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École supérieure Estienne
des arts et industries
graphiques
Création d’un ensemble de caractères destinés à l’édition bilingue franco-arménienne
Diplôme supérieur
d’arts appliqués
Création typographique
Promotion 2005-2007
Une typographie de diaspora
EXOTISME
FAMILIER
Claire Agopian
Exotisme familier,
une typographie de diaspora
Création d’un ensemble de caractères
destinés à l’édition bilingue franco-arménienne
Claire Agopian
Diplôme supérieur d’arts appliqués
Création typographique
Promotion 2005-2007
École supérieure Estienne
des arts et industries graphiques
Avant-propos
Exotique – Ce terme, employé plusieurs fois au cours de ce livret, est
polysémique. Son premier sens renvoie à l’idée de ce qui provient
d’un pays étranger et lointain et qui par conséquent se distingue des
choses familières du quotidien. Son deuxième sens est typographique :
les caractères exotiques désignent des fontes non latines.
Familier – Il convient d’écarter toute connotation négative de ce terme.
Son emploi dans ce livret note ce qui est ordinaire, habituel, connu.
Les transcriptions latines des termes arméniens correspondent
à la prononciation de l’arménien occidental. Toutefois, concernant
les ouvrages publiés dans l’espace linguistique de l’arménien oriental,
j’ai préféré noter la prononciation orientale. Les Arméniens possèdent un héritage de trois mille ans d’histoire
écrite par l’une des plus anciennes civilisations au monde. Ses
descendants sont installés en Arménie, mais surtout, partout
ailleurs dans le monde. Aujourd’hui, dans les rues françaises,
ce sont des noms sur les devantures d’épiceries orientales ou de
magasins de prêt-à-porter : ce sont aussi des chefs d’entreprise, des
footballeurs, des politiciens, des chanteurs. On les trouve partout,
souvent trahis par leur patronyme finissant par « ian ».
Je porte moi-même cet héritage, transmis par mon père. Et
pourtant ma carte d’identité est bien française, et mes seuls liens
avec ces origines arméniennes se sont longtemps résumés à des
spécialités culinaires, des bribes de conversation en arménien
entre mes grands-parents, un passé familial douloureux, quelques
coutumes et un alphabet encadré, bien en vue dans le salon. Ces
lettres me sont familières mais incompréhensibles. À quelques
mots près, je ne lis pas l’arménien, je ne le parle pas, je ne le
comprends pas. Mais cette ignorance a toujours été accompagnée
d’un sentiment de culpabilité, qui a nourri une volonté de renouer
avec mes origines.
Cette situation, je la partage avec une grande partie de la nouvelle génération de la diaspora arménienne française. Depuis les
premiers arrivants dans les années 1920 jusqu’à aujourd’hui, l’intégration des Arméniens les voue irrémédiablement à un abandon
progressif de l’usage de leur langue. Mais entre les efforts menés
par les deuxième et troisième générations pour préserver cette langue et cette culture et la soif de retour aux sources des plus jeunes,
la bataille est loin d’être perdue.
Si l’on change de point de vue, les descendants de la diaspora
possèdent l’avantage de la mixité culturelle. Alliant au quotidien
français les bribes d’un héritage arménien, les récits familiaux et
l’imaginaire formé autour de la patrie perdue sont à l’origine d’une
nouvelle culture riche et hybride.
Comment cette situation peut-elle nourrir la création d’une
nouvelle typographie arménienne ? Comment envisager la cohabitation de l’arménien et du français dans l’édition ?
L’identité arménienne
9
11
12
17
La naissance d’un peuple
La langue arménienne
La fondation de l’identité nationale
Entre Orient et Occident
19 La grande scission
19 Un peuple en diaspora
20 Une nouvelle patrie pour l’Arménie
La typographie
arménienne
Les Arméniens
une nation au singulier ?
9
41 L’héritage écrit et typographique
41 La naissance d’un système d’écriture
46 Les formes manuscrites
52 Les formes typographiques au plomb
61 La typographie dans les éditions arméniennes contemporaines
61
67
69
73
Une typographie à deux visages
La question de l’italique
Cohabitation de caractères latins et arméniens
Translittération et transcription
23 La diaspora arménienne en France
75 Bilan
23
26
30
31
34
De l’installation à l’intégration
De l’intégration à l’assimilation ?
Lutter contre l’assimilation
Vers une définition de la diaspora arménienne
Une identité, des identités
77 Construction du projet
77 Sur quelles bases concevoir une typographie de diaspora ?
78 Quelles pistes de travail ?
79 Quels impératifs ?
39 Bilan
85 Conclusion
86 Bibliographie
91 Remerciements
L’identité arménienne
au singulier ?
une nation
Les Arméniens
La naissance d’un peuple
Selon la légende, le peuple arménien fut engendré par Haïk, le
titan blond aux yeux clairs venu du Nord. Ainsi, les Arméniens se
nomment eux-mêmes Hay et leur pays Hayastan.
L’histoire répond au mythe puisqu’il y a environ trois millénaires, des Thraco-Phrygiens issus des Balkans profitent de la chute
de Troie pour attaquer l’empire Hittite au cœur de l’Asie mineure
et s’installer dans les vallées de l’Euphrate. Ce peuple est considéré
comme l’ancêtre des Arméniens.
Au début du vie siècle avant J.-C., ils franchissent l’Euphrate et se
mêlent aux Ourartiens dans les vallées du futur plateau arménien,
alors même que la brillante civilisation d’Ourartou qui unifiait les
tribus hourrites succombe sous les coups des Mèdes. Les protoArméniens s’allient aux Perses pour repousser les attaquants,
et avec le roi Tigrane l’ancien, la genèse du peuple arménien se
poursuit dans le giron de l’Empire perse achéménide. La langue
arménienne est imposée aux vaincus ourartiens et les deux peuples
fusionnent pour donner naissance au pays dont le nom apparaît
pour la première fois autour de 520 avant notre ère : l’Arménie.
La civilisation iranienne imprègne le pays, avec notamment son
vocabulaire social et administratif et la religion de Zoroastre.
Mais en 331 avant J.-C., à la faveur de la défaite de l’Empire perse
face aux troupes d’Alexandre, l’Arménie s’émancipe pour fonder
le royaume d’Arménie, terrain où les influences iraniennes et
hellènes se mêleront.
11
La langue arménienne
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
L’identité arménienne
Carte du plateau arménien,
L’Arménie à l’épreuve des siècles,
Annie et Jean-Pierre Mahé,
Découvertes Gallimard,
Paris, 2005.
L’Arménie historique n’a pas les mêmes frontières que la république d’Arménie actuelle, qui n’en est qu’une petite partie.
Historiquement, le territoire de l’Arménie s’étendait sur 300 000 km2
aux confins du Caucase, de la Turquie et de la Perse (actuel Iran).
12
Son origine et son évolution
Les Arméniens voient en leur pays, situé au pied de l’Ararat biblique, le lieu de renaissance de l’humanité après le grand déluge.
Le mythe attribue à chacun des trois fils de Noé la paternité de
grands peuples : Sem aurait engendré les Hébreux, les Arabes et
les Syriens, Cham les Africains, et Japhet les Perses, les Indiens,
les Grecs... et les Arméniens. Japhet est considéré comme étant
l’arrière-grand-père de Haïk.
Avec le grec, l’indien et l’arménien partagent bel et bien un même
ancêtre : l’indo-européen, qui serait à l’origine d’une grande partie
des langues de l’Europe et de l’Asie. L’arménien, qui émerge autour
du viie siècle avant notre ère, est une des plus anciennes langues
indo-européennes encore parlées de nos jours. Elle est issue de la
famille thraco-phrygienne, mais elle diffère des autres langues de
cette famille (la plupart ont aujourd’hui disparu) et des langues
voisines du plateau arménien ou d’Asie Mineure.
Au cours de son évolution, l’arménien n’a conservé qu’environ
quatre cents mots hérités de la langue thraco-phrygienne, alors
qu’il a intégré près d’un millier d’emprunts à l’iranien. On retrouve
aussi quelques éléments issus du grec et du syriaque, acquis lorsque ces nations exerçaient leur influence sur l’Arménie, mais
l’empreinte laissée est moindre. De plus, les divers emprunts ont
ensuite été altérés pour se fondre dans la langue, et si l’on considère le fonds du lexique, les caractéristiques de la déclinaison,
l’ordre des propositions, l’esprit même de la langue, l’arménien
reste bien indo-européen.
Avant le ve siècle où, pour la première fois, la langue arménienne
est matérialisée par l’écriture, il est difficile de déterminer l’état
exact de l’arménien. Avec son nouvel alphabet, l’arménien classique
(grapar) se fixe pour la postérité. Extrêmement riche, clair, et très
souple, il permet d’exprimer toutes les nuances de la pensée, au
même titre que le grec ou le latin. Cette forme persiste aujourd’hui
dans la liturgie arménienne.
Comme toute langue, l’arménien a évolué au cours des siècles : la
prononciation, le vocabulaire et la grammaire ont subi des changements importants. De l’arménien classique à l’arménien moderne
13
(achkharhapar) qui émerge à l’initiative d’intellectuels à la fin du
xixe siècle, la langue a été synthétisée et simplifiée.
Les deux branches de l’arménien
Grâce à leur alphabet commun, l’unité linguistique subsiste
jusqu’au viiie siècle entre les régions occidentales et orientales
de l’Arménie, partagées en 387 entre l’Empire perse et l’Empire
byzantin. Mais dès les xiie–xiiie siècles, on distingue nettement les
parlers orientaux et occidentaux (regroupant chacun plusieurs sousdialectes). Au xixe siècle, sous l’appellation d’arménien moderne, ce
sont en fait deux dialectes qui acquièrent leurs lettres de noblesse :
l’arménien occidental se forme à Constantinople, l’arménien
oriental à Tiflis. Leurs différences résident essentiellement dans
la prononciation des consonnes occlusives, dans l’emploi de
quelques formes grammaticales et dans quelques expressions
idiomatiques. Cependant cet écart linguistique et culturel persiste
encore aujourd’hui entre la République d’Arménie (située sur une
partie de l’ancienne Arménie orientale) et une grande partie de la
diaspora, issue de l’Empire ottoman (Arménie occidentale).
La fondation de l’identité nationale
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
L’identité arménienne
Quatre événements déterminants
Au carrefour de deux mondes, l’Arménie vit aux ive et ve siècles
plusieurs événements fondateurs qui détermineront durablement
son identité nationale. Une identité qui, à l’époque, ne dépend pas
uniquement de la nation mais qui implique un positionnement
par rapport aux grands empires et centres culturels voisins. Ainsi,
la définition de l’appartenance culturelle arménienne passe par
le choix entre l’Orient et l’Occident, par l’identification religieuse
(mazdéisme ou christianisme) et politique (empire grec ou empire
perse).
› Au début du ive siècle, le roi Tiridate iv accepte le témoignage de
saint Grégoire l’illuminateur et se convertit : l’Arménie devient le
premier État chrétien du monde. Sa voisine, la Perse des Sassanides,
adepte d’une forme de zoroastrisme particulièrement offensive, ne
lui pardonne pas d’avoir adopté la religion de son ennemi romain.
14
Cette situation, combinée à d’autres facteurs, mène au partage de
387 : l’Arménie est divisée en deux royaumes distincts soumis l’un
à l’Empire perse, l’autre à l’Empire byzantin.
› Un siècle plus tard, le Catholicos Sahak (pontife des
Arméniens) encourage Mesrop Machtots, ancien fonctionnaire de
la chancellerie perse Arsacide entré en religion, à créer un alphabet
pour l’arménien. Il sera mis au point entre 392 et 406 et diffusé
en un temps record grâce à la période de paix sous le règne de
Vramchabouh ier. Cette création inaugure l’âge d’or des Arméniens :
très vite, la Bible est traduite, accompagnée d’une littérature
profane (avec notamment de nombreuses historiographies)
et religieuse abondante et de qualité en arménien, permettant
d’imposer l’usage de cet alphabet.
› Dès le milieu du ve siècle, une guerre de religion s’engage avec
les Perses. Pendant un siècle, au fil de batailles, les Arméniens
parviennent à rejeter définitivement le mazdéisme et à demeurer
chrétiens.
› À cette époque également, les Arméniens ne s’associent pas aux
dogmes imposés par l’Église de Byzance. Cette divergence théologique les place en situation de schisme. Une Église nationale
est fondée, dotée d’un chef spirituel propre, seule instance ayant
alors autorité sur tous les Arméniens, qu’ils soient sujets grecs
ou perses.
