Histoire des mathématiques Essence des nombres complexes La

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Histoire des mathématiques Essence des nombres complexes La
Histoire des mathématiques
Essence des nombres complexes
La racine imaginaire
1– la racine impossible
Les nombres complexes, tels que nous les utilisons aujourd'hui, datent du XIXème siècle. Ils étaient cependant
connus et utilisés depuis plusieurs siècles sous le nom de nombres imaginaires (terme qui est resté dans
l'expression "partie imaginaire"). Ils sont apparus lorsque l'on a essayé de résoudre les équations du troisième
degré.
Au XVIIe siècle l’algèbre a connu de vifs succès, notamment la résolution des équations du troisième et du
quatrième degré.
Les nombres négatifs donnaient encore des maux de tête aux mathématiciens européens. Dans cette histoire
des mathématiques, que de scandales depuis celui des irrationnels ! Scandales des nombres fictifs ou faux, ou
absurdes (nombres négatifs), introduits et maîtrisés par les mathématiciens Hindous et les mathématiciens
Arabes, utilisés par Chuquet(en 1485) pour généraliser les exposants et encore peu compris par Descartes.
Scandales des imaginaires (nombres complexes), des indivisibles, des infiniment petits.
Vers le milieu XVIIe siècle, on prétendait que la proportion (rapport entre deux quantités) :
-1/1= 1/-1était une absurdité : comment un plus petit nombre est à un plus grand pourrait-il être égal à un
plus grand est à plus petit ? Pourtant en 1712 on note que Leibniz était sensible à cette objection, Raphael
Bombelli (1526-1573) avait donné une définition claire pour les nombres négatifs et S.Stevin et A. Girard
traitaient les nombres négatifs à égalité avec les nombres positifs.
Le père de l’algèbre n’aurait cependant pas accepté les racines carrées des nombres négatifs.
En Europe, les mathématiciens créèrent de nouveaux problèmes, sans même avoir entièrement dominé les
difficultés posées par les nombres négatifs et les irrationnels, en se précipitant maladroitement sur ce qu’on
appelle aujourd’hui les nombres complexes. C’est ainsi qu’en 1545 on voit Jérôme Cardan résoudre
l’équation :
x (10 - x) = 40 et proposer les solutions 5
15 et 5
15 .
Oubliez les tortures mentales que cela va vous faire subir, dit-il, et introduisez ces quantités dans l’équation
pour vérifier, vous trouvez :
x(10 x) (5
52 ( 15)2
x(10 x) (5
52 ( 15)2
15)(10 5
25 ( 15)
15)(10 5
25 ( 15)
15)
(5
25 15
40
15)
(5
25 15
40
15)(5
15)
15)(5
15)
Cela paraît absurde mais ca marche, ainsi progresse la subtilité arithmétique dont la fin est aussi raffinée
qu’inutile.
Y a-t-il ou non une racine carrée de -1 ? Si oui, de quelle sorte d’être mathématique s’agit-il ? En quoi ce
divertissement intellectuel peut-il concerner les esprits pratiques ?
2– Résolutions des équations
3
px q avec p 0 et q 0
Le premier à avoir résolu des équations du 3eme degré du type x
semble être Scipione Del Ferro (1465 – 1526), professeur à l'université de Bologne. Il ne publia pas sa
découverte mais la transmit à son élève Antonio Maria Fior. En 1531, Tartaglia (1500 – 1557), soit à la
lumière d'une indiscrétion, soit par sa propre invention, apprit également à résoudre les équations du3eme
degré. Croyant à une imposture, Fior lança un défi public à Tartaglia.
A la fin du temps imparti, Tartaglia avait résolu toutes les équations de Fior, alors que celui–ci n'avait résolu
qu'une seule équation de Tartaglia. La supériorité de Tartaglia provient du fait que ce dernier savait résoudre
3
px q avec p 0 et q 0 , chose que Fior ne savait pas faire.
les équations du type x
En 1539, Tartaglia accepta de dévoiler son secret à J.Cardan (1501 – 1576, l’un des personnages les plus
douteux des mathématiciens, un génie qu’il vaudrait mieux oublier), qui le publia peu après, malgré la colère
de Tartaglia.
Un élève de Cardan, Ludovico Ferrari (1522 – 1565), parvint à résoudre les équations du 4ème degré.
