cette première époque était cruciale pour lui et comment ses pensées fondamentales sur le corps, l’esprit et l’écriture se formèrent à cette époque en introduisant et en critiquant des théories psychologiques contemporaines. D’autre part, approfondissant ses pensées sur le simple, le fragmentaire et le multiple, et poussé par son aspiration à l’illimité et à l’indifférencié, le premier Michaux va établir sa poétique du rien liée à l’écriture de surface. Luttant contre le monde du Même et visant toujours à transformer, il va créer une écriture qui répond au devenir et au virtuel. Il va de soi qu’il reste encore beaucoup de questions. Ou plutôt, presque tous les problèmes restent intacts. Notre corpus est limité et notre conclusion n’est en fait qu’une hypothèse. Il nous faudrait la vérifier à travers l’analyse d’autres textes et la perfectionner davantage. D’ailleurs, nous n’avons pas comparé les premiers textes de Michaux avec les textes d’autres écrivains. Mais il semble fort probable que les œuvres de Supervielle, par exemple, qui refusent également le Moi identique ou social, aient exercé quelque influence sur la création de l’écriture de surface chez Michaux. De la même façon, nous n’avons pu établir d’une manière positive l’intertextualité entre les textes de Michaux et les ouvrages des psychologues. Surtout on pourrait critiquer notre mise en valeur du rôle de l’inspiration janétiste, car, comme nous l’avons écrit, la référence directe à Janet ne se trouve pas dans les textes de Michaux. Mais il semble tout de même certain que le modèle janétiste de la conscience 389 et du subconscient, qui comprend aussi la problématique de la désagrégation, de la multiple personnalité ainsi que celle de la créativité humaine, peut servir de contrepoids à l’approche psychanalytique excessive vis-à-vis des textes de Michaux. A notre avis, Michaux a réagi à la théorie de Janet aussi vivement qu’à celle de Freud. Notamment, reprendre le vrai minimum essentiel et créatif à ce que Janet appelle la fonction du réel semble constituer une thématique aussi importante dans ses textes que de révéler le caractère moléculaire, multiple, inhumain, sans famille, en un mot, anti-œdipe des désirs. Dans un passage des Grandes Épreuves d’esprit, par exemple, soulignant le caractère subalterne des fonctions qui permettent à l’homme de s’adapter à la vie sociale en constituant la réalité intersubjective, Michaux écrit : «L’essentiel, ce sans quoi on n’est plus, c’est autre chose. Ces diminués graves (et aussi des sujets sains au cours d’expériences “diminuant” certaines facultés et fonctions, les réduisant à rien ou presque, à qui des spécialistes trouvaient de nombreuses incapacités) pourvu qu’on les laissât tranquilles, ne se trouvaient manquer de rien d’important, leur essence intouchée, plus évidente même – démunis de fonctions qui autrefois les portaient plus au-dehors. / L’essence : ce qui reste quand on n’a plus à se baisser, à s’employer, à fonctionner, à se rendre défini, particulier, petit.»1 «Sauf au moment des examens, ils gardaient une impression de complétude» 2 , remarque aussi Michaux un peu plus haut. En faisant valoir le minimum essentiel, ou la source de toutes les fonctions de l’homme qui vit dans le Temps en se renouvelant, Michaux inverse l’incomplétude pour les psychiatres institutionnels et la complétude pour lui. Ce qui est petit dans la vie réelle peut être essentielle dans la vie propre. Non seulement dans ses dernières œuvres mais également dans quelques premiers textes tels que «Petit» et «Chaînes enchaînées» que nous avons traités, Michaux ne l’a-t-il pas suggéré ?3 D’ailleurs, son aspiration à cette ténuité suprême de l’être se lie aussi, 1 2 3 O.C.III, p. 337. O.C.III, p. 337, je souligne. Dans La Nuit remue aussi, en parodiant une expression usuelle, il écrit «Un point, c’est tout». 390 semble-t-il, à son autre rêve, à savoir la communion avec les choses : quand on se réduit au minimum, pourquoi ne peut-on pas pénétrer dans le monde intérieur de la chose ? Ainsi, dans «Magie», texte liminaire de Plume, précédé de Lointain intérieur, il écrit : «j’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une autre voie : / Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquilité ! [...].»4 De la même façon, dans un fragment de «Tranches de savoir», il rêvera à la vie «dans le corps d’un infusoire» : «Pour boire dans le corps d’un infusoire, il faut se faire petit, petit-petit, [...]