Un alphabet fédérateur
Parmi ces événements, le plus marquant aux yeux de tous les
Arméniens est la création de cet alphabet unique : bien plus
qu’une mutation culturelle, il a permis la survie d’une identité
arménienne, en dépit des nombreuses catastrophes qui se sont
abattues sur ce peuple. On a récemment fêté les mille six cents
ans d’existence de cet alphabet, qui reste très jeune en comparaison de la plupart des écritures alphabétiques du Proche Orient
(avec notamment le premier alphabet sémitique pour le phénicien, formé au xive siècle avant notre ère) et de l’alphabet grec,
qui apparaît au ixe siècle avant J.-C. Depuis Ourartou et jusqu’à
l’époque romaine, les Arméniens n’ont pourtant pas ignoré l’écriture : ils ont connu le cunéiforme, l’ourartien, l’araméen, le grec
et le latin. Pourquoi alors avoir attendu si tard pour se doter
15
Le philosophe David Anhard,
entrée de chapitre,
manuscrit du xiiie s.,
Matenadaran, Erevan.
La révélation divine de Mesrop
Machtots,
Gravure, Livre de prières, Grégoire
de Narek, Venise, 1789.
d’un alphabet ? Pour Jean-Pierre Mahé, c’est peut-être parce que
l’écriture – empruntée aux autres – était un instrument de pouvoir
et de répression, tandis que tout ce qui exprimait la vitalité de la
réflexion était de tradition orale.
Les trois auteurs du ve siècle qui relatent la vie de Mesrop
Machtots et la création de l’alphabet évoquent, mêlé aux données
historiques, le rôle d’une inspiration divine : « […] il se réfugie dans
la prière. Alors il aperçoit, non pas dans un songe en sommeil ni dans une
vision en état de veille, mais dans l’atelier de son cœur, apparaissant aux
yeux de son âme, le poignet d’une main droite écrivant sur une pierre : et,
de même que les traces s’impriment sur la neige, la pierre retenait toutes
ces formes assemblées. Et non seulement cela lui apparut, mais tous les
détails s’accumulèrent dans son esprit comme dans un vase ».1 Une telle
charge symbolique peut se justifier par les enjeux de la création
d’un alphabet à partir de rien : au ive siècle, deux changements
importants de la situation de l’Arménie vont rendre capitale la
création d’un système d’écriture arménien.
Il répond à des impératifs nationaux : l’écriture arménienne naît
dans une période de crise. En 387, le royaume d’Arménie est partagé entre les deux empires voisins. Pour la première fois, l’unité
de la nation est rompue. Du côté romain, les sujets sont menacés
d’assimilation. Du côté des Perses sassanides, le pays est livré aux
pressions politiques et religieuses des Sassanides qui n’ont pas
accepté sa christianisation. Ce partage crée une opposition durable entre l’Arménie occidentale, tournée vers l’Asie mineure, et
l’Arménie orientale, proche de l’Iran. Il sert aussi des impératifs
religieux : il s’agit de résister aux persécutions des mazdéistes en
dissipant en partie la suspicion d’hellénisation (due à l’adoption
de cette religion) et de consolider le christianisme naissant en traduisant la Bible en arménien. De plus, il s’accompagne de la mise
en place d’une langue officielle parmi les dizaines de dialectes de
l’arménien : le parler de l’Ararat, le plus pur et raffiné, parlé à la
cour. L’alphabet permet de se passer du grec et du syriaque dans le
domaine religieux, et du perse dans le domaine administratif.
In Histoire de l’Arménie, Moïse de Khorène, Traduction d’Annie et
Jean-Pierre MAHÉ, Gallimard, 1993.
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
L’identité arménienne
1
16
Situation politique de l’Arménie
à l’époque de la création
de l’alphabet,
L’Arménie à l’épreuve des siècles,
Annie et Jean-Pierre Mahé,
Découvertes Gallimard, Paris,
2005.
« L’imagerie populaire a […] conservé vivante jusqu’à aujourd’hui
cette tradition où l’Histoire se mêle à la légende pour souligner un des
moments clés de l’affirmation nationale, qui s’inscrit dans une série
d’événements fondateurs pareillement nimbés de l’auréole du mythe
et à forte charge idéologique. »
Trente-huit lettres pour une unité de langue, d’écriture et de
religion, qui cimentent le peuple arménien malgré le naufrage
de l’État et qui seront un élément puissant de cohésion dans son
histoire face à l’adversité.
Trente-huit lettres qui cristallisent en somme tout l’héritage
arménien : sous sa charge mythique et sacrée, on retrouve la peur
de n’avoir jamais acquis définitivement son pays, mais aussi l’affirmation d’une différence que l’on veut défendre avec ténacité,
même sans la structure d’un État. C’est une situation surprenante
puisque, pour continuer à exister, le peuple arménien s’appuie sur
un alphabet qui justement, sans cette volonté de faire persister une
identité, serait voué à l’oubli. Une étroite relation d’interdépendance s’est tissée entre le peuple arménien et son écriture.
17
« Quelques remarques sur l’alphabet arménien »,
Anaïd Donabédian, in Slovo, revue
du CERES, n°14, Paris, INALCO,
1994.
Entre Orient et Occident
Ainsi, l’identité arménienne s’est formée au contact des grandes
civilisations du Moyen-Orient, mais elle a aussi tissé de nombreux
contacts avec l’Occident qui ont influencé sa nature.
Entre la fin du xie siècle et le milieu du xiiie siècle, les Arméniens se
replient en Cilicie à la suite de plusieurs invasions et développent
une brillante culture : ils mêlent à leurs racines ancestrales de nouvelles influences essentiellement occidentales. Pour la première fois
de leur histoire, les Arméniens jouissent d’une façade maritime et
communiquent avec l’Occident sans passer par l’intermédiaire de
Byzance. Les ports ciliciens accueillent de nombreux marchands
italiens, catalans ou provençaux. Les rois suivent le modèle de la
monarchie féodale et des seigneurs francs entrent à leur service.
Sur le plan religieux, le Catholicos tente de rompre l’isolement
doctrinal de l’Église arménienne.
Depuis au moins le ve siècle, les Arméniens sont un peuple de marchands entre l’Asie et l’Europe. À la fin du Moyen-Âge, ils sont présents dans tous les grands ports méditerranéens (Venise, Livourne,
Marseille, etc.) et néerlandais, pour vendre les produits asiatiques
en Europe et rapporter en Orient des techniques occidentales.
C’est ainsi qu’ils tentent d’instaurer l’imprimerie dans l’Empire
ottoman (qui gouverne alors les sujets arméniens), mais le sultan
interdit son usage sous peine de mort. Ce sont alors les colonies
marchandes arméniennes d’Occident qui accueillent les premiers
ateliers d’impression. Le premier ouvrage, publié vers 1511 à Venise,
inaugure la « ligne éditoriale » des nouveaux imprimés arméniens :
à l’inverse de l’Occident, elle est essentiellement religieuse. Malgré
le mécénat des marchands arméniens, les imprimeries se heurtent
à des difficultés qui limitent fortement la production jusqu’en
1695. En effet, la création d’un atelier et la gravure de poinçons
arméniens sont coûteuses, Rome applique souvent une censure
draconienne sur les livres imprimés arméniens, et leur acheminement vers l’Orient est long et périlleux. De plus, les imprimeurs
éditeurs sont presque tous des ecclésiastiques et leur objectif est
essentiellement culturel, alors que les imprimeurs européens
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
L’identité arménienne
Carte des implantations des
imprimeries arméniennes des xvie
et xviie siècles,
Le Livre arménien à travers les âges,
Raymond H. Kévorkian et
Jean-Pierre Mahé, 1985.
18
19
Jean-Jacques Rousseau
en costume arménien,
lithographie de Belliare d’après
Latour, vers 1840.
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La grande scission
Grâce à l’Italie, l’Europe voit également l’émergence des premiers
orientalistes, qui s’intéressent à l’Orient chrétien et à sa littérature. On publie des sommes dédiées aux langues orientales, des
traductions latines de textes arméniens, des dictionnaires et des
grammaires d’arménien à l’usage des Européens… Tout au long
du xixe siècle, Paris est un des centres les plus prestigieux de l’arménologie occidentale. Un certain nombre de textes originaux
arméniens et quelques revues sont publiés, accompagnés par plusieurs traductions françaises.
20
La grande scission
sont de véritables artisans, soucieux de rentabiliser leur travail.
Ce sont d’ailleurs eux qui se chargent de la gravure des poinçons
arméniens, de la fonte des caractères, des gravures sur bois ou sur
cuivre.
À la fin du xviie siècle, les ecclésiastiques-imprimeurs s’intéressent aussi aux progrès de la science en Occident et côtoient
le monde savant européen : leur objectif est de fonder une école
arméno-latine en Arménie pour former aux techniques de l’imprimerie et aux sciences.
Il faudra attendre le début du xviiie siècle pour voir l’imprimerie arménienne s’implanter durablement dans l’Empire ottoman :
moins soumise à l’Église, elle édite des ouvrages plus laïques.
Quatre ateliers se forment à Constantinople, aux portes de l’Asie
mineure, et le rythme de production s’intensifie. Pour la première
fois, il s’agit de véritables artisans et non plus d’ecclésiastiques.
L’Europe conserve malgré tout un rôle important en cette période
intermédiaire. L’élévation du niveau de vie facilite la commercialisation des imprimés, notamment dans la capitale, peuplée en 1700
de 60 000 Arméniens, puis dans l’Est arménien. Elle contribue à
la naissance d’une élite intellectuelle hors du cadre religieux mais
dans laquelle la tradition chrétienne garde un rôle majeur.
Un peuple en diaspora
Depuis près d’un millénaire, la population arménienne ne se limite
plus aux terres appartenant ou ayant appartenu à l’Arménie. Installée
à la lisière des empires, elle a été plus d’une fois dispersée.
Lorsque Byzance conquiert l’Arménie au xie siècle, la majeure
partie de la population s’exile vers l’ouest (vers la mer Noire et
la Bulgarie), vers le nord-ouest (vers la Pologne et l’Ukraine), ou,
pour un grand nombre de nobles et de prêtres, vers la Cilicie. À
partir du xvie siècle, les guerres continuelles et l’engagement des
Arméniens dans le commerce les poussent à fonder des colonies
marchandes en Europe : on les trouve à Venise, Livourne, Ancône,
Marseille, Amsterdam ou Paris. Ils sont bientôt présents sur toutes
les étapes des grandes routes commerciales menant de la Chine et
des Indes vers la Russie, la Méditerranée, l’Europe occidentale et la
mer du Nord. La ville de Marseille porte encore des traces de ces
négociants arméniens devenus notables et où leurs descendants
se sont installés : on y trouve la rue d’Arménie, baptisée vers la fin
du xviie siècle.
À partir de 1453, les Sultans ottomans encouragent l’installation
d’Arméniens sur le territoire de l’Empire, en leur concédant le
droit à une autonomie communautaire et religieuse. Les dispersés s’unissent autour de l’Église apostolique arménienne jusqu’au
xviiie siècle, où un nationalisme arménien prend forme, stimulé
par la création, à l’étranger, de journaux, d’écoles, d’associations et
de partis politiques. Ceci attire les soupçons des Ottomans, qui le
pensent soutenu par leur ennemi russe : les massacres de 1894-1896
et de 1909 se soldent par la mort de 150 000 Arméniens, et poussent
à l’émigration, notamment vers les États-Unis.
Le 24 avril 1915, les autorités ottomanes organisent la déportation vers la Syrie et le massacre de trois quarts des deux millions
d’Arméniens vivant sur leur territoire (en Anatolie orientale,
anciennement Arménie occidentale), perpétrant le premier génocide du xxe siècle. La totalité des survivants émigrent vers l’Arménie
russe, l’Égypte, l’Iran, l’Argentine, la France ou les États-Unis, où
existaient déjà des communautés locales arméniennes importantes.
21
La population réfugiée au Proche-Orient ou en Europe orientale
sera dispersée à partir de 1939 suite aux crises internationales qui
affecteront ces régions.
Ce génocide est l’événement fondateur de la « Grande diaspora ».
La majorité des millions d’Arméniens dispersés dans le monde
partagent la mémoire de cette catastrophe qui les a définitivement
éloignés de leur terre historique. Privés de leur citoyenneté, les
Arméniens restent en situation d’apatrides jusqu’à ce qu’on leur
reconnaisse le statut de réfugiés en 1924.
Actuellement, on compte environ 7 millions d’Arméniens dans
le monde, dont seulement 3 millions en Arménie. Deux millions
d’entre eux vivent en Russie, 1,5 million aux États-Unis, 460 000
en Géorgie et 450 000 en France. On les retrouve aussi en plus
petit nombre en Ukraine (150 000), au Liban et en Argentine
(130 000). Cependant les statistiques varient considérablement
selon les sources. L’exemple le plus flagrant est la Turquie, où l’on
dénombre plus de 2 millions d’Arméniens, ou de 40 000 à 80 000,
c’est selon. Il est en effet difficile de déterminer qui est arménien ou
qui ne l’est pas. La répartition est rendue impossible par le temps
écoulé (quatre générations se sont succédés), les enfants issus de
mariages mixtes, la conversion à la religion musulmane d’Arméniens de Turquie, etc. Les critères sur lesquels on peut aujourd’hui
se baser pour déterminer qui est arménien ou qui ne l’est pas sont
fluctuants et il n’existe plus de limite claire.