Signalons qu'on ne peut résoudre n'importe quelle équation algébrique par radicaux. C'est impossible pour la
plupart des équations 5ème degré, par exemple x5 x a 0 , avec a = 3, 4, 5, 7, 8, 9, 10, 11 ... (démontrer
par E. Galois)
Les manipulations de J.Cardan sont publiées dans Artis Magnae, un ouvrage célèbre qui rassemble les
connaissances algébriques de la renaissance. Une partie de l’ouvrage est un plagiat de divers auteurs, publiée
sans leur accord, mais avec les remerciements de Cardan.
Il remarque dans le même livre que la formule de Tartaglia pour la résolution de l’équation du troisième
degré peut donner des résultats absurdes.
3
3
2
121
2
121
Pour l’équation x3 15 x 4 elle donne la réponse : x
Alors que la solution évidente est x 4 . Bombelli, qui jouissait apparemment d’un esprit particulièrement
clair, a remarqué que si une fois encore on mettait ses scrupules de coté, on peut écrire :
1)3
(2
x
1 et que l’expression x
2
2
1
2
1
32
121
32
121 devient alors :
4 , comme quoi cette formule simple et stupide énonce quand même la
vérité. Bombelli fut le premier à pressentir que, ce que nous appelons aujourd’hui les nombres complexes,
pourraient aider à trouver des résultats corrects pour les résolutions des équations.
Méthode de J.Cardan.
Considérant l'identité :
a
b3
3ab a
a3
b
b3
3
Cardan explique en 1545 comment résoudre les équations du type x
ab = p/3 et a3
px
q en posant
b3
q . Ayant trouvé a et b, une solution est donnée alors par a + b.
18x
35
Exemple 1 :
Résoudre x3

ab
a3
6
b3
35
a3b3
63
216
a3
b3
35
Donc a3 et b3 sont racines de l’équation x3 35 x 216 0 , à savoir 8 et 27. Donc a = 2 et b = 3. Une
solution de l'équation initiale est donc 5. Les autres solutions sont trouvées en factorisant :
x3 18 x 35
x 5 x2
5x
7
(Les équations du second degré à discriminant négatif sont considérées comme n'ayant pas de
solution à l'époque).
Exemple 2 :
Résoudre x3
ab
a3
b3
15x
5
4
4
a3b3
53
125
a3
b3
4

Donc a3 et b3 sont racines de l’équation x3 35 x 216 0 . Cette équation admet un discriminant
négatif. Elle est donc réputée ne pas avoir de solution. C’est à dire que l'équation initiale n'admet pas non
plus de solution ? Si Toute équation du troisième degré admet au moins une solution (pourquoi ?). Ici, 4 est
racine évidente. Bombelli (1526–1573) eut l'idée de penser que les parties "impossibles" ou imaginaires
devaient s'éliminer pour redonner la racine réelle. Il écrivit donc :
a3
et 4
2
a3
121  2 11 1 et b3
b3 2 11 1 2 11
2
1
121  2 11
1
De fait, on peut vérifier que : 2
8 12
2
1 6
1
2
1
2 11
1
3
23
3 22
1 3 2
1
2
1
3
1 , de sorte que la solution de Cardan vaut également
1 , ce qui donne effectivement 4. C.Q.F.D
Les solutions en notation moderne :
a3
a3
2
2 i a 3 b3 4
i j et b3
2 i j 2 a3 b3
2
3
a3
2
i j 2 et b3
2
3
où j
exp
2
i et b3
2 i j
a3
b3
2 i
est la racine cubique de 1
3
Les trois racines trouvées sont bien racines de : x3
15 x
4
x
4 x2
4 x 1 .
Bombelli fut donc le premier à introduire une notation proche de notre notation moderne. Mais l'utilisation
des nombres imaginaires a mis plusieurs siècles avant de s'imposer.
Girard (1595–1632) déclare :
De quelle utilité sont ces solutions impossibles ? Je réponds : pour trois choses :
Pour la certitude des règles générales, pour leur utilité, et parce qu'il n'y a pas d'autres solutions.
Mais ses vues avancées à l'époque n'ont guère eu d'influence. Il faut attendre le XIXème siècle pour que les
nombres imaginaires soient universellement adoptés. La représentation géométrique des nombres complexes
par les points du plan joue un grand rôle dans cette acceptation, le support géométrique apportant une caution
aux yeux de nombreux mathématiciens de l'époque.
En 1637, Descartes qualifia <<d’imaginaire>> des expressions dans lesquelles figurait la racine carrée d’une
quantité négative, et il considérait que l’apparition d’une telle expression était la preuve qu’on était en
présence d’un problème insoluble. C’était aussi l’opinion de Newton ainsi que celle de Bombelli, et
cependant les mathématiciens n’ont pas pu s’empêcher de goûter à ce fruit défendu. Après avoir pataugé
dans les marécages de l’algèbre, ils se lançaient dans le cratère de l’analyse.