. Mais quelle nourriture alors, légère, fine, aérienne, substance de substance, et dont, qui l’a goûtée, jamais plus ne se peut désenivrer» 5. Et enfin, il ira jusqu’à rêver (ou à chercher réellement) à habiter parmi les moments : «Retour à l’effacement / à l’indétermination /[...] / Habiter parmi les secondes, autre monde / si près de soi / du cœur / du souffle / Perpétuel incessant impermanent / train égal ver l’extinction [...] / Une à une descendant le fil de la vie / passant... »6 Il est incontestable que l’on ne peut ramener toute cette thématique de «la ténuité de l’être» à l’inspiration à la fois janétiste et anti-janétiste chez Michaux. Il va de soi qu’il faut tenir compte également de l’influence des pensées mystiques, surtout celle des pensées orientales. Mais il semble aussi certain que son acheminement dit spirituel n’est pas séparé de ses recherches psychopathologiques, d’autant moins que pour lui, parcourir toute «la médiocre condition humaine»7 est aussi capital et qu’il souligne la nécessité du «Yogi occidental»8, muni d’esprit critique et visant à apporter à l’homme une «nouvelle conscience» 9 . Du moins, il semble que pour Michaux, ni les études psychopathologiques ni les pensées orientales ne sont suffisantes et qu’il a tâché de critiquer les unes par les autres, en vivant lui-même des dissolutions variées. D’ailleurs, tout en visant à retourner au minimum essentiel, il ne néglige jamais la multiplicité foncière de l’être, notamment l’activité des existences pyschologiques 4 5 6 O.C.I, p. 559. O.C.II, p. 456, je souligne. O.C.III, p. 1084-1085. Voir aussi «Lieux, moments, traversées du temps» (O.C.III, p. 753-755). 7 O.C.II, p. 673. 8 O.C.III, p. 151. 9 O.C.I, p. 969. 391 fragmentaires qui travaillent l’homme. Dans un autre passage des Grandes Épreuves d’esprit, en relevant implicitement un autre défaut de l’inspiration janétiste qui considère le subconscient comme fixé, il écrit : «Persuadés de l’existence d’un subconscient, où dorment, prêts à s’éveiller, obsessions, complexes, sujets de frustration, souvenirs et scènes pénibles refoulés, ils [certains] imaginent que, reprises, plus ou moins pareilles, ces images obsédantes doivent passer et repasser. Ce retour est peu saisissable.»10 Et dans Connaissances par les gouffres, il souligne davantage la vie autonome du subconscient en écrivant : «Le subconscient n’est pas ce que certains pensent, une sorte de réserve dormante, contenant les secrets d’autrefois. / Le subconscient est actuel, actif, prodigieusement actif, et reçoit un ravitaillement quotidien. A chaque minute, à chaque instant, on refait du subconscient»11. D’autre part, tout en se plongeant ainsi dans les profondeurs de l’être, Michaux tâche toujours de créer, à travers l’écriture ou la peinture, un nouvel espace incorporel, illimité, sans cloison ni séparation. En s’alliant avec la virtualité foncière de la langue et en inventant l’écriture de surface, il va créer une nouvelle dimension humaine qui ne se réduit plus au corporel. Pour lui, non seulement l’origine de l’être mais la pointe de la vie est aussi virtuelle. Dans ce travail, nous n’avons pas examiné Un barbare en Asie pour diverses raisons. Mais, comme on peut le comprendre facilement, cela ne signifie pas notre indifférence à cette œuvre problématique à plusieurs sens. Du moins, n’avons-nous pas montré comment Michaux cherchait à atteindre l’état originel de l’être où il n’existe plus de distinction des races et des peuples ? En retournant à l’état d’indifférenciation ultime, il a déplié tous ces plis avec lesquels, selon lui, tous les hommes doivent naître12. 10 11 12 O.C.III, p. 412. O.C.III, p. 113. Voir O.C.II, p. 70. 392 BIBLIOGRAPHIE I Œuvres de Michaux Œuvres complètes, édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», tome I, 1998, tome II, 2001, tome III, 2004. 2 Correspondances Sitôt lus, lettres à Franz Hellens, 1922-1952, édition et préambule établie par Léonardo Clerici, Fayard, 1999. A la minute que j’éclate, quarante-trois lettres à Herman Closson, présentées et annotées par Jacques Carion, Didier Devillez Éditeur, 1999. 3 Études critiques sur Michaux (1) Ouvrages monographiques BEGUELIN (Marianne), Henri Michaux : esclave et démiurge. Essai sur la loi de domination-subordination, Lausanne, L'Age d'Homme, 1974. BELLOUR (Raymond), Henri Michaux, Gallimard, coll. folio essais, 1986. 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TABLE DES MATIERES 400 INTRODUCTION.............................................................................................................. 2 PREMIÈRE PARTIE : LE CORPS ET LE SENS 1 LE DIALOGUE AVEC LE CORPS ................................................................................ 10 Vers l’ouverture ― 1920 : Dunkerque ― «Histoire du Norvégien» ― Le corps et le sens ― L’art et le sens 2 L’ÉVOLUTION ET LA DISSOLUTION DE L’HOMME ..................................................... 