Une nouvelle patrie pour l’Arménie
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La grande scission
Après l’effondrement de la Russie et de l’empire Ottoman au lendemain de la Première Guerre mondiale, les Arméniens orientaux
créent la République d’Arménie indépendante, qui ne subsistera
que deux ans. En 1921, sous la protection des Bolcheviques, naît la
République soviétique d’Arménie, qui intègre en 1936 la République
socialiste soviétique. Le rapatriement vers la RSSA ne concerne que
peu de personnes entre 1918 et 1948 : les Arméniens vivant ailleurs
ne la reconnaissent pas comme leur État.
22
Ce n’est qu’à l’éclatement de l’URSS, et plus de six cents ans
après le dernier État arménien autonome (le Royaume de Cilicie),
que l’Arménie accède à son indépendance en proclamant le
21 septembre 1991 la République d’Arménie. Elle englobe les territoires arméniens anciennement soviétiques, mais la partie sud
de l’ancienne Arménie reste sous domination turque. Il ne s’agit
donc pas de la restauration de la « mère patrie » que les Arméniens
attendaient.
Au lieu d’attirer à elle les rejetons de la diaspora, le République
d’Arménie subit une nouvelle vague d’émigration, due aux
conditions économiques défavorables : le pays peine à se remettre
du tremblement de terre de 1988 et il reste enclavé par le blocus
imposé par la Turquie et l’Azerbaïdjan.
Les soixante-dix ans passés sous la domination communiste ont
approfondi le fossé déjà existant entre les Arméniens occidentaux,
tournés vers l’Europe occidentale et la France, et les Arméniens
orientaux, tournés vers la Russie et l’Europe de l’Est. Alors que la
langue avait déjà bifurqué en deux branches, la formation de la
grande diaspora accentue ces divergences : l’arménien occidental,
en acquérant le statut de langue de diaspora, est voué à évoluer
coupé de toute référence, tandis que l’arménien oriental propulsé
comme langue d’État, est remanié et normalisé sous l’action de la
politique soviétique. Cette rupture s’opère aussi dans les mentalités
et l’inclination culturelle : le Rideau de fer met en opposition ces
deux situations radicalement différentes et installe une méfiance
mutuelle entre l’Arménie soviétique et la diaspora. Actuellement,
face à la chute de l’empire communiste et à la libéralisation sauvage qui a pris place dans le pays, les Arméniens d’Arménie tentent
de gérer ce bouleversement de valeurs. Culturellement, le pays est
resté très conservateur, mais aujourd’hui les jeunes étudiants et les
artistes cherchent à « faire craquer la société patriarcale ».
23
La diaspora arménienne en France
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
Famille arménienne devant
sa boutique, Valence,
Fonds du Centre du patrimoine
arménien.
24
De l’installation à l’intégration
L’intégration par le travail
Au sortir de la Première Guerre mondiale, la France est en
reconstruction, mais elle manque d’hommes. Dès 1922, elle accepte
l’immigration collective des Arméniens d’Anatolie, devenus
apatrides à la suite du génocide de 1915, des bouleversements
politiques du Proche-Orient, de l’indépendance confisquée de
la république d’Arménie et de l’abandon des Arméniens par les
Alliés. À leur arrivée en France, il sont directement recrutés par
les entrepreneurs français. On leur offre la sécurité et la paix
françaises, ils apportent leur force de travail.
Ces paysans et artisans sont embauchés comme manœuvres et
achètent dès que possible un lopin de terre à peu de frais, pour
tenter de s’enraciner à nouveau après des années d’errance. Mais
entre 1922 et 1936, les Arméniens se caractérisent surtout par une
grande mobilité géographique. Très vite, de petites communautés
(alimentées par des migrations ultérieures) se forment au gré des
embauches, autour des mines, des usines, des chantiers le long de
la côte méditerranéenne, mais aussi en remontant vers le nord suivant l’axe rhodanien : Gardanne, La Ciotat, La Seyne, Nice, Valence,
Lyon, Decines, Pont-de-Cheruy, Saint-Chamond, Saint-Étienne,
le Creusot, Decazeville, et même au-delà à Toulouse et Bordeaux.
Ces villes constituent des villes relais vers Paris, qui aura déjà attiré
en 1926 la moitié des Arméniens de France. De véritables villages
arméniens se recréent, où les immigrés se regroupent selon leur
bourg d’origine en Asie Mineure, à Alfortville, Issy-les-Moulineaux
et Arnouville.
La crise économique de 1931 condamne beaucoup d’Arméniens
au chômage mais permet leur reconversion. Ils se tournent vers
le travail à domicile et vendent leur production à la manière des
forains sur les marchés. Ils gagnent leur indépendance grâce au travail acharné de tous les membres de la famille. Comme les enfants
des ouvriers français, les enfants d’Arméniens connaissent peu à
peu les bienfaits de l’ascenseur social : par la fréquentation des
écoles françaises et l’obtention de diplômes, ils accèdent à des
métiers auxquels leurs parents n’ont pas pu prétendre. Ce sont
des médecins, des professeurs, des avocats, des chefs d’entreprise.
25
La communauté bénéficie à nouveau d’une « élite » (qui avait été
éliminée en Turquie) tandis que dans son ensemble elle accède au
statut de « classe moyenne ».
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
« Un Turc ! Un Turc ! »
lithographie de Guillaume
Bourdet, 1830.
« Le béotisme parisien confond
sous la dénomination du Turc,
tout Persan, Arabe, Arménien ou
Juif d’Asie qui peut se trouver à
Paris. Ce Turc devient un objet de
curiosité et d’étonnement, on le
suit, on se le montre comme on
fait d’un ours ou d’un chameau. »
« L’entre-soi » communautaire
À leurs débuts, les communautés arméniennes en France sont
très soudées et vivent repliées sur elles-mêmes. Ce sont des îlots
rassurants dont les membres partagent une même langue, une
même culture, les mêmes traditions, alors que les contacts avec
« l’extérieur » sont limités : les Arméniens ne parlent pas français
et sont considérés comme les plus étranges des étrangers par les
Français. Ils ne ressemblent pas aux Italiens, aux Espagnols ou aux
Polonais déjà présents : ils sont orientaux, leur langue est inconnue et illisible, leur vêtement « exotique ». La population française
ignore les liens séculaires qui unissent l’Arménie et la France, et n’a
jamais entendu parler de la cuisine, des mœurs ou de la religion
arméniennes.
La famille décimée et dispersée par le génocide et l’exode se
reconstitue en France et reste, pour la première et la deuxième
génération, un modèle et une norme : entre les deux guerres, les
mariages endogames sont une règle permettant de perpétuer la
langue et la nation. Cet espace « d’entre-soi » est marqué par une
activité associative intense : associations de compatriotes où s’expriment la nostalgie et la mémoire « visuelle » de la terre perdue,
partis politiques, associations humanitaires ou de bienfaisance
pour les membres de la communauté en difficulté ou les orphelins
du génocide. Les églises arméniennes sont encore un autre espace
de regroupement. Dès mars 1927, l’Union nationale arménienne
joue un rôle clé en travaillant à préserver la communauté de son
assimilation (de sa dissolution) dans le pays d’accueil. Elle prend
en charge l’éducation des enfants en leur enseignant l’écriture
arménienne et l’histoire du pays, pour les préparer à un éventuel
retour dans les terres ancestrales, mais favorise aussi leur insertion
par des cours initiant à la culture française. Elle veille aussi à la
morale communautaire et représente la communauté auprès des
autorités. Dans cet écrin communautaire, les Arméniens vivent une
renaissance culturelle : à Paris entre 1919 et 1939, quatre-vingt-sept
périodiques et des milliers d’ouvrages sont publiés en arménien.
26
Autour du quotidien Haratch (« En Avant »), une dizaine d’écrivains
arméniens donnent une expression littéraire moderne à leur expérience d’exilés dans les métropoles occidentales.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, il devient clair que la
présence des Arméniens en France n’est plus temporaire. Leur intégration est accélérée par leur naturalisation, à partir de 1946. Les
structures associatives se révèlent être de véritables passerelles vers
l’extérieur du groupe : les Français voient les Arméniens s’intégrer
dans leur société non pas à partir d’une communauté tentaculaire, mais par le biais de valeurs partagées représentées par ces
structures (le socialisme, la religion catholique, …). L’intégration
de l’individu passe cependant par la désintégration progressive du
groupe primaire : la notion de communauté, bien que toujours
présente, s’estompe. Cette situation illustre un nouveau rapport
avec la « mère patrie » : alors que les premières et deuxièmes générations maintiennent serrés les liens de la communauté dans l’espérance d’un retour, les générations suivantes ont abandonné cette
perspective. Ces liens sont plus lâches, mais elles maintiennent
toujours certains contacts avec ces origines : langue, cuisine, religion… Les mariages mixtes vont accentuer cette tendance puisque
l’un des conjoints n’est plus en mesure de transmettre la langue
et l’histoire arméniennes. Ils constituent une porte de sortie de la
communauté autant qu’une porte d’entrée dans la société française et un métissage des identités.
Intégration – Action par laquelle un individu ou un groupe s’incorpore
à une collectivité, à un milieu, selon des critères sociaux, économiques,
ethniques, culturels, linguistiques, …
Assimilation – Action par laquelle un individu ou un groupe perd
ses spécificités et est rendu semblable au reste de la communauté.
27
De l’intégration à l’assimilation ?
Aujourd’hui les Arméniens se sont parfaitement intégrés socialement, culturellement et économiquement à la société française,
mais cela au prix d’une dilution progressive de l’identité arménienne initiale, celle de la première génération d’immigrés. L’heure
est à la prise de conscience d’un danger : celui de l’assimilation.
La langue arménienne, premier témoin de l’état de la transmission
de cette identité, a fait l’objet de nombreuses études.
Anaïd Donabédian1 résume bien la nouvelle situation linguistique
créée par la dispersion. Quatre-vingts ans après, on observe que
selon les foyers d’implantation, la pratique linguistique a évolué
différemment :
› Au Proche et Moyen-Orient, la communauté arménienne bénéficie d’un statut collectif officiel qui possède son propre système
d’enseignement et s’organise autour de quartiers où la langue
arménienne est véhiculaire. Ce sont les foyers où la situation
linguistique et culturelle est la mieux protégée, avec notamment
le Liban, « figure de proue pour l’arménien occidental », une référence pour la linguistique, la culture et l’édition. Cependant cette
situation favorable connaît quelques menaces en Turquie et en
Syrie, et l’émigration de la communauté arménienne du Liban a
affaibli sa position d’exception.
› En Amérique du Nord et en général sur tout le continent américain, les communautés sont tolérées dans la mesure où elles représentent un état transitoire vers l’intégration à l’américaine : dès la
troisième génération (et ce, quelle que soit l’origine ethnique) les
descendants de migrants s’affranchissent de la communauté et
perdent ses comportements linguistiques et sociaux caractéristiques. L’édition en langue arménienne est limitée, le bilinguisme de
la presse est systématique et l’arménien occidental ne fonctionne
pas comme une langue véhiculaire. L’exception est l’arménien
oriental, récemment implanté en Californie par une immigration
massive d’Arménie, qui joue encore un rôle véhiculaire.
In « Langues de diaspora, langues en danger :
le cas de l’arménien occidental », Les Langues en danger, 2000.
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
1
28
› En Europe occidentale et plus particulièrement en France,
les communautés n’ont pas de statut juridique, conséquence du
modèle de l’État-Nation. Les principes sont différents de ceux en
vigueur aux États-Unis, mais la société française est tout autant
intégrative. Malgré une certaine idéologie du droit à la différence,
la situation n’est pas changée : l’arménien n’est plus une langue
véhiculaire. Cependant, la linguiste constate que depuis son émergence, l’arménien occidental a toujours été en situation de langue
dominée, ce qui n’a pas empêché sa consécration par un important
héritage littéraire au xixe siècle, et ce qui ne manque pas de rassurer
quant à son avenir.
Les travaux de chercheurs tels qu’Anaïd Donabédian, Robert Der
Merguérian, Martine Hovanessian, Sylvia Kasparian ou Sylvia
Topouzkhanian permettent de faire un point plus précis sur l’état
de la langue arménienne en France.