En essayant d’intégrer des fonctions telles que f ( x)
1
x2
, Jean Bernoulli avait buté sur les
3x 1
logarithmes de nombres complexes. Dès 1712 Bernoulli et Leibniz avaient engagé une discussion sur un
problème, celui du logarithme des nombres négatifs. Bernoulli disait que puisque
d ( x)
x
dx
, on obtient
x
par intégration : Log ( x) Log ( x) . A quoi Leibniz répliquait que cette intégration n’était pas possible que
lorsque x est positif. Euler déclara qu’ils se trompaient tous deux, car l’intégration fait intervenir une
constante arbitraire, de sorte que le résultat correct est : Log ( x) Log ( x) c , avec une constante c qui
représente évidemment Log ( 1) , quel que soit le sens que l’on donne à cette expression.
i
1 . En fait ce n’était pas
cos( ) i sin( ) où i
En 1748, Euler découvrit la formule miraculeuse : e
nouveau car Rogers Cotes était déjà parvenu au même résultat en 1714, mais on n’y avait guère prêté
attention, en donnant l à la valeur , on arrive à ei
1 , d’où Log ( 1)
i .
1 , d’où Log ( 1) 3i .
Quant on élève au cube, on a aussi e3i
Un homme ordinaire aurait abandonné, mais pas Euler, il trouva une échappatoire :
Log ( x) est une fonction multiforme, si L est une de ses valeurs alors les autres sont de la forme
L 2 i, L 4 i, L 6 i, etc.
3– Représentation plane
En 1673, John Wallis dans son algèbre, représente un nombre complexe comme un point d’un plan,
généralisant ainsi la représentation classique des nombres réels par les points d’un axe. Le point
correspondant à x iy s’obtient en se déplaçant de la distance y , perpendiculaire à l’axe des réels à partir du
point x sur cet axe. Avec cette représentation, le fait que -1 n’ait pas de racine carrée réelle ne pose plus de
1 ne se trouve pas sur l’axe des réels ! il est situé à une distance d’une unité au-dessus de
problème, car
l’axe des réels.
Cette proposition de Wallis passa inaperçue.
En 1797, le navigateur norvégien Caspar Wessel publia un article montrant comment on pouvait représenter
les nombres complexes dans le plan.
Il introduit un axe imaginaire perpendiculaire à l'axe réel. Il note pour –1, et interprète les vecteurs du plan
comme des nombres complexes.
L’article était en danois et il passa lui aussi inaperçu, jusqu’à ce qu’il soit traduit en français un siècle plus
tard. Entre temps cette même idée avait été attribuée à Jean-Robert Argand qui l’avait publiée
indépendamment en 1806.
Argand, quant à lui, interprète les nombres négatifs comme ayant une direction opposé aux nombres positifs.
A cette époque, on note encore a : b :: c : d pour désigner le fait que la grandeur a est à la grandeur b ce que
la grandeur c est à la grandeur d,
a
b
1
c
. Argand note donc que 1 : 1 :: –1 : –1
1
d
1
1
1
, à savoir, 1 est à 1 ce que –1 est à –1, et 1 est à –1 ce que –1 est à 1. Il se
1
1
x
demande alors quelle quantité x vérifiera 1 : x :: x : –1,
x2
1 à savoir,
x
1
et que 1 : –1 :: –1 : 1
1
1
1 est à x ce que x est à –1. Il a l'idée de se placer dans le plan et de voir que la quantité x est celle qui est
orthogonale à la droite définissant 1 et –1. x joue évidemment ici le rôle du complexe i. Il propose
d'abandonner le qualificatif d'imaginaire, et de qualifier x de quantités médianes.
Mais les mémoires de ces deux auteurs resteront confidentiels. Celui de Wessel, figurant dans
les Mémoires de l'Académie des Sciences du Danemark, passera complètement inaperçu, et ne sera traduit en
français qu'en 1897. Celui d'Argand aura plus de chance, puisqu'il fera l'objet d'articles dans les Annales de
Gergonne en 1813-14. Les complexes prendront définitivement leur statut moderne grâce à l'influence de
Gauss, dont le renom dépasse de loin celui des précédents personnages. Déjà en 1799, Gauss utilise
implicitement le plan complexe dans sa thèse.