33 La chute ou la découverte du corps troué ― «Cas de folie circulaire» ou l’histoire du corps ― Le corps désuni ― Michaux et la psychophysiologie ― La dissolution ou l’inspiration jacksoniste ― Ribot et le jacksonisme ― Les gestes et l'amnésie ― L’émotion de la Jambe ― Le destin des instincts 3 LE LABORATOIRE POUR UNE NOUVELLE ÉVOLUTION ............................................. 60 La plasticité foncière de l'homme ― La civilisation comme laboratoire ― Jean Epstein ou la fatigue de l’époque ― La valorisation de la fatigue ― La tendance introspective ― La vitesse et la pensée ― La divergence entre Michaux et Epstein ― «Lettre de Belgique» ou la crise du corps DEUXIÈME PARTIE : LE SUBCONSCIENT ET LE FRAGMENTAIRE 4 DU CORPOREL À L’INCORPOREL ................................................................................ 94 Michaux et Janet ― L’évolution créatrice et le subconscient ― «Les morceaux d’homme» et le subconscient ― «Les morceaux d’homme» et la suggestibilité ― Mourly Vold ou hypnotiseur moderne ― «Costumer la jambe en homme» ― 401 «Qui-je-fus» et le subconscient ― Le langage des «Gens de métier» 5 L’EXPLORATION DU SUBCONSCIENT – CHARLIE, FREUD, SURRÉALISME .............. 122 La simplicité de Charlie ― L’insensibilité de Charlie ― L’inhumanité du désir ― L’anti-Œdipe ― La revalorisation du compliqué ― L’inertie 6 VERS LA POÉTIQUE DU RIEN ..................................................................................... 148 «Énigmes» ou l’écriture de surface ― L’effacement ― L’espace de l’absurde ― «Partages de l’homme» ― La fusion du scientifique et du littéraire ou l’écriture des symptômes ― Fatigue ou la désagrégation des âmes ― Le sentiment d’incomplétude ― L’image du corps ― L’énergie ― «Homme d’os» ― De la désagrégation à la réagrégation ― «Villes mouvantes» ― «Petit» 7 LUTTES CONTRE LA LANGUE DES AUTRES ............................................................... 189 «Fous» chez Michaux ― «Principes d’enfant» ― «Prédication» ou la résurgence de la profondeur ― Question de l’espéranto ― L’effet de surface ― Désir de pétrir ou les gestes et le sens ― «Fils de Morne» ou le recul du gestuel et de l’émotionnel ― L’âme et la surface ― La naissance de mi-morne TROISIÈME PARTIE : LA SURFACE ET LES PROFONDEURS 8 LE NOUVEAU DÉPART ................................................................................................ 224 Le double voyage de1927 à 1929 ― «Braakadbar» ― Par-delà le corporel et l’incorporel ― Vers le Pays de la magie ― L’annihilation des doubles ― Le capitaine en second ou renonciation du point de vue de Dieu ― «Tornbarar» ou héros voyageur = arpenteur ― «Le Concile des dieux» ou «le problème de la 402 création» 9 L’UNION DU SPIRITUEL ET DU SCRIPTURAL .......................................................... 246 «Chaînes enchaînées» ― Mandala ― «Compagnons» ― L’avènement des fantômes ― «Eux» ― «Amours» 10 ECUADOR OU LES ÉPREUVES DU CORPS ................................................................ 263 Le voyage propre et le voyage impropre ― Le discontinu et le continu ― Le plus simple, le plus bas et le plus solide ― «Notes de zoologie» et Ecuador ― Créations verbales ― Corps sans organes ― Le monde cloisonné et la séparation de l’être ― Re-ligare ― La relecture du corps ― L’homogénéité et la spécialisation ― Les épreuves des organes ― Le visible et l’invisible ― Le dialogue avec le cheval ou devenir-animal ― La géologie des schémas corporels ― La vitesse ― Se rejoindre soi-même ― Chaînes nouvellement enchaînées 11 L’ÉCRITURE DE L’ÂME MODERNE ............................................................................ 318 «Une vie de chien» ― L’accélération et la décomposition ― «Un chiffon» ― Le déséquilibre de l’énergie psychique ― «La Paresse» ― L’effet incorporel ― L’oscillation entre la surface et la profondeur ― Signifiant sans signifié ― L’humour et la biffure ― Crier et rire 12 LA SURFACE ET LA NUIT .......................................................................................... 349 Plume et la surface ― Les lois de la surface ― Femmes et castrateurs ― La mort de Plume ― 1938 ― Le dialogue avec La Nuit ― L’approfondissement de la Nuit 403 13 LA NUIT REMUE ....................................................................................................... 378 Prince de la Nuit ― La chambre ― Le «corps morcelé» et le «corps sans organes» ― Le voyage éternel CONCLUSION ................................................................................................................. 394 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................. 398 404