Les locuteurs
Toutes les personnes parlant l’arménien occidental (dialecte
majoritaire de la diaspora) sont en contact avec une culture
dominante, ce qui signifie qu’aujourd’hui aucun d’entre eux
n’est monolingue. De plus, on observe une perte de qualité
de la pratique de la langue et une diminution du nombre de
pratiquants d’une génération à l’autre. Les locuteurs passifs (ou
« semi-locuteurs ») sont très largement majoritaires. Pourtant,
bien que l’arménien soit aussi très perméable au français (et aux
langues avec lesquelles il est en contact en général), il garde une
relative vivacité, surprenante au regard de la situation : c’est tout
le paradoxe de la langue arménienne. Si d’une part la qualité
de l’arménien parlé, livré à lui-même, manque en diaspora de
normes homogènes auxquelles se référer, on constate d’autre part
que plusieurs écrivains en langue arménienne publient encore
régulièrement, même si les tirages sont limités. Cette production
littéraire est rédigée dans une langue soignée, dans une volonté
de préserver la langue intacte, puisqu’elle est le symbole ultime
de l’identité arménienne. Pour Anaïd Donabédian, de ces deux
tensions contradictoires d’éparpillement et d’unification naît la
dynamique d’évolution de la langue en diaspora.
29
Le mode d’acquisition
La transmission par le milieu familial est plus ou moins effective
selon les situations. Pour les familles issues de la première vague
d’immigration (années 1920), elle est en régression, sauf dans
certains milieux intellectuels ou militants. Mais les parents sont
généralement de moins en moins compétents et la disparition de
la première génération les prive d’un modèle. Au sein des familles
arrivées du Moyen-Orient depuis les années 1970, la mémoire de
la pratique véhiculaire est plus proche, la transmission de la langue est donc meilleure. Cette partie de la communauté permet la
régénération de la pratique de la langue.
Alors que sa transmission est essentiellement orale, l’école permet l’apprentissage de l’écriture. En réponse au déclin de la langue, l’apprentissage dans les établissements scolaires est en forte
croissance depuis bientôt une décennie, alors qu’il était auparavant une exception. Mais ce sont principalement les structures
communautaires (associations, églises) qui jouent ce rôle. Ainsi,
les jeunes de la troisième ou quatrième génération qui n’ont pas
appris l’arménien dans leur enfance ont l’opportunité de se réapproprier la langue.
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
La pratique et les fonctions
Dans sa forme orale quotidienne, la langue arménienne emprunte
beaucoup de mots au français et le dialogue est généralement bilingue. L’usage exclusif de l’arménien est rare et considéré comme
moins pratique. Pourquoi alors continuer à l’employer ? Il s’avère
que l’usage de cette langue ne relève pas essentiellement d’une
fonction de communication, mais plutôt d’un choix volontaire
lié à une fonction symbolique. Il permet de communiquer sur
le « même terrain », de faire jouer le sentiment d’appartenance
commun, ou même de crypter le message pour ne pas se faire
comprendre d’un entourage français. Pareillement, l’insertion de
termes arméniens dans le parler français instaure une complicité
entre le locuteur et le récepteur. Ce sont des termes liés au folklore
arménien, des mots n’existant pas en français (par exemple pour
la cuisine), ou des formules de salutation. La possibilité liée au
bilinguisme de choisir le code grâce auquel on s’exprime engendre
aussi une acceptation ludique et plaisante de la communication.
30
Dispersés sur tout le globe, les Arméniens sont, malgré leurs efforts,
menacés d’assimilation. Ils s’efforcent alors par tous les moyens
et où qu’ils se trouvent de préserver leur originalité, leur langue
et leurs traditions. Cependant l’isolement d’une communauté a
souvent pour conséquence la persistance de rites, d’expressions
langagières, de traditions disparues : les diasporas sont souvent
considérées comme plus conservatrices que le pays d’origine. Des
identités inédites émergent pourtant d’éléments culturellement
différents : ceux d’origine arménienne, déformés, stéréotypés, réinventés, et ceux issus du pays d’accueil.
« Enracinés, intégrés, francisés, à mi-chemin entre l’assimilation
et la ‹ réarménisation › due aux derniers venus d’Arménie, de Turquie,
du Liban, d’Iran, les Arméniens de France – un terme qui englobe
des groupes hétérogènes – ont conservé une identité culturelle. Mais
l’identité arménienne n’est plus un héritage. C’est une reconstruction
où les exigences variées de la modernité se combinent à des fragments
de tradition – langue, religion, écriture, idéologie du travail, famille,
cuisine, musique – et au travail de la mémoire sur la fracture
du génocide et sur l’errance. »
Anaïde Ter Minassian,
Les Dossiers d’archéologie n°117,
décembre 1992, réactualisé
par l’auteur en 2004.
31
Lutter contre l’assimilation
Quels sont les points communs assez forts pour travailler à la
préservation d’une langue, d’une mémoire, d’une culture ?
Plusieurs facteurs culturels, événementiels, associatifs, contribuent à fédérer les Arméniens, mais on s’accorde généralement sur
le pouvoir de la langue pour préserver l’identité arménienne. Bien
plus qu’un instrument de communication, elle porte la charge de
valeur centrale de l’identité culturelle arménienne. Comme nous
l’avons déjà évoqué, son usage se fait autant, sinon plus, pour les
« raisons du cœur » que pour communiquer un simple message.
Faute d’avoir pu emporter des biens ou des objets lors de l’exode,
les rescapés arméniens n’ont pu transmettre que des objets ayant
trait à la survie. Cette absence de liens tangibles avec le passé oblige
les exilés à reconstruire leur environnement en s’appuyant sur les
éléments immatériels de leur spécificité culturelle, dont la valeur
symbolique se trouve d’autant plus augmentée : la langue et à plus
forte raison l’alphabet arménien. En effet, Robert Der Merguérian1
explique que selon les liens qui les unissent, le rapport entre le
système d’écriture de la langue d’un peuple et le peuple qui s’en
sert revêt une importance différente.
› Si le lien est uniquement pratique, comme lorsqu’un alphabet
est utilisé par plusieurs peuples pour consigner leur langue, ce lien
est faible, et l’alphabet utilisé peut être changé pour des raisons
politiques.
› Si ce lien est historique, culturel, national, comme pour l’alphabet arménien, ce lien est indissociable. Les lettres, symboles
de l’identité nationale, sont arborées fièrement, comme d’autres
arboreraient un drapeau.
Cet alphabet qui a permis aux Arméniens « de connaître la sagesse
et l’instruction, de comprendre la parole de l’intelligence »2, permet
aujourd’hui de lutter contre l’assimilation du peuple arménien.
Pour Robert Der Merguérian, « l’assimilation, la forte intégration
interviennent quand l’individu, la communauté, perdent la conscience
d’appartenir et de partager des valeurs culturelles communes. L’assimilation
peut être évitée par la mise en valeur des différences, des particularités,
l’originalité des éléments identitaires : montrer que vous êtes distincts par
la culture, la foi, la langue.
Parmi les valeurs fondamentales originelles arméniennes, celles qui la
distinguent de toutes les autres cultures, la langue arménienne occupe
indiscutablement une place primordiale. Dans la mesure où l’alphabet
matérialise la langue, il lui donne un visage. On peut affirmer que parmi
les facteurs marquant l’identité nationale arménienne, l’alphabet arménien
est le facteur le plus éminent. »
Vers une définition de la diaspora arménienne
« Diaspora » est un terme à la fois complexe et banal, utilisé depuis
plus de deux mille ans pour décrire des réalités très différentes. La
généralisation de son utilisation lui a conféré de nombreuses couches de sens, si bien qu’aujourd’hui, on entend aussi bien parler
de « diaspora juive » que de « diaspora gay ». La confrontation de la
réflexion de plusieurs auteurs permet de mieux définir la situation
de diaspora pour le peuple arménien.
La définition étymologique de Catherine Wihtol de Wenden1 nous
apporte une vision d’ensemble de ce terme :
« Du grec ‹ spirô ›, je sème. Les diasporas désignent les peuples dispersés
hors de leur territoire, en référence à l’exil des juifs. On parle aujourd’hui
de diaspora quand un même groupe national ou ethnique est réparti entre
plusieurs pays d’accueil, qu’il entretient un fort sentiment communautaire,
que des réseaux transnationaux fonctionnent entre les membres du groupe
à travers le monde et que des associations contribuent à défendre leurs
intérêts collectifs. »
Stéphane Dufoix2, lui, s’attache à montrer l’étendue des significations véhiculées par « diaspora ». Dans le cas des Arméniens,
l’utilisation de ce terme peut faire référence à :
In « Diasporas, retours, nostalgie », Diasporas, Histoire et Société
n°8, 2006.
2
In Les Diasporas, Presses Universitaires de France, 2003.
1
In L’Alphabet arménien, Centre culturel Sahak-Mesrop, 2006.
2
Selon Korioun, historien arménien du ve siècle.
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
1
32
33
Apatridie – Situation d’une
personne qu’aucun État ne
revendique comme ressortissant
national.
État – Groupe d’hommes fixé
sur un territoire déterminé soumis
à une même autorité et pouvant
être considéré comme
une personne morale.
Nation – Groupe d’hommes
auxquels on suppose une origine
commune, qui se caractérise
par la conscience de son unité
et la volonté de vivre en commun.
État-Nation – Vision selon
laquelle à une nation correspond
un État. Cette conception tend à
assimiler toutes les composantes
d’un même État pour former
cette nation.
› une population : l’ensemble statistique des dispersés et de leurs
descendants,
› une communauté ethno-culturelle organisée sur plusieurs
territoires,
› une condition à la fois historique et morale qui peut être interprétée comme étant positive ou négative : « vivre en diaspora »,
› un espace géographique de dispersion sous-entendant l’éloignement d’une terre d’origine.
À propos de cette terre d’origine, Stéphane Dufoix précise que
« le terme diaspora postule l’existence d’une communauté qui représente
à la fois la conscience commune de l’absence physique de la patrie et sa
présence symbolique. Il permet aussi d’englober les dispersés dans un seul
et même cadre significatif, indépendamment de leurs différences sociales,
économiques, politiques, culturelles, etc. »
Enfin, il évoque les problématiques de diaspora dont les membres
sont tiraillés entre leur héritage culturel et celui de leur pays
d’accueil par les termes évocateurs de « terres rêvées et promises,
conversions et fidélités ».
Anaïd Donabédian,1 quant à elle, explore la notion de diaspora sur
l’exemple arménien selon trois facteurs.
Le facteur quantitatif. Les diasporas sont « un lieu où l’on ne peut
pas se compter »2. En effet, comment compter ces « étrangers invisibles », unis pas un solide sentiment identitaire, mais parfaitement
intégrés à la culture environnante ?
Le facteur qualitatif. La chercheuse retient trois critères étroitement
liés qui lui semblent déterminants pour le sentiment identitaire,
plus précisément pour le rapport à la langue :
› la migration originelle a pour cause directe des événements collectifs violents et non des motivations individuelles d’ordre économique.
› la collectivité entretient une relation mythique avec la terre d’origine, qui s’explique par le fait que des circonstances politiques
rendent impossible le retour.
1
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
2
› cette situation étant ressentie comme un exil forcé et définitif,
la pérennisation de l’identité et donc de la collectivité en tant que
telle est une préoccupation omniprésente.
Le facteur chronologique. Il existe une vision considérée par les
sociologues et anthropologues comme schématique, qui présente
les préoccupations des trois premières générations de la manière
suivante :
› 1re génération – immigration et survie
› 2e génération – intégration et bien-être
› 3e génération – retour aux sources et sauvegarde de l’identité
Cependant, il y a bien une évolution temporelle :
Pour Anaïd Donabédian, il existe « un point critique qui modifie inéluctablement le rapport à l’identité en diaspora, et dont l’effet sur la langue
est fondamental : il s’agit du moment où la collectivité est confrontée à la
disparition de tous les ‹ témoins › directs du mythe fondateur (autrement dit
de l’événement historique ayant provoqué la migration […]). Lorsqu’une
collectivité où personne n’a connu ses premiers migrants, (ce qui, dans nos
sociétés, correspond à la quatrième génération) continue de vouloir faire
perdurer une identité et une culture spécifique, elle se trouve alors confrontée à ce que nous considérons comme la problématique de diaspora qui
s’instaure en tant que telle dès lors que la première génération est éteinte, et
qu’il n’y a plus de possibilité d’accès direct à la culture d’origine. Devenues
inaccessibles, la culture et la langue d’origine ne peuvent plus constituer un
repère normatif valide. Ainsi, les générations confrontées à cette nouvelle
situation ne peuvent échapper à une logique de la perte, qui reviendrait à
renoncer à toute pérennité, sauf à constituer de nouveaux repères culturels propres à cette expérience autonome et singulière qu’est la situation
de diaspora. Cet impératif cristallise toute la contradiction inhérente à
la situation de diaspora : malgré cette nécessité impérieuse de nouveaux
repères, le mythe fondateur étant ce qu’il est, la question de l’authenticité
est omniprésente, et elle s’incarne avant tout dans la langue. »
Opus cité.