A partir de 1811, Gauss se représentait les nombres complexes comme des points d’un plan, et il publia ses
idées sur ce sujet en 1837
En 1811, il écrit :
De même qu'on peut se représenter le domaine entier de toutes les quantités réelles au moyen d'une ligne
droite indéfinie, de même, on peut se figurer le domaine entier de toutes les quantités, les quantités réelles et
imaginaires au moyen d'un plan indéfini où tout point, déterminé par son abscisse a et son ordonnée b,
représente pour ainsi dire la quantité a + bi.
Et en 1831 :
Si le point de vue que l'on avait de ce sujet était jusqu'à présent mauvais, et donc enveloppé de mystère et
d'obscurité, c'est largement en raison d'une terminologie inadaptée qui aurait due être blâmée. Si, au lieu
d'unité positive, négative et imaginaire — ou pire encore impossible — l'on avait nommé +1, –1 et –1,
disons, unité directe, inverse et latérale, on aurait à peine vu paraître une telle obscurité. Ou encore :
Aussi longtemps que les quantités imaginaires étaient basées sur la fiction, elles n'étaient pas pleinement
acceptées en mathématiques, mais plutôt regardées comme quelque chose que l'on devait tolérer ; elles
étaient loin d'avoir acquis le même statut que les quantités réelles. Il n'y a plus aucune justification à une
telle discrimination, maintenant que la métaphysique des nombres imaginaires a été pleinement éclairée, et
qu'il a été montré qu'ils avaient une signification aussi réelle que les nombres négatifs.
C'est à partir de cette époque que Gauss emploie le terme "complexe" en lieu et place du terme "imaginaire".
Finalement le dernier pas fut franchi en 1837 par William Rowan Hamilton, qui identifia le nombre
complexe x iy avec le couple des coordonnées x ; y et explicita la correspondance entre les opérations
géométriques et les opérations algébriques. Ainsi le couple x ;0 correspond au réel x , le couple 0 ;1
correspond à i et on a
x; y
Puis i 2
u ;v
x u; y
0;1 0;1
v
1;0
et
x; y u ;v
1
xu
yv ; xv
yu
Il a donc fallu trois siècles pour en arriver à un formalisme que l’on explique aujourd’hui plus facilement. La
bonne réponse a été plusieurs fois découverte et souvent ignorée. En outre, tous ceux qui dominaient le sujet
connaissaient cette réponse. Morris Kline a remarqué que beaucoup de mathématiciens voyaient de toute
évidence les nombres complexes comme les points d’un plan, car lorsqu’ils tentaient de résoudre l’équation
xn
1 0 , ils associaient les solutions aux n sommets d’un polygone régulier.
Le mathématicien irlandais n’avait fait que confirmer ce que tout le monde savait déjà. Même si chacun
connaissait la réponse, ce n’est pas avant 1830 qu’ils commencèrent à l’accepter chez les autres et vis-à-vis
d’eux mêmes.
Conclusion :
Tant que les nombres complexes ne servaient à rien, les gens les considéraient comme un problème
philosophique. Les questions philosophiques (comme par exemple : quel est cet objet ridicule ?) servent
parfois d’excuse pour ne pas entreprendre le travail de clarification que requiert une idée encore vague.
Les mathématiciens ont inventé la théorie des fonctions analytiques (comment mettre en œuvre le calcul
différenciel sur les fonctions complexes) ; cette théorie s’est révélée tellement puissante, que tout le monde
aurait été fort décontenancé si quelque philosophe ingénieux et irresponsable avait démontré que les
nombres complexes n’existaient pas.
La notion de nombre complexe est devenue si utile qu’aucun mathématicien sérieux ne pouvait plus se
permettre de l’ignorer. De sorte que la vraie question devint très vite : << que peut-on faire avec les nombres
complexes ? >> Quand à la question philosophique, elle fut enterrée et oubliée.
C'est également au cours du XIXème siècle que les nombres complexes commencent à être largement utilisés
en physique.
L’histoire des mathématiques offre quelques cas similaires, mais peut-être aucun qui soit si caractéristique.
Avec le temps qui passe les points de vue changent : ce qu’une génération voit comme un problème ou
comme une solution la génération suivante l’interprète différemment. De nos jours où les nombres réels ne
sont pas considérés comme abstraits que les autres, y compris les nombres complexes, on a peine à imaginer
à quel point la situation était différente pour nos ancêtres.
Girolamo Cardano (Jérôme Cardan) est le premier
mathématicien à imaginer l’existence de racines carrées
de nombres négatifs (1545)
Leonhard Euler fait l’inventaire de tous les calculs
réalisables avec les nombres complexes. Il est à l’origine
de la notation i (1777).
Que de théorèmes qui s’envolent