Richard Marientras, 1975, cité dans le même ouvrage.
34
35
Une identité, des identités
Ces nouvelles générations ne sont pas homogènes. Chaque individu se
situe entre deux langues, deux cultures, deux ethnies, dans ce que Sylvia
Kasparian appelle « un continuum de bi-multilinguisme, bi-multiculturalisme et de bi-multiethnicité ». Les différentes situations
peuvent être résumées dans le schéma suivant, réalisé d’après celui
de la linguiste.
biethnique
25 % arménien
au moins
uniethnique
100 % arménien
uniculturel
culture arménienne ou
française
biculturel
culture arménienne
et française
unilingue
compétence minimale
en français
ou en arménien
bilingue
compétence
en français
et en arménien
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
Quelques exemples d’identités
tissées en diaspora entre deux
ethnie, deux cultures, deux
langues,
d’après un schéma de Sylvia
Kasparian, « Parler bilinguemultilingue et identités : Le cas
des Arméniens de la diaspora »,
Faits de langues n°18, 2001.
Chaque ligne représente une situation possible pour un individu
de la diaspora. Par exemple, pour l’individu gris, je me suis inspirée
de ma situation : je suis 50 % ethniquement arménienne, je ne suis pas
totalement bi-culturelle (je suis plus exposée à la culture française qu’à
la culture arménienne) et je ne parle presque pas l’arménien.
36
« Quelquefois, je me demande qui suis-je ? Si je n’avais pas
ce ‹ ian › à la fin de mon nom, je me demande si je me sentirais
concerné par les Arméniens. »
« Il est très difficile d’avoir une vie à deux racines : on se recommande d’une certaine origine qu’on nous a badigeonnés, on nous
a badigeonnés une couche. On a grandi et on a les stries d’un arbre
qui n’est pas totalement celui qui a été au départ, c’est ce qui crée
le problème ! »
« Nous sommes du vin mélangé avec de l’eau. On n’est plus pur !
L’identité arménienne n’existe qu’en Arménie, car toutes les autres
se sont influencées si peu que ce soit avec le pays dans lequel ils
vivent. »
« Ils culpabilisaient vachement au niveau de la langue arménienne.
Mon père disait que celui qui ne parlait pas arménien, n’était pas
arménien. »
« L’arménité, c’est l’arménien de la diaspora. Il est débile de chercher de l’arménité pure. Ceux qui culpabilisent se font juger par des
gens comme eux. Qui est-ce qui est en droit de juger ? ... En général
je m’entends très mal avec les Arméniens typiquement arméniens.
La culture arménienne actuellement est une culture de mœurs, de
bouffe, de mode de vie. La culture française, cinéma, bouquins,
éducation : toute une culture moderne est mise à jour et c’est avec
cela qu’on vit. »
« C’est un choix de mode de vie. Je suis forgé avec différents courants, et je n’ai plus rien à voir avec ces courants. Je ne suis par
Arménien, Libanais ou Français mais le résultat de ces différents
facteurs. […] Ce sont des trucs immuables que, ni je revendique,
ni je rêve, mais dont j’ai conscience. »
37
Extraits de témoignages recueillis
auprès de jeunes Arméniens
de Paris. On observe différents
niveaux d’identification au groupe
ethnique et culturel arménien,
Sylvia Kasparian, opus cité.
Les Arméniens,
une nation
au singulier ?
La diaspora
arménienne en France
La commémoration du Génocide,
chaque 24 avril, réunit tous les
Arméniens d’Arménie et de
diaspora.
Plus généralement, et schématiquement, on constate plusieurs
attitudes envers ces origines dans l’ensemble de la diaspora
arménienne française.
› Une minorité de « militants » : ils travaillent à la reconnaissance politique de l’Arménie occidentale, ont fait pression pour
la reconnaissance du génocide, ou se battent pour que l’arménien
continue d’être parlé et écrit.
› D’autres sont moins impliqués mais développent parfois des
relations essentiellement économiques, touristiques ou humanitaires avec l’Arménie. Ils parlent bien ou assez bien l’arménien,
perpétuent quelques éléments de la tradition, continuent les spécialités culinaires... Mais dans l’ensemble, il n’y a plus de désir de
retour : la République Arménienne n’attire pas (ce n’est pas la terre
d’origine de la majorité de la diaspora, le pays est assez pauvre...)
alors que l’on est bien installé en France, et que l’on se sent aussi
français.
› Enfin, les personnes de la troisième ou la quatrième génération
(dont moi-même) parlent et lisent peu ou pas l’arménien, ont
été élevées principalement à la française et ne se sentent pas
forcément arméniens. Mais elles envisagent cet héritage sous forme
d’éléments rapportés, parfois de stéréotypes, desquels ils sont
familiers. Il peut s’agir, encore une fois, des spécialités culinaires
arméniennes, qui représentent cependant plus qu’une anecdote :
elles sont consommées lors de repas familiaux à l’occasion desquels
les générations se rassemblent, les récits familiaux de l’installation
en France resurgissent, des mots arméniens sont échangés… Il
peut aussi s’agir d’éléments évoquant l’idée d’Arménie (le pays
ou la culture) : la musique nostalgique jouée par les instruments
traditionnels, les hauts plateaux désolés où les anciens Arméniens
avaient bâti leurs églises, leurs monastères de pierre rouge, les
khatchkars, croix de pierre sculptées, l’Ararat avec ses sommets
enneigés, les événements historiques racontés avec leur charge
mythique (l’inspiration divine de Mesrop Machtots, le roi
transformé en sanglier avant de se convertir, Haïk), les couleurs
du drapeau arménien, le clan familial, et bien sûr, la langue et
l’alphabet.
38
› en haut :
Lac de Van et l’église Sainte-Croix
d’Aghtamar.
› à gauche :
Le Khatchkar est une stèle de pierre
où la croix sculptée est un symbole
de l’arbre de vie dont les racines
remontent vers le ciel, au-dessus
de la roue de l’éternité.
39
C’est précisément sur cette situation de quatrième génération que je
veux me pencher. Comme nous l’avons vu précédemment, elle en préoccupe beaucoup, inquiets de voir l’usage de la langue, figure de proue
de la culture arménienne diasporique, s’appauvrir ou se perdre. Mais
il serait réducteur d’en rester là. Bien que la disparition du témoignage
porté par la première génération soit préoccupante, elle permet aussi
une réinterprétation de l’identité arménienne.
De nouveaux repères culturels se forment, à la croisée de la culture française familière, c’est-à-dire vécue au quotidien, et de l’héritage arménien, librement interprété mais toujours « exotique », vécu comme une
épice que l’on ajoute pour donner du goût à l’ordinaire. Ce groupe
hétérogène que l’on nomme diaspora arménienne évolue entre ces deux
référents, qui nourrissent une nouvelle identité hybride et singulière,
perpétuellement en construction. Cette situation me semble particulièrement intéressante comme base d’une réflexion sur la typographie
arménienne de diaspora.
L’héritage écrit et typographique
arménienne
typographie
La
La naissance d’un système d’écriture
Les lettres de Mesrop Machtots
L’alphabet arménien, apparu soudainement à l’échelle de l’histoire des écritures et dont la forme était dès le départ si aboutie
qu’elle est aujourd’hui encore employée et inchangée, est tout
de même le fruit de plusieurs années de recherches menées par
Mesrop Machtots.
Celui-ci se dirige d’abord vers l’évêque syrien Daniel, qui tente
d’écrire l’arménien à l’aide de l’alphabet araméen (ou syrien, les
termes sont équivalents). Il s’agit d’un compromis politique : en ne
s’inspirant pas de l’alphabet grec mais d’un système d’écriture déjà
en usage dans l’empire sassanide, la suspicion du roi de Perse n’est
pas éveillée. Mesrop travaille alors avec Daniel à l’amélioration de
son alphabet, mais il renonce bientôt à cette solution qui semble
insuffisante pour exprimer entièrement les phonèmes de la langue
arménienne. En effet, l’araméen est un alphabet sémitique et ne
permet donc pas de transcrire les voyelles.
Jean-Pierre Mahé1 explique l’importance pour Mesrop d’obtenir
un alphabet phonétique : « Il ne suffisait pas de les voir pour les lire,
il fallait ajouter au signal visuel la mémoire auditive, se rappeler l’usage
quotidien des mots, mobiliser toute sa compétence linguistique. Quand on
ne peut pas lire une écriture si l’on ne parle pas la langue qu’elle enregistre, l’écrit perd son autonomie et devient un simple auxiliaire de l’oralité.
Mais justement, puisque l’oralité était païenne, tout l’effort de Machtots
visait à s’en affranchir. L’alphabet qu’il voulait créer ne devait pas servir
de simple prolongement à la parole profane, mais de support à la parole
de Dieu. Pour fixer en arménien une révélation totalement étrangère à la
mythologie païenne, il fallait rompre avec la mémoire collective et donner
toute son autonomie à la face écrite du langage. Cela n’était possible que
si l’on optait pour un alphabet entièrement phonétique. »
Mesrop décide alors de synthétiser les esquisses de Daniel avec les
lettres grecques. Celles-ci paraissent plus appropriées, puisqu’elle
traduisent une langue indo-européenne, comme l’arménien, et
qu’elle possèdent des voyelles. Il s’inspire aussi du sanscrit, du
In « L’alphabet arménien et les saints traducteurs »,
L’Alphabet arménien, Centre Sahak Mesrop, Marseille, 2006.
1
43
Les 38 lettres de l’alphabet de
Machtots,
lettrage de Karo Tiratourian, 1963.
zhend et du pehlvi. Mais il veut obtenir des lettres que l’on puisse
lire aisément à distance et dont la beauté soit conforme à leur rôle
de transcription de la parole de Dieu. Il se rend donc à Samosate, où
il fait part de son projet à Rufin, un prêtre calligraphe grec. Celuici redessine chacun des caractères pour leur donner leur forme
canonique, qui servira ensuite de modèle à tous les copistes.
Dès son retour au pays, il met en route la traduction des livres
saints avec ce nouvel alphabet, qui, deux ans après sa création en
404, sera déjà diffusé. Grâce à l’écriture, le vocabulaire s’enrichit de
mots spécialisés et des notions jusqu’alors étrangères deviennent
familières et sont exprimées par des mots précis, permettant à
l’horizon mental arménien de s’ouvrir à toutes les connaissances
du monde.
Les lettres mises au point par Mesrop Machtots fonctionnent
comme un instrument phonétique complet. L’alphabet comporte
8 voyelles et 28 consonnes et se lit de gauche à droite. Il véhicule
une forte charge mythique et religieuse, comme en témoignent
par exemple la signification attribuée aux lettres : ayp, la première
lettre, est l’initiale du nom divin Astvatz et le ké, lettre finale, est
l’initiale du Christ. Ces lettres sont de véritables icônes. À la fin du
xiie siècle, deux lettres latines, o et f, sont ajoutées pour transcrire
certains mots étrangers, portant le nombre de caractères à 38.
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
Des hypothèses sur l’origine du dessin
Les chercheurs ont pu comprendre plus précisément l’origine des
lettres en analysant leur structure. De leurs travaux se dégagent
deux hypothèses qui m’intéressent particulièrement puisqu’elles
correspondent à deux logiques différentes de création d’un
caractère : le tracé et la forme.
44
Cursive grecque
Forme de transition
Alphabet arménien
L’hypothèse la plus traditionnelle montre que l’alphabet grec a été
un véritable terreau pour la création de l’alphabet arménien. En
effet, pour les phonèmes ayant un équivalent dans les deux alphabets, l’ordre alphabétique de l’arménien est directement inspiré de
celui du grec. Frédéric Feydit reconstitue pour chaque caractère
une forme de transition qui rend compte de la manière dont le
tracé arménien a dérivé du tracé grec. Celui-ci a été déformé jusqu’à être méconnaissable pour que les sassanides n’accusent pas
les Arméniens d’hellénisation.
45
Dérivation des caractères
arméniens à partir
de leurs prototypes grecs,
interprétation d’un schéma
d’Anaïd Donabédian d’après
Feydit.
Serge Mouravieff propose un autre hypothèse plus récente et radicalement différente, selon laquelle les caractères arméniens seraient
conçus à la manière d’un cryptogramme. On observe effectivement
la présence de modules récurrents dans le tracé des caractères.
La conception se serait alors déroulée selon deux étapes :
Ա
Զ
Մ
Ս
Բ
Ը
Ն
Տ
Վ
Ժ Թ
Հ
Է
Խ
Յ
Ս
Ծ
Ր
Ճ
Գ
Թ
Շ
Ֆ
Օ
Ջ
Դ
Կ
Պ
Ք
Ղ Դ
Լ
Ռ
Օ
Ո
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
› Les caractères arméniens ayant une correspondance en grec
semblent être formés à partir de 5 modules combinés à une ligne
positionnée de quatre façons différentes. Ce répertoire de combinaisons pourrait représenter les lettres de Machtots avant qu’il ne
les confie au calligraphe Rufin.
46
Ց
Չ
Ե
Contruction des caractères
primitifs,
interprétation des schémas
d’Anaïd Donabédian réalisés
d’après Feydit.
Ձ
› Dans un deuxième temps, les caractères non représentés sont
élaborés hors de cette grille. Il s’agit des consonnes affriquées (des
consonnes constituant un phonème double, comme ts, dz...), qui
peuvent toutes être obtenues à partir de la seule affriquée du grec,
le dzeta, réduite à une sorte de boucle, sur laquelle sont effectuées
des combinaisons de transformations – inclinaison, ouverture,
orientation. Ces lettres ne sont donc plus constituées arbitrairement, mais selon une motivation phonologique.
47
Les formes manuscrites
› en haut à gauche :
Inscription gravée sur pierre, 1785,
musée d’Histoire, Erevan.
› à gauche :
Évangile de Hayouts Tar,
bibliothèque des Mékhitaristes
de Venise.
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
› à droite :
Évangile d’Etchmiadzine, 989,
(reliure du vie siècle,
miniature du viie siècle.)
L’écriture erkatagir ou « lettres de fer », est formée de caractères
onciaux dessinés par Machtots et Rufin. Leur apparence hiératique
et majestueuse les consacre à l’écriture des textes sacrés. Les
erkatagir sont tracés à la plume épaisse et présentent un fort
contraste de pleins et de déliés. Lorsque ces déliés se font si fins
qu’ils disparaissent, ces caractères prennent l’allure de lettres au
pochoir. Les lettres se succèdent selon un rythme très régulier :
beaucoup possèdent une forme très similaire ne variant que par un
seul tracé, leur largeur est homogène, les quelques tracés dépassant
de la ligne de base ou de la hauteur générale des signes ne le font
que très légèrement, et l’on ne trouve que trois lettres franchement
montantes ou descendantes.
Les erkatagir sont par la suite devenues les majuscules de l’alphabet moderne. D’autres formes viennent peu à peu s’ajouter au
répertoire, au service d’une copie plus simple et plus rapide.
48
› en haut à droite :
Gravure lapidaire, cathédrale
de Mren, début du viie siècle.
› à droite :
Inscription, 1297,
Luigi Tonini, Rimini nel secolo XIII,
vol iii, 1862.
49
› p.46 :
Manuscrit du xive siècle,
Matenadaran, Erevan.
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
› p.47 en haut à gauche
et à droite :
évangile de Pitsak, bibliothèque
des Mékhitaristes, Venise.
Une modification du dessin donne naissance à l’écriture bolorgir
ou « écriture ronde », dont le premier témoin date de 981.
Contrairement à son nom, celle-ci est d’apparence plutôt carrée :
les tracés sont souvent droits et quasiment orthogonaux. Autour
de ces lignes de caractères très réguliers, en « chemin de fer », viennent se greffer les appendices, plus dansants, des montantes et des
descendantes. Ces lettres penchées présentent moins de contraste
de plein et de délié que les majuscules. Les attaques et les terminaisons sont soit soulignées par un discret coup de plume, soit
par une légère inflexion du tracé.
Les bolorgir sont d’abord réservées aux textes profanes puis utilisées aux côtés des majuscules dans les écritures saintes à partir du
xiie siècle. Ces dernières restent cependant bien mises en valeur :
elles sont tracées en rouge, bien plus hautes que la hauteur des
minuscules et se posent sous leur ligne de base.
50
51
Trésor des mesures, poids, nombres et
monnaies du monde entier, Erevan,
Matenadaran,1753.
Vers la fin du Moyen Âge apparaît une forme plus cursive, la
notrgir ou « écriture de notaire ». Plus dépouillée et plus rapide
pour l’écriture comme pour la lecture, elle se caractérise par
un tracé plus droit et en « pattes de mouches », où le ductus
est considérablement simplifié. Elle est aujourd’hui tombée en
désuétude.
› à gauche :
évangile de Luc, xie siècle,
Patriarcat arménien, Jérusalem.
› à droite :
Première page de l’évangile
de Marc,
Collections du Matenadaran,
éditions Erébouni, Erevan, 2000.
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
Dans les textes bibliques, la structure de la capitale se change
souvent en lettrines ou en lettres ornementales, formées d’éléments
végétaux, de motifs d’animaux ou de personnages. Cette vitalité
décorative semble élever la lettre capitale au rang d’icône.
52
53
Les formes typographiques au plomb
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
Livre du vendredi, Yakob Merapart,
imprimerie D.I.Z.A, Venise,
1511-1513.
Le premier livre imprimé en
arménien présente des caractères
qui – bien que verticalisés –
cherchent à se rapprocher le plus
possible du modèle manuscrit.
Les premières formes gravées s’inscrivent dans la continuité des
lettres manuscrites, tout comme les premiers caractères latins
de plomb cherchaient la plus grande ressemblance avec l’écrit,
et donc avec le gothique, modèle employé à l’époque : il s’agit
de transférer les formes existantes à un autre médium. Ainsi, les
casses arméniennes comportent initialement des abréviations, des
ligatures, des lettrines et des caractères ornementaux. Les erkatagir
ont servi de modèle pour les majuscules, les minuscules découlent
de la forme la plus élégante de bolorgir et les notrgir sont parfois
utilisés comme nos italiques. Les capitales font toujours l’objet
d’un « traitement de faveur » : elles se placent toujours sous la
ligne de portée et sont au moins aussi hautes que les montantes :
elles sont aussi généralement plus grasses et gardent leur aplomb,
même si le texte est composé en caractères obliques.
Pour Ari Topouzkhanian, ceci s’explique par le fait que les capitales ont été dessinées telles qu’elles apparaissent normalement, en
titrage, grandes et droites. Pour une question d’économie, ce sont
ces mêmes caractères qui sont utilisés en texte de labeur, au lieu de
graver un nouveau jeu de capitales penchées et alignées.
On peut aussi envisager qu’outre des contraintes d’économie
de temps, de place et d’argent, cette situation reflète le rapport
tout particulier entretenu par les Arméniens avec la lettre et en
particulier son archétype : la lettre capitale. On n’a pas oublié le
caractère sacré et national qu’elle véhicule. Il ne me semble donc
pas étonnant que sa mise en valeur dans la page de texte par ces
différences d’alignement et d’axe ait perduré si longtemps.
54
55
La culture arménienne s’est depuis toujours formée à la croisée de l’Orient et de l’Occident. Il en est allé de même pour sa
typographie : comme nous l’avons évoqué plus haut, les premiers
caractères arméniens ont été gravés et composés par des artisans
occidentaux, et ce jusqu’au xviiie siècle, lors de l’installation des
premières presses arméniennes dans l’Empire ottoman. Il est donc
normal que l’apparence des premiers livres arméniens présente
beaucoup de similitudes avec les imprimés européens.
› à gauche :
Page de titre du Livre du saint
Vardapet Machtots, Constantinople,
1714.
› en bas :
Caractères du Planisphère arménien, gravés par les frères Adriaan
et Peter Damiann Schoonbeeck,
Amsterdam 1696.
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
On retrouve en typographie
les « capitales pochoir », tandis
que d’autres sont traitées
à la manière des didones
et de leur fameuse épaisseur
« cheveux ».
56
Calendrier Grégorien, page de titre, 1584.
Les caractères arméniens ont été gravés à Rome
par le français Robert Granjon en 1579.
Il semble qu’il ait réalisé deux dessins différents, l’un
pour le texte de labeur, l’autre, plus grand, utilisé ici
comme titrage. Ces derniers caractères possèdent
une chasse plus large et sont plus souples : ils
paraissent directement inspirés d’un tracé à la plume
plus « enlevé ». Cependant ils ont été interprétés à la
manière d’un mono-chasse : la structure employée est
celle des capitales, mais les caractères sont dessinés
de façon à obtenir des montantes et descendantes
comme s’il s’agissait d’un bas-de-casse. On remarque
aussi que le Տ (dioun) arménien n’a pas été copié sur
le S latin : le Ո (vo) n’est pas non plus un U retourné.
Granjon semble avoir cherché à préserver les
caractéristiques propres aux formes arméniennes en
s’inspirant directement de textes calligraphiés.
Dictionarium armeno-latinum,
Francesco Rivola, Milan, 1621.
Le dessin des caractères
arméniens tente de se rapprocher
du modèle de la capitale romaine.
57
Bible, page de titre, Oskan
Erevantsi, Amsterdam, 1666.
Les caractères, bolorgir et notrgir,
ont été dessinés par Christophel
Van Djick, graveur des Elzéviers.
On voit apparaître sur les pages
de titre des dates en chiffres
arabes, importées de fontes
latines, alors que l’arménien
utilisait auparavant ses lettres
pour écrire les nombres.
L’emploi de ces chiffres est
aujourd’hui la règle générale.
› en haut :
Machtots (Rituel), édité par Abgar
Tokhatsi, Constantinople, 1569.
› en bas :
Dictionnaire arménien-italien,
xviiie siècle.
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
On observe ici deux stades
de stabilisation de la structure
typographique. Les caractères
sont affinés et géométrisés,
tout en gardant une certaine
élégance grâce à la légèreté
et à la longueur des appendices
montants et descendants.
Plus tard, l’axe sera redressé,
les chasses régularisées,
et les montantes et descendantes
domestiquées, permettant
d’obtenir des lignes de texte
très homogènes.
58
59
La typographie
arménienne
L’héritage écrit
et typographique
À la fin du xixe siècle, la typographie arménienne se développe selon
deux directions biens distinctes. D’une part, comme nous l’avons
vu précédemment, les caractères issus des formes manuscrites,
stabilisés, adoptent leur forme emblématique : géométriques,
anguleux, noirs. Ce sont des fontes au gris très dense et vibrant.
D’autre part, certains caractères se nourrissent des formes latines
classiques. Ils perdent leur aspect massif, leur axe se verticalise
et les formes alors très anguleuses s’adoucissent. Parfois, c’est la
structure même de la lettre qui est modifiée pour la rendre plus
latine ou plus homogène avec les autres caractères – ainsi des lettres
telle que ս (sé) et ո (vo) sont quasiment assimilées au u ou au n.
Le rapport de pleins et de déliés s’équilibre et la lettre est parfois
dotée de larges empattements. Ces emprunts, généralement menés
avec beaucoup de finesse, forment une typographie arménienne
surprenante à deux visages.
60
61
Ces caractères, très réguliers,
présentent presque tous
la même chasse.
Caractères typographiques
de plomb utilisés en Arménie
soviétique,
collection personnelle :
Ari Topouzkhanian.
La typographie dans les éditions
arméniennes contemporaines
Le quotidien national Haratch
est toujours composé
en caractères classiques,
Paris, 6 janv 2006.
NSBolorgir et NSNotrgir, dessinés par Nerses Boyadjian
pour NorStandard fonts, États-Unis.
Le caractère Նորգիրք (Norguirk) est dessiné
par Rouben Taroumian, 1995.
On remarque la persistance de certains « archaïsmes »
dans le dessin des majuscules, liés à la volonté
de les faire ressortir. Celles-ci dépassent les montantes
et les descendantes, sont plus noires que les bas
de casse, et leur axe est droit. Plus particulièrement,
le Ա présente toujours sa petite boucle, héritée
des plus anciens manuscrits.
Anthologie de la poésie arménienne, 2006, Marseille.
Extrait de la casse d’Ara br, fonte
système pour MacOs 9, dessinée
par Ari Topouzkhanian.
Ces fontes ont été dessinées pour
Apple pour la photocomposition
puis pour l’ordinateur, d’après les
caractères les plus utilisés dans
des imprimeries arméniennes du
Liban, de France et des ÉtatsUnis, et dans les imprimeries
religieuses : Catholicosat de
la Grande maison de Cilicie à
Anthélias au Liban, Patriarcat
arménien de Jérusalem, Couvent
des pères Mékhitaristes de Venise
et de Vienne.
Une typographie à deux visages
Cette étude est fondée sur les caractères les plus fréquemment
employés dans un échantillon de livres consultés en bibliothèque
et en libraire. On peut ainsi observer qu’au cours du xxe siècle,
la typographie arménienne confirme sa « bipolarité » amorcée au
xixe siècle.
Formes traditionnelles arméniennes
Aujourd’hui encore, on trouve des ouvrages composés à l’aide
de caractères directement issus des formes traditionnelles de la
typographie au plomb arménienne. Bien que leur dessin se soit
affiné et presque rationalisé au service d’une meilleure lisibilité,
ces caractères se situent dans une filiation directe avec les bolorgir.
L’ensemble garde aussi un aspect très noir et un interlettrage lâche
très caractéristiques, probablement pour éviter que les appendices
ne s’entrechoquent.
Ces fontes, utilisées dans l’espace arménien oriental aussi bien
que dans l’espace occidental, marquent aujourd’hui un léger
déclin, mais elles représentent néanmoins l’image canonique de
l’imprimé arménien.
L’usage des notrgir en labeur a été abandonné à la fin du xixe siècle.
Cette forme n’est aujourd’hui employée qu’occasionnellement
comme caractère décoratif.
63
Formes latinisantes
En parallèle, la typographie arménienne continue de se développer
en écho aux évolutions de la typographie latine. L’usage de ces
polices de caractères s’est généralisé et touche autant les imprimés de diaspora occidentale que ceux de diaspora orientale ou
d’Arménie.
› en haut :
ՀՐԱՆՏ ՍԱՄՈՒԷԼ,
ՕՐՈՒԱՆ ԽՕՍՔԵՐ,
Orouan khoskyèr, Hrant Samouel,
Paris, 1982.
D’autres polices s’affilient aux linéales modernistes, avec plus
ou moins de radicalité : l’éventail des possibilités s’étend des formes
complètement géométrisées jusqu’à un traitement plus « humaniste »
de la linéale.
Dans la droite lignée des caractères de plomb présentés aux page 56
et 57, certaines polices s’inspirent des formes latines classiques.
Extraits de casses d’Ara mr, Ara kr,
et Ara ar, fontes système
pour MacOs 9, dessinées
par Ari Topouzkhanian.
ԵՐԿՈՒ ԾԻԱՆՆԵՐ,
ԱՆԱՀԻՏ Ն. ԴԱՒԻԹԵԱՆ,
Yergou Dziannouïrr,
Anahid N. Taouitian.
La typographie
arménienne
La typographie dans les
éditions arméniennes
contemporaines
Extraits de casses d’Ara mr, Ara kr,
et Ara ar, fontes système pour
MacOs 9, dessinées par Ari
Topouzkhanian.
64
› en bas :
Sayat-Nova, Odes arméniennes,
édition bilingue, L’Harmattan,
2006.
La typographie
arménienne
La typographie dans les
éditions arméniennes
contemporaines
NSImpact, NSMistral, NSBernhard,
NSCooper, NSAvantGarde,
dessinées par Nerses Boyadjian
pour NorStandard fonts,
États-Unis.
Au xxe siècle, et d’autant plus depuis la photocomposition
et la numérisation, pléthore de fontes sont créées d’après les modèles
latins. Ainsi, les catalogues de typographie arménienne sont dotés
de polices portant les noms de Arial, Trebuchet, Mistral, Avant-Garde,
Bernhard, Baskerville… Ces caractères sont conçus de façon à rappeler
le dessin de leur homonyme latin, mais il s’agit plus d’une ressemblance
que d’une réelle extension de ces polices aux caractères arméniens.
66
Caractères de titrage
La typographie arménienne n’en oublie pas pour autant de cultiver
ses spécificités. En écho à la production toujours vivace de lettres
ornementées peintes ou gravées, de nombreuses polices proposent
des alphabets de capitales ornementées. Les formes et les motifs
s’inspirent des anciennes lettrines ou se composent de formes géométriques. Bien que cette tendance perde aujourd’hui un peu de
terrain, on n’en retient pas moins une très grande vitalité dans
la création de caractères ornementaux et de titrage, évoluant en
marge de la création occidentale et affirmant toujours haut et fort
leur particularité arménienne.
67
› à gauche :
Tables de caractères décoratifs
arméniens, Fred Africkian,
Erevan 1984.
› à droite :
Typographies artistiques,
Karo Tiratourian, Erevan 1963.
Les lettrages peints ou gravés par
des artistes sont souvent la source
d’inspiration des polices
décoratives.
La question de l’italique
Si l’on demande à n’importe qui de définir ce qu’est une italique,
la réponse est généralement : « c’est une écriture penchée ». En
typographie latine, l’italique représente pourtant bien plus.
À sa naissance, entre les mains de Francesco Griffo et Alde
Manuce, elle était une typographie cursive (sa structure étant donc
différente du romain) et entièrement autonome. Plus tard, elle
sera utilisée comme caractère de contraste avec le romain, afin de
signifier l’introduction d’une seconde voix, d’une seconde couche
de sens dans le discours écrit. Aujourd’hui, la notion d’italique
répond toujours à cet usage, mais le dessin de ces caractères s’est
diversifié. Une italique peut ainsi présenter soit une structure
particulière dûe à la cursivité, soit une chasse moindre, soit un
axe oblique, soit les trois en même temps – cette liste n’étant bien
entendu pas exhaustive.
Or nous avons vu que la typographie arménienne a abandonné
l’usage du notrgir comme forme d’italique, qui était effectivement
une version cursive de l’arménien, et qu’à l’origine, les caractères
courants sont déjà penchés.
Ceci explique peut-être pourquoi l’arménien ne semble pas avoir
de code typographique précis concernant l’usage d’une forme
apparentée à notre italique. En effet, lorsqu’il s’agit d’intégrer une
citation à un texte, on remarque que l’alternative employée répond
bien à la logique de contraste. Si le caractère de texte est droit, le
contraste se fera avec un caractère oblique, et inversement. On
notera aussi que des italiques (des caractères cursifs) ont été créées
pour les polices arméniennes imitant le plus les formes latines
à empattement. Mais la référence ne se situe pas au niveau des
formes calligraphiées de l’arménien, qui, sur les manuscrits, n’ont
jamais emprunté cette rondeur. Il s’agirait plutôt d’une transfusion de la structure italique à l’arménien.
La pratique calligraphique
contemporaine et les écritures
personnelles présentent des pistes
intéressantes de cursivité.
Ա
Ա
Ա
Ա
Բ
Բ
Բ
Բ
Գ
Գ
Գ
Գ
ա
ա
ա
ա
բ
բ
բ
բ
Le Mshatakan, famille de police
installée par défaut sur les
ordinateurs Apple, regroupe
un regular, un oblique, un bold
et un bold oblique,
comme aujourd’hui beaucoup
d’autres polices arméniennes.
› en haut à droite et en bas :
Tables de caractères décoratifs
arméniens, Fred Africkian,
Erevan 1984.
› en haut à gauche :
Modèles d’écriture dans un
manuel d’arménien.
69
գ
գ
գ
գ
Cohabitation de caractères arméniens et latins
Parfois, le contraste des
typographies différencie
nettement l’arménien du français.
Harmonisation ou différenciation ?
Lorsque des textes arméniens et français sont amenés à cohabiter,
il est intéressant de noter l’attitude adoptée, qu’elle soit volontaire
ou pas. Les deux alphabets vont, par essence, créer des gris typographiques différents. En effet, alors que l’alphabet latin se caractérise
par des formes assez variées, beaucoup de rondeurs contrastant
avec des lignes plus droites, l’arménien lui paraît plus hiératique.
Cette impression naît de l’aspect très vertical de ses lettres et du
faible nombre de courbes.
Parfois, cette différence est exacerbée par l’usage d’un caractère
arménien très classique avec une elzévirienne latine. L’arménien
ressort alors encore plus par sa noirceur, son axe oblique, ses
formes quasi-géométriques, ses tracés coupés net. Par comparaison,
le latin paraît beaucoup plus clair, ses empattements lui apportant
une subtilité contrastant avec la rudesse de l’arménien. D’autres
fois, ce sont des caractères, traditionnels ou latinisants, qui ont
été choisis séparément selon les typographies à disposition ou le
goût personnel. Quelle qu’en soit la raison, on constate que dans la
majorité des ouvrages bilingues franco-arméniens, les deux langues
sont clairement différenciées. Ce contraste peut entrer au service
d’ouvrages didactiques (manuel d’apprentissage de l’arménien,
dictionnaire), puisque le sens émerge justement de l’opposition
de ces deux langues.
En revanche, certains livres bilingues présentent un choix de
typographies au dessin ou à la graisse proches. L’intention est ici
d’harmoniser le plus possible le latin et l’arménien afin d’obtenir
un gris optique homogène. Cette solution est souvent utilisée
lorsque les deux langues sont mêlées dans le même texte.
D’autres fois, les typographies
latines et arméniennes
s’harmonisent.
71
Les typographies multilingues
En réponse à ce besoin d’harmonisation, des familles de polices
multilingues ont été créées : elles mettent à disposition une police
latine avec une ou plusieurs autres polices non latines, toutes
conçues selon la même logique et destinées à cohabiter. À cette
fin, elles présentent des gris typographiques équivalents et une
similitude de dessin. Certaines d’entre elles servent le principe
d’universalisation par une uniformisation de toutes les écritures
autour d’un modèle latin pré-conçu. D’autres ménagent, au sein
d’une couleur générale de la famille, des espaces de liberté où les
particularités des écritures non latines peuvent s’exprimer.
Le Calouste, projet de diplôme
réalisé par Miguel Sousa,
un ancien étudiant du MA
Typographic Design de Reading,
présente ce principe subtilement
appliqué à l’arménien. Celui-ci
possède un axe très légèrement
oblique et un traitement différent
des empattements, qui le situent
à mi-chemin entre le romain
et l’italique des caractères latins.
La typographie
arménienne
La typographie dans les
éditions arméniennes
contemporaines
Romain
72
Arménien
Italique
Patria
Nour
Patria et Nour ont été dessinés par Hrant Papazian et sont diffusés
par The Microfonderie, Californie. Alors qu’habituellement le latin
est dessiné en premier et que les autres formes alphabétiques découlent
de ce dessin, Hrant Papazian a ici commencé par l’arménien et en a fait
découler le latin. Ces deux polices forment une famille de caractères
latino-arméniens très complète et offrant un même gris typographique
pour les deux langues :
› Patria présente, en quatre graisses, un arménien droit aux formes
souples, un latin romain au dessin anguleux et un latin italique à l’axe
presque vertical. Ainsi, Papazian a fait évoluer le dessin de l’arménien
vers les formes du latin, et inversement.
› Nour reprend les dessins du Patria pour l’arménien et le latin romain,
mais avec un axe oblique.
Papazian laisse ainsi ouvertes toutes les possibilités de combinaisons
entre l’arménien et le latin.
73
D’autres familles présentent des exemples intéressants de polices
multilingues, bien qu’elles ne traitent pas l’arménien. Par exemple,
le Maiola de Veronika Burian, publié chez FontFont, et le Gentium,
dessiné par Victor Gaultney pour son MA Typographic Design
à Reading, présentent des caractères grecs dont la souplesse
les rapproche de son origine calligraphique.
Gentium
Translittération et transcription
Afin de s’adresser à ceux qui ne lisent pas son alphabet, de
communiquer par internet ou dans un but d’étude, des systèmes
de translittération et de transcription des phonèmes arméniens
en caractères latins ont été mis au point.
La translittération permet, à l’aide de lettres latines et de signes
diacritiques, de faire correspondre une seule lettre latine à chaque lettre arménienne, mais présente l’inconvénient de n’être pas
compréhensible à moins d’avoir appris ce code. Il s’agit d’une notation précise, utile à l’étude universitaire de l’arménien.
La transcription, plus instinctive et moins précise, nécessite
un minimum de codes, mais demeure accessible à n’importe qui
et permet de donner une idée générale de la prononciation. Les
phonèmes arméniens sont transcrits à l’aide de plusieurs lettres
latines si besoin, quelques signes diacritiques sont employés,
mais les lettres gardent en majorité leur prononciation française
habituelle.
Il s’agit de la méthode employée dans ce livret, avec parfois quelques libertés pour la simplifier encore, le but n’étant pas d’étudier
précisément la linguistique arménienne.
› Page suivante :
Table de caractères de
tranlittération et de transcription
de l’alphabet arménien.
La translittération présentée
est celle mise au point
par Hübschmann, Benvéniste
et Meillet.
La transcription est soumise
aux prononciations de l’arménien
oriental ou occidental.
Maiola
La typographie
arménienne
La typographie dans les
éditions arméniennes
contemporaines
Le Synafia de Natalia Chuvatin, dessiné pour
son diplôme de DSAA de création typographique,
fonctionne lui aussi comme une rencontre
à mi-chemin pour atteindre un même gris
typogra­phique : le russe, d’ordinaire très anguleux
est adouci, tandis que le latin, plus rond,
est verticalisé.
74
75
ԱԲ ԳԴԵ Զ Է Ը ԹԺ Ի Լ Խ
ա բ գ դ ե զ է ը թ ժ ի լ խ
translittération
a
b
g
d
transcription orientale
a
b
gu
transcription occidentale
a
p
k
e
z
ē � (ǝ) tʻ
�
i
l
x
d é - yé z
è
e t - th
j
i
l
kh
t è - yè z
é
e
j
i
l
kh
t
Ծ Կ Հ ՁՂՃՄ Յ ՆՇ Ո Չ Պ
ծ կ հ ձ ղ ճ մ յ ն շ ո չ պ
c
k
h
j
ł
č
m
ts
k
h
dz
r
tj
dz
g
h
tz
r
dj
y
n
š
m i - h
n
ch o - vo tch
p
m
n
ch o - vo tch
b
y
o
čʻ
ՋՌՍՎ Տ Ր Ց Ւ Փ Ք Օ Ֆ
ջ ռ ս վ տ ր ց ւ փք օ ֆ
�
�
s
v
t
cʻ
w
pʻ
kʻ
ō
f
dj rroulé
s
v
t rchuinté ts
iu
p
k
o
f
dch rroulé
s
v
d rchuinté ts
u
ô
f
76
r
pfort kfort
p
La typographie arménienne semble bicéphale, tendue à la fois vers
son riche héritage et vers les formes latines. Entre ces deux directions
opposées se trouve un vaste espace encore peu exploré, mais qui entre
en écho avec cette identité hybride et librement interprétée que se
composent les membres de la diaspora. Ceux-ci disposent en Occident
d’un nouveau terrain de jeu pour faire évoluer la typographie arménienne,
entre l’exotisme de ses formes traditionnelles archétypiques, conservées
avec nostalgie, et l’aspect familier de la typographie latine à laquelle
elle est constamment exposée.
Construction du projet
axe droit
angularité
géométrie
noirceur
axe oblique
Sur la base des recherches menées cette année et formulées dans
ce livret, je propose de dessiner un ensemble de caractères latins
et arméniens de diaspora destinés à l’édition bilingue. Il ne s’agira
pas de polices pour l’étude universitaire, mais bien de caractères
conçus pour un usage littéraire courant : en somme ; un caractère par et pour la diaspora. Je souhaite ainsi donner un visage
typographique à l’identité hybride des Arméniens de diaspora
occidentale.
Sur quelles bases concevoir une typographie de diaspora ?
Puisque mon travail porte sur le dessin de caractères de lecture
courante, il ne s’agit pas de prendre en compte uniquement les
structures de l’arménien et du latin, mais je vais aussi considérer
celles d’un caractère de contraste tel que l’italique. Voilà donc les
ingrédients dont je vais disposer librement, comme les Arméniens
de diaspora forment chacun leur identité en réinterprétant leur
héritage arménien et occidental. Il s’agit de créer un dialogue entre
les typographies arméniennes et latines, et non pas d’imposer
l’uniformisation de l’une sur le modèle de l’autre.
ա
arménien droit
ա
arménien oblique
79
a
latin romain
a
latin italique
axe droit
rondeur
élégance
finesse
cursivité
Quelles pistes de travail ?
› Avec l’alphabet latin, les notions de romain et d’italique mettent
en regard typographie et écriture manuscrite. Il pourrait être
intéressant d’appliquer ces notions à l’arménien (en dessinant
par exemple des caractères cursifs au lieu des caractères obliques)
en s’inspirant des premiers manuscrits jusqu’aux écritures
personnelles contemporaines.
Pour l’arménien comme pour le latin, ce sont des formes manuscrites contemporaines des débuts de l’imprimerie (fin xve et xvie
siècles) qui ont servi de modèle aux premiers caractères de plomb
et dont les formes persistent encore aujourd’hui. Dans cette logique de temporalité, une typographie de diaspora pourrait aussi
être témoin des formes manuscrites actuelles de diaspora.
› Il est possible de dissocier fortement trois niveaux de contraste
pour l’arménien : capitales géométriques, bas-de-casse hybrides et
caractères cursifs.
Ces pistes de travail se centrent sur la conception d’un ensemble
de caractères autour d’un « air de famille ». L’arménien et le latin
ne présenteraient pas le même gris optique, mais partageraient
assez de points communs (chasse, graisse, gabarit général…) pour
pouvoir cohabiter harmonieusement.
› Le passage par l’écriture en mêlant les lettres arméniennes et
latines dans un même texte pourrait permettre de les travailler
ensemble pour leur donner, aux unes et aux autres, une même
logique de dessin, un même gris.
La typographie
arménienne
Construction
du projet
› La pluspart des lettres arméniennes, formées à partir d’un petit
nombre de modules, présentent une forme similaire et une chasse
identique. Ceci n’est pas un problème pour qui lit couramment
l’arménien. Mais comme ce n’est pas le cas de tous les Arméniens
de diaspora, je souhaite tout faire pour leur rendre leur alphabet
plus facile d’accès. L’un des facteurs d’une bonne lisibilité réside
dans la différence. Je vais ainsi chercher à différencier les caractères
arméniens par leur structure et leur dessin.
80
Inventaire des différentes
structures des minuscules
observées sur un échantillon
de manuscrits anciens, de fontes
traditionnelles et latinisantes.
(extrait)
Quels impératifs ?
Ligatures
L’arménien possède quelques ligatures usuelles :
մ+ն}
մ+ե}
մ+ ի}
վ+ ն}
մ+ խ}
ե+ ւ}
Elles permettent d’éviter des conf lits d’ascendantes et de
descendantes (comme nos ligatures fi, ff…) et sont donc
indispensables. La pratique permettra de déterminer s’il est
nécessaire de dessiner d’autres ligatures ou si le réglage d’approches
de paires sera suffisant.
81
Ա Բ Գ Դ Ե Զ
Է Ը Թ Ժ Ի Լ
Խ Ծ Կ Հ Ձ Ղ
Ճ Մ Յ Ն Շ Ո
Չ Պ Ջ Ռ Ս Վ
Տ Ր Ց Ւ Փ Ք
Օ Ֆ
Hauteur d’œil, montantes
et descendantes des lettres
arméniennes.
ա բ գ դ ե զ է
ը թ ժ ի լ խ ծ
կ հ ձ ղ ճ մ յ
ն շ ո չ պ ջ ռ
ս վ տ ր ց ւ փ
ք օ ֆ և
ՙ ՚ ՛ ՜ ՝ ՞ ՟ ։
Transcriptions
Afin que ces polices soient un outil complet, je dessinerai aussi les
signes diacritiques utiles à la translittération de l’arménien1.
Ponctuation
Certains signes de ponctuation, placés dans le mot, étaient au
départ situés sur la lettre. Depuis l’ère de la typographie, l’usage
est de les placer après la lettre – ce qui évitait de graver beaucoup
de caractères spéciaux ponctués. La typographie numérique a
aujourd’hui résolu ce problème, il est donc possible de replacer
la ponctuation sur la lettre. Mais il faut aussi savoir que les mots
arméniens sont plus longs qu’en français. Un texte arménien
comporte moins de blancs inter mots, il a donc l’air plus dense.
La ponctuation placée après la lettre permettrait de le blanchir un
peu. Quoi qu’il en soit, la pratique déterminera mon approche,
étant donné qu’il ne s’agit ni d’emprunter aveuglément des usages,
ni de faire allégeance à d’ancienne coutumes, mais de proposer
une interprétation contemporaine de l’héritage typographique
arménien.
La typographie
arménienne
Construction
du projet
1
՚
՛
՜
՝
՞
՟
։
.
�
,
«
apostrophe
accent d’emphase
exclamation
virgule molle
interrogation
marque d’abréviation
point final
point-virgule
trait d’union
virgule
» guillemets
Codage
Auparavant, composer un texte en arménien était difficile. Chaque
typographe codait sa fonte à sa manière : à chaque glyphe, on faisait correspondre à son goût un code. Si bien qu’un texte tapé dans
la police A pouvait devenir incompréhensible s’il était passé dans
la police B : les codes utilisés par la machine étaient les mêmes,
mais ces codes n’appelaient pas les mêmes glyphes.
Aujourd’hui, la norme Unicode attribue à chaque alphabet du
monde une plage de codes qui lui est propre et à chaque lettre un
code unique. Ceux-ci sont devenus une norme simple et utilisable
par tous.
Configuration de clavier
Il existe plusieurs modèles de claviers arméniens dont l’emplacement des lettres diffère. Mais chacune de ces configurations de
clavier est maintenant accompagnée d’un clavier virtuel respectant
la norme Unicode. Autrement dit, une même lettre peut être placée
à différents endroits sur les différents claviers, mais elle appellera toujours le même code Unicode. Il est donc évident que cette
norme sera utile pour que les nouvelles fontes soient utilisables.
Voir Translittération et transcription p.71.
82
83
La typographie
arménienne
Construction
du projet
La table Unicode de l’arménien
présente bien un espace
pour chaque lettre arménienne
et la table des ligatures
alphabétiques présente les
ligatures arméniennes usuelles.
84
Pour mener à bien ce projet, je me positionne en tant que membre
de la diaspora arménienne, avec toute la part d’objectivité et de
subjectivité que cela implique. Je bénéficie aussi du conseil de
personnes maîtrisant bien la langue et l’écriture arméniennes.
J’espère ainsi apporter des éléments de réponse à cette question :
comment la mise en regard de deux sources d’inspiration, latine
et arménienne, peut-elle donner naissance à une troisième entité,
une typographie de diaspora ?
– mars 2007 –
Références
Lectures
Ouvrages en arménien
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VERNAY-NOURI Annie.- Livres d’Arménie, Collections de la Bibliothèque nationale de
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88
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[Tables de caractères décoratifs arméniens]
Deparan, Arakélakan Atoroïn Serbots Hakobiants, Yérousarémi, 1833-1933.- Hariouramaïn
Hopélianin Artioun.- Mesrop Episcopos Nechanian, 1933.
Տպարան, Ադաքելական Աթոդոյն Տրբոց Յակոբեանցմ, Երուսաղէմի.Հարիւրամայ Յոբելեանին Ադթիւ.- Մեսրոպ Եպիսկոպոս Նշանեան.
[Histoire de l’imprimerie arménienne à Jérusalem entre 1833 et 1933]
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[Initiales extraites des miniatures arméniennes]
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[Typographies artistiques]
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[Alphabet d’ornement]
Sites internet
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Hrant Papazian et The Microfoundry.- http://themicrofoundry.com
Portail de l’Arménie sur Wikipédia.- http://fr.wikipedia.org/wiki/Portail:Arménie
Unicode, tables de code de l’arménien.- http://www.unicode.org/charts
Audiovisuel
« Arménie, une saison française en 2007 », Le Dessous des cartes, Arte, émission 21 février 2007.
Le Voyage en Arménie, Robert GUÉDIGUIAN, 2006.
Visites
Bibliothèque Nubar, Paris.
Bibliothèque nationale de France, site Richelieu, Livres d’Arménie, collections de la
Bibliothèque nationale de France, Crypte, Paris.
Centre du patrimoine arménien, Valence : exposition et centre de documentation.
Librairie orientaliste Samuelian, Paris.
89
Contacts
Dr Ari TOPOUZKHANIAN, chercheur au CNRS, rédacteur en chef, créateur typographe.
Pr Robert DER MERGUERIAN, chaire d’études arméniennes de l’Université de Provence.
Sylvia TOPOUZKHANIAN, linguiste.
Jean AGOPIAN, mon grand-père, parle et écrit couramment l’arménien.
Résidents arméniens de la Maison des Étudiants Arméniens, Cité Internationale de Paris.
90
… à mes professeurs,
Claire Cornet, Michel Derre, Jean-Louis Estève, Francis Freisz,
Margaret Gray, Franck Jalleau, Claire Labaronne, Arnaud
Martin, Sébastien Morlighem & Christine Viglino.
… aux sympas,
Clémence Michon, Yohanna My Nguyen, Pauline Nuñez,
Jonathan Perez, Valentine Proust, Mathieu Réguer
& Nathalie Wegener.
merci !
grand
Un
… aux premières années,
Adèle, Antoine, Aude, Chloé, Jean-Philippe, Lucie, Marion
& Raphaël.
… pour leur aide et leur conseils précieux,
à Hervé Aracil,
à Robert Der Merguérian,
à Sylvia & Ari Topouzkhanian,
à Jean-Baptiste Levée,
à Arminée.
… pour leur soutien et leurs encouragements,
à ma famille, et en particulier mes grands-parents Jean et Noëlie,
à mes amis, et en particulier Zabeth, Cath, Joël et Pierre,
à mon Père.
Les textes latins sont composés en Legacy Serif et Legacy Sans
– Ronald Arnholm pour ITC, les titrages en Avance
– Evert Bloemsma pour FontFont, et l’arménien
en Mshtakan. Achevé d’imprimer
par l’Imprimerie Launay
en avril 2007.
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